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INTRODUCTION

L'inquiétude ethnographique

Didier Fassin
in Alban Bensa et al., Les politiques de l'enquête

La Découverte | « Recherches »

2008 | pages 7 à 15
ISBN 9782707156563
DOI 10.3917/dec.fassi.2008.01.0007
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Introduction

L’inquiétude ethnographique

Didier Fassin

It may perhaps be of some use to remark, that the chief,


if not only spur to human industry and action is uneasiness.
John Locke, Book 2, Ch. XX, « Of Modes and Pleasures »,
An Essay Concerning Human Understanding, 1690.

S’il fut jamais un temps où l’ethnographie allait de soi – mais il suffit


peut-être de relire le journal de Malinowski pour constater que « l’art
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magique de l’ethnographe » dont il parle dans l’introduction des
Argonautes du Pacifique occidental [1922, 1989, p. 63] est bien moins
assuré que ne le laisse supposer l’énoncé canonique de sa méthode – tel
n’est certainement plus le cas. C’est de cette illusion perdue qu’est née
l’idée de ce livre. Non pour la déplorer, pour regretter une époque qui a
surtout existé dans l’imaginaire des anthropologues et pour ébaucher
une chronique de la mort plusieurs fois annoncée de l’anthropologie.
Mais plutôt pour en saisir les enseignements épistémologiques, éthiques
et surtout politiques – et, peut-être aussi, pour s’en réjouir. Car au fond,
qui pourrait douter que ce qui constitue le socle de l’enquête mais aussi
de l’expérience ethnographiques, à savoir l’immersion dans une altérité
volontiers lointaine et souvent exotique, est aujourd’hui – et aurait dû
toujours être – éminemment problématique ? Gage de scientificité et rite
d’initiation, le « travail de terrain » fondé sur l’observation participante
du chercheur vivant plus ou moins au milieu de « ses indigènes », est
certainement, dans l’exploration de mondes sociaux différents, un atout
précieux – en anglais le terme fieldwork en est venu, selon Roger
Keesing et Andrew Strathern [1998], à subsumer toute l’entreprise eth-
nographique. Pour autant, il est loin d’avoir les qualités de transparence
épistémologique, d’évidence éthique et de neutralité politique qui lui ont
longtemps été attribuées. Qu’on reconnaisse les problèmes posés par ce
travail de terrain, qu’on s’en préoccupe, qu’on en tire les conséquences
8 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

pour le statut de la connaissance ethnographique, pour la qualité de la


relation d’enquête et pour l’engagement des sciences sociales dans la
cité, est donc assurément une bonne nouvelle.
Du reste, elle n’est pas si récente, comme le rappelle Daniel Cefaï
[2003]. Bien des travaux, depuis les analyses de Paul Rabinow [1977]
et Vincent Crapanzano [1980] sur leurs informateurs marocains, ont
mis en question « l’autorité en ethnographie », selon la formule de
James Clifford [1983]. Cette réflexivité portait cependant plus sur la
discipline, sa méthode, son écriture, débouchant ainsi sur une sorte de
critique épistémologique radicale que Johannes Fabian [1983] a porté à
son comble dans sa mise en cause de la construction de « l’autre comme
icône ». Parallèlement, un questionnement éthique a été conduit autour
de l’ethnographie, en particulier au sein de l’anthropologie états-
unienne, parfois à la suite d’ouvrages qui ont suscité de vives
polémiques au sein de la discipline, à commencer par ceux d’Oscar
Lewis [1963] et de Colin Turnbull [1973]. Au-delà de ces controverses,
s’est développée, comme le rappelle Peter Pels [1999], une importante
production de réflexions, de débats et même de codes visant à réguler
mais aussi à protéger la profession anthropologique, y compris contre
ce que Charles Bosk [2007] appelle les « nouvelles bureaucraties de la
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vertu », à savoir les comités éthiques imposés de plus en plus souvent
par les institutions de la recherche avant toute enquête sur des « sujets
humains » – ce qui inclut de fait, et quoiqu’on en pense, l’ethnographie.
Enfin, de multiples courants, au sein de l’anthropologie, en ont contesté
les fondements historiques et donc politiques, soit en critiquant son rôle
dans ce que Talal Asad [1973] appelle la « rencontre coloniale », soit
en prolongeant cette mise en cause dans ce qu’Achille Mbembe [2000]
nomme « la post-colonie ». Probablement les attaques les plus violentes
sont-elles venues des « indigènes » eux-mêmes, qu’ils soient
Amérindiens, comme Vine Deloria [1969], ou Aborigènes, comme
Linda Tuhiwai Smith [1999], dont on sait que les uns comme les autres
entendent de plus en plus souvent exercer un contrôle sur les savoirs les
concernant. Si cette triple critique a été relativement peu développée au
sein de l’anthropologie française, certains auteurs ont joué un rôle pion-
nier pour l’engager, de Dan Sperber [1982] autour de l’épistémologie à
Jean Copans [1974] sur les enjeux politiques, en passant par Jeanne
Favret-Saada [1977] en ce qui concerne les questions éthiques. C’est
dire qu’en nous efforçant, dans ce livre, de nouer ces trois dimensions
de la critique, nous nous inscrivons dans une lignée bien établie de tra-
vaux anthropologiques, mais également, quoique dans une moindre
mesure, sociologiques, qui ont en somme déconstruit la naturalité de
l’ethnographie.
INTRODUCTION 9

Notre propos n’est toutefois pas tant de revenir sur ces critiques, au
fond, de plus en plus acceptées, que d’en prendre acte empiriquement
et d’en tirer les leçons théoriques. De ce point de vue, notre position est
claire et, pour paraphraser une formule de Norbert Elias [1993, 1983,
p. 63], nous croyons que le chercheur lorsqu’il nous parle des indi-
vidus, des groupes et des sociétés qu’il étudie doit nous en apprendre
plus sur ces derniers que sur lui-même ou sur sa discipline. Dans cet
ouvrage, la réflexivité que nous nous efforçons de mettre en œuvre ne
cherche donc pas à poser un regard sur l’expérience intime de l’ethno-
graphe pour en décrire les états d’âme, mais vise avant tout à mieux
comprendre celles et ceux dont nous parlons. L’analyse critique de la
situation ethnographique – en tant que scène historique où se joue la
rencontre entre l’anthropologue et ses interlocuteurs – et de la relation
ethnographique – en tant que rapport inégal qui se noue entre l’enquê-
teur et les enquêtés – est pour nous la condition de possibilité d’un
savoir anthropologique ou sociologique.
Pendant longtemps, les chercheurs ont pu croire ce savoir assuré,
solidement ancré dans des modèles théoriques – fonctionnaliste,
culturaliste, structuraliste, marxiste – qui réduisaient l’enquête
ethnographique à un rôle de validation et les sociétés ethnographiées à
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des objets d’étude. Probablement est-ce l’un des acquis les plus décisifs
des dernières décennies – dont on déplore souvent la perte des grands
paradigmes alors qu’on devrait précisément comprendre qu’elle participe
de la construction d’un véritable savoir sur les mondes sociaux – que
d’avoir définitivement ébranlé cette assurance. L’influence de
Wittgenstein et moins directement de Foucault, l’impact des Subaltern
studies et des études féministes, le dialogue avec la littérature et la
critique littéraire ont largement participé de ce mouvement, certainement
moins perceptible de ce côté de l’Atlantique que de l’autre.
Simultanément, la contestation, par les membres des sociétés ou des
groupes étudiés, de l’entreprise de réification qu’ils affirmaient conduite
à leurs dépens a parfois pris des formes paroxystiques, s’agissant de
populations autochtones notamment, mais la remise en cause est bien plus
diffuse, y compris sur des terrains proches, et chaque chercheur pourrait
probablement établir une liste des lieux dont on lui a rendu l’accès
difficile ou parfois même impossible. Toutefois, là où beaucoup tendent à
voir un obstacle à la connaissance et même à se plaindre de conditions de
plus en plus difficiles faites à l’ethnographie, nous considérons au
contraire qu’il est utile et souhaitable que ces incertitudes théoriques et
ces difficultés empiriques existent : utile, car les problèmes rencontrés
énoncent une vérité permettant d’approfondir la compréhension des
individus, des groupes ou des sociétés étudiés ; souhaitable, car ils ne font
10 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

que traduire une forme d’attente démocratique de leur part et d’exigence


scientifique des chercheurs. Les sciences sociales ont donc tout à y
gagner.
De « l’inquiétude » – uneasiness – John Locke, dans la citation
donnée en exergue de cette introduction, fait une vertu essentielle : « le
principal sinon le seul aiguillon », écrit-il, de l’activité humaine. Elle
l’est en particulier pour l’activité scientifique et singulièrement pour
celle qui a justement pour objet cette réalité si complexe et opaque : ce
que font les hommes et les femmes, comment et pourquoi ils le font.
Pour le dire autrement, l’inquiétude est une condition de l’intelligibilité
anthropologique et sociologique des sociétés humaines.
Probablement est-ce parce que nous partagions cette inquiétude heu-
ristique avec les jeunes chercheurs proches de nous que nous avons
décidé, Alban Bensa et moi-même, de conduire dans la durée un exercice
d’échange et d’écriture avec plusieurs d’entre eux. Nous fondant sur nos
expériences de recherche, nous avons voulu collectivement nous inter-
roger sur ce que nous avons appelé des épreuves ethnographiques et
notamment nous demander en quoi leur étude nous permettait de mieux
analyser et comprendre les faits sociaux auxquels nous nous intéressions.
Loin de règles du métier qu’il se serait agi simplement d’appliquer
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[Fluehr-Lobban, 1991], nous avons voulu saisir, au plus près de notre tra-
vail d’enquête, les enjeux épistémologiques, éthiques et politiques de
l’ethnographie telle que nous la pratiquons. En choisissant d’éclairer une
série de dimensions de notre expérience du terrain – les rapports de genre
et la qualification raciale, les émotions et les affects, les résistances et les
contestations, le récit et la restitution, la confidentialité et l’engagement
– nous avons tenté de proposer des pistes de réflexion qui transcendent
en quelque sorte la singularité de nos objets – des services de médecine
à la brigade des mœurs, des immigrés détenus aux partisans xénophobes,
des psychanalystes parisiens aux populations aborigènes – et de nos ter-
rains – sur trois continents : l’Europe, l’Afrique et l’Océanie.
Au-delà de cette diversité empirique, nous défendions ainsi plusieurs
positions communes. D’abord, nous affirmions que l’ethnographie repré-
sente un moment de vérité pour les sciences sociales, au sens où elle
permet d’accéder à une forme spécifique d’intelligence des choses, des
personnes et des faits ; et ce moment de vérité se joue non seulement en
tant qu’opération d’objectivation, mais également comme travail d’inter-
subjectivation par lequel une relation ethnographique se noue, parfois de
manière heureuse, parfois dans le déchirement, toujours cependant
comme ce par quoi le savoir arrive. Ensuite, nous considérions que l’eth-
nographie ne relève pas d’une discipline, mais procède d’une démarche
dont peuvent se réclamer aussi bien les anthropologues que les
INTRODUCTION 11

sociologues ; de la même manière, elle ne se limite évidemment pas aux


terrains exotiques, mais concerne tout lieu, proche ou lointain, soumis à
un travail prolongé d’observation et d’interaction, d’un village néo-calé-
donien à un quartier vénitien, d’une réunion familiale à un meeting
politique, d’un service d’urgence à une boite de nuit. Enfin, nous nous
accordions sur le caractère étroitement dépendant des enjeux épistémo-
logiques, éthiques et, finalement, politiques ; certes il est possible de les
dissocier jusqu’à un certain point, mais pour n’en donner qu’un exemple,
la prise en compte de la répétition de l’injonction à se raconter à laquelle
sont soumis certaines catégories de populations, tels que malades men-
taux ou demandeurs d’asile, pose des problèmes à la fois sur la validité
des discours recueillis, sur le respect de la parole des personnes et sur la
manière dont l’ethnographe peut se trouver lui-même reproduire les
gestes et les mots des institutions qui exercent un contrôle sur ces per-
sonnes. Sur la base de ces postulats partagés, nous abordons une triple
dimension de l’épreuve ethnographique.
Dans une première partie, nous nous intéressons à la manière dont la
relation ethnographique informe et modèle la connaissance des mondes
sociaux étudiés. Alban Bensa, dans un regard rétrospectif sur trente-cinq
années d’enquête dans un même lieu, la Nouvelle-Calédonie, montre
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comment cette fidélité et cette constance ont induit une série de déplace-
ments dans la position du chercheur au sein de la société kanak et
comment ces déplacements ont à leur tour transformé le type de compré-
hension intime qu’il a pu en avoir. Martina Avanza, reprenant la
recherche qu’elle a conduite sur un parti politique italien ouvertement
xénophobe, la Ligue du nord, s’interroge sur les conséquences qu’a sur
une enquête le fait d’éprouver de l’hostilité à l’encontre des idées de ses
interlocuteurs voire de l’amusement à l’égard de leurs pratiques
baroques, mais souligne comment cette situation, relativement inhabi-
tuelle car la relation ethnographique est traditionnellement empathique,
rappelle une forme de rigueur qui s’impose aux sciences sociales et qui
consiste à prendre au sérieux celles et ceux qu’on étudie. Marieke
Blondet, sur la base de sa propre expérience dans les îles Samoa, décrit
les difficultés et les ressources que représente le fait d’être une jeune
femme sur son terrain et, s’appuyant sur les écrits de femmes anthropo-
logues, analyse la question des rapports sociaux de sexe sur le terrain, en
particulier lorsqu’il s’agit de mondes lointains. Sarah Mazouz, à partir
d’une réflexion sur ses enquêtes conduites auprès de jeunes d’origine
immigrée de la région parisienne, met à jour les dilemmes et les contra-
dictions dans lesquels elle se trouve prise pour saisir les enjeux de
racialisation et de discrimination, dès lors qu’elle nomme et donc fait
exister des catégories identificatoires qu’elle critique, mais elle montre
12 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

aussi comment cette situation paradoxale, et parfois embarrassante, peut


déboucher sur une meilleure intelligence des ambivalences quotidienne-
ment vécues par les agents. Gwénaëlle Mainsant enfin, examinant divers
contextes dans lesquels s’expriment la moquerie et l’humour dans les
échanges entre policiers de la brigade de répression du proxénétisme, y
compris avec l’ethnologue, reprend à nouveaux frais la question ethnolo-
gique classique de la relation de plaisanterie et suggère de la considérer
comme un mode privilégié d’accès à l’expérience de certains mondes
sociaux.
Dans une seconde partie, nous tentons d’appréhender les contraintes
de l’enquête ethnographique et leurs enjeux. À partir de deux recherches
qu’ils ont conduites sur des objets et des terrains bien différents, l’une
sur une institution d’administration du patrimoine, l’autre sur les
familles d’enfants handicapés mentaux, Aude Béliard et Jean-Sébastien
Eideliman reconsidèrent la double règle déontologique de l’anonymat et
de la confidentialité, montre que le premier ne garantit pas la seconde et
qu’aucune des deux ne va de soi, notamment dans des univers sociaux
d’interconnaissance. En réaction à la remarque d’un patient psychia-
trique qui commentait la sollicitation itérative de se raconter à laquelle
il se trouvait une fois de plus confronté, Julien Grard s’interroge sur les
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diverses conditions de production de récits de soi et sur les formes varia-
bles de mise en scène qui en résultent, explorant en quoi l’attente de
l’anthropologue diffère de celle des autres professionnels et comment
les enquêtés peuvent se saisir de cette différence. Pour avoir travaillé
dans une zone aéroportuaire d’attente en tant que membre d’une asso-
ciation d’aide juridique aux étrangers, seule possibilité d’accéder à ce
lieu pour un chercheur, Chowra Makaremi discute les modalités et les
conséquences de l’inversion du schéma canonique de l’observation par-
ticipante en participation observante, situation d’enquête qui s’avère de
plus en plus fréquente aujourd’hui. Confrontée à une autre forme d’exi-
gence qui tend à se développer, celle d’une restitution des résultats de la
recherche aux personnes qui ont été soumises à l’enquête, Carolina
Kobelinsky présente trois situations dans lesquelles elle s’est trouvée en
demeure de rendre compte de ses travaux, chacune d’elles posant des
questions distinctes et révélant des attentes équivoques à l’égard du
chercheur. Finalement, rapportant son expérience d’une recherche sur
des populations aborigènes australiennes, Bastien Bosa analyse les prin-
cipes et le fonctionnement des comités d’éthique qui ont récemment fait
leur apparition dans les pays de langue anglaise en adoptant des formes
d’évaluation empruntées à la biomédecine.
La troisième et dernière partie s’attache à mettre en évidence la
manière dont l’ethnographie en tant que telle se trouve ébranlée par celles
INTRODUCTION 13

et ceux qui font l’objet de son attention. Fanny Chabrol, qui a conduit une
enquête sur la prise en charge des malades du sida au Botswana, se
demande ce qu’implique le fait de travailler dans des lieux et sur des
thèmes surinvestis par la recherche sous toutes ses formes, avec pour
conséquence notamment de dévoiler non seulement des rapports de pou-
voir entre pays occidentaux et pays pauvres, mais aussi la relative
vulnérabilité des sciences sociales au regard de la question de leur utilité
sociale. Antonella Di Trani, qui s’est engagée dans une étude sur le ghetto
de Venise, raconte comment elle se heurte à une méfiance et une agres-
sivité croissantes de ses interlocuteurs et interprète ces réactions à la fois
comme une réalité structurelle de la pratique ethnographique et comme
la conséquence particulière d’événements violents générateurs de peurs.
Samuel Lézé, qui a dû se faire une place dans le milieu des psychana-
lystes à Paris pour pouvoir étudier leurs pratiques, propose de
comprendre les résistances qui lui sont opposées non pas comme des obs-
tacles mais comme une modalité particulière d’une sorte d’éducation
scientifique qui implique une relation d’apprentissage mais aussi des rap-
ports de savoir. Pour terminer, je reviens moi-même sur les difficultés
rencontrées dans la réalisation d’une enquête portant sur les pratiques
éthiques des soignants dans un hôpital d’Afrique du Sud tant dans les
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échanges avec les professionnels que surtout dans les discussions avec
mes collègues sud-africains et je m’efforce de comprendre les différents
registres d’autorité, de loyauté, de légitimité et de responsabilité qui sont
en cause dans ces conflits autour de ma recherche.
Au-delà de cet ordonnancement thématique, on pourrait également
lire ce livre comme une sorte de cheminement de l’expérience ethnogra-
phique, depuis l’enchantement de la relation d’enquête dont témoigne le
premier chapitre, qui s’inscrit dans une longue tradition anthropologique
du « going native » [Powdermaker, 1967], c’est-à-dire de la progressive
fusion dans l’altérité, jusqu’à la désillusion du rejet par l’autre qu’évoque
le dernier texte, mais qui n’est là encore qu’un avatar d’une situation de
plus en plus fréquente où « the other talks back » [Brettell, 1993], autre-
ment dit où le chercheur doit faire face à la contestation de ses enquêtés
ou de ses collègues. Cette lecture ne rendrait toutefois pas totalement jus-
tice à notre projet. D’abord, il faut bien le reconnaître, le
désenchantement prédomine sur l’illusion dans la plupart des textes ou,
plus exactement, l’exercice auquel nous nous sommes livrés procède
plutôt de la révélation des difficultés et des ambiguïtés du terrain que du
portrait de l’anthropologue en héros. Ensuite, et surtout, l’épreuve ethno-
graphique signifie pour nous, au-delà de la singularité des expériences,
une prise de risque qui commence dans la relation d’enquête et se
prolonge dans le travail d’écriture.
14 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Souvent, les publications anthropologiques ou sociologiques, en


France notamment, estompent – ou marginalisent dans des notes ou des
annexes – ces questions qui, en quelque sorte, détourneraient le
chercheur et son lecteur de l’objectif essentiel qui est d’appréhender des
mondes sociaux. En adoptant ici une démarche inverse et en sortant ces
épreuves ethnographiques des tiroirs où elles demeurent généralement
enfouies, nous ne cherchons pas tant à révéler des aspects moins glorieux
ou plus problématiques de nos recherches qu’à en comprendre les
enjeux. Or ces enjeux concernent rien moins que les conditions de
véridiction de l’enquête, de la relation humaine dans laquelle elle s’ancre,
des résultats que nous pouvons en tirer et des effets sociaux que nous
produisons ce faisant. « Peut-on avoir accès à la vérité sans mettre en jeu
l’être même du sujet qui y accède ? », se demande Michel Foucault
[2001, p. 504]. La vérité ethnographique, qui n’est ni absolue ni
définitive, est à ce prix.

REMERCIEMENTS

Les auteurs sont reconnaissants à Emilie Jacquemot pour la générosité et la


rigueur de son travail d’accompagnement de ce projet collectif.
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1 : PÈRE DE PWÄDÉ.
Retour sur une ethnologie au long cours

Alban Bensa
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La Découverte | « Recherches »

2008 | pages 19 à 39
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1

Père de Pwädé.
Retour sur une ethnologie au long cours

Alban Bensa

« Il faut avoir établi des relations de longue haleine, fondées su la


confiance, avant de se risquer à poser des questions sérieuses et réflé-
chies. Les ethnographes vivent en général au sein des communautés
qu’ils étudient, établissant des rapports organiques et durables avec les
personnes sur lesquelles ils écrivent. Autrement dit, pour rassembler
des “données exactes”, les ethnographes violent les principes de la
recherche positiviste puisqu’ils entretiennent des relations intimes
avec l’objet de leur étude. »
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Bourgois, En quête de respect. Le crack à New York, 2001, p. 40.

L’ethnographie, quand elle est mise en œuvre dans une même région
du monde pendant longtemps, pose des questions que les enquêtes plus
rapides ne peuvent ni soulever, ni même pressentir1. J’ai entrepris dans la
durée des enquêtes de terrain en Nouvelle-Calédonie kanake et n’ai pas
à ce jour mis un terme à ces investigations. Cette situation, assez fré-
quente somme toute dans l’anthropologie française, a induit en
l’occurrence des effets spécifiques dont, avec le recul, je prends
conscience peu à peu. Tout en sachant que le démêlage de ce qui advint
ne saurait être que partiel et reste sans cesse à poursuivre, je tenterai ici
de présenter et d’évaluer, telles qu’elles m’apparaissent aujourd’hui et
sachant que des cheminements comparables ont été analysés, quelques-
unes des conditions et des conséquences de mon implication à perpétuité
dans cette aventure ethnographique. Toutes les considérations qui vont
suivre, émanent donc, jusque dans leur formulation parfois plus générale,
de mon expérience de terrain.

1. L’expérience de terrain a donné lieu à de nombreuses analyses logiquement


influencées par les formes spécifiques qu’elle a pu prendre pour chaque ethnologue. Je
ferais ici retour sur mon propre parcours, singularité expérimentale à verser au dossier,
sans aborder le problème dans une perspective comparative.
20 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

La pression institutionnelle exercée désormais toujours plus


fortement sur les recherches en sciences sociales (exigence de rapidité
dans la production des conclusions, réponses à des appels d’offre ciblés,
thèse en trois ans, etc.), le développement des enquêtes courtes multi-
sites, la demande croissante en analyses générales accessibles à un large
public et pouvant orienter les décideurs politiques, ne favorisent plus
guère les entreprises de connaissance fondées sur l’établissement pro-
gressif d’une érudition locale ou régionale. J’entends par là la
constitution d’un savoir déterminé par une histoire qui ne peut, sauf à se
voir amputée de sa singularité, être appréhendée par les raccourcis
qu’offrent au chercheur pressé des considérations générales sur l’esprit
humain, le sens de l’Histoire ou la globalisation.
La tâche de l’ethnologue et de l’historien consiste à décrire et à pen-
ser chaque situation locale dans son originalité, quitte ensuite, par
comparaison, à montrer les convergences entre les différents processus
à l’œuvre dans chaque cas. Afin de pouvoir élaborer les savoirs denses
indispensables à ce type d’approche, encore faut-il que la vie savante
soit découplée des demandes d’expertise à court terme et que le cher-
cheur soit prêt à un investissement et à un travail de type monastique.
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ENQUÊTER EN KANAKY-NOUVELLE-CALÉDONIE

Sur le terrain, à partir de 1973, mes questions ont d’abord porté sur la
mémoire orale et sa mise en forme dans des poésies versifiées et des
récits relatant l’histoire des groupes avant et après l’invasion blanche du
milieu du XIXe siècle. Mon insertion dans une équipe de linguistes2 a pesé
d’un grand poids sur la mise en place d’une méthode d’enquête que je
n’ai jamais abandonnée : le privilège autant que possible accordé aux
langues de la région étudiée, sachant que les Kanaks parlent pourtant
aussi le français.
Le souci linguistique donne accès à des univers de sens, des décou-
pages du réel, des sentiments sociaux et des modalités d’expression que
la pratique de cette langue seconde que reste le français pour les Kanaks
masque presque entièrement. L’attention aux langues austronésiennes
parlées dans la zone d’enquête m’a placé dans une plus grande intimité
psychologique avec mes interlocuteurs et interlocutrices au point que le
paicî (sa musicalité, son lexique, ses formes rhétoriques [Rivierre,
1983]), sa transcription mot à mot, puis sa traduction, ont participé pour
2. A. G. Haudricourt, J.-C. Rivierre, Membres du laboratoire de Langues et
civilisations à traditions orales, LACITO, CNRS, qui m’ont initié à la langue paicî parlée
dans le centre nord de la Nouvelle-Calédonie [Rivierre, 1983].
RETOUR SUR UNE ETHNOLOGIE AU LONG COURS 21

moi d’une sorte de progressive et involontaire métamorphose identitaire


qui a fortement contribué non seulement à mon insertion mais à l’intel-
ligibilité des problèmes d’anthropologie du monde kanak que je me
posais. La pratique, aussi imparfaite soit-elle, d’une langue étrangère
transforme le locuteur intellectuellement et même physiquement, à
force d’articuler des sons nouveaux et d’adopter le style et le ton des
échanges propres aux interactions verbales locales. Cette épreuve,
comme aucune autre, rapproche de l’univers social que l’on cherche à
comprendre. Enfin, l’usage de la langue vernaculaire est aussi une poli-
tique d’enquête, tout particulièrement en situation coloniale : la
« langue indigène », parce qu’elle n’est pas comprise par les Blancs, est
un espace de résistance pour les populations colonisées ; pour l’ethno-
logue, y accéder revient à transgresser l’ordre linguistique imposé par
le colonisateur, identifié en l’occurrence à l’usage obligatoire du fran-
çais à l’école, et à entrer par là, ne serait-ce qu’à la marge, dans l’entre
soi kanak.

Le monde calédonien

L’archipel calédonien, avec ses vingt-huit langues, ses régions fortement


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typées quant à leur organisation sociale, politique et écologique et à leurs liens au
passé, a connu plusieurs régimes historiques depuis sa découverte par les ancêtres
des Kanaks actuels il y a aujourd’hui près de 3 500 ans. De l’installation des pre-
mières populations (dites Lapita) au bord de mer, à l’implantation progressive de
leurs descendants dans les vallées, sans compter les relations importantes avec
d’autres îles du Pacifique, l’histoire ancienne de cet archipel atteste de transforma-
tions dont l’archéologie et aussi l’étude des traditions orales peuvent trouver traces
[Kirch, 1997]. Mais lorsque, au XXe siècle, l’ethnologie savante commence à se
développer, il lui faut aussi prendre en compte une rupture historique considéra-
ble, à savoir celle instaurée par la colonisation française, officiellement à partir de
1853. Les Européens bouleversent alors le monde autochtone en occupant son
espace, en reléguant les Kanaks dans des réserves, en réorganisant leurs pratiques
politiques autour de chefferies dites « administratives » chargées de contribuer à la
politique coloniale, etc. [Saussol, 1979]. Les recherches ethnographiques doivent
nécessairement penser ce réaménagement par la force des terroirs et pouvoirs
kanaks d’autrefois, faute de quoi le risque est grand de voir dans le présent une
pure reconduction du passé et de manquer les véritables enjeux contemporains.

J’ai donc avec cet appui linguistique inestimable et au fil d’une série
de missions de recherche, établi systématiquement en compagnie de mes
hôtes des généalogies de leurs familles, des relevés de leurs toponymes,
des transcriptions de leur mémoire du passé et décrit certaines de leurs
activités sociales, etc., tout en partageant leur vie quotidienne et aussi des
moments plus exceptionnels comme ceux au cours desquels ils
22 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

contestèrent il y a une vingtaine d’années l’injustice coloniale. Disons


d’emblée que cette longue histoire d’enquêtes cumulées (qui n’est d’ail-
leurs pas terminée) m’a apporté la conviction que l’ethnographie autorise
entre l’ethnologue et les personnes avec lesquelles il communique durant
tant d’années, une compréhension mutuelle fondée sur une évidente uni-
versalité des potentialités humaines, par-delà des différences patentes
quant à la forme des rapports sociaux et des interprétations de certaines
situations et réalités sociales, psychologiques ou physiques. Si des réac-
tions jugées localement normales ont pu me surprendre voire me
choquer, il s’est aussi avéré tout à fait possible soit de m’y habituer –
quitte, pour conjurer radicalement l’ethnocentrisme, à suspendre tout
jugement moral à l’égard de mes hôtes – soit de les faire miennes en par-
tie, notamment dans le domaine des relations de parenté, des analyses de
récits et des échanges cérémoniels.
Reste toutefois que les Kanaks s’organisent d’une façon particulière
qui n’est pas celle dont l’ethnographe européen est coutumier chez lui.
Les références aux ancêtres, au clan, à la chefferie, à des hiérarchies et
à des liens parentaux fortement codés, à des espaces supports d’une
mémoire forte, à des récits complexes sur l’origine des groupes et leurs
déplacements sont celles d’un ensemble de pratiques et de discours qui
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ne m’étaient pas connus. Je pouvais toutefois les apprendre et progres-
sivement m’efforcer de les assimiler quelque peu.
Il n’en alla pas de même avec les séquelles de la colonisation encore
très pesantes dans la Nouvelle-Calédonie des années 1970. La violence
du mépris à l’endroit des Kanaks et l’iniquité (foncière, économique,
scolaire, etc.) dont ils étaient victimes certes me rappelaient la tournure
des rapports de classe en Europe mais dépassaient en intensité et en
radicalité tout ce que j’avais pu connaître directement auparavant dans
la société française. Ma formation en ethnologie et mes goûts d’alors
ne m’avaient guère préparé à réaliser par avance que si les Kanaks
étaient porteurs d’une spécificité celle-ci était indélébilement marquée
par l’histoire coloniale [Merle, 1995].
Dès nos premiers écrits en collaboration, nous avons ainsi, Jean-
Claude Rivierre et moi-même, intégré cette dimension à l’analyse de
plusieurs récits. La stabilisation et la recomposition des chefferies sous
l’influence de la « paix blanche » reste une dimension essentielle de la
compréhension des systèmes politiques tels qu’ils sont pensés
aujourd’hui par les Kanaks [Bensa et Rivierre, 1982]. Les membres
d’une même chefferie ont mobilisé des schémas anciens (accueil de
l’étranger comme chef, ouverture d’alliances matrimoniales et
politiques lointaines, etc.) pour reconstruire leurs institutions dans une
période où les guerres et les déplacements avaient été rendus
RETOUR SUR UNE ETHNOLOGIE AU LONG COURS 23

impossibles par les autorités coloniales. Restituer ce travail réflexif


suppose une attention croisée aux sources orales et écrites et une prise
en compte dans les analyses de la temporalité longue.
Il me semble aujourd’hui certain qu’un court séjour en Nouvelle-
Calédonie m’aurait poussé soit à m’en tenir à un travail monographique
culturaliste, soit à esquiver la difficulté de la langue locale et de
l’ethnographie participante en privilégiant des études extensives – au
demeurant parfois fort utiles – sur les problèmes économiques, sociaux
et politiques induits par la colonisation. Seule la multiplication
d’enquêtes ethnolinguistiques intensives dans la durée et au même
endroit pouvait, à mon avis, permettre de penser, par-delà les schémas
simplistes sur l’opposition entre tradition et modernité, les logiques
kanakes d’action en référence à une multiplicité de critères et non en
privilégiant quelques-uns d’entre eux.
L’ethnographie politique montre, par exemple, qu’au sein d’une com-
mune de Nouvelle-Calédonie, cadre auquel les ethnologues préfèrent
souvent l’aire linguistique ou la chefferie, les Kanaks font coexister un
discours d’ordre fondé sur le principe du consensus et des statuts hérités
– discours qui a son propre registre narratif, ses images, ses allégories,
ses systèmes d’allusions – avec un autre discours élaboré autour des
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idées d’autonomie, d’indépendance, de procédures électorales, de dénon-
ciation des injustices, etc. Anciennes et nouvelles générations jouent de
ces multi-appartenances et références. Les pratiques kanakes, qu’il
s’agisse des cérémonies d’échange à l’occasion des mariages ou des
deuils, de l’entretien de sites sacrés à travers des gestes rituels et des
récits régulièrement transmis, de la référence constante aux attitudes de
parenté obligées, etc., constituent un bloc de rapports sociaux singuliers
mais pas exclusifs d’autres relations nouées avec les membres d’autres
communautés (européenne, indonésienne, japonaise) installées aussi
dans la commune. Les usages politiques de la mémoire clanique, de l’his-
toire des relations entre les groupes kanaks sur près de deux siècles
permettent un jeu politique intense au sein des clans et des chefferies. Ces
pratiques se combinent avec celles qu’autorise la citoyenneté française
depuis 1946, dans le cadre notamment de la vie municipale [Trépied,
2007]. Le débrouillage de l’écheveau où se nouent, par de multiples fils,
ces diverses identifications nécessite un dépassement de la science poli-
tique au sens strict par l’ethnographie et, en retour, l’ouverture de cette
dernière à des problématiques qui ne s’enferment pas dans les grands
modèles souvent trompeurs de l’anthropologie politique océaniste mais
envisagent les réalités telles qu’elles se donnent à voir effectivement
aujourd’hui. Il est clair que ce travail interdisciplinaire n’est possible que
sur le long terme.
24 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

ÉPREUVES, EXORCISMES

Ce que j’entends par investigation dans la durée ne s’évalue pas en


journées ou en mois passés sur le terrain mais renvoie à une expérience
totale qui va toujours plus avant dans l’approfondissement de la com-
préhension du monde social que le chercheur s’est donné pour tâche
d’étudier. Dès lors qu’une telle entreprise est engagée, il paraît déri-
soire de la désigner sommairement comme une « enquête », à savoir
comme le recueil sur une période limitée, pouvant suivre ou précéder
une autre enquête sur un autre sujet, d’informations ensuite analysées.
La démarche est ici différente puisqu’il s’agit d’entrer dans une nou-
velle forme de vie par apprentissages progressifs mais jamais
entièrement aboutis. Langue, codes sociaux, principes moraux,
humour, savoirs divers qui lui étaient originellement étrangers sont
ainsi assimilés au fil de toute une existence consacrée à une recherche
qui intègre au projet d’élucidation scientifique les métamorphoses cog-
nitives, affectives, voire éthiques de l’ethnologue.
Ce cheminement pédagogique exerce sur celui qui s’y engage une
emprise toujours plus forte à mesure qu’il acquiert connaissances,
savoir-faire et façons d’être. Ses modes de questionnements s’en trou-
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vent peu à peu modifiés dans la mesure où, en retour, les personnes
interrogées se mettent à questionner elles aussi. Par là se déploie un
espace dialogique d’investigation qui amène l’ethnographe à mobiliser
les mêmes arguments que ses hôtes dans les discussions sur tel ou tel
événement ou conjoncture. Sans une progressive intériorisation du
pouvoir social et thérapeutique attribué par les Kanaks aux frères de la
mère, il n’est pas aisé de comprendre, par exemple, que l’état dépressif
dans lequel une personne se trouve durablement plongée puisse être
interprété comme une faiblesse du soutien que doivent lui accorder ses
parents maternels. Il est clair pourtant que, dans une logique où l’oncle
utérin est pensé par tout homme ou femme comme le référent de sa vie
physique et spirituelle, comme l’origine de son corps et de son âme, la
moindre défaillance de ce lien vital ne peut que retirer à l’individu de
la force. L’entrée dans les modes de réflexion d’autrui constitue une
sorte de garantie de la justesse de nos interprétations ultérieures et per-
met d’accéder à des expériences intellectuelles nouvelles.
Cette ouverture à un autre univers d’intelligibilité que celui, plus
restreint, rigide et finalement incertain auquel nous cantonne l’objecti-
visme, nécessite la mise en œuvre d’un regard rapproché. La relation
sociale et humaine qui le rend possible ne saurait être établie au terme
d’un court séjour ou du bouclage d’un projet nettement circonscrit par
un protocole préalable d’investigation ou le traitement statistique de
RETOUR SUR UNE ETHNOLOGIE AU LONG COURS 25

données schématiques. La proximité, en tant que palier plus profond de


communication, suppose un basculement intime, l’abandon des sup-
ports sociaux et imaginaires de la construction de soi au profit d’autres
références non plus héritées mais acquises par le décentrement du sujet
qu’appelle l’expérience ethnographique [Bensa, 2008]. Au terme du
parcours, c’est en « going native » [Powdermaker, 1996], ne serait-ce
que partiellement, qu’émergent, comme l’a bien montré Jeanne Favret-
Saada [1977] à propos de la sorcellerie paysanne, des questions qu’en
restant sur la berge du fleuve je n’aurais pas perçues.
Le dépouillement et le rhabillage du moi avec d’autres vêtements ne
surviennent pas d’un coup mais s’immiscent dans le projet de l’ethno-
logue à son insu pour ensuite ne plus jamais le quitter. Une telle
expérimentation de la relativité de soi s’instille progressivement à par-
tir d’un lien difficilement maîtrisable de séduction réciproque, d’un
plaisir à vivre ensemble, d’une curiosité intellectuelle de l’autre parta-
gée et active. Cette inclination peut transformer l’expérience de terrain
en expérience existentielle et l’inscrire par là dans la durée même de la
vie du chercheur. Comme le note justement Johannes Fabian [2006,
p. 162-163] « le passé ethnographique peut devenir la partie la plus
vivante de notre existence présente ». Mais pour que survienne ce
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déchirement de l’enveloppe, où l’ethnocentrisme nécessaire à notre
éducation nous avait enfermés, encore faut-il que soient remplies les
conditions de l’alchimie qui autorise le passage d’un soi historiquement
constitué à un autre soi façonné par une autre histoire.
La compréhension sensible de ce que les Kanaks mettent comme
ancestralité dans les plantes, les rocs et, plus globalement, dans les
paysages ne m’aurait, par exemple, tout simplement pas été possible
sans la pratique répétée de cheminements aux abords des anciens sites
d’habitats en compagnie des personnes qui en font des références
essentielles de l’histoire de leur lignage. Les offrandes déposées avec
émotion sur les tertres d’autrefois, les pailles ou étoffes nouées à des
perches qui marquent les endroits du trépas de parents, les évocations
vibrantes de la présence de l’invisible au cœur du visible, ne m’ont été
accessibles que dans un contexte d’intimité qui m’identifiait
durablement à un groupe familial. Du fond de cette proximité prolongée,
j’ai pu entrevoir les liens spécifiques aux ancêtres qui s’imposent quand
le surnaturel est immanent et non pas transcendant. Là où les religions
de la transcendance délogent l’invisible du visible pour lui donner un
surcroît de mystère et donc d’autorité et en appellent à se détourner du
monde pour accéder à Dieu, c’est a contrario une « extase matérielle »,
pour reprendre l’expression de Le Clézio [1967], que suscite pour mes
hôtes la présence palpable des ancêtres : de l’autre côté du visible, de
26 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

plantes, de pierres ou du vent, est perçue comme une concentration


particulière de forces attribuées aux ancêtres dont la gestion ne
s’embarrasse d’aucun spiritualisme et se module d’ailleurs au gré des
succès et des échecs.
J’ai tout à fait conscience que cette appréhension phénoménolo-
gique de la relation kanake aux ancêtres relève d’une empathie3 dont on
peut se demander si elle ne déroge pas aux règles d’historisation de
l’enquête que je me suis par ailleurs fixé. Mais cette phénoménologie
de la qualité de certains instants s’appuie de façon documentée sur des
propos comme celui-ci : « Les vieux [ancêtres] que tu ne vois pas, ils
sont derrière ton reflet dans le miroir. » Il est bien sûr possible de rap-
porter ces paroles à l’histoire de la colonisation chrétienne, en
supposant que leur auteur combine sans le savoir une mémoire doulou-
reuse des ancêtres éliminés par la colonisation avec des relents de
mysticisme chrétien puisque les Kanaks sont aujourd’hui officielle-
ment d’obédience catholique ou protestante. Mais cette hypothèse
re-constructiviste [Douglas, 1998] bute sur la façon dont l’expression
du rapport au surnaturel fait sens en situation, ici et maintenant. La
proximité aux acteurs permet certes d’inscrire leurs actes dans une his-
toire mais autorise aussi une description mimétique des situations qui
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laisse transparaître les idées et les sentiments de celles et ceux qui les
vivent [Bensa, 1990]. En l’occurrence, seule une observation de longue
haleine permet d’échapper à l’ethnocentrisme chrétien qui, sous l’in-
fluence du missionnaire et ethnologue Maurice Leenhardt (1878-1954),
a fait des ancêtres des dieux au lieu de considérer ces entités comme
des forces qui, selon les Kanaks, rythment les péripéties que traversent
familles et personnes.
Par captation des puissances ancestrales où les ordres sociaux et poli-
tiques s’enracinent et se ressourcent au gré de l’histoire, chacun s’emploie
à soutenir sa position dans un monde fondamentalement instable. Ainsi,
le lignage P. fut, durant quelques années, en proie à d’énormes difficultés.
Non seulement sa famille principale perdit un enfant mais elle se vit
contestée dans ses droits à habiter dans la tribu où elle demeurait pourtant
depuis plus de quatre-vingts ans. En outre, son plus ancien représentant se
trouva écartelé entre sa loyauté à la chefferie polyclanique locale, hostile
au mouvement indépendantiste, et ses engagements dans un parti poli-
tique luttant pour l’indépendance kanake. Agressé physiquement, menacé
d’être chassé de son habitat et rejeté par une partie des lignages qui lui

3. La philosophe Nathalie Depraz [2004], commentant Husserl, définit cette notion


peu employée en anthropologie, comme « une transposition imaginative spécifique de nos
états psychiques dans ceux de l’autre ».
RETOUR SUR UNE ETHNOLOGIE AU LONG COURS 27

cherchaient des crosses, le leader des P. ne s’est pourtant jamais avoué


vaincu. Il souda autour de lui tous les membres du lignage qui vinrent
monter une garde armée autour de sa maison et entreprit de déstabiliser
ses adversaires en s’arrangeant pour qu’ils le voient pratiquer des rites de
malédiction en principe effectués secrètement. À mon grand étonnement,
je le vis peu à peu remonter la pente et reconquérir une position d’autant
plus forte qu’il était parvenu à surmonter l’épreuve. Le parcours de ce
lignage, qu’il fallait évidemment pouvoir suivre durant toute l’affaire,
montre qu’une lutte constante traverse cette organisation sociale segmen-
taire au point qu’il serait bien schématique de la référer à une architecture
d’ensemble stable et équilibrée puisque chaque unité affronte les autres au
gré d’une histoire souvent chaotique. Par le passé, combien ainsi de
lignages éteints là-bas puis ressuscités ici, combien de héros glorieux puis
vaincus et moqués, comme d’ascensions et de chutes politiques selon une
logique qui n’a rien de structurale mais qui est tout entière tributaire de
rapports de force aléatoires ! Tout au plus doit-on admettre que, comme
dans bien des endroits de Mélanésie, les modèles indigènes sont élaborés
a posteriori après de longs conflits avec le souci de penser un état de paix
où chacun respecterait des règles, personne n’ignorant pourtant – sauf
souvent notre bien idéaliste anthropologue qui arrive après la bataille –
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qu’il s’agit là plus d’un vœu pieu que d’une réalité.
S’il s’en tient à une posture distanciée, plus confortable ou, croit-il
plus « scientifique », l’ethnologue est obligé d’imaginer que quelque
part devant lui gît une entité appelée « culture » qu’il doit découvrir
morceau par morceau et reconstituer comme un puzzle [Bensa, 2006].
Il tend ainsi à subsumer, derrière les gestes et paroles de celles et ceux
qui l’accueillent, l’existence d’un arrière-pays, un ordre des contenus et
des formes dont les contours bien dessinés seraient ceux d’une « cul-
ture ». Cette sortie de la réalité, comme on parle d’une « sortie de
route », s’élabore dans le prolongement de notre propre régime fantas-
matique qui tantôt esthétise tantôt dramatise le monde étudié. Il est
probable, quoique nous n’ayons souvent que fort peu d’informations
sur la façon dont nous sommes perçus sur le terrain, qu’une dynamique
imaginaire identique se développe chez nos hôtes qui tentent aussi,
comme nous à leur endroit, de nous enfermer dans un costume culturel
bien ajusté. Le culturalisme est un vice universellement partagé.
Cette utopie méthodologique suppose l’existence d’une parole euro-
péenne ou kanake neutre qui échapperait à toute détermination de sorte
que l’on pourrait en saisir le sens indépendamment de son contexte
d’énonciation. C’est en fait la décontextualisation même de l’énoncé
qui induit en retour l’idée qu’il n’a de sens qu’en référence à une réa-
lité cachée : la culture, la mentalité, la pensée sauvage, la raison, etc.
28 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Mais, dès lors qu’on fait durer longtemps l’expérience de terrain, cet
espace systématisé n’apparaît plus que comme l’une des branches
pourries à laquelle l’ethnographe, voire aussi l’ethnographié, s’accro-
chaient encore à ses débuts pour mieux hypostasier l’autre en héros ou
en victime, plutôt que de prendre le risque de le connaître. Les modèles,
comme les slogans publicitaires ou dénonciateurs, ne sont bien souvent
que des cache-misère dressés au détriment de la compréhension des
actes des personnes étudiées. Comme l’exprime bien Eric Chauvier
[2008, p. 19], « nous évaluons qu’à un certain moment, l’étrangeté du
monde doit ‘se carapater’ dans ce modèle qui rassure, mais qui ne sert
parfois qu’à étouffer la perception de ce qui est ténu ou indéterminé, et
qui pourrait devenir une source durable d’inquiétude ou de souf-
france. » Mais plus les situations, les interactions et les quiproquos se
multiplient, plus chacun des protagonistes, et en particulier l’ethno-
graphe, ramène l’autre aux proportions de la réalité effective, celle de
la trivialité pratique des significations qui ne sont pas les éléments d’un
grand mécano sophistiqué mais des tentatives partielles, incertaines et
souvent ratées de tisser du sens.
Formes et contenus des paroles varient en effet selon le degré d’in-
sertion du chercheur et selon les moments de l’histoire personnelle et
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collective des personnes qu’il rencontre. Quand l’ethnologue en vient à
saisir les enjeux des propos qui circulent ou qui lui sont explicitement
adressés, il peut s’apercevoir que la distance qu’il croyait peut-être
entretenir avec son objet n’est qu’un leurre. L’objet est un sujet, l’infor-
mation une intention, l’enquête un processus à travers lequel se
dévoilent au fil du temps passé ensemble les attendus et les effets d’une
proximité riche de sens. À l’opposé d’une décontextualisation qui réi-
fie plutôt qu’elle objective, qui démotive les actes pour leur donner un
autre sens que celui que leurs agents leur assignent, l’interprétation à la
lumière des circonstances des énoncés et des pratiques permet de saisir
leur véritable portée et d’atteindre des niveaux de significations que
l’anthropologie distancée ne soupçonne pas.
Sur le terrain comme dans le monde social où évolue l’ethnologue
chez lui, la parole circule et informe différemment selon les personnes
qu’elle lie, les projets qu’elle porte et les conditions de l’échange verbal.
Le poids de l’histoire et du contexte est si grand qu’il est indissociable
du sens des énoncés. Il n’existe pas d’information libre ou pure, indé-
pendante de ses conditions d’énonciation qui nous renseignerait sur des
essences sociales locales ou universelles. Nulle part de vérités ou
d’identités kanaks ou kabyles ni d’axiomes pan-sociologiques valables
partout et toujours. Pour les sciences sociales, rien que de l’histoire, du
local et du relatif à décrypter sans cesse et à redécrypter.
RETOUR SUR UNE ETHNOLOGIE AU LONG COURS 29

LA PRATIQUE DES RELATIONS

À mesure qu’il passe de plus en plus de temps en leur compagnie,


l’ethnographe voit sa position vis-à-vis de ses hôtes se transformer.
Comme le souligne Jeanne Favret-Saada [1977], il est ainsi amené à
occuper plusieurs places qui sont autant de points différents sur le
monde social à comprendre. Mais ce parcours prend une orientation
plus définie dès lors qu’un statut plus précis est attribué à l’ethnographe
par son réseau d’accueil.
Quand l’homme chez qui j’habitais et avec qui je travaillais à mon
apprentissage du monde kanak, m’a donné un nom kanak et a com-
mencé à m’appeler « aéjii », frère cadet, j’ai d’abord interprété cette
initiative comme une marque d’encouragement à mes efforts d’inser-
tion. Mais je dus progressivement m’apercevoir que la tonalité
sympathique de ce geste relevait aussi et peut-être surtout d’une logique
des attitudes et des sentiments étroitement liés à toute position de
parenté dès lors qu’on en occupe une. Je ne puis déterminer, trente ans
après, si cette sorte d’adoption en tant que « frère » avait été suscitée par
une relation préalable d’amitié ou si, à l’inverse, c’est ce statut qui a
nourri de nouveaux sentiments à mon égard. Toujours est-il qu’à partir
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du moment où je suis devenu un « frère » de mon hôte, la voie était
ouverte à une nouvelle histoire au cœur même de l’histoire de l’enquête.
Du vivant de mon « frère aîné », mon nouveau nom et ma position
dans le lignage ne me sont apparus que comme d’utiles biais pour com-
prendre la double face, à la fois généalogique et politique, des
références de parenté. Ainsi, en m’appelant « Caa Pwädé4 » (« Père de
Pwädé »), m’accordait-on à la fois un statut de « père » (caa) vis-à-vis
des enfants de mon frère aîné et de ses frères, puisque tous les frères de
pères sont appelés caa, et un statut dans la hiérarchie de lignages qui
constitue le clan. En effet caa renvoie au père et d’une façon générale
à une position d’autorité5 mais désigne aussi celui qui doit soutenir,
parfois jusqu’au sacrifice suprême, le chef de clan, en l’occurrence
appelé Pwädé. À partir du moment où je bénéficiais moi-même d’un
nom dont j’avais exploré le sens, j’ai pu plus facilement décliner, pour
quantité d’autres personnes, l’intelligence et la complexité de chaque
position attachée à une appellation composée comme celle de « père de
Pwädé ». Par l’ambiguïté même du terme caa et d’ailleurs de tous les
autres termes de parenté kanake telle que je peux les expérimenter, l’il-
lusion d’une autonomie de la parenté par rapport au politique est

4. Prononcer approximativement « Tiaa Pwindé » en français.


5. Le caa de l’école est l’instituteur et le colon pouvait aussi être appelé caa.
30 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

dissipée et avec elle l’ambition finalement sans fondement de décrire et


d’analyser un pur « système de parenté ».
Les choses en restèrent à ce niveau disons théorique jusqu’à la dis-
parition de l’homme qui avait fait de moi son « frère cadet ». Ensuite,
ses enfants et les enfants de ses frères défunts me mirent pleinement
dans la position de « père ». Dernier représentant de la lignée de leurs
pères (composée de leur père proprement dit et de ses frères), je pris
alors peu à peu conscience des obligations et des droits pratiques liés à
cette position au sein du clan d’accueil et dans l’ensemble de relations
communautaires qui commandent, quoi qu’on en ait, des attitudes et
des sentiments obligés avec chacun et chacune selon son statut. Cela ne
signifie pas qu’on ne dispose d’aucune marge de manœuvre dans cet
espace mais simplement que la place que l’on occupe constitue une
donnée de départ incontournable.
Les rapports à plaisanterie sont tout aussi imposés que ceux d’évi-
tement. Obligations et moyens d’action se combinent de sorte qu’il me
faudra m’y prendre différemment pour obtenir un service d’une per-
sonne qui me considère comme son oncle maternel que d’une autre qui
m’appelle « fils » ou « neveu utérin ». Bien utilisées, ces asymétries
aident considérablement l’enquête ethnographique que l’on peut dès
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lors mener en jouant des positions de devoir et de pouvoir que la place
dans la société d’accueil confère. À travers ce travail social, les senti-
ments que l’on peut éprouver pour tel ou telle selon sa position par
rapport à soi sont en quelque sorte définis d’avance par ce schéma
directeur des attitudes socialement reconnues comme correctes
[Vernier, 1991]. En regard de cette cartographie rigide des sentiments,
la place reconnue au caractère ou à la personnalité de chacun est secon-
daire. Extérieure au système, elle est l’objet de la plus grande
indulgence : « c’est sa façon à lui ou à elle », mentionne-t-on en sou-
riant, sans s’inquiéter outre mesure de savoir si la personne « mérite »
ou non la position qu’elle occupe.
Le plus curieux a été pour moi de constater que le précodage des
sentiments induit des sentiments « véritables ». Loin de l’idée d’une
spontanéité autonome du sujet, il faut donc se rendre à l’évidence que
les attitudes obligées de parenté peuvent ne pas être vécues comme des
contraintes mais à l’inverse, sans qu’on ait à se fatiguer à s’inventer des
attitudes adéquates, comme un soulagement simplificateur puisque les
sentiments peuvent être coulés efficacement dans des canaux tout tra-
cés. On va ainsi éprouver une impression de détente en plaisantant
obligatoirement avec ses cousins croisés et se sentir rassuré par la
parole bienveillante d’un grand-père. Cette efficacité de la distribution
programmée des attitudes et des émotions n’exclut pas, chez les Kanaks
RETOUR SUR UNE ETHNOLOGIE AU LONG COURS 31

comme partout ailleurs, des formes de double-jeu : les sentiments que


j’affiche vis-à-vis de tel ou tel parent ne peuvent être que purement
conventionnels, tandis que ceux que je crois « vraiment » éprouver
pour telle ou telle personne indépendamment de son statut doivent res-
ter cachés. S’ils sont toutefois exprimés au grand jour, ils m’exposent
soit à la réprobation sociale, soit donnent lieu à un réaménagement
concerté des liens de parenté. Il faut alors redéfinir les chemins de
parenté tels qu’ils étaient auparavant établis.
Ainsi Robert de la tribu de C., orphelin de père, a été élevé par ses
parents maternels et c’est par sa mère qu’il établissait ses relations avec
les membres du lignage de la chefferie y considérant les hommes de sa
génération comme des frères. Mais quand il a décidé d’abandonner ce
chemin de parenté par sa mère pour reprendre un chemin plus classique
par son père, il se trouve ici que ceux qu’ils appelaient auparavant
frères sont devenus ses « fils ». Il a fallu qu’il aille leur dire qu’il ne les
appellerait plus frères mais « fils » et, qu’en retour, il soit désormais
prescrit de le considérer non plus comme un frère mais comme un
« père ». Évidemment, la logique de sentiments associée à ces positions
va changer avec ces nouvelles appellations.
Finalement, cette transformation est comparable à celle que vit
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l’ethnographe quand, laissant de côté les liens sociaux dont il a l’habi-
tude chez lui, il s’intègre à un lignage précisément situé dans la
hiérarchie du clan ce qui le dote d’un coup d’un chef de clan ainsi que
de « pères », « frères », « sœurs », « filles » qu’il n’avait pas aupara-
vant. L’usage de ce nouvel appareil relationnel révèle sa prégnance et
aussi sa variabilité. D’une part, le jeu des connexions entre les per-
sonnes peut être modifié en regard des règles d’abord pourtant
déclarées intangibles, d’autre part il n’est pas exclusif d’autres attitudes
et sentiments transversaux. Si l’amitié peut caractériser nombre de rela-
tions que j’ai pu nouer avec des Kanaks à l’extérieur de l’espace local
dans lequel je suis inscrit (une région bien délimitée de l’aire linguis-
tique où j’enquête), il me semble qu’elle ne rend plus très bien compte
du contenu de mes rapports avec mes parents et alliés d’adoption. Avec
eux, prime la logique d’attitudes et de sentiments imposés par un code
qui englobe tout le jeu des relations hiérarchiques. L’amitié en tant que
lien librement consenti entre deux personnes n’a pas de place ici. Elle
apparaît toutefois, selon quelques récits anciens recueillis par Jean-
Claude Rivierre, quand deux personnages de clans différents nouent
des liens de visite et de protection mutuelles et aujourd’hui, semble-t-
il, à travers le terme français de « copain » ou de « copine » qui définit
des liens privilégiés établis entre deux personnes qui ne sont pas liées
entre elles par un ordre local mais appartiennent à un même parti
32 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

politique ou qui ont partagé à un moment de leur vie une même


expérience de travail6.
La pratique active d’un autre univers de parenté que le sien – qui
exige bien sûr une certaine continuité dans l’effort d’acculturation – pré-
sente l’intérêt de relativiser la notion de système et de ne pas s’en tenir à
une conception mécanique du réglage des termes de parenté les uns par
rapport aux autres. Ce à quoi j’ai assisté en effet sur le terrain c’est davan-
tage à un ajustement constant des règles aux circonstances plutôt qu’à
une application rigide de normes absolues. Ainsi, il est très approximatif
de caractériser un groupe par son « système de parenté » sans prendre la
peine de montrer comment les acteurs jouent avec, d’autant plus ici que
parenté et politique ne se distinguent pas vraiment. La concentration sur
le vocabulaire de parenté et sur les attitudes formelles qui y sont asso-
ciées occulte les pratiques elles-mêmes. Si l’on part, en revanche, des
pratiques en situations, alors peuvent être mises au jour d’autres règles –
celles selon lesquelles on contourne les normes affichées (quand ? par
qui ? pourquoi ?) – et les modalités de se mouvoir dans l’ensemble des
possibles offerts. Cette systématicité conjoncturelle révèle les capacités
d’innovation et d’improvisation des acteurs. La focalisation sur le « sys-
tème de parenté » ou sur ses règles formelles manque à voir la dimension
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éminemment politique des pratiques ; et puisque la politique est un art du
temps, c’est dans la durée que ces stratégies pourront être appréciées.

À L’ÉCOLE DES RÉCITS

L’ethnographe écoute et note les réponses à ses questions, les


commentaires spontanés, les interlocutions, apostrophes, disputes,
plaisanteries et autres discussions qui ne le concernent pas directement
mais ont lieu en sa présence. Il tente aussi de glisser un pied dans
l’embrasure de la porte en montrant ce qu’il a compris. Alors que dans
son propre monde, le chercheur ou enseignant-chercheur en herbe ou
confirmé dispense un savoir, gage de son autorité, à l’opposé, sur le
terrain, il doit acquérir du savoir, selon un renversement qui le place dans
la position d’élève. Ici et là-bas, l’ethnographe est à l’école, tantôt
comme maître, tantôt comme étudiant. En tant que relation éducative et
scolaire, l’expérience de terrain reste donc en continuité avec le cadre
général de la vie professionnelle du chercheur, même si in fine
l’ethnographie appelle au dépassement de ce dispositif convenu.

6. Dans les langues kanakes le terme qui pourrait désigner ce que nous entendons en
français par « ami » est béé qui désigne aussi les alliés matrimoniaux et/ou politiques
[Rivierre, 1983].
RETOUR SUR UNE ETHNOLOGIE AU LONG COURS 33

Dans le cas particulier de l’ethnologie de la Nouvelle-Calédonie,


cette posture scolaire colle à l’image que peuvent avoir les Kanaks de
l’ethnologie. C’est en effet autour de la traduction de la Bible que se
développèrent les premières séances d’études menées par Maurice
Leenhardt avec les Kanaks qu’il venait de convertir [Naepels et
Salomon, 2007]. Le même dispositif fut adopté par les linguistes et les
ethnologues qui menèrent ensuite des enquêtes rapprochées. La session
programmée de transcription, traduction et interprétation d’énoncés
vernaculaires (avec cahiers, crayons et magnétophones) s’est en
quelque sorte institutionnalisée comme l’une des mises en scènes clas-
siques de l’ethnologie en Nouvelle-Calédonie. Ma démarche
ethnolinguistique de départ m’a donc fait ainsi entrer dans le monde
kanak par la collecte de récits. Mais pour ne pas risquer de reconstruire
un univers social et historique à partir de la seule parole, j’ai mené
simultanément des enquêtes d’anthropologie sociale (couverture
généalogique complète, observations in situ, etc.).
S’il est en effet un domaine où la surinterprétation guette le chercheur
c’est bien celui de la « tradition orale » quand on la déconnecte de ses
conditions d’énonciation. On extrait d’autant plus facilement et, dirais-je,
naïvement les énoncés des contextes où ils font sens qu’on ne s’attarde
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pas sur le terrain ou, ce qui revient au même, qu’on s’en tient à des ana-
lyses globales, au risque d’éluder l’implication locale des paroles. La
généralisation est souvent l’effet de la précipitation ou de la facilité. Un
récit, par exemple, semblera émaner d’une sorte d’autorité collective
générale, de la « tradition », dès lors qu’on n’est pas en mesure de retra-
cer les conditions historiques et biographiques de sa production. Quand
les Kanaks racontent un « mythe » (catégorie plus académique qu’indi-
gène), ils ne réfléchissent pas tant sur les processus naturels ou surnaturels
de formation de l’univers mais, habiles rhétoriciens, mettent plutôt en
avant à leur profit le principe d’ancienneté qui est pour eux au fondement
de toute autorité dans le terroir. Il faut oublier que le récit est l’expression
d’une stratégie politique pour l’interpréter comme un texte philosophique
kanak, reflet involontaire d’une conception du monde qui, logiquement,
sera alors définie comme atemporelle. Les idées convenues et fausses sur
le caractère cyclique du temps ou la conscience « mythique » de la nature,
vieilles lunes de l’ethnologie coloniale, sont les effets directs de cette
extraction des histoires orales de leur contexte d’élaboration.
L’ethnographe détemporalise les récits quand il se refuse à penser son
enquête comme une histoire au sein de laquelle ses interlocuteurs jouent
leurs propres intérêts. Quelle ne fut pas ainsi ma surprise de voir un récit
aux accents les plus symboliques interprété par mes hôtes comme la
tentative de son narrateur d’affirmer des droits fonciers dans une
34 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

polémique villageoise du moment ! Encore faut-il pour mettre au jour cet


engagement du récit être en mesure de reconstituer le champ politique
d’interlocution et d’observer ses transformations au fil du temps. Les
« mythes d’origine » kanak apparaîtront alors très concrètement pour ce
qu’ils sont : des cartes qu’on abat, souvent à l’occasion du passage de
l’ethnographe, pour tenter d’améliorer sa position sociale. La description
de cette partie où les acteurs s’engagent avec énergie n’est possible que
si l’enquête ethnographique s’inscrit dans une durée suffisamment
importante pour apprécier la diversité des martingales narratives, leurs
usages de la temporalité et leur portée sur une longue période.
Narrateurs et narratrices kanaks ne gèrent pas froidement leurs
avoirs symboliques à coups de récits. Les guerres par récits interposés
engagent leurs soldats au point de les persuader qu’il y va de leur vie
et de leur mort, ce qui, en effet, n’est pas faux. Je me souviens de ce
vieil homme qui, au terme d’une journée de travail sur sa généalogie et
l’histoire de son lignage, me demanda de revenir le voir tard dans la
nuit. Il souhaitait, à l’abri des oreilles indiscrètes, me livrer le nom véri-
table, mais gardé par lui secret, de son lignage. Il s’agissait d’un
topo-patronyme particulièrement prestigieux qu’il craignait d’afficher
au grand jour, au risque de susciter des jalousies et donc des attaques
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de sorcellerie dont il serait alors immanquablement la victime. Charge
m’était confiée de divulguer après sa mort ce « vrai nom » et de lui
assurer ainsi une gloire posthume. Car les récits sont porteurs de noms
qui fixent l’identité, à la manière, me fit-on remarquer, des numéros qui
figurent sur notre carte de sécurité sociale ou notre carte de crédit. La
seule différence tient à ce que ces noms sont l’objet d’une intense com-
pétition dont le chercheur devient en quelque sorte le greffier. Pour
saisir la subtilité de ces enjeux, il demeure indispensable de travailler à
partir d’un épais corpus constitué progressivement.
L’ethnographe arrive à un moment toujours singulier de l’histoire per-
sonnelle et collective de ses hôtes et c’est sa tâche première que de
parvenir à caractériser ces circonstances. Durant les années qui ont pré-
cédé la protestation majeure des Kanaks contre la colonisation
(1984-1988), le recueil de récits oraux en langues locales offrait aux nar-
rateurs et narratrices une double opportunité : celle de faire valoir leurs
positions politiques au sein des chefferies, celle aussi d’appuyer les
revendications foncières ferment d’une protestation constante et argu-
ment central des mouvements indépendantistes d’alors. L’histoire des
clans marquait en effet leur inscription dans les espaces d’où l’implanta-
tion européenne les avait violemment chassés, au fil d’un long processus
de spoliations de 1860 à 1920 environ. Bien que de nombreux conflits
fonciers demeurent jusqu’à aujourd’hui non résolus, les narrations
RETOUR SUR UNE ETHNOLOGIE AU LONG COURS 35

recueillies ont peu à peu changé de statut avec la restitution de


nombreuses terres et avec l’émergence, à partir des années 1990, de poli-
tiques culturelles kanakes mettant en avant le caractère anhistorique des
récits. Cette nouvelle perspective adoptée par les institutionnels kanaks
tend à faire perdre à l’expression orale son caractère circonstanciel pour
lui conférer une valeur en soi, quitte à lui donner – au grand dam des nar-
rateurs – plus l’allure de contes pour enfants que de charte politique
toujours à resituer dans l’espace et dans le temps. Cette transformation
du statut actuel des récits, centrée sur les stratégies des institutions qui les
répertorient et les archivent et non plus sur celles de leurs producteurs,
mérite d’être étudiée par l’ethnologue. Il lui faudra alors aussi s’interro-
ger sur la place qu’il occupe dans ce nouveau dispositif où les textes de
tradition orale sont porteurs d’enjeux de patrimonialisation.

LE SAVOIR IMPLIQUÉ

L’expérience ethnographique invite à un changement progressif des


paradigmes sur lesquels nos raisonnements restaient auparavant fondés.
Les classements, les connexions entre les idées, les jugements de valeur
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intégrés à nos réactions les plus spontanées se trouvent modifiés, voire
subvertis parce qu’ils s’effectuent désormais au sein d’un dispositif
relationnel nouveau. Comme Jean-Pierre Vernant [1965] ou Pierre
Bourdieu [2001] l’ont montré, l’exercice même de la raison n’est en lui-
même jamais indépendant des conditions politiques et sociales qui
l’encadrent et le fondent. Ses modalités varient selon les cadres de la
pratique de sorte que ce que les anthropologues considèrent souvent
comme des modes de pensée ou des mentalités sont en réalité les
expressions des possibles inhérents à des contextes historiques singuliers.
Le « miracle grec » n’est pas plus dû à un coup de génie qu’à une
mutation génétique mais est l’effet de transformations profondes dans
le statut de la parole et de ses modalités de circulation. C’est ce que
démontrent clairement, par exemple, les travaux d’André Laks [2006]
sur les Présocratiques : les textes philosophiques produits par diffé-
rentes écoles de pensée s’affrontent au sein d’une arène intellectuelle et
politique qu’il convient de reconstituer. Une même perspective peut
être adoptée pour les récits oraux kanaks qui donnent à la probléma-
tique générale (qui est le plus ancien ? qui est chef ? quelles sont les
prérogatives particulières de chaque clan ?) des réponses différentes
selon les positions des narrateurs dans un espace argumentatif sous
haute tension. La compréhension des enjeux historiques de ces débats
et des formes rhétoriques qui s’y déploient n’est envisageable pour
36 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

l’ethnologue que s’il parvient sur le long terme à nouer avec les acteurs
de cette joute permanente des relations continues de proximité. Il sera
alors en mesure de décrire dans ses méandres cette pensée politique
kanake en acte et de saisir à la fois son universalité (rien de ce qui m’est
étranger ne m’est inaccessible) et sa singularité (c’est ici et pas ailleurs
que de telles élaborations ont été rendues possibles).
On le voit, la longue durée a en elle-même des effets critiques qui
interdisent toute absolutisation du sens. La situation se complique
encore dès lors que l’ethnographe devient, au fil du temps, porteur d’un
savoir. D’intrus, plus ou moins bien toléré, il peut, pour les personnes
qui l’accueillent, tantôt constituer une force d’appoint, tantôt devenir
un hôte embarrassant parce qu’il dispose de connaissances en mesure,
si elles sont divulguées, d’altérer l’image de tel ou tel groupe ou indi-
vidu. Son savoir local accumulé, ses liens avec l’extérieur de la
communauté, l’atout qu’il peut représenter en tant que nouveau parent
du groupe familial et du clan et, disons-le, la distraction qu’apporte
nécessairement un étranger plus ou moins empoté, constituent de puis-
sants vecteurs à son intégration. En outre son savoir, consigné dans ses
carnets de notes et ses enregistrements, finit par constituer une sorte de
pouvoir local particulier dont il est amené, qu’il le veuille ou non, à
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jouer. Pris dans les rets de la situation sociale de ses hôtes au moment
de ses investigations – situation qui d’ailleurs peut changer – et tribu-
taire des implications de son savoir, le chercheur détient une capacité
locale d’action qui mine l’image d’une scientificité au-dessus de la
mêlée. L’ethnologue se trouve dès lors impliqué dans les tensions et
querelles locales. À l’impression relative d’enchantement des débuts
d’enquête peut succéder une expérience, plus rude mais plus vraie, des
inimitiés et des conflits dont l’investigation de terrain se trouvera com-
pliquée mais aussi considérablement enrichie.
La documentation que j’avais pu rassembler à propos de l’histoire
d’un clan avait donné à cet ensemble de lignages une cohérence
spatiale et politique plus grande que celle dont elle pouvait auparavant
se prévaloir. La publication d’une carte commentée et la mise à dispo-
sition d’un récit oral en langue vernaculaire, transcrit puis traduit,
permirent ainsi aux leaders de ce clan de déployer une intense stratégie
foncière. Il est certain qu’accueilli dans cette unité de parenté, je suis
pour elle un atout dont mes « frères », « pères » et « fils » savent jouer.
Mais les modalités selon lesquelles ils font usage de mon travail consti-
tuent pour moi un champ d’observations particulièrement pertinent.
Pour comprendre au mieux une stratégie, il n’est pas négligeable d’en
être partie prenante, quitte à devoir assumer, comme mes pairs kanaks,
le combat narratif avec leurs adversaires. On évite ainsi toute position
RETOUR SUR UNE ETHNOLOGIE AU LONG COURS 37

frileuse de surplomb en partageant les risques sociaux et politiques liés


à l’engagement de son savoir. Une telle pratique de l’ethnographie, à
hauteur d’homme et à visage découvert, permet au chercheur d’expéri-
menter les usages locaux de la parole et de la mémoire. L’histoire de
son insertion dans le dispositif de savoir qu’il étudie et aussi manipule
à la manière de ses hôtes ouvre la voie à la compréhension de la rhéto-
rique politique en situation. En « encliquant » [Olivier de Sardan,
1995], sa stratégie d’enquête sur la stratégie même de ses hôtes privi-
légiés, l’ethnographe fait de son implication une source inépuisable de
réflexion qui ne lui serait pas offerte par le maintien d’une distance
objectivante. L’engagement de la subjectivité dans la recherche de l’ob-
jectivité me paraît être finalement l’une des voies royales de l’enquête
de terrain, dans la mesure où c’est en agissant comme l’autre qu’on le
comprend, c’est-à-dire qu’on accède à la description au plus près de ce
qui survient. Comme l’exprime bien Jean Bazin [2000, p. 50] « Ce qui
va de soi pour eux quand ils agissent ne va pas de soi pour moi […] :
je suis donc en position de devoir apprendre comment ils agissent. »
Cette sorte de corps à corps avec la différence en vue de la réduire
au minimum, ne correspond guère à l’idéal d’extériorité que l’ethno-
logue peut légitimement afficher pour se rassurer quant à la scientificité
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de sa démarche. En fait, les enquêtes de terrain que j’ai pu mener ne se
sont pas développées sur un seul registre relationnel. À certains
endroits durant mes premiers séjours, passant sans cesse d’un informa-
teur à un autre, j’ai pu adopter une certaine neutralité méthodologique
et tendre ainsi vers « l’atopie » [Naepels, 1998] ; à d’autres, je devais
progressivement m’enraciner dans mon identité de « Père de Pwädé »
et travailler en suivant « les chemins coutumiers » que pouvait m’ou-
vrir cette dénomination. La distance relative et l’immersion aussi forte
que possible ont été et sont encore finalement mes viatiques d’ethno-
graphe [Bensa, 1995]. Convaincu, comme le dit Sartre [1986, p. 34],
que « l’expérimentateur fait partie de l’expérimentation », je ne pense
pas qu’en ethnographie le regard éloigné soit plus scientifique que le
regard impliqué : l’enquête, comme la vie, est une histoire pleine de
contradictions et il faut faire avec.

Loin donc d’être traitées comme d’inévitables scories dont il faudrait


se débarrasser pour faire étinceler le joyau de la structure pure de toute
historicité, les conditions relationnelles et, par conséquent, politiques de
l’enquête doivent être placées au cœur du projet d’élucidation anthropo-
logique. Il deviendra alors possible de mesurer le poids des mots et des
actes dans la vie sociale et de mettre au jour les ressorts de leur efficacité
sur autrui ; ce qui nécessairement prendra beaucoup de temps.
38 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

La démarche qui consiste, au cours d’une entreprise de recherche


prolongée, à laisser venir l’événement ou même à tout traiter comme
un événement est révélatrice a contrario de la faiblesse des analyses en
termes de structures stables et fortes. Le jeu de la longue durée ne vau-
drait pas la chandelle s’il ne permettait de mettre en évidence la
capacité des acteurs à s’inscrire dans l’histoire à partir d’un stock
renouvelable d’idées. Si la signification des rapports sociaux est bien
fonction de leur projection dans le passé et dans l’avenir, il n’est pas
nécessaire de les rapporter à des schèmes constants. Ainsi, en
Nouvelle-Calédonie kanake, avons-nous pu montrer comment un sys-
tème dualiste à moitié matrimonial s’était modifié dans des conditions
de migration et de conquête, comment une conception linéaire du terri-
toire avait cédé la place à des espaces fermés marqués par les limites,
ou bien encore comment au chef guerrier s’était substituée l’image du
« grand fils » aimant ses sujets [Bensa et Goromido, 2005]. Les règles
de modification des règles, qu’on ne saurait bien sûr établir que sur le
long terme, donnent accès à une conception des rapports sociaux qui est
aux sciences sociales ce que la théorie einsteinienne de la relativité est
à la physique. Avec le temps…
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2 : COMMENT FAIRE DE L'ETHNOGRAPHIE QUAND ON N'AIME PAS
« SES INDIGÈNES » ?
Une enquête au sein d'un mouvement xénophobe

Martina Avanza
in Alban Bensa et al., Les politiques de l'enquête

La Découverte | « Recherches »

2008 | pages 41 à 58
ISBN 9782707156563
DOI 10.3917/dec.fassi.2008.01.0041
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/politiques-de-l-enquete---page-41.htm
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2

Comment faire de l’ethnographie


quand on n’aime pas « ses indigènes » ?
Une enquête au sein d’un mouvement xénophobe

Martina Avanza

Milan, avril 2001. En visite au siège de la Ligue du Nord, parti sur


lequel je fais ma thèse, je bavarde avec Andrea, président d’une associa-
tion culturelle liée au parti, enseignant de littérature dans le secondaire et
mon « interlocuteur privilégié » sur le terrain. Une dame d’une cinquan-
taine d’années passe dans le bureau lui dire bonjour. Elle est militante
léguiste et Andrea, qui semble bien la connaître, lui demande, inquiet, des
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nouvelles de sa fille. La dame, visiblement gênée de parler devant moi,
soupire, esquive le sujet et s’en va. Curieuse, je demande à Andrea ce qui
est arrivé à la fille de cette dame (je pensais, vu le ton employé, à une
maladie). Andrea me dit, l’air navré : « T’imagines, elle envoie sa fille en
Erasmus en Angleterre et elle se met à sortir avec un musulman, un
Pakistanais et tout ! La pauvre, elle est désespérée ». Je tente de feindre
de la compassion et me dis que, vraiment, ce n’est pas la peine de dire à
Andrea, avec lequel j’entretiens pourtant des relations très cordiales, que
je partage moi-même ma vie avec un Marocain.
Le problème de la « juste distance » est inhérent à toute enquête eth-
nographique [Bensa, 1995a]. Néanmoins, cette question se pose de
manière accrue quand l’ethnologue « part sur le terrain » sachant que
les personnes avec lesquelles il va travailler par « observation partici-
pante » représentent politiquement tout ce qu’il déteste. Certes, les
relations avec les enquêtés peuvent être difficiles même quand l’ethno-
logue part sans a priori, voire avec un a priori positif. Mais quand on
décide, comme je l’ai fait pour ma thèse [Avanza, 2007], de mener une
enquête auprès des militants d’un parti ouvertement xénophobe, la
Ligue du Nord (Italie), on sait avant même de commencer le terrain
qu’il sera difficile de trouver la « juste distance ».
L’ethnographie, d’ailleurs, ne semble pas avoir été conçue pour ce
genre de situations. Certains auteurs considèrent qu’il est tout simplement
42 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

improbable « de pratiquer une bonne ethnographie au sein d’un groupe


qui ne susciterait qu’antipathie ou angoisse, ou dont les activités n’inspi-
reraient que dédain ou ennui » [Olivier de Sardan, 2000, p. 434]. D’autres
se posent la question : « L’empathie du chercheur est-elle gage de qua-
lité ? » [Bizeul, 2007a, p. 76]. Il suffit de voir l’ampleur des polémiques
qui ont agité le milieu anthropologique lors de la parution du journal de
terrain de Bronislaw Malinowski, débordant de mépris et d’agacement
envers les Mélanésiens [1985], ou lors de la sortie de l’ouvrage de Colin
Turnbull, décrivant les Iks comme un peuple « sans amour » dépourvu
d’humanité [1973]1, pour se rendre compte que le manque d’empathie
envers le groupe étudié est considéré comme une véritable faute profes-
sionnelle remettant en cause la qualité de l’enquête elle-même.
Privilégiant les études portant sur les sociétés anciennement coloni-
sées et les groupes dominés, les ethnographes sont souvent animés
d’une volonté de réhabilitation des sociétés qu’ils étudient. « D’une
certaine manière, faire du terrain revient à rendre justice, à voire réha-
biliter des pratiques ignorées, mal comprises ou méprisées » [Beaud et
Weber, 1998, p. 9]. Pour certains auteurs post-modernistes, il faut aller
jusqu’à bannir le terme d’observation participante et privilégier celui
de « dialogue » pour montrer la « nature coopérative et collaborative de
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la situation ethnographique » [Tyler, 1986, p. 126]. Nous voyons à quel
point il est problématique d’appliquer ces propos à mon sujet. En effet,
si la Ligue du Nord est certes un parti stigmatisé, peut-on vraiment
avoir le désir de le réhabiliter ou de collaborer avec lui ?
Cette apparente antinomie entre les méthodes d’enquête ethnogra-
phiques (voire plus largement les méthodes qualitatives) et la distance
au groupe étudié explique en grande partie le fait que, concernant des
objets politiques, les études existantes tendent à privilégier des mouve-
ments envers lesquels les chercheurs éprouvent de la sympathie,
notamment les mobilisations en faveur de groupes dominés. En passant
en revue les bibliographies d’ouvrages de synthèse récents, en anglais,
sur les mouvements sociaux, Kathleen Blee [2007] a trouvé que 90 %
des références concernent des mouvements progressistes (écologistes,
défenseurs des droits civiques, féministes, altermondialistes, gay et les-
biens, etc.). Cas emblématique, les études féministes aux États-Unis
sont menées par des femmes (dans la très grande majorité des cas) sur
des femmes pour aider des femmes. Les féministes invoquent alors une
« immersion totale » dans le terrain, une « épistémologie de l’intério-
rité » qui met en avant l’identification, la confiance, l’empathie dans le

1. Sur le journal de Malinowski voir, entre autres, le compte rendu de lecture de


Clifford Geertz [1967]. Sur l’ouvrage de Turnbull, voir la critique de Frederick Barth
[1974], suivie d’une réponse de Turnbull [1974].
UNE ENQUÊTE AU SEIN D’UN MOUVEMENT XÉNOPHOBE 43

but d’établir une relation de coopération et collaboration [Reinharz,


1992]. La même démarche est invoquée aux États-Unis par les tenants
des black studies ou des gay and lesbian studies. En France, les travaux
d’ethnographie politique portent également, dans leur grande majorité,
sur des mouvements dont les chercheurs partagent, au moins en partie,
les revendications comme c’est le cas, entre autres, des décolonisations,
de la mobilisation des « sans » (sans papiers, sans logement, chômeurs)
ou des malades du sida. Peu d’ethnographes ont choisi d’enquêter sur
les groupes de « vétérans » de la guerre d’Algérie, les groupes anti-avor-
tements ou les nationalistes caldoches… L’ethnographie de l’extrême
droite française semble susciter plus de vocations, mais ce de manière
récente [Bizeul, 2003 et Boumaza, 2001].
Les historiens ont davantage réfléchi aux questions morales et
éthiques soulevées par les objets de recherche politiquement « détesta-
bles », notamment à propos du nazisme et de la Shoah [Zawadzki,
2002]. Néanmoins, toutes proportions gardées (comparés aux « bour-
reaux volontaires de Hitler » [Goldhagen, 1997], les léguistes ne
paraissent pas si détestables…), l’ethnographe est confronté à une dif-
ficulté que l’historien, généralement, ne connaît pas. Si l’historien
travaille surtout par archives, l’ethnographe, pour obtenir des informa-
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tions, doit « payer de sa personne, s’engager dans des relations
intellectuelles, affectives et morales avec ses interlocuteurs » [Bensa,
1993]. Or, comment nouer ce genre de relations avec des individus qui
représentent tout ce qui politiquement vous révolte2 ?
Dans le cas de mon terrain, cette question s’est ultérieurement com-
pliquée du fait que mes enquêtés, loin d’être hostiles et suspicieux à
mon égard comme je m’y attendais, m’ont accueillie avec bienveil-
lance. C’est que, dès les premiers contacts, quand j’ai déclaré être
ethnologue, les militants léguistes m’ont identifiée comme une alliée
« naturelle ». Se battant pour l’indépendance de l’Italie septentrionale,
rebaptisée Padanie, au nom d’une « culture padane » que personne, en
dehors du parti, ne revendique, les léguistes manquent cruellement de
légitimité dans le champ politique et intellectuel. Percevant les ethno-
logues comme les chantres de la « différence culturelle » et des
« traditions », les léguistes ont pensé que je comprenais leur cause et
pouvais la servir. Bref, les militants comptaient me faire assumer un

2. Philippe Bourgois a réfléchi à la question non pas du politiquement, mais du mora-


lement inacceptable lorsque ses interlocuteurs lui ont avoué avoir participé à des viols
collectifs ou lorsqu’il s’est aperçu que certains d’entre eux maltraitaient leurs enfants. Son
enquête pose de manière aigue la question de savoir jusqu’où peut-on aller dans la « com-
préhension » de « l’autre », sans laquelle aucune enquête ethnographique n’est possible
[Bourgois, 2001].
44 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

rôle identique à celui joué par Alban Bensa auprès des Kanaks, à savoir
le rôle de caution intellectuelle de la lutte indépendantiste [Bensa,
1995b]. Cette attente n’est d’ailleurs pas totalement incongrue tant
l’ethnologie, « savoir justificatif », a souvent été en Europe « mise en
jeu pour “naturaliser” la nation, pour établir la continuité entre projet
politique et fondement “ethnique” » [Fabre, 1996, p. 99].
Il apparaît alors, qu’on ne peut répondre à la question soulevée ici,
comment enquêter sur l’autre politiquement « répugnant » [Harding,
1991], en prenant en compte le seul point de vue de l’ethnographe. En
effet, les enquêtés, et ce d’autant plus que je travaille sur un mouve-
ment politique, tentent de donner leur propre définition à la relation
ethnographique en la tournant à leur avantage.

DE LA RELATION DE L’ETHNOGRAPHE À « SON » OBJET

La Ligue a conçu et fait voter la loi sur l’immigration en vigueur


depuis 2002, l’une des plus restrictives d’Europe, mais sa mobilisation
s’effectue surtout au niveau local : le parti organise de nombreuses mani-
festations pour dénoncer l’immigration comme source de criminalité,
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prostitution, trafic de drogue, contrebande et violence sexuelle et des
rondes nocturnes dans les « quartiers infestés par la délinquance extra-
communautaire ». Ses maires s’opposent systématiquement à la
construction de mosquées et la radio du parti invite les militants à racon-
ter, en direct, leur expérience de l’immigration : les « coutumes
sauvages » de leurs nouveaux voisins, le changement de « leur » quartier,
la prostitution en bas de leur appartement. C’est ainsi que, sur mon ter-
rain, j’ai été confrontée à des militants qui se vantaient d’avoir répandu
des excréments de porc sur un territoire octroyé par une mairie pour la
construction d’une mosquée et au récit d’une « ronde padane » qui s’est
« mal terminée » (c’est-à-dire par l’incendie du pont sous lequel dor-
maient des immigrés roumains). J’ai participé à un « colloque » sur
« l’invasion islamique en Europe », à une distribution de tracts « oui à la
polenta, non au couscous ». J’ai écouté, incrédule, des maires, des parle-
mentaires et même futurs ministres léguistes, comme Roberto Calderoli,
dire dans des manifestations ou meetings des choses comme « ces
Talibans, nous, on n’en veut pas, qu’ils rentrent chez eux tabasser leurs
femmes et laissent nos filles tranquilles ! ». Ou encore : « Des pauvres
types les immigrés ? Mon cul ! Ils veulent nous envahir ces salopards et
on va les arrêter ! ». Mais aussi : « Ils veulent venir à Venise ? Qu’ils
viennent et on va tous les jeter dans les canaux ! » La xénophobie va tel-
lement de soi que j’ai eu droit lors de chaque entretien à des propos
UNE ENQUÊTE AU SEIN D’UN MOUVEMENT XÉNOPHOBE 45

haineux sur les immigrés et notamment sur les musulmans sans jamais
les avoir sollicités. C’était également le cas dans mes conversations
informelles avec les militants, à l’instar de la scène rapportée en début
d’article, régulièrement ponctuées de propos xénophobes totalement
banalisés. Ce racisme « ordinaire » m’était d’ailleurs plus insupportable
que la xénophobie organisée mise en scène lors de manifestations offi-
cielles du fait que je connaissais et fréquentais les auteurs de ces propos.
Il est alors aisé de comprendre les raisons pour lesquelles je trouvais
« mes » indigènes détestables.
Je suis d’ailleurs loin d’être la seule à avoir cette opinion des léguistes.
Le parti est largement attaqué dans les médias et les milieux intellectuels,
ce qui ne paraît pas étonnant au regard de ses positions xénophobes.
Pourtant, quand on lit ces invectives, on s’aperçoit qu’elles portent moins
sur le contenu xénophobe des discours léguistes, que sur l’accent de leurs
représentants, « l’ignorance » de leurs électeurs, la « vulgarité » de leur
leader (Bossi), l’autodidaxie de leur personnel politique.

La Ligue du Nord

Dans l’offre politique de la Ligue, la rhétorique ouvertement xénophobe


occupe désormais une place centrale. Contraint d’abandonner le projet
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indépendantiste pour pouvoir s’allier avec Silvio Berlusconi lors des élections
législatives de 2001, Umberto Bossi, fondateur et leader du parti, devait trouver
une nouvelle façon de distinguer la Ligue des autres partis de droite. Ce parti a
toujours existé en débordant l’offre politique considérée comme légitime à un
moment donné et s’est ainsi engagé dans une surenchère de radicalité. Parti
fédéraliste lors de ses premiers grands succès du début des années 1990, au
moment où parler de fédération paraissait incongru, la Ligue a ensuite vu tous les
grands partis, de gauche comme de droite, devenir fédéralistes. Durcissant son
offre, la Ligue se déclare alors indépendantiste pour continuer à exister,
notamment face à Forza Italia, le parti de Silvio Berlusconi. En 1996, avec un
programme sécessionniste, la Ligue devient le premier parti du Nord. Mais le
« rêve padan » tarde à se réaliser et empêche la Ligue de s’allier avec d’autres
partis en l’excluant ainsi de la vie politique. Après avoir troqué la sécession contre
une alliance électorale avantageuse avec Silvio Berlusconi, Umberto Bossi investit
un terrain inexploré en Italie : il fait de la Ligue le seul entrepreneur politique de
la xénophobie. Si l’Alliance nationale de Gianfranco Fini (parti d’ascendance
fasciste) prône une politique migratoire restrictive, elle est aussi engagée depuis le
début des années 1990 dans une tentative réussie de normalisation et n’a aucun
intérêt à s’exposer à des accusations de racisme. En revanche, Umberto Bossi,
toujours à la recherche d’une âme protestataire donnant une visibilité à son parti,
se lance dans la campagne anti-immigration sans complexes. Le discours léguiste
concentre son invective sur la « culture islamique », conçue comme un ensemble
homogène et historiquement immobile. L’islam est supposé incompatible avec la
« civilisation chrétienne européenne », comme le montrerait la « guerre mortelle
qui depuis mille deux cents ans met aux prises l’Europe et le monde islamique ».
Umberto Bossi invoque alors le « droit à l’autodéfense culturelle », une « réaction
naturelle » face au phénomène migratoire.
46 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Les travaux d’Ilvo Diamanti [1993 et 1996] ont mis en évidence que
la Ligue s’est implantée dans une aire géographique précise. Il s’agit de
l’aire préalpine traversant l’Italie septentrionale d’est en ouest. Le vote
léguiste s’enracine dans les zones les plus au nord du pays qui sont péri-
phériques par rapport aux concentrations urbaines majeures (Milan,
Turin, Gênes, Venise) et extérieures aux régions proprement alpines. À
l’intérieur même de cette zone, la Ligue obtient les scores les plus élevés
dans les localités petites et moyennes (pas dans les chefs-lieux de pro-
vince), où le taux d’industrialisation est plus fort, où le taux de
tertiarisation est plus faible (tant dans le privé que dans le public), où le
poids des indépendants est très important et où le taux de chômage est le
plus bas. Selon le même auteur, l’électorat léguiste est composé majori-
tairement d’ouvriers, employés et petits commerçants et indépendants,
ayant un faible niveau d’études et vivant dans les petites villes et villages
industriels de la région préalpine.
Cette population est porteuse d’un certain nombre de stigmates qui,
à en juger par un article de Jean-Luc Douin en première page du Monde
des Livres du 31 mai 2002, définissant Vérone (située en zone d’in-
fluence léguiste) comme une « ville bigote, près de ses sous, qui a la
réputation d’abriter une population sectaire, grossière, d’une ignorance
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crasse », ont désormais dépassé les frontières nationales. La Ligue a
ouvertement investi ce stigmate pour fidéliser son électorat populaire et
préalpin en dénonçant l’oppression culturelle des Padans et le
« racisme » dont ils feraient l’objet. Mais, ce faisant, l’image du
léguiste et celle de l’homme dit du « Nord profond » ont fini par coïn-
cider. Ces gens considérés comme rudes, ignorants, racistes, parlant le
dialecte, fermés au monde et à la diversité sont forcément des léguistes
aux yeux des citadins cultivés du Nord et encore plus aux yeux des
Italiens du Sud. Bien qu’elle puisse canaliser des frustrations, cette
image n’en reste pas moins difficile à assumer et crée au parti des dif-
ficultés de recrutement. Le responsable du mouvement de jeunesse du
parti (Jeunes Padans) me confiait à quel point il lui était difficile d’at-
tirer des jeunes dans la grande ville de Milan, et attribuait cette
difficulté à l’image de la Ligue diffusée par les médias : « Quelques tro-
glodytes alcoolos avec leurs vaches et mal habillés. C’est ça
l’image !! » Un article du célèbre journaliste Enzo Biagi, en première
page du Corriere della Sera du 23 février 2003, illustre bien le stigmate
dont les militants du parti sont porteurs. L’auteur se moque de l’initia-
tive des Jeunes Padans de Barlassina (petite localité lombarde) qui
organisaient une conférence sur la « culture lombarde », les croyants
visiblement incapables d’une quelconque initiative culturelle. Il tourne
également en dérision les « racines celtiques » dont ces derniers se
UNE ENQUÊTE AU SEIN D’UN MOUVEMENT XÉNOPHOBE 47

réclament. Commentant le fait que l’adjoint à la culture de la


Lombardie, le léguiste Ettore Albertoni, voulait distribuer dans les
écoles de la région un « vocabulaire et une grammaire des langues et
dialectes lombards », Enzo Biagi écrit : « Albertoni devrait avoir plus
de sens de la limite : qu’il fasse écrire à ses partisans (les léguistes)
equo, iniquo et innocuo (équitable, inique, inoffensif). Celui qui tombe
juste recevra une photo de Bossi le celtique, et en couleur en plus ! »
(soulignons que l’on parlait ainsi d’Umberto Bossi alors que ce dernier
était ministre et que le parti participait au gouvernement).
Ce mépris, essentiellement d’ordre social et culturel, est le même que
me renvoyaient mes amis italiens. Si, lorsqu’il enquêtait sur le FN,
Daniel Bizeul [2007] s’est, avec ses proches, trouvé confronté à des
blagues sur les chambres à gaz et les ratonnades (« alors combien
d’immigrés ont-ils tabassés aujourd’hui ? »), je n’ai pas observé ce
genre de réactions. Quand je disais à des amis, plutôt de gauche et
diplômés du supérieur, que j’avais des entretiens à faire avec des
léguistes, ils se mettaient à parler avec un accent nordique très prononcé,
à écorcher des accords du subjonctif et à sortir des vulgarités en dialecte
imaginant ainsi imiter mes interlocuteurs. Les militants du FN sont
certes exposés à la condamnation morale, mais s’ils font peur, c’est que
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d’une certaine façon on les prend au sérieux. Les militants léguistes,
eux, provoquent davantage le rire que la peur, la moquerie que
l’inquiétude. Plus que des militants d’un parti xénophobe, ce qu’ils sont
pourtant, on les considère comme des ignorants, certes racistes, mais
davantage bouffons que dangereux.
Dans un univers social nord-italien dans lequel il est normal de se
déclarer électeur de Silvio Berlusconi et est devenu respectable de se dire
partisan d’Alliance nationale, l’électeur léguiste porte seul le poids de
l’illégitimité3. Cette illégitimité est fondée davantage sur un stigmate
indissociablement social (associé aux milieux populaires faiblement sco-
larisés et récemment enrichis) et culturel (associé à l’aire dite du « Nord
profond ») que sur le positionnement idéologique du parti. Comme le
montre une recherche effectuée en 1997, les électeurs de la Ligue se dis-
tinguent certes par leur attitude de crainte et leur rejet de l’immigration,
mais guère plus que les électeurs d’Alliance nationale, ces derniers pré-
sentent même une attitude légèrement plus négative [Biorcio, 1997].
Pourtant, il n’existe pas un stéréotype de l’électeur ou du militant

3. Alors que la Ligue du Nord a obtenu un important résultat aux élections législatives
d’avril 2008 (plus de 8% au niveau national), tous les sondages (d’avant le vote ou de sor-
tie d’urne) avaient sous-estimé ce succès. Preuve que les électeurs du parti peuvent avoir
honte de leur choix et donc le dissimuler.
48 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

d’Alliance nationale. Si vous vous dites partisan de ce parti, on va certes


vous situer à droite de l’échiquier politique, mais vous ne passerez pas
pour autant pour un analphabète. Adhérer à ce parti, qui compte parmi
ses représentants des anciens partisans de la République de Salò, est
aujourd’hui plus respectable que d’être léguiste.
La Ligue, notamment depuis le 11 septembre 2001, n’a pas non plus
le monopole de l’islamophobie. Il suffit de lire le best-seller de la jour-
naliste Oriana Fallaci (considérée jusqu’alors de gauche), La Rage et
l’Orgueil [2002], au contenu profondément antiarabe et antimusulman,
pour se rendre compte qu’elle ne disait pas des choses fondamentale-
ment différentes de celles proférées par Umberto Bossi. Mais Oriana
Fallaci lançait son invective depuis une autre position sociale (celle
d’une intellectuelle largement consacrée et, qui plus est, féministe),
position qui lui a ouvert les pages du plus influent quotidien italien, Il
Corriere della Sera (où elle signait ses éditoriaux) et a rendu son dis-
cours respectable (et pas seulement à droite). Il est donc évident qu’il
existe des interférences entre jugements politiques et jugements de
classe : derrière la condamnation du racisme léguiste, dont je ne remets
pas en cause la virulence, sommeille un mépris de classe.
Ce mépris, omniprésent dans la presse et le débat politique, transpa-
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raît également dans des travaux universitaires consacrés à la Ligue.
C’est ainsi que Lynda Dematteo a intitulé sa thèse De la bouffonnerie
en politique. Ethnographie du mouvement Lega Nord en Bergamasca.
Dans cette thèse, le terme « grotesque » revient un nombre incalcula-
ble de fois pour définir les léguistes ou leurs actions, tout comme les
termes « pathétique », « ridicule », « carnavalesque », « clownesque »
[Dematteo, 2002]. La Ligue n’est pas le seul objet pour lequel se pose
la question du mépris intellectuel. Les Back, qui travaille sur l’extrême
droite anglaise, souligne ainsi à quel point les anthropologues prennent
au sérieux la culture des « autres », y compris dans ses manifestations
les plus violentes (guerres tribales, chasseurs de têtes), mais pas la cul-
ture populaire anglaise quand elle fait preuve de racisme. Dans un cas
se moquer est gravement ethnocentrique, dans l’autre on le fait couram-
ment sans se faire accuser d’ethnocentrisme de classe [Back, 2002].
Dans un tel contexte politique et scientifique, il n’était pas aisé de
prendre position vis-à-vis de mes enquêtés. Considérant qu’il est de
toute façon impossible de ne pas choisir son camp, Howard Becker,
dans un texte intitulé « Whose side are we on ? », appelle à prendre
parti pour les dominés. Concernant des objets explicitement politiques,
il résume ainsi la question : « Nous prenons le parti des opprimés
(underdog) ; nous sommes pour les nègres et contre les fascistes »
[Becker, 1967, p. 244]. Mais les oppositions ne sont pas toujours si
UNE ENQUÊTE AU SEIN D’UN MOUVEMENT XÉNOPHOBE 49

simples : et si les « fascistes » étaient aussi des dominés ? Dans mon


cas, d’un côté, je ne peux que réprouver les opinions et actions poli-
tiques des léguistes et donc être contre les « fascistes ». De l’autre, me
joindre au chœur unanime de dénonciations, sachant sur quels argu-
ments elles sont fondées, me met mal à l’aise puisque, en bonne
sociologue, je suis, comme Howard Becker, du côté des « dominés ».
Prise entre ces deux exigences, j’ai essayé, en guise de compromis,
de déconstruire les stéréotypes sociaux que tout le monde tient pour
acquis, non pour réhabiliter le parti, mais, au contraire, pour montrer
que les léguistes, qui font rire tout le monde, ont une idéologie et des
pratiques qui sont loin d’être drôles. Les « bouffons » dont se gaussent
certains ont été au gouvernement pendant cinq ans (2001-2006), où ils
détenaient le ministère du Travail, de la Justice et des Réformes, et
viennent, au moment où j’écris (avril 2008), de retrouver le pouvoir. Ils
ont conçu la loi sur l’immigration et presque réussi à changer la consti-
tution pour mettre en place un État fédéral dans lequel l’éducation, la
police et la santé auraient été des prérogatives des régions (la loi a été
approuvée au Parlement mais rejetée par la population qui devait la
valider par référendum). Cette voie de compromis que j’ai essayé
d’emprunter est très étroite. En effet, la Ligue s’emploie également, à
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sa manière, à déconstruire les stéréotypes dont est porteur le « Nord
profond ». Elle fait même du retournement de ce stigmate un argument
électoral et le fondement de l’appartenance partisane de ses militants.
Elle utilise le mépris avec lequel on considère le parti et son électorat
pour affirmer que les léguistes n’exercent pas le racisme mais le subis-
sent. Trouver la juste distance en tenant à l’écart à la fois la
dénonciation et la légitimation (même involontaire) n’est donc pas aisé.
Surtout quand les « indigènes » ont leur propre point de vue sur la rela-
tion qu’ils souhaitent entretenir avec « leur » ethnographe.

LA RELATION DE « L’OBJET » À « SON » ETHNOGRAPHE

Selon Judith Freidenberg [1998], les anthropologues ont été


tellement préoccupés par le rôle du chercheur dans la structuration de
l’interaction avec les indigènes, que les attentes de ces derniers quant à
cette même interaction ont été minimisées. Dans mon cas, il m’était
pourtant impossible de minimiser les attentes indigènes qui m’ont été
très clairement signifiées. Au début de mon enquête, en 1999, je me
suis présentée à mon premier interlocuteur (un permanent qui anime
une association culturelle affiliée à la Ligue) comme une étudiante en
ethnologie. D’habitude, en Italie, je me déclare sociologue, tout
50 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

simplement parce que l’ethnologie est une discipline quasi-inconnue


(parfois on a compris que je faisais de l’étymologie ou même de
l’œnologie…). Mais, avec les léguistes, je craignais qu’étudiante en
sociologie ne sonne trop « gauchiste » et j’ai donc préféré ethnologue.
J’ai alors été très surprise de voir que mon premier interlocuteur et les
suivants savaient ce qu’était l’ethnologie. Certains étaient même
véritablement fascinés par la discipline. Pourquoi un tel engouement
pour une discipline minoritaire dans le champ académique et méconnue
du grand public ?
Par rapport aux autres micro-nationalismes européens, la revendica-
tion padaniste est souvent présentée comme un « cas limite » puisqu’on
considère que sa « base historique et culturelle » est « inexistante »
[Keating, 1998]. Certes, les tenants du nation building, tels Ernest
Gellner, Eric Hobsbawn et Benedict Anderson, ont montré que la
nation est toujours le résultat d’un processus social de construction
identitaire ; mais les idéologues de la padanité, ne disposant pas d’un
substrat culturel et d’un sentiment d’appartenance facilement mobilisa-
bles, doivent les inventer de toutes pièces. C’est pourquoi l’ethnologie
peut représenter pour eux une ressource intéressante. D’autres mouve-
ments nationalistes ont utilisé l’ethnologie ou le folklore afin de
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codifier une « culture nationale » [Thiesse, 1999]. Parfois, les ethno-
logues ont même été les instruments directs d’opérations politiques
fondant la séparation ethnique [Chiva, 1996]. Dans le cas de la Ligue,
pas d’ethnologues attitrés, mais cette discipline a eu un rôle particuliè-
rement important dans la socialisation politique des fondateurs du parti.
De nombreux dirigeants, dont Bossi lui-même et Gilberto Oneto, le
principal idéologue de la cause padane, ont participé au comité de
rédaction de deux revues à moitié scientifiques et à moitié militantes
d’ethnologie, Etnie (1981-1992) et Etnica (1993-1994), centrées sur les
revendications des « peuples minoritaires » (des Touaregs aux
Occitans). Depuis 1995 paraît Quaderni Padani, dirigée par Gilberto
Oneto, qui se veut l’héritière d’Etnie et d’Etnica, mais s’occupe exclu-
sivement de la cause padane. Pour l’intelligentsia léguiste, l’ethnologie
est donc la science défendant les peuples minoritaires, parmi lesquelles
ils placent les Padans, dont « l’identité » et la « culture » sont oppri-
mées et doivent être défendues. En conséquence, une ethnologue
venant de France pour étudier le mouvement padaniste ne pouvait être
qu’une alliée aux yeux des léguistes. Un autre facteur a accentué cette
proximité « allant de soi » : le fait que je sois originaire de Brescia,
petite ville du Nord de l’Italie, fait de moi, aux yeux des léguistes, une
« Padane ». Pour toutes ces raisons, les militants attendaient de moi que
je montre enfin, grâce à mes compétences scientifiques, la légitimité de
UNE ENQUÊTE AU SEIN D’UN MOUVEMENT XÉNOPHOBE 51

la cause padane décriée en Italie tant par la presse et l’opinion publique


que par les universitaires.
Être perçue comme une alliée a rendu mon enquête non seulement
possible, mais également facile : les portes s’ouvraient à moi sans aucune
difficulté, j’étais conviée à des événements, je pouvais vagabonder au
siège du parti en toute liberté. Je suis également entrée facilement dans
un réseau d’interconnaissance, ce qui m’a permis d’enchaîner les
entretiens. Pourtant, il était impossible d’accepter ce rôle d’alliée à part
entière sans que la fameuse juste distance ne devienne une distance
inexistante. Pour Jeanne Favret-Saada, la juste distance en ethnologie est
moins le maintien de l’observateur dans une voie moyenne, à mi-chemin
de soi et de l’autre, que l’incessant parcours des différentes places que les
membres de la société d’accueil vous assignent [1997]. Si on lui a
assigné des rôles difficiles à tenir lors de son enquête (de guérisseuse à
ensorceleuse), elle a pu néanmoins éthiquement les jouer. Or, il était pour
moi impossible d’accepter d’être « l’alliée naturelle » du mouvement,
l’ethnologue attitrée du padanisme, sans que cela m’entraîne trop loin.
Ainsi, j’ai dû refuser à plusieurs reprises d’écrire pour le quotidien du
parti et de parler lors de réunions. Je me suis même enfuie du studio de
la radio partisane où, en direct, le plus important idéologue du parti,
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voulait me forcer à prendre la parole. Mais je ne pouvais pas non plus
refuser en bloc cette image d’alliée sans remettre en cause la réussite de
mon enquête. Je m’abritais alors derrière la « neutralité » scientifique, en
laissant croire que si je ne participais pas c’était par éthique
professionnelle et non à cause de mon positionnement politique, sur
lequel je restais la plus floue possible. La neutralité scientifique derrière
laquelle je m’abritais était crédible uniquement parce que les léguistes ne
maîtrisent pas les positionnements idéologiques du champ universitaire
français. On n’aurait jamais cru qu’un chercheur italien puisse être
neutre, on lui aurait demandé le nom de son directeur de thèse et on
l’aurait ainsi facilement étiqueté.
Paradoxalement, les personnes qui m’ont le plus aidée dans mon
enquête n’étaient pas dupes quant à mes idées politiques. L’un d’eux
(ancien militant d’extrême gauche) m’appelait même « l’espionne de
D’Alema » (à l’époque, Massimo D’Alema était le secrétaire du parti des
Démocrates de gauche, héritier du Parti communiste italien) et m’a dit,
quand de blonde je suis devenue rousse : « Ah non ! Comme ça, on voit
vraiment trop que tu es de gauche ! ». Néanmoins, aux yeux de la grande
majorité des militants rencontrés, j’étais « une des leurs » et je ne les ai
pas démentis. Le « monde padaniste » (comme l’appellent les militants
eux-mêmes) est très fermé : il s’agit d’un groupe minoritaire et
autoréférentiel dans lequel une position de franche opposition n’était pas
52 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

concevable. Dans les entretiens, quand j’ai essayé de contredire


gentiment mes interlocuteurs, cela a provoqué la plus grande
incompréhension. Je ne récoltais dans ce cas ni agressivité, ni
provocations. Mes interlocuteurs ne comprenaient tout simplement pas.
Pourquoi est-ce que je rompais la solidarité qui règne entre partisans
d’une même cause (surtout si minoritaire et illégitime) ? Pourquoi gâcher
ce plaisir de « l’entre soi » qui caractérise les échanges partisans ? La
communication s’interrompait, les militants commençaient à se sentir mal
à l’aise et moi aussi. J’ai donc rapidement abandonné l’idée d’un échange
contradictoire et je les ai laissés croire à ma sympathie pour la cause
padane, tout en négociant une distance « au nom de la science ». Cette
posture, que Jean-Pierre Olivier de Sardan nomme « cynisme
méthodologique » [2000, p. 428], n’a pas été un choix, elle s’est imposée
à moi, en pleine enquête, comme la seule manière possible de me faire
accepter sur le terrain sans pour autant me faire « embrigader » dans le
mouvement. Je ne tire aucune fierté de cette duplicité, bien au contraire,
et ce n’est donc pas pour mettre en avant ma grande capacité
d’intégration, voire d’infiltration, que j’expose ici le récit de mon enquête.
Ce positionnement, s’il a rendu mon terrain possible, a aussi mar-
qué mon enquête en m’imposant des contraintes et des limites. La
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proximité que je devais faire semblant de partager rendait en effet déli-
cat le maintien de la distance négociée en tant que « scientifique ». Pour
échapper à l’empressement des militants, je n’ai donc jamais pu rester
plus de deux mois de suite sur le terrain (terrain qui a duré plus de trois
ans, mais qui s’est donc fait « en pointillés »). Le temps de renouer les
contacts, mener de nouveaux entretiens, faire de l’observation lors
d’événements organisés par le parti et repartir avant qu’une trop grande
familiarité ne s’installe rendant difficiles mes refus de participer. Une
enquête à la fois « par immersion » et de longue durée était alors inen-
visageable. Cette proximité idéologique présumée m’empêchait
également d’accéder à une plus grande proximité « humaine » avec les
militants. J’ai en effet constamment menti quant à ma vie privée, qui ne
cadre pas avec ce qu’on peut attendre d’une sympathisante léguiste, et
j’ai totalement cloisonné les deux univers. À titre d’exemple, j’ai donné
à mes enquêtés un numéro de téléphone portable que j’utilisais unique-
ment en Italie et qui restait éteint le reste du temps. Si un nombre très
restreint de personnes avait mon adresse mail, je n’ai jamais donné le
numéro de mon domicile parisien, ni de mon portable français et j’ai
éludé la question quand l’un de mes informateurs privilégiés a émis le
souhait de me rendre visite à Paris. La seule fois où ce cloisonnement
a été remis en cause, lorsque j’ai croisé dans le métro parisien un mem-
bre de la droite radicale française connu à une conférence léguiste, j’ai
UNE ENQUÊTE AU SEIN D’UN MOUVEMENT XÉNOPHOBE 53

été véritablement prise de panique, j’ai feint de ne pas le reconnaître et


je suis descendue au premier arrêt.
Cette duplicité s’est révélée particulièrement pénible à la fin de mon
enquête quand je me suis rendue sur le terrain visiblement enceinte. Les
militants, que je côtoyais depuis trois ans, étaient sincèrement heureux
pour moi et voulaient des détails. Qui était l’heureux papa ? Comment
allait s’appeler la « petite Padane » ? Je me suis alors entendue répon-
dre, alors que je ne l’avais pas prémédité, que Maurice (le père de ma
fille s’appelle Mostapha) était très content de la venue prochaine
d’Elisabeth (ma fille s’appelle Yasmine). Ce mensonge spontanément
sorti de ma bouche est intéressant parce qu’il souligne la force des
normes régissant la sociabilité militante. Étant en toute fin de terrain, je
n’avais pas besoin de mentir. Même si les padanistes n’auraient certai-
nement pas apprécié mon choix de faire un enfant avec, selon leurs
catégories, un « Arabe » donc présumé « musulman » et évidemment
« intégriste », qu’est-ce que j’avais à perdre ? Ils n’auraient pas pu
saboter mon enquête, elle était terminée. Si j’ai menti, c’est pour ne pas
rompre la complicité qui régissait mes échanges avec les militants, pour
rester dans l’ambiance « d’entre soi » qui caractérise ce milieu, ce qui
implique de ne pas fréquenter certaines catégories de personnes. Si j’ai
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ressenti le poids de la norme partisane, au point de mentir pour ne pas
m’exposer au jugement des autres membres du groupe, alors que je
n’adhère pas à cette même norme, j’imagine à quel point elle doit
influer sur le destin individuel des militants léguistes.
Cette « double vie » me mettait mal à l’aise. Quand je me retrouvais
dans une rencontre partisane où se manifestait explicitement la xénopho-
bie, je me sentais coupable envers mes convictions et mes proches que
j’avais l’impression de trahir. En revanche, il m’est souvent arrivé, lors
d’entretiens ou de dîners avec les militants, moments lors desquels peut
se créer une empathie non empreinte d’éléments idéologiques, de me
sentir fautive envers mes enquêtés qui me croyaient une alliée et donc, en
quelque sorte, que je trompais aussi. Le fait d’abuser mes interlocuteurs,
en effet, ne me paraissait pas automatiquement justifié par le fait que la
Ligue est un parti xénophobe. Cette posture, qui est celle de la conflict
methodology, se justifie, selon ses partisans, puisque le but est de démas-
quer des institutions puissantes (un anthropologue américain a fait
semblant d’être un novice pour son travail sur une secte pentecôtiste, un
autre s’est fait passer pour un malade dans un hôpital psychiatrique)
[Punch, 1994]. Elle ne me semble pourtant pas éthiquement satisfaisante.
C’est pourquoi, je me sentais aussi fautive envers ma discipline : alors
que je donnais des cours de méthodes d’enquête ethnographiques à l’uni-
versité et que j’expliquais à mes étudiants l’importance d’établir un
54 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

« contrat » clair avec les enquêtés sans leur mentir sur la raison de leur
présence sur le terrain, moi je faisais exactement le contraire.
Je n’ai pas trouvé de solution face à ce malaise et, je l’avoue, j’ai été
soulagée quand j’ai pu mettre un terme à mon terrain. Néanmoins, j’ai
adopté une attitude qui rendait, à mes yeux, ma relation à mes enquêtés
sinon sincère, du moins acceptable. J’ai décidé de prendre les militants
léguistes, qui sont la risée de tout le monde, au sérieux. Je les ai pris au
sérieux quand ils déclamaient en vers leur adhésion à la cause padane
[Avanza, 2003a], quand ils débattaient pendant des heures de la « langue
padane » (qui ne compte aucun locuteur) [Avanza, 2005], me parlaient
avec fierté de leur origine celtique [Avanza, 2003b], ou organisaient des
visites touristiques sur les « lieux emblématiques de la padanité ». J’ai
pris au sérieux tout ce qui est considéré comme folklorique et grotesque
au sein du léguisme. Même si je ne conteste pas le caractère inventé de
la revendication identitaire léguiste, j’ai décidé de la prendre au sérieux
tout simplement parce qu’elle est sérieuse pour les militants rencontrés
sur le terrain. Je me suis donc intéressée à ce que ces militants font (de la
défense des dialectes aux rondes nocturnes contre les immigrés) comme
s’il s’agissait de membres d’un parti quelconque (donc un parti
« sérieux »). En définitive, pour reprendre le Guide de l’enquête de
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terrain cité plus haut, moi aussi je me retrouve, paradoxalement, à
« rendre justice » à des « pratiques mal comprises ou méprisées », rien
que par le fait de prendre leur existence en considération. Tout cela peut
paraître une évidence, d’autant plus que je ne suis pas la première à
invoquer la nécessité de prendre les entreprises identitaires au sérieux
[Clifford, 2000], ni à considérer qu’il faut prendre en compte le point de
vue des indigènes, aussi déviants soient-ils. Comme l’a montré Howard
S. Becker [1985, p. 196], « si nous ne parvenons pas à restituer… la
réalité dans laquelle sont engagées les personnes que nous avons
étudiées, la réalité qu’ils créent en donnant un sens à leur expérience, et
par référence à laquelle ils agissent, nous ne produirons pas une analyse
sociologique satisfaisante du phénomène que nous cherchons à
expliquer ». Pourtant, à en juger par l’état de la littérature sur la Ligue,
cette approche, qui permet d’éviter la dérision ou le sarcasme souvent
associés à ce type d’objets, est rarement mise en œuvre.

CONCLUSION

Être confrontée à « l’autre » politiquement « répugnant » [Harding,


1991] m’a obligée à désenchanter l’image que je me faisais de la relation
ethnographique et à mettre au jour des mécanismes qui restent souvent
UNE ENQUÊTE AU SEIN D’UN MOUVEMENT XÉNOPHOBE 55

sous-jacents dans des enquêtes « par empathie »4. Les ethnographes


travaillant sur des mouvements avec lesquels ils se sentent en empathie
(mobilisations altermondialistes, luttes féministes, entrée en politique de
groupes indigènes) ne sont pas contraints de se poser avec la même
acuité les questions auxquelles j’ai été confrontée de force : quelle est la
nature de mon « alliance » avec mes indigènes ? Qu’attendent-ils de
moi ? Pourquoi, en tant qu’ethnologue, ma sympathie leur semble aller
de soi ? Quel type d’usages font-ils de mon savoir ? Ces questions sont
autant d’interrogations méthodologiques invitant l’ethnographe à
objectiver sa position, que de sources de connaissance sur le groupe
étudié. Ainsi, je n’aurais jamais soupçonné l’importance qu’a eue
l’ethnologie (dans sa version ethniciste) dans la socialisation politique
des idéologues du parti si je n’avais été confrontée au rôle « d’ethnologue
de service » qu’ils m’ont attribué. La réflexivité ne peut en effet se suffire
à elle-même. Elle n’a de sens que si elle nous éclaire davantage sur les
« indigènes » que sur l’ethnographe.
Si elle présente des avantages heuristiques certains, l’enquête sur
« l’autre » politiquement détestable connaît néanmoins des limites. Il
me semble notamment très difficile de mener ce genre d’enquête sur
une très longue durée. Il a d’ailleurs été rapidement évident à mes yeux
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qu’il me serait impossible de continuer à travailler sur la Ligue une fois
ma thèse achevée. En effet, je partage le constat d’Alban Bensa
lorsqu’il considère que l’ethnographie de longue durée ne peut pas se
développer si les intérêts du chercheur et ceux des enquêtés ne conver-
gent pas, au moins en partie. Dans son cas, il s’agit d’un accord
politique puisque les Kanaks considèrent qu’il va leur laisser l’histoire
du futur pays kanak (voir sa contribution dans ce même ouvrage). Dans
mon cas, trouver une convergence était plus difficile. La longue durée
est particulièrement inenvisageable si l’on songe à la question de la res-
titution. De plus en plus d’ethnographes considèrent que les
informations recueillies doivent, d’une manière ou d’une autre, retour-
ner aux indigènes. Ce retour est le plus souvent imposé par les codes
éthiques que la quasi-totalité des pays anglo-saxons font signer aux
chercheurs avant de les autoriser à mener une enquête. Les courants les
plus progressistes, comme les études féministes, soutiennent même que
la restitution est une obligation éthique du chercheur qui contribuerait
ainsi à « l’empowerment » des informateurs et de leur communauté
[Patai, 1991, p. 147]. Un tel diktat éthique suppose que les mobilisa-
tions auxquelles les chercheurs s’intéressent sont toutes à soutenir. Il

4. L’apport heuristique de ce genre de situation d’enquête est également souligné par


Johanna Esseveld et Ron Eyerman [Esseveld, Eyerman, 1992].
56 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

est clair que je n’ai nullement envie de participer à « l’empowerment »


des militants léguistes, ni de les voir se réapproprier des résultats de
mon enquête. Il est alors difficile d’envisager une étude de très longue
durée sans que mes enquêtés ne réclament de lire ce que j’ai écrit à leur
sujet. Pour l’éviter, j’ai d’ailleurs choisi, pour l’instant, de ne rien
publier en Italie (sachant qu’il est difficile que les militants trouvent
mes articles publiés dans des revues scientifiques françaises).
Malgré ces limites et contraintes, si l’on veut se donner les moyens
de comprendre de l’intérieur des phénomènes importants (fondamenta-
lismes religieux, extrémismes politiques…) et éviter que ces objets ne
deviennent le monopole des journalistes et autres essayistes, il faut ces-
ser de considérer l’empathie comme une condition nécessaire pour
mener une enquête ou comme un implicite de la relation ethnogra-
phique. J’espère avoir contribué à montrer avec mon travail sur la
Ligue, après d’autres, qu’une enquête ethnographique sur un objet poli-
tiquement détestable est non seulement possible, mais qu’elle se révèle
un instrument particulièrement efficace pour rendre compte de points
de vue qu’on ne partagera pourtant jamais.
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3 : LE GENRE DE L'ANTHROPOLOGIE.
Faire du terrain au féminin

Marieke Blondet
in Alban Bensa et al., Les politiques de l'enquête

La Découverte | « Recherches »

2008 | pages 59 à 80
ISBN 9782707156563
DOI 10.3917/dec.fassi.2008.01.0059
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/politiques-de-l-enquete---page-59.htm
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3

Le genre de l’anthropologie.
Faire du terrain au féminin

Marieke Blondet

« Dans le village, j’étais la seule palagi (étrangère blanche) parmi plus


de 600 Samoans et je fus très vite le centre d’intérêt et de curiosité de
tous. Je ne pouvais rester seule plus de cinq minutes. Les enfants, parti-
culièrement curieux, s’agglutinaient autour de moi, me posant cent fois
les mêmes questions (mon nom ? mon âge ? ce que je faisais ici ?….) ou
se moquant de mon nez long et fin et de mes tâches de rousseur, particu-
larités physiques qui ne leur étaient pas familières. Les adultes, eux,
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cherchaient à savoir si j’étais mariée, si j’avais un compagnon, des
enfants ; en fait toute information qui puisse les aider à me situer dans
leur modèle de compréhension du monde. » (Journal de terrain, 2006).
Faire du terrain reste l’un des impératifs catégoriques de l’ethnologie,
discipline qui se définit par sa culture de l’enquête in situ [Althabe et al.,
1992 ; Copans, 1999]. C’est cette expérience et la méthodologie mise en
place qui détermineront l’apprentissage, puis la socialisation profession-
nelle du chercheur. C’est le passage par le terrain, encore, qui fait que
l’on est accepté ou non comme un « authentique ethnologue » et seules
les données tirées de cette enquête sont considérées comme « véritable-
ment anthropologiques » [Gupta et Ferguson, 1997]. Pourtant les
ethnologues font rarement état des difficultés de faire du terrain qui font,
elles aussi, partie intégrante de ce rite de passage. Les périodes de doute,
d’introspection, de solitude sont souvent passées sous silence. Dans le
milieu académique français une des difficultés particulièrement négligée,
alors qu’elle fait l’objet de nombreux ouvrages dans le monde anglo-
saxon, est celle liée au genre de l’ethnographe. Pendant mes études en
France, je ne m’étais moi-même jamais posé la question. Il m’a fallu
l’expérience du terrain pour prendre conscience des difficultés inatten-
dues, et souvent méconnues de nos collègues masculins, qu’être une
femme provoque, et ce particulièrement dans la toute première phase de
60 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

l’enquête. Évidemment, un ethnographe homme rencontrera lui aussi, à


ce stade, un certain nombre d’obstacles. Cependant, j’ai pu constater que
le genre féminin de l’ethnographe configure les premiers pas sur le ter-
rain d’une manière unique. La recherche s’en trouve complexifiée. Dans
les pages qui suivent, je présenterai en détail ces difficultés de l’entrée
sur le terrain si particulières aux ethnologues femmes. J’aborderai aussi
la situation singulière de mon terrain aux Samoa américaines où il m’a
fallu, en plus du reste, négocier avec l’héritage de Margaret Mead passée
là avant moi ; un souvenir qui renforça mes difficultés, en tant que
femme, à faire du terrain.

HOMMES ET FEMMES SUR LE TERRAIN

Les premiers pas sur le terrain sont toujours déterminants ; c’est d’eux
que va dépendre l’accès aux données dont l’ethnographe a besoin. Si cela
est vrai pour tout chercheur, il apparaît que ces premiers pas sont encore
plus subtils à négocier lorsqu’il s’agit d’une femme ethnographe. La
question notamment de son positionnement et de son intégration dans la
communauté qu’elle étudie se pose de manière vive. En effet, l’anthro-
pologie a montré que toute société possède un code plus ou moins strict
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de conduites et qu’elle attend de ses membres qu’ils le respectent. Bien
souvent, ces règles sont plus strictes pour les femmes que pour les
hommes. Dès son arrivée, l’ethnologue femme va se trouver aux prises
avec ce carcan et ce d’autant plus qu’elle est, par nature, non conforme
puisque étrangère et d’une culture différente. Une chercheuse aura donc
à redoubler d’attention quant à la manière dont elle va se positionner aux
yeux de la communauté. Si ces questionnements ont été peu étudiés
jusque-là, c’est peut-être qu’il existe en anthropologie, et malgré les évo-
lutions de nos sociétés, un archétype encore tenace du chercheur de
terrain : le mythe veut que l’ethnographe soit un homme blanc, solitaire,
vivant pour un an ou plus parmi des autochtones [Stocking, 1992a, p. 59
dans Gupta et Ferguson, 1997, p. 11]. La femme n’est pas prise en
compte par ce modèle. De plus, l’idéal-type du terrain a longtemps été
celui d’une expérience physique, voire dangereuse, avec lequel l’image
de la femme ne s’accordait pas non plus. Cette dernière était alors consi-
dérée comme relativement faible physiquement, moins ingénieuse face
aux périls et davantage menacée par les attaques sexuelles [Golde, 1970,
p. 5-6 ; Powdermaker, 1966, p. 53]. Akhil Gupta et James Ferguson
[1997, p. 18] rapportent même qu’aux États-Unis il arrivait, jusqu’à
récemment encore, de déconseiller certains terrains jugés plus « diffi-
ciles » aux jeunes chercheuses. Sachant que le milieu académique
FAIRE DU TERRAIN AU FÉMININ 61

valorisait, et valorise toujours selon moi, les terrains lointains, tant


géographiquement que culturellement, ces jeunes chercheuses se
voyaient, de fait, reléguées sur des terrains moins légitimes, ce qui pou-
vait avoir plus tard des conséquences sur leur carrière académique. Si
aujourd’hui ce type d’attitude semble être dépassé, je crois pourtant que
la vieille conception archétypale de l’ethnographe reste toujours plus ou
moins la référence dans le milieu académique, mais aussi dans l’esprit
des populations autochtones. Ceci ayant bien sûr des conséquences dans
la pratique du terrain. Que peut-on alors réellement observer ?

Une enquête aux Samoa américaines

Pour ma thèse de doctorat, j’ai choisi de travailler dans le Pacifique Sud, aux
Samoa américaines, un petit groupe de cinq îles et trois atolls situé à l’est de
Samoa et sous administration états-unienne. Ce territoire jouit d’une certaine
autonomie dans ses affaires internes mais dépend des États-Unis pour ce qui est de
la diplomatie et du commerce international. Ce qui m’intéressait plus
particulièrement dans ces îles était la création, par le gouvernement fédéral
américain, d’un parc national, avec en son sein des villages samoans dont les
familles étendues possèdent toujours, de manière communautaire, les terres
protégées par le parc. Pour utiliser ces espaces et en préserver les ressources
naturelles, le Service des parcs nationaux verse un loyer à ces familles, revenu en
échange duquel elles acceptent certaines restrictions dans leurs usages de
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l’environnement naturel. Je souhaitais étudier l’interface entre le parc, un acteur
d’origine étrangère, et les populations locales. J’étais tout particulièrement
intéressée par les possibles répercussions de cette implantation sur la chefferie et
l’organisation sociale, ainsi que sur la perception, par les locaux, de leur terre
coutumière. Pour ce faire, je me suis installée plusieurs mois dans un des villages
situés à l’intérieur des limites du parc et y ai observé la situation.

Si l’on regarde de plus près les terrains proprement samoans, force


est de constater que la majorité des travaux ethnographiques produits
sur ces îles sont le fait d’ethnologues hommes [Freeman, 1996 et 1999 ;
Holmes et Holmes, 1992 ; O’Meara, 1990 ; Tcherkezoff, 2003], à l’ex-
ception notable de la célèbre recherche de Margaret Mead [1928, 1963]
sur l’adolescence, intitulée Coming of Age in Samoa et de quelques
autres qui n’ont pas ou peu connu de publication hors du milieu univer-
sitaire. Que nous disent ces ethnologues hommes des difficultés de
faire du terrain à Samoa ? Tim O’Meara [1990, p. 36] raconte comment
il a été capable de se positionner dans son village en capturant deux tor-
tues de mer et en les offrant au chef matai1 chez qui il habitait. Avant

1. Matai est le terme qui qualifie de manière générique les chefs samoans. On devient
matai de son aiga (famille étendue) de deux façons : soit parce que l’on a été choisi par
consensus des membres de l’aiga pour être à la tête de celle-ci, soit parce que ce chef de
famille va lui-même nommer des matai de rang inférieur pour le servir. Il arrive aussi
62 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

cet exploit, il était traité comme un hôte d’honneur dont les seules
activités étaient manger, dormir et rester étendu toute la journée sur un
matelas. Pour changer ce statut et s’intégrer d’avantage à la commu-
nauté, O’Meara choisit une des activités masculines les plus
valorisées : la pêche à la tortue. Sa réussite changea la position qu’il
avait aux yeux des villageois et son intégration s’en trouva immédiate-
ment facilitée. Il gagna ainsi en prestige et se vit, par la suite, offrir un
titre de matai qui lui permit de participer aux conseils du village et à sa
vie politique. Rarement une femme ethnographe rencontrera une telle
opportunité. La raison en est simple : cette forme de pêche hautement
valorisée n’est pas une activité féminine. Il existe évidemment des
occupations typiquement féminines que j’aurais pu pratiquer, comme la
vannerie. Cependant, même avec le plus grand des succès, je n’aurais
jamais acquis un statut autre que celui d’une femme habile de ces
mains. Etant une femme, je ne disposais d’aucun moyen pour impres-
sionner les villageois car aucun Samoan ne s’attend à ce qu’une femme
le fasse. Une femme sur le terrain se voit immédiatement renvoyée aux
codes de conduite de la société qu’elle étudie. Elle ne bénéficie pas, par
conséquent, des mêmes occasions qu’un homme pour se positionner et
son intégration en sera plus problématique. Un autre exemple renforce
encore cette idée, celui de Derek Freeman [1999, p. 204] qui explique
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qu’il fut adopté par une famille samoane, reçut également un titre de
matai et fut ainsi à même de participer aux affaires du village. On le
voit, O’Meara et Freeman, parce qu’ils sont hommes, purent pratiquer
des activités de prestige ce qui leur permit, par la suite, de recevoir une
position d’autorité dans la communauté et d’accéder à la vie politique
de la société samoane.
Ce dernier exemple met en lumière une autre difficulté due au sexe de
la chercheuse : celle qu’elle peut rencontrer dans son accès à certaines
dimensions de la vie sociale et aux données utiles à sa recherche. En
effet, dans une société où tout ce qui a trait au politique n’est pas, tradi-
tionnellement, du domaine féminin, être une femme devient un
paramètre important de la recherche. Et lorsque comme moi on travaille
sur des questions politiques relatives aux terres samoanes et à l’autorité
des matai, ce paramètre ne peut pas être occulté. Aux Samoa améri-
caines, les conseils de village, lors desquels les affaires de la
communauté sont débattues, ne sont pas un lieu où une femme est accep-
tée, exception faite des quelques-unes qui se sont vus remettre un titre de
matai par leur aiga. Mais aujourd’hui encore ce cas de figure est rare à

parfois qu’un titre de matai soit offert a une personne extérieure à l’aiga en marque de
respect ou pour services rendus.
FAIRE DU TERRAIN AU FÉMININ 63

Tutuila, la plus grande des îles des Samoa américaines, et est toujours
totalement interdit aux îles Manu’a. Il est donc exceptionnel qu’une
femme participe à un conseil de village. Même Derek Freeman, dans sa
critique des conclusions de Margaret Mead, nota les difficultés occasion-
nées par le genre de la chercheuse dans son accès à la vie politique
samoane. Il écrit [Freeman, 1996, p. 71] : « Pendant son séjour à Manu’a,
Mead n’eut aucune participation à la vie politique du village étant donné
qu’il existait à Manu’a dans les années 1920, une stricte prohibition à
l’encontre de la participation des femmes dans toutes les assemblées de
chefs lors desquelles étaient prises l’ensemble des décisions concernant
la vie économique, politique, cérémonielle et religieuse. »
Lors de mon propre terrain, j’eus la chance d’assister à un conseil
du village dans lequel j’avais élu domicile. Cependant il semble que
cela ait été le résultat d’un concours de circonstances. En effet, je fus
invitée au conseil à la dernière minute par un matai de rang inférieur
qui, je pense, n’en avait pas référé aux matai de plus haute autorité qui
dirigent le conseil et qui auraient peut-être, eux, refusé. Ensuite, étant
donné que j’étais arrivée la veille dans le village, ces matai de haut rang
saisirent l’opportunité de me présenter officiellement à l’ensemble des
autres matai, ainsi qu’au village tout entier. De plus, le conseil se
déroula en samoan et ne parlant pas cette langue, je ne représentais
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donc pas une menace. Enfin, ma qualité d’ethnologue a peut-être aussi
joué en ma faveur. J’avais, avant mon installation au village, fait la
connaissance de certains de ses matai les plus influents qui donc
connaissaient ma venue et l’objet de ma recherche. Qu’une ethnologue
– une personne, selon eux, éduquée et bénéficiant d’un certain crédit du
fait de son érudition supposée – puisse tout particulièrement s’intéres-
ser à leur village les remplissait de fierté : ils allaient pouvoir dire qu’ils
avaient avec eux « leur » anthropologue comme parfois celui-ci dit
qu’il a « ses » autochtones. Cependant cette légitimité provenait de cer-
tains chefs du village, des personnes de manière générale plus éduquées
que le reste des villageois. Ces derniers, à l’inverse, ne sachant pas for-
cément ce qu’était un ethnologue, ne m’accordèrent pas le même
crédit. Je reviendrai plus loin sur cette question de la représentation de
l’ethnologue que peuvent avoir les populations étudiées.
La mise en parallèle de ma propre expérience de terrain avec celles
décrites par des ethnologues hommes à Samoa, illustre bien les compli-
cations inhérentes à son genre qu’une chercheuse peut affronter.
D’autres ethnologues femmes, sur d’autres terrains, en ont également
fait l’expérience et leurs témoignages font écho au mien. Je pense
notamment aux très intéressants concepts développés par Peggy Golde
[1970, p. 5] en référence à cinq temps de l’enquête : la protection, la
64 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

conformité, la suspicion, la réciprocité et le choc culturel. Je ne


développerai ici que les trois premiers qui me semblent être les plus
pertinents au regard de mon expérience. Ces concepts, liés les uns aux
autres, vont être rencontrés à des moments différents de l’enquête, en
fonction de l’intégration progressive de la chercheuse dans la commu-
nauté. Ils auront un impact singulier et significatif sur l’ethnographe, le
déroulement de son enquête et la place qui lui sera faite dans cette
société.

LA PROTECTION

Ce que Peggy Golde [1970] entend par ce concept, n’est pas tant la
protection de la chercheuse, mais celle mise en place par la communauté
dans laquelle elle s’installe pour faire face à son intrusion. Étrangère au
groupe, l’ethnographe n’a pas, aux yeux des locaux, de justification à
être là et à participer à la vie de la communauté. En même temps, du fait
de sa différence, elle attire immédiatement l’attention et la curiosité des
gens. Au-delà elle inquiète : que peut-elle bien être venue faire ici ?
D’autant qu’étant une femme, seule bien souvent, elle provoque les
craintes de la communauté qui s’alarme de la séduction qu’elle pourrait
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éventuellement exercer sur les hommes du groupe. Pour maîtriser cette
menace potentielle, la société va mettre en place des stratégies de pro-
tection qui vont, dès lors rendre le travail d’approche de l’ethnographe
plus complexe. Pour contrebalancer la crainte des locaux vis-à-vis de
son sexe et de sa séduction, et se faire accepter, la chercheuse choisira
le plus souvent d’adopter une attitude des plus dignes et de coller au plus
près aux critères de moralité de la société étudiée.
J’ai fait l’expérience de ce concept de protection lors de mon premier
terrain : j’avais pris l’habitude de marcher seule dans le village après sept
heures du soir. Si cette attitude me permit de rencontrer davantage de
personnes et de mettre en place des contacts – ce qui était nécessaire au
début de ma recherche – cela n’encouragea pas les villageois à
m’accorder beaucoup de crédit. Ils interprétèrent à leur manière mes
allers et venues et pensèrent que j’étais peut-être à la recherche de
compagnie masculine. Lors de mon second terrain, résignée à changer
cette perception, j’adoptais une attitude totalement différente, plus
« respectable », et j’étais alors rarement hors de chez moi après la tombée
de la nuit. Une ethnographe doit toujours garder à l’esprit la perception
que la communauté peut avoir d’elle ainsi que la conformité que cette
société attend de ses femmes : souffrir d’une réputation de séductrice, par
exemple, peut ôter tout sérieux à la chercheuse et s’avérer extrêmement
FAIRE DU TERRAIN AU FÉMININ 65

nuisible pour son accès aux données. À ma connaissance, un homme


ethnographe se trouve bien moins fréquemment confronté à la remise en
question de la légitimité de sa démarche, et sa séduction supposée ne sera
que rarement crainte et critiquée. L’existence de l’image stéréotypée de
la femme blanche libérée sexuellement renforce encore cette différence
de traitement et la peur villageoise de voir ses hommes séduits et
détournés de leur communauté par cette étrangère. Avant les années
1970, les Blancs, hommes et femmes, bénéficiaient encore d’une grande
déférence de la part des sociétés non occidentales. Mais depuis, le
stéréotype de la femme blanche facile a été largement diffusé et les
ethnographes femmes ont vu disparaître l’estime dont elles faisaient
l’objet autrefois. Aujourd’hui lorsqu’un village voit arriver une
chercheuse, seule le plus souvent, étrangère et blanche, il l’identifie
immédiatement aux images stéréotypées qu’il possède et, en réaction, il
mettra en place des stratégies de protection.
L’expérience de Sabine Strasser et Ruth Kronsteiner [1993, p. 170],
deux chercheuses autrichiennes qui réalisèrent un terrain dans la Turquie
rurale du début des années 1990, illustre très bien les difficultés liées aux
stratégies de protection de la communauté. Elle montre à quel point la
manière dont une femme ethnographe aura à se présenter et l’image
qu’elle va donner d’elle dès les premiers contacts sont fondamentales
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pour contrer les réticences des enquêtés. À leur arrivée ni l’une, ni l’au-
tre ne correspondaient au profil type de la jeune femme turque ; la femme
« indépendante » n’étant pas le modèle féminin normatif en Turquie.
Strasser était alors célibataire et Kronsteiner une jeune mère célibataire
dont le garçon était resté en Autriche. On a déjà dit que dans toute société,
les règles et cadres normatifs qui touchent les femmes sont plus strictes
que ceux appliqués aux hommes ; ces derniers, par exemple, seront rare-
ment mal jugés pour être divorcés ou pour avoir des relations sexuelles
avant le mariage. Strasser et Kronsteiner étant des femmes au profil hors
normes, il fut donc difficile aux villageois de les catégoriser selon leur
modèle normatif. Pour contrer les effets dus à leur genre et à leur non-
conformité, elles décidèrent, pour se présenter à leurs sujets, de cacher
une partie de leur identité tout en montrant de fortes valeurs morales, en
particulier face aux jeunes gens du village qui très souvent leur deman-
daient s’il était vrai que les Européennes couchaient facilement avec tous
les hommes. Un dernier paramètre vint encore renforcer les complica-
tions dues à leur sexe. Strasser, qui s’était présentée comme célibataire,
fut dès lors considérée selon les critères de la communauté, soit vierge et
disponible. Dans un contexte turc de forte migration vers l’Europe, ce
statut fit d’elle une candidate potentielle au mariage et la cible des espoirs
du village. Pour gérer ces tensions, les deux chercheuses décidèrent
66 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

finalement de garder une certaine distance avec les villageois. Elles


expliquent : « De cette manière, nous pouvions choisir entre les compor-
tements attendus de l’un et l’autre sexes, mais au prix de rester des
étrangères. Sans même l’avoir voulu, nous avions déjà décidé de rester
des étrangères en nous présentant comme deux femmes voyageant
seules. » [Strasser et Kronsteiner 1993, p. 172]. Elles font aussi remar-
quer que, pour une femme, cette attitude de repli ne sert pas le travail
d’enquête car si une femme ne peut parler de la manière dont elle orga-
nise sa vie, il y a peu de choses qu’elle puisse donner d’elle-même et il
ne peut alors y avoir beaucoup de discussions avec les femmes de la
communauté, qui, évidemment, ne vont pas tout dire non plus [Strasser
et Kronsteiner 1993, p. 170]. Par conséquent, pour faire face à la protec-
tion mise en place par la communauté, la chercheuse se doit d’agir très
prudemment en se positionnant socialement. Elle doit, entre autres, ques-
tionner son identité de femme telle qu’elle lui a été définie dans sa société
d’origine et réfléchir à la place accordée aux femmes, ici et là-bas.
Sur mon propre terrain, la protection de la communauté s’est tra-
duite par plusieurs attitudes. J’avais décidé d’être, vis-à-vis du village,
la plus honnête possible en ne m’inventant ni compagnon, ni mari, ni
enfants. Les conséquences se firent immédiatement sentir et j’eus dès
lors à répondre constamment à la question : Pourquoi n’étais-je pas
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mariée ? À 31 ans (mon âge à l’époque) il est extrêmement rare aux
Samoa qu’une femme ne le soit pas et mes amies samoanes du même
âge l’étaient toutes et avaient au moins deux à trois enfants. Pour justi-
fier mon statut, j’avançais l’excuse de mes études et de mes allers et
venues entre la France, la Nouvelle-Zélande et les îles. Mais malgré
cela, ma situation ne correspondait pas à la représentation samoane de
ce qu’une femme trentenaire doit être. En étant honnête avec les villa-
geois, je m’étais placée hors du cadre normatif samoan comme Strasser
et Kronsteiner l’ont fait en Turquie. Si cette situation ne m’empêcha
pas de mener ma recherche, elle me compliqua fortement l’accès à cer-
taines données, notamment celles détenues par les matai, tous des
hommes dans ce village. Travaillant sur des questions politiques,
j’avais précisément besoin d’accéder à ces personnages comme infor-
mateurs. La crainte de ma séduction supposée intervient là encore,
notamment lorsque j’eus à mener des entretiens avec des hommes,
matai ou non : étant célibataire, ces hommes pouvaient interpréter ma
demande d’entretien comme une proposition malhonnête. Pour nous
préserver de cela, lorsque j’interviewais un homme, nous faisions en
sorte, l’un comme l’autre, de ne pas être seuls. Soit l’entretien prenait
place dans un espace ouvert aux regards de tous, soit l’épouse de cet
homme, s’il était marié, ou d’autres personnes restaient dans la pièce
FAIRE DU TERRAIN AU FÉMININ 67

avec nous. C’était cependant m’exposer au risque de perdre des


informations que ces enquêtés auraient peut-être pu me donner sans la
présence d’un tiers. À l’inverse, je refusai à plusieurs reprises les invi-
tations d’un matai qui voulait à tout prix m’emmener dîner chaque fois
que je lui demandais un entretien. Cet homme, je l’appris plus tard,
souffrait d’une terrible réputation de séducteur, et accepter son offre
signifiait prendre le risque d’être immédiatement discréditée aux yeux
du village, risque plus grand que de perdre des informations utiles.
Être une femme a donc entravé mon accès aux hommes d’autorité.
Pourtant, à l’inverse, certaines chercheuses considèrent que leur qualité
de femme, associée à celle d’étrangère, leur a donné une plus grande
capacité d’enquête et l’accès à la fois à la sphère féminine et masculine
de la société étudiée. Kamala Ganesh [1993], une chercheuse indienne
de haute caste qui fit du terrain dans une communauté indienne de
basse caste vivant enfermée dans un fort, l’affirme. Elle choisit de cor-
respondre au plus près à l’image de la femme indienne traditionnelle.
Selon elle, son attitude conforme associée à sa classe sociale et à son
éducation supérieure auraient contrebalancé l’image liée à son sexe et
lui aurait ouvert les portes du monde des hommes comme celui des
femmes, alors que si elle avait été un homme, elle n’aurait pu avoir
accès qu’au premier. Elle rapporte : « Il aurait été impossible à un
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homme d’entrer dans le fort, encore plus de rencontrer et parler avec les
femmes. Être une femme impose certaines limites dans la liberté d’in-
teraction avec les hommes. On peut cependant, après un certain temps
et après avoir montré des signes de bienséance, développer des rela-
tions profondes. J’ai aussi remarqué qu’être une femme avec un profil
traditionnel met les gens plus à l’aise. » [Ganesh, 1993, p. 134-5]. Pat
Caplan [1993b, p. 171], quant à elle, reconnaît que son statut d’étran-
gère et de femme européenne éduquée lui donne du crédit. Dans la
société de Tanzanie majoritairement illettrée où elle menait sa
recherche, ses connaissances de swahili lui permirent de lire et de citer
le Coran. Ses compétences et son statut contrebalancèrent les désavan-
tages liés à son sexe et l’autorisèrent à mettre en place de nombreuses
relations de travail avec des hommes du village. Je dois de même
reconnaître que sur mon terrain, le temps et la familiarité m’aidèrent à
faire preuve de mon sérieux et de mon érudition. Par la suite, les
hommes et surtout les matai m’ouvrirent plus volontiers leur porte et
me permirent d’avoir avec eux des échanges extrêmement féconds.
À cet égard, il est intéressant de rappeler la remarque de Hortense
Powdermaker [1966] selon laquelle la protection de la communauté se
mettrait d’avantage en place envers un homme qu’une femme. L’homme
blanc dans les années 1960 était encore vécu comme violent et dangereux
68 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

sexuellement, ce qui lui fermait les portes de la communauté des


femmes. Le terrain serait donc, selon elle, un peu plus facile pour une
femme seule que pour un homme seul [Powdermaker 1966, p. 113]. Il
faut, toutefois, nuancer son propos puisqu’elle était la première femme à
venir sur son terrain d’alors. Les populations locales n’avaient donc pas
de référence pré-établie pour elle. De plus à l’époque de la chercheuse,
les années 1960, le mythe de la femme blanche libérée dont j’ai parlé
plus haut, n’avait pas encore été diffusé et le Blanc, de manière générale,
jouissait toujours d’une grande déférence chez les populations non occi-
dentales. Aujourd’hui, la tendance dans l’attitude des enquêtés vis-à-vis
des hommes et des femmes ethnographes se serait donc inversée. La
chercheuse ne bénéficie plus d’autant de bienveillance et se heurte aux
stéréotypes des sociétés étudiées. Et même si son éducation lui donne
encore certains avantages, seules ses valeurs morales, dans les termes de
la société qu’elle cherche à intégrer, lui garantit l’accès aux individus et
à leurs informations.

LA CONFORMITÉ

Peggy Golde [1970, p. 8] explique qu’après un certain temps dans la


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société étudiée, les membres de celle-ci vont faire comprendre à l’eth-
nologue que si elle veut vivre avec eux, elle doit vivre « comme eux ».
C’est ce que Golde nomme la conformité : la communauté va chercher
à mettre l’ethnographe en conformité en lui trouvant en son sein une
position légitime. La chercheuse se trouve alors face à la nécessité de
trouver un équilibre entre d’une part la volonté de la société de l’inté-
grer et de la contrôler, et d’autre part son besoin à elle d’autonomie pour
mener à bien sa recherche. Elle doit aussi faire face à ses propres résis-
tances à se fondre entièrement dans les normes du groupe étudié. Les
exemples d’ethnographes hommes à Samoa laissent entrevoir une rela-
tive facilité pour eux à se glisser dans les rôles normatifs masculins du
groupe étudié. L’acceptation de ce cadre de vie, si elle n’est jamais
chose aisée, ne semble pas autant que pour une femme remettre en ques-
tion leur identité d’homme. De fait, sur un terrain dit « exotique » une
femme ethnographe, qu’elle soit occidentale ou d’origine autre mais
éduquée en Europe ou aux États-Unis, ne correspond pas au modèle nor-
matif féminin traditionnel. Un décalage existe entre les attitudes de la
chercheuse et les attentes de la population autochtone qui, très souvent,
sanctionnera tout manquement à la règle. Par conséquent, la gestion de
cette mise en conformité, presque contrainte, me semble être plus
complexe à gérer pour une femme. Les hommes jouissent de plus de
FAIRE DU TERRAIN AU FÉMININ 69

latitude et la différence entre les normes masculines de la culture d’ori-


gine et celles de la société étudiée paraît moins contrastée.
L’ethnographe femme, quant à elle, est partagée entre respecter ce
qu’elle est, sa personnalité, son identité et donc ne pas être conforme,
et se fondre dans un cadre normatif traditionnel qui n’est pas le sien et
qui remet en question son individualité, sa culture et sa position de
femme dans la société (la sienne et celle de l’autre).
Cette demande de mise en conformité de la chercheuse peut se tra-
duire par la volonté de l’inscrire dans un groupe de parenté, voire de lui
trouver un époux. L’ethnographe sera ainsi identifiée au travers de sa
famille d’adoption et deviendra en quelque sorte membre du groupe.
Intégrée à une parentèle, elle en deviendra aussi moins inquiétante. La
conformité rejoint ici la protection. Pourtant, une fois encore, cette stra-
tégie autochtone, qui somme toute joue en faveur de l’intégration de la
chercheuse, se heurte au désarroi de cette dernière qui se trouve prise,
malgré elle, dans des relations de devoir et d’obligation qu’elle n’a pas
choisies. Il arrive parfois que le résultat soit positif. Pat Caplan [1993b,
p. 170] raconte, par exemple, comment son inscription dans un groupe
de parenté a été le fait d’une vielle femme qui commença à l’appeler
« fille du frère », les fils de cette femme suivirent et qualifièrent la cher-
cheuse de « cousine croisée ». Cette position lui permit alors d’avoir
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accès aux informations de ses « cousins croisés » mâles. Si pour elle,
le résultat de cette mise en conformité fut bénéfique, il arrive que les
conséquences d’une telle adoption soient bien moins satisfaisantes.
L’exemple de Jahan Karim [1993] le montre significativement. Cette
ethnologue malaisienne éduquée à Londres fit du terrain dans les
années 1970 chez les Ma’Betisé, un groupe ethnique de Malaisie. Elle
arriva jeune célibataire de vingt-quatre ans et fut rapidement adoptée
par une famille. Au départ, cet arrangement fut acceptable pour tous, la
demande de conformité de la société rencontrant la volonté de la cher-
cheuse de s’intégrer. Pourtant, avec le temps, la situation provoqua des
difficultés inattendues qui compliquèrent la conduite du terrain de la
jeune chercheuse. Si elle se trouva placée dans une position lui donnant
accès aux femmes et aux hommes de son groupe cognatique, elle dut
également accepter un certain nombre d’obligations et de devoirs. Elle
raconte [Karim 1993, p. 83] : « Une “fille” ou “sœur” était obligée de
faire beaucoup de choses […] et si cela signifiait préparer du Nescafé
et conduire ses proches en voiture, jusqu’à l’hôpital quand d’habitude
ils prennent le bus, c’était ce que j’étais supposée faire et il était plus
simple, à la fin, d’obtempérer que de discuter. » Si la chercheuse
accepta initialement d’assumer ces obligations, il en fut autrement
lorsque son groupe de parenté, désolé de la voir encore célibataire à
70 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

vingt-quatre ans, lui chercha un époux. Au même âge, les femmes


Ma’Betisé étaient déjà toutes mariées depuis longtemps et son intégra-
tion dans le groupe devait aussi passer par la mise en conformité sur ce
point. Un prétendant lui fut choisi qui commença alors à suivre la cher-
cheuse dans tous ces déplacements et à lui présenter de nombreux
cadeaux à son grand dam. En réaction, Johan Karim choisit d’afficher
une grande indifférence vis-à-vis de cet homme qui finit par se lasser et
quitta le village [Karim 1993, p. 85]. L’ethnographe explique l’attitude
de son groupe de parenté par le fait qu’il n’existe pas chez les
Ma’Betisé, comme dans beaucoup de sociétés traditionnelles, de rôle
pré-établi à l’arrivée de la chercheuse qui puisse lui permettre de se
mettre en conformité. Pour les Ma’Betisé, le statut de « fille non
mariée » était la meilleure position qu’ils purent trouver à la cher-
cheuse, pourtant ce rôle ne pouvait être à leurs yeux que transitoire,
d’où leur tentative de la marier. À cet égard, l’incorporation de l’ethno-
graphe dans un réseau de parenté semble poser davantage de problèmes
à une femme qu’à un homme. Ce dernier, même s’il subit la pression
de la communauté pour qu’il se lie à une femme locale, aura toujours
le loisir de repousser l’offre et de revendiquer une certaine individua-
lité sans pour autant que son assimilation n’en souffre. Pour une
femme, au contraire, l’intégration ne se fera que par sa « normalisa-
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tion » même si, bien souvent, cela crée chez elle de grandes tensions et
que, dans la réalité, sa conformité n’est jamais totale, mais de façade.
J’ai eu moi-même à souffrir de cette situation quoique dans des cir-
constances différentes. Quand je suis arrivée dans la famille chez qui je
me suis installée, nous avons décidé ensemble que je paierais un loyer.
Cet argent justifiait ma présence dans leur maison, et dans le village, et
me donnait la liberté de mener ma recherche comme bon me semblait.
Mais je restais une étrangère. Ma situation changea lorsque la famille me
proposa de m’héberger gratuitement comme elle fait avec n’importe
lequel de ses membres2. De prime abord, je vécus cette offre comme la
récompense de mes efforts pour acquérir une place légitime au sein de
cette famille et, au-delà, de la communauté. Mais je n’avais pas pris la
mesure des conséquences. À partir de ce moment je fus traitée comme la
fille de la famille, c’est-à-dire conformément à la société samoane.
Traditionnellement les jeunes filles sont en charge de leurs jeunes frères,

2. Cette offre peut s’expliquer par l’absence du village du chef de famille, son senior
matai, qui réside en permanence à Hawaii. De fait, personne ne représente officiellement
et légitimement la famille dans les affaires du village et elle souffre par conséquent d’une
reconnaissance moindre que celle qui lui aurait été normalement due. Dans une société du
paraître, l’invitation qui m’a été faite était peut-être une manière de « redorer le blason »
de la famille en montrant aux autres villageois sa générosité.
FAIRE DU TERRAIN AU FÉMININ 71

sœurs, neveux et nièces, de la cuisine quotidienne (les garçons


s’occupant du toenai, le repas traditionnel dominical) et du nettoyage de
la maison. Elles sont aussi celles qui, chaque matin, ramassent les détri-
tus et balaient devant la maison, un endroit qui se doit d’être toujours
irréprochable de propreté ; il en va de la réputation de la famille. De plus,
les jeunes filles souffrent d’importantes restrictions de mouvements et
d’un code de conduite très strict. Si je n’étais pas contre le fait de parti-
ciper à la vie de la maison, très vite les femmes de la famille agirent avec
moi avec autorité et agressivité comme elles ont l’habitude de le faire
avec leurs filles ou leurs nièces. Dans mon cas, elles me demandaient
sans cesse où j’allais, avec qui et de quoi j’avais discuté. Et surtout elles
commencèrent à m’invectiver, dès l’aube, pour me faire ramasser les
ordures. Outre mon indignation de me sentir traitée comme une domes-
tique, la situation empiétait sur ma liberté d’action et le temps que
j’occupais à ma recherche. Cela me fit également m’interroger sur mon
degré de participation et sur la position que je souhaitais véritablement
endosser au sein de la communauté. Sophie Caratini [2004, p. 97] pose
les mêmes questions : « À partir de quand peut-on considérer qu’on “par-
ticipe”, qu’on “prend part” ? Que doit-on “partager”, et jusqu’où peut-on
être réellement “partie prenante” ? Suffit-il de manger, dormir, danser et
chanter avec les autres pour “participer” ? Doit-on, de surcroît, “donner
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un coup de main” ici et là, éplucher les pommes de terre ou aider aux
récoltes, ramasser le bois, courir pour rassembler les chèvres, soigner les
petits maux, […] – en un mot “rendre des services” – ou doit-on s’enga-
ger plus avant, prendre réellement “parti” dans les échanges internes de
la vie quotidienne et même dans les conflits ? » Sur mon terrain samoan,
j’en vins à me demander comment expliquer à la famille que j’étais un
de ses membres parce qu’elle m’avait offert de l’être, mais qu’en même
temps je ne souhaitais pas être traitée de cette manière. Je pris ainsi
conscience que dans la même situation d’enquête, un homme ethno-
graphe n’aurait très certainement pas connu une telle situation. La famille
aurait accepté son loyer sans problème, parce que procurer de l’argent est
une des manières privilégiées qu’ont les hommes samoans de participer
à la vie de leur famille alors qu’une femme, elle, s’occupe de l’inten-
dance et des tâches ménagères.
Un dernier exemple illustre cette complexité pour la chercheuse à se
plier aux normes autochtones, celui de Penelope Schoeffel [1979] dont
le témoignage est le seul, à ma connaissance, qui discute d’un terrain à
Samoa. Son cas est d’ailleurs singulier car elle arriva dans les îles en
tant qu’épouse d’un Samoan. Ni elle, ni la famille de son mari ne savait
comment se comporter l’une envers l’autre. Devait-on la traiter comme
une femme palagi avec toute la « générosité et la déférence que les
72 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Samoans offrent aux visiteurs occidentaux » [Schoeffel 1979, p. 15] ?


Ou comme l’épouse d’un homme samoan sans titre, ce qui la plaçait au
rang social le plus bas dans sa belle-famille et dans la commu-
nauté villageoise ? Lorsque finalement elle souhaita prendre sa place
dans la famille de son mari comme n’importe quelle autre épouse, elle
réalisa très vite qu’elle était ignorante des compétences les plus
basiques que toute femme samoane de son âge se devait d’avoir. Sa
belle-famille et elle en vinrent finalement au compromis suivant : elle
assumerait le statut formel d’une femme mariée, tout en étant excusée
de plusieurs activités et devoirs. Sa conformité, par conséquent, ne fut
jamais totale et, de fait, son intégration non plus. Un homme blanc
marié à une Samoane, et cela vaut pour l’ethnologue, sera toujours
accueilli comme un hôte de marque car sa personne reste associée au
prestige et à la richesse matérielle. Il sera aussi facilement intégré par
le don d’un titre de matai qui, immédiatement, le placera dans une posi-
tion de devoirs et d’obligations.

LA SUSPICION

Le troisième concept que Peggy Golde [1970] développe est celui


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de la suspicion. Nous l’avons vu, toute société possède un système pré-
défini de rôles sociaux et de comportements types auxquels les
membres doivent se conformer. Nous avons aussi montré que l’ethno-
graphe, par son étrangeté, ne correspond pas à ces rôles pré-établis et
qu’elle peut être vécue comme une menace à l’ordre de la société.
Outre la protection et la mise en conformité, la communauté mobilisera
aussi, à l’encontre de la chercheuse, la suspicion, les méfiances, voire
les rumeurs [Golde 1970, p. 7]. Cette attitude contribuera alors à ren-
dre l’activité de recherche plus malaisée, les sujets refusant
d’immédiatement accorder leur confiance à la chercheuse.
L’expérience de Laura Nader [1970], qui a travaillé dans un village
rural du Mexique en 1957, illustre parfaitement cette suspicion et les
limites qu’elle fixe à la conduite du terrain. Cette anthropologue explique
comment le fait d’être une femme dont les comportements ne
s’inscrivaient pas dans la représentation et les attentes de la communauté
rendit son positionnement sur le terrain plus délicat [Nader, 1970,
p. 104] : « Ils n’avaient jamais vu de femme avec les cheveux courts. Ils
n’avaient jamais vu de femme en polo de sport et tennis (tous deux des
attributs masculins). Ils n’avaient jamais vu non plus de femme plus
grande que les hommes. Ils étaient surpris qu’une femme ait le courage
de marcher d’un village à l’autre à la tombée de la nuit, seule ou
FAIRE DU TERRAIN AU FÉMININ 73

simplement accompagnée d’un jeune enfant […]. Très vite le mythe


grandit que j’avais le pouvoir de me changer en homme ou en femme
selon mes vœux. » Ainsi, pour expliquer son attitude non-conforme, et
lui donner une position plus légitime dans leur communauté, les
villageois choisirent d’imaginer pour elle un type inédit d’identité et
diffusèrent la rumeur de ses pouvoirs surnaturels. Ce statut original
autorisa l’ethnographe à circuler entre les mondes masculin et féminin de
cette société mexicaine puisqu’elle n’était plus alors contrainte par les
restrictions touchant les femmes. Pourtant elle fait remarquer que cette
position « entre deux », si elle lui donna une plus grande liberté de
mouvement, ne lui permit jamais de s’intégrer vraiment. Elle resta à la
frontière de la société, dedans et dehors à la fois. Elle reconnaît même
qu’elle eut constamment à l’esprit la question de « quand savoir entrer
dans le système et quand rester en dehors » [Nader, 1970, p. 104] et les
conséquences que cela pouvait avoir sur son travail.
Je ne crois pas avoir moi-même fait l’objet de légendes, les sociétés
dites traditionnelles étant, aujourd’hui, habituées à voir des femmes
porter des attributs masculins et avoir des activités et des comporte-
ments d’homme. Mais j’ai connu une autre forme de suspicion. Quand
je suis arrivée dans « mon » village, j’ai pris le parti de me présenter
comme une étudiante souhaitant apprendre la culture samoane, me pla-
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çant ainsi dans la position de l’élève en demande de savoirs et misant
sur l’envie des gens de partager leurs connaissances avec une novice. Si
de cette manière, les contacts du début ont été facilités, il m’est très vite
apparu que cette attitude, à long terme, ne m’apportait pas tout le crédit
que j’étais en mesure d’espérer. Au contraire, on me suspecta de prétex-
ter d’un travail universitaire sérieux pour en fait prendre du bon temps
au soleil des îles et chercher l’aventure exotique. Bien sûr, je ne facili-
tais pas la tâche de mes enquêtés pour qu’ils me situent dans leur
schéma classificatoire. J’étais une Française, parlant l’anglais, étudiant
et vivant en Nouvelle-Zélande et venue faire de la recherche aux Samoa
américaines : autant dire une situation assez improbable. Qu’une
Européenne seule souhaite s’installer dans un village samoan, c’était
ouvrir la porte à tous les fantasmes et tous les doutes, depuis le mythe
de la liberté sexuelle des femmes blanches jusqu’à la représentation de
l’ethnologue fortement influencée par le passage de Margaret Mead à
Samoa. Toutefois, un événement inespéré permit une évolution positive
de ma situation. L’American Samoa Community College, l’équivalent
local de l’université, me demanda de discuter publiquement de ma
recherche. Cette présentation qui, à l’origine, devait être informelle et
dans le cadre du séminaire des enseignants-chercheurs du College fut,
en fait, annoncée dans la presse. Une telle conjoncture aurait pu
74 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

s’avérer nuisible à ma recherche ; les personnes sur qui nous travaillons


ne sont pas censées savoir tout de nos analyses. Finalement et heureu-
sement aucun villageois ne vint. Par contre beaucoup d’entre eux
eurent connaissance de mon intervention ce qui me rendit, à leurs yeux,
la crédibilité que ma position affichée d’étudiante m’avait ôtée.
Enfin, au-delà de tous les obstacles liés à son genre qu’une femme
ethnographe rencontre sur le terrain, il est une dernière difficulté qui dans
mon cas vint s’ajouter au reste : le fait de passer après Margaret Mead qui
était devenue une référence incontournable non seulement sur le plan
académique, mais aussi, en termes de représentation de ce qu’est une
femme ethnographe.

LORSQU’AU GENRE S’AJOUTE UN HÉRITAGE ACADÉMIQUE

Ma recherche de doctorat dans l’île de Tutuila a régulièrement


éveillé dans la mémoire des Samoans le souvenir de Margaret Mead.
Ces derniers me le rappelèrent très souvent, insistant tout particulière-
ment sur la polémique qui suivit la publication des critiques faites à
cette anthropoloque par Dereck Freeman [1983 ; 1996 ; 1999]. Le pas-
sage de Margaret Mead aux Samoa américaines a ainsi laissé une image
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plutôt négative de l’anthropologie et a quelque peu discrédité les eth-
nologues, surtout les femmes.
La situation, en soi, n’a rien d’exceptionnel en ethnologie où il est
rare de ne pas travailler sur les traces d’un ou d’une collègue ethno-
graphe. L’interférence de cet autre dans la conduite de notre terrain peut
varier, mais il est impossible de l’ignorer car les enquêtés feront tou-
jours référence à ce qu’ils connaissent déjà de la recherche de celui ou
celle qui nous a précédé. Harry G. West [2004] qui travailla dans les
années 1990 chez les Makonde du Mozambique en donne un exemple.
Avant lui, Jorge Dias, célèbre anthropologue portugais étudia la même
population et produisit, à la fin des années 1950, non seulement des
monographies de très grande qualité mais aussi des rapports confiden-
tiels pour le ministère de l’Outremer du gouvernement Salazar,
contenant notamment des informations sur les mouvements d’indépen-
dance dans la région. La présence de Harry G. West, en tant
qu’ethnologue, même cinquante ans après et dans un contexte politique
différent, réveilla systématiquement le fantôme de Jorge Dias dans la
mémoire des Makonde. Le jeune chercheur fut alors au centre de leurs
attentes : certains espéraient qu’il soit fidèle aux connaissances établies
par Dias, d’autres qu’il revoie la thèse de son prédécesseur et en cor-
rige les erreurs [West, 2004, p. 51]. La position du chercheur est ainsi
FAIRE DU TERRAIN AU FÉMININ 75

L’« Affaire » Margaret Mead

En 1925, Margaret Mead fut la première femme à effectuer une enquête de


terrain dans une société non occidentale et la première à étudier l’univers féminin
de cette population. Elle était venue aux Samoa américaines pour y observer les
adolescentes et montrer qu’il y avait une forte détermination culturelle dans la
manière de vivre le passage à l’âge adulte. Elle décrivit notamment la vie sexuelle,
selon elle très libre, de ces jeunes filles, attitude qui serait, pour Mead, tout à fait
admise par la société samoane. À l’inverse de la « crise d’adolescence » états-
unienne largement décrite par les psychologues de l’époque, Mead démontrait
qu’une adolescence facile et heureuse était possible, tant la manière de vivre cette
étape de la vie était déterminée par le contexte socio-culturel de chaque société et
ne dépendait pas de seuls facteurs biologiques [Tcherkezoff 2001, p. 5]. Dans les
États-Unis des années 1920, cette révélation fut accueillie avec gratitude par la
jeune génération qui rejetait de plus en plus le puritanisme de la morale
victorienne. Sa thèse fut d’autant mieux acceptée que, pour la première fois, elle
bénéficiait d’un crédit scientifique puisqu’elle provenait d’une observation
participante conduite de façon professionnelle. Ce que l’on nomme l’Affaire Mead
débuta en 1983, lorsque Dereck Freeman, qui fit lui-même du terrain à Samoa,
écrivit, à la suite de ses propres observations, que Coming of Age in Samoa [Mead
1928/1963] était un ouvrage plein de stéréotypes et de généralisations sur les
comportements sexuels des adolescentes samoanes et le laxisme de la société.
Freeman accusa Mead d’avoir voulu défendre a priori la théorie culturaliste de
Franz Boas et Ruth Benedict. Mead aurait aussi, selon lui, produit son analyse dans
l’urgence et donné du crédit, sans le vérifier, aux dires de jeunes Samoanes qui lui
auraient menti. La polémique était lancée.
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La réalité semble plus complexe : Coming of Age in Samoa serait le produit du
mythe occidental sur la liberté sexuelle polynésienne créé dès 1768 par
l’expédition de Bougainville à Tahiti. Mead, nourrie de ce malentendu, aurait
cherché à retrouver ce soi-disant fonds culturel polynésien et aurait
intentionnellement laissé de côté certains traits particuliers de la culture samoane
ne coorespondant pas à son modèle. Quand le livre de Mead fut publié pour la
première fois, en 1928, les autorités scientifiques se référèrent à ce qu’elles
connaissaient déjà sur la Polynésie et conclurent que ses observations
s’accordaient parfaitement à ce modèle et venaient le renforcer. Margaret Mead
reçut donc un soutien inconsidéré de la part d’anthropologues reconnus, ajoutant
encore à son crédit. Boas écrivit la préface du livre. E. S. C. Handy défendit son
analyse car elle soutenait ses propres conclusions à propos des activités de
débauche des fraternités marquisiennes. Malinowski, qui achevait son ouvrage sur
la sexualité en Mélanésie, utilisa son travail. Même, R. H. Lowie, Evans-Pritchard
et Firth la citèrent. [Tcherkezoff, 2001, p. 18 ; 2003, p. 424-30]
La conséquence inattendue de cette polémique est que depuis lors, une
femme ethnologue aux Samoa américaines doit affronter les retombées de cette
polémique. Elle-même et son enquête seront presque systématiquement ren-
voyées au travail de Margaret Mead.

tributaire de l’héritage laissé par celui ou celle qui l’a devancé. La


première étude ethnographique crée un précédent quant à la représen-
tation autochtone de ce qu’est un ethnologue ; référence à laquelle les
sujets font appel quand un nouveau chercheur se présente.
76 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Du reste, sans même être dans les pas d’un autre chercheur,
l’ethnologue se trouve face à des populations qui, du fait du contact et des
migrations, ont déjà en tête des idées précises de ce qu’un ethnologue
étudie et du genre de personne qu’il doit être. Par exemple Narmala
Halstead [2006] qui a travaillé dans sa communauté d’origine, les
Hindous de Guyane en diaspora à New York, explique que, parce qu’elle
était issue de ce groupe, elle se trouva prise au milieu des attentes
diverses de ses enquêtés : certains virent en elle l’Indienne et se
demandèrent alors ce qu’elle pouvait bien étudier de cette culture qu’elle
connaissait déjà ; d’autres s’interrogèrent sur ce qu’elle cherchait dans sa
propre communauté puisque, pour eux, par définition, un ethnologue
étudie un « primitif d’un autre temps » alors qu’ils se considéraient
comme modernes [Halstead, 2006, p. 54-6]. Les sujets de l’enquête
réagirent alors négativement à sa présence et lui reprochèrent son attitude
de supériorité ; une critique plus souvent faite aux ethnologues issus des
anciens pays colonisateurs et étudiant les anciennes colonies plutôt qu’à
ceux originaires de ces secondes.
Aucune société, donc, n’ignore ce que nous sommes et toutes ont des
préjugés nous concernant, images encore renforcées par des stéréotypes
sur ce qu’un Occidental, homme ou femme, peut être. Du point de vue
des autochtones, l’ethnographe, quel que soit son sexe, est souvent perçu
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comme une source de richesse et de prestige, mais aussi comme le repré-
sentant du pouvoir colonial passé. Certains peuvent alors vouloir profiter
de ces avantages en séduisant le chercheur [Willson, 1995, p. 262]. Une
femme pourra donc avoir à affronter des situations tendues où elle sera
l’objet de l’empressement plus ou moins menaçant des locaux. Elle peut
notamment être perçue comme l’héritière des colons dominateurs et
devenir, de ce fait, la cible d’attaques, souvent d’ordre sexuel, de la part
des hommes de la communauté se sentant menacés dans leur masculinité
et qui cherchent à contrebalancer ce rapport de force. Dans les mêmes
circonstances, un homme se trouvera rarement confronté à ces dangers.
Au contraire il se verra très souvent offrir la possibilité de relations
sexuelles. D’ailleurs, de manière générale, les locaux s’attendent volon-
tiers à ce que l’homme ethnographe fasse des avances aux femmes
locales. On attend d’une chercheuse, en revanche, qu’elle refuse les
propositions qui lui sont faites et fasse preuve d’une grande retenue
[Willson, 1995, p. 264]. L’exemple de Peter Wade [1993] est sur ce point
intéressant. Sur son terrain, il s’est senti obligé, dit-il, de lier des relations
intimes avec deux femmes. La société colombienne, et surtout la popula-
tion noire défavorisée qu’il étudiait, sont des sociétés machistes où
l’absence de vie sexuelle est considérée comme bizarre et où, à l’inverse,
avoir de nombreuses liaisons est valorisé et objet de prestige. Selon
FAIRE DU TERRAIN AU FÉMININ 77

Wade, ces aventures furent sa manière de faire la preuve de sa conformité


au modèle et de gagner la confiance et le respect des locaux, tout en le
rassurant aussi face à la menace que le terrain faisait peser sur sa propre
identité sexuelle [Wade, 1993, p. 205-6]. Évidemment, une femme eth-
nographe peut décider d’engager une relation intime avec un de ses
sujets, mais il n’en reste pas moins que la violence à la fois physique et
émotionnelle qu’elle rencontre sur le terrain est bien réelle. Ces tensions
vont bien sûr affecter la conduite de l’enquête. J’ai moi-même senti le
besoin de me protéger de ces menaces en me positionnant aux yeux des
villageois comme sexuellement non disponible. Toutefois, mon statut
affiché de célibataire avait encouragé certains à me faire des propositions
plus ou moins directes. Sans être réellement menaçante, la ténacité de
mes prétendants devint tout de même inquiétante à mes yeux.
Ces exemples illustrent à quel point l’ethnologue sur le terrain est fra-
gile et combien la question de la sexualité est complexe et peut, dans
certains cas, représenter une menace pour le Moi du chercheur. La sexua-
lité étant vécue comme profondément intérieure et intime, les menaces
du terrain sont bien souvent ressenties comme un danger de se perdre soi-
même [Dubisch, 1995 ; Morton, 1995]. Pour faire face à cette menace, la
chercheuse met en place différentes attitudes de protection, l’abstinence
étant la principale. Pourtant, il arrive que cela ne suffise pas aux yeux de
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l’ethnographe comme le montre l’exemple de Helen Morton [1995].
Avant d’entreprendre des études d’anthropologie et un terrain à Tonga, la
jeune femme avait vécu plusieurs années dans ces îles. Elle y avait
épousé un Tongan dont elle avait eu un fils, avec la famille duquel elle
avait vécu et de qui elle avait finalement divorcé. Elle connaissait son
attirance pour les hommes tongans ainsi que leur agressivité vis-à-vis des
femmes blanches. Retournant à Tonga dans le cadre de son terrain, elle
décida sciemment d’y aller enceinte de quelques semaines afin, explique-
t-elle, de se protéger des avances et tentations qu’elle allait rencontrer et
de se rappeler sans cesse les liens qu’elle avait avec l’Australie et avec
son compagnon, le père de son enfant à naître. Sa grossesse était pour elle
sa « ceinture de chasteté symbolique » [Morton, 1995, p. 168].
De mon côté, j’eus à souffrir aux Samoa américaines de l’ensemble
des préjugés entourant l’ethnologue blanc. Cette dimension du terrain
fut encore renforcée par le passif créé dans les îles par Margaret
Mead et le travail qu’elle en a tiré, d’autant que celui-ci porte précisé-
ment sur des questions de sexualité. De fait, le personnage de Mead, à
lui seul, cumule un nombre important de stéréotypes. D’abord, revenait
sans cesse à mes oreilles, le manque de sérieux de l’ethnographe dans
la conduite de sa recherche, fait largement mis en avant par Derek
Freeman et ses supporters. Puis son intérêt pour la sexualité des
78 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

adolescentes qui paraissait suspect aux yeux de beaucoup de Samoans.


Enfin le fait qu’elle aurait elle-même entretenu une, ou plusieurs, rela-
tions intimes avec des informateurs hommes aggrava encore la
perception négative que la population eut d’elle. D’autant qu’en faisant
cela, elle avait discrédité le titre honorifique de taupou qu’elle s’était
vue offrir par la mère d’un matai de haut rang [Willson, 1995, p. 264]3.
L’héritage, on s’en rend compte, est donc particulièrement lourd à por-
ter, d’autant qu’il renforça encore, d’une part les réticences naturelles
de mes sujets à se confier et d’autre part mes propres difficultés à trou-
ver une juste position à leurs yeux.
Dans la pratique, la méfiance des villageois samoans s’exprima de
différentes manières. Les principaux obstacles provenaient de per-
sonnes qui, sans avoir lu Mead, avaient entendu parler de la polémique
et des doutes entourant ses conclusions. Certains, connaissant la théo-
rie de la chercheuse sur la sexualité polynésienne, eurent tendance à
voir en moi une personne venue faire l’expérience du mythe. D’autres
me soupçonnèrent de vouloir produire, moi aussi, une description cor-
respondant à des prénotions avec lesquelles j’étais arrivée et que je
refuserais systématiquement de remettre en question face à la réalité du
terrain. D’autres encore me dirent qu’ils ne voyaient pas pourquoi ils
devraient répondre à mes questions s’ils ne pouvaient avoir la certitude
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que j’allais correctement retranscrire ce qu’ils me confieraient et non
inventer tout autre chose. La question de la confiance qu’ils pouvaient
m’accorder fut évidemment essentielle et le précédent créé par
Margaret Mead – celui justement d’une chercheuse vue comme peu fia-
ble – encouragea encore ces Samoans à remettre en question la
crédibilité de ma démarche. Dans le contexte samoan, on le voit, les
questions de sexualité et les stéréotypes entourant les ethnologues sont
intimement liés, situation qui complexifie encore la conduite d’un ter-
rain ethnographique par une femme.

CONCLUSION

Si le terrain reste un impératif de notre discipline, les expériences


d’enquête sont à chaque fois singulières. Pourtant une constante se
dégage : le sexe de l’ethnographe a un impact indéniable sur l’expé-
rience qu’il ou elle va vivre et spécialement sur les premiers stades de

3. Pour les Samoans une taupou est sélectionnée parmi les filles des plus importants
chefs du village pour représenter celui-ci sur la scène publique. La jeune fille est alors
considérée comme une vierge cérémonielle et se doit d’être un modèle de vertu pour l’en-
semble de ses condisciples.
FAIRE DU TERRAIN AU FÉMININ 79

la relation à l’Autre. Sans chercher à minimiser les obstacles qu’un


homme doit affronter sur le terrain, j’ai souhaité mettre en lumière les
difficultés particulières à entrer sur le terrain que mes consœurs et moi-
même avons rencontrées. Si les hommes font eux aussi face à des
obstacles et des inquiétudes, je pense que celles-ci n’ont rien à voir
avec les questionnements de l’ordre de la définition de soi, que les
femmes ethnographes vont systématiquement affronter. Ceci est parti-
culièrement sensible au début de l’enquête lorsque l’ethnographe n’a
pas encore les codes de la société qu’elle étudie et lorsque ses sujets se
méfient et se protègent d’elle, ne lui laissant que peu d’options pour se
positionner en leur sein. Avec le temps, bien sûr, les choses évolueront,
les obstacles vont s’amenuiser, les tensions s’apaiser. La familiarité
grandissante aidant, les enquêtés et l’ethnographe vont apprendre à se
connaître et à se respecter. La chercheuse finalement trouvera une place
à elle (jamais totalement conforme) et dès lors, l’inconvénient d’être
une femme pourra parfois se changer en avantage. Cependant il n’en
reste pas moins que tout au long de l’enquête, il lui faudra faire avec la
question du genre de l’anthropologie.

BIBLIOGRAPHIE
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4 : LES MOTS POUR LE DIRE.
La qualification raciale, du terrain à l'écriture

Sarah Mazouz
in Alban Bensa et al., Les politiques de l'enquête

La Découverte | « Recherches »

2008 | pages 81 à 98
ISBN 9782707156563
DOI 10.3917/dec.fassi.2008.01.0081
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/politiques-de-l-enquete---page-81.htm
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4

Les mots pour le dire.


La qualification raciale, du terrain à l’écriture

Sarah Mazouz

Février 2005. Didier Fassin et moi-même menons, dans une ville de


la région parisienne, une enquête de terrain sur les discriminations
raciales. Durant cette enquête, nous avions pris le parti de ne pas annon-
cer trop ouvertement à nos enquêtés l’objet même de notre recherche de
façon, justement, à ne pas les orienter dans le choix des mots qu’ils uti-
liseraient pour nous décrire leur expérience et à ne pas prendre le risque
de les assigner. À l’issue de l’entretien qu’elle nous a accordé, l’une des
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responsables de la mission locale, nous demande « quel genre de jeunes »
nous aimerions rencontrer et interroger. Après un sourire gêné, nous
essayons de nous lancer dans une explication. « Euh… En fait nous aime-
rions rencontrer des jeunes qui sont susceptibles de subir des
discriminations raciales. » En sortant de cet entretien nous reparlons de
cette scène et disons notre malaise mutuel d’avoir à choisir comme cri-
tères orientant nos choix ceux-là mêmes qui fondent l’assignation
raciale1 que vivent nos enquêtés (Journal de terrain, Doucy2, le 25 jan-
vier 2005).
Avril 2006. Je passe au centre d’insertion professionnelle pour jeunes
âgés de 16 à 25 ans où je vais commencer une nouvelle partie de mon
enquête de terrain. Esther, l’une des responsables du centre, me présente
à deux jeunes que nous croisons en leur disant que je suis étudiante et que
je vais être présente dans le centre pendant plusieurs semaines pour, dit-

1. J’utilise le mot racial afin de désigner un rapport social hiérarchique entre des indi-
vidus – au même titre que la classe ou le genre – dans lequel les inégalités sont
essentialisées. Consciente de la possible « valeur de légitimation » [Sabbagh, 2003,
p. 281], contenue dans le langage, je souhaiterais toutefois rester attentive aux phéno-
mènes de déni, en nommant ce que font certains individus quand ils le font, quand ils
construisent des différences sur un mode racial et en examinant l’impact de ces construc-
tions sur les modes d’identification des personnes victimes d’une perception racialisée.
2. Pour des raisons d’anonymat, tous les noms propres ont été modifiés.
82 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

elle, « faire une thèse sur les discriminations raciales3 ». Kahina, l’une
des deux stagiaires réagit tout de suite : « Une thèse sur les
discriminations raciales… On est comme des rats de laboratoire
maintenant, sur lesquels on vient faire des thèses ! » Je balbutie quelques
mots pour lui dire qu’il ne s’agit pas de cela puis je quitte le centre avec
un profond sentiment de malaise qui me poursuivra pendant de longues
heures (Journal de terrain, Doucy, le 13 avril 2006).
Novembre 2006. Alors que je dois écrire un texte sur l’expérience
que font mes enquêtés de la stigmatisation raciale, je m’aperçois que
pour décrire leur expérience, je suis obligée de les décrire physique-
ment et d’utiliser, pour rendre compte de leur expérience, les catégories
raciales auxquelles ils sont assignés.
C’est le sentiment de malaise, dû au fait de devoir utiliser, pendant
l’enquête de terrain mais aussi au moment de sa mise en écriture et de la
formulation des premières analyses, les catégories qui fondent l’altérisa-
tion et l’assignation raciales auxquelles sont soumis mes enquêtés, que ce
texte se propose d’analyser. Dans la mesure où faire de l’ethnographie ne
va pas de soi et pose des problèmes qui sont d’ordre éthique et politique,
il s’agit de prendre au sérieux ce malaise en tentant d’examiner ce qu’il
nous dit du monde social et de la position singulière de l’anthropologue.
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Fidèle à l’idée selon laquelle les problèmes de terrain engagent l’anthro-
pologue et par là même sa discipline, j’essaierai de voir quels enjeux
politiques et éthiques soulève l’analyse des modes de racialisation pro-
duits par la société. En partant de la manière dont cette question s’est
posée pendant l’enquête de terrain, je m’attacherai à comprendre com-
ment les enquêtés mettent en mots l’expérience qu’ils font de la
stigmatisation raciale. Le récit qu’ils ont pu me faire de ces expériences
a aussi été déterminé par la perception qu’ils ont pu avoir de moi et du
travail que j’effectuais. J’expliciterai alors les termes de la relation d’en-
quête en déterminant à la fois les formes de racialisation qui m’ont été
imposées par le regard de mes enquêtés et la manière dont mon parcours
et ma trajectoire personnelle informent ma position par rapport au pro-
blème qui nous intéresse ici. Le détour par les études féministes
permettra ensuite de montrer que la reprise des catégories qui fondent
l’altérisation et l’assignation est le propre de tout discours qui vise en fait
à déconstruire une position de minoritaire. Enfin, je me demanderai si le
malaise qui a été à la source de ce texte ne doit pas plutôt être remplacé
par un principe d’inquiétude permettant de dénaturaliser et de repolitiser
les questions raciales.

3. C’est la responsable de la mission locale qui m’a mise en contact avec ce centre qui
m’avait présentée ainsi.
LES MOTS POUR LE DIRE 83

L’enquête de terrain

Cette partie de l’enquête de terrain s’est déroulée du mois d’avril au mois de


juillet 2006 dans un centre d’insertion professionnelle situé dans une grande
ville de la région parisienne que j’ai appelée Doucy. Les personnes qu’accueille
ce centre sont âgées de 16 à 25 ans. Dans la plupart des cas, elles y ont été
orientées soit par les missions locales pour l’emploi du département, soit par la
Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), soit par l’Aide sociale à l’enfance
(ASE). D’autres sont venues au centre par elles-mêmes. Ce centre vise à aider et
à encadrer la formulation d’un projet professionnel par les jeunes « stagiaires »
– pour reprendre l’expression qui y est utilisée. Chacun d’entre eux est suivi par
un-e référent-e qui l’accompagne dans l’élaboration de « son projet
professionnel » ; en même temps le centre offre une série d’ateliers visant à leur
donner quelque chose comme une identité sociale de rechange au sens où il
s’agit de leur faire acquérir en les « travaillant au corps » des dispositions
nouvelles censées ne pas être stigmatisantes. Pour cela, ces ateliers sont dirigés,
comme le dit Esther, l’une des responsables du centre, par des « personnes
légitimes dans leur domaine » – le responsable de l’atelier théâtre est par
exemple également professeur au conservatoire du département.
Cette partie de mon enquête de terrain s’est d’abord faite par observation
participante. J’ai d’emblée été présentée aux jeunes comme une étudiante qui
réalisait une thèse sur les discriminations raciales mais mon rôle sur le terrain
s’est apparenté à celui des autres référent-e-s du centre, même si je n’étais
responsable d’aucun « stagiaire ». J’y ai d’abord été présente de manière
hebdomadaire en prenant part à l’atelier théâtre pendant les mois d’avril et
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mai 2006, puis de manière quotidienne pendant le mois de juin et j’ai continué
d’y retourner plusieurs fois par semaine en juillet 2006.
Durant toute la durée de ma présence dans ce centre, j’ai animé avec certains
« stagiaires » un atelier – appelé « atelier socio » – de lecture du texte Pays de
malheur ! de Younès Amrani et Stéphane Beaud. L’idée de cet atelier était de
permettre aux « stagiaires » de parler de leur propre expérience en partant du
récit fait par Younès Amrani. Participaient à cet atelier les « stagiaires » qui
avaient déjà commencé à lire le livre sur le conseil d’Esther ou ceux dont le ou
la référent-e pensait que cela pouvait leur être utile.

PAROLES D’ENQUÊTÉS

« 22 mai 2006. Première journée complète dans le centre d’insertion


professionnelle. Pendant la pause déjeuner, Khalil, un ancien “sta-
giaire” venu “dire bonjour”, nous raconte comment les choses se
passent pour lui sur son lieu de travail. Il paraît très content d’occuper
un poste d’assistant informatique dans l’un des hôpitaux de la ville. Son
propos exprime à la fois la joie et l’étonnement. En effet, Khalil n’en
revient pas d’avoir ce poste-là, lui qui croyait “n’avoir la tête que pour
les emplois libre-service 4”. Il répète à maintes reprises en parlant de
4. L’expression « emploi libre-service » désigne les postes en grandes surfaces qui
consistent à décharger les camions de marchandise et à disposer les produits sur les rayons.
84 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

son poste : “je ne pensais pas que c’était pour nous”, expliquant cela en
réutilisant la même expression : “je ne pensais pas avoir la tête de l’em-
ploi” » (Extrait du Journal de terrain, 22 mai 2006).

« C’est à la tête »

Fils d’immigrés algériens, Khalil est de nationalité française. Il


n’est jamais allé en Algérie, mais il en parle comme d’un lieu à la fois
mythique et familier ; l’opposant ainsi, dans son propos, à la France où
il est né et où il vit, mais où il se sent étranger et dit ne pas y avoir
trouvé sa place5. Le ton de son propos quand il raconte la manière dont
son travail à l’hôpital se passe est celui de l’étonnement. Il exprime
ainsi de manière implicite que jusque-là son expérience avait été non
seulement d’être traité mal par ses employeurs – il raconte d’ailleurs à
un moment sa surprise de voir un médecin prendre sa défense contre un
autre employé – mais aussi d’être assigné à un certain type de postes
pénibles et physiques. Ses paroles donnent également à entendre la
façon dont l’expérience qu’il a eue jusque-là s’est faite sous le mode de
la stigmatisation raciale. La notion de stigmate [Goffman, 1975, p. 14]
se définit comme « un certain type de relation entre l’attribut et le
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stéréotype » qui porte ou qui peut porter un discrédit à celui à qui on
l’attribue. L’utilisation par Khalil de l’expression « à la tête » explique,
en la résumant d’un mot, son expérience et lui permet de dire comment
son apparence physique a déterminé le comportement d’éventuels
employeurs et le type d’emploi auquel il a eu accès. D’autres enquêtés
comme Leïla, Kahina ou Joachim recourront à la même expression.
Leïla l’utilisera pour m’expliquer la manière dont certains employeurs
procèdent, alors que Kahina et Joachim en feront usage pour décrire
leurs expériences avec certains professeurs au collège et au lycée.
Kahina explique ainsi que dans les classes de niveau bas, il suffit de
voir les noms et les têtes pour se rendre compte qu’« il n’y a que des
blacks et des rebeus » et que pour certains professeurs « c’était d’un
côté les immigrés, d’un autre les intellos ». Pendant la même séance de
l’atelier « socio », Joachim dit quant à lui que « à cause de sa tête, la
prof ne le calcule pas », même quand il a la bonne réponse6. Or, pour

Lors d’une séance de l’atelier « socio » à laquelle il participe, Khalil revient sur cette ques-
tion des emplois libre-service en disant que ces postes-là, « c’est fait pour les rebeus ».
Journal de terrain, Doucy, du 25 juillet 2006.
5. Il dira ainsi : « En France, on ne s’attache plus. On est français, mais pas pour les
Français… Ils nous prennent pour des étrangers. C’est un problème de confiance. » Journal
de terrain, Doucy, notes prises pendant la séance de l’atelier « socio » du 25 juillet 2006.
6. Journal de terrain, séance de l’atelier « socio », Doucy, le 14 juin 2006.
LES MOTS POUR LE DIRE 85

analyser le sens de cette expression et déterminer ce que mes enquêtés


y mettent, il m’est nécessaire de décrire au lecteur leur phénotype,
c’est-à-dire de préciser leur couleur de peau. Ainsi, pour expliquer que,
par cette expression, Joachim met en lumière la façon dont son look
vestimentaire et sa manière de parler le racialisent et font qu’il se sent
stigmatisé racialement7, il est utile de préciser la couleur de sa peau –
blanche – ou la couleur de ses cheveux – blonds. De la même manière,
l’usage que fait Leïla de l’expression « à la tête » laisse sous-entendre
l’intrication de normes racialisées et de normes genrées. Se pensant et
se vivant comme stigmatisée et discriminée en raison de son type – que
Leïla définit comme « maghrébin » ou « rebeu » – et de son physique
– à la différence d’autres amies à elle, Leïla pense qu’elle ne trouve pas
de travail parce qu’elle n’est pas assez jolie –, elle me dit ainsi à
plusieurs reprises qu’elle aurait souhaité « être blanche et bien
présenter8 ». Elle explique ses difficultés à trouver un travail en se
référant tour à tour au fait qu’elle est, selon ses propres termes,
« rebeue » ou « maghrébine » et qu’elle se trouve trop forte ou qu’elle
pense ne pas avoir un joli sourire. Tenter de rendre compte de cette
situation par l’écriture provoquait en moi un malaise dû au fait que,
pour expliquer et analyser l’expérience de mes enquêtés, je devais
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réutiliser des catégories raciales et prendre ainsi le risque de reproduire
le geste d’assignation raciale dont ils faisaient l’objet.

Mise en garde

Mon malaise était d’autant plus grand que j’avais affaire dans cette
partie de mon enquête de terrain à des personnes dont le propos laissait
d’emblée apparaître qu’ils avaient conscience d’être l’objet d’une
stigmatisation raciale soulignée quasi quotidiennement par les médias
et les responsables politiques et renforcée pendant les émeutes de
l’automne 20059, soit quelques mois à peine avant mon arrivée dans le

7. Ce que laissaient entendre certains passages de ses textes de slam, très autobiogra-
phiques, dans lesquels il est constamment fait référence à la question des « discriminations
ethniques » dans l’accès à l’emploi ou aux difficultés d’accéder à une carrière politique
pour les « populations ethniques ». Journal de terrain, soirée « slam poésie » à la mission
locale de Beltrand-Lès-Monts, le 16 juin 2006.
8. Journal de terrain, Doucy, notes prises le 20 juin 2006.
9. On pourra notamment penser à la manière dont ont été présentées et médiatisées les
affaires de tournantes et à la façon dont Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, pro-
posait de se débarrasser de la « racaille » qui, à ses yeux, relevait du « karcher ». De même,
les émeutes de l’automne 2005 ont été expliquées par le fait que « la plupart [de ces jeunes]
sont noirs ou arabes avec une identité musulmane » (Alain Finkielkraut, « Quelle sorte de
Français sont-ils ? » entretien accordé à Dror Mishani et Aurelia Smotriez, Haaretz, 17
novembre 2005) ou par la polygamie supposée de leurs parents (Bernard Accoyer cité dans
86 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

centre d’insertion professionnelle. Ainsi, lorsque je croise pour la


deuxième fois Élisée, il me dit l’agacement que suscite en lui la
manière dont on parle des « jeunes de banlieue » comme si, « on était
des bêtes sauvages10 ». Lors d’une séance de l’atelier « socio », il parle
de ces professeurs qui « préfèrent les Blacks [aux Arabes et qui] se sont
arrêtés à Banania, la pub “ya bon Banania” ». Puis il explique comment
au lycée, il a régulièrement été dans sa classe « la caution jeune de
banlieue », soulignant ainsi qu’au sein d’une classe où tous les élèves
habitaient la banlieue, il paraissait aux yeux de son professeur faire plus
« jeune de banlieue » que les autres ou correspondre davantage à
l’image que l’on s’en fait, alors même qu’Élisée a grandi dans les
quartiers chics de Brazzaville et qu’il n’est arrivé en France qu’à l’âge
de 17 ans. Si l’appartenance à la banlieue ou la couleur de peau peuvent
servir à ces mêmes enquêtés à formuler une racialisation revendiquée
et leur permettre ainsi d’affirmer leur mode d’identification, il n’en
demeure pas moins que dans les exemples qui m’ont été donnés la
racialisation leur est imposée et les assigne à une place où l’attribut
racialisé et racialisant devient porteur de discrédit. Afin de mettre en
évidence les différentes modalités selon lesquelles des attributs comme
la couleur de peau, le type humain ou la manière de parler ou de
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s’habiller entrent en jeu dans le processus de racialisation puis de
disqualification racialisée, dont ces enquêtés font l’objet, et
déterminent non seulement leur trajectoire sociale mais aussi leur mode
de subjectivation, il fallait préciser quelle était leur couleur de peau ou
leur manière de parler et montrer quel attribut particulier prenait, dans
leur cas, la forme d’un stigmate racialisé et racialisant.
Paradoxalement, le geste que je cherchais à déconstruire continuait de
m’imposer ses catégories propres. De ce fait, outre le fait d’être pris
dans les « enjeux de la représentation » [Bourgois, 2001, p. 39] de
classes marginalisées socialement et racialement, mon travail prenait
aussi, dans ce cas, le risque de reproduire la qualification raciale dont
mes enquêtés faisaient déjà l’objet. Certaines de leurs remarques
laissaient d’ailleurs apparaître qu’ils percevaient – en tout cas au début
de mon enquête de terrain – mon travail comme quelque chose qui
pouvait produire à la fois le même type de discours que celui tenu à leur
propos par les médias et redoubler la forme de disqualification
spécifique à laquelle ils étaient soumis. De ce fait, les remarques qui

« Regroupement familial et polygamie au banc des accusés », Le Monde, 17 novembre


2005 et Hélène Carrère d’Encuasse entretien accordé à la chaîne de télévision russe NTV
cité par Libération, 15 novembre 2005).
10. Journal de terrain, Doucy, notes prise le 22 mai 2006.
LES MOTS POUR LE DIRE 87

m’étaient formulées lors de mon arrivée dans ce centre fonctionnaient


comme autant de mises en garde. Ainsi, la remarque d’Élisée
précédemment citée est venue au cours d’une conversation qui portait
sur mon sujet de thèse.

MALAISE DE L’ANTHROPOLOGUE

« 14 juin 2006. Après l’atelier “socio”, je discute avec Élisée et


Kahina. À un moment, Élisée me demande de quelle origine je suis. Je
lui réponds que je suis tunisienne. Réaction de Kahina : “je n’aurais pas
deviné !” » (Journal de terrain, Doucy, le 14 juin 2006).

Si loin, si proche

Ayant l’habitude de ne pas être perçue comme Tunisienne, j’avais


fait le choix d’attendre que mes enquêtés me posent la question comme
cela avait été le cas avec Élisée ou que cela vienne d’une manière ou
d’une autre dans la discussion. Ainsi, lorsque le texte de Younès
Amrani ou le propos de l’un ou l’autre des « stagiaires » faisait
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référence à la vie dans l’un des pays du Maghreb, je parlais de ma
propre expérience et je disais que j’étais née à Tunis, que j’y avais
grandi et que l’arabe était ma langue maternelle. Même amenée de cette
manière dans le cours de la discussion, la déclaration de cette part-là de
mon identité a toujours fonctionné comme une révélation et la réaction
de mes enquêtés a toujours été celle de la surprise11. Relativement claire
de peau, parlant le français avec un accent parisien et appartenant au
monde universitaire, j’étais perçue comme « blanche » et, de ce fait,
prise pour une Française12. Différentes caractéristiques s’articulent
pour former telle ou telle perception racialisée. Dans mon cas, ma
manière d’être et mon appartenance sociale ont autant joué que mon
apparence physique dans le type de racialisation spécifique que
m’imposait le regard de mes enquêtés.

11. D’ailleurs, certains d’entre eux que j’ai revus pendant l’année 2007 avaient entre
temps oublié cela. Ainsi pendant le deuxième entretien réalisé avec Élisée, j’en viens à dire
de nouveau que je suis Tunisienne. Il me répond : « ah oui, c’est vrai que vous êtes tuni-
sienne ! J’avais oublié ». Entretien avec Élisée, Doucy, le 29 novembre 2007.
12. Peut-être d’ailleurs que si j’avais été Française, l’intérêt que je manifestais pour
mes enquêtés et les positions que je pouvais manifester quand ils me faisaient le récit
d’une interaction avec la police ou d’une expérience avec un employeur auraient fini par
me « déblanchir » à leurs yeux.
88 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

En tout cas, dans le dispositif d’enquête, le fait de ne pas être, pour


ainsi dire, visiblement minoritaire et de devoir passer par une déclara-
tion ou une révélation me semblait détenir une vertu heuristique. Il était
en effet intéressant non seulement de voir si ces enquêtés allaient d’une
manière ou d’une autre s’en douter13 et me poser la question, comme
l’avait fait Élisée mais aussi de pouvoir comparer leur façon de se posi-
tionner par rapport à moi et de concevoir la compréhension que j’avais
de leur expérience avant et après cette forme particulière d’outing.
Dans certains cas, cette révélation a pu réduire, pour une part, la dis-
tance sociale qui me séparait de mes enquêtés. Kahina a ainsi cessé à
partir de ce moment-là de m’appeler, comme elle faisait depuis le début
de ma présence dans le centre, « Madame la sociologue ». Cette infor-
mation a par ailleurs permis de créer une forme de complicité entre
certains de mes enquêtés et moi. Élisée a, par exemple, pris le parti de
me taquiner en faisant souvent allusion à « tout ce que l’on dit sur les
Tunisiens », tandis que Leïla a d’emblée considéré que, de ce fait, nous
partagions une expérience commune. Elle, comme Khalil du reste, pré-
supposait en effet que je pouvais comprendre presque à demi-mot les
expériences de stigmatisation raciale qu’ils pouvaient vivre, éludant la
description de telle situation ou de tel ressenti par un « tu vois ce que
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je veux dire ». De la même manière, alors que je l’accompagnais en
voiture pour qu’elle puisse déposer des CV dans les restaurants des
alentours, Leïla a fait plusieurs remarques qui laissaient sous-entendre
qu’elle identifiait nos positions. Par exemple, alors que je fais un
démarrage en côte un peu forcé, elle se met à rire en ajoutant : « Ils [les
passants et les policiers] vont dire : les deux Maghrébines dans une voi-
ture, ça doit être une voiture volée !14 »

13. Un enquêté comme Joachim a par exemple pensé que j’étais portugaise parce que,
m’expliqua-t-il, il m’avait entendu dire « merci » en portugais au professeur de capoeira
venu donner quelques cours d’initiation au centre. De la même manière Élisée m’a posé la
question sans doute parce que mes réactions ou mon propos pendant cette séance, où cer-
tains « stagiaires » ont parlé de leur expérience au collège et au lycée, l’avaient mis sur la
piste. Par ailleurs, sur une autre partie de mon enquête de terrain menée à la préfecture et
à la mairie de Doucy, j’avais constaté que tous les membres de l’équipe municipale inter-
rogés dont la plupart étaient soit d’origine étrangère soit descendants d’immigrés
m’avaient demandé à l’issue de l’entretien de quelle origine j’étais. En revanche, et alors
même que je posais le même type de questions, personne ne m’a interrogé sur ma natio-
nalité lors de mon enquête de terrain en préfecture et il semblait évident à tout le monde
que je ne pouvais être que française. Si ces deux attitudes distinctes peuvent s’expliquer
par la différence qui existe entre l’ambiance plus décontractée de la mairie et celle plus
protocolaire de la préfecture, il me semble aussi s’expliquent par la différence d’expé-
rience et de parcours des enquêtés.
14. Extrait du Journal de terrain, Doucy, le 20 juin 2006.
LES MOTS POUR LE DIRE 89

Pour autant, que les « stagiaires » du centre aient su que j’étais


tunisienne n’a pas rendu plus simples les termes de la relation d’enquête.
D’abord, si la déclaration de cette part de mon identité me rapprochait
d’eux et me donnait l’impression, si j’ose dire, de montrer patte blanche,
le fait d’être étudiante à Paris et de préparer une thèse15 que la plupart
assimilaient à l’écriture d’un livre maintenait ou imposait une forme de
distance. Ainsi, un autre « stagiaire » du centre, Jonathan, se mettra tout
de suite à me vouvoyer après m’avoir demandé combien d’années
d’études j’avais faites. Lorsque je lui demande de continuer à me tutoyer,
il n’y parvient plus et continue à me vouvoyer malgré mon insistance. La
même situation se reproduira avec Khalil à l’issue de l’entretien réalisé
avec lui.
Une enquêtée comme Leïla a pu aussi avoir des remarques qui me fai-
saient apparaître comme extérieure à son monde à elle. Ainsi, à la fin de
l’entretien réalisé avec elle, Leïla me dit : « Toi, Sarah, tu es anti-arabe ».
Étonnée et gênée, je lui demande alors d’expliciter ce qu’elle entend par
cette formule. Elle me répond alors : « T’es anti-arabe parce que tu ne
calcules pas la mentalité rebeue16 », laissant sous-entendre, après m’avoir
décrit le type de contrôle social qui s’exerçait sur elle dans son quartier,
que ma façon d’être ou les propos que je tenais donnaient à voir que je
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n’étais pas soumise au même type de contraintes17 qu’elle, que je ne pre-
nais pas en compte les normes qui s’imposaient à elle ou que je ne les
acceptais pas. Elle explicite ensuite la perception qu’elle a de moi en
disant qu’« elle ne me voit pas avec un Arabe mais avec un Français »,
ce qui lui permet de marquer une différence entre nous – elle a un copain
« tuniso-marocain », me dit-elle – et de souligner à la fois la distance qui
nous sépare et la position de rupture dans laquelle je serais par rapport à
ma culture d’origine. À l’issue de l’entretien qu’il m’a accordé, Khalil
me félicitera et me souhaitera bonne chance pour mes études après
m’avoir dit qu’il n’avait pas l’occasion de parler à des filles comme
moi18. Seulement, étant donné que j’étais tunisienne et que j’avais vécu
en Tunisie, la différence de classe sociale et de parcours qui me séparait
de mes enquêtés était perçue par eux, non pas comme un distance, mais

15. Vincent, le directeur du centre d’insertion professionnelle, me dira qu’après ma


première semaine de présence dans le centre, plusieurs « stagiaires » étaient venus lui
demander ce qu’était une thèse. Je remarquais alors qu’aucun d’entre eux ne m’avait direc-
tement demandé ce que c’était et qu’ils avaient toujours comme si ils savaient ce que
c’était quand je leur parlais de cela.
16. Entretien avec Leïla, centre d’insertion professionnelle, Doucy, le 23 juin 2006.
17. Dans l’entretien qu’elle m’a accordé, Leïla revient à plusieurs reprises sur les com-
mérages dont elle paraît faire l’objet dans son quartier. Elle a l’impression que les voisins
l’épient tout le temps et surveillent ses fréquentations.
18. Entretien avec Khalil, le 27 juillet 2006.
90 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

plutôt comme un écart. Je veux dire par là que, dans ce cas, une forme
de proximité était maintenue malgré la conscience d’une différence. De
ce fait, Leïla ou Kahina ont eu tendance à m’inclure dans leur propos
comme si je vivais les mêmes choses qu’elles ou leurs amis. De mon
côté, j’oscillais entre le fait de m’identifier à mes enquêtés et d’avoir
ainsi l’impression que je pouvais mieux les comprendre et la peur de ne
pas saisir complètement leur expérience du fait même de nos différences
de parcours. En effet, même si la notion d’expérience comprend à la fois
l’idée d’expérience individuelle et directe et celle médiée d’expérience
collective [Essed, 1991, p. 58], il me semblait que, du fait de mon appar-
tenance sociale et de mon apparence physique, je ne pouvais être par
rapport à mes enquêtés une insider à part entière. J’occupais plutôt la
position d’outsider within status [Islam, 2000, p. 41-42]. Cette position
d’entre-deux imposait donc des contraintes propres, différentes de celles
informées par la position d’outsider ou d’insider. Et ce type particulier
de contrainte a surdéterminé ma façon de problématiser l’interprétation
et l’analyse que je donnais à l’expérience de mes enquêtés. En effet, dans
la mesure où mes enquêtés semblaient m’accorder leur confiance et esti-
mer que je pouvais mieux les comprendre même si je n’appartenais pas
à leur monde, je me trouvais face à une exigence de fidélité de la restitu-
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tion de la vérité portée par leur parole [Das, 1995] redoublée par le fait
que ma situation d’entre-deux me faisait également craindre de les com-
prendre mal et donc de les trahir. Dans ce cas précis, cette crainte se
cristallisait autour de la possibilité que mon travail d’interprétation,
d’analyse et d’écriture réitère le geste d’assignation raciale qu’il cherche,
par ailleurs, à déconstruire et réifie l’identité de ces enquêtés.

Garder les termes qu’on rejette ?

Le problème que posait l’écriture de ce texte comprenait donc deux


dimensions enchâssées. D’une part, écrire et analyser l’expérience de
ces enquêtés supposait d’avoir à nouveau recours aux catégories que
l’analyse visait à déconstruire. D’autre part, les modalités prises par
l’écriture et l’analyse faisait prendre le risque de réifier l’identité de ces
enquêtés.
Le premier versant du problème est en ce sens analogue à celui
auquel a été confronté, dès ses premières formes de revendication, le
mouvement féministe et notamment le mouvement féministe français.
Dans La Citoyenne paradoxale, Joan W. Scott explique comment les
féministes françaises, à l’époque de la Révolution, ont dû faire face au
paradoxe imposé par l’individualisme abstrait républicain qui demeurait
une notion sexuée, l’individu abstrait étant, en fait, masculin. L’enjeu se
LES MOTS POUR LE DIRE 91

posait alors, pour les féministes, en ces termes : « Comment, sans


mettre en avant le problème de la différence des sexes, lutter contre la
discrimination quand celle-ci attribue, en fonction de leurs sexes, des
caractéristiques de groupe à des individus biologiquement féminins ?
Comment poser la question de la différence des sexes sans reproduire les
termes dans lesquels l’exclusion a tout d’abord été formulée ? » [Scott,
1998, p. 13]. De la même manière que le féminisme qui, en se fixant
comme but d’œuvrer en faveur des femmes, se trouvait contraint de
maintenir ou de reproduire les termes qu’il visait à éradiquer [Scott,
1998, p. 20], le fait de vouloir interpréter l’expérience de la stigmatisa-
tion raciale impose de maintenir les catégories raciales que l’on cherche
à déconstruire. Les deux cas mettent ainsi en évidence ce qu’Éric Fassin
[2007 et 2006a, p. 253] appelle le paradoxe minoritaire. La reconnais-
sance d’identités qui ont été altérisées et minorisées se fait dans le cadre
qu’imposent les catégories qui ont fondé leur altérisation et leur minori-
sation. Les femmes se sont ainsi retrouvées dans « la nécessité d’affirmer
et de refuser à la fois la “différence sexuelle” » [Scott, 1998, p. 20].
Déconstruire et critiquer l’assignation raciale impose d’utiliser les caté-
gories raciales tout en les rejetant. Le problème n’est pas d’ordre logique.
Il s’agit bien d’un paradoxe et non d’une contradiction puisque la réap-
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propriation par le groupe minoritaire de ce qui l’altérise donne du sens à
ce qui peut apparaître, dans un premier temps, comme une contradiction.
Les choses deviennent en revanche beaucoup plus complexes quand
celle qui parle ne fait pas complètement partie du groupe minorisé dont
elle analyse l’expérience. Dans ce cas, la théorisation scientifique peut
avoir, malgré tout, comme effet de réitérer l’assignation des personnes
dont on parle à une identité qui les altérise et qu’ils n’ont pas choisie. Le
problème est alors d’ordre épistémologique et politique dans la mesure
où les questions de méthode et de constitution d’un savoir sur ces ques-
tions sont porteuses d’enjeux et d’effets politiques aussi bien pour les
individus étudiés que pour l’anthropologue. De ce fait, la place particu-
lière que j’ai occupée pendant cette partie de l’enquête de terrain a défini
les implications politiques que recelaient mes analyses. Me sentant
proche de mes enquêtés et partageant avec eux une certaine expérience,
je ne pouvais cependant pas, pour les raisons qui ont déjà été dites, faire
comme s’il m’était possible de parler complètement en leur nom. Dans
ce cas précis, le recours au paradoxe minoritaire ne permettait ni de
résoudre le problème qui se posait à moi, ni d’éviter les conséquences
politiques de mes analyses. Non seulement mon texte maintenait les caté-
gories raciales qu’il visait à déconstruire et à rejeter mais il pouvait aussi
avoir pour conséquence de réifier l’identité de ces enquêtés, en faisant
ainsi perdre le caractère relationnel des formes de racialisations subies –
92 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

ou revendiquées, du reste. De la même manière qu’« “Être” une femme


ne définit certainement pas tout un être […] parce que le genre est partie
prenante de dynamiques raciales, de classe, ethniques, sexuelle et régio-
nales où se constituent discursivement les identités », les formes de
racialisation quelles qu’elles soient ne peuvent être séparées « des inter-
stices politiques et culturels où elles sont constamment produites et
reproduites » [Butler, 2006, p. 62-63].

Détour heuristique par deux controverses « transatlantiques »

Une fois le problème posé en ces termes, il me semblait qu’une des


solutions possibles, outre le fait de se taire et de décider de ne rien faire,
était de fonder l’analyse systématiquement sur la manière dont les enquê-
tés se définissaient et expliquaient leur propre expérience, tout en
explicitant aussi pourquoi on faisait mention de la couleur de peau dans
ses analyses. Bref, il s’agissait donc de partir de la parole des enquêtés et
d’expliciter ensuite les effets non voulus de l’analyse et de la mise en
écriture. On désamorçait ainsi le problème sans le résoudre.
Le parcours rapide et non exhaustif de la bibliographie existante sur
la question des relations raciales ajouta alors un élément nouveau dans
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la formulation de la réflexion que j’entreprenais sur l’analyse et la mise
en écriture des expériences de stigmatisations raciales. J’étais en effet
frappée de ne pas trouver de thématisation du problème que je formu-
lais au début de ce texte, même chez des auteurs comme Philomena
Essed [1991] qui prêtent une large part aux questions de méthode
posées par l’appréhension et l’analyse du fait racial. L’absence de thé-
matisation d’un problème chez un auteur, aussi important soit-il, ne
consacre certes pas nécessairement l’inanité du problème posé, mais le
fait de ne pas trouver grand-chose qui m’aidât dans la construction de
mon objet ou de mon problème semait le doute dans mon esprit. Dans
un premier temps, il me semblait alors que l’absence de la formulation
de ce problème manifestait l’exigence, pour mener à bien l’analyse des
phénomènes d’assignation raciale, de se faire sourde au moins dans un
premier temps au type de critiques que je me faisais à moi-même.
En réfléchissant à tout cela, il me parut en fait que les questions ou
les reproches que je me faisais étaient similaires, sans que je m’en
rende compte au moment où je me les formulais, à d’autres critiques
que l’on entendait dans l’espace public. Si j’ai ressenti un malaise en
écrivant mon texte sur l’expérience de la stigmatisation raciale, c’est
parce que j’avais l’impression de redoubler le geste de stigmatisation
que je dénonçais et de ce fait de renforcer une racialisation du monde
social en utilisant les catégories racialisées que je voulais pourtant
LES MOTS POUR LE DIRE 93

déconstruire. Or, il me semble que ce type de critique ressemble à deux


séries de critiques qu’on a pu faire en France à l’encontre d’une part des
politiques d’affirmative action et d’autre part des statistiques dites
« ethniques ».
Dans ces deux cas, en effet, l’argument est également de dire que,
en voulant plus généralement lutter contre les discriminations raciales,
les dispositifs d’affirmative action maintiennent le stigmate racial et
qu’ils empêchent ainsi de sortir d’une organisation racialisée de la
société. Quant aux statistiques dites « ethniques », elles auraient pour
conséquences d’institutionnaliser des catégories raciales dont les indi-
vidus ne pourraient plus sortir et de les réifier en en faisant un outil de
description de la réalité sociale. Dans ce cas, l’argument de la mise en
péril pour reprendre les termes de l’analyse d’Albert Hirschman [1991]
sur la rhétorique réactionnaire – la situation sera pire après – est mobi-
lisé pour maintenir le statu quo et le silence sur ces questions.
N’étais-je pas alors en train de me faire le même genre de procès en me
posant un problème qui, de fait, était un faux problème ?

PENSER LA RACIALISATION
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On parle généralement de faux problème pour désigner quelque chose
qui serait un problème en apparence. Or l’objet de ce texte se fonde sur
un malaise réel qui nous dit quelque chose de la posture de
l’anthropologue et de la société en révélant une question qui se pose
quand on travaille sur les relations interraciales et qui est celle du rapport
entre racialisation et stigmatisation raciale.

Racialisation et stigmatisation raciale

On parle de racialisation, en la distinguant du racisme, quand il s’agit


de dire que la société ou certains de ses membres en racialisent d’autres
ou se racialisent eux-mêmes. Il s’agit alors de mettre en évidence les
modes de production des formes de racialisations et le rôle que ces
dernières jouent dans les rapports sociaux ainsi que dans la trajectoire des
individus et dans leurs processus de subjectivation. En revanche,
stigmatiser racialement, c’est considérer que ce qu’on perçoit comme
étant le signe d’une appartenance raciale est porteur de discrédit et, de ce
fait, se sentir en droit d’assigner la personne qui en est porteuse à une
position minoritaire. En ce sens, il est possible de racialiser sans
stigmatiser racialement. Revendiquer par exemple une identité noire en
France et créer une association, comme le CRAN, porteuse d’une
94 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

revendication politique faite au nom du statut de minoritaire participe des


modes de racialisation qui ont cours au sein de la société sans qu’il y ait
pour autant aucune forme de stigmatisation raciale. D’autre part,
l’anthropologue peut décrire la manière dont les individus se racialisent
eux-mêmes, racialisent les autres ou les stigmatisent sur un mode racial
sans pour autant redoubler le geste de stigmatisation. Dans ce cas, l’écueil
ou le danger pour l’anthropologue ne serait pas tant de stigmatiser
racialement ses enquêtés que d’imposer et d’induire par ses analyses des
formes de racialisations non voulues et non choisies par ces derniers.
La confusion qui existe entre les notions de racialisation et stigma-
tisation raciale tient aussi à des effets de contexte, notamment
nationaux. Les contextes nationaux font, en effet, que les mêmes
choses ne posent pas les mêmes problèmes. Que la question soit
absente des ouvrages de Philomena Essed [1991] ou de W. E. Du Bois
[2007] est en ce sens révélateur du fait qu’ils participent de contextes
nationaux où il est admis que la société racialise. En revanche, on peut
faire l’hypothèse que le contexte républicain qui se définit comme
aveugle à la race tend à confondre ou à penser comme équivalentes les
notions de racialisation et de stigmatisation raciale.
Plus fondamentalement encore, la différence d’expérience informe,
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sur ces questions, une perception distincte du monde social. On peut pen-
ser à l’exemple des écoutant-e-s du 114 [Fassin, 2006a, p. 36], le numéro
d’appel anonyme et gratuit qui était destiné à recueillir les plaintes des
personnes victimes ou témoins de discriminations raciales, au sein des-
quels se dessinaient deux groupes. Dans le premier groupe, composé de
personnes dont on pouvait penser qu’elles avaient elles-mêmes fait l’ex-
périence de la discrimination ou de la stigmatisation raciales, les
écoutant-e-s expliquaient que, une fois données des précisions sur le
caractère racial ou raciste du fait rapporté, le témoignage qui leur était
fait remportait leur assentiment : « Je ne saurais pas vous le prouver, mais
j’en suis certain, ce sont des choses qu’on sent » (ibid.). Dans l’autre
groupe, composé de personnes dont il était vraisemblable qu’elles
n’avaient jamais été confrontées directement à l’expérience de la discri-
mination ou de la stigmatisation raciales, les écoutant-e-s se montraient
plus rétifs à donner leur adhésion aux témoignages qui leur étaient faits.
De la même manière, l’expérience de l’anthropologue détermine sa pos-
ture et son positionnement face à ces questions. Sans doute, la confusion
entre racialisation et stigmatisation raciale est-elle liée à une expérience
préservée des formes que peut prendre l’assignation raciale ou raciste.
Les travaux sur la whiteness [McIntyre, 1997] montrent en effet com-
ment le fait de se définir comme blanc amène à ne pas se concevoir
comme éventuellement racialisable alors même que les membres
LES MOTS POUR LE DIRE 95

d’autres groupes sont pensés comme pouvant l’être. Des auteurs comme
W. E. Du Bois ou Philomena Essed ont, quant à eux, thématisé dans leurs
travaux la manière dont le fait d’être racialisé comme noir détermine l’ex-
périence des individus et détermine la connaissance et la vision qu’ils ont
de la société dans laquelle ils vivent. La notion de « double conscience »
du monde [Du Bois, 2007] c’est-à-dire le fait que les Noir-e-s ont, en
même temps que leur conscience de membres d’un groupe minoritaire,
présents à l’esprit les codes et les normes qui sont imposés par les Blancs,
dit cela. Il y a d’abord et avant tout une expérience irréductible, celle de
la victime de l’assignation raciale ou de l’acte raciste. C’est aussi en se
fondant sur l’expérience singulière que font les Noirs du racisme et sur
la connaissance qu’elle leur donne du racisme dans la société que
Philomena Essed [1991] introduit et détermine son concept de « racisme
au quotidien ». De la même manière, les difficultés qui se sont posées à
moi au moment de rédiger ce texte ont partie liée à l’expérience dédou-
blée de minoritaire non perçue comme telle. En ce sens, l’expérience
personnelle que fait ou ne fait pas l’anthropologue de la racialisation ou
de la stigmatisation raciale est définitoire des modes d’appréhension
qu’il a de ces questions.
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Dialogue avec les enquêtés

Dès lors, il me semble que l’analyse des formes différentes de racia-


lisation et l’expérience de la stigmatisation raciale, impose, comme
précaution méthodologique, de toujours partir des formes d’identifica-
tion données par les enquêtés eux-même afin de voir s’ils se racialisent
ou pas, comment ils font, s’ils le font, s’ils se vivent comme victimes de
stigmatisation raciale ou pas et dans quels termes ils formulent cette
expérience. Cette première précaution permet de ne pas imposer aux
enquêtés des types d’identités dans lesquels ils ne se reconnaîtraient pas.
Elle évite aussi de réifier les catégories raciales et permet d’en souligner
le caractère relatif et arbitraire [Ndiaye, 2006 ; Fassin, 1992]. Pour les
mêmes raisons, il convient aussi d’interroger sur leurs expériences des
enquêtés qui peuvent paraître comme n’ayant pas fait l’objet de raciali-
sation ou n’étant pas confrontés à l’expérience de la stigmatisation
raciale afin non seulement de déterminer sur quoi se jouent les choses
mais aussi de ne pas reproduire le geste d’assignation raciale dans la
manière même de construire et de mener l’enquête de terrain. Là encore,
confronter les modes d’identification des enquêtés à la manière dont
l’anthropologue peut les percevoir met en évidence le caractère relatif
des catégories qui déterminent l’assignation raciale et le sens politique
des formes d’identification.
96 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Cette première étape doit être ensuite complétée dans l’après-coup de


l’écriture. En faisant intervenir les enquêtés aussi dans le processus
d’analyse a posteriori de notre propre travail, afin de les interroger sur
nos propres choix de formulations en prenant en compte leurs sugges-
tions ou leurs critiques et en considérant que leurs réactions au moment
de cette restitution est partie prenante de l’enquête et de l’analyse.

Principe d’inquiétude

Qu’elle soit introduite par Locke ou reprise et transformée par


Leibniz, la notion d’uneasiness, traduite par « inquiétude », est définie
comme un principe d’instabilité et de mouvement qui fonde tout acte de
volonté et est analysée comme une donnée anthropologique [Fassin,
2006b, p. 402]. À cet usage de la notion, je souhaiterais en substituer un
autre de nature méthodologique et politique pour autant que les choix de
méthode que fait l’anthropologue ont des conséquences politiques. Ma
proposition est la suivante. L’écriture et par là même l’analyse du fait
racial ne peut se faire sans que l’anthropologue admette de la soumettre
à un principe d’inquiétude. Il s’agit alors de ne jamais considérer comme
définitive toute formulation ou analyse et d’accepter qu’elles puissent
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être ébranlées ou mise en péril par les enquêtés mêmes dont on parle.
Retour réflexif excentré, le principe d’inquiétude se fait l’écho dans
l’écriture et l’analyse produites par l’anthropologue du malaise qu’a la
société à dire et à nommer [Fassin, 2006a] les processus de racialisation
et les formes de stigmatisation raciales qui se font en son sein et l’infor-
ment de ce fait. Si les types de désignation des faits et des personnes
oscillent constamment entre une euphémisation et une hyperbolisation de
la caractérisation racialisée, s’il est possible qu’une tierce personne qua-
lifie de Maghrébins deux enquêtés nés chacun dans une famille
d’immigrés algériens, tous deux de nationalité française et se définissant
l’un comme « Algérien » et l’autre comme « Française rebeue », enfin si
les mots se dérobent à nous quand il s’agit de décrire ou de caractériser
les groupes stigmatisés racialement, ce n’est pas parce que l’on manque-
rait de mots ou que l’on se tromperait. Il ne s’agit pas tant d’hésitation
que d’embarras, pas tant d’erreurs que de lapsus. Les formes racialisées
de l’altérisation résistent à la nomination. Et cette résistance nous dit
l’anxiété [Auden, 1991 ; Fassin, 2006b, p. 394-402] d’une société où les
individus qui la composent sont, comme Élisée, contents que Rama Yade
soit au gouvernement mais refusent que l’on parle d’une question noire
en France et n’arrivent pas à répondre quand on leur demande comment
ils se définiraient, ou encore, comme Khalil, Français, nés en France et
se définissent tour à tour comme « Algérien », comme « Arabe » ou
LES MOTS POUR LE DIRE 97

comme « Musulman ». C’est précisément de cela que l’anthropologue


doit faire la matière de son analyse. Le principe d’inquiétude manifeste
ainsi la manière dont la problématisation [Foucault, 2001] des questions
raciales se fonde sur la manière même dont la société problématise cette
question.

CONCLUSION

En ce sens ultime, c’est l’expérience commune des discriminations


raciales et de la stigmatisation raciale qui rend nécessaire le recours à
des catégories comme celles de « Noir » ou d’« Arabe ». Il ne s’agit pas
dans ce cas de désigner une identité commune mais plutôt l’expérience
singulière que fait un groupe de son assujettissement à un rapport de
pouvoir. En d’autres termes, l’usage de catégories comme celles de
« Noir » ou d’« Arabe » ne fait pas référence à une communauté qui par-
tagerait une culture et se retrouverait sur les bases d’une appartenance
identitaire, mais bien plutôt au fait d’être minoritaire c’est-à-dire de se
voir imposer – du moins dans un premier temps – une catégorie natura-
lisée par la discrimination raciale. Ainsi, c’est l’expérience commune de
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la discrimination qui donne sa nécessité à la catégorie de « Noir » et
fonde, par exemple, la création d’un Conseil représentatif des associa-
tions noires. De la même manière, c’est par le rappel des discriminations
raciales auxquelles ils sont soumis que les signataires du manifeste des
Indigènes de la République inaugurent ce texte et justifient l’usage
qu’ils font de la catégorie d’« indigène ». La question de la racialisation
– qu’il s’agisse d’une racialisation qui exprime un rejet ou d’une racia-
lisation qui revendique une demande de reconnaissance – n’est pas la
question de la couleur mais bien celle des processus sociaux par les-
quelles on en vient à penser certains sujets comme racialisés.

REMERCIEMENTS

Ce travail de recherche a bénéficié des moyens et du cadre de réflexion qu’offre le


programme financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR), intitulé « Les nou-
velles frontières de la société française » et dirigé par Didier Fassin. Je remercie les
responsables du centre d’insertion professionnelle où j’ai pu faire cette partie de mon
enquête de terrain pour leur accueil et leur disponibilité. Je tiens à exprimer ma gratitude
à tous les jeunes « stagiaires » du centre qui ont accepté de discuter avec moi et de me
livrer une part de leur expérience. Mes remerciements vont également aux membres du
séminaire « Politiques de l’enquête » ainsi qu’à Lise Gaignard pour leur relecture atten-
tive de ce texte, et à Mara Viveros Vigoya pour m’avoir permis de présenter mon travail
et d’initier une réflexion sur les rapports entre stigmatisation raciale et racialisation.
98 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

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La Découverte | « Recherches »

2008 | pages 99 à 120


ISBN 9782707156563
DOI 10.3917/dec.fassi.2008.01.0099
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/politiques-de-l-enquete---page-99.htm
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Prendre le rire au sérieux.


La plaisanterie en milieu policier

Gwénaëlle Mainsant

13 juillet 2007, Café, Rémi I., Mathieu X., Christophe A., Gaétan L
[policiers chargés de la répression du proxénétisme] Delphine C. [sta-
giaire, étudiante en droit] et Gwénaëlle M. [l’auteure]. Nous prenons
un café pendant la pause déjeuner, accoudés au zinc. Mathieu X. et
Rémi I. enchaînent de nombreuses plaisanteries, associant les derniers
mangas qu’ils ont visionnés et des frasques lors d’interpellations sca-
breuses en BAC [Brigade anti-criminalité]. Delphine C. rit et relance
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les deux autres. Christophe A., alors un peu en retrait, me regarde iro-
niquement et m’interpelle :

Christophe A. : Alors t’en penses quoi de ces personnes qui ont des pou-
voirs énormes sur la vie des gens et qui disent autant de conneries… ces
personnes qui font si puériles… Ça fait peur ?
Gwénaëlle M. :… Hum…
Delphine C. : C’est pour décompresser après tout ce que vous voyez…
souvent c’est pour ça les blagues, ça permet de passer à autre chose…
Christophe A. : Je vois ce que tu veux dire… je suis pas sûr…
Gwénaëlle M. : Et toi t’en penses quoi ?
Christophe A. : Moi ça me fait rire… et j’y participe largement… (rires)
(Journal de terrain, 13/07/2007)

Cette scène, qui se déroule en fin de recherche, fixe la trame ou le


décor d’une enquête réalisée auprès d’un service de police chargé de la
répression du proxénétisme. L’un des policiers, Christophe A.,
m’interrogeant à ce propos, souligne l’omniprésence, la nécessité et le
bien-fondé des plaisanteries dans les sociabilités mais aussi dans les
interventions policières. Ce faisant, il récuse l’hypothèse selon laquelle
ces plaisanteries serviraient nécessairement à une mise à distance de la
souffrance, de la difficulté des situations auxquelles les policiers sont
100 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

confrontés1. Ces sociabilités, ces interactions sur le mode de la


plaisanterie, dans lesquelles j’ai été prise ou exclue ouvrent de
nombreuses interrogations quant aux positions multiples et successives
occupées sur le terrain par celle-ci et quant à la place de l’humour – son
contenu en contexte et son existence en tant que registre des
interactions – au moment même de l’analyse.
Si la philosophie s’est beaucoup interrogée quant à la nature de l’hu-
mour, la sociologie ou l’anthropologie anglo-saxonnes en ont souvent
privilégié une approche fonctionnaliste. Abordant l’humour comme
objet de recherche en soi, elles se sont donné pour tâche d’identifier des
types d’humour (humour noir [Obrdlik, 1942], humour politique
[Boskin, 1990], relations à plaisanteries [Evans-Pritchard, 1929 ;
Radcliffe-Brown, 1940]), propres à des milieux ou des sociétés
(humour américain [Boskin, 1990], humour juif, humour noir, humour
blanc [Middleton et Moland, 1959]) et d’en isoler les fonctions –
contrôle, conflit [Stephenson, 1951], cohésion entre acteurs. Lorsque la
question du chercheur aux prises avec le rire et les sarcasmes de ses
enquêtés est évoquée, c’est pour mieux l’exclure du champ de produc-
tion scientifique et la dévaluer en production littéraire de type récit de
voyage [Barley, 2001 ; Smith Bowen, 1954]. En France, l’humour sus-
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cite de rares études qui ont été très circonscrites socialement : seuls les
milieux populaires – et masculins – ont fait l’objet de telles investiga-
tions scientifiques, à titre d’exemples, les éboueurs [Lambelet, 2003]
ou les ouvriers [Beaud et Pialoux, 1998]. La relative marginalité de
l’humour en tant qu’objet d’étude s’inscrit en sciences sociales dans
une tradition méthodologique ou épistémologique qui valorise et privi-
légie les discours par rapport aux pratiques, les propos réflexifs au
détriment des propos plaisantés. L’entretien individuel constitue la
forme canonique et finale du recueil de données. Même si la méthode
ethnographique [Beaud et Weber, 1997] vient tempérer cette focalisa-
tion sur l’entretien, ce dernier demeure la forme consacrée de l’accès
aux motivations, aux stratégies des acteurs. Ponctuellement contrecar-
rée [Tremoulinas, 2007 ; Laborier et Bongrand, 2005], cette hégémonie
des entretiens n’en est pas moins prégnante et l’humour reste négligé
en tant que matériau d’enquête. En raison de mon objet de recherche,
j’ai été amenée à réviser ces hiérarchies et à prêter attention aux inter-
stices du discours tant sur mon terrain qu’au moment de l’analyse.

1. Voir les analyses produites dans le sillage de Christophe Dejours au CNAM pour le
champ français ou Robinson et Smith-Lovin [2001] qui établissent un lien de quasi-néces-
sité entre plaisanteries et expressions d’une souffrance mentale, hypothèse que nos
observations ne permettent pas de corroborer.
PRENDRE LE RIRE AU SÉRIEUX 101

Le travail présenté ici s’intéresse en effet aux pratiques des agents


publics et à la façon dont elles donnent à comprendre l’action publique,
à travers l’exemple du contrôle policier de la prostitution en France. Le
premier pan de ma recherche s’appuie sur une ethnographie auprès d’un
service de police chargé de la répression du proxénétisme afin de saisir
les principes pratiques de sélectivité de l’activité policière à l’échelle des
acteurs de terrain. À cette fin, j’ai suivi successivement durant sept mois
et demi trois groupes d’investigation au sein de cette brigade, accompa-
gnant les policiers sur leurs terrains et dans les locaux. Seuls deux temps
de l’enquête, choisis pour leurs caractéristiques antinomiques quant à la
structuration du groupe policier accompagné et à la place que j’y ai occu-
pée – correspondant au 1er (G1) et au dernier (G3) groupe ethnographié
– seront exposés dans ce développement.
Au fil de cette ethnographie, j’ai été plongée et contrainte à accepter
d’être plongée au sein de sociabilités souvent familières, entre policiers,
entre policiers et populations cibles de l’action policière2, entre policiers
et ethnographe. A fortiori, les sociabilités en police judiciaire – « reine
des polices », à laquelle appartient ce service – sont présentées par oppo-
sition avec celles des policiers en uniforme : la hiérarchie serait mise en
berne au profit de sociabilités moins stratifiées en fonction du grade, il y
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régnerait une ambiance plus détendue, drôle, burlesque. L’intégration au
groupe policier se joue entre autres sur cette participation des policiers
aux plaisanteries et sur leur capacité à la répartie. Ces plaisanteries
empruntent plusieurs registres : sexuel (concours de virilité et perfor-
mances sexuelles), racialisé, géographique ou territorialisé (sur les
origines régionales des différents policiers et les accointances que cela
peut créer), professionnel (une mise en compétition entre policiers et
entre groupes d’investigation), des moqueries relatives aux gardés à vue
(désigné-e-s comme le copain ou la copine du policier-e chargé-e de sa
garde à vue).

2. Le terme de « population cible » renvoie à un ensemble d’individus dont les policiers


anticipent qu’ils pourraient être les victimes ou les auteurs d’infractions dont ils ont en
charge la répression. Dans le cas d’un service chargé de la répression du proxénétisme, il
s’agit des potentiels et présumés proxénètes et prostitué-e-s. Etant donné l’intrication et les
superpositions qui existent entre les catégories de prostitué-e-s et proxénètes, de mis en cause
et victimes, le terme choisi de « population cible » permet d’englober l’ensemble des per-
sonnes concernées par l’action de la police en matière de répression du proxénétisme. Ces
populations cibles sont désignées par les policiers comme leurs « clientèles ». Si l’usage du
terme « clientèle » apparaît d’un point de vue étymologique impropre, il ne s’en est pas
moins imposé à la fois dans l’institution policière et dans une large frange de la sociologie
de la police, il ne sera repris dans ce texte uniquement lorsqu’il sera question du point de vue
des policiers.
102 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Les possibles interactions entre policiers et populations cibles diffèrent


en soi peu d’un groupe à l’autre. Il s’agit, concernant les policiers, tout
autant d’un registre de discours – se moquer et plaisanter – que d’un regis-
tre d’(inter) action de l’ordre de la farce ou du jeu – travailler en tournant
en dérision ce qu’ils font, la façon dont ils le font et les personnes sur les-
quelles s’exerce le pouvoir policier. Ces registres englobent la relation
d’enquête : la familiarité m’a obligée à la participation et a déterminé de
ce fait les positions que j’ai pu occuper au fil de mon terrain et les accès
différenciés aux pratiques et représentations de mes enquêtés. Or, l’objet
de la recherche porte non pas sur les sociabilités policières mais sur l’ac-
tion policière en elle-même, sur son contenu, qui devient alors
difficilement saisissable ou appréhensible à travers le voile de la dérision.
Comment s’insérer dans le milieu enquêté et y obtenir des informations
lorsque la familiarité et la dérision – dont je suis exclue – constituent les
registres par excellence de reconnaissance et d’intégration par les pairs ?
Plus qu’une « conquête du terrain » [Pulman, 1988], c’est un apprivoi-
sement de et par mes enquêtés qu’il s’agit de restituer à travers le prisme
de l’humour, ressort d’une progressive intégration dans des interactions
plaisantées et producteur d’un singulier matériau d’enquête « plaisanté ».
Deux configurations de mon expérience de terrain sont présentées pour
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montrer comment l’humour, de contrainte, devient une ressource de la
relation d’enquête agissant comme révélateur de rapports de pouvoir
entre enquêtrice et enquêtés. Occupant successivement différentes posi-
tions, j’ai recueilli des matériaux dont la variabilité et la diversité ouvre
une réflexion quant aux « justes » usages de ces matériaux empiriques
« plaisantés », quant à leur portée heuristique, et plaide pour une attention
aux interstices du discours, à ce que les plaisanteries disent et performent
que d’autres formes du discours « plus maîtrisées » passent sous silence.

LES RAPPORTS DE POUVOIR ENTRE ENQUÊTÉS


ET ETHNOGRAPHE AU PRISME DE L’HUMOUR

Au fil de l’ethnographie, l’humour révèle non seulement la position


de l’ethnographe, mais il constitue en lui-même une contrainte puis une
ressource du développement de cette relation d’enquête.

L’humour comme mise à distance de l’ethnographe

Lorsque les chercheurs [Monjardet, 1996 ; Pruvost, 2007] évoquent


leurs expériences de terrain en milieu policier, la trame de ces dernières
se caractérise ainsi : si l’intégration est difficile à négocier dans un
PRENDRE LE RIRE AU SÉRIEUX 103

premier temps, elle n’en est, une fois les barrières levées, que plus
intense dans le groupe policier. Or, mon expérience auprès du groupe
d’investigation G1 (cf. encadré ci-après) s’inscrit en rupture avec cette
version. Évoluant d’un relatif malaise à une intégration policée et
partielle auprès des « nouveaux arrivants sérieux », ces positionnements
conditionnent mon accès, limité dans les premiers temps, à
l’information.

Débuts ethnographiques au sein d’un groupe policier en conflit

Mon ethnographie aux côtés du groupe G1 se déroule de janvier à mi-mars


2007. Le groupe est constitué de huit fonctionnaires de police, âgés de 33 à 45 ans,
dont deux femmes et six hommes, ce qui en fait le groupe le plus féminisé de la
brigade. Il est de surcroît caractérisé par une extrême instabilité de ses membres
qui le fuient, notamment en raison de l’ambiance conflictuelle qui y règne. Le
conflit repose sur une opposition larvée, voire ouverte, au chef de groupe et à sa
gestion des ressources humaines uniquement focalisée sur le rendement en termes
de gardes à vue, sans prendre en compte les conditions de travail des policiers ni
la « qualité » des affaires. Le caractère fraîchement renouvelé des fonctionnaires
de police en fait un groupe en transition, rendant difficile l’appréhension de la
division du travail policier, sa répartition entre tâches ingrates ou valorisées, son
éventuelle historicisation.
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Dans les locaux de la police où se déroulent les premiers temps du terrain, les
bureaux sont toujours ouverts voire en « open space », les policiers ne sont pas très
loquaces entre eux concernant leurs activités professionnelles, excepté lorsqu’il
s’agit des détails techniques de « procédure ». Pour autant, l’espace professionnel
policier n’est pas silencieux et est ponctué de constantes invectives, plaisanteries
entre policiers ou discussions informelles. Ces échanges verbaux sont de l’ordre
de récits de leurs activités extra-professionnelles ou de moqueries : ils renvoient à
la masculinité, à des codes et des loisirs tels les jeux vidéos, le sport, les séries
télévisées, la virilité sexuelle, à la compétition entre policiers, à des plaisanteries
sur les populations visées par leur action et à des orientations politiques très
marquées à (l’extrême) droite en ces temps de campagne présidentielle.

Dans le groupe d’investigation G1, je débute mon ethnographie en


tant que novice en droit et en procédure pénale, connaissant peu l’ins-
titution policière « de l’intérieur », dans un cadre où ma présence
cantonnée dans les bureaux ne me donne pas accès à l’observation de
l’action policière sur le terrain. « Étudiante-débutante », la confronta-
tion avec les plaisanteries policières est l’un des écueils des premiers
temps de mon enquête.
Ayant intégré les logiques propres aux méthodologies des sciences
sociales telles qu’elles sont exposées en introduction, ma posture sur le
terrain s’inscrit, à ses débuts, dans une hiérarchisation des matériaux
empiriques valorisant entretiens approfondis, propos réflexifs ou posés
104 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

par rapport aux plaisanteries3, cherchant une neutralité illusoire dans un


retrait hors des plaisanteries. Plus encore, il m’est, dans les premiers
temps, difficile de masquer une gêne vis-à-vis de plaisanteries qui scel-
lent la distance politique et culturelle – plus que sociale ou économique
– me séparant de mes enquêtés et d’y prendre part activement. Aussi,
ces sempiternelles moqueries ou plaisanteries m’égarent-elles au
départ : leur sens m’échappe et je ne sais quelle portée leur accorder, et
ce, dans la mesure où il ne s’agit pas de prendre ces plaisanteries pour
objet (et d’en produire une analyse de contenu) mais de saisir ce qui se
joue à travers elles.
Ainsi ai-je ramené les discussions informelles progressivement sur
un ton plus posé, plus explicatif. Adoptant une posture sérieuse, je
prends scrupuleusement en note mon terrain, ce qui désarçonne mes
enquêtés dont certains lisent par-dessus mon épaule à mesure que
j’écris. Ce qui a constitué une erreur « d’intégration » de ma part s’est
cependant avéré fécond en me permettant de mettre en évidence la sus-
picion qu’engendre la prise de notes par une « extérieure » pour ces
spécialistes de l’enregistrement, lesquels n’entendent pas être des
« surveillants surveillés ». J’ai recherché avant tout des situations où
l’un de mes enquêtés, isolé, était plus disposé à répondre à mes ques-
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tions, essentiellement descriptives aux débuts de l’enquête. Mes
enquêtés essaient en permanence d’aiguiller la conversation sur des
enjeux d’ordre privé tandis que j’essaie de les faire parler de leur tra-
vail, les conversations tournent alors court. Lorsque je sollicite l’un de
mes enquêtés pour un entretien, ce dernier, acceptant le principe, me
demande de faire celui-ci sous une forme « ludique » (Christophe A.).
J’ai été, dans les premiers temps, perçue comme ennuyeuse en m’ins-
crivant en rupture avec les registres prisés des sociabilités policières.
L’erreur a été double : tant au niveau des sujets que du ton des conver-
sations, j’ai cherché à imposer un registre sérieux à des interactions et
des propos qui ne prétendent pas l’être ; je suis devenue responsable
d’une nouvelle définition du sens de la situation à laquelle mes enquê-
tés se sont refusés puis soustraits [Emerson, 1969, p. 180].
Par la suite, je pris acte de l’importance de ces sociabilités plaisantées
et me suis efforcée d’y participer, sans succès. Les plaisanteries concer-
nent pour une part non négligeable les policiers eux-mêmes. Lorsque je

3. De même, l’étude de Lavin et Maynard [2001] sur les modalités de passation de


questionnaires par différents instituts de sondage soulève cette ambiguïté á plusieurs
égards : est-ce plus neutre, plus scientifique mais aussi plus efficace d’autoriser ou d’in-
terdire le rire durant la passation de ces questionnaires ? L’enjeu propre au rire, toléré ou
proscrit par certains instituts de sondage, soulignait bien le fait que l’humour pouvait être
vu comme une façon de perdre la neutralité scientifique des questionnaires.
PRENDRE LE RIRE AU SÉRIEUX 105

m’y suis risquée, ça a été l’occasion de répliques sèches. Ainsi au cours


d’une discussion, j’évoque avec un policier (Christophe A.) l’un de ses
collègues (Norbert P.) que lui-même moque comme extrêmement suspi-
cieux ou « parano ». Je reprends ses mots et plaisante sur le fait « qu’avec
Norbert P., on est vraiment dans le monde secret », ce à quoi je m’entends
répondre « je vois bien ta… condescendance Gwénaëlle… mais dans
notre travail il faut vraiment être prudent, on ne peut pas se permettre que
les infos filtrent… », alors même que ma remarque n’excède pas la
sienne. Cette réplique de Christophe A. souligne ma « non-habilitation »
à tourner en dérision les policiers, ce que des situations analogues ont
confirmé. Ce n’est qu’au nom d’une inclusion dans le groupe qu’il
devient possible d’en moquer ses membres. A fortiori, lorsque les plaisan-
teries me prennent – rarement – pour objet, elles concernent un éventuel
comportement déviant de ma part et le contrôle que les policiers pour-
raient exercer dessus : « Fais attention ce soir, ne parle pas trop, on
t’écoute » (Norbert P.), comme si j’étais placée sur écoute. Ainsi n’ai-je
été présente, à mes débuts, dans ces plaisanteries que par analogie avec
les populations cibles, avec ceux « hors du groupe policier ». Le rire et les
moqueries entre pairs (policiers) – sur les pairs et sur les mis en cause et
victimes – me sont alors encore inaccessibles. Je ne suis à ce moment de
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l’enquête qu’objet éventuel et extérieur des plaisanteries, jamais auteure
à partir de l’intérieur du groupe.
Dans un second temps, c’est ma posture « sérieuse » qui m’a permis
de progressivement trouver une place sur mon terrain, ce sérieux
demeurant néanmoins un frein à l’intégration dans les sociabilités poli-
cières. À mes débuts, officiellement stagiaire et néanmoins doctorante,
je suis présente moins fréquemment que les policiers au service qui
plaisantent sur mon caractère dilettante : « Alors, on prend encore des
jours de vacances ? » Ce n’est que bien plus tard que j’ai pris la mesure
de l’importance d’accompagner les policiers en permanence, de subir
avec eux des horaires extensibles et irréguliers, de jouer à l’investisse-
ment policier, d’endosser une « condition » [Monjardet, 1996, p. 187].
De ce fait, j’ai gagné une certaine acceptation auprès des « sérieux »,
nouvellement arrivés dans le groupe, en les accompagnant au moment
même où leurs collègues esquivent leurs obligations, lors de surveil-
lances nocturnes au long cours ou durant leur pause déjeuner : « On
aurait pu la garder six mois, elle faisait les surveillances avec nous
jusqu’à quatre heures du matin à la Perle d’argent » (Noémie W.). Je
suis alors acceptée, non grâce à mon inscription dans les sociabilités
policières mais au prix d’une certaine persévérance et pugnacité que
me reconnaissent certains de mes enquêtés et grâce à un retrait et une
discrétion certaine. Néanmoins, je suis acceptée en tant que « petite
106 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

main appliquée » (Xavier N.), on me moque en tant que telle et ne me


raconte que ce qu’une petite main peut savoir. A fortiori, je n’ai pu
avoir accès qu’à l’information dont disposent mes alliés de terrain : une
connaissance généraliste des techniques d’investigation.
Observer et participer à un certain nombre de tâches minimes condi-
tionne mon accès aux « véritables » activités policières, contribue à me
situer dans les configurations de pouvoir au sein du groupe mais délimite
aussi un espace réduit des possibles discours à mon égard que les moque-
ries mettent ouvertement en mot. Cet extrait de mon journal de terrain en
témoigne :

« Au moment de partir en dispositif de surveillance :


Henri H. : Tu prends le nouveau gardien [de la paix] [Gwénaëlle M.] avec
toi.
Norbert P. : Hein ?
Henri H. (en me désignant du doigt) : Ben oui la nouvelle recrue ! »
(Explosion de rire générale).

Ces moqueries, si elles marquent une relative intégration, me pla-


cent dans le groupe à la position la moins valorisée et la moins gradée,
gardien de la paix ou adjoint de sécurité, qui correspond par ailleurs
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aux tâches non qualifiées auxquelles il m’est possible de « participer ».
Plus largement, les professions auxquelles ils m’identifient me situent
dans une position de dominée : successivement plaisantée comme
secrétaire pour écrire leurs rapports de synthèse à leur place, comme
« employée à la poste » après avoir aidé un de mes enquêtés au
« mariannage » d’une procédure ou encore comme femme de ménage
pour faire place nette sur leurs bureaux.
Or le fil de l’ethnographie révèle que l’information est très inégale-
ment et hiérarchiquement distribuée. En fonction de l’ancienneté, du
grade et du genre des fonctionnaires de police, ceux-ci ont des accès dif-
férenciés à l’information concernant les « affaires », les informateurs, à
l’organisation du travail au cours de la semaine à venir puisque leur tra-
vail implique souvent de travailler de nuit, etc. Les moins gradés sont
aussi les moins informés. À partir de cela, les informations que j’ai peiné
à obtenir sont elles-mêmes conditionnées par ma situation sur le terrain :
je n’ai accès à l’information que relativement à la position où je suis assi-
gnée, c’est-à-dire une information moindre et hiérarchiquement
contrôlée. L’une des difficultés de ce premier moment du terrain est
d’avoir accès aux techniques généralistes d’investigations policières sans
pour autant disposer de discours sur les pratiques ni de perspective histo-
rique sur l’évolution de leurs activités.
PRENDRE LE RIRE AU SÉRIEUX 107

Dérision et familiarité, moteurs de l’enquête :


devenir une « stagiaire aguerrie4 » ?

L’intégration dans le dernier groupe étudié prend des modalités


antagonistes par rapport à cette expérience précédemment exposée.
Dans ce « groupe vitrine » (Julien P., commissaire divisionnaire)5 des
sociabilités policières (familières), la prudente distance de l’étudiante
ne peut se maintenir, impliquant un investissement plus intense de
l’ethnographe, comme condition sine qua non d’une inclusion dans le
groupe et d’un recueil de matériaux empiriques approfondis. La fin de
terrain rend en effet possible une certaine dextérité dans l’approche de
ce groupe : maîtrise des phases du processus pénal et du vocabulaire
policier, solides connaissances de l’institution policière, abandon du
carnet de terrain suspect et de la prise de notes ostensible, et ce, avec
l’aval manifeste de la hiérarchie. Les plaisanteries scellent cette fois
bien différemment ma position sur le terrain qui a été une rapide
immersion en sociabilités policières : à la fois lieux de jeux d’étiquettes
visant à m’identifier et à se jouer de moi.
La relation d’enquête se comprend comme une suite de tentatives par
l’enquêté pour identifier la relation, pour identifier l’ethnographe, et
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situer celui-ci à partir des codes et des représentations indigènes
[Fournier, 2006]. En effet, le chercheur dispose rarement d’un « rôle
social » [Goffman, 1973] qui servirait à l’identifier en propre, en
particulier lorsque sa position évolue au regard des codes et usages de
l’institution. Alors que la mobilité interne des fonctionnaires du service
est limitée et que le groupe d’investigation est une structure
incontournable de travail et des sociabilités, j’ai effectué des « stages »
auprès de chacun des groupes. De plus, ces stages excédent ceux que des
stagiaires policiers, magistrats ou encore des journalistes ont
l’autorisation de faire. Accompagnant durablement plusieurs groupes, je
suis au fait de façons de travailler divergentes, d’éventuels contacts avec
les informateurs propres à chaque policier, des cibles visées par les
différents groupes d’investigation, alors même que les policiers eux-
mêmes ignorent largement ce qui se passe dans les autres groupes. Ceci
rend ma position anecdotique, dangereuse ou source potentielle
d’informations. Je deviens ainsi une figure hybride constituée en sujet
singulier et atypique de plaisanteries. Celles-ci contribuent alors à définir,
redéfinir et figer mes multiples positionnements au sein de la brigade
selon deux registres plaisantés : policier et genré.

4. [Pruvost, 2007].
5. De même G1, G2 peuvent être caractérisé de groupe vitrine à certains égards : l’un ayant
des résultats très élevés quantitativement, le second s’occupant de proxénétisme de luxe.
108 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Fin d’enquête auprès d’un groupe modèle des sociabilités policières

Dernier étudié, le groupe G3 est présenté comme « un groupe qui tourne bien
avec une bonne ambiance ». Créé en 2003 et caractérisé par de très bons
« résultats » en termes de nombre de gardes à vue, la récente fondation du groupe
a autorisé un « recrutement au choix » de « bons éléments », des « jeunes »6
policiers âgés de 28 à 36 ans à l’exception du chef de groupe, de gardien de la paix
à commandant. Ce groupe ne comprend aucune femme, ce qui est revendiqué par
le chef de groupe.
À plusieurs égards, la « personnalité » du chef de groupe distingue ce groupe
des autres. La gestion des ressources humaines à l’échelle du groupe est décrite
comme « fonctionnant à l’affectif » : le chef accorde une plus grande autonomie à
ses subalternes et met un point d’honneur à entretenir une « bonne ambiance »,
ainsi qu’à reconnaître le travail de ses collaborateurs. De ce fait, l’un des leitmotivs
est que les policiers font des affaires pour « se faire plaisir » et non pour « faire du
chiffre » : un certain nombre de gardes à vue. De surcroît, le chef de groupe
affiche clairement dans ses lectures et ses propos un positionnement de gauche,
réduisant d’autant la distance politique avec l’ethnographe, lui autorisant
certaines plaisanteries qui, dans un autre contexte, seraient trop marquées
politiquement, permettant ainsi de négocier grâce à une certaine impertinence
une position réaffirmée – en particulier dans le cas de plaisanteries misogynes –
dans les interactions avec les policiers. De plus, l’ouverture aux extérieurs ne
commence pas avec la présence de l’ethnographe mais succède à la présence
prolongée d’une journaliste à leurs côtés : le groupe incarne une forme de
« modèle » d’ouverture à l’extérieur.
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Au cœur de leurs sociabilités se trouve une forme de jeu : si les plaisanteries
sont de l’ordre du discours, elles s’inscrivent dans une « farce policière » –
entendue comme genre théâtral qui repose beaucoup plus sur les mimiques et les
corps que sur la parole ou les textes – englobant l’ensemble de leurs activités
conçues comme un jeu et matérialisées en objets saisis lors de perquisitions (les
policiers font usages d’accessoires sexuels prêtant à rire et mettant en scène
chacun de leurs confrères). La quasi-totalité des propos sont agrémentés de
plaisanteries, moqueries, taquineries, invectives que les policiers s’échangent
entre eux et mettent en scène devant et à l’encontre de leur public. Il s’agit tout
autant de rire que de mettre en scène ce rire.

Un véritable jeu d’étiquetage se déploie au travers des moqueries


visant à transcrire mon positionnement dans les codes policiers selon
plusieurs modalités. Les groupes que j’ai précédemment ethnographiés
m’identifient : « T’es pas avec le groupe d’élite ? Tu reviens nous voir ? »
(Emmanuel W., 42 ans, capitaine) à l’instar des moqueries rencontrées
par les policiers lorsqu’ils sont à l’extérieur de leur groupe ; chaque

6. Si parler de jeunesse du groupe peut sembler inapproprié étant donnée la faible dif-
férence d’âge entre G1 et G3, il n’en demeure pas moins que les moments fondateurs de
G3 sont marqués par une très grande jeunesse des effectifs et le groupe reste présenté
comme tel au sein de la brigade et ce, relativement aux autres groupes malgré les rema-
niements internes au groupe et au service.
PRENDRE LE RIRE AU SÉRIEUX 109

blague assigne le policier à son appartenance à un groupe et l’étiquette.


Évoluant entre les différents groupes, mon identification relativement à
ceux-ci fluctue au fur et à mesure de mes rapports avec mes enquêtés.
Les policiers n’ont de cesse de savoir où vont mes préférences, en faveur
de quel groupe je me situe, dans un service même où la compétition entre
les groupes et la gestion des ressources humaines nourrit une ambiance
délétère.
À la fin de mon terrain, je suis moquée et identifiée à travers un grade
qui serait potentiellement le mien si j’étais dans l’institution : celui de
commissaire. Ainsi me tournent-ils en dérision devant les gardés à vue et
victimes en me faisant passer pour responsable de leur placement en
garde à vue, qu’ils présentent comme le « sale boulot d’une jeune com-
missaire particulièrement répressive ». Cette double identification
policière, par les relations « privilégiées » et par le grade, me situe à
proximité de la hiérarchie policière, et répond à la position qui m’est
attribuée dans une certaine économie des rapports sexués et genrés. Le
genre7 de l’ethnographe est directement au cœur de la relation d’enquête
puisque je suis la seule femme jeune dans un groupe d’hommes. La
configuration qui est celle de la relation d’enquête ethnographique est
celle communément existante avec les extérieures, puisque les magis-
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trates ou policières en stage et les journalistes sont avant tout des
femmes. Elle emprunte de ce fait un registre très ritualisé sur le mode de
la galanterie – plaisantant sur le fait d’épargner mes oreilles de propos
grossiers – allant jusqu’à des propos grivois.
De surcroît, la moindre distance politique qui me sépare de ces
enquêtés rend possible une certaine répartie dans les plaisanteries.
Cette impertinence, tolérée, m’assure une position plus affirmée et me
permet de pointer, sur un mode taquin, certaines contradictions de leurs
discours ou pratiques sans que ces derniers ne les prennent pour des
attaques personnelles ou pour « une trahison à la cause policière ». De
ce fait, je suis assignée dans un registre grivois à un rôle de « maî-
tresse » – « mais elle est où ta cravache, maîtresse ? » – et c’est à ce
titre que je suis intégrée à leurs plaisanteries et à leurs jeux. Si cette
dénomination renvoie effectivement à des registres sexuels, elle est lar-
gement intriquée avec un registre scolaire et désigne tout autant
« l’intellectuelle » parmi les policiers/hommes. Ce jeu d’étiquettes
dessine certes une position réaffirmée de l’ethnographe, mais qui est
mise à l’épreuve dans l’action : les policiers jouent à m’introduire et
m’engager dans l’action policière.

7. Le genre n’est ni le seul critère ni un critère autonome étiquetant l’ethnographe,


mais néanmoins le plus prégnant qui seul sera développé dans le cadre de ce texte.
110 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Lorsque l’ethnographe tente de s’intégrer parmi ses enquêtés afin


d’obtenir des informations ou encore de conduire ses observations, ce
processus est souvent raconté du point de vue de sa capacité à assimi-
ler un certain nombre de codes en vigueur. Or, les enquêtés n’en sont
pas spectateurs passifs, ils jouent de cette maîtrise qu’ils ont partielle-
ment sur cet accès du chercheur aux situations ; plus exactement, ils se
jouent du chercheur. Le positionnement du chercheur sur son terrain est
le lieu ou l’enjeu de négociations.
C’est sur le terrain, hors des bureaux ou encore dans ces derniers en
présence de leurs « clientèles » que le « jeu policier8 » se déploie avant
tout et prend une forme ludique. Alors même qu’il m’a été auparavant
difficile d’accéder au terrain des policiers, ceux du groupe G3 m’emmè-
nent sur leur « dispositif de surveillance » deux heures après mon arrivée.
Ce dernier se déroule, de longues heures durant, à la terrasse d’un café à
partir duquel les policiers, attablés autour de leurs consommations,
observent les allées et venues des clients et masseuses se prostituant dans
un salon de massage dont la gérante serait alors proxénète. En effet, lors
d’un « dispositif de surveillance » ou d’une filature, l’enjeu est de « se
fondre dans la normalité » des choses, ce qui prend souvent la forme de
moments de détente sans qu’il soit possible de trancher sur l’investisse-
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ment professionnel des acteurs.
Non seulement la question de ma présence aux côtés des policiers
n’est plus l’objet de longues et patientes approches, mais ils s’amusent
à me faire participer, jouer au jeu policier. Dès le second jour, nous
sommes de nouveau « sur » le même dispositif de surveillance devant
un salon de massage. Les policiers ont alors l’intention de suivre et
d’identifier le domicile des masseuses. Ils sont au nombre de cinq, or
trois masseuses y travaillent sachant que le nombre minimal de personnes
pour une filature est de deux. La première masseuse part, filée par 2 poli-
ciers, nous ne sommes plus alors que quatre au moment où la seconde
part, Fabrice M. dit : « Bon Pascal L. et Gwénaëlle M., vous prenez celle
en jaune » et nous prenons alors la suite de cette seconde personne sans
que cela fasse même l’objet de négociations. Plus tard, la masseuse est
« logée », autrement dit son domicile identifié, et je marche aux côtés
d’un des policiers au retour : « C’est quand même drôle de suivre une
masseuse, c’est pas un gros méchant… mais quand même rigolo… »
(Pascal L., 31 ans, brigadier chef).

8. Il s’agissait à la fois d’un jeu comme latitude d’action, choisir ses affaires pour se faire
plaisir et conduire les enquêtes « librement », mais aussi d’un jeu dans la façon de mener
l’enquête, d’aller sur le terrain en plaisantant et se moquant en permanence et en action.
PRENDRE LE RIRE AU SÉRIEUX 111

L’accès à l’observation de leurs pratiques ne va pas sans une


« participation » pratique limitée, laquelle est mise en scène et plaisantée
par les policiers. Suite à une filature à laquelle je prends part, Romain C.
commente ainsi la situation : « Elle va devenir policière, la petite
Gwénaëlle M., elle était là, elle suivait, se cachait un peu derrière l’arbre,
attendait, recommençait… elle voudra plus jamais partir. »
Ils me placent dans des situations où je dois faire comme eux, atten-
dent que je le fasse et ensuite se moquent de mon investissement,
plaisantent à l’idée de briser une vocation de sociologue et visent à créer
l’illusion de la conversion du chercheur, de son passage du côté de ses
enquêtés [Ayella, 1990]. Alors que les policiers plaisantent en permanence
sur le stigmate et les critiques portant sur leur profession, m’inclure, certes
de façon exagérée, implique alors que je sois « dedans » et que je ne
puisse porter un regard extérieur et non informé de « celle qui n’a pas
fait ». Me faire participer, c’est aussi une entreprise des policiers pour
déplacer mon regard, qu’ils présupposent critique et distancié sur les acti-
vités policières ; c’est me faire adhérer au « jeu », à la croyance en son
existence et en sa légitimité quand des décisions lourdes de conséquences
concernant les personnes visées par leur action (placement en garde à vue)
laisseraient attendre un « comportement plus sérieux » des policiers. Ainsi
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cette participation au jeu – comme s’il était autonome des enjeux sur
l’existence des gardés à vue qu’il produit – engendre une appréhension
pratique plus poussée des techniques et une compréhension fine de ce qui
se joue entre policiers au moment des surveillances. Elle me permet d’ap-
procher le regard qu’ils portent eux-mêmes sur leurs actions, les
commentaires et moqueries qu’ils profèrent et ce, en étant en action. La
participation physique de la chercheuse, que les policiers posent comme
condition à l’ethnographie, a pour corollaire de me maintenir dans une
position d’incertitude : je ne participe jamais sérieusement et je ne sais ni
jusqu’où ils attendent que je participe ni dans quelle mesure ils y croient.
Progressivement, les différentes positions que j’occupe me donnent
un accès plus proche et plus fin aux discours et pratiques des acteurs.
Néanmoins les matériaux empiriques que je recueille n’en demeurent
pas moins difficilement saisissables tant en raison de leurs significa-
tions contradictoires que de la portée qui peut leur être donnée.

Un difficile usage heuristique des plaisanteries et moqueries

Prendre au sérieux des plaisanteries peut apparaître au premier


abord paradoxal, a fortiori lorsque ces plaisanteries ne constituent pas
l’objet de la recherche et que cette dernière encourt le risque de donner
un sens sérieux à ce qui ne prétend pas l’être. Les plaisanteries
112 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

occasionnent des situations d’enquête difficilement appréhensibles


pour l’ethnographe. Pour autant, ces situations n’en manifestent pas
moins certains pans des pratiques, discours et représentations, qui
demeurent tus selon d’autres modalités plus posées de discours et de
comportements.

Des matériaux difficilement saisissables

Mes positionnements successifs, au fil de l’ethnographie, ont généré


différents degrés de participation et une diversité d’accès à l’action
policière. Si j’entre dans le jeu policier, celui-ci n’en demeure pas
moins difficilement appréhensible et c’est en me « faisant avoir » que
je prends la mesure d’enjeux sous-jacents à ce jeu.
Les policiers obtiennent une information relative à une prostituée
dans le bois N. autour de laquelle deux hommes, alors suspectés de
proxénétisme, effectuent des rondes. Au fil des surveillances, il est effec-
tivement établi qu’une femme réalise des passes à cet endroit, qu’elle
consomme systématiquement de l’alcool entre chacune des passes et que
deux hommes d’un certain âge tournent autour d’elle, rabattent des
clients, et portent ses affaires pendant qu’elle effectue ses prestations
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sexuelles. Les deux hommes accompagnent cette femme sur son lieu de
prostitution. Aucun échange d’argent, aucune forme de contrainte n’est
observé9. L’un des policiers, Fabrice M., avec lequel j’effectue bon nom-
bre de surveillances au fil de cette affaire me répète ainsi :

« Fabrice M. : Alors qu’est ce qu’on fait ? On les interpelle ou pas ? Tu


veux les interpeller, tu es vraiment trop méchante… ces jeunes toujours
répressifs ! On fait quoi ? Je vais leur parler et leur faire la morale : c’est
pas bien ce que vous faites, il faut pas recommencer… c’est illégal !… en
même temps, ces braves types, ils ont rien d’autre pour vivre… ils ont pas
l’air très éveillé, ils ont pas l’air méchant… c’est pas des vrais méchants…
Bon, qu’est ce qu’on fait ? C’est toi qui décide… moi je fais ce que tu me
dis, Mme la Commissaire. Décide en ton âme et conscience…
Gwénaëlle M. : Je peux pas décider… ce n’est pas mon métier… c’est toi
qui as de l’expérience…
Fabrice M. : Non c’est toi… dis moi ce que tu ferais et on fait ce que tu
diras…
J’essaie dans la mesure du possible de me soustraire à ce genre d’échanges
dont la portée m’échappe : ai-je un pouvoir de décision ou d’influence ? Le
dilemme existe-il et est-il pertinent pour les policiers – dans la mesure où il
m’apparaît plausible : faut-il ou non arrêter des individus, certes proxénètes,
mais semblant avant tout assister la personne qui se prostitue, a fortiori
lorsque ces individus apparaissent assez « simplets » (Fabrice M.) ?

9. En rupture avec une image du proxénète violent envers la prostituée.


PRENDRE LE RIRE AU SÉRIEUX 113

En définitive, l’affaire est « faite » et les deux hommes sont interpellés


après une période qui m’est apparue comme une période de doute chez
les policiers. Durant le temps de la garde à vue, les policiers n’ont de
cesse de répéter aux gardés à vue que je suis la personne responsable de
leur interpellation : « Avec ces jeunes commissaires répressives, on peut
rien faire contre… c’est de sa faute à elle. » Enfin, le lendemain de ces
interpellations, je me retrouve avec un autre policier :

Gwénaëlle M. : Alors, vous avez souvent des cas comme ça ?


Pascal L. : Hum… des fois.
Gwénaëlle M. : C’est pas facile de décider…
Pascal L. : Là c’était pas vraiment une hésitation… on savait qu’on allait
faire l’affaire quand on a commencé…

J’apprends ainsi que ce qui a été joué et mimé comme un insoluble


dilemme dans l’exercice du pouvoir policier, n’en est en fait pas un, et
qu’il a déjà été décidé de « faire cette affaire », qu’il n’a jamais été
question d’intégrer mon avis. Si cet événement ne dit pas un dilemme
professionnel, il met l’ethnographe dans une situation inconfortable, il
l’inclut dans l’activité et les choix policiers, fait croire au public qu’elle
est responsable de leur placement en garde à vue, la fait participer au
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« sale boulot » [Hughes, 1996]. Au fil de cette enquête spécifique, ce
sont véritablement les catégories d’intelligibilité et d’analyse de mon
objet qui m’échappent, je traverse un grand moment de confusion – un
dilemme professionnel et moral existe-il ? – et de malaise – je ne sou-
haite pas être désignée comme responsable d’un placement en garde à
vue que je désapprouve. Cet épisode met en exergue ma naïveté à
croire en mon influence sur mes enquêtés, pour autant l’intérêt de cette
situation de terrain ne s’y réduit pas.

Romain C. me demande dans l’ascenseur si « on a bien fait de faire


l’affaire ? »
Gwénaëlle M. : Je ne sais pas, c’est toi le policier…
Romain C. : On aurait dû la faire ».

Même si la situation et les dilemmes paraissent s’éclairer au fur et à


mesure, l’ensemble des justifications plaisantées déployées par les
policiers signifie bien le malaise que tous éprouvent par rapport à une
situation légalement répréhensible mais moralement tangente. La justi-
fication a posteriori par l’évidence – ils feraient l’affaire même si le
manque de pertinence et d’envergure de l’affaire était sujet à moqueries
– ne réduit pas à néant ce qui a été la marge de manœuvre et d’hésita-
tion des acteurs : faire ou non l’affaire, se la représenter ou non comme
114 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

légitime. « Se faire avoir » devenait pour l’ethnographe un mode


crucial de connaissance pour saisir des dilemmes moraux énoncés à mi-
mots par les policiers mais qui n’auraient pas été exprimables
sérieusement. En effet, les registres virils et compétitifs des sociabilités
laissent peu de place à l’énonciation des doutes des policiers quant au
bien fondé de leur intervention. A contrario, c’est au cœur des plaisan-
teries qu’émergent ces doutes quant à la légitimité de leur intervention
et que sont énoncées leurs critiques des policiers des autres groupes
relatives à la décision de faire cette affaire : « Vous faites quoi la pro-
chaine fois [quel proxénète interpellez-vous lors de la prochaine
enquête ?] : le chien ou la grand-mère ? »

… néanmoins heuristiques

Si le langage n’est pas neutre, que les mots ne sont pas que des mots
mais ont une valeur performative, que faire de discours et pratiques
contradictoires livrés par une ethnographie prolongée ? À cette diversité
des discours et pratiques se superpose le registre même de ces interac-
tions : quel usage faire de propos proférés par les policiers sur ce ton
moqueur ? De quelle façon se saisir de ce matériel empirique quand ce
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mode badin est tellement omniprésent que privilégier les propos sérieux
au détriment des plaisanteries appauvrirait sans conteste le matériau
empirique ? Comment parler de la dérision policière sans elle-même la
tourner en dérision ? En d’autres termes, comment « prendre au sérieux »
[Axtell, 1990, p. 110] ceux qui ne le sont pas, ou plus exactement ceux
qui ne revendiquent pas de l’être ?
Ces plaisanteries sont en effet le lieu même où se manifestent les
incohérences des pratiques et discours policiers. Comment articuler sans
hiérarchiser plaisanteries, propos ironiques et propos sérieux ou réflexifs
quand ces derniers peuvent être contradictoires et ce, dans une quête
d’être au plus près des motivations des acteurs ? Que faire de réponses
toujours prononcées sur un ton ironique, dans un jeu de surenchère quant
à l’investissement policier – ils se sur-investiraient et se dévoueraient en
permanence – et quant à la déviance policière – ils seraient « pourris » et
enverraient des « chèvres »10 ? A fortiori, les plaisanteries cristallisent et
permettent l’énonciation ouverte et claire de propos racialisés,
misogynes, de moqueries à l’égard des « clients », que d’autres formes
de discours plus maîtrisées taisent, ainsi se crée un fossé entre ce qui est

10. Une chèvre est une personne, souvent un indicateur, que les policiers envoient ren-
contrer des personnes sur lesquelles ils enquêtent sous de faux prétextes pour recueillir des
informations, par exemple jouer le rôle d’un client dans un bar à hôtesses où ils suspectent
que se déroule de la prostitution.
PRENDRE LE RIRE AU SÉRIEUX 115

dit « sérieusement » ou sur un ton ironique. C’est à ce titre que les


moqueries, matériau de terrain violent et rebutant, incohérent et difficile-
ment saisissable pour et par l’ethnographe, se voient néanmoins placées
au cœur de l’analyse. Dans les blagues se noue le cœur des sociabilités
policières : y prennent corps des discours et des pratiques, non-dits selon
d’autres registres d’interactions, étoffant ainsi nos matériaux d’enquête
mais ayant bien au-delà des effets heuristiques.
En effet, les policiers sont extrêmement exercés à la présentation de soi
– politiquement et socialement – conforme devant un public non acquis à
l’action policière, ce qui caractérise une profession exposée au « sale bou-
lot ». Sans prétendre que c’est dans les plaisanteries et farces que
résiderait une « vérité » des représentations et pratiques policières, le fait
de s’y intéresser contrebalance cette formation ou ce conditionnement à
un discours homogénéisant par les policiers sur leurs activités [Pruvost,
2007]. Ainsi, les blagues participent d’échanges policiers ritualisés, auto-
risent un moindre autocontrôle et élargissent l’espace des dicibles. Elles
me donnent les moyens de comprendre, dans leurs interstices, les sociabi-
lités et les façons dont elles englobent et conditionnent l’action policière.
Or, l’humour est souvent analysé en sociologie ou en anthropologie
à travers ses fonctions : délimiter un groupe à l’intérieur duquel « on
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rit », le distinguer d’un extérieur, sujet à rire dont on souhaite s’abs-
traire, ce que les résultats de mon enquête pourraient partiellement
confirmer. Cependant ce sont conjointement les mécanismes du rire et
leurs contenus en situation même qui intéressent notre cas, ce qu’ils
autorisent les policiers à dire (pour les moqueries) et ce qu’ils permet-
tent aux policiers de faire (dans le jeu policier).

Esquisse d’une analyse des plaisanteries

Renonçant à isoler des fonctions de l’humour, il s’agit ici non de se


demander ce à quoi sert l’humour mais de saisir ce qui est en jeu, ce qui
se crée au fil des interactions plaisantées entre policiers, entre les poli-
ciers et leur public. Parmi ces enjeux, seules trois pistes sont
succinctement esquissées.
Première piste : comment l’humour, tant registre de discours que
d’interaction, englobe et par là même conditionne l’action policière.
L’humour se comprend alors comme une véritable « superstructure » de
l’action : il en devient une condition même de possibilité. Plus qu’une
réflexion sur les sociabilités policières telle qu’elle a déjà été menée
[Pruvost, 2007], ceci ouvre alors une analyse des registres d’interaction
entre les policiers et leurs populations cibles durant les gardes à vue,
durant les interrogatoires des témoins et des mis en cause, à l’occasion
116 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

des rencontres avec des informateurs, lors de dénonciations de


voisinage, lors de recueils de plaintes. Le fait de ne pas distinguer d’un
côté les registres des sociabilités policières et de l’autre ceux des inter-
actions des policiers avec le public souligne le continuum des pratiques
et discours et permet d’éviter la réduction de façons de faire à des fina-
lités que l’observateur extérieur pourrait y assigner (telle qu’obtenir des
renseignements de la part des non policiers). La violence, l’humilia-
tion, la séduction, la complicité ou encore la camaraderie de et dans
certaines plaisanteries se déploient autant vis-à-vis de leurs collègues
que des populations visées par leur action. Comprendre les façons de
faire permet d’embrasser ce qui est fait : analyser ce que font les poli-
ciers à travers les façons dont ils le font.
Seconde piste : les moqueries révèlent les désaccords voire les
controverses autour de la légitimité ou non de certaines interventions
policières. Ainsi, dans ces plaisanteries, se distinguent les frontières de
la légitimité des interventions policières : quand ces dernières sont-
elles considérées comme légitimes ou remises en question par certains
individus, par certains groupes d’investigations ? Ceci prend place dans
un contexte de concurrence exacerbée entre policiers où cette concur-
rence n’est pourtant pas mise en mots, car ne correspondant pas à
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« l’idéologie dominante » du milieu sur lui-même : les enquêtes
seraient des « affaires de groupe » et non des « affaires individuelles »
vouées à favoriser la carrière d’un policier. Or l’attention aux plaisan-
teries entérine cette omniprésence de la concurrence : Christophe
A. arrive dans le bureau où est présent Patrick M., chef d’un autre
groupe qui a de mauvais résultats en termes de gardes à vue.
« Christophe A. : Alors c’est vous le groupe qui fait son chiffre aux ILE11?
Patrick M. : Et c’est vous le groupe de baltringues qui avez fait une affaire
de vieille… Elle avait quel âge celle de la rue Campion ? 80… ah ben ça
fait une belle proxénète ça ! (rire) »

Cette critique porte certes sur le chiffre – tenter de faire le plus


grand nombre de gardes à vue possible sans discernement – mais aussi
sur le sens de l’action – interpeller des proxénètes sans envergure – et
vise à discréditer ou dénaturer le travail des groupes concurrents.
Enfin, troisième piste, les plaisanteries et le jeu policier sont ces
lieux du discours et des interactions qui cristallisent d’ambivalents pro-
cessus de stigmatisation, de négociation du stigmate [Goffman, 1975],
pesant sur les policiers en tant que policiers, sur leurs populations

11. Infractions à la législation sur les étrangers, et non pas arrestations pour motif de
proxénétisme.
PRENDRE LE RIRE AU SÉRIEUX 117

cibles, sur les policiers en tant que spécialistes étiquetés par ces
populations dont ils sont spécialistes. Comment les policiers se
moquent-ils de leur « clientèle »12 ou d’eux-mêmes à travers ce lien
avec leurs « clientèles » ? Comment mettent-ils en scène leur malaise
voire leur dégoût vis-à-vis de leurs « clientèles » ? Si le lien avec ces
populations est plaisanté unanimement, les analogies entre ces der-
nières et les policiers sont plus complexes et distribués de façon genrée.
L’exemple suivant suggère ainsi les divergences entre policiers quant à
ce qui est ou non de l’ordre du risible. Sur le bureau se trouvent deux
photos d’archives présentant deux prostituées des années 195013 au
moment de leur « encartage » par la police et qui portent toutes deux le
même nom : Caroline Lebas et Joséphine Lebas. Romain C. est à son
bureau, mitoyen à celui où sont posées les photos. Gaétan L. arrive et
s’assied derrière le bureau, Pascal Lebas le suit et s’installe derrière un
autre bureau. Gaétan L. trouve les photos : « Tiens des photos de famille,
c’est ta maman ! » Pascal Lebas regarde alors les photos et rit jaune.
Romain C. et Gaétan L. s’esclaffent. […] Plus tard, Mathias C. passe
dans le bureau et tombe sur les photos : « Ah parfait ! Vous avez pas fait
ça quand même… j’en connais un qui doit être content [de voir sa mère
assimilée à une prostituée] ! »
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Alors que les policiers hommes sont plaisantés comme proxénètes,
et certaines femmes policières comme prostituées, il est hors de propos
de tisser un parallèle entre les femmes ayant un lien conjugal ou de
parenté avec les policiers et les prostituées, et vice-versa rarement entre
les policiers et les clients. Ainsi se dessine une complexe intrication
entre policiers et « clientèles », dans une mise en scène de l’intime et
de la sexualité marchande, que l’humour dit partiellement et dont les
sociabilités plus « sérieuses » masculines rendent l’émergence impos-
sible. Ainsi se dessine un espace moral policier dont seules les
plaisanteries permettent l’énonciation, au moment même où une
progressive civilisation des mœurs policières empêche toute forme
d’émergence : « c’est bien ça, une parole de pute » est difficilement
dicible « sérieusement » mais ces occurrences sur le ton de la plaisan-
terie sont indénombrables. Le rire agit comme prisme grossissant,
brisant un certain polissage des mœurs et sociabilités policières.
Dans des milieux professionnels où le non dit et le devoir de réserve
sont omniprésents, les matériaux plaisantés ne se livrent à l’ethno-
graphe dans leur quotidienneté et leur réitération. Plus encore, ils ne

12. Dans la mesure où il s’agit d’un registre usuel des sociabilités policières.
13. Au moment où le système réglementariste était encore en vigueur et où les prosti-
tuées étaient encore fichées par la police.
118 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

dévoilent leur portée heuristique que dans le contexte dense d’une


ethnographie. Plaisanteries et moqueries prennent alors sens, rappor-
tées aux contextes d’interaction, à un ensemble de codes existants dans
l’institution, et aux trajectoires sociales, professionnelles et institution-
nelles des enquêtés – destinateur ou destinataire des plaisanteries. Il
s’agit de tenir une analyse de contenu simultanément à une analyse de
forme : prendre en compte les plaisanteries et farces, leur contenu, et ce
sans déconnecter le contenu des plaisanteries de la forme et du contexte
dans lesquels elles sont énoncées, à titre d’exemple pour discerner
blagues racistes et racialisées.

CONCLUSION

Trois pistes de questionnement s’entrecroisent dans cette attention


renouvelée à l’humour. Les plaisanteries cristallisent les configurations
des rapports de pouvoir propres à chaque groupe d’investigation, entre
policiers et entre ethnographe et policiers. L’humour et les façons dont il
conditionne les positionnements de l’ethnographe ouvrent une attention
particulière aux sociabilités policières et aux manières dont l’exercice de
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la puissance publique peut prendre corps selon des registres plaisantés.
Enfin, l’analyse, non pas de la forme, mais du contenu des plaisanteries
en lien avec leur forme d’énonciation livre toute sa dimension heuris-
tique puisqu’elle étend l’analyse à des sujets indicibles sous d’autres
formes de discours ou d’interactions et puisque l’analyse ne saurait pas-
ser outre cette « superstructure » de l’action et des interactions.
Mon propos n’est ici destiné ni à esquisser un type d’humour policier
et ses finalités, ni à promouvoir le développement d’un sous-champ de
recherche autonome sur le rire dont les limites apparaissent à plusieurs
égards. En effet, les approches fonctionnalistes qui s’évertuent à
identifier des finalités – redondantes entre elles – au rire, prescrivent plus
qu’elles ne décrivent les situations que l’ethnographe observe. En outre,
ces approches restreignent souvent leur appréhension du rire aux
plaisanteries formelles ou formalisées, sans les resituer dans un
continuum de sociabilités badines ou légères qui les englobent ; elles
excluent de ce fait répliques et enchaînements sur le mot, qui ne prêtent
à rire qu’en situation.
Contribuant à une approche interactionniste de l’humour – et à ce
qui s’y joue au travers – ce dernier est ici envisagé au sein de configu-
rations d’acteurs et en situation. La méthode ethnographique amène à
considérer l’humour au-delà d’un simple registre de discours et à pren-
dre la mesure de sa matérialité, de son omniprésence dans les pratiques.
PRENDRE LE RIRE AU SÉRIEUX 119

De ceci découle une attention aussi bien aux registres et à la trame des
discours qu’aux « façons de faire » l’action policière, c’est-à-dire au jeu
policier. Ce jeu policier ne saurait être appréhendé comme extérieur au
chercheur puisque sa personnalité est un élément constituant de l’hu-
mour et des types d’interactions observés.
Ainsi semble-t-il important de replacer l’humour au cœur de l’en-
quête, d’aller contre une image de légèreté à laquelle il est souvent
réduit (et de ce fait négligé), sans pour autant le considérer comme une
forme autonome de discours. Il faut donc conduire une réflexion sur les
modes du « passage au sérieux » des matériaux d’enquête qui ne sont
jamais donnés pour tel, qu’il s’agisse de plaisanteries ou d’entretiens.
Pour moi, il s’agit d’une entrée utile pour penser l’État au concret à tra-
vers les registres de l’action publique, à travers les façons dont un
pouvoir « plaisanté » s’opérationnalise entre les policiers et leurs popu-
lations cibles.

REMERCIEMENTS

Mes remerciements les plus sincères vont aux lecteurs avisés de ce texte,
Didier Fassin, Lola Gonzalez, Carolina Kobelinski, Olivier Louail et Geneviève
Pruvost, sans les aiguisés commentaires desquels ce texte n’aurait pu prendre
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forme, ainsi qu’aux participants du groupe de travail « politiques de l’enquête ».

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6 : AU-DELÀ DE LA DÉONTOLOGIE.
Anonymat et confidentialitédans le travail ethnographique

Aude Béliard, Jean-Sébastien Eideliman


in Alban Bensa et al., Les politiques de l'enquête

La Découverte | « Recherches »

2008 | pages 123 à 141


ISBN 9782707156563
DOI 10.3917/dec.fassi.2008.01.0123
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/politiques-de-l-enquete---page-123.htm
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6

Au-delà de la déontologie.
Anonymat et confidentialité
dans le travail ethnographique

Aude Béliard et Jean-Sébastien Eideliman

Pour décrire la prise en charge quotidienne de personnes


dépendantes1 en entrant dans le détail d’organisations domestiques et
de prises de décision, nous avons souvent été amenés à rencontrer, dans
une même famille, des personnes disposant de niveaux d’informations
différents et parfois opposées par des conflits. Cela a été le cas autour
de Tristan, un jeune garçon atteint de trisomie 21. Il habite au moment
de l’enquête à Paris avec ses parents, de milieu aisé, et ses quatre frères
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et sœurs. Deux cousines maternelles de Tristan, qui ont été très investies
auprès de lui, sont depuis quelques années en froid avec la mère de
Tristan, car elles estiment que cette dernière leur impose trop son fils.
De son côté, la mère de Tristan juge au contraire que tout le monde « se
défile » et que personne ne l’aide vraiment pour s’occuper du jeune
garçon. Lors des entretiens, les nièces formulent des critiques et des
reproches à l’encontre de leur tante, tout en s’inquiétant immédiatement
de la confidentialité de leurs propos. Car il est évident ici que les
assurances classiques de l’enquêteur, en termes d’anonymat, ne règlent
rien si les enquêtés ou leurs proches en viennent à lire ce qu’on écrit sur
eux. Même si les noms des enquêtés sont changés lors de l’exposé des
résultats, la tante – si elle reconnaît sa famille, ce qui a toutes les chances
d’arriver, dès qu’elle se sera elle-même reconnue – comprendra que ce
sont ses nièces qui parlent d’elle. Le respect de la dimension privée de
la personne des enquêtés recouvre dans ce cas deux questions bien

1. Il s’agit d’enfants handicapés mentaux dans le travail de Jean-Sébastien Eideliman,


qui a contacté des familles par l’intermédiaire d’une école privée et d’une association.
Aude Béliard a rencontré des familles de personnes âgées atteintes de troubles cognitifs,
par le biais de deux services hospitaliers et d’une maison de retraite. Nous avons appro-
fondi chaque cas en multipliant les entretiens et les observations autour d’une même
personne dépendante.
124 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

distinctes. D’une part, il se pourrait que des lecteurs extérieurs à


l’enquête soient en mesure de reconnaître des personnes y ayant
participé. D’autre part, ces dernières peuvent se reconnaître les unes les
autres. Davantage que l’anonymat, c’est donc l’exigence de
confidentialité qui est ici mise en cause, c’est-à-dire la garantie donnée
aux personnes rencontrées que leurs propos ne seront pas répétés.
Contrairement à ce que laissent entendre nombre de codes et de manuels
d’éthique des sciences sociales, confidentialité et anonymat sont ainsi
les deux faces d’un même problème, celui de garantir aux enquêtés une
dissociation entre leurs paroles – parfois aussi leurs actes – et leur
identité, soit par rapport à ceux qui les connaissent, autres enquêtés ou
proches (confidentialité), soit par rapport à la masse anonyme des
lecteurs potentiels (anonymat).
Cette intrication des enjeux d’anonymat et de confidentialité
concerne tous les chercheurs qui travaillent en milieu d’interconnais-
sance. Elle se pose avec une vigueur particulière depuis deux ou trois
décennies, sous l’effet de l’évolution des conditions du travail ethno-
graphique [Hopkins, 1993] : le développement des recherches « chez
soi », réduisant la distance, à la fois géographique et sociale, entre le
chercheur et ses enquêtés et rendant de plus en plus malaisé le maintien
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d’une séparation entre milieu d’enquête et milieu de diffusion des
résultats ; les injonctions croissantes à rendre des comptes aux enquê-
tés, voire à les associer aux recherches ; de façon générale, la montée
des préoccupations éthiques en anthropologie, mettant l’accent sur le
respect de la personne tout en instituant le « retour », c’est-à-dire l’ex-
posé des résultats de la recherche aux enquêtés, comme une exigence
déontologique première [ASA, 2003 ; Journal des anthropologues,
1993]. Si ces questions font l’objet d’une préoccupation croissante,
elles sont cependant rarement abordées de front, restant l’objet d’un
embarras implicite.
Dans certains pays, les questions déontologiques ont été
collectivement prises en considération par les chercheurs, les
universités et les organismes financeurs, à travers la rédaction de codes
éthiques sur lesquels s’appuient des instances de contrôle (telles que les
Comités d’éthique de la recherche au Canada et les Institutional review
boards aux États-Unis [American Ethnologist, 2006]). La lecture de ces
recommandations éthiques laisse cependant assez démuni face aux
problèmes spécifiques posés par l’ethnographie. La confidentialité y
apparaît comme un principe général et obligatoire, défini de façon large
comme la protection des renseignements privés obtenus lors de la
recherche. Mais les modalités de sa mise en œuvre sont peu abordées,
l’anonymat dans la publication n’étant pas préconisé de façon
AU-DELÀ DE LA DÉONTOLOGIE 125

systématique, mais présenté comme la façon la plus sûre de préserver


la confidentialité.
En France, on peut se référer aux recommandations générales de la
CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés) selon
laquelle « le principe d’anonymisation des données est à la base de la
conciliation entre les exigences de la vie privée et celles de la
recherche » [CNIL, 1984, p. 127]. On ne trouve cependant, quel que
soit le domaine de recherche considéré, aucune définition générale, ni
légale, de ce qu’est l’anonymisation [Lamberterie et Lucas, 2001]. Si
cette absence de consignes comporte pour les chercheurs des avantages
en termes de liberté, elle stimule peu leur réflexion sur ces questions.
Nous nous proposons ici d’aborder de front les questions d’anony-
mat et de confidentialité telles qu’elles se posent dans le contexte actuel
de la recherche ethnographique et de proposer des solutions concrètes,
c’est-à-dire des techniques d’anonymisation. Il serait certes aberrant de
chercher à appliquer une solution unique. Cependant, cette impossibi-
lité de standardisation ne nous semble pas condamner chacun à se
débrouiller seul, mais plutôt inciter à décliner les enjeux d’anonymat et
de confidentialité dans leur diversité, afin de proposer des solutions
adaptées selon les contextes. Nous entendons également montrer que
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ces enjeux dépassent de loin la seule exigence de déontologie, à
laquelle ils sont trop souvent cantonnés, lorsqu’ils sont présentés uni-
quement comme des contraintes supplémentaires qui pèsent sur le
travail scientifique. Les aspects déontologiques sont en effet inextrica-
blement liés en la matière à des aspects d’efficacité et de modèles de
scientificité, comme nous le verrons dans un premier temps. Ayant ainsi
situé nos travaux dans un courant ethnographique qui soulève ces ques-
tions de façon particulièrement épineuse, nous explorerons leur
signification sociale et leur sens dans la relation d’enquête, avant de
revenir plus particulièrement sur les questions de confidentialité, telles
qu’elles se présentent dans nos propres travaux.

DES CHOIX SCIENTIFIQUES


AUX ENJEUX D’ANONYMAT ET DE CONFIDENTIALITÉ

Pourquoi, dans le cadre de nos enquêtes respectives, sommes-nous


plus ou moins sensibles aux problèmes d’anonymisation ? Si les spéci-
ficités de chaque « terrain » modèlent en partie la façon dont se
présentent les enjeux d’anonymat et de confidentialité, répondre à cette
question invite surtout le chercheur à s’interroger sur ses choix de
méthode et ses partis pris en matière d’ethnographie. Nous proposons
126 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

ici de revenir sur des débats et des choix scientifiques qui induisent des
postures contrastées, et plus ou moins problématiques, en termes
d’anonymisation. Nous partirons de débats dans le champ de la socio-
logie française, prise entre le modèle scientifique des statistiques et le
recours à l’ethnographie, avant d’entrer dans les différences entre des
conceptions concurrentes de l’ethnographie.

La place accordée au cas individuel

Le travail statistique induit peu de problèmes d’anonymisation : la


donnée individuelle y est « le support techniquement nécessaire de
l’information de base » mais le traitement quantitatif fait disparaître les
individus, l’exposition des résultats ne porte plus trace des cas
particuliers, les personnes deviennent « en quelque sorte transparentes »
[Padieu, 1991]. Cela se traduit par une relation d’enquête particulière, qui
a pu être elle-même qualifiée d’« anonyme » [Weber, 1997]. La pratique
de l’enquête statistique anticipe et reflète la place qui sera faite à
l’individu dans le traitement des données : l’enquêteur ne s’investit pas
affectivement et ne s’intéresse pas aux informations personnelles, ce qui
donne corps et crédibilité à la garantie d’anonymat et de confidentialité.
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L’élaboration déontologique du travail statistique s’est faite relativement
tôt, a donné lieu à une formalisation à travers des codes professionnels et
s’est même inscrite dans la loi2. Le « secret statistique » constitue en
France la référence la plus stabilisée en matière d’anonymat et possède
une certaine force normative, y compris hors des limites de la profession.
Le paysage de la sociologie française actuelle est en partie tributaire
de ce modèle, mais les divers positionnements induisent des enjeux très
différents en termes d’anonymisation. Si l’on suit Stéphane Beaud
[1996] dans sa description des méthodes dites qualitatives, telles
qu’elles se sont développées dans l’ombre tutélaire des critères de
scientificité statistique, il s’agit d’accumuler un grand nombre d’entre-
tiens, menés dans des lieux différents, avec des personnes choisies au
hasard, qui n’entretiennent pas de lien entre elles. Lors de l’analyse, on
travaille uniquement sur le texte des entretiens, sans intégrer forcément
d’éléments de contexte, de sorte que les individus sont peu identifia-
bles. Une mesure d’anonymisation minimale telle qu’un changement
de nom est alors suffisant. Il n’y a pas d’enjeu à choisir des noms fic-
tifs reflétant les appartenances sociales, dans la mesure où celles-ci
entrent peu en ligne de compte dans l’analyse. Il est possible d’écarter
toute ambiguïté en choisissant des noms ostensiblement fictifs ; par

2. En France, dès la loi statistique de 1951.


AU-DELÀ DE LA DÉONTOLOGIE 127

exemple, pour un livre qui se nourrit de plusieurs séries d’entretiens,


l’anonymisation peut permettre de clarifier la structure du matériau :
les enquêtés d’une série sont anonymisés par des noms d’oiseaux ; ceux
d’une autre série par des noms d’îles bretonnes, ou encore de peintres
célèbres [Caradec, 2004].
Ceux qui se réclament de l’ethnographie postulent au contraire qu’il
est heuristique d’entrer dans la logique de quelques cas individuels, en
les explorant sur la longue durée, par des observations et/ou des entre-
tiens approfondis, avant de prétendre généraliser [Ragin et Becker,
1992]. L’exigence d’anonymat est alors plus difficile à tenir : dès lors
qu’on veut restituer un cas individuel dans toute sa logique, on risque
de le rendre reconnaissable par des lecteurs extérieurs. De plus, cela
nécessite de réfléchir à des modalités d’anonymisation particulières :
plutôt que des initiales, le chercheur préférera par exemple recourir à
des pseudonymes pour contribuer à présenter les enquêtés comme des
personnes singulières dotées d’une cohérence et d’une épaisseur
sociale plutôt que comme des individus interchangeables.
Encore y a-t-il de nombreuses façons de définir la méthode ethno-
graphique qui, accordant plus ou moins d’importance à la cohérence
des cas individuels, posent de façon plus ou moins aiguë ce problème
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d’anonymat. D’après Nicolas Dodier et Isabelle Baszanger [1997], on
peut distinguer trois grandes façons de faire de l’ethnographie : l’eth-
nographie intégrative, qui se réfère aux travaux de Malinowski,
consiste à déduire des propos et pratiques d’un informateur les caracté-
ristiques d’une culture ou d’un groupe social donné ; l’ethnographie
narrative insiste sur la singularité subjective de la rencontre entre un
chercheur et ses enquêtés ; enfin, l’ethnographie combinatoire, qui
recueille les faveurs de ces deux auteurs, s’attache à décrire finement
les différentes modalités de l’action des personnes étudiées, en présup-
posant qu’elles sont davantage déterminées par la situation que par les
caractéristiques des individus. Répondant en partie à ces distinctions,
Florence Weber [2001] propose un quatrième type d’ethnographie,
conçu comme un prolongement du premier, qu’elle nomme « ethnogra-
phie multi-intégrative ». Elle postule qu’on ne peut comprendre le
comportement d’un individu dans une situation donnée qu’en ouvrant
l’analyse sur les différentes sphères sociales auxquelles il appartient.
Alors que les travaux d’ethnographie combinatoire font la part belle à
l’observation, l’ethnographie multi-intégrative encourage à les compléter
d’entretiens explorant les différentes appartenances sociales de l’indi-
vidu. La cohérence d’ensemble de la position et de la trajectoire sociale
de chaque personne enquêtée est maintenue lors de l’exposition des
résultats puisqu’elle est justement ce que l’ethnographie cherche à
128 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

mettre au jour. Les risques de reconnaissance d’une personne enquêtée


sont alors particulièrement forts.
Ils sont encore accentués par la prise en compte dans l’analyse de la
situation d’enquête. L’accumulation d’informations (circonstances de
la rencontre, négociation de l’entretien, description du lieu où il se
déroule) favorise l’identification des personnes enquêtées. Un cas qui
pousse cette exigence à sa limite est le livre de Stéphane Beaud et
Younès Amrani [2005]. Il restitue les échanges de courriers électro-
niques entre l’enquêteur et l’enquêté, mettant ainsi à nu la construction
progressive de leur relation. Le sociologue est très présent dans cette
relation, mais discret dans son analyse, ce qui justifie la présence des
deux auteurs en couverture même si le nom de l’auteur-enquêté a été
anonymisé, à la différence de celui de l’auteur-enquêteur.
Enfin, en ce qui concerne les problèmes de confidentialité, l’ap-
proche multi-intégrative pose là aussi davantage de difficultés au
chercheur dans la mesure où elle incite à recueillir, autour d’un même
cas individuel, un maximum d’informations et de points de vue qui sont
confrontés dans l’analyse. En lisant le compte rendu d’enquête, les per-
sonnes dont il est question ont donc accès à ce que d’autres, qu’ils
connaissent, pensent et disent. Dans une approche combinatoire en
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revanche, entretiens et observations s’imbriquent peu, ce qui permet de
se préserver d’une partie des problèmes de confidentialité. Ainsi
Isabelle Baszanger [1995], dans son étude sur la douleur, a réalisé des
observations de consultations et des entretiens avec des patients, en
veillant à maintenir une certaine séparation entre les deux milieux d’en-
quête : entretiens et observations sont faits dans le cadre du même
hôpital, mais pas auprès des mêmes personnes.

Sélection des cas, empathie et dénonciation

Les difficultés de confidentialité propres à l’approche « multi-intégra-


tive » sont poussées à l’extrême par les chercheurs qui choisissent
d’approfondir la singularité de cas « limites », considérés comme profon-
dément révélateurs car on y voit à l’œuvre, de façon exacerbée, des
logiques qui restent, dans la plupart des cas, invisibles. Pour son analyse
des trois dimensions de la parenté (biologique, juridique, quotidienne),
Florence Weber [2005] utilise un cas particulièrement éclairant, celui de
Bérénice, puisque ces trois dimensions s’y trouvent séparées, incarnées
par trois « pères » différents. Une telle configuration est évidemment
rare. Si l’on veut de surcroît caractériser socialement les membres de la
famille de façon assez précise, anonymat et confidentialité deviennent
difficiles à préserver. Il est cependant possible de maîtriser cette difficulté
AU-DELÀ DE LA DÉONTOLOGIE 129

en assumant la relation d’enquête particulière que crée une telle


démarche. Dans le cas de Bérénice, l’impossibilité de garantir une véri-
table confidentialité n’a que peu de conséquences dans la mesure où la
situation est connue de tous les protagonistes et où l’analyse ne porte pas
sur des conflits d’interprétation. Les modalités d’anonymisation peuvent
se négocier avec un ou deux « alliés » – c’est-à-dire à des enquêtés avec
qui on a établi une relation privilégiée [Müller, 2006] – à qui l’auteur fera
éventuellement lire les premières versions du texte sans risquer de dévoi-
ler des informations. En effet, la recherche de tels cas exceptionnels,
affranchie de toute prétention à la représentativité, invite à sélectionner
des personnes attirées par la démarche ethnographique et prêtes à s’in-
vestir dans l’enquête, qu’ils peuvent voir comme un moyen de témoigner
de leur expérience singulière.
Dans le cadre de nos propres enquêtes sur des familles prenant en
charge des personnes dépendantes, nous essayons de réunir une cer-
taine diversité de cas en sollicitant aussi des personnes qui ne sont pas
d’emblée attirées par le projet d’enquête : si elles acceptent d’y partici-
per, c’est souvent à condition que cela leur prenne peu de temps. Au
moment de l’écriture, le rapport de force enquêteur/enquêté semble net-
tement plus déséquilibré que dans le cas précédent : l’enjeu de
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l’anonymisation est avant tout de protéger l’enquêté qui n’est pas allé
susciter l’investigation, mais l’a acceptée pour des raisons diverses. Et
c’est d’autant plus délicat que nous mettons au centre de nos analyses
des divergences de points de vue et tentons de rendre compte d’une
façon équilibrée des différents points de vue.
La comparaison des deux derniers travaux évoqués montre que les
problèmes de confidentialité dépendent, au-delà des grandes postures
théoriques, de fines différences qui se jouent dans la combinaison
d’une approche méthodologique, d’un terrain et d’un objet. Elle met
également en évidence l’importance, en matière de confidentialité, du
statut accordé aux différents points de vue et de la place donnée à
d’éventuels alliés de l’enquête. Cela nous amène à aborder la question
de l’engagement du chercheur auprès de ses enquêtés et de son objet
d’étude : quand la recherche procède en partie d’une empathie du cher-
cheur avec son objet et constitue un moyen de soutenir une cause en
mettant en valeur le point de vue de certains acteurs, qui seront d’au-
tant plus facilement des alliés, les enjeux de confidentialité sont
largement réduits. En revanche, lorsque des conflits intérieurs au
groupe étudié sont en jeu et que le chercheur refuse de prendre parti,
voire lorsque l’antipathie l’emporte sur l’empathie (comme dans le cas
décrit dans cet ouvrage par Martina Avanza), la confidentialité devient
à la fois cruciale et difficile à respecter.
130 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Cette question de l’antipathie soulève plus largement le problème de


l’attitude du chercheur, plus ou moins « critique », par rapport à son
objet. À propos de son enquête sur le Conseil d’État, Bruno Latour
[2002, p. 8] explique que, bien qu’il s’agisse d’une institution particu-
lièrement difficile à anonymiser et attachée au respect de ses
« secrets », son travail a soulevé peu de difficultés d’anonymisation :
« La première solution consiste, tout simplement, à ne pas trahir de
secrets en ne révélant rien qui soit déplaisant ou dévalorisant pour l’ins-
titution. Comme je n’appartiens pas à ces écoles de sociologie critique
qui ne se croient savantes qu’en pratiquant la dénonciation et qui ne se
croient juste que lorsqu’elles laissent dans leur sillage des ruines
fumantes et des secrets éventés, je n’ai pas eu de peine à faire l’apolo-
gie du Conseil d’État, au risque d’être accusé de sympathie exagérée. »
Une telle posture nous semble difficilement généralisable : poser
comme condition préalable à la recherche qu’on ne critiquera pas l’ins-
titution ou l’objet que l’on a choisi d’étudier impose une restriction
extrêmement sévère à la liberté d’analyse, ou de sélection des objets de
recherche. Cependant, cet exemple montre bien que les questions
d’anonymisation se posent avec une acuité différente selon que l’on
s’autorise ou non à être critique, à dévoiler des secrets, à dénoncer cer-
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taines pratiques ou certains fonctionnements des institutions.
Cette première investigation du côté des liens entre choix scienti-
fiques et enjeux d’anonymat et de confidentialité nous laisse avec
davantage de questions que de réponses. Confrontés à un objet particu-
lièrement difficile à analyser sans risquer de provoquer des conflits
familiaux, mais convaincus qu’une approche ethnographique multi-
intégrative vaut la peine d’être mise en œuvre, nous nous sommes
heurtés au manque de réflexion collective en sciences sociales sur ces
questions. Nous proposons donc ici de nourrir cette réflexion en reve-
nant sur les grands enjeux de l’anonymat et de la confidentialité, avant
de nous pencher plus précisément sur notre principal problème, la
garantie de confidentialité.

ANONYMAT ET CONFIDENTIALITÉ
DANS LA CONSTRUCTION DE LA RELATION D’ENQUÊTE

Selon les choix théoriques qui sont faits, les questions d’anonymat
et de confidentialité ne se posent donc pas de la même manière et avec
la même acuité. En ethnographie, des difficultés particulièrement fortes
attendent le chercheur désireux de respecter ces principes. Mais quels
sont les enjeux qui se tiennent derrière le « respect de ces principes » ?
AU-DELÀ DE LA DÉONTOLOGIE 131

Comme souvent lorsque l’on parle d’anonymat, les expressions les plus
couramment utilisées renvoient au champ lexical de la déontologie : il
s’agit de protéger les personnes, les respecter, ne pas enfreindre des
règles éthiques qui transcenderaient toutes les situations et s’impose-
raient aux scientifiques comme à n’importe qui. Un tel registre rend
mal compte du travail ethnographique, pour lequel la gestion de l’ano-
nymat et de la confidentialité ne se résume ni à une procédure a priori,
ni à une opération de dernière minute visant à respecter des exigences
éthiques, mais s’intègre de multiples façons aux relations sociales qui
se nouent et se développent lors de l’enquête, depuis son commence-
ment jusqu’à ses retombées.

Anonymat et confidentialité tout au long de l’enquête

C’est d’abord en expliquant ses objectifs et ses méthodes que le


chercheur se fait une place auprès de ceux qu’il étudie et les fait éven-
tuellement parler (sauf dans certains cas d’observation participante où
l’enquête peut commencer sans être forcément explicitée [Fournier,
2001]). Ceux-ci peuvent se représenter leur rôle dans l’enquête de dif-
férentes manières, selon qu’ils considèrent par exemple qu’ils
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apportent plutôt un témoignage, un point de vue, des confidences ou
encore des revendications. Les garanties d’anonymat et de confidentia-
lité viennent s’intégrer à un pacte plus ou moins explicite à partir
duquel s’élabore une relation, qui a d’autant plus de chances d’être
fructueuse en termes scientifiques qu’une confiance s’instaure entre
enquêteur et enquêté ; aussi est-il essentiel non seulement de garantir
l’anonymat et la confidentialité, mais aussi de clarifier autant que faire
se peut ce qu’ils signifient.
La négociation de l’enquête elle-même est donc déterminante, mais
il serait illusoire de croire qu’il est possible de clarifier totalement la
relation d’enquête à l’avance. Le pacte passé avec les personnes ren-
contrées est forcément incomplet et déséquilibré [Fournier, 2006].
Certes, les personnes que rencontre le chercheur sont loin d’être entiè-
rement démunies sous son regard et contrôlent ce qu’elles consentent à
livrer d’elles-mêmes. Mais il est difficile, voire impossible, de savoir ce
sur quoi porte le regard du chercheur, pour la simple raison qu’il ne le
sait pas forcément lui-même au début de l’enquête. Il ne sait alors pas
non plus comment vont évoluer ses relations avec les personnes qu’il
rencontre. Lorsque celles-ci deviennent par exemple des relations
d’amitié, le pacte d’enquête perd de son sens en même temps que la
frontière entre temps de l’enquête et temps de la sociabilité se brouille.
C’est ce que montre notamment Marylin Silverman [2003, p. 122], qui
132 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

souligne la difficulté à séparer, en cas de présence longue sur le terrain,


le professionnel du personnel et parle de « choix moraux de tous les
jours sur le terrain ».
Cette dernière expression souligne bien que les questions d’anonymat
et de confidentialité ne se règlent pas de façon ponctuelle, mais que le
chercheur y est perpétuellement confronté. Ainsi, lors de nos monogra-
phies de familles, notre gestion de la circulation de l’information peut
avoir une influence déterminante sur l’attitude des enquêtés. S’ils se ren-
dent compte que nous ne respectons pas la confidentialité des propos que
d’autres nous ont tenus, ils ne seront pas enclins à nous livrer à leur tour
des confidences. Le comportement du chercheur par rapport à ces ques-
tions d’anonymat et de confidentialité participe donc à la construction de
la relation d’enquête, qui est elle-même le fondement de la qualité scien-
tifique des résultats produits. De même, une fois l’enquête terminée,
au-delà des formes de restitution du matériau, la façon dont un chercheur
gère ces questions contribue à façonner sa réputation, et plus largement
celle de sa discipline, et facilite ou complique des travaux ultérieurs,
menés par lui ou par d’autres. Palys et Lowman [2002] nous offrent un
exemple extrême des enjeux qui se cristallisent après l’enquête lorsqu’ils
étudient le cas des chercheurs appelés à témoigner dans des affaires cri-
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minelles, à dévoiler l’identité de leurs enquêtés et à fournir à la justice
des renseignements recueillis en cours d’enquête.
La recherche de solutions à ces questions déontologiques peut
conduire à des interrogations scientifiques pertinentes. En particulier
quand il s’agit de questions personnelles, voire intimes, le chercheur a
ainsi toujours intérêt à se demander si les éléments qu’il livre ont bien
une utilité scientifique et non une fonction purement illustrative ou
« d’effet de réel » [Dodier, 1994]. Bien souvent, traquer les « effets de
réel » permet de resserrer l’analyse sur l’essentiel et d’acérer son rai-
sonnement sociologique [Weber, 2008].
Il reste bien sûr beaucoup de cas où des éléments essentiels à
l’analyse sont trop identifiants pour les personnes concernées. Un
dilemme courant au moment de l’écriture est le suivant : il serait éclairant
de pouvoir exposer un cas dans toute sa complexité, mais cela rendrait
inopérants les procédés simples d’anonymisation. On peut alors modifier
certaines des caractéristiques des enquêtés pour les rendre moins
identifiables : âge, profession, lieu de vie, etc. Cette solution n’est pas
sans remettre en question la rigueur de l’analyse, mais est selon Olivier
Schwartz [2002, p. 56] acceptable à condition de chercher des
« équivalents symboliques », par exemple en remplaçant une ville par
une autre de même taille, une profession par une autre renvoyant à une
appartenance sociale similaire. Ici encore, la recherche de ces équivalents
AU-DELÀ DE LA DÉONTOLOGIE 133

appelle une réflexion sociologique à part entière, qu’elle soit menée par
soi seul ou appuyée par d’autres travaux.

Anonymiser l’inanonymisable :
le cas des personnes et des institutions publiques

Cependant, cette technique n’est pas généralisable à toutes les


enquêtes ethnographiques, en particulier à celles qui concernent des
personnes jouissant d’une certaine notoriété, les « personnes
publiques » (un élu local, un dirigeant d’entreprise ou d’association, un
artiste reconnu). Une grande partie des lecteurs potentiels les connais-
sent et ne se laisseront pas abuser par de petites modifications [Pinçon
et Pinçon-Charlot, 1997, p. 122-125]. D’un autre côté, gommer les
caractéristiques les plus marquantes, celles qui permettent de les iden-
tifier, enlève en général une grande part, voire la totalité de l’intérêt
qu’il y a à les inclure dans l’enquête.
Il en va d’ailleurs sur ce point des personnes comme des institu-
tions. L’étude d’Aude Béliard [2004] sur la Fondation du patrimoine
visait notamment à mettre en évidence les conceptions contrastées des
principaux membres de la délégation francilienne de cette fondation au
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sujet du type de patrimoine méritant d’être protégé. Pour comprendre
le travail qu’effectuaient ces personnes, il fallait donner trop de détails
sur le fonctionnement de l’institution pour qu’elle puisse encore être
anonymisée. Néanmoins, une levée complète de l’anonymat risquait de
mettre dans une situation délicate les délégués départementaux qui
s’étaient exprimés sur des sujets controversés au sein de l’association.
Finalement, Aude Béliard a décidé de ne pas anonymiser la Fondation
du Patrimoine, mais d’anonymiser les délégués en modifiant certaines
de leurs caractéristiques et en veillant à ne pas donner trop d’éléments
sur les départements dont ils s’occupaient. Par ailleurs, elle a fait relire
à certains d’entre eux les passages qui les concernaient pour vérifier
qu’ils ne s’y sentaient pas trop « découverts ».
Cet exemple rappelle que les pratiques d’anonymisation choisies
dépendent très fortement de la manière dont l’enquête a été négociée. La
négociation peut être le moment de déterminer s’il vaut mieux ne pas
promettre une véritable anonymisation car une telle promesse serait par
la suite impossible à tenir (le risque étant alors de ne recueillir que des
propos « censurés » et de se rapprocher d’une enquête de type journalis-
tique) ou si l’on peut au contraire garantir un certain degré d’anonymat.
Les procédures d’anonymisation dépendent donc conjointement du
type d’analyse que l’on souhaite mener et du statut, plus ou moins recon-
naissable, de l’objet ou des personnes sur lesquelles l’enquêteur travaille.
134 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Anonymiser un anonyme ou une célébrité ne pose pas les mêmes enjeux ;


mais anonymiser une célébrité qui parle de sa vie privée ou de sa vie
publique non plus : c’est le croisement entre le sujet abordé et les carac-
téristiques de la personne (ou de l’institution) enquêtée qui fait pencher
les négociations d’enquête dans un sens ou dans un autre.

Faut-il toujours anonymiser ?

Il y a des cas où l’anonymat et la confidentialité sont recherchés, du


fait d’une situation sociale particulière, par exemple lors d’enquêtes sur
des activités illégales (anonymat indispensable) [Pagnamenta et Racine,
2004] ou sur des conflits de famille (confidentialité indispensable)
[Trépied, 2003]. Mais il en est d’autres où une recherche de reconnais-
sance sociale, ou de notoriété, pousse au contraire les personnes
enquêtées à préférer parler en leur nom. Le fait d’apparaître nommément
dans une recherche scientifique peut constituer un capital symbolique,
comme dans les services hospitaliers [Darmon, 2005]. L’enquête peut
aussi être un moyen pour les personnes rencontrées d’accéder à une
forme de reconnaissance. L’enquête de Claudia Girola sur les SDF
[Girola, 1996], ou celle de Didier Fassin sur le sida en Afrique du Sud
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[Fassin, 2006, p. 50-63] en fournissent de bons exemples : les deux
auteurs choisissent de ne pas anonymiser certains de leurs enquêtés, sui-
vant en cela leur souhait de laisser un témoignage personnel et/ou
politique, une affirmation de leur existence, à travers une publication
scientifique.
L’enjeu de considérer ses enquêtés et de les présenter dans la resti-
tution de son travail comme des personnes à part entière a fait l’objet
d’une exposition prolongeant une enquête ethnographique franco-bré-
silienne, ayant pour titre « Nous sommes devenus des personnes3 ».
L’enquête avait analysé le mouvement d’occupation de terres dans le
Nordeste brésilien en 1997 et donné la parole aux occupants [De
L’Estoile et Sigaud, 2001] en montrant notamment comment ils parve-
naient à se reconstruire une dignité, bref à (re) devenir des personnes.
Le cas d’une exposition photographique, ou plus largement celui de
l’usage de photographies à l’appui d’une enquête ethnographique, pose
bien sûr problème au regard de l’exigence d’anonymat. Si cette
dernière a pu être laissée de côté dans l’enquête sur le Nordeste, c’est
qu’il s’agissait de prendre au sérieux les revendications d’anonymes à

3. « Nous sommes devenus des personnes. Nouveaux visages du Nordeste brésilien »,


organisée par l’École normale supérieure de Paris et l’École nationale supérieure des arts
décoratifs, 22/05-13/07/03, http://www.diffusion.ens.fr/bresil/.
AU-DELÀ DE LA DÉONTOLOGIE 135

accéder à la dignité de personnes humaines. En ne les anonymisant pas,


les auteurs font le choix de refaire, par l’écriture et l’exposition des
résultats, le geste même des enquêtés.
Sans aller jusqu’à l’absence d’anonymat, un moyen employé par
certains chercheurs pour diminuer la violence des formes d’anonymi-
sation, qui peut comporter des formes de dépersonnalisation, est de
soumettre aux personnes concernées un texte en préparation. La prise
en compte d’un point de vue interne à l’enquête peut ainsi faire appa-
raître des enjeux d’écriture et d’anonymisation auxquels on ne pense
pas a priori, même s’il ne s’agit pas d’accéder à toutes les exigences
des enquêtés, qui peuvent aller contre l’objectivation sociologique
[Weber, 2008] et entraver le dévoilement des rapports de domination
[Bourdieu, 2002].
Cependant, cette méthode ne peut être mise en œuvre dans les cas
où le problème central se pose en termes de confidentialité plus que
d’anonymat : lorsqu’un texte confronte les points de vue de personnes
qui se connaissent sans savoir forcément ce que les autres pensent de
telle situation, il devient impossible de faire lire à qui que ce soit une
version préliminaire, car cela reviendrait déjà à faire circuler une infor-
mation qui n’y a pas vocation. Ces problèmes spécifiques, auxquels
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nous sommes directement confrontés sur nos terrains, appellent d’au-
tres solutions et relancent la réflexion sur la particularité des problèmes
liés au respect de la confidentialité.

RETOUR SUR LA CONFIDENTIALITÉ

Nous avons jusqu’ici traité ensemble des problèmes d’anonymat et


de confidentialité. Les seconds ne sont cependant pas une simple
amplification des premiers : la confidentialité ajoute des problèmes dif-
férents de ceux liés à l’anonymat, au point que les différents enjeux
peuvent entrer en conflit. Dans la rédaction de l’histoire de Magda A.,
[Fassin, Le Marcis et Lethata, 2008], qui revendique de témoigner en
son nom, les chercheurs font intervenir des enjeux de confidentialité
qu’elle n’avait pas envisagés au premier abord. Ils jugent qu’elle livre
des détails trop précis et trop intimes, qui concernent aussi d’autres per-
sonnes impliquées dans l’histoire, au point que cela pourrait se révéler
dangereux pour elle. Ils la convainquent donc de garder l’anonymat.
Ainsi, dans l’entremêlement entre enjeux d’anonymat et de confi-
dentialité, le poids donné à l’un et à l’autre dépend de la relation
d’enquête, de la façon dont le chercheur construit l’objet et des enjeux
sociaux soulevés par l’évocation du cas. Lorsque la confidentialité
136 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

prend le pas sur les problèmes d’anonymat, son respect impose des
solutions moins évidentes et plus difficiles à mettre en œuvre.

Les familles, des terrains particulièrement sensibles

L’ethnographie de la parenté peut être considérée comme une


démarche « sensible » du point de vue de la confidentialité.
L’enquêteur a affaire à des milieux d’interconnaissance rapprochée.
Les personnes enquêtées ne se connaissent pas seulement « de nom »
ou « de vue » mais par une expérience souvent quotidienne. Chaque
enquêté connaît tous les autres, directement mais aussi par le biais de
multiples médiations. Sans même parler de « secrets », certains épi-
sodes de la vie de la famille sont connus de tous, mais non dits, et
l’intervention du chercheur risque de perturber le fonctionnement fami-
lial en les faisant passer du statut de connaissance « commune » à celui
de connaissance « publique », officielle. Par ailleurs, les cas de très
forte hétérogénéité de points de vue, voire de conflits, sont d’autant
plus délicats qu’il s’agit souvent de conflits latents, accompagnés d’un
souci de préserver les apparences d’une bonne entente.
En outre, les personnes d’un même groupe de parenté entretiennent
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des relations de très longue durée, pérennisées par la présence de liens
familiaux. Si l’intervention de l’enquêteur devait avoir des consé-
quences, elles en seraient d’autant plus lourdes. Mais surtout, il n’est
guère possible d’attendre, pour une éventuelle publication, que les
questions brûlantes remuées par l’enquête soient refroidies. Cette
dimension distingue les enquêtes au sein des familles d’autres travaux
ethnographiques, portant sur des affaires pourtant délicates. Ainsi,
lorsque l’enquêteur intervient au moment d’une affaire criminelle
[Plemmons, 1996] et a des contacts avec les différentes parties (juges,
psychiatres, accusés), les enjeux de circulation de l’information sont
très forts, allant jusqu’au risque de peser sur le verdict rendu. Mais une
fois le jugement rendu, certaines choses peuvent être dites. En famille,
aucun verdict n’est définitif et il serait vain d’attendre que les enjeux
sociaux s’atténuent ou se dénouent.

Divergences d’interprétation et circulation des informations

Le choix de travailler sur des familles se conjugue dans le cas de nos


enquêtes avec les thèmes abordés et la façon dont nous construisons nos
objets. Nous mettons au centre de nos problématiques la question des
« théories diagnostiques », c’est-à-dire les différentes définitions des
troubles qu’élaborent les membres de l’entourage de la personne
AU-DELÀ DE LA DÉONTOLOGIE 137

dépendante. Nous cherchons à rencontrer dans chaque famille le


maximum de personnes, pour faire émerger leurs définitions respectives
des troubles. Les divergences de points de vue, qui sont à la fois
fréquentes et centrales pour notre propos, sont délicates à relater
précisément. Ainsi, dans une famille prenant en charge une enfant
handicapée mentale dont les parents se sont séparés peu après sa
naissance, les interprétations concernant l’origine du handicap
(médicalement indéterminé) se partagent grosso modo entre les tenants
d’une origine psychologique liée à la séparation des parents (autour de
la mère qui a mal vécu cette séparation dont elle reporte l’entière
responsabilité sur son ancien compagnon) et les tenants d’une origine
génétique (autour du père qui se garde pour sa part d’émettre un
jugement précis sur la question). Ces interprétations, qui sont à relier
aux caractéristiques et positions de chacun, mais aussi aux modalités de
prise en charge défendues par les uns et les autres, n’ont jamais été
clairement explicitées et l’exposition des résultats de l’enquête risque
donc d’avoir des répercussions importantes sur les relations, déjà assez
conflictuelles, dans cette famille [Eideliman, 2006].
Cet intérêt pour les divergences d’interprétations s’accompagne
d’une attention particulière à la circulation des informations à l’intérieur
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des familles. Dans l’un des cas de l’enquête d’Aude Béliard auprès d’un
service hospitalier de « consultation mémoire », établissant des diagnos-
tics de maladies de type Alzheimer, la patiente, une dame âgée, était
venue consulter accompagnée par sa fille, à qui l’équipe médicale a
annoncé que les troubles de sa mère pourraient correspondre au début
d’une maladie d’Alzheimer. L’entretien mené auprès de la fille révèle
qu’elle n’avait pas recherché ce diagnostic et qu’il l’angoisse particuliè-
rement, dans la mesure où elle lui associe des conséquences
inacceptables : elle ne souhaite pas passer davantage de temps à aider sa
mère et se refuse à payer pour une éventuelle entrée en maison de
retraite. La poursuite de l’enquête dans la famille permet de repérer les
personnes à qui elle a parlé du diagnostic médical et ainsi de mettre au
jour les règles qui régissent la divulgation de l’information : elle met au
courant uniquement les personnes qui sont selon elle légitimes pour par-
ticiper à la décision (ses deux sœurs), et contrôle particulièrement
l’information auprès des personnes qui ont pour sa mère des projets
divergents des siens (sa tante, qui plaide clairement pour un placement
en maison de retraite et sa fille, qui trouve sa mère trop dure avec sa
grand-mère et estime que quelqu’un devrait l’héberger et s’occuper
d’elle à domicile). Dans un tel cas, l’exposition des résultats doit éviter
que soient révélés des aspects du diagnostic médical inconnus par
certains, mais également les non dits des uns et des autres.
138 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

De façon générale, les recherches qui portent sur la circulation des


informations sont souvent prises dans des difficultés analogues, qui
tiennent au fait que les échanges d’informations sont à la fois objet et
moteur de l’enquête, puisque l’enquêteur cherche lui aussi à obtenir des
informations. Mais dans certains cas, contrairement à ce qui se passe
dans les familles, les exigences de confidentialité peuvent aller à l’en-
contre du déroulement de l’enquête, notamment lorsque l’on
s’intéresse aux rumeurs et aux commérages et que les enquêteurs n’ac-
ceptent d’en donner que dans l’attente d’une forme de réciprocité
[Silverman, 2003].

CONCLUSION

Dans l’article où elle expose la difficulté d’anonymiser les membres


d’une communauté de réfugiés asiatiques, Mary Carol Hopkins [1993]
commence par relater, dans ses multiples détails, ce qu’elle présente
implicitement comme une scène de son enquête. Celle-ci lui permet
d’analyser les problèmes posés par la publication d’un tel matériau et
ce n’est qu’à la fin de l’article qu’elle révèle qu’il ne s’agissait pas
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effectivement d’une observation tirée de son journal de terrain, mais
d’un « collage » bricolé à partir de différents cas qu’elle a étudiés. Elle
s’interroge sur la validité scientifique d’une telle présentation des maté-
riaux de terrain, qu’elle refuse d’envisager comme une solution. Nos
propres expériences d’enquête nous incitent au contraire à prendre au
sérieux une telle piste d’anonymisation. La solution que nous retenons
est de reconstituer des cas fictifs en mélangeant plusieurs parties de dif-
férents cas ou en modifiant la structure, par exemple familiale, d’un
cas, de façon à ce qu’une personne qui se reconnaît elle-même ne
puisse pas en déduire systématiquement que les autres personnes pré-
sentées dans le cas sont ses proches. Une telle opération nécessite
plusieurs découplages : d’abord entre l’analyse (qui est menée sur les
cas réels) et l’exposition des résultats (qui consiste à mélanger des cas
sans modifier les conclusions) ; ensuite entre la communauté des lec-
teurs (qui n’ont accès qu’aux cas reconstruits) et la communauté
scientifique (à la disposition de laquelle il faut tenir un document pré-
cisant comment se présentaient les « vrais » cas et comment ils ont été
mélangés pour construire les cas exposés dans le texte).
L’efficacité de cette solution de garantie de la confidentialité repose
en partie sur le fait qu’elle est annoncée et explicite dans la rédaction
du compte rendu d’enquête : plus l’annonce que les cas présentés sont
des reconstructions est claire, plus les enquêtés auront des doutes à la
AU-DELÀ DE LA DÉONTOLOGIE 139

lecture (se demandant si c’est vraiment dans leur famille qu’une


personne a tenu tel ou tel propos) et moins ils seront incités à chercher
à reconnaître leur propre famille. Des solutions analogues sont déjà
adoptées par certains chercheurs, mais il est rare qu’elles soient expli-
citées. Une réflexion collective sur ces techniques serait pourtant
nécessaire, à la fois pour que ceux qui y recourent ne soient pas obligés
de s’en excuser [Latour, 2002] et pour que ce malaise des chercheurs
avec leurs données cesse d’entraver le développement des archives de
l’ethnographie [Müller, 2006].
Certaines ethnographies se révèlent donc nettement plus périlleuses
que d’autres, en matière de respect de la confidentialité. Cela ne doit
pourtant pas, à notre sens, dissuader de les pratiquer : il y va de choix
d’objets, qui sont toujours mêlés à des choix scientifiques ; c’est en
somme la façon de traiter certains objets qui est en jeu. Ce qui
débouche sur des enjeux d’ordre politique. Comment restituer la parole
de ceux qui ne l’ont pas suscitée ? Et pour quoi faire ? Comment ren-
dre compte des divergences de points de vue dans un milieu
d’interconnaissance ? Il nous semble qu’il y a un impératif des sciences
sociales à ne pas rendre compte uniquement des points de vue avec les-
quels le chercheur se trouve en empathie, mais d’aller aussi vers ceux
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qui lui sont plus étrangers. Ce en quoi elles rejoignent d’ailleurs le
mouvement premier de l’anthropologie.

REMERCIEMENTS

Nous tenons à remercier Didier Fassin, Natacha Gagné, Carolina Kobelinsky,


Laure Lacan, Gwénaëlle Mainsant, Camille Salgues et Florence Weber pour leurs
suggestions et relectures.

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7 : DEVOIR SE RACONTER.
La mise en récit de soi, toujours recommencée

Julien Grard
in Alban Bensa et al., Les politiques de l'enquête

La Découverte | « Recherches »

2008 | pages 143 à 163


ISBN 9782707156563
DOI 10.3917/dec.fassi.2008.01.0143
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/politiques-de-l-enquete---page-143.htm
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7

Devoir se raconter.
La mise en récit de soi, toujours recommencée

Julien Grard

Après avoir interviewé Paul pendant environ deux heures et demie,


durant lesquelles il m’a raconté une grande partie de sa vie, de son
enfance dans un quartier populaire de Lille Sud à sa première
hospitalisation, alors qu’il avait vingt-sept ans, nous nous rendons
ensemble en marchant au local de l’association. Soudain, il me dit : « Ça
alors, je ne l’avais jamais encore fait ! J’ai raconté ma vie à des psys, à
des infirmières, à des ergothérapeutes, à des assistantes sociales, à un
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éducateur, une fois, à mon avocat, au juge, à mon médecin, et même à des
kinés, mais à un anthropologue, c’est bien la première fois. » Je lui
demande si c’est différent de se raconter à un anthropologue, il a du mal
à me répondre. Nous arrivons au local, entrons, et je vois plusieurs
adhérents et amis de Paul qui nous regardent. Ils le scrutent, l’air à la fois
inquiet et interrogateur. Je comprends que Paul – qui a l’habitude de
prévenir les autres de ses faits et gestes – leur a certainement raconté que
j’allais l’interviewer. Ils le regardent comme s’ils cherchaient quelque
chose sur son visage, peut-être le signe d’un changement. Pendant que
nous nous installons, ils continuent à regarder Paul, qui se tourne vers
moi, rompt le silence : « Je leur avais dit que tu allais m’interviewer, c’est
pour ça qu’ils sont comme ça. » Fabien se lance : « Alors ? » Paul
répond en riant : « Bah alors j’ai encore raconté ma vie à quelqu’un, c’est
tout, qu’est-ce que tu veux que je te dise ? » Les traits de Louise et Fabien
se détendent. Ils semblent rassurés. Cette scène me fait réaliser à quel
point le fait de se mettre en récit est, pour mes interlocuteurs, une activité
au carrefour d’un ensemble de pratiques, de significations – morales,
sociales – et de relations de pouvoir. Et bien que je sois déjà à ce moment
bien intégré à mon terrain, certains, plus méfiants, telle Louise, se
demandent qui est cet étudiant qui « s’intéresse aux fous ». Et plus
encore, ils se demandent quels dangers peut receler le fait de se raconter
144 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

à cette espèce particulière d’interlocuteur qu’est l’anthropologue qui,


comme les autres interlocuteurs dont Paul m’a dressé une liste, souhaitent
les entendre se raconter (Carnet de terrain, 25 septembre 2007).
En effet, ces mots, les mots de ces récits de vie ne sont pas anodins.
Ils parlent de maux, de souffrances, d’expériences tantôt violentes, tantôt
pathétiques. Ils possèdent une force [Favret-Saada, 1977] qui va bien au-
delà de la force illocutoire [Austin, 1970 ; Bourdieu, 1982]. Car la
situation de l’entretien, au cours de laquelle le chercheur – même animé
des meilleures intentions – demande à ses interlocuteurs de se mettre en
récit, évoque chez eux des moments douloureux. Qu’elles aient eu lieu
en présence d’un professionnel de la santé, d’un travailleur social ou dans
un prétoire, ces mises en récit successives et répétées au cours de
l’existence de mes interlocuteurs ont toujours été synonymes de
situations liminales, et donc de danger pour eux [Douglas, 1971] qu’il fût
réel ou supposé. Ces mises en récit ont eu lieu lors de moments de
passage d’un statut à un autre : d’un statut de personne « normale » à
celui de malade mental, de suspect à mis en examen, ou encore de
chômeur à handicapé. Ainsi cette demande de mise en récit de la part du
chercheur, réactivant les souvenirs de ces moments pénibles, provoque
également une résonance affective, émotionnelle, morale et politique
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[Livet, 2002]. Affective et émotionnelle, d’abord, puisque bien
évidemment reparler de ces moments peut être douloureux et difficile.
Morale ensuite, puisqu’en ces occasions, la personne a dû se mettre en
récit, soit en s’efforçant de justifier de ses qualités et valeurs morales –
au tribunal par exemple, mais aussi plus fréquemment lors de ses
interactions avec les professionnels de santé. Politique, enfin, puisque ces
mises en récit ont eu lieu dans des situations de vulnérabilité – psychique
mais aussi sociale – au cours desquelles mes interlocuteurs devaient
remettre leur destin entre les mains de professionnels représentant une
autorité – médicale, juridique, politique.
Et si les sciences sociales ont mis en évidence le caractère à la fois
coercitif et subjectivant de l’injonction à se raconter [Fassin, 2004 ;
Foucault 1972, 1975 ; Hahn, 1986], peu a été dit des effets de cette sub-
jectivation en actes. En effet, on a par le passé bien plus insisté sur
l’aspect assujettissant – insistant sur cette technique en tant que tech-
nique de contrôle – que sur l’aspect subjectivant – en examinant, par
exemple, en actes, les subjectivités créées par ces dispositifs – de ces
interventions sur autrui. Quels sont les effets de ces modes de subjecti-
vation sur les individus ? Qu’en font-ils ? Quelle est cette « forme de
vie » [Das, 2007] spécifique que les institutions contribuent à façonner ?
Et comment l’enquêteur, face à ses sujets, peut-il éviter l’écueil consis-
tant à redoubler cette subjectivation lors de son travail ?
DEVOIR SE RACONTER 145

Les groupes d’entraide mutuelle (GEM)

Institués par la circulaire DGAS-3B no 2005-418 du 29 août 2005, les GEM


sont en partie les héritiers des clubs thérapeutiques lancés sous l’impulsion de la
psychiatrie institutionnelle après la Seconde Guerre mondiale en France
[Supligeau, 2007]. Si ces derniers se sont quelque peu essoufflés après les
années 1970 [Benattar, 2005], ils sont réapparus sous cette nouvelle forme au
début des années 2000 – notamment suite à la publication du Livre Blanc des
partenaires de Santé Mentale France [UNAFAM, 2001] – grâce à l’influence
des associations d’usagers ou de proches d’usagers de la santé mentale.
Les GEM sont gérés par une association d’usagers créée ad hoc, qui emploie
un à trois animateurs-coordinateurs. Ils sont financés par les DDASS, à hauteur,
en moyenne, de 60 000 à 75 000 euros par an. Des conventions sont signées avec
des associations marraines – FNAPSY, UNAFAM, Croix Marine, parfois des
associations locales – qui aident à leur création et peuvent les faire profiter de
leur expérience et de leurs moyens. Environ 300 GEM existent actuellement.
Ils s’adressent à un public de patients et ex-patients, le plus souvent en situa-
tion de handicap psychique, et se donnent pour but premier de pallier l’isolement
social dont souffrent ces personnes. Les personnes souhaitant adhérer à un GEM
n’ont pas à justifier d’une pathologie. À leur accueil, leur est uniquement
demandé leur nom et leur adresse. La visée du dispositif est définie, contraire-
ment aux autres structures – médicales ou médico-sociales – comme ni
thérapeutique, ni occupationnelle.
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Il est stipulé dans la circulaire donnant naissance aux GEM, que les per-
sonnes qui s’y rendent doivent être totalement libres de leurs engagements : pas
de contrat ou d’engagement à participer à des activités, heures d’arrivée et de
sortie libres, etc. De même, le personnel n’est pas censé leur poser de questions
quant à leur passé psychiatrique. Néanmoins, la plupart des personnes qui s’y
rendent sont bel et bien des usagers ou ex-usagers de la santé mentale. En effet,
ils prennent connaissance de l’existence de l’association soit par des soignants –
médecins généralistes, psychiatres, infirmiers – soit par des travailleurs sociaux
qui les prennent en charge, soit par le biais des affiches que nous avons posées
dans les institutions dépendantes des secteurs psychiatriques.
Le GEM où j’effectue mon terrain a été lancé en février 2006. Après deux
ans d’existence, il compte une cinquantaine d’adhérents – dont sept bénévoles
actifs. Il accueille une moyenne de quinze personnes par jour, qui s’y réunissent
pour se retrouver, organiser des sorties culturelles et touristiques ou participer à
des ateliers mis en place à leur demande. Les adhérents sont, pour 62 % d’entre
eux des hommes ; 50 % d’entre eux sont âgés de quarante à quarante-neuf ans ;
87 % résident dans les quartiers populaires de Lille. La majorité est titulaire de
l’Allocation d’adulte handicapé (AAH), certains touchent une pension d’invali-
dité et deux d’entre eux sont allocataires du RMI. Leurs revenus sont donc
faibles : à titre indicatif, le montant de l’AAH est de 628,10 €/mois en 2008.
Je m’y suis d’abord intégré en tant que simple bénévole, animant un atelier
cuisine et aidant à la gestion quotidienne de l’association. Après quelques mois,
j’ai été élu au conseil d’administration ainsi qu’au bureau – à la demande des
adhérents – avant d’y être embauché en tant qu’animateur socioculturel depuis
avril 2008. La plupart des données que je présente ici ont été recueillies avant
que je ne devienne salarié de l’association.
146 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Ce sont ces questions que je propose d’aborder ici, en examinant les


situations dans lesquelles, au quotidien, les individus se mettent ou ne
se mettent pas en récit et la manière dont, en tant qu’enquêteur, j’ai été
inclus dans une économie morale au sein de laquelle on m’a assigné
diverses positions. Je montrerai enfin comment mes interlocuteurs se
racontent face à moi, ce qu’ils attendent de leurs mises en récit à ma
destination, et en quoi cela est révélateur des modes de subjectivation
auxquels ils ont été soumis.

LES USAGES QUOTIDIENS DE LA MISE EN RÉCIT

Au quotidien, se raconter ne va pas de soi. Une telle action possède


un statut ambigu. Elle peut parfois susciter la réprobation du groupe,
mais est, sous certaines modalités, tout à fait courante et banale. En
effet, le dispositif où a lieu l’enquête ne se prête ni de manière formelle
ni de manière informelle à celle-ci. Pourtant, en certaines occasions, les
adhérents de l’association se racontent. Et je ne manquai pas, lors des
débuts de mon travail de terrain, d’être frappé par la manière singulière
dont certains des adhérents le faisaient en public. Je notai, à mon retour,
ces échanges verbaux, qui, bien souvent, se résumaient à des mono-
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logues, énumérant des séries d’engagements et affiliations passées.
Quelque chose me semblait bien présent derrière ces discours, sans que
je puisse pour autant en dégager la substance de manière définitive.

Handicap, maladie chronique et liminalité

Avant d’exposer ces récits, il convient d’exposer la situation dans


laquelle mes interlocuteurs se trouvent au moment où je les rencontre.
Tout d’abord, en tant que malades chroniques – état dont la plupart ont
une conscience aiguë – ils se trouvent dans une situation liminale
[Kleinman, 1988 ; Becker, 1997]. Ils sont « stabilisés1 », mènent une
existence plus ou moins autonome, mais pour autant, ils ne mènent pas
une vie tout à fait normale, au regard de ce qu’ils imaginent être la vie
des autres, ou bien de ce qu’était leur vie « avant ». Ils ne sont ni tout
à fait rétablis, ni vraiment malades, mais doivent continuer à prendre un
ou des traitements quotidiens, en plus, pour certains, d’injections retard
toutes les 3 ou 4 semaines.

1. Les professionnels de la psychiatrie et du travail social qui les prennent en charge,


ainsi qu’eux-mêmes, utilisent ce vocable pour désigner l’état des malades qui observent
leur traitement, sont relativement autonomes et n’ont pas connu de rechutes depuis assez
longtemps.
DEVOIR SE RACONTER 147

Bien plus encore, leur statut d’handicapés psychiques les place dou-
blement dans cette liminalité. Tout d’abord, comme le rappelle Marcel
Calvez [1994] ou encore Henri-Jacques Stiker [1996], toutes les per-
sonnes étiquetées comme handicapées se trouvent dans une situation
liminale. L’épithète « psychique » n’a été accolée au terme de handicap
dans la loi qu’en 20052, sans y être pour autant défini de manière claire
et définitive. Au final, que ce soit dans la législation, les définitions pro-
fessionnelles ou profanes du handicap psychique, celui-ci est
généralement défini de manière négative et constitue un statut haute-
ment ambigu3 [Le Roy-Hatala, 2007]. Premièrement, le handicap
psychique est supposé être différent du handicap mental mais cette dis-
tinction, pour nombre d’employeurs, comme pour ceux qui bénéficient
de ce statut, demeure floue. Deuxièmement, le handicap psychique, de
par son caractère fluctuant – selon les moments, selon les formes qu’il
prend chez chaque individu – échappe aux catégorisations et aux défini-
tions. Et pour les individus qui bénéficient de ce statut, il est d’autant
plus difficile à cerner. D’abord, la plupart se sentent physiquement aptes
à exercer un métier. Ensuite, son caractère fluctuant implique qu’en cer-
tains moments ils se sentent capables de travailler : les difficultés liées
à leur maladie peuvent certains jours se faire moins ressentir, puis d’au-
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tres jours devenir extrêmement envahissantes. Et la définition du
handicap psychique étant assez floue, ces personnes auront tendance à
osciller, pour ce qui est de leurs identifications, entre la figure stigmati-
sée de l’indigent valide [Castel, 1995], apte au travail, perçu comme
abusant de l’État-Providence, et la figure du handicapé – légitime –
auquel la société doit assistance et secours. Enfin, les personnes consi-
dérées comme handicapés psychiques sont doublement marginales
[Estroff et al., 1997], étant stigmatisées parmi les autres collectifs de
personnes handicapées comme parmi les personnes « normales ».
De plus, ce handicap les frappe de manière particulière : en effet, la
plupart d’entre eux ont mené une existence relativement normale
jusqu’à l’apparition de leurs troubles, généralement au début de l’âge
adulte. Et ils ont généralement obtenu ce statut d’adulte handicapé
quelques années ou quelques mois pour certains après la survenue des
troubles. En cela, leur mode de socialisation correspond à l’un de ceux

2. Loi 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la partici-
pation et la citoyenneté des personnes handicapées.
3. À l’absence de visibilité du handicap psychique dans l’espace public s’ajoute un fai-
ble intérêt pour la question dans les sciences sociales et les disability studies, au sein
desquelles les travaux consacrés à ce type de handicap sont rares [Albrecht et al., 2001 ;
Le Roy-Hatala, 2007]. On peut citer les travaux de Sue E. Estroff [1991, 1993, 1998] ou
en France les travaux de Pierre André Vidal-Naquet [2003, 2007].
148 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

qu’Erving Goffman expose [1975, p. 48], « celui de l’individu qui


devient stigmatisé tard dans sa vie » et dont on « peut donc supposer
qu’il lui est particulièrement difficile de se réidentifier, et qu’il risque
fort d’aller jusqu’à la réprobation de lui-même ». C’est ce qu’exprime
Ibrahim, un jour où il semble particulièrement désespéré quant à son
avenir :

« Moi, je sais pas, jusqu’à 30 ans, j’ai vécu normalement, bon, j’ai été
malade, […] mais j’ai fait des études [il a obtenu un bac ES, puis s’est ins-
crit en 1re année de sociologie à l’université, avant de se réorienter vers un
BTS force de vente qu’il a obtenu, mais n’a que peu travaillé à hauteur de
ses compétences], des boulots, tout ça, et puis tout d’un coup, alors que
j’ai 30 ans, on me dit “vous êtes handicapé, monsieur…” Alors là, je com-
prends plus, ça veut dire quoi ? Qu’est-ce que je suis, moi ? Toute ma vie,
je pensais être quelqu’un de normal, bon, j’étais malade, mais là, ça a tout
changé […] Qu’est-ce qu’on va faire de moi, maintenant ? Je suis un
déchet, moi, on va me mettre aux encombrants, ou au tri sélectif, j’sais pas,
moi, de toutes façons, on ne me mettra même pas au tri parce que y’a rien
à récupérer sur moi, je suis arabe, malade, handicapé… »

Ce qu’exprime Ibrahim, sous une forme paroxystique, est l’expres-


sion de ce que ressentent ou ont pu ressentir en certains moments de
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leur vie, nombre des adhérents de l’association. La difficulté, voire l’in-
capacité à se réidentifier est l’une des caractéristiques majeures de leur
expérience du handicap, qui dans son cas particulier, vient s’ajouter à
l’expérience quotidienne des discriminations. De plus, à travers l’assi-
milation de soi-même à un déchet, ou à un rebut, c’est ce sentiment
d’être de trop, à la fois inutile au monde [Castel, 1995] et redondant,
dirait Zygmunt Bauman [2006].

Des mises en récit déstabilisantes pour l’enquêteur

Ce n’est qu’en référence à ces difficultés que peuvent être appréhen-


dées dans toute leur profondeur ces mises en récit que j’ai évoquées
plus haut. Lors de ma première rencontre avec Martin, âgé de 45 ans,
il se présente à moi de la manière suivante :

« Tu sais, Julien, je ne vais pas te raconter ma vie, hein, mais faut savoir
que j’ai pas toujours été comme ça, j’ai travaillé, avant, j’ai pas toujours
été comme ça, j’en ai fait plein, des boulots. »

Par la suite, je l’ai entendu fréquemment, se raconter en ma pré-


sence, lors de conversations informelles, toujours dans des
circonstances particulières. Ces mises en récit improvisées avaient lieu
DEVOIR SE RACONTER 149

lorsqu’un nouvel adhérent ou un nouvel intervenant extérieur venait


dans les locaux de l’association. Et elles prenaient systématiquement la
forme suivante :

« Je vais pas te raconter ma vie, mais j’ai travaillé en Belgique, j’ai travaillé
à Paris, j’ai travaillé en Picardie, à Roubaix, j’ai travaillé à Dunkerque… J’ai
même travaillé dans les champs moi, des fois dans certains boulots je devais
me lever à 3 heures du matin pour aller travailler, j’ai travaillé dans des
usines, j’ai fait les 3/8, faut pas croire, parce qu’on me voit là, que j’ai
toujours été comme ça, je suis pas un profiteur. »

Dans un autre registre, mais sur un même mode, Mathieu se met en


récit, de la même manière, inlassablement. Il raconte des histoires de
bagarres, dont il a été parfois témoin, d’autres fois acteur. Il les répète
sans cesse, de préférence aux nouveaux venus, également. Âgé de 40
ans, Mathieu a appartenu de manière temporaire à des groupuscules
hooligans, à des bandes punks, ainsi qu’à des groupuscules antifas-
cistes. Ses mises en récit le dépeignent toujours dans des situations
d’extrême violence, mais dans lesquelles une forte dimension morale
est toujours présente. Il insiste tantôt sur la solidarité du groupe, sur son
courage ou sur celui de ses anciens compagnons, sur l’importance du
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respect d’un certain code de l’honneur, que ce soit face à ses adver-
saires ou avec ses camarades, tantôt au contraire sur la couardise de
certains camarades ou adversaires de bagarres4.
J’étais au départ assez décontenancé par les propos de Mathieu, tout
comme par ceux de Martin : je notais à mon retour chez moi ce qu’ils me
racontaient, tout en ayant du mal à cerner ce que je devais faire de leurs
récits. Du reste, lors de ces conversations qui prenaient la forme de mono-
logues, ces récits n’appelaient pas de réponses : je me trouvais souvent
pris au dépourvu, essayant de les amener, sans succès, à essayer de parler
plus de leur passé. En fait, le mode sur lequel Martin comme Mathieu se
mettent en récit est le même : ils se montrent dans des séries d’événe-
ments, dans lesquels ils sont pleinement acteurs. Et ce n’est qu’après un
certain temps passé sur le terrain que j’ai pu saisir ce qui se jouait dans
ces mises en récit. Après environ trois mois passés sur mon terrain,
Mathieu et Martin ont cessé de s’adresser à moi sur ce mode. C’est à l’oc-
casion de la venue d’un intervenant extérieur, en face duquel Martin se
présenta à nouveau de cette manière – cette personne, comme moi aupa-
ravant, ne sachant que répondre à ces propos qui n’attendaient pas de
réponse – que je compris quelle était la portée réelle de ces propos.

4. À propos des valeurs et de l’engagement politique – dans un sens large – des ultras
et hooligans français, voir Hourcade [2000].
150 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Comme le précise bien Martin à presque chacune de ses mises en


récit, il ne s’agit pas pour lui de raconter sa vie. Il s’agit bien plutôt de
mises en scène de soi qui ont plusieurs buts latents, et recèlent une
charge politique et morale importante. Si l’on s’en tient au contenu
manifeste de ces discours, il s’agit bien évidemment de parler de ses
affiliations passées. Par là il s’agit de montrer que l’on n’a pas toujours
été « un citoyen de seconde zone ». Cette expression est en effet utili-
sée par certains de mes interlocuteurs, ceux qui usent le plus de ce que
Karine Vanthuyne [2003] nomme « l’idiome politique » pour parler de
leurs troubles et de leurs répercussions sur leur existence. Mais bien
plus encore, ici, c’est bien le statut même de handicapé psychique qui
est en cause, et les conséquences négatives qu’il peut avoir sur la per-
ception que mes interlocuteurs ont d’eux-mêmes, ainsi que sur l’idée
qu’ils se font de la perception que les autres ont d’eux.
Se raconter de cette manière, permet de (re)devenir acteur. En ce
sens, elles ont valeur politique à un premier niveau. En effet, elles per-
mettent d’affirmer ses affiliations passées et par là également, sa
capacité à agir dans le monde [Becker, 1997], prenant ainsi valeur per-
formative, en (ré) introduisant ainsi l’ipséité via la continuité du soi
[Ricœur, 1990] dans une expérience marquée au contraire par la rup-
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ture – biographique, sociale, politique et phénoménologique.

Stigmate, normalité et communauté morale

Mais le second niveau dans lequel la dimension politique de cette


manière de se mettre en scène intervient, et dans lequel elle est intime-
ment liée à la dimension morale, me semble bien plus important, et
révèle un degré supplémentaire de la performativité de ces récits. Il
s’agit par ces mises en récit de signifier son appartenance à une com-
munauté morale. C’est là que la relation à l’enquêteur prend tout son
sens politique. Martin se rend au GEM de manière plus irrégulière et
occasionnelle que la plupart des autres adhérents. Et à chacune de ses
visites, il me demande où en est mon travail de thèse. Je n’ai pas pu
nouer une relation réellement proche avec lui et je sens, bien plus que
je ne sais, qu’il voit en moi l’étudiant, avant de voir le bénévole. De
fait, il m’a perçu dès le début comme inséré dans la vie active et m’a
considéré comme partageant un certain nombre de valeurs – le goût du
travail, le sens de l’effort, etc. – face auxquelles il se positionne lui
aussi lors de ses mises en récit spontanées. De plus, je me suis toujours
efforcé, au cours de ce terrain, d’apparaître de manière constamment
égale, toujours prêt à agir et à discuter, m’approchant en cela de la
manière dont Robert Desjarlais [1997, p. 203] dépeint les membres du
DEVOIR SE RACONTER 151

personnel du foyer de Boston où il a effectué son ethnographie auprès


de personnes sans domicile et souffrant de troubles psychiques. Ceci a
également contribué, dans l’esprit de certains, tel Martin, à me consi-
dérer comme « normal », et à effectuer ces inférences quant à mes
valeurs morales. Je me suis pourtant présenté, dès les débuts de mon
enquête, comme ayant eu moi-même l’expérience des services de santé
mentale. Mais, lorsque l’on adopte le point de vue de mes interlocu-
teurs, la distinction entre « normal » et « malade » se situe pour mes
interlocuteurs à un niveau bien plus social que psychologique. D’abord,
la distinction s’effectue autour du statut d’handicapé : l’appartenance à
cette catégorie implique une communauté de destin, ainsi qu’une com-
munauté morale, à travers notamment le partage du stigmate. Ensuite,
les normaux sont perçus comme insérés dans la vie sociale. Les « nor-
maux » ont une présentation, de par leur tenue vestimentaire, leur
allure, leur maintien corporel, leurs manières de parler et de se conduire
en public qui les différencie des « handicapés » ou des « malades ».
Cette identification peut d’ailleurs fonctionner en sens inverse, ces
caractéristiques étant mobilisées, en cas de doute, pour essayer d’infé-
rer le statut d’une personne.
C’est pourquoi toutes ces « mises en récit » n’appellent pas de
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réponse : elles ont pour but de s’affirmer, en m’utilisant en tant qu’en-
quêteur – comme on pourrait le faire avec n’importe quelle autre
personne considérée comme un « normal du dedans » [Estroff, 1998] –
comme membre d’une communauté morale considérée ici dans ses
dimensions les plus larges [Morris, 1997 ; Weinberg, 2005]. Ainsi, ces
énoncés, que je qualifierai ici de « méta performatifs », permettent à
certains de mes interlocuteurs de sortir en partie de cette liminalité pro-
pre à leur statut et à leur situation. Pour reprendre les termes de Daryn
Weinberg [2005], ces énoncés permettent d’échapper à cette position
d’« autre de l’intérieur » (other inside).
Si en tant qu’enquêteur j’ai ainsi été mis à contribution afin de vali-
der l’appartenance de mes interlocuteurs à la communauté morale, je
suis parfois également utilisé comme témoin, lorsqu’il s’agit de fermer
celle-ci. Je les ai ainsi parfois entendus utiliser ces valeurs pour disqua-
lifier l’attitude ou le comportement de certains autres adhérents de
l’association. Il s’agissait pour eux dans ce cas de s’affirmer double-
ment comme membres de cette communauté morale. D’abord, comme
dans mes exemples précédents, en affirmant chez eux le partage de ces
valeurs et leur capacité à agir, et ensuite, en signifiant leur distance
avec d’autres.
Maurice est ainsi parfois « utilisé » par certains adhérents de
l’association : on le désigne comme l’exemple à ne surtout pas suivre.
152 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Âgé de 55 ans, il a passé environ sept ans à l’hôpital, il y a une trentaine


d’années5, et a été profondément marqué par l’expérience totale [Castel
et al., 1998 ; Fernandez, 2000] de l’institution totale [Goffman, 1968].
Au quotidien, Maurice semble avoir abandonné tout espoir de retour à
une vie normale. Tant dans son apparence, jugée comme « négligée » par
de nombreux adhérents – ses vêtements sont souvent sales, il se rase
rarement – que dans sa manière d’être au monde – il ne formule que
rarement de désirs ou d’envies, rit peu, se plaint fréquemment – il
apparaît comme l’archétype de l’usager qui a « démissionné ». De plus,
malgré le fait qu’il soit placé sous curatelle, il se retrouve fréquemment
à court d’argent et il a été souvent vu par d’autres adhérents de
l’association en train de mendier. En cela, Maurice cumule tous les
« stéréotypes négatifs » [Goffman, 1975, p. 129] le plus souvent accolés
à la catégorie des malades mentaux, ces stéréotypes comptant parmi les
plus stigmatisants. Il suscite ainsi chez certains une profonde
ambivalence.
Je me suis trouvé fréquemment mis dans une position délicate par
certains de mes interlocuteurs qui, afin d’affirmer leur appartenance à
leur communauté morale, utilisaient en ma présence le contre exemple
de Maurice, en me prenant à témoin pour valider leurs affirmations.
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C’est le cas lorsque Jacques, qui prend toujours soin de son apparence,
et se montre fier des compétences qu’il a acquises par les métiers qu’il
a pratiqués – plombier, menuisier, agent de service – se met à sermon-
ner Maurice en ma présence :

« Hé Maurice, t’as vu la tête que t’as ? C’est pas bien, tu te négliges,


Maurice, t’es pas rasé, t’es mal habillé, et puis si tu te plains d’être fati-
gué, bah t’as qu’à te coucher tôt, faire attention à toi… regarde moi, hein,
je suis toujours propre, toujours bien rasé, même quand je n’ai pas de ren-
dez-vous, même juste pour venir ici [au GEM] je fais attention à moi…
Hein qu’est ce que t’en penses, Julien ? C’est pas bien, de se négliger
comme ça, on dirait qu’il veut rester comme ça toute sa vie, comme un
handicapé, ou un clochard, il a pas de fierté. »

Je suis évidemment très gêné à ce moment : en tant qu’enquêteur,


mais aussi en tant que bénévole au sein de l’association, je ne veux ni
froisser Maurice, ni être considéré par Jacques comme un être amoral.
Je me place donc dans une posture non normative, m’efforçant de mon-

5. Son séjour à l’hôpital s’est déroulé à l’époque des débuts de la désinstitutionalisa-


tion et de la psychiatrie de secteur. Néanmoins, la description qu’il fait de son expérience
de la vie à l’hôpital à cette époque s’apparente bien plus à celle de la période asilaire – tra-
vaux dans les champs, vie de l’institution en autarcie, brimades fréquentes de la part des
infirmiers, etc. – qu’à la psychiatrie de secteur telle qu’elle est pratiquée actuellement.
DEVOIR SE RACONTER 153

trer à Jacques que je comprends et entends ses arguments, mais que le


vécu de chacun est singulier et qu’il ne doit pas stigmatiser Maurice. Car
malgré le caractère apparemment anodin des propos de Jacques, qui
parle surtout de l’apparence de Maurice, des enjeux bien plus impor-
tants, concernant l’identité des personnes se jouent. On peut opposer,
pour schématiser de manière grossière6, deux façons de se penser en
relation au handicap. Certains, tels Jacques, Thierry ou Martin considè-
rent ce statut comme indigne et s’efforcent donc de se présenter comme
dignes et par là, dignes également d’appartenir à une communauté
morale, de par le soin consacré à leur apparence, leur volonté de se mon-
trer actifs ou leur affirmation des valeurs qui sont importantes à leurs
yeux. D’autres, comme Maurice, Fabien ou Paul, ont réorganisé leur vie
en fonction de ce nouveau statut et se placent dans une économie morale
totalement différente : ils ne cherchent pas ou plus à prouver qu’ils par-
tagent ces valeurs et s’efforcent de faire valoir leurs droits en tant que
handicapés (ce que les autres évitent de faire). De plus, ils ont réorga-
nisé leur vie en fonction de leur nouveau statut – ce qui ne signifie pas
nécessairement qu’ils l’assument mieux que les autres – et ne formulent
pas ou plus de désirs relatifs à un retour à une « vie normale ». Ceci fait
dire aux autres qu’ils ont « abandonné », « baissé les bras », ou encore
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« démissionné ». Même si au quotidien, ces personnes entretiennent
entre elles des relations amicales, les discussions peuvent parfois deve-
nir très tendues lorsqu’elles portent sur les valeurs et les choix de vie.
C’est justement à l’occasion de ce type de débats que je suis mis à
contribution : on attend de moi que je tranche et donne une définition –
en termes politiques et moraux – de ce que doit être l’individu. Ma
réponse, face à ces situations, est à la fois dictée par mes valeurs, les
valeurs des groupes d’entraide mutuelle et la nécessité liée à ma pratique
de l’enquête de terrain, nécessité de pouvoir continuer à interagir au
quotidien avec toutes ces personnes sans qu’elles se sentent évaluées
moralement par mon regard. Les parcours individuels, malgré leurs
nombreuses similarités, sont tous singuliers ; les compétences – profes-
sionnelles, cognitives, sociales et politiques – des individus sont
inégalement réparties ; au-delà de ces différences, tous partagent une
même communauté de destin, une même communauté morale, et
chacun mérite le respect en tant que personne.
Ces tensions dans lesquelles j’ai été pris, les rôles que l’on a voulu me
faire jouer – tantôt celui de « témoin de moralité », tantôt celui de « juge »

6. Ces attitudes ou manières de se positionner face au handicap ne sont bien sûr pas
les seules qu’il m’ait été donné d’entendre et d’observer. En ce qui concerne la manière de
se penser en relation à ce statut d’un point de vue normatif, elles constituent deux attitudes
opposées, sujettes à débats et à discussions.
154 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

devant, d’une certaine manière, déterminer la valeur politique et sociale


des individus – et leur dimension déstabilisante se sont, au final, révélées
fort heuristiques. Il m’a fallu prendre conscience de tous ces enjeux, par
un contact quotidien avec mes interlocuteurs, pour pouvoir saisir la
manière dont est construite socialement, politiquement et moralement la
condition des personnes en situation de handicap psychique. Et ce n’est
qu’en acceptant d’être pris dans ces jeux de langage, en ayant la patience,
au quotidien, d’être parfois ballotté dans ces jeux de rôles d’une micro-
politique quotidienne, que j’ai pu accéder à ces subjectivités, et saisir la
manière dont elles sont construites, par les discours au sein de l’espace
public, par les interventions des soignants et travailleurs sociaux, mais
aussi observer et comprendre la manière dont elles se négocient sans
cesse, dans l’intersubjectivité et les interactions quotidiennes.

MISES EN RÉCIT ET NIVEAUX D’EXPÉRIENCE

Comme je l’ai exposé plus haut, mes interlocuteurs ont eu constam-


ment à se mettre en récit au cours de leur existence. Ceci m’amène au
second point que j’exposerai ici : celui des questions politiques liées à
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la pratique de l’enquête, à travers notamment, l’utilisation du recueil de
récits de vie comme outil méthodologique.

Diversité et contradictions de l’injonction à se raconter

Très rapidement, certains de mes interlocuteurs ont manifesté leur


envie de participer à mon travail de recherche en me livrant leurs récits
de vie. C’est le cas de Paul, que j’évoquais en introduction de ce texte.
Après seulement une semaine de terrain, je me trouve seul avec lui et un
autre adhérent – arrivé récemment – de l’association, et Paul commence,
de manière informelle, à nous raconter une partie de sa vie. Pendant
environ une heure, il va nous faire le récit d’une trajectoire sociale. Né
dans les années 1960, originaire d’un quartier populaire de Lille Sud,
Paul va connaître une mobilité sociale ascendante, jusqu’à être
embauché par une banque d’affaires du centre-ville de Lille. Lorsque
ses premiers contacts avec la psychiatrie surviendront, sa trajectoire
amorcera un mouvement inverse, de la perte de son emploi et de son
appartement dans un quartier résidentiel jusqu’à son statut actuel
d’adulte handicapé. L’ensemble de cette première mise en récit est
focalisé sur la dimension sociale de son parcours. Étant données les
circonstances d’interlocution du moment – je suis arrivé récemment
dans l’association, et l’autre adhérent qui est présent aussi – cette mise
DEVOIR SE RACONTER 155

en récit sert à mon sens en partie pour Paul à s’inclure dans cette
communauté morale et à nous montrer qu’il « n’a pas toujours été
comme ça ». Mais elle correspond également à une manière de se
raconter que j’identifierai plus tard, après de nombreux entretiens et
conversations avec lui. C’est en effet ainsi qu’il a dû se mettre en récit
devant des travailleurs sociaux, au moment, tout d’abord où il a demandé
l’obtention du RMI, puis à d’autres reprises. Construite et formatée par
l’intervention de certains professionnels, il trouve donc cette façon de
faire, socialement, plus acceptable.
D’autres fois, il me raconte son parcours social en mettant en avant
sa capacité à agir. Il m’explique ainsi la manière dont il s’est investi
dans ses études, pour pouvoir quitter son quartier. Il m’expose égale-
ment comment, pour supporter son séjour en prison, il s’est plongé
dans la lecture, rédigeant des listes d’ouvrages à lire, qui constituaient
ainsi des buts lui permettant de « faire passer le temps sans exploser ».
Il me dit enfin, dans la période qui a suivi sa sortie de l’hôpital psychia-
trique, comment il s’est investi dans diverses associations, en tant que
bénévole. Cette manière de se raconter, en mettant en avant ses capaci-
tés de résistance en tant qu’individu face aux contraintes, face aux
inégalités sociales est également la manière, il me le confiera plus tard,
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dont il devait – ou avait le sentiment de devoir – se raconter en présence
de l’assistante sociale qui le suivait et essayait de le « remobiliser »
lorsqu’il était allocataire du RMI.
En d’autres occasions, c’est son corps que Paul va placer au centre
de ses récits. Ce corps apparaît dans son discours comme le lien de cris-
tallisation des contraintes et tensions politiques et sociales auxquelles il
a été soumis durant son existence. Je n’insisterai pas ici sur le contenu
de ce que Paul me raconte, car ce que je souhaite mettre en valeur est
la forme que prend ce récit. Il me raconte à quel point son corps a subi
les affres de son parcours social, comme il le raconte parfois à son
médecin, ou comme il a dû le faire à destination d’ergothérapeutes ou
de kinésithérapeutes.
Enfin, il arrive que Paul me parle comme il le ferait en présence d’un
infirmier psychiatrique ou d’un psychiatre, de ses angoisses et de ses
troubles. Ce n’est qu’après plusieurs semaines qu’il cessera de dissocier
ces aspects de son expérience lorsqu’il me parlera de son histoire. En
effet, les premières mises en récit de Paul à mon intention présentent un
aspect fragmentaire, et montrent à quel point sa subjectivité a été en
quelque sorte « morcelée » par les interventions – des travailleurs
sociaux, des soignants de secteur, des médecins généralistes et
spécialistes, des ergothérapeutes, etc. Dans le modèle biopsychosocial de
l’approche des troubles mentaux dont le secteur psychiatrique est à la fois
156 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

le vecteur et l’héritier, chaque corps de métier possède son propre


domaine d’expertise, sur lequel il mène ses investigations. Construisant
les cas des patients selon cette logique [Grard, 2004] – chaque
professionnel interrogeant le patient sur un domaine précis de son
expérience – ils contribuent dans le même mouvement à façonner leurs
subjectivités. Paul, à travers ses manières de se mettre en récit, se
présente selon le modèle de la « personne déconstruite », présentant les
différentes facettes d’un « cas segmenté » [Barrett, 1998].
Si l’injonction à se raconter, dans l’existence de mes interlocuteurs,
s’est produite à de nombreuses reprises en présence d’intervenants pre-
nant à chaque fois en charge une partie de l’individu – sa psyché, son
corps, sa trajectoire sociale, par exemple – elle rencontre également
une autre injonction qui lui est contradictoire. En effet, certains prati-
ciens en santé mentale leur recommandent de ne pas s’attarder sur le
passé, et de ne pas chercher à se raconter sans cesse. Or, ils sont nom-
breux, tels Paul, ou Jacques, à se poser des questions. Ces questions
sont généralement relatives à leur trajectoire sociale, et montrent le
besoin d’un retour réflexif sur leur expérience. Jacques me demande
ainsi, après quelque temps, s’il pourra lui aussi « [me] raconter [sa]
vie ». Nous effectuons un premier entretien, au cours duquel il me
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raconte son parcours chaotique, entre hospitalisations, séjours dans la
rue ou en foyers d’accueil pour SDF. Il passe beaucoup de temps à
« ruminer » à propos de son passé. Il m’explique que dès qu’il se trouve
seul, il passe son temps à ressasser, essayant de comprendre comment
il en est arrivé là : « Tu sais, Julien, je rumine moi, souvent quand je
suis tout seul, et puis des fois aussi quand je suis avec les autres… Et
tu sais pourquoi je rumine ? Parce que je cherche à comprendre ce qui
m’est arrivé… Mais mon psy, tu sais c’qu’il me dit ? Il me dit qu’il faut
pas ruminer, faut pas ressasser, mais moi je peux pas faire autrement,
tu comprends, parce que je me pose des questions, et lui, il y répond
pas, à mes questions. » Paul me rapporte le même type d’injonctions,
émanant parfois de son psychiatre, parfois des infirmiers qui viennent
le visiter à mon domicile : « Ils me disent tous la même chose : il ne
faut pas vivre dans le passé, il faut aller de l’avant, monsieur… Mais
comment je fais, moi ? J’ai toutes ces questions qui me viennent en tête
par rapport à mon passé, je crois que c’est normal, non ? Je sais que
c’est pas sain de se poser des questions, de ressasser, mais j’ai besoin
de comprendre, moi… Et puis ils nous disent ça, mais en même temps,
on doit leur raconter notre vie à chaque fois qu’on les voit… J’en ai
marre, à la fin, de devoir leur parler, je sais plus quoi lui dire, à mon
psy, par exemple, alors je lui parle des films que j’ai vus, des livres que
je lis, tout ça… » Cette injonction à ne pas se raconter hors des espaces
DEVOIR SE RACONTER 157

prévus institutionnellement – la consultation, la visite à domicile, etc. –


se heurte ainsi, chez certains, à ce besoin de comprendre, en donnant
un sens à l’expérience. Mais ce n’est pas l’unique point qui pose pro-
blème à certains de mes interlocuteurs.

Dépossession biographique, subjectivation et expérience

L’effet de ces injonctions contradictoires est accrû et redoublé par le


phénomène de la dépossession biographique. Si certains praticiens aident
leurs patients à construire du sens autour de leur expérience, et leur per-
mettent d’intégrer leur expérience de la maladie à leur expérience
sociale, d’autres, au contraire, ne semblent pas essayer de pallier ce
besoin. Jacques me parle ainsi des relations avec son psychiatre :

« […] Je le vois une fois une fois par mois, il me dit la même chose à
chaque fois : “Comment ça va ? Qu’est ce que vous avez fait [pendant le
mois] ? Vous allez toujours au GEM ? C’est bien, faut continuer…”. Ça
donne quoi ? Je me demande ce que je vais lui raconter la prochaine fois.
Il ne m’a jamais rien expliqué à propos de mes problèmes. »

Paul également, se trouve souvent désemparé face à son psychiatre :


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« Tu vois, mon psy, il a un dossier épais comme ça, dix centimètres
d’épaisseur, plein de papiers, de notes, tout ça… Et je sais pas ce qu’il y a
dedans… Il ne veut jamais rien me dire… Bon en même temps, je com-
prends que c’est leur métier, peut-être qu’il y a des choses qu’ils ne
doivent pas me dire, je sais pas, mais ils pourraient au moins m’aider à
comprendre. C’est comme si on devait tout leur dire, sans savoir ce que ça
devient… Je veux dire, mon histoire, tout ce que je lui ai raconté… À quoi
ça sert, au bout du compte, de faire tout ça ? »

Paul exprime particulièrement bien le malaise lié au sentiment de la


dépossession de son existence à travers cette mise en récit sans cesse
réitérée, et qui n’obtient jamais aucun autre écho que les acquiesce-
ments de son psychiatre.
Évidemment, il ne s’agit pas ici de jeter le blâme sur les profession-
nels. Certains adhérents de l’association, telle Corinne, m’expliquent à
quel point leur psychiatre a été déterminant en les aidant à donner un
sens à leurs troubles, en les inscrivant dans leur trajectoire personnelle,
les aidant ainsi à reprendre prise sur leur existence :

« Tu vois, le Dr V., il m’a vraiment bien aidée, il ne m’a jamais rien caché,
il m’a expliqué ce que j’avais : tu sais, c’est une psychose, ce que j’ai, et
il m’a expliqué pourquoi j’étais comme ça, il m’a expliqué que je pouvais
158 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

rechuter, et puis il m’écoute, il répond à mes questions, j’ai de la chance


de l’avoir, là on est en train de diminuer mon traitement, je suis plus qu’à
5 mg de Zyprexa7, et c’est aussi parce qu’il m’aide, j’ai moins d’angoisses,
je comprends ce qui m’est arrivé et ça m’aide, j’ai moins besoin de
médicaments que quand j’ai commencé à être malade. »

Ce que le discours de Corinne met en lumière, c’est cette nécessité,


pour le rétablissement, de pouvoir donner un sens à l’expérience. C’est
également cette nécessité que le discours de la personne soit non seu-
lement écouté – puisque c’est le cas pour toutes les personnes que je
rencontre – mais surtout entendu. Ellen Corin [2002, p. 72-73] souligne
l’importance, pour « reprendre pied dans l’existence, de sentir reconnu
comme personne, de retrouver une position d’acteur et de sujet », ceci
nécessitant comme préalable « la possibilité de mettre des mots » sur
une expérience singulière. Ceci n’est rendu possible que si ce discours
est accueilli, entendu, puis restitué en aidant la personne à resituer cette
expérience à la fois dans une trajectoire individuelle et une expérience
sociale plus large.
Au-delà de ces considérations à propos du rétablissement, le besoin
pour les sujets de pouvoir non seulement transmettre leur expérience,
mais aussi que celle-ci soit accueillie recèle de nombreuses implica-
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tions : implications relatives à l’importance de l’expérience et de la
mise en récit de celle-ci chez tous les sujets, d’abord ; implications
ensuite quant à la pratique de l’ethnographie, de l’enquête de terrain et
des relations entre enquêteurs et enquêtés.
Michael Jackson [2002] rappelle l’étymologie du terme « expé-
rience » : la racine per renvoie au fait d’essayer, de s’aventurer dans
l’inconnu. Mais elle renvoie également au terme d’ancien anglais faer,
c’est-à-dire la peur, le danger, le péril. À travers ces deux sens auxquels
renvoie le terme d’expérience, c’est cette idée du voyage vers l’in-
connu, et du danger, danger pour le self, le moi et donc pour l’identité.
S’appuyant sur ses expériences de terrain auprès de communautés
déplacées à cause de guerres et de massacres, Michael Jackson souligne
l’importance pour les individus, à leur retour, une fois qu’ils ont été
déplacés du lieu qui était leur « propre » [De Certeau, 1994] – que ce
lieu soit physique comme la maison ou symbolique, comme la famille
– d’être accueillis et ainsi réintégrés socialement. Pour ce faire, ils doi-
vent pouvoir raconter leur histoire, et leurs récits doivent pouvoir
bénéficier d’un espace où ils puissent être validés socialement afin de
prendre un sens. Car expérience, récit et subjectivité sont complète-
ment entrelacés (entwined). Ainsi, la réception du récit relatif à

7. Neuroleptique antipsychotique dit « atypique », commercialisé depuis 1996.


DEVOIR SE RACONTER 159

l’expérience de la personne implique la reconnaissance de celui-ci et, à


travers cette reconnaissance, celle du sujet lui-même qui peut ainsi
redevenir acteur et sujet au sens plein du terme.
Or, les histoires de vie de Paul, Jacques, ou encore celle de Maurice
n’ont jamais pu être réellement reçues. Elles ont été écoutées, certes,
mais aussi, morcelées, fragmentées par les interventions des profes-
sionnels, et leur laissent le sentiment de n’avoir pas été entendues. Pour
ces personnes dont il est question ici, ces histoires – de l’hospitalisa-
tion, de la prison, etc. – sont relatives à des expériences parfois brutales
d’exposition soudaine à la violence, de déclassement social, et par là,
de perte du « propre ». Maurice, par exemple, a perdu ses proches lors
de ses sept années passées à l’hôpital, mais aussi ses envies, ses espoirs,
ses projets de vie. À sa sortie, il n’avait ni famille ni amis : il a été pris
en charge par des éducateurs spécialisés et a connu un parcours typique
de malade chronique, entre appartements thérapeutiques, activités au
CATTP de son quartier, et errances dans l’espace urbain, sans jamais
pouvoir retrouver un espace social d’affiliation autre que celui des sec-
teurs sanitaire ou médicosocial. Paul, déjà assez isolé socialement
puisqu’il n’avait déjà plus ses parents, a perdu à cette époque son
appartement et son travail, ce « propre » qu’il s’était escrimé à consti-
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tuer. Ni Maurice ni Paul n’ont vraiment compris, au sens plein du
terme, ce qui leur est arrivé à cette époque. Le premier, par exemple,
est parfois très angoissé, et les questions qui provoquent ces angoisses
sont les mêmes, qui l’assaillent depuis une trentaine d’années, et l’em-
pêchent de reprendre pied dans l’existence : « Pourquoi ils [les
membres de sa famille] m’ont laissé à l’hôpital ? Pourquoi, après
quelques semaines, ils ont arrêté de venir ? Et pourquoi ils m’ont laissé
seul à ma sortie ? » Le second, à l’issue de chaque entretien, me pose
ces questions : « Qu’est-ce que t’en penses, Julien ? Comment tu vois
ma vie ? » C’est précisément sur cette spécificité du recueil de données
et l’ethnologue que je voudrais terminer.

LE RÉCIT DANS LA RELATION ETHNOGRAPHIQUE

Ainsi, l’enquête de terrain, à travers sa méthodologie inductive, ses


méthodes, et bien plus encore par la réciprocité – bien évidemment
relative – qu’elle permet crée-t-elle un espace politique dans lequel mes
interlocuteurs peuvent voir leurs récits écoutés et accueillis. Par là ils
espèrent redevenir acteurs et sujets. Un mois après le premier entretien
avec lui, Jacques viendra d’ailleurs me voir pour me demander :
160 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

« On pourra refaire un entretien, comme l’autre fois, pour que je te raconte


ma vie ? Parce que l’autre fois, j’t’ai raconté un passé, mais j’ai au moins
deux ou trois autres passés à te raconter, j’ai plein de choses que je t’ai pas
dites. […] Et puis si je veux te raconter tout ça, mon passé, c’est parce que
je veux le faire partir le passé, tu comprends, alors je veux que t’enregistres,
que tu prennes des notes sur ton cahier, et puis qu’après tu m’en parles. »

Le défi pour l’enquêteur réside dans les enjeux liés à la pratique de


l’enquête. En effet, ces subjectivités produites par la dépossession bio-
graphique, les injonctions contradictoires ainsi que par les
interventions des professionnels sont bien plus montrées qu’elles ne
sont narrées [Das, 2007] ; elles sont mises en actes dans les interactions
quotidiennes avant d’être mises en récit. C’est par une attention à l’or-
dinaire, au quotidien que l’enquêteur y accède. Ces modes de
subjectivation produisent également des expériences singulières, des
manières d’être au monde, que le langage et le rapport à celui-ci révè-
lent et dont ils sont une modalité [Csordas, 1994].
Face à la situation liminale dans laquelle se trouvent ces sujets, du fait
de leur statut et face à leurs efforts pour essayer de s’extirper de ces
limbes, l’enquêteur doit accepter d’être ballotté au sein de jeux de rôles
quotidiens. Il doit également être pleinement conscient des enjeux
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quotidiens auxquels font face ses « enquêtés ». Face à la liminalité liée
aux processus de subjectivation politique et sociale de ses sujets, qui,
pour certains, donnent le sentiment d’errer entre un propre perdu et un
nouveau propre impossible à constituer, l’enquêteur doit répondre à
d’autres exigences.
D’abord, sans pour autant chercher à se substituer aux professionnels
de la santé mentale, proposer une écoute bienveillante, accueillir les
discours des sujets avec leurs mots, en les aidant à trouver du sens à leur
expérience peut les aider à se resituer comme sujets. Ensuite, comme le
rappelle Frédéric Le Marcis [2008] à propos d’un autre contexte,
lorsqu’il travaille sur des terrains difficiles, dans des situations de
violence, de marginalité, ou d’expériences limites, l’enquêteur a une
responsabilité politique : il lui faut « trouver un langage avec lequel
rendre compte à ses pairs sans trahir l’expérience » de ses sujets. Enfin,
en restituant celle-ci, ainsi que le réseau de significations morales,
politiques et sociales dans lequel elle s’insère, il peut contribuer à
favoriser chez eux le début d’un empowerment, en les aidant à se
l’approprier.
DEVOIR SE RACONTER 161

CONCLUSION

La pratique de l’enquête sous sa forme ethnographique peut en par-


tie permettre ceci. Le recueil de récits biographiques y est intégré à un
ensemble d’autres techniques de recueil de données, et prend donc
place dans un dispositif spécifique. Attentif aux situations d’interlocu-
tion, intégré dans le quotidien de ses sujets, l’enquêteur peut
comprendre et interpréter les silences, les ruptures, les « ratés » du dis-
cours. Ce qui s’exprime à travers ces récits sans cesse réitérés, parfois
fragmentaires, ou encore dans les silences suite à certaines de mes
questions posées sur le terrain, c’est l’absence de la parole (voice)
[Morris, 1997 ; Das et Addlakha, 2001 ; Das, 2007]. La perte de celle-
ci, ou plutôt le fait qu’elle soit en partie « étouffée » se lit en négatif.
Ces biographies morcelées, ces récits de soi répétés et ces soliloques
révèlent chez eux le besoin de « retrouver [leur] voix » [Corin, 2002].
L’enquêteur, de par la manière dont il construit ses objets – ici, les par-
cours biographiques – en ne les dissociant pas du contexte de leur
production sociale et politique, peut contribuer à aider ses sujets à
recouvrer leur parole. Ceci constitue une première étape vers l’empo-
werment, et est favorisé par l’aspect dialogique de la pratique de
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l’enquête ethnographique. Raconter, être entendu [Ross, 2003], puis
voir son expérience restituée dans sa profondeur sont ainsi un premier
pas vers le recouvrement de la parole, et constituent l’un des éléments
centraux de l’enquête ethnographique en tant que praxis politique.

REMERCIEMENTS

Cette recherche est financée par la CNAMTS, Caisse nationale d’assurance


maladie des travailleurs salariés (Bourse de thèse en sciences sociales). Je remer-
cie Didier Fassin et Samuel Lézé pour leur relecture et leurs remarques.

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9 : LES SITUATIONS DE RETOUR.
Restituer sa recherche à ses enquêtés

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in Alban Bensa et al., Les politiques de l'enquête

La Découverte | « Recherches »

2008 | pages 185 à 204


ISBN 9782707156563
DOI 10.3917/dec.fassi.2008.01.0185
Article disponible en ligne à l'adresse :
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9

Les situations de retour.


Restituer sa recherche à ses enquêtés

Carolina Kobelinsky

« J’aimerais lire ton travail, on pourrait en discuter avec toute


l’équipe, programmer une réunion pour en parler. » Voici la proposition
d’un des responsables d’un centre d’accueil pour demandeurs d’asile
(CADA) où j’ai mené mon terrain. Les intervenants sociaux qui me
voyaient aller et venir dans les couloirs, demander tout et n’importe
quoi, ou bien, au contraire, passer des heures à regarder ici et là sans
émettre un son, s’attendaient à ce que je dise quelque chose sur leurs
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activités, voire que j’évalue leur travail. Si cette possibilité hantait mon
terrain depuis le départ, je ne l’ai prise au sérieux que bien plus tard. À
l’époque, j’évitais leurs requêtes avec la même détermination que celle
avec laquelle certains interlocuteurs demandaient mes « avis en tant
que chercheuse ». Je n’arrivais pas à voir que derrière cette anxiété il y
avait une véritable attente de restitution. Il y avait aussi une crainte. Je
venais espionner ce qu’ils faisaient au quotidien.
Comme le note Daniel Bizeul [1998, p. 766], chaque personne,
ayant ses propres histoires et étant préoccupée par sa réputation, a des
raisons de se méfier d’un inconnu et s’efforce de contrôler son émis-
sion d’information selon l’idée qu’elle se fait des intentions effectives
de son interlocuteur. Lorsqu’on travaille dans et sur une institution
comme un CADA, de la même façon que lorsqu’on enquête dans une
entreprise [Flamant, 2005 ; Lambelet, 2003], le retour est attendu par
certains. Des salariés disaient être convaincus que mon enquête leur
permettrait, un peu à la manière d’une expertise, « d’avancer et amélio-
rer » leur activité auprès des candidats à l’asile. D’autres estimaient que
je pouvais devenir une sorte d’intermédiaire entre les résidents du foyer
et les travailleurs sociaux : « S’il y a de messages à faire passer, c’est
une bonne occasion d’avoir un interlocuteur extérieur. » Comment
répondre à ces demandes de mes enquêté-e-s tout en m’écartant du rôle
186 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

de l’experte ou de la médiatrice qui m’étaient attribués a priori ? Que


pouvais-je dire d’audible tout en restant honnête (au regard de ma place
en tant que chercheuse) ?
La restitution du travail auprès des enquêté-e-s paraît entendue dès
le début de la recherche et constituerait une obligation de
l’« ethnologue du proche » [Zonabend, 1994, p. 4]. Elle est même
demandée par certains interlocuteurs. Or, elle ne va pas de soi. En met-
tant entre parenthèses les dimensions morale et politique du pourquoi
de la restitution, la question qui se pose est celle de la manière dont on
répond à cette sollicitation. Comment l’anthropologue peut-elle faire
part de ses résultats aux populations étudiées ? C’est précisément la
manière dont se fait le retour de la recherche auprès des enquêté-e-s que
ce chapitre se propose d’explorer. À partir de trois expériences singu-
lières auxquelles j’ai été confrontée dans mon travail sur l’accueil des
demandeurs d’asile dans des centres financés par l’État français et
gérés par différentes associations, il s’agira d’aborder différentes
modalités de restitution sans pour autant vouloir en proposer une typo-
logie. Les situations présentées permettront de soulever les problèmes
concrets auxquels nous devons faire face dans la pratique du retour : la
pertinence du langage mobilisé, le risque de froisser des susceptibilités,
le piège de voir nos recherches instrumentalisées par nos interlocu-
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teurs. Il s’agira ensuite d’explorer la possibilité d’un « retour
provoqué », c’est-à-dire suscité par l’anthropologue. Cela conduira,
enfin, à s’interroger sur la restitution des savoirs scientifiques aux
enquêté-e-s « dominé-e-s », tant dans le contexte de l’ethnographie –
par rapport à d’autres acteurs et aux institutions – que de manière plus
large.
Avant d’aborder les expériences de retour, une remarque prélimi-
naire s’impose concernant l’utilisation du terme même de restitution,
qui semble inadéquate. Pour qu’il y ait restitution il faut, d’après la
définition du dictionnaire, qu’il y ait eu vol, c’est ce que notait Alban
Bensa [1993, p. 45] dans une discussion sur l’éthique professionnelle
reprise dans le Journal des anthropologues. Restituer c’est rendre à
quelqu’un ce que l’on a pris illégalement ou injustement. Ainsi on parle
de la restitution d’objets muséographiques des anciennes colonies, ou
de la restitution des enfants volés pendant la dernière dictature en
Argentine. Dans une deuxième acception, restituer signifie rétablir en
son état original. En droit, c’est une décision qui rend quelqu’un ou
quelque chose à son état antérieur. Or, ce que nous collectons ne sont
pas des objets mais des mots, des images du quotidien observé au cours
du terrain. Certes, quelque chose a été pris, quelque chose peut donc
être rendu, restitué. Pourtant, il ne s’agit pas d’une restitution dans le
LES SITUATIONS DE RETOUR 187

sens courant du terme. Le mot « retour » semble plus pertinent, en


incluant la réception et la restitution des résultats de la recherche1. Le
retour n’est pas connoté et est essentiellement défini comme un mou-
vement en arrière, un changement de direction. C’est revenir sur ses
pas sans pour autant revenir à un état antérieur des choses. Les trois
expériences que je décris ci-dessous peuvent donc être conçues comme
des « situations de retour », c’est-à-dire des moments critiques de l’ac-
tion où la relation entre les enquêté-e-s et l’anthropologue se resserre,
se crispe, en quelque sorte se redéfinit, pouvant éventuellement être
mise en question.

EXPÉRIENCES D’UN RETOUR INDIVIDUEL

Après la soutenance de mon DEA, je me suis plongée dans une nou-


velle phase de terrain, cette fois pour la thèse, dans le CADA 1 où
j’avais mené une enquête de manière intensive, m’y rendant trois ou
quatre fois par semaine pendant cinq mois. Plusieurs intervenants ont
souhaité lire mon mémoire. Ne voulant plus contourner leur demande,
je l’ai donné à cinq interlocuteurs, ce qui contredit l’une des règles
déontologiques de l’enquête ethnographique selon le Guide de l’en-
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quête de terrain [Beaud et Weber, 1997], où, de manière peut-être
significative, la question de la restitution n’est jamais posée. Une
semaine après leur avoir remis un exemplaire de mon texte, j’ai com-
mencé à avoir les premiers commentaires. Avec la plupart d’entre eux,
un véritable échange d’idées s’est engagé sur la base du texte écrit. J’ai
eu des discussions individuelles avec quatre personnes, nous avons
improvisé une réunion dans un café en dehors du foyer pour en discu-
ter avec trois référents sociaux. Leurs réactions face à ce que je leur
présentais m’ont éclairée sur mon propre regard. Si leurs critiques por-
taient notamment sur le manque de nuances dans mon analyse ainsi que
la façon dont je polarisais les comportements des intervenants sociaux
– et ils avaient raison – leurs premières remarques concernaient le
vocabulaire employé.
Je me souviens d’un référent qui est venu vers moi un matin et au lieu
de me saluer me dit : « Alors, comme ça, on est des acteurs de la gouver-
nementalité mise en place au CADA ! » Avec ce commentaire, mon
interlocuteur montrait, non sans ironie, à quel point le texte que je lui
avais rendu ne lui était pas adressé. Heureusement, il a souri, sinon je

1. Le terme « restitution » est toutefois employé dans ce texte dans un souci d’éviter
la répétition du mot « retour ».
188 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

n’aurais pas su comment réagir. À côté du retour, il y a la production d’un


texte qui lui est liée, sa diffusion et son éventuelle publication ; ce texte
était écrit pour des fins académiques et pour un public de chercheurs.

Un purgatoire sur terre

Le mémoire que j’ai donné à lire aux travailleurs sociaux porte sur les
conditions politiques et sociales de la gestion de l’asile politique en France.
L’enquête de terrain a été principalement menée dans un CADA, que j’ai nommé
ici CADA 1, situé dans la banlieue d’une grande agglomération, sur la base
d’observations et d’entretiens avec les professionnels et les résidents. Les
structures CADA – qui font partie du dispositif national d’accueil, sont financées
par l’État et gérées par différentes associations loi 1901 – hébergent des
demandeurs d’asile de toute origine pendant la durée de la procédure juridique
d’évaluation de leur dossier. L’étude proposée s’inscrit sur deux axes. Le premier
est centré sur le traitement institutionnel des individus indésirables dans un temps
et un espace de confinement, le centre d’accueil étant une sorte de purgatoire (un
entre-deux, espace intermédiaire où se déploie un temps de « purge » et d’attente
du « Jugement ») qui combine pratiques de contrôle et de compassion. En
m’inspirant des analyses de Michel Foucault sur les techniques pour
« gouverner », je m’interrogeais sur les pratiques mises à l’œuvre au CADA qui
consistent à « conduire la conduite » des demandeurs d’asile. L’aide
compassionnelle apparaît ici comme un mode de régulation du politique. Si, à un
niveau singulier, un référent social se sent touché par la souffrance d’une famille,
il cherchera rapidement à réparer le besoin le plus immédiat ; au niveau politique,
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le dispositif apparaît comme une forme permettant de satisfaire les besoins
immédiats et fondamentaux de demandeurs d’asile, une façon de garantir les
moyens de survie de ces personnes. Le second axe proposé porte sur l’analyse des
expériences de demandeurs d’asile autour de cet accueil dans un lieu de transit, où
se déploie l’attente d’une évaluation de la demande d’asile (du « jugement ») et
qui devient l’espace de formation de métaphores de vie et de mort (selon certains
résidents, avoir le statut constitue une naissance et être débouté c’est mourir).

Si l’on ne peut plus penser que nos enquêté-e-s ne liront jamais ce


que nous écrivons d’eux, on ne peut pas non plus se dire qu’ils ou elles
ne nous demanderons jamais des comptes sur ce que nous faisons. Il
faut donc prévoir l’impact de nos travaux et réfléchir aux nouvelles
façons d’inclure nos interlocuteurs dans nos recherches, c’est du moins
la conclusion à laquelle arrivent Caroline Brettell [1993] et Jeffrey
Sluka [2007]. Et le langage employé semble l’un des premiers éléments
à regarder de près lorsqu’on écrit sur nos recherches. Le travail d’écri-
ture sera nécessairement différent en fonction de l’auditoire : on n’écrit
pas de la même manière un mémoire en vue de l’obtention d’un
diplôme qu’un texte à présenter devant un public d’intervenants
sociaux travaillant dans le dispositif que l’on étudie. Certainement, le
document que j’avais rendu à ces travailleurs sociaux était rempli de
LES SITUATIONS DE RETOUR 189

concepts qui n’avaient pas d’autre sens pour mes enquêté-e-s que celui,
au dire d’un des intervenants, de « brouiller les pistes pour qu’on ne
comprenne rien ».

L’instrumentalisation de la recherche

Un mois s’écoula avant qu’une intervenante ne me raconte, pendant


une « pause-café » entre deux entretiens avec les familles, qu’ils envi-
sageaient la possibilité de donner à lire mon texte aux responsables de
l’institution. Un autre référent social s’unit à notre conversation et
plaida pour « monter cette réflexion » afin de contribuer « à faire bou-
ger les choses ». Je savais que si je donnais mon mémoire aux directeurs
de l’établissement, mon terrain risquait de se fermer aussitôt. Les res-
ponsables n’avaient jamais montré le moindre intérêt pour ce que je
faisais et, nous en convenions tous, ils n’étaient pas « très ouverts à la
discussion ». C’est là que je me suis rendue compte que pour ces quatre
intervenants qui avaient souhaité lire les résultats de mon enquête, mon
travail pouvait leur apporter la confirmation qu’ils avaient raison de
s’opposer aux responsables du CADA 1 et que leur mécontentement
était juste. Mes interlocuteurs ne furent pas très contents de ma réponse
négative mais ils comprirent mes raisons et acceptèrent ma démarche.
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Ils firent toutefois circuler une copie du texte parmi d’autres salariés
récemment recrutés, sans que j’en sois informée.
Quelques mois plus tard, deux référents sociaux me demandèrent
d’intervenir lors d’une « journée de réflexion » qu’ils essayaient de
mettre en place avec l’accord du directeur du foyer afin de discuter de
leur travail au quotidien. C’était un « moment de grande crise », ils ne
pouvaient plus « tolérer » les attitudes méprisantes de certains
employés à l’égard des demandeurs d’asile et ne supportaient plus « la
logique du chiffre » mise en place par l’association. La journée n’eut
jamais lieu, les responsables du CADA 1 avaient contourné l’affaire et
les deux travailleurs sociaux qui portaient le projet partirent peu après.
Cette demande de leur part, ainsi que leur première tentative de don-
ner à lire mon mémoire à la direction de l’établissement, témoignent de
la possibilité d’utilisation du travail de recherche par les enquêté-e-s.
« Tu peux dire des choses que nous, on ne peut pas », affirmait l’un des
intervenants. Ils avaient besoin de quelqu’un qui fût investi d’une cer-
taine légitimité et qui soit extérieur pour dire ce qu’ils ne pouvaient pas
dire frontalement à leurs collègues et à leurs supérieurs hiérarchiques.
Le savoir « retourné » était ainsi susceptible d’être mobilisé dans les
logiques de pouvoir internes à l’institution, il pouvait devenir un instru-
ment de la lutte qui opposait ce groupe de travailleurs sociaux aux
190 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

responsables du centre qui « suivaient au pied de la lettre » l’orientation


entrepreneuriale de l’association qui gérait le CADA 1.

Hypothèses sur un retour manqué

La cinquième intervenante à qui j’avais donné le mémoire s’excusa


en me disant qu’elle avait beaucoup de choses à faire et qu’elle n’avait
pas pu le lire. Au début de mon terrain, le directeur du CADA 1 m’avait
pourtant assigné Thérèse2 comme une sorte de « guide » pour m’intro-
duire dans le monde de l’accueil des demandeurs d’asile. Elle joua
vraiment ce rôle pendant les deux premiers mois de l’enquête.
J’assistais avec elle aux rendez-vous de signature du contrat de séjour,
j’observais les interactions avec les résidents dans son bureau, elle me
présentait des demandeurs d’asile et me donnait son avis sur les uns et
sur les autres. Petit à petit je commençais à suivre les activités d’autres
assistants sociaux, je passais de moins en moins de temps à ses côtés,
mais cela ne semblait pas la gêner. Dans cette deuxième phase de ter-
rain, j’étais en quelque sorte plus autonome, j’avais acquis la liberté de
circuler dans le bâtiment sans avoir à demander à chaque fois l’autori-
sation. Thérèse était sympathique et cordiale comme d’habitude mais
elle ne cherchait plus à parler avec moi comme auparavant. Elle avait
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certainement d’autres choses en tête, à l’époque elle négociait un poste
ailleurs, quelques mois plus tard elle quitta le CADA. Lorsqu’elle me
dit ne pas avoir le temps de lire mon texte, j’essayai d’en savoir un peu
plus sur cet évitement, mais elle fit semblant de ne pas me comprendre
et je n’insistai plus.
Il me semble que l’on peut faire au moins trois hypothèses sur ce
retour en quelque sorte « manqué » puisqu’il n’a pas donné suite à un
échange : 1) Thérèse portait peut-être un intérêt à mon travail au début
de l’enquête, lorsque elle-même préparait un mémoire en vue d’un
diplôme d’assistante sociale. Elle avait repris ses études après quinze
ans et avec le travail au CADA et ses enfants, cela devenait « compli-
qué » pour elle. À plusieurs reprises, elle m’avait proposé de conduire
ensemble des entretiens avec des résidents, qui pourraient servir à nos
deux recherches, sous-entendant que c’était moi qui retranscrirais les
interviews. J’avais réussi à contourner cette proposition mais on discu-
tait assez fréquemment sur la gestion du quotidien et les
« dysfonctionnements » du CADA – c’est le terme qu’elle employait
souvent – discussions au cours desquelles elle prenait des notes parce
que « cela pouvait être utile pour la rédaction » de son mémoire. On

2. Tous les noms propres sont fictifs.


LES SITUATIONS DE RETOUR 191

peut donc penser qu’elle s’est sentie délaissée alors que j’essayais
d’avancer dans mon travail en suivant l’activité d’autres intervenants,
ce qui me laissait moins de temps pour discuter avec elle dans son
bureau, comme on faisait autrefois. 2) Depuis le début du terrain,
Thérèse se montrait intéressée par ce que je pouvais « apporter pour
améliorer son travail dans la gestion du quotidien ». Sans jamais pro-
noncer le mot, très souvent elle m’assignait le rôle d’experte lorsqu’elle
me demandait par exemple d’apprécier son savoir-faire et ses qualités
après un premier entretien avec des nouveaux résidents qu’elle avait
réussi à « mettre à l’aise » malgré les « questions délicates » et la bar-
rière linguistique. Je devenais une sorte d’experte en « relations
d’altérité », capable d’évaluer les aptitudes des intervenants sociaux à
traiter avec des Autres venus de loin. Le texte que je lui avais remis ren-
dait compte des procédures standardisées que les référents mettaient en
place au CADA1 tout en reflétant également les différentes façons de
faire des intervenants. Dans le mémoire on pouvait noter que les inter-
actions de Thérèse – comme celles d’autres salariés mais les siennes
étaient les plus nombreuses et saillantes dans le texte – étaient toujours
marquées par une forte empreinte émotionnelle et un registre compas-
sionnel dans le traitement quotidien des demandeurs d’asile. Bien que
je ne porte pas de jugement (en tout cas dans le texte) sur cette moda-
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lité, il est possible que Thérèse se soit sentie « évaluée » et blessée par
l’analyse (toutefois sommaire) des interactions observées. 3) Elle n’a
peut-être pas apprécié ma façon de décrire le quotidien du centre en éta-
blissant un lien étroit entre dispositif d’accueil et technologies de
contrôle. Dans le mémoire, j’illustrais plusieurs pratiques destinées à
« conduire les conduites » [Foucault, 2001] des demandeurs d’asile à
partir des fragments de mes notes de terrain où Thérèse apparaissait
comme un agent de contrôle. Lorsqu’on restitue, on risque toujours de
froisser les susceptibilités, il se peut qu’elle se soit sentie vexée par
cette lecture ou qu’elle ait eu du mal à accepter l’image donnée du dis-
positif, de sa pratique professionnelle, d’elle-même, préférant éviter
d’en parler.
Il est fort possible que l’évitement, voire le refus de Thérèse, s’ex-
plique d’ailleurs par une combinaison de ces raisons (ou d’autres
encore). Toujours est-il que les situations de retour constituent une par-
tie de la relation avec nos enquêté-e-s, il s’agit d’un moment qui engage
ce lien pouvant le mettre en question. La restitution des résultats de la
recherche (qu’ils soient fragmentaires ou achevés) opère sur la réalité
des enquêté-e-s, même lorsqu’elle est manquée. Le retour transforme
les pratiques et les perceptions de nos interlocuteurs, sinon face à leurs
activités quotidiennes, au moins face à la chercheuse. Mes rapports
192 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

avec Thérèse demeurèrent cordiaux et respectueux mais nous n’eûmes


jamais plus de discussion sur le CADA. Concernant les quatre autres
intervenants à qui j’avais rendu les résultats de la recherche, je me suis
longtemps demandée s’ils avaient modifié leur conduite en ma pré-
sence, s’ils n’osaient plus dire ou faire certaines choses devant moi.
Certes, la relation avait changé, elle s’était redéfinie : ils savaient exac-
tement ce que je pensais du dispositif d’accueil et ils semblaient
maintenant plus ouverts à me faire partager leurs propres points de vue.
On était « d’accord sur le fond », comme me dit une fois l’intervenant
qui plaisanta du « vocabulaire théorique » de mon texte. Bien sûr, ce
n’était pas le cas de tous les intervenants, dont une bonne partie ne s’est
jamais montrée intéressée par ce que je faisais.

EXPÉRIENCE D’UN RETOUR COLLECTIF

S’en prendre aux mots

Alors que j’y menais mon enquête depuis plusieurs mois, un des
responsables du CADA 2, qui avait toujours manifesté un intérêt expli-
cite à l’égard de ma recherche, me demanda de présenter « les idées et
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les premières hypothèses » de mon travail dans le cadre d’une réunion
d’équipe. Dix minutes après le début de mon intervention, alors que je
parlais de la mise à l’écart des demandeurs d’asile au foyer, quelques
intervenants commencèrent à chuchoter des phrases telles que :
« J’avais oublié qu’on pouvait se prendre la tête comme ça ! », « C’est
rigolo à quel point on se prend la tête et qu’on parle avec des mots dif-
ficiles. » En entendant ces petits commentaires prononcés à mi-voix
mais tout de même suffisamment haut pour que je les entende, je mis
de côté mon papier et j’essayai d’expliquer les choses autrement.
Les remarques visaient le vocabulaire employé, qu’ils considéraient
« difficile », voire incompréhensible. Il était pourtant difficile de croire
que ce fût la vraie raison. Ayant en tête la restitution de mon mémoire
auprès des intervenants du CADA 1 (situation de retour évoquée plus
haut), j’avais en effet été spécialement attentive au langage utilisé et je
croyais même avoir évité le jargon trop académique. J’avais peut-être
laissé quelques « mots difficiles », mais j’avais rédigé la présentation
en pensant à ce public… Pourquoi donc s’en prenaient-ils aux mots ?
Françoise Zonabend propose une interprétation [1994, p. 10] :

« L’ethnographie n’est pas un miroir. Or, c’est bien sous cette forme que,
dans la plupart des cas, la demande de restitution s’exprime : ce que
LES SITUATIONS DE RETOUR 193

recherchent les informateurs dans les textes ethnographiques, c’est d’une


certaine manière le reflet d’eux-mêmes, tel qu’ils pensaient l’avoir donné.
Ils cherchent ce qu’ils croient ou veulent être. En ce sens, l’ethnographe,
parce qu’il renvoie une image à laquelle ses interlocuteurs ont quelque
peine à s’identifier, devient une sorte de décepteur du social. »

D’où les réactions de déni. L’objectivation de la réalité du CADA


que je leur offrais n’était pas du goût des intervenants qui soit ne s’y
reconnaissaient pas soit ne voulaient pas s’y reconnaître. Le retour ren-
voie à une image de soi qui peut déplaire. Ils s’en prenaient aux mots
pour disqualifier mon analyse et détournaient ainsi l’attention de ce qui
était pourtant au cœur de leur malaise. Car j’avais ébauché brièvement
la dimension de contrôle que comportaient les pratiques qu’ils
menaient à bien au quotidien. Tout comme les référents du CADA 1 qui
avaient lu mon mémoire, mais cette fois d’une manière plus brutale, les
intervenants se sentaient choqués par le rapprochement – guère nou-
veau – entre l’accueil et le contrôle des demandeurs d’asile.
Sans trop savoir comment poursuivre mon exposé, je parlai ensuite
de la mise en attente des demandeurs d’asile pendant la durée de la pro-
cédure – temps pendant lequel ils n’ont pas le droit de travailler et
résident au CADA – et là, j’eus l’impression que mes auditeurs étaient
plus à l’aise, ce que je traitais les engageait moins. Or, ce répit n’allait
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pas durer.

Appropriations, rivalité et concurrence

À la fin de mon temps de parole, je soulève une question sensible :


dans les centres d’accueil les demandeurs d’asile sont traités de
manière différentielle par les intervenants sociaux. J’ébauche l’hypo-
thèse que les résidents sont jugés par les travailleurs sociaux en
fonction de leur histoire passée, soumise toujours à une épreuve de cré-
dibilité, et des attitudes quotidiennes qu’ils adoptent vis-à-vis des
intervenants et des autres résidents du CADA (cf. encadré ci-après).
Les réactions enflammées de mes interlocuteurs ne tardent pas.
Quelqu’un me coupe la parole : « Non ce n’est pas vrai ! » D’autres
commentaires suivent : « Non, ça ne se passe pas comme ça ici ! » Ou
encore : « Tu te trompes, nous ne jugeons pas les gens. »
Les critiques virulentes que j’ai reçues cet après-midi-là expriment
la gêne, voire la mortification, ressentie. Elles affirmaient l’inutilité de
ma démarche en arguant que mon analyse « n’a rien à voir avec le
social » et que ce que j’exposais ne correspondait pas à « la réalité du
terrain ». Autrement dit, les intervenants s’arrogeaient le monopole du
194 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Le jugement quotidien des demandeurs d’asile

Les CADA constituent des espaces où se mettent en œuvre des qualifications,


requalifications et disqualifications des demandeurs d’asile qui y résident. Dans
ces espaces d’attente se construisent, circulent et opèrent des jugements au
quotidien. Le traitement institutionnel des demandeurs d’asile semble différer en
fonction du jugement porté sur la personne par les professionnels du CADA.
L’évaluation morale se pose à un double niveau. D’une part, un doute pèse souvent
sur la vérité de l’histoire du demandeur d’asile étant soumis alors à une épreuve de
crédibilité. D’autre part, ils sont jugés selon les attitudes quotidiennes qu’ils
adoptent vis-à-vis des intervenants et des autres résidents. À partir du corpus
ethnographique recueilli sur le terrain, il est possible de dégager au moins trois
figures du demandeur d’asile qui y opèrent au quotidien [Kobelinsky, 2007].
L’image du demandeur d’asile comme un héros tragique est construite par certains
intervenants qui qualifient le demandeur d’asile au regard de son passé. C’est le
« combat » qu’il a mené pour vaincre ce passé de violence et d’injustices qui fait
de lui une victime héroïque et lui confère une dimension « digne d’admiration ».
La lecture de son présent à travers la grille d’un passé « romantique » permet
d’éveiller la compassion des intervenants qui essaient de lui procurer un soutien
moral et matériel. Le héros, en somme, a gagné la confiance des intervenants,
confiance qui devient une sorte d’investiture avec une certaine efficacité
symbolique dans la mesure où elle transforme la personne (à qui on fait confiance)
la rendant « méritante » et digne d’admiration et de compassion, digne aussi de
l’accueil qu’elle reçoit et du statut de réfugié qu’elle espère. La représentation
antithétique (et pourtant complémentaire) est celle que j’ai appelée le demandeur
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d’asile imposteur. Il provoque le doute et produit des rapports minés par la
méfiance. Si le récit de son passé est disqualifié parce que jugé peu crédible, voire
fallacieux, il devient un « fraudeur ». Si ses attitudes au quotidien sont conçues
comme irrespectueuses et malhonnêtes, il s’agit d’un « profiteur ». L’accent est
mis sur l’indignité de l’imposteur, qui trahit la confiance des personnes mais
surtout de la France généreuse qui offre une aide aux personnes méritantes.
L’économie morale du traitement quotidien au CADA est ancrée dans des valeurs
attribuées aux demandeurs d’asile à partir d’une hypothèse de confiance basée sur
la connaissance personnelle et la connaissance de certaines extériorités, où, au
caractère moral, s’ajoutent un aspect cognitif et une dimension émotionnelle très
prenante. Une troisième figure vient nuancer les deux autres et s’en détacher : le
débrouillard. Il suscite la sympathie des professionnels qui portent un regard
bienveillant et compréhensif à son égard. Cette construction s’enracine dans un
présent de « bosseur » et de « courageux » plus que sur un parcours passé, de faits
méconnus ou ignorés. Elle constitue également la représentation qui permet aux
intervenants sociaux de s’investir dans leur travail tout en demeurant à distance.

« social » en même temps qu’ils contestaient le fondement premier de


l’autorité ethnographique de l’observateur-participant post-malinows-
kien [Clifford, 1983]. Leur mécontentement rendait compte d’une
rivalité entre les compétences du travailleur social et de l’anthropo-
logue. Quant à la pertinence de l’analyse, les critiques s’acharnaient sur
l’utilisation d’un terme (« juger ») qui ne fait pas partie de l’univers du
« social », mais elles visaient en réalité la focale de l’étude présentée car
LES SITUATIONS DE RETOUR 195

les travailleurs sociaux ne jugeraient pas les gens. Les termes de mon
analyse ne correspondaient pas à leur vision de ce qu’est « le social »
et ils n’envisageaient pas – en tout cas ils ne l’ont pas envisagé sur le
coup – que « le social » puisse être appréhendé de manières diverses et
variées. Quant à la légitimité d’un travail fondé sur une enquête de ter-
rain, il faut dire tout de suite que ce dernier terme est à la mode. Le
terrain est devenu un mot de passe du discours médiatique et politique
contemporain, comme le note James Clifford [1997]. Dans le monde
des intervenants sociaux du CADA, l’anthropologue ne peut plus
appuyer son autorité ethnographique sur le « I was there », être là,
c’est-à-dire sur le terrain, parce qu’eux-mêmes revendiquent justement
une « vraie » connaissance de ce qu’ils appellent aussi le terrain. Ils se
savent et se disent des « acteurs du terrain » alors que j’étais perçue
comme une observatrice externe, plus encore, une outsider – hors du
terrain – par rapport au monde social que je tentais d’analyser.
Les critiques des travailleurs sociaux montrent que la situation de
retour constitue un enjeu d’appropriation et de concurrence qui modi-
fie, voire conteste, la position de la chercheuse. Le savoir
anthropologique est engagé dans une compétition avec d’autres savoirs
(celui des éducateurs et des assistants sociaux) et c’était le sens attribué
aux termes ainsi que la légitimité au nom de laquelle parler du « ter-
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rain » et du « social », qui étaient en question.
Après quelques minutes de discussion, dans un climat toujours
tendu, un intervenant récemment recruté évoque une situation qui « fait
du bruit », permettant de considérer autrement la question du jugement
quotidien des demandeurs d’asile. Je transcris un fragment de mon
cahier de terrain de ce jour :

[Pierre] raconte qu’avant il travaillait dans un autre CADA où « il y a eu


le cas d’un résident qui avait été bourreau dans son pays et l’équipe le
savait » : « ça a posé des problèmes et, c’est vrai, il y avait des différences
dans le traitement, même pour moi ». Romain dit qu’ils n’ont jamais été
confrontés à ça ici et qu’« il n’y a pas de jugement autour de la crédibilité
de leur histoire » dans notre traitement. Estelle n’est pas d’accord :
« Souviens-toi qu’on s’est posé des questions par rapport à Monsieur
Roon. » Après cette remarque, en se levant des chaises et clôturant ainsi la
réunion, Bernard, Estelle, Pierre et Romain poursuivent la discussion en
parlant de quelques anciens résidents au sujet desquels ils s’étaient « posé
des questions ». (Notes de terrain, 02/03/06).

Cet extrait montre que les professionnels peuvent tout de même


admettre qu’il existe un jugement de leur part vis-à-vis des demandeurs
d’asile, du moins dans les cas où le jugement (réprobateur) est morale-
ment acceptable tel que pour les « bourreaux ». La situation de retour
196 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

peut s’avérer un moment d’échange très riche et doit donc être prise au
sérieux comme faisant partie de l’activité scientifique et non pas (seu-
lement) comme étant une étape qui interviendrait après l’enquête de
terrain, après même l’écriture. Cette réunion avec l’équipe du CADA
m’a d’ailleurs permis de mettre à l’épreuve mon hypothèse et d’affiner
l’analyse.

EXPÉRIENCE D’UN RETOUR COLLECTIF PLUS LARGE

Une expérience bien différente, qui soulève toutefois les difficultés et


les tensions abordées précédemment, est celle que j’ai eue avec les inter-
venants sociaux d’autres CADA et plateformes d’accueil pour
demandeurs d’asile. En fait, il s’agit dans ce cas d’une situation de retour
suscitée à partir d’un article paru sur Internet sur le jugement quotidien
des demandeurs d’asile en CADA (cf. encadré plus haut). Le retour s’ef-
fectue cette fois, non pas sur mes interlocuteurs ethnographiques, mais
envers un public plus large, qui se sent toutefois concerné. J’ai eu l’op-
portunité de discuter avec des intervenants sociaux lorsqu’un responsable
départemental des centres d’accueil m’a proposé de donner une confé-
rence aux salariés de la région sous sa direction.
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J’ai éprouvé une grande difficulté à préparer mon exposé. L’enjeu
était de dépasser la confrontation que je soupçonnais. J’anticipais une
tension et un malaise de l’auditoire vis-à-vis de ma présentation. J’avais
en tête l’expérience de retour lors de la réunion avec l’équipe du
CADA 2. La plupart des personnes dans la salle avaient déjà lu le texte
et semblaient prêtes à établir un dialogue, ne serait-ce que pour se
confronter à mes propos. Il y avait une soixantaine d’intervenants
sociaux de trois CADA de la région, des agents de la plateforme d’ac-
cueil et des fonctionnaires de la Direction départementale des affaires
sociales et sanitaires (DDASS). Les premières remarques et questions du
public étaient assez critiques voire agressives : « Quelle est la finalité de
votre travail ? Est-ce que ça sert à quelque chose ? », « Je préfère faire
des choses et non pas rester dans la réflexion, ça ne nous avance pas
beaucoup ce que vous nous dites » ou « Votre analyse est trop schéma-
tique, ce n’est pas la réalité, ce n’est pas ça qu’on voit tous les jours. »
Encore une fois, les intervenants semblaient dire que c’étaient eux qui
connaissaient le terrain mieux que l’ethnographe.
Je ne prétends pas entrer dans ce débat ici pas plus que je ne l’ai fait
lors de cet échange. Ces deux interventions distinguent ce que je fais, qui
relève de la « réflexion » et conduit à une « analyse trop schématique »
et ce qu’ils font qui relève de l’action (« faire des choses ») et qui voient
LES SITUATIONS DE RETOUR 197

la « réalité ». Elles soulèvent également la question de l’utilité sociale de


la recherche, sur laquelle je reviendrai sur la fin de l’article.
L’anonymisation des noms propres suscita de nombreux commen-
taires : « Où avez-vous mené votre enquête ? », « Vous avez travaillé
au CADA de… ? » Les questions visant à « découvrir » où j’avais fait
du terrain se succédaient au fur et à mesure que je discutais avec les
auditeurs pendant la réception qui suivit la conférence. Presque tous
l’évoquaient, soit pour satisfaire leur curiosité soit pour vérifier si leurs
soupçons s’avéraient justes. J’avais, bien sûr, suivant l’une des règles
déontologiques des sciences sociales, changé non seulement les noms
des personnes mais également celui des sites de l’enquête. J’avais mas-
qué l’identité de mes interlocuteurs, mais dans le texte restait,
involontairement, une trace d’une des institutions où j’avais travaillé.
Le responsable qui m’avait sollicitée le dit tout de suite : « J’ai compris
en lisant l’histoire de cette dame iranienne qu’il s’agissait du CADA de
X. » Effectivement, c’est en racontant le parcours de cette demandeuse
d’asile que j’avais négligé le petit détail qui permettait de reconnaître
le foyer. Heureusement, il passait inaperçu aux yeux de la plupart des
intervenants. Pour justifier ma réponse négative de révéler les lieux de
l’enquête, j’ai essayé d’expliquer que l’anonymat ne répondait pas à
une stratégie de ma part pour semer le doute ou créer un mystère, mais
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qu’il était simplement un outil pour éviter le risque de soulever des ten-
sions en attribuant à des individus particuliers avec un nom et un visage
identifiables une attitude quelconque.
Lors de la réception après la conférence, la directrice adjointe d’un
CADA me confia qu’elle était convaincue que « les travailleurs sociaux
allaient se défendre un peu plus ». Pour elle, mes commentaires consti-
tuaient une attaque au travail des intervenants. C’était l’intrusion de
quelqu’un du domaine de recherche qui venait évaluer les travailleurs
du terrain. D’ailleurs, une intervenante qui participait de la conversation
m’avait saluée quelques minutes avant en disant : « Très intéressante,
votre évaluation du CADA. » Plus tard, un jeune juriste affirmait, dans
le même registre : « Les travailleurs sociaux ont du mal à accepter
l’évaluation de leur activité. » Je ne pense que ces commentaires aient
été narquois ou ironiques, ils rendent compte néanmoins du rôle d’éva-
luatrice qu’ils m’avaient attribué.
D’autres personnes dans la salle s’interrogeaient sur les images du
travailleur social construites par les demandeurs d’asile : « Que pen-
sent-ils de nous ? Comment ils nous voient ? », demanda une
intervenante. Un éducateur considérait que mon travail pouvait leur
offrir des clés « pour comprendre ce que les résidents ne nous disent
pas ». Le responsable départemental estimait qu’« il serait intéressant
198 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

d’étudier ce que les demandeurs d’asile voient lorsqu’ils nous voient.


Lorsque nous leur demandons, nous avons toujours de réponses du type
“tout est parfait”, “tout est bien ici” et ça ne nous avance pas beau-
coup ». Pour ces interlocuteurs, un travail de recherche sur ces
questions permettrait, aux dires d’une intervenante, de « créer un pont »
entre les travailleurs sociaux et leurs « clients » [Davies et Kelley,
1976]. L’anthropologue deviendrait ainsi une sorte de médiateur entre
les différents acteurs.
Pour l’inspecteur de la DDASS présent cet après-midi-là, socio-
logue de formation, mon travail « invite les intervenants à la
réflexion », il « questionne et enrichit le travail social ». Dans le même
esprit, le directeur d’une plateforme d’accueil raconte une vieille anec-
dote personnelle :

« Quand j’avais vingt ans, une chercheuse était venue parler de la relation
dominant-dominé dans le travail social, je suis presque parti en claquant
la porte tellement j’étais vexé et énervé par ce qu’elle disait. Quelques
années après, je savais qu’elle partait à la retraite et je lui ai écrit une let-
tre pour la remercier de m’avoir fait un peu moins con ce jour-là. Elle avait
tout à fait raison mais je n’ai pas pu le comprendre sur le coup. Je pense
donc que votre intervention aujourd’hui va travailler la tête de certains tra-
vailleurs sociaux et c’est vraiment une grande chose. » (Directeur d’une
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plateforme d’accueil).

L’anthropologue serait donc celle qui lèverait le « voile d’ignorance »


derrière lequel les travailleurs sociaux mènent leur activité au quotidien.
Ainsi, au travail d’expertise et de médiation s’ajoute celui de
dévoilement.

INTERROGATIONS SUR UN RETOUR PROVOQUÉ

Jusque-là, des situations de retour qui concernent les intervenants


sociaux des CADA. Or, le matériau le plus important de ma recherche
est collecté auprès des résidents des foyers. La question qui se pose
alors est celle d’un retour possible de la recherche auprès des deman-
deurs d’asile. En fin de compte, à qui restitue-t-on les résultats de nos
investigations ? Dans les trois situations de retour développées plus
haut, la restitution avait été demandée par mes enquêté-e-s travaillant
dans le dispositif d’accueil. Or, avec les demandeurs d’asile, il s’agit
plutôt de ce qu’Eric Chauvier [2003] nomme un « rendu provoqué » car
c’est la chercheuse qui suscite le retour des résultats de son travail
(quoique, dans son cas, il fût question d’encourager des prises de parole
LES SITUATIONS DE RETOUR 199

de la part de ceux qui se retrouvaient dans le texte anthropologique


mais qui n’étaient pas au courant du déroulement de l’enquête).
Préoccupé-e-s par notre « responsabilité vis-à-vis de la communauté
qui nous accueille », comme l’avoue Philippe Bourgois [1990, p. 44],
nous donnons des copies de nos publications à nos enquêté-e-s, nous leur
lisons des traductions de nos textes, comme je le fis pour un réfugié
cubain, ou encore, nous leur donnons la retranscription des entretiens,
comme je le fis aussi avec trois demandeurs d’asile qui me
questionnaient et souhaitaient toujours discuter avec moi de ce que je
faisais. Je dois dire néanmoins que la plupart des résidents rencontrés ne
m’ont jamais demandé exactement ce que je faisais et qu’ils n’ont pas
cherché à en savoir plus que ce que je leur avais dit au début de notre
relation. Est-ce que les demandeurs d’asile envisagent la possibilité de
bénéficier d’une restitution ? Est-ce quelque chose que nos enquêté-e-s
se demandent ?

Un retour que n’évoquent pas les codes d’éthique professionnelle


Bien que la pratique du retour auprès des enquêté-e-s permette de garantir
une double fonction déontologique et épistémologique [Zonabend, 1994, p. 4],
les codes d’éthique professionnelle des associations d’anthropologues dans le
monde anglo-saxon n’en disent pas grand chose. Le Code d’éthique de
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l’Association américaine d’anthropologie [1998] stipule, dans la section
« responsabilité face au public », que les anthropologues peuvent glisser de la
position de diffusion des résultats de la recherche à une position d’advocacy.
Cela n’est pas une responsabilité éthique du chercheur mais un choix individuel.
Les Directives éthiques pour une bonne pratique de la recherche de
l’Association des anthropologues sociaux du Royaume-Uni et du
Commonwealth [1999], et le Code d’éthique de la Société anthropologique
australienne, dont la dernière version est de 2003, notent dans le point consacré
aux responsabilités face à la société, que l’anthropologue doit communiquer les
résultats de sa recherche. Tous deux, de même que le code nord-américain,
inscrivent le devoir d’un fair return, soulignant qu’un retour équitable/juste doit
être fait afin d’aider et de rendre service aux informateurs. Or, aucun code ne
définit ce qu’est le fair return, catégorie livrée à l’entendement de chaque
anthropologue.

En fait, si le retour est attendu, voire demandé, par les profession-


nels, il n’est aucunement considéré par les demandeurs d’asile. De la
même manière que les vendeurs de crack à New York ne semblaient pas
intéressés par une restitution de la part de Philippe Bourgois [2001], ou
que les villageois parmi lesquels enquêtait Paul Rabinow [1988] au
Maroc ne s’attendaient pas à un retour du travail scientifique. Lorsque
on travaille avec des enquêté-e-s « dominé-e-s » – dans mon cas, socia-
lement dominés et soumis au contrôle du CADA – la restitution de la
200 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

recherche sous la forme d’une discussion ou d’un échange à partir des


résultats obtenus apparaît comme inintéressante et dérisoire pour nos
interlocuteurs. Pour Paul Rabinow, plus qu’un retour des résultats de la
recherche, il s’agissait de rendre service à la communauté qui l’avait
accueilli de force, un peu à la manière d’un système de prestations. Il
s’en souvient d’ailleurs dans ces termes :

« Cherchant une justification, j’avais songé un instant que je pouvais,


d’une manière quelconque, rendre service à la communauté : un argument
d’une mauvaise foi patente ! Je ne pouvais pas accroître leur production
agricole ; je ne pouvais pas guérir leurs maux ou leur trouver du travail ;
je ne pouvais pas faire pleuvoir en temps voulu. Peut-être pouvais-je leur
apprendre l’anglais. Lorsque je m’installai finalement au village, je
suggérai timidement la chose. La réponse fut polie, sans plus, et bien vite
il n’en fut plus question de part et d’autre. » [Rabinow, 1988, p. 75-76]

Il existe certainement des situations où l’anthropologue est en


mesure de procurer une aide effective à la communauté étudiée, mais
ce qui me semble important ici c’est que le retour prend la forme d’un
service. Philippe Bourgois conçoit la restitution dans le long terme :
elle se ferait à partir de la diffusion de ses résultats auprès de la société
plus large, contribuant ainsi à une meilleure compréhension des pro-
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blèmes du Barrio, ce qui, souhaitait-il, pourrait déboucher sur un
bénéfice politique tangible pour la collectivité étudiée. Or, pour ses
enquêtés ce n’était « que de la tchatche » :

« J’avais toujours eu comme but à long terme d’apporter en retour quelque


chose à la communauté. Quand je parlais avec Ray et ses employés de
mon désir d’écrire, à partir de récits de vies, “sur la pauvreté et la
marginalisation”, un livre qui puisse contribuer à améliorer peu à peu la
compréhension par la société dominante des problèmes des cités, ils
pensèrent que j’étais fou et se méfièrent de mon intérêt pour la prise de
conscience sociale. Dans leur conception, tout le monde arnaque, et
n’importe quelle personne sensée peut avoir envie d’écrire un best-seller
pour se faire beaucoup d’argent. Il ne leur était pas venu à l’esprit qu’ils
puissent recevoir quoi que ce soit en retour de ce projet de livre… »
[Bourgois, 2001, p. 78-79]

On le voit bien dans cet extrait, le retour renvoie à la question plus


générale de l’utilité sociale de la recherche. La restitution de l’enquête
engage certainement la responsabilité sociale du chercheur, qui est
censé répondre de ses actes du fait de son rôle vis-à-vis de la commu-
nauté étudiée ainsi que de la société plus large dans une quête de justice
sociale [Fine et al, 1994]. On se souvient de l’article de Gerard
Berreman [1968] invitant les chercheurs à prendre leurs responsabilités
LES SITUATIONS DE RETOUR 201

et à ne pas rester silencieux pendant la guerre du Vietnam. Ou encore


de l’advocacy anthropology [Wright, 1988], qui s’interroge sur l’utilité
de la recherche, la place du chercheur dans la société et, ce faisant, sur
les formes concrètes du retour auprès des interlocuteurs. Mais ce retour
des résultats de la recherche dépasse l’échange et le débat d’idées avec
les enquêté-e-s, se manifestant au travers de la participation politique
de l’anthropologue.
« What is this anthropology to us anyway ? », disaient les femmes du
Nordeste brésilien à Nancy Scheper-Hugues [1995, p. 411], lui repro-
chant sa passivité et son indifférence et lui demandant de redevenir une
companheira. Je ne prétends pas ici plaider pour une « anthropologie
moralement et politiquement engagée » ni en faveur d’une forme quel-
conque d’advocacy, mais il me semble que, au-delà de la demande
d’engagement politique, la question (rhétorique) de ces enquêtées pointe
d’une façon très concrète le problème de l’(in) utilité de nos recherches
pour nos interlocuteurs. Robert Jay [1972] prônait dans un recueil déjà
classique, Reinventing Anthropology, l’interaction entre pertinence et
responsabilité. Il raconte qu’à la fin de son terrain dans un village malais
en 1963, un groupe de gens l’approcha et lui demanda de leur raconter ce
qu’il avait appris d’eux, surtout quelque chose qui puisse leur être utile
afin de résoudre les problèmes auxquels la communauté se confrontait.
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Robert Jay présenta ses observations devant l’assemblée du village et
suggéra quelques modifications afin d’améliorer les rapports dans la coo-
pérative locale. Les villageois furent très courtois mais l’anthropologue
partit avec la sensation que ses conseils n’avaient pas eu d’écho. Le
matériau collecté et la connaissance produite étaient d’intérêt pour ses
collègues mais en aucun cas pour ses enquêté-e-s. Et cela, en fait, dit-il
rétrospectivement, parce qu’il ne les avait jamais pris en compte comme
faisant partie de son entreprise intellectuelle.
Il me semble que cette question reste d’actualité : dans quelle
mesure, en effet, travailler sur l’attente des demandeurs d’asile – ce qui
constitue le cœur de ma recherche – est pertinent pour les résidents des
CADA ? Voici un extrait de la conversation que j’ai eue avec Aké, un
enquêté que je rencontre régulièrement de façon amicale, sur
« l’utilité » de mon travail :

« Carolina – Aujourd’hui je discutais avec une collègue au labo sur un


article que j’écris sur la restitution de la recherche auprès des personnes
avec qui on travaille. Je me demande s’il peut y avoir une forme de
restitution ou de retour avec par exemple les demandeurs d’asile que j’ai
interviewé…
Aké – Regarde les chercheurs qui découvrent des vaccins, les maladies qui
peuvent être guéries, tu vois l’utilité, dans ton domaine c’est un peu pareil.
202 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Carolina – Ce n’est pas tout à fait la même chose…


Aké – D’accord, ce n’est pas pareil mais bon, ce que tu fais est bien.
Carolina – Pourquoi c’est bien ?
Aké – Ça permet d’exposer une réalité méconnue pour beaucoup de
gens… ça va pas changer ma vie ni celle des autres personnes comme moi
avec qui tu as parlé mais c’est bien quand même. » (Conversation,
31/10/07).

Je pense que Aké m’a vue dans un tel état d’angoisse qu’il a voulu
me remonter le moral en rapprochant mon travail de celui des
« chercheurs qui découvrent des vaccins » et guérissent des malades.
Or, concrètement, la recherche ne lui apporte pas grand-chose.
Honnêtement, je ne sais pas ce qui pourrait constituer une forme de
restitution aux demandeurs d’asile qui leur soit « utile ». S’il en existe
une, je pense qu’elle passe par l’intermédiaire du retour de la recherche
auprès des intervenants sociaux et des associations qui gèrent le
dispositif.

CONCLUSION

Les enquêté-e-s ne peuvent plus être pensés comme une « audience


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silencieuse », tel que le suggérait, il y a trente ans, Vincent Crapanzano
[1977]. Nos interlocuteurs ne sont plus dans le silence (l’ont-ils jamais
été ?), au contraire, il arrive que certains puissent demander des
comptes à l’anthropologue venu se mêler à leurs affaires. On pourrait
donc, tel que le propose Renato Rosaldo [1986], considérer les
critiques de nos enquêté-e-s de la même manière que l’on considère
celles des collègues, c’est-à-dire, les prendre en compte soit pour les
accepter, les refuser ou modifier nos analyses.
Le retour de la recherche peut avoir des conséquences sur le
quotidien des personnes rencontrées sur le terrain. Sans doute y a-t-il un
aspect agaçant, voire destructeur, dans ce que nous leur restituons. Dans
le cas des travailleurs sociaux des CADA, le retour de mon travail auprès
d’eux constituait un véritable enjeu, qui pouvait questionner la pratique
professionnelle des travailleurs sociaux (dans le CADA 2), ou interpeller
la logique de performance mise en place par l’association gestionnaire
(du CADA 1). En revanche, dans le cas des demandeurs d’asile, il
n’existe aucun enjeu autour du retour de l’enquête. Par leur position
« dominée » – tant dans le contexte de l’ethnographie (par rapport aux
travailleurs sociaux) comme de manière plus large – il semblerait que
la restitution passe par l’intermédiaire du travail restitué aux
intervenants ou prenne la forme d’une aide ou d’un service.
LES SITUATIONS DE RETOUR 203

L’une des apories de cette réflexion est peut-être de penser que l’on
peut aborder le comment de la restitution sans faire aucune allusion au
pourquoi. Certes, la question de l’utilité sociale de la recherche ne peut
être évitée, mais il est difficile d’apporter un nouveau regard sur une
discussion qui, d’habitude, n’a l’air de mener nulle part. Comme l’écri-
vait Foucault [2001, p. 1051] à propos de ses recherches sur le pouvoir :
« Si j’accorde un certain privilège à la question du “comment”, ce n’est
pas que je veuille éliminer la question du quoi et du pourquoi. C’est
pour les poser autrement. »

REMERCIEMENTS

Cette recherche a bénéficié des moyens et du cadre de réflexion qu’offrent le


programme ASILES, financé par le ministère de la Recherche (projet ACI 3T),
dirigé par Michel Agier, et le programme « Les nouvelles frontières de la société
française », financé par l’Agence nationale de la recherche et dirigé par Didier
Fassin. Je tiens à exprimer ma gratitude aux salarié-e-s des centres d’accueil qui
m’ont poussée, d’une manière ou d’une autre, à la pratique du retour de la
recherche et aux résident-e-s qui, plus ou moins intéressé-e-s par ce que je faisais,
ont bien voulu discuter avec moi. Je remercie également les membres du sémi-
naire « Politiques de l’enquête » pour leurs commentaires sur ce texte.

BIBLIOGRAPHIE
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10 : À L'ÉPREUVE DES COMITÉS D'ÉTHIQUE.
Des codes aux pratiques

Bastien Bosa
in Alban Bensa et al., Les politiques de l'enquête

La Découverte | « Recherches »

2008 | pages 205 à 225


ISBN 9782707156563
DOI 10.3917/dec.fassi.2008.01.0205
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/politiques-de-l-enquete---page-205.htm
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10

À l’épreuve des comités d’éthique.


Des codes aux pratiques

Bastien Bosa

Le point de départ de ce texte est mon étonnement au commencement


de mon enquête ethnographique en Australie1, étonnement lié à la
découverte d’un ensemble de contraintes qui n’existent pas en France.
Alors que les chercheurs français n’ont quasiment pas, du point de vue
éthique, de comptes à rendre par rapport à leur travail de terrain, il existe
dans le cas australien, d’une part, des contraintes générales qui
concernent l’ensemble des chercheurs, et, d’autre part, des contraintes
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spécifiques aux études aborigènes2. Alors que je n’avais reçu aucune
formation particulière concernant les questions éthiques, il m’a donc
fallu reformuler mon projet de recherche dès mon arrivée en Australie de
manière à le mettre en conformité avec les exigences du Human Ethics
Committee (HREC) de l’université à laquelle j’étais rattaché. Mon
enquête ne pourrait en effet commencer qu’après l’examen minutieux de
mon projet et l’obtention d’une approbation écrite.
C’est une procédure standard à laquelle l’ensemble des chercheurs
et apprentis-chercheurs doivent se soumettre, quelle que soit leur disci-
pline, dès lors que leur recherche implique des contacts avec des
humains. L’ensemble des universités et des organismes de recherche
sont d’ailleurs tenus de mettre en place un Human Research Ethics
Committee chargé de contrôler toutes les recherches qui impliquent des
êtres humains3.

1. J’ai réalisé deux « terrains » d’un an chacun en 2003 et 2005 dans le cadre de ma
thèse de doctorat réalisée à l’EHESS sous la direction d’Alban Bensa.
2. Comme le dit Didier Fassin [2006] à propos du contexte français, « l’intégrité
morale et la rigueur scientifique » sont généralement considérées comme des « garanties
suffisantes du respect des principes éthiques ».
3. Pour plus de détails institutionnels,
cf. http://www.nhmrc.gov.au/ethics/human/hrecs/overview.html
206 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Je présenterai d’abord le système général « d’approbation éthique »


tel qu’il existe dans les universités australiennes ainsi que certaines de
ses implications pour la pratique de l’ethnographie. J’analyserai ensuite
plus particulièrement les règles de conduite destinées à protéger les
droits et intérêts des populations aborigènes. Je montrerai enfin, à par-
tir de ma propre expérience, qu’il existe toujours un décalage entre les
modèles généraux (généreux) et la réalité de leur application : au-delà
des chartes éthiques, le chercheur doit inévitablement faire face à de
multiples dilemmes déontologiques qui sont étroitement dépendants
des circonstances spécifiques d’une enquête particulière.

COMMENT CONCILIER LES CODES ÉTHIQUES INSTITUTIONNELS


AVEC LE TRAVAIL ETHNOGRAPHIQUE ?

La réaction première des chercheurs formés en France vis-à-vis des


contraintes imposées par les Comités d’éthique (cf. encadré) est géné-
ralement le scepticisme ou la suspicion. À première vue, le formulaire
semble compliquer la relation d’enquête, sans véritablement garantir
aux enquêtés un gain de protection supplémentaire. La critique peut se
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faire à plusieurs niveaux.
Tout d’abord, on peut penser que le formulaire n’introduit pas
grand-chose de nouveau par rapport aux pratiques actuelles des cher-
cheurs français, en termes de protection des enquêtés. Malgré l’absence
de code, les chercheurs se sentent également tenus de respecter
quelques règles déontologiques élémentaires du travail sociologique.
L’enquêteur passe toujours un contrat moral avec ses interlocuteurs,
sans nécessairement devoir tout expliquer (« laisser du flou dans sa pré-
sentation » peut faire partie des techniques d’enquête) et sans qu’il y ait
d’accord formel écrit entre enquêté et enquêteur. Il semble ainsi y avoir
un accord dans la profession sur le fait qu’il ne faut jamais enregistrer
à l’insu de son interlocuteur et que, dans tous les cas, la confidentialité
doit être garantie (en brouillant, dans toutes publications, les noms des
personnes et des lieux, et éventuellement des métiers). Olivier
Schwartz [1990] utilise ainsi une formule éloquente résumant le rap-
port entre le chercheur et ses enquêtés : il s’agit de « dévoiler leur
intimité sans révéler leur identité ». Puisque le travail de l’ethnographe
consiste à rendre publique la vie privée de ses enquêtés, il doit, en
retour, protéger scrupuleusement leur droit au secret.
Cette critique peut être prolongée en remarquant que la présence d’un
« contrat » écrit et formel n’est pas forcément plus « éthique » qu’un contrat
oral, et ne garantit pas forcément une meilleure protection des enquêtés.
À L’ÉPREUVE DES COMITÉS D’ÉTHIQUE 207

Les Human Ethics Committees

Le texte de référence qui concerne tous les chercheurs en sciences sociales


en Australie est le National Statement on Ethical Conduct in Research Involving
Humans (NSECRIH)4, établi originellement pour les recherches médicales mais
qui s’applique également aux recherches dans les sciences sociales. Certaines
dispositions de ce texte ont une valeur juridique5 et d’autres règles sont accep-
tées comme « best practice » par les universités et organismes de recherche. La
force de persuasion tient essentiellement au fait que les projets qui n’ont pas reçu
de Ethics Review ne peuvent pas bénéficier de financements de la part des uni-
versités ou du Research Council, qu’ils ne sont pas couverts par les assurances
des universités, et que certaines revues refusent de publier des articles issus de
projets de recherche n’ayant pas fait l’objet d’approbation éthique.
Pour autant, le système se défend d’être une atteinte à l’autonomie des univer-
sitaires : il est géré « par les chercheurs et pour les chercheurs » et il est censé
protéger « la recherche légitime autant que les droits des participants ». Ce système
serait ainsi simplement le reflet institutionnel d’une nouvelle conception de la
science, plus sensible aux droits humains et notamment aux droits des enquêtés :
« [Ce système] reflète un changement d’état d’esprit au sein de la
communauté scientifique : un scepticisme vis-à-vis de l’impérialisme joyeux de
la science antérieure ; un sentiment d’horreur face aux mésusages de la science ;
et une reconnaissance du fait que la science ne peut pas se couper de la société.
Les chercheurs sont plus conscients du fait que si – littéralement – ils doivent
utiliser des humains comme objets d’expérience ou comme informateurs, alors
ils doivent gagner la confiance de ces humains et montrer qu’ils sont eux-mêmes
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soumis à des standards clairs6. »

En effet si j’en crois ma propre expérience de terrain, un tel contrat n’est


pas toujours d’une grande utilité. Les enquêtés qui acceptaient le principe
de l’entretien préféraient en général que je ne leur détaille pas le formu-
laire de consentement : ils déclaraient qu’ils me faisaient confiance et me
demandaient simplement « où il fallait signer », quitte à ce que je remplisse
le reste du formulaire moi-même. En ce sens, il n’est pas interdit de se de-
mander si ces formulaires ne visent pas, au bout du compte, à protéger da-
vantage les chercheurs, voire les universités, contre d’éventuelles plaintes
que les enquêtés eux-mêmes contre la manipulation des chercheurs. De fait,
dès lors que l’enquêté accepte le principe de l’entretien, il acceptera géné-
ralement de signer, bien souvent sans même le lire, le contrat qui lui est

4. Ce document, qui datait de 1999, a été remplacé en 2007 par le National Statement
on Ethical Conduct in Human Research.
5. NHRMC Act 1992; Privacy Act 1988; Information Privacy Act 2000 ; Health
Record Act 2001.
6. LTU guidelines, 08/2004. Le National Statement repose sur trois principes : Respect
de la personne : les individus doivent être traités comme autonomes ; Bienveillance : mini-
miser les dommages (pas seulement physiques), faire en sorte que les bénéfices soient plus
importants que ces dommages ; Justice : obligation de distribuer honnêtement les coûts et
profits (burden et benefits) de la recherche.
208 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Le formulaire de consentement éclairé

Quelles sont les conditions concrètes à remplir pour obtenir une approbation
éthique ? Au-delà de quelques renseignements généraux sur l’enquête et son
déroulement7, l’objectif premier du Comité d’Éthique est de s’assurer que la
participation des enquêtés repose sur un consentement « libre et éclairé ». D’où
l’obligation pour l’enquêteur de leur remettre un Information and Consent Form
(avec une traduction dans la langue vernaculaire si nécessaire). Un tel formulaire
est censé permettre à l’enquêté de disposer par écrit des informations essentielles
sur l’enquête et de bénéficier de certaines protections : outre quelques
renseignements pratiques (noms des enquêteurs et contacts des personnes en cas
de réclamation), le chercheur doit expliquer – sans nécessairement entrer dans le
détail – les grandes lignes de sa recherche et préciser en quoi consistera
l’entretien : durée approximative, orientation générale et type de questions,
nature de l’enregistrement (dictaphone, vidéo, CD Rom, etc.) et usage de
l’enregistrement.
Le formulaire permet également d’offrir aux personnes interrogées un
certain nombre de garanties, notamment en termes de protection de la vie privée.
D’une part, l’enquêté est informé de ses droits pendant l’entretien : s’il considère
que les questions deviennent trop personnelles, il peut demander à l’enquêteur
de changer de sujet, ou lui demander du temps pour rassembler ses pensées. Il
peut également interrompre l’entretien à tout moment s’il le souhaite. D’autre
part, il a droit à un minimum de précisions concernant l’usage qui sera fait des
enregistrements : il peut demander que son nom n’apparaisse pas dans la
publication ainsi que des garanties sur le devenir des matériaux le concernant
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une fois le projet terminé (lieu de stockage pendant et après le projet,
accessibilité, usage futur). L’enquêteur doit enfin préciser ce que son
interlocuteur est en droit d’attendre de l’entretien (notamment une copie de la
transcription et/ou de la thèse) et ce que l’enquête peut apporter, de façon plus
générale, à la société.
Le formulaire de consentement se termine par un contrat entre l’enquêteur et
l’enquêté. Ce dernier autorise, ou non, l’enregistrement et l’usage de cet
enregistrement dans le cadre du projet de recherche et il précise s’il souhaite
conserver l’anonymat. L’enquêté doit également préciser s’il souhaite que
l’entretien soit archivé et puisse être accessible à d’autres chercheurs. Enfin, il lui
est précisé qu’il peut se retirer du projet à n’importe quel moment s’il le souhaite
et qu’il dispose de quatre semaines après réception d’une copie de l’entretien pour
demander que toute trace de sa participation soit effacée du projet. Il donne
également son accord pour que l’entretien puisse être utilisé dans le cadre d’une
publication.

7. Les enquêteurs doivent préciser le cadre dans lequel le projet s’inscrit (diplôme,
organisations impliquées, etc.), le nombre d’enquêteurs et les financements dont le projet
bénéficie. Ils doivent décrire brièvement les objectifs du projet et les méthodes mises en
œuvre. Ils doivent enfin répondre à des questions portant spécifiquement sur les enquêtés :
méthodes de recrutement, compensation éventuelle, assurance que la participation est
purement volontaire (l’existence de liens de dépendance par exemple étudiants/professeur
entre enquêtés et enquêteurs peut poser problème). D’autres aspects de l’enquête sont
également abordés : usage de bases de données, de lieux d’enquête hors université.
À L’ÉPREUVE DES COMITÉS D’ÉTHIQUE 209

proposé (cela peut évidemment varier en fonction de ses caractéristiques


sociales). Après quoi, il ne pourra pas se retourner contre le chercheur
puisqu’il aura donné son consentement à l’usage de son entretien dans le
projet. Présenter le formulaire de consentement comme un moyen de pro-
tection contre le pouvoir du chercheur et/ou contre la violence symbolique
qu’il exerce, peut donc paraître naïf ou hypocrite. Ceci d’autant plus que
le document, en formalisant la relation, ne fait souvent qu’accentuer la dis-
tance entre enquêté et enquêteur. La présence d’un contrat écrit fait tout sauf
donner à la relation enquêteur/enquêté « l’allure généreuse et désintéres-
sée d’une “rencontre” », et peut davantage susciter la suspicion que la
confiance : « seul un long et patient travail d’approche et de levée des ré-
ticences peut permettre – sans succès garanti – de transformer des enquê-
tés dubitatifs en partenaires coopératifs de l’enquête » [Schwartz, 1990].
D’une certaine manière, le formulaire de consentement peut gêner la re-
lation d’enquête en la bureaucratisant : il est difficile d’établir une relation
complice quand le papier vient rappeler le caractère ultime de la relation
enquêté/enquêteur.
Enfin, on remarquera, toujours avec Olivier Schwartz [1990], qu’il
n’est jamais possible de tout révéler à l’enquêté. Il existe une « agression
symbolique inhérente à l’objectivation de la vie des autres » et la
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présence d’un contrat écrit n’y change pas grand-chose. Toute enquête
est tributaire d’une « forme d’intrusion douce et manipulatrice »,
puisqu’un bon enquêteur doit être « capable de se glisser dans l’intimité
des enquêtés, parfois à leur insu ». L’objectif est bien souvent le même :
voir ce qui n’a pas à être vu et sans se faire voir. En ce sens, on peut
avancer que l’ethnographie, comme discipline, a tout intérêt à conserver
le flou sur les implications juridiques de la relation enquêteur/enquêté,
puisqu’elle a besoin de marge de manœuvre. Il n’est d’ailleurs pas
surprenant que dans l’apprentissage du « métier d’ethnographe »,
beaucoup relève d’une pédagogie non dicible (ou plutôt non explicitée),
comme tout ce qui a trait à la « ruse » du chercheur pour obtenir des
informations, des entretiens ou des confidences8.

8. Dans un article publié dans Current Anthropology en 1999, l’anthropologue hollan-


dais Peter Pels critiquait l’application des codes éthiques dans le cas de l’anthropologie du
fait de la duplicité (Pels utilise le terme duplexity) qui caractérise immanquablement la
pratique de l’ethnographe [Pels, 1999]. Si une grande partie des anthropologues qui ont
répondu à l’article estimaient que la défense, à travers un code, de certains principes
éthiques pouvait être utile, on notera que Michel Agier, l’un des deux anthropologues fran-
çais ayant répondu à l’article de Pels, faisait preuve d’une intransigeance particulière.
Selon lui, il était indispensable de « rejeter radicalement et inconditionnellement toutes
formes de codification institutionnelle de la pratique ethnologique » : la relation entre
enquêteur et enquêté avait nécessairement un caractère individuel et l’ethnologie devait
impérativement conserver son caractère artisanal et « bricolé ».
210 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Pour autant, il serait dommage de rejeter toutes ces procédures en


bloc, sans y réfléchir plus avant. Il me semble en effet que le système
de formulaire a au moins le mérite d’aborder de front un certain nom-
bre de questions, notamment celle des « droits des enquêtés », qui sont
souvent éclipsées par les chercheurs français. Ainsi, lorsque les
questions éthiques sont abordées dans les manuels d’ethnographie, ce
n’est que rarement pour elles-mêmes. Par exemple, la question de l’ac-
cès aux enquêtés se pose généralement en termes de rendement
scientifique : on se demande par exemple quels sont les modes d’accès
qui permettent d’accéder à la parole la plus libre possible. De même, le
chercheur qui « trompe » un peu ses interlocuteurs pour obtenir ce qu’il
désire (en dissimulant par exemple « la teneur effective des buts qu’il
poursuit ») est perçu comme un enquêteur « malin » et le fait de tricher
avec ses enquêtés ne fait pas tant l’objet de condamnation pour des
questions « éthiques », mais à cause des complications possibles pour
l’enquête. Olivier Schwartz écrit ainsi de façon tout à fait révélatrice
que le métier d’enquêteur suppose « des qualités fort peu éthiques ».
Par ailleurs, certaines évolutions présentées comme des avancées
vers une anthropologie plus « réflexive » ne sont pas dénuées d’ambi-
guïté d’un point de vue éthique. Michel Naepels [2004, p. 30-31]
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souligne ainsi que la majorité des ethnologues prennent aujourd’hui en
compte dans leurs analyses le fait qu’ils sont pris dans des relations
« plus complexes » avec leurs interlocuteurs (du fait de la plus grande
conscience des relations de pouvoir qu’implique la relation ethnogra-
phique). Dans cette logique, néanmoins, l’idée que les résultats
d’enquête sont nécessairement dépendants du type de relations entrete-
nues entre enquêteur et enquêtés est uniquement appréhendée comme
un gain scientifique (permettant des analyses plus lucides)9, mais la
question éthique (ou politique et morale) reste entière.
On reconnaîtra donc que ce système de formulaire permet de routini-
ser des pratiques de recherche qui sont généralement admises comme
témoignant d’un respect minimal pour les enquêtés mais dont il n’est pas
certain qu’elles soient appliquées systématiquement. Le code permet,
sans être trop lourd ou fastidieux, de s’assurer du respect de standards
éthiques minimaux et de faire en sorte que les anthropologues puissent se
familiariser à ces questions10. Nous retiendrons trois exemples.

9. La restitution de la complexité de la relation d’enquête est de plus en plus reconnue


« comme une condition d’existence des analyses produites ».
10. Il ne faut pas négliger le fait que les codes ne sont pas seulement des moyens de
contrôle de l’activité des anthropologues : ils peuvent également être des instruments « édu-
catifs », permettant aux chercheurs de réfléchir en permanence aux questions d’éthique.
À L’ÉPREUVE DES COMITÉS D’ÉTHIQUE 211

Il paraît tout d’abord légitime que les informateurs puissent disposer


d’un document où sont consignées par écrit les coordonnées des enquê-
teurs ainsi qu’une description sommaire de la recherche. Ceci, même
en ayant conscience que, dans l’immense majorité des cas, un tel docu-
ment restera oublié dans un tiroir. De la même manière qu’on ne lit que
très rarement un contrat de vente ou d’assurance, leur simple existence
peut être rassurante.
Le formulaire de consentement a également l’avantage d’imposer
au chercheur de tenir à disposition de son enquêté, sans pour autant les
lui imposer, les photos, les cassettes, les transcriptions qui le concer-
nent. Si les chercheurs s’accordent généralement pour reconnaître le
bien-fondé de communiquer aux enquêtés les matériaux qu’ils ont
directement contribué à créer11, il semble en revanche que cette règle ne
soit pas systématiquement mise en pratique.
La procédure permet enfin d’aborder une autre question qui ne fait
que rarement l’objet de discussions en France : celle du devenir des
matériaux de l’enquête12. De fait, sauf dans le cas de grandes enquêtes
collectives, la conservation des matériaux dépend du système d’archi-
vage personnel du chercheur. Ceci implique d’une part, que les
matériaux ne sont pas mis à disposition de la communauté scientifique,
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et, d’autre part que l’enquêté ne dispose d’aucune garantie à leur égard.
En Australie, au contraire, les structures sont nombreuses qui recueil-
lent les archives des chercheurs (ainsi l’AIATSIS m’a permis d’accéder
aux entretiens réalisés par des historiens sur des sujets de recherche
proches des miens). La National Library of Australia dispose égale-
ment d’une collection d’archives de chercheur ainsi que d’archives
orales, composées essentiellement d’entretiens réalisés par des cher-
cheurs.

QUELS PROBLÈMES POSENT LE CAS PARTICULIER DES ABORIGÈNES ?

Ces procédures éthiques qui, on l’a vu, peuvent paraître assez


contraignantes, se compliquent encore lorsque l’on travaille sur des
populations aborigènes. Il existe en effet, dans le National Statement,
une section intitulée « involvement of special groups », qui concerne

11. Voir par exemple Beaud et Weber [1997]. Il existe une différence importante entre
le fait de rendre les transcriptions des entretiens aux enquêtés et celui de leur communi-
quer les résultats finaux de la recherche. Si certains chercheurs justifient leur refus
d’envoyer les entretiens par des principes scientifiques (protéger les enquêtés de l’objec-
tivation), ce refus masque en fait souvent la paresse des chercheurs.
12. En partie parce qu’il n’existe pas de structure pour les recevoir. Cf. Laferté [2006].
212 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

certaines catégories de personnes : les prisonniers, les pupilles de


l’État, les handicapés mentaux, les personnes fortement dépendantes de
soins médicaux, les mineurs et les Aborigènes et Insulaires du Détroit
de Torres. Si un chercheur souhaite enquêter auprès de personnes
appartenant à l’un de ces groupes « spéciaux », il doit se soumettre à
une procédure plus lourde pour obtenir une approbation éthique.
Cette inclusion des Aborigènes au sein de groupes « particuliers »
doit évidemment être resituée dans une histoire particulière, celle du
traitement de ces populations, non seulement au niveau de la société
dans son ensemble mais également par les chercheurs et les pro-
grammes de recherche. Il est évident qu’en Australie, l’histoire de
l’anthropologie aboriginaliste est étroitement liée à celle du régime
colonial : pour ne prendre qu’un exemple, A.P. Elkin, professeur d’an-
thropologie à l’Université de Sydney et longtemps la plus grande
autorité scientifique sur les Aborigènes d’Australie, fut également, de
1940 à 1969, le Vice-chairman de l’Aboriginal Welfare Board, c’est-à-
dire de l’institution coloniale qui avait la charge de la population
aborigène dans l’État des New South Wales.
Les procédures éthiques spéciales s’inscrivent donc dans un
processus, engagé en Australie depuis le début des années 1970, visant à
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« décoloniser » la recherche ethnographique et à dépasser ce que l’on
pourrait appeler « the unfinished business of colonialism ». Dans un
contexte général d’émergence politique des Aborigènes sur la scène
politique australienne [Bosa, 2005], les anthropologues ont en effet été
sommés, à partir de cette époque, d’établir des relations plus
respectueuses, moins paternalistes, avec les personnes auprès desquelles
ils tiraient leur savoir et de revoir leurs pratiques de recherche. Au nom
de la « liberté d’enquête », il n’existait en effet jusque-là quasiment aucun
contrôle sur l’activité des scientifiques, et les chercheurs ne
s’embarrassaient guère de formalité pour « accéder au terrain13 ». On a
ainsi assisté, à partir du milieu des années 1970, à une restructuration du
milieu scientifique à différents niveaux, permettant que des Aborigènes
soient impliqués dans la production et le contrôle du savoir les
concernant, mais aussi le développement d’un discours « éthique ».

13. Les archives montrent que dans le cas des recherches en anthropologie physique,
les anthropologues étaient très loin de respecter l’idée d’un consentement éclairé, par
exemple lorsqu’ils avaient besoin de faire des prises de sang. Dans le cas de l’anthropolo-
gie sociale, les relations n’étaient pas non plus sans ambiguïté. On m’a ainsi raconté que
Fred McCarthy, l’un des principaux anthropologues de la Sydney School, allait directe-
ment au poste de police quand il se rendait sur le terrain, indiquant : « Amenez-moi
Dutton ! » (C’était le nom de l’un de ses principaux informateurs).
À L’ÉPREUVE DES COMITÉS D’ÉTHIQUE 213

C’est ainsi qu’il existe aujourd’hui deux textes spécifiquement


rédigés pour les recherches qui se déroulent auprès de populations abo-
rigènes. Le premier – intitulé Guidelines for Ethical Research in
Indigenous Studies – a été rédigé par l’Institut des études aborigènes et
des Insulaires du Détroit de Torres (AIATSIS) et le deuxième – intitulé
Guidelines for Ethical Conduct in Aboriginal and Torres Strait
Islander Health Research (GECATSIHR) – a été rédigé pour combler
un besoin d’indications séparées et complémentaires par rapport à la
déclaration générale (NSECRIH).
Ces Guidelines reprennent tout d’abord des points développés dans
le National Statement en insistant cependant sur certains problèmes qui
se posent, semble-t-il, avec une acuité particulière dans le cas des com-
munautés aborigènes. Les documents insistent ainsi sur la question du
consentement libre et informé, et notamment sur la nécessité pour le
chercheur de protéger le « droit au secret » des enquêtés. Plus encore
que dans le cas « d’enquêtes ordinaires », si les individus souhaitent
que certaines informations ne soient pas publiées leur volonté doit être
respectée14. Le chercheur est également invité à être particulièrement
soucieux de donner le maximum d’informations à ses enquêtés quant
aux implications de l’enquête. Il convient en particulier « d’expliquer
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parfaitement toute limite à la confidentialité, par exemple dans le cas
où les notes de terrain ou les données de recherche peuvent être utili-
sées dans le cadre de procédures légales ». Enfin l’Institut insiste sur la
nécessité d’un accord sur l’utilisation des matériaux collectés et sur ce
à quoi les individus ont droit en échange de leur participation.
Ces Guidelines fondent également leur légitimité sur l’idée de pro-
tection des Droits de l’homme (et par extension des droits
spécifiquement autochtones). Le texte de l’AIATSIS revendique en
effet « le respect des droits inhérents des populations indigènes à l’au-
todétermination, ainsi qu’au contrôle et au maintien de leur culture et
de leur héritage ». En ce sens, il existe un lien direct entre ce type de
code de bonne pratique et l’émergence des peuples autochtones sur la
scène politique nationale et mondiale. Le texte s’ouvre d’ailleurs avec
une citation de Erica-Irène Daes [1993, p. 9], rapporteur du groupe de
travail des Nations unies sur les populations autochtones :

14. De nombreux scandales ont éclaté autour de la question du « secret ». Au début


des années 1970, l’AIAS avait par exemple dû sanctionner un anthropologue américain,
Richard Gould, qui avait publié, malgré ses promesses de respect de la volonté de ses
enquêtés, des images de cérémonies qui ne devaient pas être montrées à certaines per-
sonnes. Une lycéenne avait vu les photos interdites, ce qui avait provoqué la colère des
habitants. « L’affaire Hindmarsh » est également un épisode controversé qui a impliqué,
au milieu des années 1990, des anthropologues, des Aborigènes et des membres du sys-
tème judiciaire autour d’accusation de fabrication de « savoir culturel aborigène ».
214 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

« L’héritage ne peut jamais être aliéné, cédé ou vendu, sauf pour des
usages conditionnels. Le partage crée une relation entre celui qui donne et
celui qui reçoit le savoir. Le “donneur” conserve l’autorité qui garantit le
bon usage du savoir, et le “récipiendaire” continue de reconnaître et de
rembourser le don. »

Le code encourage ainsi, à toutes les étapes de la recherche, un


« processus significatif d’engagement et de réciprocité entre le chercheur
et le peuple Indigène ». Le premier principe des Guidelines – « Consulta-
tion, négociation et compréhension mutuelle » – insiste sur la nécessaire
participation et sur le contrôle a minima du processus de recherche par la
communauté indigène, et ce aux différentes étapes du projet :

« Les communautés et individus pertinents doivent être impliqués à toutes


les étapes de la recherche, depuis la formulation des projets et des
méthodes jusqu’à la détermination des résultats de la recherche et l’inter-
prétation des résultats. »

Ces principes peuvent apparaître comme la traduction légitime dans


le monde de la recherche de principes politiques de plus en plus large-
ment reconnus. Ils ne sont pas sans conséquence, cependant, sur
l’exercice ordinaire du métier de chercheur. Nous retiendrons principa-
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lement trois questions à cet égard : 1. Jusqu’à quel point le travail du
chercheur peut-il être soumis à l’approbation des enquêtés ? 2. Qui
parmi les enquêtés (ou leurs représentants) aura la charge d’exercer ce
contrôle ? 3. Ces principes de la recherche n’impliquent-ils pas d’adop-
ter un point de vue nécessairement « culturaliste » sur le monde ?
Premièrement, s’agissant du contrôle du processus de recherche,
certaines dispositions qui permettent une participation accrue des
Aborigènes dans les recherches les concernant, sont, dans le même
temps, des entraves à « l’autonomie » du chercheur. Celle-ci est partiel-
lement mise en cause dès la définition même de l’objet de la recherche :
le document précise en effet que les objectifs du chercheur doivent cor-
respondre, au moins pour partie, à des besoins exprimés par les
communautés elles-mêmes :

« Les chercheurs doivent être conscients que les intérêts des peuples
indigènes, et de toute communauté directement impliquée, peuvent du point
de vue des résultats de la recherche, différer de ceux envisagés par le
chercheur. »

Cette « subordination partielle » du chercheur aux intérêts du groupe


se poursuit aux différentes étapes de la recherche : c’est probablement au
moment de la rédaction que se pose le plus sérieux problème du point de
À L’ÉPREUVE DES COMITÉS D’ÉTHIQUE 215

vue du chercheur. La soumission du travail du chercheur à l’approbation


de la communauté signifie qu’il est difficile pour ce dernier de maintenir
séparés milieu d’enquête et milieu d’analyse15. Ce qui pose deux difficul-
tés majeures : d’une part c’est une source potentielle de tension, et
d’autre part, la possibilité même de l’objectivation est rendue difficile.
Cela signifie aussi qu’inévitablement, l’anonymat ne peut être respecté
(puisque les membres de la communauté se reconnaîtront et que les pro-
pos des uns et des autres seront divulgués au sein du groupe). Or, il est
habituellement admis que pour fonctionner correctement, une enquête
ethnographique doit être indépendante et le chercheur doit être auto-
nome. Cela paraît difficile dès lors que les informations tirées des
enquêtés sont considérées comme la propriété intellectuelle inaliénable
de ces derniers. Dans le même temps, cette participation aborigène n’est-
elle pas la condition pour que l’anthropologie puisse montrer qu’elle a
réellement rompu avec son passé « colonial » ?
Deuxièmement, concernant la question des représentants, si l’idée
d’associer, autant que faire se peut, les enquêtés à l’enquête paraît aller
de soi, se pose néanmoins le problème de l’identité des personnes qui
devront effectivement assurer le contrôle sur l’enquête. En témoigne le
flou de l’expression « communautés et individus pertinents » (relevant
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communities and individuals)16. De fait, on retrouve ici la question des
intermédiaires et des représentants qui peuvent accepter ou rejeter les
recherches sur la communauté en son nom, sans pour autant que soit
expliqué de façon détaillée qui doivent être ces représentants légitimes.
Le document précise ainsi que c’est au chercheur de les identifier
« ceux qui doivent entrer dans le contrat, et au nom de qui l’accord doit
être signé17 ».
Le second texte (GECATSIHR) insiste également de façon très
explicite sur le fait que le chercheur ne peut pas toujours se contenter
d’un engagement individuel avec ses interlocuteurs mais qu’il doit,
dans certains cas, obtenir un accord collectif :

15. On sait bien que les enquêteurs rendent souvent à leurs enquêtés des versions
« édulcorées » de leur travail, desquelles les éléments les plus « objectivants » ou les plus
polémiques sont écartés ; précisément parce que la circulation d’un rapport de recherche
dans le milieu d’enquête peut poser de nombreux problèmes.
16. Il est précisé ailleurs dans le document que le chercheur doit identifier les « com-
munity, regional or other Indigenous umbrella organizations ». Le HEC de l’université qui
m’accueillait stipulait de même que le chercheur précise quelles sont les « personnes et/ou
organismes auprès desquels une permission avait été demandée pour que ces groupes par-
ticipent à votre recherche ».
17. La tâche est d’autant plus difficile que l’enquêteur est incité à tenir compte des dif-
férences internes aux communautés, « par exemple en fonction du genre, de l’âge, de la
religion, et de l’intérêt communautaire ». On remarquera que la classe sociale n’est pas
retenue comme un critère important de la différentiation interne.
216 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

« Dans certaines circonstances et communautés, le consentement n’est pas


seulement une question d’accord individuel mais il implique que d’autres
parties intéressées [souligné par moi], comme divers types
d’organisations formellement constituées, de collectivités ou d’ancien de
la communauté (community elders). Dans de tels cas, le chercheur doit
obtenir le consentement de toutes les parties intéressées avant de
commencer la recherche. »

De nombreuses tensions peuvent naître entre les chercheurs et ces


« intermédiaires » qui disposent du pouvoir de freiner ou de contrôler
l’intrusion des scientifiques dans les communautés dont ils sont les
représentants. Ces « intermédiaires » peuvent être d’autant plus irri-
tants pour les chercheurs que, généralement, ils ne détiennent pas les
mêmes propriétés sociales que leurs enquêtés. Parfois ce ne sont même
pas des Aborigènes. En témoigne l’amertume du chercheur français
Bernard Moizo, dont la thèse fut interdite de publication. Il dénonce à
la fois la présence systématique d’un intermédiaire et la perte d’auto-
nomie des chercheurs. Pour lui [Moizo, 1997], le contrôle local confine
à la censure de l’anthropologie par les « bureaucraties ethniques » :

« Les interventions d’organisations aborigènes via leurs représentants, le


plus souvent non-Aborigènes, sont croissantes et ponctuent tous les stades
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de la recherche : élaboration d’un projet, obtention d’un permis, contrôle
des relations anthropologue/informateurs, avis sur les travaux avant publi-
cation. Si l’aval d’une population pour une recherche qui les concerne et
le retour de l’information se justifient pleinement, les interférences
constantes, voire la censure exercée par certains au nom des Aborigènes,
sont tout aussi intolérables pour le chercheur que ne l’était le contrôle du
gouvernement sur les travaux anthropologiques dans les années 195018. »

Encore une fois, cependant, si certains chercheurs pensent que ces


changements dans les rapports de forces sont allés trop loin et qu’ils
constituent un obstacle majeur à la recherche, on peut se demander si
ce n’est pas le prix à payer pour une recherche soucieuse de protéger
les droits et les intérêts des communautés autochtones.
Troisièmement, pour ce qui est du culturalisme, ces déclarations (la
déclaration générale davantage encore que celle de l’AIATSIS) peuvent
poser problème en ce qu’elles reposent sur une vision « essentialisée »
de la culture aborigène. Le GECATSIHR insiste ainsi sur la nécessité,
pour les chercheurs, de reconnaître les « spécificités culturelles de la

18. On notera également que les journalistes doivent faire face aux mêmes types de
censure. Les communautés aborigènes, explique Jack Waterford, rédacteur en chef du
Canberra Time, imposent des restrictions sur les journalistes qui sont plus « contrai-
gnantes que celles des militaires en temps de guerre ».
À L’ÉPREUVE DES COMITÉS D’ÉTHIQUE 217

population aborigène » et entend « assurer la reconnaissance authentique


des valeurs et principes fondamentaux des cultures des Aborigènes et
Insulaires du détroit de Torres au sein de la société australienne et de
ses institutions ». Le texte tout entier repose sur la conviction qu’il
existe des différences essentielles « en valeur et culture » et la mécon-
naissance de ces différences est présentée comme reflétant non
seulement une « époque révolue de la pratique scientifique », mais éga-
lement comme une forme d’oppression19.
Le document se donne donc pour ambition de mettre au jour les
« implications de la différence culturelle » sur la conduite de la
recherche et propose d’identifier un certain nombre de « valeurs abori-
gènes » auxquelles les chercheurs devront se conformer 20. Loin d’aller
de soi, néanmoins, les « valeurs » correspondent en fait à une vision
bien particulière, « traditionaliste », de la population aborigène, dont
l’essentialisme n’est pas sans rappeler celui de l’anthropologie struc-
turo-fonctionnaliste. L’usage du présent ethnographique et de
catégories directement issues de l’anthropologie, pour parler de l’im-
portance la « réciprocité » chez les Aborigènes, illustre bien cette
tendance :
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« Une obligation mutuelle existe entre les membres des familles et des
communautés aborigènes de manière à réaliser une distribution équitable
des ressources, des responsabilités et des capacités et de façon à assurer la
cohésion et la survie de l’ordre social. Cette obligation mutuelle s’étend à
la terre, aux animaux ainsi qu’aux autres éléments naturels. »

La phrase suivante qui commence par « dans un cadre contempo-


rain » confirme que c’est bien à des valeurs éternelles, « hors du
temps » que le texte fait référence 21 :

« Dans un cadre contemporain, la valeur de la réciprocité continue sous


diverses formes, et elle peut varier selon les lieux. On peut penser par exem-
ple à la redistribution des revenus, des profits tirés de l’air, de la terre et de
la mer, mais aussi le partage d’autres ressources comme le logement. »

19. Une citation est utilisée pour appuyer « scientifiquement » cette conception : « To
“misrecognise or fail to recognise (cultural difference) can inflict harm, can be a form of
oppression, imprisoning someone [or a group] in a false, distorted and reduced model of
being”… Research cannot be “difference-blind”. » [Taylor, 1992].
20. Ces « valeurs » ont été déterminées au cours d’un séminaire qui s’est tenu à
Ballarat en juin 2002 et qui réunissait divers « acteurs » aborigènes. Les six valeurs iden-
tifiées sont les suivantes : réciprocité, respect, égalité, survivance et protection,
reponsabilité, « spirit » et intégrité. Voir diagramme en annexe.
21. Cf. Fabian [1983], « le temps immobile de l’ethnologie rappelle celui de l’anato-
mie, qui saisit le corps dans la simultanéité de ses composantes inertes. »
218 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

SAVOIR S’ARRANGER AVEC LES RÈGLES

Mais je voudrais insister davantage sur ma propre expérience de ces


codes éthiques, afin de souligner les décalages qui peuvent exister entre
les modèles généraux et la réalité de leur application22. Je tiens tout
d’abord à préciser que, lors de mon travail de thèse, je n’ai pas eu à
négocier mon accès au terrain avec une organisation ou une commu-
nauté particulière dans la mesure où j’ai expliqué au comité éthique que
ma recherche était un travail de sociologie politique mené auprès de
militants qui n’avaient pas d’attaches communautaires directes et qui
étaient habitués à parler en public et à donner leur point de vue aux
médias, ce que le comité a accepté sans trop de difficultés.
Par ailleurs, dans un deuxième projet de recherche post-doctoral,
financé par un grand organisme recherche australien, l’approbation
éthique a été facilitée par le fait que je travaillais en collaboration avec
un historien et militant aborigène, que j’avais rencontré au cours de ma
recherche doctorale. L’obtention de l’autorisation n’a pas été un proces-
sus très simple cependant. C’est moi qui avais rédigé le protocole éthique
ainsi que le formulaire de consentement éclairé, en reprenant le modèle
qui m’avait servi pour l’enquête de terrain réalisée dans le cadre de ma
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thèse23. Le comité nous envoya sa réponse quelques mois plus tard, nous
informant qu’il nous accordait une autorisation provisoire, mais qu’il
nous était nécessaire de préciser un certain nombre d’éléments pour que
cette autorisation devienne définitive (et donc pour que l’on puisse com-
mencer l’enquête). Étant conscient que les procédures bureaucratiques
sont toujours un peu fastidieuses, je ne m’étais pas alarmé à la lecture du
document, me préparant à répondre point par point à chacune des
remarques, pour essayer de mettre en conformité notre demande avec les
exigences du comité. Cependant, l’autre chercheur impliqué dans le pro-
jet, lui-même aborigène, adopta une tout autre attitude, estimant que la
lettre était « profondément insultante » et que l’intervention du Comité
était « raciste et absurde ». Il semble avoir été particulièrement choqué
par l’un des treize points mentionnés, qui s’intitulait Sensitivity to
Aboriginal and Torres Strait Islander Peoples :

22. Dans un livre qu’elle a coordonné sur cette question, l’anthropologue Pat Caplan [2003]
insiste sur le fait que l’éthique en anthropologie ne peut jamais se résumer à « suivre une sé-
rie de directives » : l’anthropologue est toujours confronté à des choix moraux qui ne vont ja-
mais de soi. L’une des contributrices de l’ouvrage, Marilyn Silverman, insiste spécifiquement
sur le décalage entre la déclaration d’éthique qu’elle a dû préparer pour obtenir un finance-
ment et les multiples dilemmes éthiques auxquels elle devait faire face sur le terrain en Irlande.
23. Au début de ma thèse, je m’étais déjà très largement inspiré du formulaire d’un
autre historien. Il existe en effet des modèles de rédaction qui circulent informellement
d’un chercheur à l’autre de manière à faciliter le processus d’approbation.
À L’ÉPREUVE DES COMITÉS D’ÉTHIQUE 219

« Il semble que certains descendants des sujets se considèrent comme


étant d’origine Aborigène ou comme des Insulaires du Détroit de Torres.
Les chercheurs doivent indiquer comment ils s’y prendront pour faire en
sorte que tous les entretiens respectent les personnes autochtones qui
seront interrogées (voir le chapitre 4,7 National Statement). Ce faisant, les
chercheurs sont encouragés à consulter les Guidelines for Ethical
Research in Indigenous Studies (AIATSIS). Les chercheurs sont
également encouragés à s’assurer qu’ils respecteront et valoriseront les
Kooris24 qui seront impliqués dans cette recherche. »

Pour mon associé, qui était l’un de principaux leaders aborigènes


dans cette partie de l’Australie et qui avait derrière lui près de 40
années d’expériences militantes, les formulations du comité étaient
inacceptables. Il écrivit donc immédiatement au responsable de la
faculté qui nous accueillait pour exprimer sa colère25. Celui-ci répondit
que les comités éthiques étaient effectivement « frustrants » pour l’en-
semble des chercheurs (il citait le cas de l’un de ses collègues qui avait
perdu de nombreux mois à négocier avec le comité pour une enquête
impliquant des handicapés mentaux), mais il laissait entendre qu’il n’y
avait pas grand-chose à faire : les comités étaient soumis à des législa-
tions bien précises. Mon collègue menaça alors de dénoncer
publiquement le cas, demandant qui représentait le point de vue abori-
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gène au sein de l’université, et il indiqua que nous allions chercher une
autre entité plus appropriée pour assurer la gestion de la bourse. La
pression fut efficace et le comité éthique accepta très rapidement d’au-
toriser le projet. Sans cette menace, l’autorisation aurait pu néanmoins
être beaucoup plus longue. Cette anecdote suggère que l’application
des codes est toujours « négociable », dépendante de contextes et de
rapports de forces particuliers.
Il n’en reste pas moins que le fait d’avoir signé un protocole éthique
signifiait, notamment pour le terrain du doctorat, qu’il me fallait respec-
ter de nombreuses contraintes au cours de l’enquête. Je me suis ainsi
trouvé confronté à un certain nombre de problèmes qui, nous l’avons vu,
apparaissent comme inhérents à la pratique ethnographique. Ceci dès les
premiers contacts. Alors que la charte éthique voudrait, si on la suit à la
lettre, que l’on établisse immédiatement une relation clairement médiati-
sée par le formulaire de consentement, il m’est apparu préférable, dans
certains cas, d’attendre d’avoir établi un rapport interpersonnel de
confiance pour informer mes interlocuteurs du détail de mes intentions.
Au cours de l’enquête elle-même, il m’était également parfois très
difficile de respecter le consent form, dans la mesure où je ne souhaitais

24. C’est le nom utilisé pour désigner les Aborigènes dans le Sud-Est de l’Australie.
25. Étant hors d’Australie, je ne pouvais suivre les débats que de manière distante.
220 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

pas seulement travailler à partir d’entretiens formels et formellement


enregistrés (qui ne permettent de recueillir que des discours « offi-
ciels » de soi), mais également à partir des interactions et conversations
informelles que je pouvais avoir avec mes enquêtés, et que je consi-
gnais dans mon journal d’enquête. Nous l’avons vu, l’entretien
enregistré, seule technique d’enquête dont il est question dans le formu-
laire de consentement, est loin d’être la seule manière de récolter des
informations et, du point de vue de l’ethnographie, ce n’est pas néces-
sairement la plus « productive ».
Les enquêtés en avaient d’ailleurs bien conscience : après m’avoir
raconté toute sa trajectoire sentimentale (en incluant des détails concer-
nant la vie personnelle d’autres membres du groupe) au cours d’une
longue journée de voiture, l’une des enquêtées me dit avec un sourire :
« Je ne devrais pas parler autant. J’oublie que tu vas tout retenir et qu’il
faut que je me méfie… ». Comme l’a bien montré Nicolas Renahy
[2006], l’enquêteur est bien souvent perçu comme menant un double-
jeu26 et il est impossible de faire un travail d’ethnographie sans jouer
sur une certaine ambiguïté : la limite n’est jamais très claire entre les
conversations qui font partie de l’enquête et celles qui prennent place
en dehors de celle-ci, entre ce qui est important et ce qui ne l’est pas.
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Or, il est évident que s’il peut être tout à fait légitime (voire recomman-
dable) d’exiger de l’enquêteur qu’il rende aux enquêtés les
transcriptions des entretiens qu’ils ont bien voulu lui accorder, il en va
tout autrement des notes de terrain, qui contiennent évidemment des
informations beaucoup moins « contrôlées » (et donc également plus
« intéressantes » pour l’analyse).

SATISFAIRE À DES EXIGENCES ÉTHIQUES AU-DELÀ


DES CONTRAINTES FORMELLES

Cette nécessité de détourner ou d’aménager le protocole d’autorisa-


tion éthique (liée à la difficulté déjà décrite de concilier les exigences
éthiques officielles et celles de la pratique ethnographique) ne m’empê-
chait pas de vouloir me conformer à une certaine « éthique du terrain ».
Tout d’abord le fait même d’avoir signé un document officiel faisait
que je ne pouvais pas ne pas m’interroger sur la dimension éthique de
mon travail. Mais, au-delà des contraintes formelles, je souhaitais éga-
lement mener une recherche qui soit juste et utile, ne portant pas

26. Cf. l’accusation d’espionnage (on le surnommait « l’œil de Moscou ») dont il a fait
l’objet dans le cadre d’une enquête par observation participante.
À L’ÉPREUVE DES COMITÉS D’ÉTHIQUE 221

atteinte à l’intégrité des enquêtés27. J’étais d’autant plus sensibilisé à ces


questions que, au-delà des protocoles officiels, la question des implica-
tions « politiques » de l’enquête est un thème très sensible dans le
contexte australien. De manière générale, les anthropologues travaillant
« sur les populations aborigènes » ont mauvaise réputation et la discipline
est toujours associée à son passé colonial. Si j’étais parti de France avec
une conception enchantée du travail de terrain et avec de très fortes cer-
titudes quant au bien-fondé de mes intentions scientifiques, éthiques et
politiques (suivant une conception « universaliste » de la science), le
contexte australien, où les questions raciales sont interrogées de manière
beaucoup plus systématiques qu’en France, m’a obligé à revoir certaines
conceptions que j’avais acquises lors de ma première socialisation scien-
tifique : j’ai ainsi rapidement compris que tous les Européens (ou les
« Blancs ») qui venaient « étudier les Aborigènes », pleins de certitudes
et de bonnes intentions, concevant l’anthropologie comme une forme
d’engagement « auprès des opprimés », étaient dans bien des cas consi-
dérés comme des « indésirables »28.
Cette question avait d’autant plus d’importance que j’avais face à moi
des personnes extrêmement conscientes des problèmes éthiques et poli-
tiques que pose le travail anthropologique, n’ayant aucun mal ni aucun
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scrupule à remettre les chercheurs blancs « à leur place » et à exprimer
leurs désaccords vis-à-vis de certaines pratiques. Certains de mes enquê-
tés avaient d’ailleurs formé dans les années 1970 un groupe intitulé « the
Eaglehawk and Crow », dont l’une des premières actions avait consisté
à critiquer de manière très virulente le fonctionnement du principal
Institut de recherche sur les populations aborigènes (l’AIATSIS) [Bosa,
2005]. Pour eux, c’était, dans la mesure du possible, aux Aborigènes de
mener des recherches et d’écrire sur les Aborigènes, et non à d’autres
(que ces « autres » soient Australiens ou étrangers29). Au-delà des

27. Correspondant, d’une certaine façon, à ce que Nancy Scheper-Hughes [1995]


appelle a « militant anthropology », c’est-à-dire une anthropologie engagée politiquement et
moralement.
28. Il est évident cependant que des relations harmonieuses sont possibles et que les
exemples de coopérations réussies sont très nombreux (comme en témoigne d’ailleurs ma
propre enquête).
29. En ce sens, on peut se poser la question de la division de la communauté des cher-
cheurs selon au moins deux axes: celui de la « race » et celui de la nationalité. Mon statut
d’étranger à la société australienne, même « blanc », était souvent considéré comme un
atout par des collègues australiens « blancs », qui y voyaient, non sans un certain ressen-
timent, l’explication au fait que j’avais été bien accueilli par les militants aborigènes dont
je voulais reconstituer la trajectoire. L’argument ne me parait pas entièrement convaincant
néanmoins, dans la mesure où si ces militants sont effectivement méfiants à l’égard d’un
grand nombre de chercheurs « blancs », ils ont néanmoins dans leur entourage de très
nombreux amis « blancs » nés en Australie.
222 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

instances qui fournissent les autorisations (et les financements), c’était


donc également à mes enquêtés que je me devais de « rendre des
comptes », éthiques et scientifiques.
Pour prendre mes distances avec le stigmate qui pèse sur le travail des
anthropologues dans le contexte australien j’ai été amené, de manière
plus ou moins consciente, à minimiser mes liens avec l’anthropologie,
choisissant de me présenter comme un historien. Ce n’était d’ailleurs pas
entièrement faux, puisque j’étais accueilli au sein d’un département
d’histoire. De plus, alors que j’étais parti en Australie avec l’intention de
réaliser une enquête par entretiens et observations sur le militantisme
aborigène contemporain, je me suis finalement retrouvé à remonter le
temps pour travailler de plus en plus à partir de traces écrites. Si ce dépla-
cement progressif vers l’histoire correspondait à des intérêts scientifiques
(liés notamment à l’influence grandissante qu’avaient sur moi des tra-
vaux d’histoire coloniale), on peut également faire l’hypothèse qu’il était
lié, au moins pour partie, à ces complications éthiques et politiques atta-
chées au travail de terrain ethnographique direct. Ce rapprochement de
l’histoire ne résolvait pas toutes mes difficultés, cependant.
D’une certaine façon, je me trouvais dans une situation où je devais
chercher ce que l’on pourrait appeler des « équivalents » éthiques. Je
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ne pouvais certes pas suivre à la lettre les exigences des comités
d’éthique, mais je pouvais trouver d’autres solutions qui me permet-
traient de respecter à la fois une sorte « d’obligation morale
personnelle » et de ne pas me trouver en porte-à-faux avec les docu-
ments qui s’imposaient à moi d’un point de vue légal.
La solution consistait à travailler en étroite collaboration avec un
petit nombre d’enquêtés, devenus des « alliés » avec lesquels je pou-
vais développer des formes de complicité. Cependant, les formes de
proximité avec les enquêtés ne sont jamais sans malentendus, que ce
soit au moment de l’enquête, ou à plus forte raison, lors du passage à
l’écrit. Je l’ai déjà dit, l’ethnographie préconise une séparation marquée
entre le moment de l’enquête et celui de l’analyse, durant lequel le
chercheur est tenu de prendre ses distances avec les enquêtés pour
mener son travail d’objectivation.
Or, étant donné les conditions précédemment décrites, il m’était
éthiquement difficile de tenir les enquêtés à l’écart des résultats de la
recherche. J’ai donc décidé de faire relire à chacun d’entre eux les par-
ties de la thèse les concernant, m’engageant dans une forme de
« biographie autorisée »30. Je n’avais pas d’autre choix que de prendre

30. C’est également un choix qu’a fait Florence Weber [2005, p. 22]. L’expression
« biographie autorisée » est reprise de l’historienne Victoria Haskins.
À L’ÉPREUVE DES COMITÉS D’ÉTHIQUE 223

le risque de l’échange, de la négociation, voire de la confrontation.


L’objectif était d’arriver à un compromis sur les informations qu’il
convenait de censurer ou de rendre anonymes sans pour autant dénatu-
rer l’analyse ou perdre tout sens critique31.
Le premier obstacle n’était pas celui auquel je m’attendais le plus. La
difficulté n’était pas tant de faire face à une « censure » de la part des en-
quêtés, mais plutôt d’arriver à les convaincre, depuis la France, de lire le
texte les concernant. Ainsi, aucune des quatre personnes dont je décrivais
la trajectoire dans la thèse ne répondit à mes demandes de commentaires.
Contrairement à ce que peut anticiper le chercheur, ses enquêtés ne sont
pas toujours intéressés par la lecture de ce qu’il a écrit, ni en général, ni
sur ce qui les concerne en particulier (« je préférerais lire ce que tu as écrit
sur les autres », m’expliqua plus tard l’une des enquêtées)32.
Ce n’est donc qu’un an après la soutenance de ma thèse, lors de mon
premier retour sur le terrain (un séjour de deux mois), que j’ai pu
renouer contact plus directement avec mes enquêtés. Le processus se
passa de manière relativement facile : ils me firent comprendre que
telle ou telle interprétation ponctuelle était erronée, mais de manière
générale, ils paraissaient relativement convaincus par les analyses pro-
posées, compte tenu notamment des contraintes qui pesaient sur ma
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recherche.
Plusieurs facteurs ont facilité cette « restitution » : tout d’abord, le
fait d’avoir noué des relations de confiance relative a rendu possible
une discussion ouverte et sans censure sur les textes (la qualité de mes
relations a d’ailleurs été, de manière plus ou moins inconsciente, l’un
des critères de sélection des enquêtés). Mais ce n’était probablement
pas le seul facteur ayant joué en ma faveur : le fait que l’analyse ne por-
tait pas tant sur leur vie actuelle que sur leur enfance et sur leur entrée
en politique près de quarante ans auparavant facilitait également l’ac-
ceptation le travail d’objectivation que j’avais réalisé à propos de leurs
trajectoires respectives (il est toujours plus facile de regarder avec une
certaine distance critique des événements lointains). De plus, les ana-
lyses proposées pouvaient être interprétées comme leur donnant une
certaine posture héroïque : ma thèse racontait finalement comment ces
enfants modèles de la politique d’assimilation étaient devenus, avec

31. La question aurait pu être réglée en recourrant à l’anonymat. Mais mes enquêtés
préféraient, semblent-ils être identifiés. La difficulté de l’anonymisation (et surtout de la
confidentialité) était d’autant plus difficile qu’il s’agissait de « personnes publiques »
(ayant eu pour certain d’entre eux, un profil national), pour lesquelles je voulais décrire
des éléments relevant du monde du privé, de l’intime.
32. Reste que l’interprétation de ces « non-réponses » ne va pas de soi : comment être
sûr qu’il s’agit d’un désintérêt et non d’une forme de résistance passive ?
224 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

succès, les leaders du mouvement Black Power qui avait réussi à faire
trembler l’Australie blanche au début des années 1970.
Mais il est bien évident que dans d’autres circonstances, le travail
d’objectivation aurait pu être beaucoup plus difficile à faire accepter. Je
pense notamment qu’il ne m’aurait pas été facile de donner à lire à mes
enquêtés des textes portant sur des situations récentes d’exclusion ou
d’échec social qui caractérisent pourtant la vie d’une grande partie de
leur entourage (et en particulier, dans certains cas, leurs enfants). De
manière générale, et pour de bonnes raisons, nombreux sont ceux qui
ne sont pas en mesure d’accepter l’objectivation des rapports de force
sociaux dans lesquels ils sont pris.
Enfin, je suis conscient que ce travail de restitution a été grande-
ment facilité par les caractéristiques sociales des enquêtés : non
seulement, ils disposaient du capital scolaire et culturel pour lire (et
pour s’intéresser) aux textes que j’avais écrits, mais leurs trajectoires
ont rendu possible l’établissement de relations de complicité ou de
confiance. Dans de nombreux autres cas, l’existence d’une trop grande
distance ou inégalité sociale entre l’informateur et le chercheur (voir
l’absence de sympathie, comme dans le cas de Martina Avanza) peut
empêcher tout processus de restitution.
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CONCLUSION

Cet article proposait donc une réflexion sur l’existence de


contraintes éthiques, à la fois générales et spécifiques aux études abo-
rigènes, encadrant le travail des chercheurs en sciences sociales en
Australie. J’ai voulu montrer que l’existence d’un système formel
« d’approbation éthique » suscite, du point de vue des ethnographes,
des dilemmes difficiles à résoudre. À première vue (notamment dans le
contexte français), l’existence de codes éthiques et d’instances for-
melles de régulation peut apparaître comme une dangereuse menace à
la pratique ethnographique qui aurait besoin, pour fonctionner correc-
tement, de conserver un caractère « artisanal ». Pourtant, dans le même
temps, la nécessité de protéger les droits et intérêts des enquêtés peut
sembler tout à fait légitime, voire impérative, notamment lorsque le
chercheur travaille auprès d’anciennes populations colonisées, comme
dans le cas des Aborigènes. D’un certain point de vue, la seule intégrité
morale du chercheur ne saurait suffire pour s’assurer du respect de prin-
cipes éthiques minimum dans la relation avec les enquêtés.
Au final, mon texte ne prétendait cependant pas résoudre cette ten-
sion, ni trancher définitivement en faveur de l’une ou l’autre des
INTRODUCTION 225

positions en conflit. Il s’agissait plus modestement de s’interroger, à


partir de ma propre enquête, sur les enjeux pratiques de ces protocoles
éthiques, de façon à montrer, en particulier, qu’il existe nécessairement
des décalages entre les modèles généraux et la réalité de leur applica-
tion. Si l’ethnographe n’a pas d’autre choix que de détourner ou
d’aménager le protocole institutionnel, cela ne l’empêche pas, bien au
contraire, de vouloir se conformer à une certaine « éthique du terrain ».
C’est aussi cela la « politique de l’enquête ».

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11 : ENQUÊTER EN MILIEU CONVOITÉ.
Les terrains surinvestis de l'anthropologie

Fanny Chabrol
in Alban Bensa et al., Les politiques de l'enquête

La Découverte | « Recherches »

2008 | pages 229 à 244


ISBN 9782707156563
DOI 10.3917/dec.fassi.2008.01.0229
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/politiques-de-l-enquete---page-229.htm
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11

Enquêter en milieu convoité.


Les terrains surinvestis de l’anthropologie

Fanny Chabrol

« On trouve plus de Blancs en Afrique qu’on ne s’y attendrait, et


plus au Botswana que pratiquement n’importe où ailleurs. Il y a au
Botswana une accumulation de Blancs. Comme le Parlement travaille
vraiment et que les tribunaux sont corrects, l’Occident est très enclin
à y lancer des projets de développement et c’est ainsi que les experts
blancs pullulent. Et comme le Botswana abrite pratiquement les der-
niers adeptes de la cueillette qui existent au monde, les anthropologues
et les anthropologues à la noix comme moi vous crissent littéralement
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sous le pied. »
Norman Rush, Accouplement, Fayard, 2006, p. 15.

Comme tous les matins, le centre pour l’accès aux traitements


antirétroviraux (ARV) des personnes affectées par VIH/sida de
l’hôpital de Gaborone (Botswana), situé dans un bâtiment préfabriqué,
a ouvert ses portes à 7 h 30 et la journée a commencé par une séance
collective de prières et de paroles, animée par les infirmières. Comme
tous les jours depuis que je mène des observations dans ce centre, je
suis assise avec Betty, assistante administrative qui se charge de
l’accueil des personnes qui viennent pour leur premier rendez-vous, en
vue de commencer une thérapie. Nous faisons face à la salle d’attente
et je l’assiste dans la mesure du possible. Aux environs de 8 h 30 ce
jour-là, au milieu de ce qui devenait pour moi une routine quotidienne,
une dame s’approche de moi, mêlant setswana et anglais, elle me dit :
« Viens avec ton livre. » Elle porte la couleur blanche des infirmières
et l’impression d’autorité est renforcée par sa corpulence. Je la suis, un
peu étonnée de ne pas la connaître car cela fait presque un mois que je
suis présente dans ce service. On ne s’était pas encore croisées car elle
était en congé jusqu’alors et ma séance d’introduction s’était faite avec
un médecin du centre et trois infirmières faisant partie de la direction.
Elle me conduit dans son bureau et me fait asseoir, elle se présente :
230 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

« Je suis la surveillante générale1 » et me demande qui je suis et ce que


je fais ici. J’explique l’objet de mon étude qui concerne l’accès aux
traitements pour les personnes séropositives, puis mon approche
méthodologique. Son ton devient plus sévère : « Sociologue ? Vous
n’avez rien à faire ici ! Vous trouverez ce dont vous avez besoin au
ministère de la Santé ou dans les ONG qui s’occupent aussi du sida. Je
ne vois pas ce que vous faites ici. » J’explique à nouveau le sens de ma
démarche et sans vraiment écouter, elle poursuit : « Vous savez, je suis
préoccupée par la recherche ici ; je suis gênée par tous ces chercheurs,
pas ceux qui font des études sur le suivi, les ARV, mais les autres, car
parfois, cela n’a rien à voir mais ils viennent ici quand même ». Je
propose de lui montrer mon permis de recherche que j’ai confié à son
assistante. Elle ne juge pas cela nécessaire et clôt la conversation par
cette phrase : « Nous avons un problème ici, tout le monde vient nous
voir, même ceux qui n’ont pas d’intérêt pour ce que nous faisons. Nous
sommes un centre d’attraction. »
Cette dernière remarque a durablement résonné dans mon esprit
pendant toute l’enquête de terrain et est au cœur de la réflexion que je
propose de mener dans ce chapitre. Cette brève entrevue montre en
outre que ma présence en tant que chercheur n’était pas acquise et
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devait être soumise à des réévaluations, ce qui est courant, voire banal,
dans toute enquête ethnographique. Mais la surveillante générale ques-
tionnait aussi ma légitimité. En s’étonnant que je qualifie mon travail
de sociologique, elle mettait d’emblée en opposition les sciences bio-
médicales (études sur le suivi biologique, clinique et psychosocial lié
aux antirétroviraux) et « les autres », ceux qui se présentent, à ses yeux
sans intérêt légitime. Cet échange prenait une allure dramatique avec
l’analogie opérée avec un « centre d’attraction » dépeignant le centre
de soins comme un espace ouvert, dans lequel les chercheurs circulent
à leur guise, alors même qu’ils ne sont « pas intéressés ». L’utilisation
de ce terme polysémique en français comme en anglais, signifiant aussi
bien « l’attrait », « l’intérêt » que « le divertissement », dans une accep-
tion plus ludique (« parc d’attractions ») me bousculait tout
particulièrement. Cette double référence pour parler d’un lieu où les
gens se présentent en quête de soins, voire de survie, me mettait à
l’épreuve d’envisager que je n’étais ni la première ni la seule à venir les
« voir » et à les considérer, en somme, comme un objet de curiosité.
Ce moment de déstabilisation entrait en résonance avec des
questions qui se poseront tout au long de mon enquête ethnographique

1. Il ne s’agit pas d’une traduction littérale de son titre qui est celui de « matrone »,
mais de son équivalent dans le système hospitalier français.
ENQUÊTER EN MILIEU CONVOITÉ 231

de la prise en charge du sida au sein de l’hôpital public sur la présence


d’autres « chercheurs » évoluant sur ce même « terrain », qu’ils soient
cliniciens, biologistes, épidémiologistes ou chercheurs en sciences
sociales. Je m’interrogeais notamment sur l’existence de sites d’en-
quêtes qui ont une fonction de « réservoir » d’enquête et se constituent
dans un contexte où la recherche et l’expérimentation sont au cœur
même de la prise en charge du sida. Pour cette raison, je propose de
prendre au sérieux la notion d’attraction en pensant à la fois un objet
convoité et un terrain surinvesti, en mettant en évidence les tensions
épistémologiques et politiques soulevées dans ce contexte. Si l’on
considère en effet que l’attraction représente à la fois cette « force qui
tend à attirer les corps ou les êtres vers quelque chose ou quelqu’un »
et désigne également « ce qui attire le public, ce qui constitue un cen-
tre d’intérêt ou de divertissement2 » alors on pourrait affirmer que
l’attraction, dans sa première acception, se situe au cœur de l’exercice
ethnographique et de son entreprise de connaissance. L’anthropologie
s’est en effet historiquement constituée autour de l’attraction représen-
tée par « l’autre », appartenant à une culture différente. Cependant, ce
qu’il s’agit d’analyser ici c’est la façon dont l’enquête est mise en dif-
ficulté lorsque la seconde définition entre en jeu, lorsque l’objet que
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l’enquête s’est donné et le terrain sur lequel elle se déploie rencontrent
des intérêts scientifiques multiples et concurrents et ce, de façon conco-
mitante et que cela est ressenti comme une perturbation par les acteurs
que l’on est venu étudier. Je propose de montrer que les conditions de
l’enquête dans un champ convoité révèlent une pratique ethnogra-
phique qui est repoussée dans ses marges.

UN CONTEXTE PROPICE À LA RECHERCHE SUR LE SIDA

L’épidémie de sida s’est tôt constituée comme un objet d’étude épis-


témologiquement intriguant, que les anthropologues se sont appropriés.
Après avoir mené des études comportementalistes répondant à une
demande adressée par les sciences biomédicales, le sida s’est imposé
comme un véritable objet d’investigation anthropologique3. Jean-Pierre
Dozon parle d’un « objet riche », « singulièrement attractif » sur le plan
anthropologique car il permet d’appréhender le politique, l’identité,

2. Le Grand Robert de la langue française, 2e édition, dir. A. Rey, 6 volumes, 2001.


3. Sur l’attrait que représente cet objet, les représentations et idéologies véhiculées par
ces études comportementalistes, lire la contribution à une sociologie de la recherche en
sciences humaines sur le sida en Afrique proposée par Didier Fassin [1999].
232 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

l’histoire des épidémies et de la médecine, en somme un « phénomène


multidimensionnel qui, partant de la sphère la plus intime, affecte ou
concerne peu ou prou l’ensemble des rapports et des acteurs sociaux
avec de fortes composantes ou conséquences économiques et poli-
tiques » [Dozon, 1997, p. 109]. Un objet anthropologique riche mais
marqué par sa définition originelle par la médecine puis par des expli-
cations culturalistes, voire racistes qui l’ont durablement inscrit dans
des rapports Nord-Sud de type post-coloniaux [Fassin, 1999]. En effet,
certaines enquêtes sur le sida en Afrique ont nourri des attitudes de
déni, de suspicion de la part des autorités politiques et ont favorisé la
circulation de théories du complot parmi la population [Dozon et
Fassin, 1988 ; Fassin, 2006]. Aussi, et à plus fortes raisons lorsque l’on
s’intéresse à un objet prisé par d’autres acteurs, quels qu’ils soient,
importe-t-il d’historiciser l’objet. Deux tendances permettent de com-
prendre l’attractivité du sida au Botswana.

Une sociologie politique du VIH/sida au Botswana

Les réflexions proposées dans ce chapitre s’appuient sur une enquête


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ethnographique de la prise en charge du sida. Pays voisin de l’Afrique du Sud, le
Botswana est en proportion le plus sévèrement touché par l’épidémie de sida –
près d’un tiers des adultes était porteur du virus au début des années 2000. Depuis
2002, une politique d’accès aux traitements antirétroviraux a été mise en place par
le gouvernement avec l’appui de partenaires – majoritairement américains –
publics et privés. Afin de mieux comprendre tant la problématisation politique de
cette question de santé que les modalités de la prise en charge des personnes
atteintes, j’ai effectué une enquête de terrain qui a duré plus de six mois où j’ai
mené des observations et conduit des entretiens au sein du principal hôpital du
pays, situé dans la capitale. Je m’intéresse plus particulièrement à l’organisation
du service, aux soins dispensés, à l’interaction médecin-patient et cherche à
restituer les phénomènes observés dans un cadre d’interprétation socio-historique.
Ce projet de recherche a été approuvé par le Comité d’éthique du ministère de la
Santé (Health Research and Development Committee) après plusieurs
amendements liés en particulier à la nécessité d’entrer dans les cadres propres à la
recherche biomédicale et à la faible marge de manœuvre pour déployer un
argumentaire « anthropologique ». Cependant, et malgré une apparente dimension
quantitative (nécessité de parler d’échantillon et de population cible) j’ai mis en
avant la dimension qualitative et le caractère inductif de ma démarche.

Un objet convoité

D’une part, de façon conjoncturelle, la situation épidémiologique


particulièrement grave de l’épidémie au Botswana (plus d’un tiers des
adultes porteurs de la maladie et une espérance de vie connaissant une
ENQUÊTER EN MILIEU CONVOITÉ 233

chute de plus de vingt ans au tournant des années 2000) suscitent des
intérêts scientifiques multiples tout comme la présence d’un virus spé-
cifique4 et d’une population dont les caractéristiques biologiques sont
convoitées dans le cadre la recherche biomédicale internationale. Ces
éléments se conjuguent avec un facteur démographique : une « petite »
population de 1,7 million d’habitants, avec de très fort taux de préva-
lence du VIH permettant d’obtenir aisément des échantillons pour la
réalisation d’études quantitatives. Enfin, l’expérience actuelle : le pre-
mier pays africain à généraliser les ARV de façon gratuite et l’existence
d’infrastructures hospitalières jugées suffisantes pour mener des
recherches cliniques (« Le Botswana est très propice en termes d’essais
cliniques5 ») expliquent aussi l’investissement massif des institutions
internationales et bilatérales, publiques et privées dans le domaine de la
recherche sur le sida et l’accès aux traitements.
D’autre part, une continuité historique caractérise l’intervention occi-
dentale dans un pays apprécié par l’Occident depuis son indépendance,
même si son importance relative a évolué au gré de l’amélioration des
conditions économiques et de la mesure qui était faite de son « dévelop-
pement ». En outre, grâce à ses succès économiques liés à l’exploitation
des mines et à la rente du diamant, le Botswana est devenu un « pays à
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revenu intermédiaire » et n’est plus considéré comme un « pays pauvre »
par la Banque Mondiale et le PNUD. Ces relations pacifiées sont aussi
déterminantes en ce qui concerne la santé. Les dynamiques historiques
qui ont structuré la santé publique sont marquées par l’intervention des
missions évangéliques occidentales, très actives dans le soin et la santé
dès le XIXe siècle. La médecine missionnaire, appuyée par les autorités
coloniales, a souvent précédé les initiatives de santé publique et influence
encore la médecine au Botswana aujourd’hui à partir de l’héritage de
médecins missionnaires emblématiques. Leur rôle dans le soin, la méde-
cine et la santé publique au Botswana explique d’ailleurs la banalisation
de la présence de l’étranger (la figure du médecin blanc) en milieu hos-
pitalier, et permet d’envisager l’intérêt occidental renouvelé pour la santé
au Botswana dans une continuité, quasi missionnaire, de l’intervention
étrangère.
Cependant, en contrepoint de cette lecture de l’intervention occiden-
tale sur l’objet se dessinent des objets peu ou sous-investis, par un pro-
cessus de vases communiquants dans lequel l’intérêt sur le sida détermine
un plus faible investissement sur d’autres objets de santé comme le

4. Il s’agit du VIH 1- Sous-type C, responsable pour plus de la moitié des infections à


VIH dans le monde et pour les très forts taux de séroprévalence en Afrique australe.
5. Conférence de présentation de travaux de recherche, Institut de formation sur la
santé, Gaborone, Journal de terrain, février 2007.
234 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

cancer ou la santé de la reproduction. Comme le remarque Livingston


[2007, p. 7] : « Le sida est devenu le point de référence paradigmatique
pour la maladie, la mort, l’anxiété existentielle, les transformations du
corps, la pratique et le savoir biomédicaux, la stigmatisation et la capa-
cité d’agir des patients. Les patients au sein du programme national de trai-
tements antirétroviraux sont régulièrement informés sur leur maladie et
leur diagnostic ; ils sont étudiés par d’innombrables chercheurs interna-
tionaux. » D’où le désarroi de ceux qui travaillent – en tant que cliniciens
ou chercheurs – sur d’autres objets et bien sûr de ceux qui souffrent d’au-
tres pathologies6. Le sida est la question de santé la plus visible dans l’es-
pace public, la plus financée au point que le ministère de la Santé ne par-
vient pas à dépenser l’ensemble de son budget.

Des sujets de recherche prisés

Cet environnement propice est une terre de choix dans une économie
politique internationale dans laquelle la recherche pharmaceutique,
l’« industrie émergente de la recherche sur les sujets humains » [Petryna,
2005] occupe une place croissante. Les personnes qui bénéficient du pro-
gramme national d’accès aux ARV, tout comme celles qui sont séroposi-
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tives mais indemnes de traitement [naive of treatment] peuvent être consi-
dérées comme des sujets humains convoités. Cet objet de recherche
disputé se situe à l’intersection des deux logiques, locale et internationale
que nous venons de décrire : une économie politique de disponibilité à
l’égard de la coopération internationale qui s’inscrit dans un ordre politique
post-colonial démocratique marqué par la bienveillance à l’égard de l’Oc-
cident qui n’empêche pas la suspicion, la méfiance et le contrôle (comme
le prouvent anecdotiquement la réaction de la surveillante générale à ma
présence dans le centre de soins et les divers amendements demandés par
le ministère de la Santé à mon projet de recherche). À cet ordre politique
local ont répondu de façon constante un souci et un investissement occi-
dental envers un pays considéré comme un modèle, une exception afri-
caine. Mais cet attrait se traduit par une bousculade autour des « sujets hu-
mains », ce qui pose d’importants dilemmes pour l’anthropologue. Il
m’est ainsi arrivé de mener des observations dans une salle de consulta-
tion où nous étions dans une salle exiguë, plus de huit personnes : le mé-
decin et le patient, trois infirmières (dont deux en formation) et trois au-
tres personnes (un assistant, une autre jeune chercheuse, et moi). Du reste,
les récits de rencontres et discussions avec d’autres chercheurs ponctuent

6. Livingston rapporte les propos de malades en service d’oncologie regrettant « si


seulement j’avais le sida » [If only I had AIDS].
ENQUÊTER EN MILIEU CONVOITÉ 235

mes carnets de terrain. Ces interactions enrichissent l’enquête de manière


générale mais elles engendrent un certain malaise, lié notamment à la
concurrence disciplinaire et épistémologique. Si l’anthropologue est animé
par la collecte d’informations sur l’autre, par le recueil de ses expériences
et de ses pratiques, cependant en présence d’un objet disputé et de sujets
convoités, c’est d’abord sur le plan épistémologique que cette concurrence
intervient. Étant donné que le modèle biomédical d’enquête sur les sujets
humains prédomine, le chercheur en sciences sociales est conduit à
contourner ce que je qualifie de « réservoirs d’enquête », une démarche qui
se révèle heuristique car elle permet d’appréhender subtilement ces pro-
cessus et pratiques.

Tactiques de contournement des « réservoirs d’enquête »

Le centre de soins pour l’accès aux ARV peut être considéré comme
un site « surinvesti » par la présence de chercheurs convergeant vers ces
potentielles populations d’enquête. Il concentre la plus forte proportion
de patients séropositifs sous traitement et cette importance numérique
des données se matérialise en dossiers que l’on peut considérer comme
faciles d’accès7. Le système informatique de gestion des données permet
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en effet de rechercher des dossiers en fonction de différents facteurs :
histoire du patient, données biologiques, cliniques, thérapeutiques. Le
rangement des dossiers est d’ailleurs une part importante de l’activité
quotidienne du centre qui repose sur de jeunes assistants administratifs
employés dans des conditions précaires et fréquemment sollicités par les
chercheurs pour les aider à trouver des dossiers. J’utilise donc cette
qualification de « réservoir d’enquête » afin de souligner tant la
disponibilité et l’accessibilité des données que l’effet d’encombrement et
de dérangement et les conséquences en termes de saturation dont les
chercheurs eux-mêmes sont conscients. La gêne et la lassitude éprouvées
par les acteurs professionnels du centre de soins sont importants, ce que
ma rencontre avec la surveillante générale montre explicitement. En ce
qui concerne la saturation, comme l’indique une jeune chercheuse
américaine en utilisant le qualificatif « surenquêté » [over-researched]
pour parler du centre de soins, il a été effectivement tentant de s’échapper
et de changer de lieu, pour trouver un site plus « vierge ». Pourtant, rester
dans cet endroit convoité s’est révélé plus pertinent, en procédant à des
ajustements et des choix méthodologiques, comme l’illustre la relation
construite avec Neo.

7. Fin 2007, plus de 18 000 dossiers ont été enregistrés dans le centre de soins, chiffre
qui inclut les décès, les transferts et les « perdus de vue ».
236 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Jeune assistante administrative et technique, Neo travaille depuis


plusieurs mois dans le centre de soins. Elle se fait souvent remarquer –
de ses collègues comme des patients – car elle déploie beaucoup d’hu-
mour dans tout ce qu’elle fait, elle est d’ailleurs très active et elle porte
toujours des tenues vestimentaires parfaitement accordées et élégantes.
Une inadvertance ethnographique m’a appris assez directement qu’elle
était séropositive. J’étais, à ce moment-là, avec le pharmacien qui lui a
adressé des remontrances très vives, lui reprochant de ne pas bien pren-
dre son traitement – sur un ton très sévère mais trahissant une sincère
amitié. Pour mettre fin à ses reproches, elle a dû aller chercher elle-même
son « historique » dans la salle des dossiers (qui est l’un de ses princi-
paux postes de travail) pour apporter la preuve qu’elle était à jour et
qu’elle lui demandait seulement du paracétamol pour un mal de tête. Je
ne la connaissais guère à ce moment-là. Petit à petit nous avons entamé
une relation de travail notamment autour du rangement des dossiers sans
jamais évoquer cela. C’est lorsque nous nous sommes entretenues sur
son expérience de travail dans le centre (avec mon magnétophone)
qu’elle m’a parlé de sa vie avec le VIH et les traitements.
Sollicitée par des chercheurs pour aller chercher des dossiers, Neo
est aussi un « sujet de conversation », tout le monde parle d’elle pour
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dire « elle nous fait rire » ou encore pour s’accorder de façon condes-
cendante sur le fait qu’« elle boit trop ». Elle représente, du point de
vue de l’enquête, une opportunité située aux interstices, pour appréhen-
der les différents rôles qu’elle endosse, tour à tour conseillère,
secrétaire administrative, assistante pour les médecins et les cher-
cheurs, amuseur public mais aussi infectée par le virus et patiente du
centre de soins où elle travaille. L’expérience de Neo informe sur la
précarité de son statut socioprofessionnel, générée par les logiques de
l’intervention sur le sida, et les complications familiales, sociales qui
en découlent. Surtout, cette relation d’enquête construite au sein du
centre de soins est emblématique des options méthodologiques que j’ai
privilégiées pour saisir les situations de façon ethnographique.

Ajustements méthodologiques sur un terrain surinvesti

L’enquête autour d’un objet convoité implique aussi des choix


d’enquête, au-delà de la seule méthodologie d’observation et de conduite
d’entretiens. Le cas de l’Université du Botswana (UB) qui peut aussi être
qualifié de « réservoir à enquête » me permet de montrer comment se
dessinent des politiques de recherche. L’université est située dans la
capitale, accessible et sa population a d’ores et déjà été la cible
d’enquêtes diverses sur les jeunes Botswanais face au sida, les questions
ENQUÊTER EN MILIEU CONVOITÉ 237

relatives aux relations sexuelles, au sexe transactionnel, à la


consommation d’alcool, à la socialisation8, etc. Les étudiants sont une
population jeune, appartenant à la tranche d’âge la plus touchée par le
sida (20-24 ans), nombreuse, concentrée, présumée disponible.
L’université constitue donc un site d’observation privilégié des
comportements humains liés à l’infection à VIH. Comme à l’hôpital, on
peut y être interpellé par des affichettes invitant les étudiants à participer
à des études cliniques9.
Dans cette course aux données disponibles, les chercheurs botswanais
éprouvent des difficultés à participer. Ils expriment une lassitude, voire
une frustration, pour ce qui concerne l’obtention des autorisations, les
obstacles financiers et institutionnels, et même la difficulté à accéder aux
données existantes. Un jeune économiste me confiait à ce sujet « Nous
n’avons pas accès aux données, elles ne nous sont pas communiquées et
nous ne pouvons pas les prendre directement. Les gens viennent de l’ex-
térieur pour étudier nos données. […] Je ne comprends pas pourquoi des
étrangers peuvent écrire sur le Botswana tandis que nous, qui vivons ici,
ne sommes pas en mesure de le faire10. » La recherche sur le sida com-
porte des enjeux de dépossession autour des données sur le sida et agit
comme un levier d’exclusion de la production de connaissances (finan-
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cements, publications, etc.). Cette mécanique de dépossession de la
recherche réactive parfois des rancœurs post-coloniales, anti-occiden-
tales et nourrir un discours xénophobe en pleine expansion.
Pour mieux saisir ces enjeux, j’ai cherché à m’insérer dans le monde
universitaire botswanais pendant le cours de l’enquête. La mise en place
d’un partenariat dans le cadre d’un projet de recherche m’a conduit à
identifier un partenaire au sein de l’Université du Botswana, ce qui n’a
d’ailleurs pas été évident en raison de la faible visibilité des équipes
travaillant sur le sida. Sur la base de ce partenariat, j’ai ensuite consti-
tué, avec deux autres chercheurs (anthropologues, l’une de UB, l’autre
d’une grande université américaine) un « groupe de recherche »

8. Une autre jeune chercheuse rencontrée par la suite et qui travaillait en binôme avec
la précédente, pour la même étude, m’expliquait quant à elle de façon laconique qu’elle
souhaitait profiter d’être au Botswana pour mener également sa propre recherche : sur les
connaissances, attitudes, pratiques et comportements des étudiants de l’Université du
Botswana, thème sur lequel il existe déjà une littérature assez abondante. Il s’agit des
enquêtes « KAPB » qui ont marqué les premières recherches « socio-anthropologique »
sur le sida et qui ont depuis été largement critiquées et remises en question. [Dozon et
Fassin, 1988 ; 1999] et [Vidal, 1995].
9. Par exemple, dans des endroits stratégiques, des affiches expliquant les études cli-
niques auxquelles les étudiants seraient susceptibles de participer ou des petits prospectus au
format carte de visite mentionnant « Couples wanted » pour une étude sur la sérodiscordance.
10. Entretien avec Dr L., mai 2007, Université du Botswana, Gaborone.
238 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

informel. Nous avons partagé nos expériences de terrain et de


recherche respectives, exposé nos difficultés et souvent porté un regard
critique sur la lutte contre le sida et la question de la recherche sur le
sida au Botswana. Une autre expérience, liée à la première d’ailleurs,
car il s’agit d’un même cercle de connaissances et ce projet est né d’une
initiative conjointe, a consisté à participer bénévolement à la création
d’une revue « semi-académique » sur le sida au Botswana avec une
ONG qui se dédie aux aspects éthiques et légaux du sida11. Ces expé-
riences m’ont permis d’être attentive aux processus de production des
connaissances sur le sida.

L’anthropologie au Botswana

L’anthropologie au Botswana connaît son apogée au début du XXe siècle avec


les travaux de l’anthropologue britannique Isaac Schapera qui a consigné
systématiquement l’ensemble des structures sociales, politiques et juridiques des
Tswana du Bechuanaland colonial. Son œuvre Handbook of Tswana Law and
Custom éditée en 1933 fait depuis autorité tout comme d’autres études sur le
travail migrant, la vie familiale, etc. Élève de Radcliffe-Brown, Schapera se
situe aussi dans la tourmente des débats opposant l’anthropologie britannique et
l’anthropologie afrikaner qui sévissait sous l’apartheid en Afrique du Sud
marquée par la classification physique et l’idéologie de la ségrégation.
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Un autre fait marquant est l’intérêt suscité par la population des Bushmen
(dénommés « San » ou « Basarwa » en setswana) vivant dans le désert du
Kalahari vers lesquels ont afflué des générations d’ethnologues. Cette
population a été essentialisée comme le peuple primitif par excellence et peut
être considérée comme « le peuple le mieux connu, le plus intensivement étudié
aujourd’hui » [Preis, 1996, p. 299].
Au lendemain de l’indépendance, en 1967, le gouvernement du Botswana
adopte une loi de régulation de la recherche anthropologique (Anthropological
Research Act) qui impose de très nombreuses restrictions, ne laissant que peu de
possibilités de conduire une recherche anthropologique. La loi n’a pas empêché
la production d’études anthropologiques de premier plan mais elle a un caractère
dissuasif certain et explique les obstacles rencontrés par les universitaires et les
étudiants de l’Université du Botswana qui déplorent ne plus faire de terrain.

Ainsi, en situation de concurrence et de surinvestissement, des


contournements méthodologiques (dans la construction de la relation
ethnographique) et des ajustements (par une réflexion sur la recherche
pendant l’enquête) s’imposent et trahissent une politique de l’enquête
qui se constitue dans les marges. Mais n’est-ce pas propre à l’enquête
ethnographique que de se positionner aux marges et de se glisser dans
les interstices du monde social étudié ?

11. Botswana Network of Ethics, Law and HIV/AIDS. Site Internet : http://www.bonela.org
ENQUÊTER EN MILIEU CONVOITÉ 239

UNE ENQUÊTE AUX INTERSTICES

À partir d’un contexte d’enquête propice et convoité décrit plus haut


se dessine un « inconfort ethnographique » qui se noue autour d’une
double contrainte. D’une part, l’enquêteur ne peut que maladroitement
se prévaloir de la démarche ethnographique car l’anthropologie souffre
d’un certain discrédit et est légalement encadrée. D’autre part, il évo-
lue dans un champ surinvesti où s’expriment lassitude, ressentiment et
suspicions et – ce qui est souvent le cas sur les objets de santé, où le
chercheur est sommé de se justifier par rapport aux sciences médicales.
Se dessinent alors des choix, des positions qui engagent le chercheur à
une éthique du travail aux marges. Ces marges, « intervalles » ou
« libertés d’action », chères à l’anthropologie, en particulier lorsqu’elle
se donne pour objet les populations socialement et politiquement mar-
ginalisées peuvent être envisagées non seulement comme des principes
ou des précautions méthodologiques mais également comme une poli-
tique voire une éthique de la recherche, éthique « qui produit ses
propres règles ou codes d’orientation au plus près de la pratique anthro-
pologique et de ses capacités d’implication » [Dozon, 1997, p. 114].
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Une double contrainte ethnographique

La première contrainte est située autour de l’anthropologie en tant


que discipline et elle est également née d’un « surinvestissement ». Dès
les premiers temps de l’entreprise coloniale, une population y a été sys-
tématiquement étudiée par les anthropologues (les « Bushmen ») ce qui
a contribué à une suspicion à l’égard de l’anthropologie et a débouché
sur l’adoption d’une loi encadrant de façon très stricte la recherche
anthropologique (voir encadré). Cela est important tant du point de vue
pratique d’une recherche qui ne peut se dire et s’exposer (dans sa spé-
cificité qu’est l’ethnographie, le recueil des données dans le temps long
de l’immersion) que du point de vue analytique car elle relève de ce que
l’on peut appeler les « terrains surexploités » dans lesquels une popu-
lation a été enquêtée et réenquêtée parfois par plusieurs générations
d’ethnologues12. Mais surtout, elle renforce la fragilité du chercheur
venu étudier lui aussi une « population » en tant que telle.
La seconde contrainte complique la première et permet de discuter
plus en avant les enjeux d’une enquête en milieu convoité. Tout
d’abord, l’ethnographie en terrain surinvesti rencontre le même type

12. On peut également citer l’exemple les Indiens Navajos, des Dogons au Mali ou,
en ce qui concerne les controverses issues des terrains revisités : M. Mead et M. Freeman
dans les îles Samoa et R. Redfield et O. Lewis au Mexique.
240 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

d’obstacles que la plupart des enquêtes en ce qui concerne les effets de


domination entre l’enquêteur et l’enquêté qui sont générés par les situa-
tions d’observation directe et la conduite d’entretiens. Mais ce
sentiment est ici renforcé par la bousculade qui se déroule autour des
patients. Apparaître aux yeux des patients et des professionnels comme
un chercheur étranger de plus les considérant d’emblée comme de
potentiels enquêtés a été une position intenable dans la mesure où d’au-
tres chercheurs étaient déjà présents, sous des formes catégorisées
(« médecin », jeune américain conduisant une étude, etc.). La position
que je prétendais occuper était déjà largement déterminée. Il a fallu
veiller constamment à modérer les effets de domination, en se dépla-
çant et en occupant les places que les chercheurs « de passage »
n’occupent pas : rester par exemple une grande partie de la journée à
discuter avec les quatre jeunes gens qui effectuent les prises de sang,
dans une minuscule salle où l’air est étouffant tout comme privilégier
les relations d’enquête au sein du centre de soins se sont révélés des
impératifs, non des préalables à l’enquête puis des situations d’enquête.
Par exemple, au lieu de solliciter les patients dans la salle d’attente ou
à l’issue de leur consultation avec le médecin, je me suis attachée à sui-
vre les membres du personnel, y compris dans les activités les plus
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laborieuses et les moins gratifiantes, comme le rangement des dossiers
ce qui m’a donné accès à un matériau riche sur l’expérience et le vécu
de la maladie et des traitements. Il s’agit donc ici d’utiliser les marges
en s’éloignant des positions déjà occupées. Il convient également de
repenser l’approche des problèmes, saisis dans les interstices, c’est-à-
dire pour reprendre la définition courante, dans les « petits espaces
laissés entre les parties de quelque chose ».

L’ethnographie aux marges d’un terrain propice

Le pays Dogon est un cas emblématique des terrains surexploités ou


surinvestis et des contournements effectués dans le cours de l’enquête.
Constitué en « réserve scientifique » le territoire Dogon au Mali est
littéralement balisé de « sentiers anthropologiques » que les chercheurs
empruntent et qui se caractérisent par une vision générique du chercheur
(ethnologue) et une professionnalisation des figures de l’informateur.
Anne Doquet [2007] se voit sur ce terrain en « situation ethnologique »
et explique qu’elle a réussi, par des bricolages empiriques, à sortir des
sentiers ethnologiques pour faire du « hors-piste ». Sur le même terrain,
Gaetano Ciarcia [2003, p. 150] a fait le choix d’une ethnographie sans
informateurs, en adoptant une démarche de « non-curiosité, […]
comportement qui n’était pas marqué par la volonté obsessionnelle de
ENQUÊTER EN MILIEU CONVOITÉ 241

savoir ». Ses interlocuteurs lui communiquaient leurs idées de façon


inattendue : « alors que l’objet du dialogue n’était pas celui de l’enquête,
je remarquais que leur conscience de la situation ethnographique se
relâchait. » Dans ces deux cas, c’est le caractère ethnologique de l’attrait
du terrain qui a mis l’enquête en difficulté, la figure de l’informateur
qu’il a fallu contourner et le rôle d’ethnologue avec lequel il a fallu se
distancier. Le surinvestissement ethnologique sur l’objet est devenu
l’objet de l’enquête.
La recherche que j’ai effectuée questionne un surinvestissement qui
n’est pas proprement ethnologique, anthropologique ou sociologique.
Les médecins ne ponctionnent pas uniquement des informations mais
également des prélèvements de produits corporels comme le sang13.
Dans cette situation, la présence de la recherche biomédicale condi-
tionne la légitimité perçue des enquêtes sur le sida. Comme le
rappellent Das et Poole [2004, p. 4] : « L’ethnographie est un mode de
savoir qui privilégie l’expérience – souvent dans les domaines du social
qui ne sont pas aisément identifiables dans les protocoles plus formels
utilisés par d’autres disciplines. » Dans cette zone incertaine, des réa-
justements épistémologiques se sont révélés heuristiques pour
approcher ce système concurrentiel où la force d’attraction est créée
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par une population de malades sous traitement, dont les données biolo-
giques déterminent largement l’intérêt et le regard (scientifiques) qui
seront portés sur eux. Tout en ayant une conception large du terrain,
cherchant à l’étendre au maximum de ses « localisations anthropolo-
giques » [Gupta et Ferguson, 1997, p. 37-38] l’enquêteur effectue des
déplacements (au sein de l’hôpital, dans d’autres services, et en dehors,
dans les associations et institutions publiques, etc.) pour appréhender la
configuration au sein de laquelle l’enquête est menée.

L’inconfort ethnographique repensé

Finalement, ne s’agit-il pas d’ériger l’inconfort en principe


éthique ? Lorsque Gruénais parlait d’« inconfort ethnographique », il
empruntait en négatif l’expression de « confort ethnographique » utili-
sée par Dozon pour désigner le confort que procure au chercheur la
conduite d’entretiens menés sur des objets « classiques » de l’anthro-
pologie comme le culte ou les représentations de la maladie.
Évidemment, le « terrain » n’est jamais une situation confortable, et les

13. À cet égard, voir les suites des recherches biomédicales menées dans les villages
yanomami du Venezuela et du Brésil à la fin des années 1960, en particulier la question du
prélèvement d’échantillons de sang et de leur restitution [Albert, 2003].
242 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

enquêtes sur le sida, notamment en Afrique, ont montré combien


l’affect pouvait transformer le chercheur. L’inconfort renvoyait aux
relations de longue durée avec des malades, la souffrance cruellement
renforcée par l’absence de traitements disponibles et la perspective iné-
luctable de la mort [Benoist et Desclaux, 1996 ; Fassin, 1999] ainsi
qu’au rôle de l’anthropologue, ses relations avec les médecins, en par-
ticulier les tensions épistémologiques et éthiques liées par exemple à
des situations de non-annonce au malade de sa séropositivité.
Au cours de mon enquête, les entretiens avec les patients, au centre
de soins se sont avérés impossibles, en raison du site saturé, des posi-
tions occupées, mais aussi parce que les personnes y sont
primordialement étudiées, sélectionnées en fonction de leur condition
biologique (charge virale, observance, etc.). Dans un autre ordre d’idée,
bien que certains services hospitaliers soient presque entièrement occu-
pés à traiter des pathologies liées au sida, le fait que la majorité des
personnes séropositives qui ont besoin de traitements soient suivies
modifie la réalité du sida et, partant, participe à la réflexion sur l’objet.
A fortiori, dans un pays extrêmement touché par l’épidémie et où
presque une personne sur quinze suit un traitement antirétroviral, l’en-
quête ethnographique redéfinit sa façon d’appréhender la maladie et la
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prise en charge. Il est envisageable de ne plus l’aborder frontalement,
non plus en s’adressant à une population de « malades », ici, dans la
salle d’attente du centre de soins, mais bien plus en circulant dans la
« population générale », à partir d’interrogations situées dans le site
d’enquête choisi au départ.
L’ethnographie en milieu convoité révèle en les accentuant des
questions méthodologiques, politiques et éthiques qui se posent de
façon constante en anthropologie. La double spécificité d’une enquête
sur le sida et d’un terrain surinvesti confère à ces dilemmes une allure
impérative. Constatant que les positions premières, évidentes de l’en-
quêteur se réduisent, la démarche ethnographique consiste plus que
jamais à se glisser dans les interstices laissés par la configuration
décrite. Les « incertitudes ethnographiques » [Gruénais, 1995] ne se
jouent plus autour de l’annonce de la séropositivité, ni exclusivement
sur la souffrance et la mort mais sur l’offre de soins et de traitements
antirétroviraux qui agit comme une force d’attraction pour les cher-
cheurs entrant dans un système qui doit être appréhendé aux interstices.
L’incertitude peut être définie comme une position prudente, une atten-
tion à l’ensemble des possibilités offertes par les marges, qui donnent
accès à des pistes qui entourent et déterminent le site surinvesti, une
approche non frontale, visant à concilier une posture éthique avec un
effort de distanciation critique dans la relation à l’objet.
ENQUÊTER EN MILIEU CONVOITÉ 243

CONCLUSION

Le terrain botswanais représente un environnement favorable et


disponible à la recherche sur le sida. Cette accessibilité est une aubaine
dans le cadre de la recherche pharmaceutique globale. L’accélération
de l’innovation thérapeutique et les effets de saturation de la recherche
sur les sujets dans les pays du Nord entraînent une compétition féroce
autour des sujets humains pour la conduite d’essais cliniques. Le
Botswana occupe une position dans cette course aux sujets humains
pour la recherche et cette compétition détermine la valeur attribuée aux
données, différant selon les schèmes de pensée des acteurs de la
recherche présents sur le terrain.
L’ethnographie dans ce contexte se prête plus que jamais à une
approche conciliant engagement et distanciation qui entrevoit les pra-
tiques et discours de la politique nationale et internationale de lutte contre
le sida dans les interstices du système. L’enquête incite à envisager de
façon critique les façons dont l’offre de recherche s’imbrique avec l’offre
de soin pour relever les intérêts et pratiques des acteurs de la prise en
charge et de la production de connaissance sur le sida au Botswana. Cette
approche engage par ailleurs la responsabilité du chercheur qui entre dans
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cette configuration et ne doit pas oublier tout ce qui n’est pas saisi par
l’investissement en termes de recherche, ce qui relève d’autres faits et
événements ordinaires. Percevant peut-être cette approche ethnogra-
phique prudente, à l’intersection des trajectoires locales de la pandémie et
de leur influence par les logiques des politiques internationales, une res-
ponsable de la prévention du sida quittant le Botswana après plusieurs
années m’enjoignait à l’issue d’un entretien : « Dans ton analyse, tu dois
être critique ! » C’est aussi, je l’espère, une ébauche de réponse aux ques-
tions que me posaient la surveillante générale à l’issue d’un entretien plus
approfondi que nous avons mené près d’un an après notre première ren-
contre : « Au fait, comment vas-tu écrire tout cela ? […] Qu’est-ce que
cela représente pour moi ? »

REMERCIEMENTS

Ce travail de thèse bénéficie d’un financement de l’Agence nationale de


recherches sur le sida (ANRS). Je tiens à remercier vivement les personnes qui
ont relu ce texte pour leurs commentaires critiques et avisés, en particulier Didier
Fassin. Ce texte doit beaucoup aux échanges avec Laurent Vidal et Lætitia Atlani-
Duault ainsi qu’aux relectures attentives de Barbara Karatsioli et Carolina Rojas.
244 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

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12 : TRAVAILLER DANS DES LIEUX SENSIBLES.
Quand l'ethnographie devient suspecte

Antonella Di Trani
in Alban Bensa et al., Les politiques de l'enquête

La Découverte | « Recherches »

2008 | pages 245 à 260


ISBN 9782707156563
DOI 10.3917/dec.fassi.2008.01.0245
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/politiques-de-l-enquete---page-245.htm
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12

Travailler dans des lieux sensibles.


Quand l’ethnographie devient suspecte

Antonella Di Trani

Août 2003. Dans le Ghetto de Venise, sur le « campo », la grande


place, après l’office du samedi à la synagogue auquel je me suis rendue
le matin même : alors que je discute avec Mario, un habitant du Ghetto,
je vois arriver Simon qui fait partie des membres du conseil de la
communauté juive de Venise chargé de contribuer aux décisions quant
au fonctionnement et à l’organisation de la vie communautaire locale ;
en colère, il m’interpelle en ces termes : « Encore vous ?…Basta ! » Il
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me dit qu’il faut que je cesse « d’observer » et ajoute avec ironie que
désormais « le spectacle des animaux au cirque est terminé » et que je
ne suis plus autorisée à me rendre à la synagogue. Cet échange se
déroule à un moment problématique de l’enquête : après les
événements du 11 septembre 2001 aux États-Unis et alors que se
développent des antagonismes individuels et collectifs forts entre les
habitants du Ghetto et entre les deux communautés juives qui y sont
présentes. Dans ce climat tendu, tout à fait palpable dans les propos des
acteurs et dans l’ambiance générale, la présence de l’ethnologue est
perçue par certains enquêtés comme fortement intrusive. La formule
caricaturale de mon interlocuteur évoquant les « animaux de cirque »
remet en question le regard que l’ethnologue porte sur la situation
étudiée et rend explicite la perception négative qu’on peut avoir de sa
présence et de son enquête.
À cette époque, dans le Ghetto, pour des raisons de sécurité, les
fouilles à l’entrée de la synagogue sont systématiques et les visiteurs ou
« ceux de l’extérieur » souhaitant assister à l’office doivent au préala-
ble se présenter au bureau de la communauté munis d’une pièce
d’identité. Au cours de mon altercation avec Simon, qui me voit pour-
tant dans le Ghetto depuis plusieurs mois et qui manifestement connaît
l’objet de mon enquête, je tente de lui expliciter les raisons de ma
246 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

présence : je me rends fréquemment à la synagogue afin de comprendre


la façon dont le rite religieux vénitien est pratiqué, étant donné la
variété de ses formes et de ses origines due à l’hétérogénéité de la com-
munauté juive depuis la création du Ghetto. Mon interlocuteur ne tient
pas compte de mes arguments et finit par m’informer que l’accès à la
bibliothèque ainsi qu’aux archives dans le Ghetto me sont désormais
interdits. Il s’agit pourtant de lieux publics qui ne nécessitent habituel-
lement aucune autorisation spéciale. Enfin, en prétextant que mon
enquête dure à son avis trop longtemps, il me demande d’y mettre
immédiatement un terme et de quitter les lieux. Quelques jours plus
tard, dans l’intention de renégocier ma place sur une partie du terrain
qui semblait définitivement se fermer, je fis part de cette altercation aux
responsables de la communauté, qui, confus, regrettèrent cet incident et
s’en excusèrent. Les injonctions de Simon furent jugées injustifiées,
mais l’épisode ne manqua pas de diviser les opinions à mon sujet dans
le Ghetto et parmi les personnes de la communauté. Certains soute-
naient que la présence d’un ethnologue dans leur lieu de culte était
déplacée, « suspecte » ou « étrange », dans ce moment qu’ils estimaient
« sensible », d’autres, mettant en avant l’intérêt de laisser mener des
recherches sur le Ghetto par une doctorante, estimaient que l’accès à
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ces lieux ne pouvait m’être refusé. Après cette affaire, si je pus retour-
ner aisément à la bibliothèque et aux archives, mes conditions d’accès
aux lieux de culte n’en furent pas moins soumises à une restriction ; je
ne pouvais m’y rendre uniquement sur invitation expresse d’une per-
sonne de la communauté. J’ai continué une partie de mes recherches,
grâce à la bienveillance de ceux qui étaient devenus mes « alliés ». Ils
me venaient en aide en m’invitant à la synagogue et par là, aussi aux
fêtes religieuses se déroulant chez eux, ce qui ne rendait pas moins
complexe ma position à la fois à l’intérieur et en dehors du Ghetto et
de la communauté. La légitimité de ma présence n’en était pas complè-
tement restaurée puisque je continuais, selon certains enquêtés, même
sous ces conditions, à « faire intrusion » dans leur univers. L’altercation
avec Simon s’est avérée très significative au cours de mon enquête
parce qu’elle a rendu nettement visible, et ce sous divers aspects, le
contexte spécifique de son déroulement, à savoir l’enchevêtrement des
problèmes liés à l’histoire longue du Ghetto et de ceux, plus conjonc-
turels, renvoyant au contexte du moment. Comme le souligne Alban
Bensa [2006, p. 34], « la société d’accueil fait du séjour de l’enquêteur
en son sein un événement qui prend place dans les enjeux du moment,
dans l’histoire locale ».
Après mon différend avec Simon, la question de la place de l’ethno-
graphe sur un « terrain sensible » et la façon dont ces situations tendues
TRAVAILLER DANS DES LIEUX SENSIBLES 247

modifièrent la perception que les acteurs eurent de ma présence


devinrent centrales. La relation d’enquête et donc la pratique ethnogra-
phique elle-même s’en trouva affectée et il me fallut les repenser dans
les limites qui s’imposèrent progressivement au fil des événements au
sein de ce milieu urbain marqué par la suspicion, voire la crainte. En
quoi ce contexte de suspicion affecte-t-il la parole et l’énonciation des
acteurs et favorise-t-il l’élaboration de stratégies d’évitement, la multi-
plication des non-dits, obligeant ainsi l’ethnographe à ajuster sa
méthode d’observation et d’entretien ?
La temporalité et le contexte dans lequel l’enquête prend effet
doivent être questionnés. Que faut-il, au fond, entendre par « milieu
d’enquête difficile » ou encore par « terrain miné » ? Selon Daniel
Bizeuil [2007, p. 72], il faut « relativiser cette idée de milieu d’enquête
difficile et prendre en considération l’idée d’une hiérarchie quasi
objective des difficultés pouvant exister lors d’une enquête. » La
difficulté est d’emblée associée aux dangers auxquels l’ethnologue
peut se retrouver confronté dans des contextes violents ou dans les
zones de conflits armés. Par ailleurs, il existe, comme le souligne
Dionigi Albera, [2001, p. 5], des « mines méthodologiques et
épistémologiques disséminées particulièrement dans les terrains
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contemporains. L’accélération de la circulation des informations […]
l’émancipation des objets ethnologiques face à une ethnologie en
profonde transformation rendant problématique le positionnement du
chercheur. »
Dans le cas qui nous intéresse et contrairement à ce que laisse
entendre le terme « ghetto », il convient d’écarter à propos du Ghetto
de Venise toute idée de danger habituellement associée à d’autres
figures du ghetto comme celle de « El barrio » à East Harlem à New
York [Bourgois, 2001]. À travers les descriptions minutieuses du
quotidien des acteurs, Philippe Bourgois montre comment se déploient
dans ce lieu les logiques de violence et de danger, la criminalité et la
présence de pratiques illégales constituant en soi un terrain sensible
pour l’ethnologue. Or, si dans certains milieux « les risques physiques
sont faibles, l’épreuve relationnelle et la tension peuvent y être pires »
[Bizeuil, 2007, p. 72], comme lorsque l’ethnologue devient suspect ou
que ses recherches font l’objet d’incompréhension ou de méfiance.
À Venise, le Ghetto n’est pas une enclave ni une zone d’insécurité.
La complexité de mon travail d’enquête a été liée dans un premier
temps à mes conditions d’entrée sur le terrain. L’accueil des habitants
de la communauté juive vénitienne et de la communauté Loubavitch1,

1. La communauté Loubavitch est une branche du Hassidisme.


248 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

a été des plus bienveillants. Toutefois, la compréhension de mon sujet


d’étude et la perception que les acteurs impliqués dans le Ghetto ont de
l’anthropologie ont d’emblée fait problème.

SUSPICION ET ACCÈS AU TERRAIN :


L’ANTHROPOLOGIE EN QUESTION

Lorsque je suis arrivée dans le Ghetto de Venise en avril 2002, je me


suis présentée auprès des communautés juives, vénitienne et
Loubavitch comme doctorante en ethnologie menant des recherches sur
les pratiques et les usages que les différents acteurs font de ce lieu sin-
gulier. La nouvelle de ma présence dans le Ghetto et de mon lieu de
provenance – une école universitaire en France – s’était vite ébruitée
dans ce lieu exigu, et ce milieu d’interconnaissances serrées où les per-
sonnes circulent exclusivement à pied. Au début, j’habitais en dehors
de la zone directe avoisinant le Ghetto. Par cette « extériorité » provi-
soire, j’entendais articuler divers points de vue afin de comprendre ce
qu’il restait de l’enclave et le sens que les acteurs donnaient aux
anciennes limites historiques du Ghetto au sein la ville.
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L’accès à mon terrain et les demandes d’entretien ont été marqués
par les conditions de réception de mon objet d’étude et de l’anthropo-
logie ou de l’ethnologie en tant que disciplines. Certains interlocuteurs
se montraient d’emblée réticents, me signifiant ouvertement leur
méfiance et leur sentiment de suspicion à l’égard d’une discipline
qu’ils percevaient comme peu crédible, illégitime et honteuse, parce
qu’indissociable de l’anthropométrie et des lois raciales promulguées
en 1938 en Italie. Si les réserves des enquêtés semblaient s’atténuer
face aux précisions que je leur fournissais quant à mon projet de thèse,
elles ne s’estompaient entièrement que lorsqu’il était bien compris que
mon enquête allait porter uniquement sur la période contemporaine.
Cette vérité venait contrebalancer les réticences initiales et éveiller
enfin chez mes interlocuteurs un intérêt. Tout en se prêtant à l’entretien,
ils annonçaient de façon liminaire qu’ils voulaient bien me parler de
leur implication dans le Ghetto mais à condition que les questions rela-
tives à la Seconde Guerre mondiale ne soient pas abordées. Certains
enquêtés exprimaient leur défiance et leur agacement en présence de
« toutes ces personnes, qui posent trop de questions sur cette période ».
Pour obtenir un entretien, il était parfois nécessaire de revenir sur mon
projet scientifique afin d’écarter toute idée de « reportage caricatural
sur le Ghetto », « d’un article pour un journal étranger » ou « d’un livre
sur les juifs ».
TRAVAILLER DANS DES LIEUX SENSIBLES 249

Le Ghetto de Venise en tant qu’objet de recherche

Le Ghetto de Venise est une petite partie du « sestiere »2 de Cannareggio, se


situant au nord-ouest de la ville de Venise. Historiquement, il naît en 1516, par
un décret du Sénat de la République de Venise qui décide d’instituer dans une
aire de la ville nettement périphérique, loin de son cœur commercial, religieux
et politique, un lieu de résidence forcée pour les juifs de Venise. Ils y seront
contraints à résider jusqu’en 1797, date à laquelle Napoléon met fin à la
coercition et aux limites physiques « officielles » de l’enclave. [Calabi, 1991].
Échappant à la définition de Louis Wirth de l’école de Chicago, le Ghetto de
Venise n’est plus une zone urbaine délimitée sur la base d’une concentration
imposée ou d’un regroupement volontaire où réside une population homogène
de par sa provenance, ses caractères linguistiques, sa religion ou son statut socio-
économique. Il s’agit d’une partie de la ville qui bénéficie d’un regain d’intérêt
et de politiques de revalorisation depuis les années 1980, de la part de la ville de
Venise et de la communauté juive, impliquant des logiques et des processus de
patrimonialisation. En tenant compte de son dense passé historique attesté par
les archives et les témoignages, ma recherche se propose de faire une
ethnographie soucieuse de restituer les pratiques des acteurs, les usages très
hétérogènes qu’ils font de ce lieu selon la façon dont ils y sont impliqués.
Cependant si l’étude de ces aspects révèle, dans la quotidienneté, les modalités
selon lesquelles les acteurs appréhendent le Ghetto, elle ne donne pas toujours
une plus large compréhension de ce qui se joue par rapport à une situation plus
complexe. Il m’a donc semblé important de porter une attention particulière au
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discours des acteurs. Au fil du travail de terrain, l’étude de ces énoncés en
situation m’a permis de décoder les rapports de force entre juifs vénitiens
« établis », c’est-à-dire implantés dans le Ghetto depuis le XVIe siècle, et
nouveaux arrivants, « outsiders » : la communauté juive Loubavitch en
provenance essentiellement des États-Unis, présente dans le Ghetto depuis 1990.
Avec ces derniers une partie des habitants du Ghetto entretient des rapports
conflictuels quotidiens et permanents. S’il arrive que ces divers antagonismes
donnent lieu à des altercations ou à des actes plus graves à caractère raciste,
comme l’épisode des tranches de salami retrouvées un matin sur les poignées du
local des Loubavitch, ils sont surtout tangibles à travers les discours des uns et
des autres. Il est intéressant de constater également comment les juifs vénitiens
convoquent et réactivent le passé historique du lieu pour le valoriser. On peut
ainsi souligner leur implication dans sa construction sociale et historique, par
rapport aux nouveaux arrivants, dépourvus, pour leur part, de lien
« généalogique » avec le Ghetto. Les deux « groupes » s’engagent ainsi dans
« des pratiques individuelles et collectives de distinction » [Elias, 1986] et dans
une concurrence pour représenter la judéité vénitienne dans le Ghetto. Ils
entendent également appuyer leur revendication d’appartenance à un lieu qui, en
conséquence, devient un enjeu important au quotidien dans lequel l’ethnographe
ne peut que se retrouver impliquée.

2 La ville de Venise contient six quartiers, chacun d’eux apparaît sous le terme de
« sestiere ».
250 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Dans d’autres cas, l’entretien ne semblait pas du tout envisageable.


Ainsi, un jour, je vais voir Lidia – une Vénitienne n’habitant pas dans
le Ghetto mais qui le fréquente, notamment durant les fêtes religieuses
juives – afin de lui demander un entretien. Je lui explique que je pré-
pare une thèse en anthropologie sociale et, alors que je m’apprête à
détailler l’objet de mon enquête, elle m’interrompt sur le champ en me
répondant sèchement : « Un entretien ? Pourquoi ? Les Juifs ne sont pas
un objet d’étude ! ». Lors de ce premier et dernier contact quelque peu
inconfortable, j’avais précisé que mes recherches ne portaient pas spé-
cifiquement sur la communauté juive de Venise mais sur les pratiques
des gens dans le Ghetto, sur leur perception du lieu par rapport à son
passé historique et les façons qu’ont les habitants ou les personnes qui
y sont impliqués de contribuer à sa construction sociale. Mes explica-
tions n’ont pas abouti et mon interlocutrice m’a fait part de sa méfiance
quant à « la façon dont [je] compte représenter les juifs » dans mes
recherches. Même cas de figure avec Aaron ; ce jeune enseignant me
prévient dès le début de l’entretien : « La dernière fois qu’on a fait une
étude sur la communauté juive vénitienne on l’a fait comme si on était
des Indiens3 ! » Je lui demande alors de préciser ce qu’il entend par
« Indiens » et il me répond : « des sauvages ». Et par sauvages : « La
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façon dont on ne veut pas être représentés… mais perçus comme tu me
vois, là… maintenant. » La discussion qu’il avait amorcée à la suite de
cette réflexion montrait de façon saillante l’importance qu’il accordait
à la question de la perception et de la représentation de « l’autre » et les
problèmes que lui posait la « méthode ethnographique ».
La notion d’ethnologie ou d’ethnographie ne fut pas plus appréciée
par un autre de mes interlocuteurs qui, hésitant à répondre à ma
demande d’entretien, me rétorqua d’un ton amusé mais définitif : « Je
ne fais pas partie d’une ethnie ! » D’autres personnes, qui avaient pris
connaissance de l’enquête que je menais dans le Ghetto, m’évitaient
lorsqu’elles me croisaient, en écartant implicitement l’idée d’un entre-
tien, « une mise en scène qui écartait toute possibilité de
conversation », [Bougerol, 1997, p. 49]. Par là, chacun montrait à sa
manière l’importance accordée à une rumeur tenace en y ajustant ses
réactions. Les interlocuteurs qui sont « conscients de leur impossibilité
à contrôler la façon dont ils vont être représentés dans le texte ethno-
graphique, […] font des remarques ou refusent simplement de parler,
préférant le silence à la participation dans un projet sur lequel ils ont un
doute quant aux résultats » [Goldstein, 2002, p. 511].

3. Il fait référence à une thèse d’un anthropologue, écrite il y a une vingtaine d’années
et qui portaient surtout sur les fêtes juives dans le Ghetto.
TRAVAILLER DANS DES LIEUX SENSIBLES 251

Par ailleurs, dans l’entretien lui-même, se manifestaient la prégnance


de la référence au passé du Ghetto et la perception négative déjà
ancienne de l’anthropologie en ce lieu. Francesco, un juif vénitien à la
retraite et dont la famille a habité dans le Ghetto pendant la guerre,
s’enquiert avec bienveillance du déroulement de mon enquête puis
ajoute, au début du deuxième long entretien qu’il m’accorde : « Est-ce
que vous arrivez à faire vos recherches dans ce contexte ? Si vous n’y
parvenez pas et que les gens ne veulent rien vous répondre, c’est parce
qu’ici l’anthropologie est mal vue, ils ne veulent pas en entendre par-
ler… à cause des lois raciales, la guerre… » Face à certains enquêtés,
les informations et les explications à propos de l’objet de mes
recherches pesaient résolument moins que le fait de préciser que j’ex-
cluais le thème de la guerre. La reformulation de l’objet de l’entretien
auquel je devais donner une légitimité avant, pendant et après celui-ci,
servait à lever une suspicion initiale et se posait comme une condition
à son bon déroulement en rendant enfin l’échange possible. Mais cette
suspicion induisait aussi un effet d’autocensure de ma part devant les
enquêtés, craignant de les heurter sur une période délicate dans laquelle
ils avaient été plongés directement ou indirectement.
Le 25 avril, jour de la commémoration de la Libération en Italie,
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j’assiste à Venise à la fin du « parcours de la mémoire », qui se termine,
comme le veut l’usage dans le Ghetto, devant le monument retraçant
les épisodes de la Shoah. Y prennent part, outre les diverses associa-
tions, celle des « démocrates de gauche ». Au cours d’une conversation
informelle, Zacharie, un habitant du Ghetto me dit : « Tu étudies en
France… En Italie nous avons eu les lois raciales mais vous, vous avez
eu en plus l’affaire Dreyfus, et puis tu as vu le résultat des élections ? »
dit-il, en commentant le discours prononcé le même jour dans le Ghetto
par le Président de l’union des communautés juives d’Italie et qui fai-
sait référence au premier tour des présidentielles de 2002 en France où
Jean-Marie Le Pen était arrivé en seconde position. Dans sa critique,
tout en évoquant le pays où je mène ma thèse, Zacharie compare des
événements qui se sont produits dans les deux pays et souligne celui
qui, à son avis, cumule le plus de signes « inquiétants ».
Pour certains informateurs, l’anthropologie était indissociable de la
notion de « race », considérée comme péjorative. Au cours d’un entre-
tien sur les rapports de « concurrence » et les antagonismes entre
communauté juive Loubavitch, Teresa, une habitante du Ghetto depuis
une quinzaine d’années, s’écarte progressivement du sujet et me
demande : « Mais les juifs, c’est une race, non ? » Je rétorque que non,
ce qui provoque son étonnement : « Comment non ? Mais si ! toi qui
étudies l’anthropologie tu devrais le savoir ! Mais alors ce n’est pas la
252 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

vraie anthropologie que tu fais. » En répondant non à la question de


mon interlocutrice, je ne fais plus, à ses yeux, figure d’« expert » en
anthropologie. Elle remet donc en cause la validité de l’anthropologie
que je pratique et avance l’idée de l’existence d’une seule et « vraie »
anthropologie, celle qui expliquerait l’appartenance des juifs à une
race. J’ai dû ainsi souvent faire face aux conceptions préétablies et
erronées de mes interlocuteurs et confronter ma démarche ethnogra-
phique à ces préjugés.
Ces exemples montrent, comme le souligne Jeffrey Sulka [2007,
p. 264], que « les gens élaboreront leurs propres explications à partir de
ce que font les chercheurs, et celles-ci sont souvent des versions simpli-
fiées des explications qui sont données par les chercheurs eux-mêmes ».

SUSPICION ET ÉVÉNEMENT : LA PAROLE AFFECTÉE

La suspicion des enquêtés vis-à-vis de l’anthropologie se conjuguait


aussi au climat de tension induit dans le Ghetto par les événements du
11 septembre 2001. Le Ghetto avait en effet été mis sous surveillance
par la garde financière4 qui patrouillait dans la zone 24h/24. Cette pré-
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sence policière permanente ainsi que l’annulation du carnaval qui se
tenait habituellement sur la grande place du Ghetto avaient accru l’im-
pression de danger, la crainte d’une menace. Toutefois, ce sentiment
variait en fonction de la perception que les acteurs pouvaient avoir des
événements qui secouaient la vie politique internationale de l’époque.
Une habitante du Ghetto admet : « Je n’ai pas peur, mais je ne suis pas
si tranquille, si la garde financière est là, donc ça veut dire que dans le
Ghetto il y a un risque… un danger, c’est vrai quelque chose pourrait
arriver… je ne sais pas moi (elle hésite)… un attentat ici ? Dans les
journaux, ils disent que les villes touristiques comme Venise sont
menacées surtout au moment des fêtes. » Un autre me dit : « L’autre
jour vous étiez là, non, quand il y a eu un peu de panique, des hommes
grenouilles fouillaient le canal en face du Ghetto parce qu’il y avait un
objet suspect, enfin je dis que si ça doit arriver… » Durant les
entretiens à propos du quotidien des acteurs, les enquêtés rendaient
compte de façon plus ou moins explicite de leur sentiment d’inquiétude
face au climat tendu qui se faisait ressentir dans le Ghetto, de leurs

4. La garde financière (Guardia di Finanza) est un corps spécial de la police qui dépend
directement du ministère de l’Économie et des finances. Elle fait partie des forces armées de
l’État et pourvoit à la prévention, recherche et dénonciation des évasions et violations finan-
cières, ainsi qu’au contrôle et respect des dispositions d’intérêt politique et économique, au
maintien de l’ordre et de la sécurité publique, et à la défense des frontières.
TRAVAILLER DANS DES LIEUX SENSIBLES 253

« préoccupations qui sont là mais, dont ils ne veulent pas trop parler ».
Une habitante m’explique ainsi qu’elle « ne préfère pas trop dire
qu’elle n’est plus tranquille dans son quartier ». L’idée de crainte et de
tension était ainsi affirmée de façon singulière, presque par antiphrase,
par une forme de négation qui renvoyait à ce qui ne pouvait être énoncé
en clair, d’où un certain resserrement de la parole.
Les acteurs percevaient le Ghetto en fonction du travail médiatique
qui rendait tangible, presque physiquement, les conséquences de l’évé-
nement du 11 septembre. L’événement, d’une manière générale, « ne se
donne jamais dans sa vérité nue, il se manifeste – ce qui implique aussi
qu’il est manifesté, c’est-à-dire qu’il résulte d’une production, voire
d’une mise en scène : il n’existe pas en dehors de sa construction. »
[Bensa et Fassin, 2002]. Il convient donc de porter une attention parti-
culière à la perception que les acteurs locaux ont du lieu en regard des
effets médiatiques qui accompagnent les événements et en fonction des
différents sens qu’ils attribuent, dans ce contexte spécifique, à la pré-
sence et à la démarche de l’ethnologue.
Pour éviter que le terme de suspicion à propos du Ghetto n’appa-
raisse comme une notion flottante, il convient de préciser comment les
acteurs l’expriment dans les entretiens ou les échanges informels. Si je
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me suis retrouvée confrontée à un climat tendu dès mon arrivée en
avril 2002, la méfiance à mon égard s’est vue construite et renforcée
par la durée prolongée de ma présence sur le terrain. Ce temps long a
inévitablement contribué à consolider des liens avec les divers acteurs
et m’a permis de gagner la confiance de ceux qui avaient émis le plus
de réserves face à ma discipline. En retour, ma présence durable dans
le Ghetto a éveillé auprès des personnes et de certains habitants une
série d’interrogations sur mes véritables raisons et motivations.
Ainsi, au milieu de ma deuxième période de terrain, de mars à
novembre 2003, mon travail d’enquête a été ouvertement jugé trop long
pour n’être « qu’une simple enquête pour la thèse ». Mon intérêt pour
les études juives a fait par ailleurs l’objet de spéculations en étant inter-
prété comme une volonté de me convertir au judaïsme.
Il arrivait souvent qu’en croisant un habitant dans le Ghetto, celui-
ci me fasse part des « bruits » qui circulent à mon propos : « il paraît
que ta thèse, c’est une couverture et qu’en réalité tu fais autre
chose… », me disait-on tout en restant dans le registre du sous-entendu
comme pour renforcer la suspicion. La rumeur jouait là un rôle déter-
minant. Par une écoute attentive et la mise en série de ces multiples
« bruits du Ghetto » qui circulaient et qui étaient énoncés à demi-mot,
j’avais connaissance, du moins en partie, du contenu de la rumeur à
propos de mon activité et, par là, de la perception que les acteurs
254 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

avaient de ma démarche et de ma présence. Un autre interlocuteur me dit


un jour : « Il semblerait que tu travailles pour quelqu’un, un programme,
une organisation de renseignement. » L’idée que j’étais perçue comme un
espion était devenue bien tangible par la réitération de remarques telles
que : « Mais tu espionnes ? » L’accusation d’espionnage renvoie souvent
aux préoccupations antérieures des enquêtés que « l’ethnographe suscite
par sa seule présence » [Renahy, 2006]. Pour certains, le fait de « poser
trop de questions » et de « vouloir trop en savoir sur le Ghetto » dans un
contexte délicat était forcément perçu comme une autre activité que la
préparation d’une thèse. D’autres me demandaient : « Vous n’enquêtez
que pour la thèse ? Qui finance vos recherches ? » Je répondais qu’il
s’agissait d’une bourse du ministère de la Recherche, de la Culture et
l’Enseignement au Luxembourg, le pays où j’ai grandi ; face à cela, ils
restaient silencieux ou peu convaincus et répondaient : « Ce n’est pas
vrai ! » ou : « C’est le Luxembourg et l’Europe qui te payent pour espion-
ner ? » Face aux rôles que les acteurs m’attribuaient avec instance,
raconter ma trajectoire en détail pouvait dénouer les suspicions. À l’in-
verse, rester évasive à mon sujet était souvent interprété comme une
volonté de ma part de contribuer à maintenir la suspicion : « Tu ne dis
pas tout ! » me reprochait ainsi un enquêté. Au-delà de ces accusations
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directes, les rumeurs me concernant ont eu une influence considérable
sur les prises de parole et les non-dits des acteurs.
Il n’est pas rare que les anthropologues menant une enquête soient
accusés de travailler pour des agences de renseignements. Comme le
souligne Philippe Bourgois [1990, p. 44], « certains anthropologues en
Amérique du Nord ont dénoncé la collaboration volontaire ou involon-
taire de l’anthropologie avec les agences du gouvernement américain ».
Il précise que « l’armée américaine avait aussi commencé une série
d’études ethnographiques (Ethnographic Study Series) en publiant un
volume sur les groupes minoritaires […] » pour constituer une base de
données pour l’armée ou pour les organismes ayant besoin d’informa-
tions sur leurs institutions sociales, économiques et politiques et sur leurs
pratiques. De même, au lendemain du 11 septembre, certaines agences
de renseignements aux États-Unis telles que la Pat Roberts Intelligence
ont financé le travail de terrain des étudiants en anthropologie auxquels
il a été demandé, une fois l’enquête terminée, de travailler pour la CIA.
En définitive, les « gens accordent un faible crédit aux explications
du chercheur, trop vertueuses pour être sensées et innocentes et en
conséquence lui répondent selon les raisons, […] qu’ils imaginent à sa
présence » [Bizeuil, 1998, p. 760]. Dans un contexte de suspicion et où
la rumeur à propos de l’ethnographe est déjà largement établie, les
informations que j’avais données au début du terrain et qui faisaient
TRAVAILLER DANS DES LIEUX SENSIBLES 255

partie de mon identité, comme mon lieu de provenance, etc., ont été
réinterprétées. Un habitant me dit un jour en présence d’autres per-
sonnes du quartier : « À mon avis, tu travailles pour les renseignements,
c’est pour ça que tu parles plusieurs langues et qu’on ne sait pas très
bien d’où tu viens ». Et « c’est pour ça qu’elle est seule ici » ajouta un
autre. Je dus expliquer que j’étais de nationalité italienne ayant suivi
mes études en allemand au Luxembourg et faisant mes études univer-
sitaires actuellement en France. Les informations que les interlocuteurs
avaient eues au début de mon séjour de terrain prenaient ainsi un autre
sens en référence à une nouvelle situation de tension. Avoir à démentir
les suspicions devenait fastidieux et compliquait mon travail tout en
affectant inévitablement la relation d’enquête.
Dans le Ghetto, le climat de tension s’est intensifié en raison des
événements politiques mondiaux, en particulier après les attentats de
novembre 2003 visant deux synagogues à Istanbul. Le samedi
15 novembre une personne de la communauté juive de Venise informe
le Rabbin pendant l’office à la synagogue que des attentats ont été per-
pétrés en Turquie. À la sortie, la nouvelle s’ébruite dans le Ghetto. Une
certaine agitation est perceptible. Les mesures de sécurité sont renfor-
cées dans les heures qui suivent. Le matin du 16, les habitants et les
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personnes fréquentant quotidiennement le Ghetto s’inquiètent devant
les titres de la presse locale [Il Gazzettino del Nord-Est, 16 novembre
2003] : « Surveillance renforcée dans le Ghetto. Après les attentats
d’Istanbul, les forces de l’ordre ont intensifié les contrôles […]. Le pré-
fet de police […] visite la zone. » Hormis les services de sécurité
habituels « les forces de l’ordre ont prévu des contrôles supplémen-
taires avec la police en civil ». L’auteur de l’article informe qu’il y aura
une politique de prévention et que, dans ce contexte, Venise est la ville
la plus exposée du nord-est de la péninsule. Le quotidien rapporte éga-
lement la réaction du Président de la communauté juive de Venise qui
s’était rendu dans le Ghetto le matin même : il précise que « ce qui est
arrivé ces jours-ci montre bien que le terrorisme risque de s’exporter à
l’étranger ; le Ghetto dans ce contexte de tension internationale est
sûrement une cible de premier plan. Historiquement celui de Venise est
le premier Ghetto5 et, dans la ville, il s’agit d’un site très concentré avec
les cinq synagogues, les archives, le musée et d’autres structures
importantes sans parler des petits magasins « typiques ».

5. C’est la première enclave qui en porte le nom, puisque le mot « Ghetto » vient du
dialecte vénitien « geto » signifiant fonderie et qui fait référence à la fonction du site avant
l’institution de l’enclave. La « Carrière » de Carpentras semble être l’enclave la plus
ancienne, datant de 1496 et instituée non pas par une République comme ce fut le cas à
Venise mais par le Pape.
256 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Selon le sens que les différents acteurs donnaient à la fois aux


événements d’Istanbul qui faisaient écho à ceux du 11 septembre et aux
informations relayées par la presse locale, la perception du Ghetto allait
définitivement changer et devenir indissociable de celle d’un lieu « à
risque ». Le renforcement des mesures de sécurité donnait soudain à
voir le « rétablissement » des anciennes limites de l’enclave, d’un péri-
mètre précis, d’une « entrée » et d’une « sortie » du Ghetto, lieux qui
se retrouvaient, dans les discours et les récits des acteurs, à protéger
particulièrement des menaces extérieures. À cette époque, les soirs de
vendredi, en passant dans le Ghetto, je voyais une longue file d’attente
devant la synagogue, les juifs vénitiens et les groupes de visiteurs
venaient y passer le shabbat. Alors que l’heure du début de l’office était
déjà passée, les fouilles, devenues désormais systématiques à l’entrée,
se poursuivaient en silence.
Consciente de la difficulté qui m’attendait pour me placer dans le
Ghetto, je décidai d’aller habiter dans un édifice situé sur la grande
place ; une position centrale où l’activité est la plus intense. S’il était
difficile de continuer à enquêter dans ce contexte, l’observation des
limites qui étaient en train de se tracer pouvait éclairer l’ampleur et les
effets de la dramatisation du moment et donner accès à la façon dont
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les acteurs la percevaient. Les difficultés qui, à première vue, pouvaient
faire figure d’entrave à mon enquête n’en compromettaient pas pour
autant le déroulement, la collecte des informations et l’observation.
Elles déplaçaient les orientations ethnographiques de départ et se pré-
sentaient comme de nouveaux outils servant à décortiquer la
complexité des situations. Par là, elles permettaient d’accéder aux pro-
blématiques sous-jacentes et à accumuler un matériau d’enquête plus
dense et plus nuancé.
La position de l’ethnographe, les places qui lui sont successivement
assignées ou les rôles qui lui sont attribués par les interlocuteurs sont
toujours susceptibles de changer et d’évoluer au fil de l’enquête. Un
informateur que je connaissais bien me faisait part des inquiétudes de
quelques personnes dans le Ghetto en raison de ma présence prolongée
sur le terrain. Il m’informa un jour qu’au cours d’une réunion de la
communauté juive de Venise, « on a parlé de [moi] », et que la ques-
tion de savoir ce qu’on allait faire de mon « cas » s’était posée. J’en
déduisis que ma présence créait des divisions au sein de la commu-
nauté, entre ceux qui reconnaissaient l’intérêt de mon travail et qui
m’avaient fortement soutenue tout au long de mon terrain et ceux qui
émettaient des réserves comme lors de l’altercation avec Simon. Il
précisait gentiment qu’à ce stade de l’enquête, il ne fallait pas leur « en
vouloir », sans me préciser de qui il parlait, « s’ils sont suspicieux à
TRAVAILLER DANS DES LIEUX SENSIBLES 257

votre égard ». Il s’agissait moins d’un « problème de confiance » selon


ses termes, que de savoir ce qui allait « advenir de mes recherches ».
« Toutes ces informations » pourraient peut-être « se retourner contre »
eux dans ce moment sensible. Il s’agissait plus particulièrement d’une
crainte que la thèse soit donnée à lire, avec ou sans mon accord, à une
autre institution, ou récupérée par des gens que [je] ne connais pas bien
ou bien encore, qu’elle se retrouve « dans des milieux palestiniens » à
mon insu. Comme le souligne Jeffrey Sulka [2007] : « Beaucoup de
gens croient de plus en plus que les anthropologues, même ceux enga-
gés dans des recherches « innocentes » sont de fait ou potentiellement
dangereux pour eux. »
Craignant que les informations que je recueillais puissent d’une
façon ou d’une autre être utilisées ou se retourner contre eux, mes
informateurs ne refusaient pas mes entretiens mais utilisaient des stra-
tégies d’évitement dans leur discours. Dans le contexte du Ghetto à ce
moment-là, les acteurs avaient tendance à s’autocensurer. J’étais ainsi
confrontée dans les entretiens à l’élaboration de faux-fuyants. Les
informateurs employaient des « stratégies défensives visant à minimi-
ser les risques de parole » [Sardan, 1995, p. 9], ne livrant que peu
d’informations ou retournant l’entretien à leur avantage. Dans ces
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situations, où l’acte de parole est très contrôlé, les interlocuteurs n’im-
posaient pas le silence, laissaient mes questions sans réponse mais
avaient recours à un discours emprunté, paradoxalement « hors
contexte », notamment en racontant de façon répétitive l’histoire du
Ghetto. Ils livraient ainsi un discours artificiel mais détaillé, précisaient
comment le Ghetto s’était institué, ou mettaient en avant qu’il s’agis-
sait du plus ancien Ghetto du monde, le plus souvent en s’appuyant sur
les traces matérielles encore tangibles qui témoignent des anciennes
activités commerciales ou bancaires au sein de l’enclave. Il s’agissait là
d’une restitution de l’histoire locale officielle qui permettait à mon
interlocuteur non seulement de ne pas parler de la situation actuelle
dans le Ghetto mais de ne pas s’impliquer complètement dans
l’échange, de se tenir en position d’extériorité et de dessiner par là les
limites de son discours.
L’entretien implique divers registres, il « oscille habituellement
entre deux pôles, la consultation et le récit. Celui qu’on appelle parfois
un informateur est tantôt un consultant, tantôt un racontant » [Sardan,
1995, p. 6]. Dans le registre de la consultation, l’informateur utilise les
« référents sociaux ou cultures », et « fait part de sa connaissance sur
un sujet qui semble refléter au moins en partie un savoir commun qu’il
partage avec d’autres acteurs locaux ». Dans celui du « récit à la
première personne », il rend compte de sa trajectoire, des situations ou
258 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

des « événements dont il a été l’acteur » [Sardan, 1995]. Les enquêtés,


dans un dispositif d’évitement du discours, étaient réticents à
s’exprimer sur ce registre et y substituaient une discussion sur l’histoire
locale. L’entretien peut parfois « donner lieu à des formes
d’interactions inattendues. L’ethnologue est alors pris au dépourvu,
déstabilisé. Le temps, alors, ne s’inscrit pas dans un mouvement
pendulaire rythmé par le jeu des questions réponses » [Arrif, 2001/2,
p. 36]. Afin d’éviter de donner une réponse ou pour s’informer du stade
de mon enquête, certains interlocuteurs inversaient le rôle
enquêteur/enquêté. Ils me posaient une série de questions en
s’informant sur moi, sur la durée de mon terrain, sur les personnes avec
qui j’avais déjà parlé ou sur ce que j’allais faire des entretiens
enregistrés. L’interlocuteur se plaçait alors sur un registre qui se
rapprochait de celui de l’investigation tout en vérifiant par là les
rumeurs dont je faisais l’objet.
Pour certains interlocuteurs, donner une réponse équivaut à livrer une
information jugée « chaude », pouvant jouer contre leurs intérêts ou
indirectement se retourner contre eux. J’obtenais des réponses vagues
lorsque je posais des questions trop directes quant au plan architectural
de leur habitation, à leur statut de propriétaire ou de locataire, aux
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couloirs qui permettaient autrefois de traverser l’ensemble du Ghetto en
passant par ses édifices et aux recompositions actuelles des espaces
privés. Vouloir accéder à une compréhension physique du Ghetto
soulevait des inquiétudes. Le fait de connaître par les archives ses plans
architecturaux et urbains, de les photographier – le geste n’était plus un
acte si anodin – faisait l’objet d’interrogations. Connaître les « recoins »,
les accès, les détails des agencements entre les espaces domestiques et
publics ainsi que le sort des espaces non encore appropriés renvoyait à la
vision panoptique que l’ethnologue pouvait avoir des lieux. En somme,
les informations pouvant contribuer à établir une cartographie du Ghetto
étaient perçues très négativement. Ainsi, « même les questions les plus
innocentes », incluant des éléments de base de l’enquête ethnographique,
« peuvent inspirer des multiples interprétations si elles sont perçues à
partir d’une position de méfiance ou de suspicion » [Goldstein, 2002,
p. 501]. Dès lors, formuler et poser une question n’est jamais pour
l’ethnographe un acte sans conséquences. Comme l’a montré Anton Blok
[2001, p. 62] sur un « terrain miné », il n’est pas possible « d’enquêter de
façon directe en posant des questions à brûle-pourpoint ». Le fait de
poser une question sans détours peut exposer l’ethnographe à un refus de
réponse. Il précise : « Quand on répond à vos questions, il se peut qu’on
vous raconte ce que vous voulez entendre » ou bien il se peut que les
interlocuteurs « fassent semblant de ne pas comprendre ce que vous
TRAVAILLER DANS DES LIEUX SENSIBLES 259

cherchez ». [Blok, 2001, p. 64]. Je remarquais par ailleurs qu’il y avait


parfois une forme de consensus dans les discours, une forte
homogénéité dans les réponses, pour découvrir plus tard que dans un
milieu d’interconnaissance, les uns et les autres s’étaient informés sur
les questions que je posais ; cela était particulièrement perceptible
lorsque les gens donnaient des réponses toutes faites.
Selon Anton Blok, il est plus censé d’observer des situations,
d’écouter les conversations et de les aborder comme autant de sources
apportant des réponses. « En tenant compte des limites et des inconvé-
nients que présente le fait de poser des questions », il propose d’utiliser
une « méthode indirecte » une « voie détournée » qui privilégie l’étude
d’un contexte plus large ; en laissant aussi davantage de place à une
parole « spontanée » pour qu’émergent les préoccupations des acteurs
à travers l’analyse des sujets tus ou évités. Les « creux » ou tensions
dans le discours [Beaud & Weber, 1998] rendent compte du contexte
dans lequel la parole est énoncée. Cependant les acteurs n’avaient pas
tous la même perception du danger et ne donnaient pas le même sens
aux situations qui se déployaient dans le Ghetto. Face aux réticences à
s’exprimer de nombreuses personnes, je sollicitais d’autres interlocu-
teurs qui ne semblaient pas faire preuve de la même méfiance ou qui,
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précisément, par la force même du climat général difficile dans le
Ghetto, m’étaient devenus plus proches, me prenant sous leur aile et
mettant à ma disposition leur « réseau » ; ce qui m’offrait des possibi-
lités d’entretiens avec d’autres personnes et contribuait de façon
significative à l’avancement de mes recherches.

CONCLUSION

Les difficultés que j’ai rencontrées sur le terrain ne doivent cepen-


dant pas être interprétées comme un obstacle à l’enquête mais comme
une source particulière d’information contribuant à rendre intelligible
le milieu social étudié. Si le Ghetto de Venise, dans le contexte du
11 septembre 2001, se donne à voir comme un renfermement progres-
sif des juifs vénitiens ou d’ailleurs dans une ancienne enclave urbaine,
il n’est pas étonnant que l’ethnographe soit elle-même impliquée dans
ce processus. Ainsi, la chronique de mon enquête et de mes déboires est
partie prenante des données recueillies qui, comme l’a souligné Pierre
Bourdieu, sont toujours des produits de la recherche.
260 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

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13 : RÉSISTER À L'ENQUÊTE ?
Le chercheur face à l'autorité des psychanalystes

Samuel Lézé
in Alban Bensa et al., Les politiques de l'enquête

La Découverte | « Recherches »

2008 | pages 261 à 276


ISBN 9782707156563
DOI 10.3917/dec.fassi.2008.01.0261
Article disponible en ligne à l'adresse :
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13

Résister à l’enquête ?
Le chercheur face à l’autorité des psychanalystes

Samuel Lézé

Un psychanalyste : « Quel est votre désir ? »


L’enquêteur (posant son magnétophone) :
« Comment avez-vous obtenu l’adresse de votre psychanalyste ? »

Louis G. avait accepté le rendez-vous pris par courrier électronique


et, sans nul doute, les motifs de la rencontre. Au printemps 2002, je me
rends donc au cabinet d’un psychanalyste, un magnétophone à la main,
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en toute fin de matinée… Une plaque de « psychiatre » signale bien le
lieu en bas de l’immeuble, mais non son activité principale de
psychanalyste. Je me présente à l’homme qui m’ouvre la porte,
silencieux et grave. En raison d’un retard, il m’invite immédiatement à
patienter « un moment » dans une salle d’attente impersonnelle, exiguë,
comble et ponctuée de lourds soupirs… Au passage, il cueille une jeune
femme qui me libère sa place. Je m’y installe, embarrassé de mon sac,
d’une veste et d’un volumineux magnétophone. Des regards inquiets et
furtifs se portent sur moi, puis se renfrognent derrière un voile
d’indifférence. Assis au milieu de six femmes, de générations très
différentes, feignant de s’ignorer mutuellement, l’atmosphère est à
couteaux tirés. Chacune protège les frontières de son intimité en portant
haut sur le visage le roman épais d’un écrivain à succès ou le magazine
Elle. Je m’interroge : feignent-elles de lire ou ressassent-elles déjà les
propos de leur séance ou ceux qui ne purent être dits à leur dernière
séance ?
Une demi-heure plus tard très exactement, le parquet du couloir
vibre sous les pas alertes du psychanalyste qui raccompagne sa patiente
à la porte, sans un mot. Toujours silencieux, il surgit au seuil de la salle
d’attente, cherche mon regard et me lance, impassible, un très ferme et
sonnant : « À vous maintenant ». D’un geste, il me laisse le précéder et
262 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

au bout du couloir me voici dans le cabinet, un divan couronné d’un


tableau d’art contemporain abstrait à ma droite, une copieuse
bibliothèque se trouve au fond de la pièce et enfin, à ma gauche, un
bureau flanqué de deux sièges en cuir noir. Je m’assois sans attendre,
le magnétophone et le micro toujours ostensiblement en main. Pour
introduire une rupture avec la série des rendez-vous des patientes, je
rappelle le plus formellement possible les raisons de ma présence et
mon affiliation institutionnelle : « Une étude sur la pratique de la psy-
chanalyse, un entretien enregistré avec des psychanalystes dans une
perspective anthropologique ». « Tiens donc, l’anthropologie, ah oui,
intéressant… », souffle-t-il comme s’il découvrait soudainement le
motif de ma présence. Celui-ci se dirige alors sans une seule hésitation
vers la bibliothèque pour tirer un livre publié par son association à l’oc-
casion d’un colloque annuel : « C’est une des questions qui se trouvent
au cœur de la réflexion de mon [institution], vous trouverez toutes les
réponses que vous vous posez dans nos publications. »
Prétextant connaître déjà l’ouvrage, je recentre mon intérêt sur sa
pratique. Sur le ton bas de la confidence et decrescendo, il me retourne
du « tac au tac » une question : « et vous-même, avez-vous fait une
cure ? » Ma réponse négative et sobre (« non ») semble à la fois le
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satisfaire et le rendre songeur. Il montre sa perplexité et, revenant
s’asseoir sur le bord de son bureau, semble se détendre un instant.
Penchant son regard ouvert sur moi, il me demande avec une
remarquable douceur : « Quel est votre désir ? » Une seconde se passe,
attaché à mon sourire silencieux, mais résolu, je pose naturellement
mon magnétophone sur le bureau, un micro ajusté en direction de mon
interlocuteur. Me redressant tout en m’enfonçant confortablement dans
le fauteuil, je demande d’une voix parfaitement claire qui m’étonne
encore : « Comment avez-vous obtenu l’adresse de votre
psychanalyste ?1 »
Au bout de quinze minutes d’échange, un récit s’amorce que je
ponctue de petites relances volontairement maladroites. Agacé, il est
obligé de corriger les termes de mes questions (« patient »,
« logiquement », etc.), préciser sa formation de psychiatre et raconter
sa « rencontre » avec la psychanalyse. Je suis très surpris par le registre
« militant » et politique de l’engagement, mais estimant que l’intrigue
ne se lance pas réellement sur sa pratique, je mets son propos sur le
compte d’une simple rhétorique professionnelle de façade. Encore

1. Pour être psychanalyste, le diplôme de psychologue ou de psychiatre n’est pas suf-


fisant. Il est nécessaire de réaliser une cure personnelle. Ce sont les associations (ou des
réseaux d’associations) qui ont la charge de former et de contrôler les psychanalystes.
RÉSISTER À L’ENQUÊTE ? 263

peine perdue, je recueille de l’idéologie2… Quinze minutes se sont


écoulées sur des bribes de trajectoire personnelle et très naturellement,
sans transition, le psychanalyste se lève et se dirige vers la porte, qu’il
ouvre d’une main. Je comprends qu’il prend congé. Je rassemble mon
attirail sans prendre le temps, de fermer mon magnétophone et cet
encombrant micro, et le remercie du temps qu’il m’a accordé entre
deux patientes : une main est prête pour me saluer, « Vous connaissez
le chemin… », souffle-t-il encore, pour finir. Dans mon dos, j’entends
la porte de la salle d’attente s’ouvrir et déjà, une patiente bondir. Dans
l’escalier, je constate que trente et une minutes viennent très
exactement de s’écouler3…

UNE DOUBLE ÉVIDENCE

Lorsque sur un terrain, les acteurs refusent son accès à l’enquêteur,


se dérobent à ses questions ou même, comme le note Edward Evans-
Pritchard [1994, p. 27] à propos de ses interlocuteurs Nuer, savent en
expert comment saboter le déroulement d’une enquête, les chercheurs
en sciences sociales invoquent ordinairement la notion de résistance
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dans la relation finale qui en sera faite pour expliquer l’obstacle, les
silences ou l’échec rencontrés. Mon travail de terrain sur les
psychanalystes parisiens pourrait a priori constituer un exemple de
choix tant la littérature sociologique a attiré l’attention sur le discours
idéologique de la psychanalyse qui prétend à une forme d’immunité
sociale. Comme les philosophes qui confèrent à leur discipline un statut
d’exterritorialité [Bourdieu, 1997, p. 54], les psychanalystes ont, non
seulement construit un monde idéalisé de leur activité4, mais aussi hors
du monde5, rendant difficile l’accès à un enquêteur qui ne partagerait
pas les fondamentaux de ces coulisses pourtant si présentes sur la scène
médiatique. Plus radicalement encore, la première phase de mon
enquête n’est pas seulement marquée par les refus, les malentendus et
les échecs, elle est aussi recodée en quête de soin par mes
interlocuteurs…

2. Alors que je tente de comprendre un mode d’organisation sociale.


3. Durée canonique d’une séance pour certains lacaniens.
4. Qui prétend à la pureté pratique et clinique.
5. Qui prétend s’organiser en dehors des déterminations sociologiques ordinaires.
264 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Propriétés générales de la recherche de terrain

1. le terrain n’a pas d’unité de lieu : le monde libéral parisien des


psychanalystes est éclaté et suppose des entretiens négociés un par un ; une
observation participante (t = 3 mois) dans un hôpital de jour pour adolescents
fonctionnant sur un modèle psychanalytique.
2. le terrain n’a pas d’unité de temps : ils s’organisent autour de foyers
d’événements tels que : des États généraux (psychanalyse, psychologie,
psychothérapie et psychiatrie) entre 2000 et 2004, le projet d’un titre légal de
psychothérapeute et ses débats (2004-2005), et la controverse autour du livre
noir de la psychanalyse (2006).
3. le terrain ne porte pas sur une unité de population homogène : il s’agit de
catégories d’acteurs, des patients aux psychanalystes qui ont partagé une même
expérience, seule une fraction en ayant fait une activité de soin.

Or, qu’il ne soit pas possible de tout voir ou qu’il ne soit pas possible,
pour un acteur, de tout dire, ne relève pas exclusivement d’une situation
de domination. Dominants comme dominés n’acceptent de livrer des
informations ou des situations à l’observation pour autant qu’ils accep-
tent la définition de la situation dans les termes de leur monde.
L’asymétrie n’est donc pas de pouvoir (de différentiel de force), mais
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d’autorité cognitive (d’imposition de sens et de différentiel de savoir ou
non partagé). Aussi, faire un entretien avec un membre de l’élite du
champ médical ou intellectuel, un « imposant », incite non seulement
l’anthropologue à soigner la présentation de soi, mais aussi et surtout à
trouver une place lorsque le monde étudié ne possède pas de principes
d’hospitalité qui lui permettent de se fondre dans le paysage.
L’anthropologue ne se heurte donc pas à l’évidence d’un monde plus ou
moins hostile, mais à l’évidence de son propre dispositif d’enquête qui
consiste à imposer sa présence et sa problématique à des acteurs qui
vaquent tout simplement à leur activité ordinaire dans un monde qui va
de soi. En quoi l’arrêt que propose l’enquêteur peut ne pas être inutile ou
du temps perdu alors qu’il consiste, même anonymement, à exposer sa
vie privée [Leclerc, 1979, p. 98-116] ? L’idéal de l’observation partici-
pante de l’anthropologue de bonne volonté ne repose pas tant sur un
double principe philanthropique [Leclerc, 1979, p. 51-80] de charité (je
vais perdre ici du temps à vous « comprendre ») et de représentation (je
vais être ailleurs votre « porte-parole »), que sur une double illusion de
distanciation et d’identification à ses hôtes qui se trouve interrogé avec
plus ou moins d’intensité par les acteurs du monde social étudié. Seul le
ratage est heuristique [Jamin, 1986] et il serait donc extrêmement réduc-
teur et naïf de penser la façon dont les acteurs s’inclinent exclusivement
à la lumière de leur simple position dans l’espace social.
RÉSISTER À L’ENQUÊTE ? 265

Dans le cas des psychanalystes que j’étudie, je tente d’imposer une


problématique qui, comme le montre bien Muriel Darmon [2005] dans
un article très suggestif sur un refus de terrain, provoque non seulement
un trouble à l’ordre disciplinaire entre médecine et sociologie (et plus
précisément, entre le fait d’être présent ou non dans le cercle enchanté
de la clinique, privilège du médecin et de son malade), mais aussi un
trouble à l’ordre social d’un monde qui ne peut accepter les termes de
la requête posée aussi maladroitement6 : prétendre faire une sociologie
de l’anorexie en réalisant des entretiens auprès des patientes, c’est,
pour un médecin, confondre l’approche quantitative (et donc statis-
tique) qui fonde de longue date la légitimité de la sociologie des
maladies mentales et l’approche qualitative qui, en France, évoque la
psychologie clinique7. L’effronterie, l’affront et les agressions symbo-
liques ne sont donc jamais bien loin lorsque s’entrechoque une double
évidence. Tel est le paradoxe du cercle anthropologique : pour entrer
sur le terrain et obtenir le « droit d’entrée », il faut y être déjà un peu et
posséder le « mot de passe ». Et pour restituer son travail de terrain, il
ne faut surtout pas en sortir afin d’en expliciter la « double vérité » :

« Sans doute parce que la rupture épistémologique suppose toujours une


rupture sociale qui, surtout lorsqu’elle reste ignorée, peut inspirer une forme
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de mépris d’initié pour la connaissance commune, traitée comme un
obstacle à détruire et non comme un objet à comprendre, la tentation est très
forte – et beaucoup y succombent – de s’arrêter au moment objectiviste, et
à la vision partielle du « demi-habile » qui, emporté par le plaisir malin de
désenchanter, omet d’introduire dans son analyse la vision première, « vérité
du peuple saine », comme dit Pascal, contre laquelle se sont édifiées ses
constructions. En sorte que les résistances que l’objectivation scientifique
suscite souvent et qui s’éprouvent et s’expriment avec une intensité
particulière dans les mondes savants, soucieux de défendre le monopole de
leur propre compréhension, ne sont pas toutes et toujours totalement
injustifiées. » [Bourdieu, 1979, p. 225-226]

Ainsi, le retour réflexif sur les phases de mon enquête m’amène non
seulement à relativiser cette notion de résistance à la durée, à
l’apprentissage et aux alliances qui font tomber les obstacles à
l’enquête, mais surtout à en récuser l’évidence et la pertinence théo-
rique si elle est employée en dehors d’une conjoncture (coloniale ou
6. Avoir l’intelligence de la situation c’est formuler des questions acceptables ou
recevables.
7. Ce qui n’est plus le cas dans le champ médical anglo-saxon où les commandes
publiques d’études qualitatives sur l’expérience phénoménologique des patients
s’adressent de plus en plus aux anthropologues. La frontière entre clinique et recherche est
brisée par la médecine basée sur les preuves. Le succès de la phénoménologie des
maladies mentales est l’envers du succès des classifications nosographiques.
266 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

autre) de résistance politique à la domination. Dans le cours de


l’enquête, la résistance à l’objectivation est toujours l’expérience de la
réalité sociale d’un monde inconnu et, pour l’enquêteur, l’aveu d’une
ignorance. Dans le cadre d’une restitution de son enquête, les réactions
au savoir anthropologique relèvent, comme l’indique Pierre Bourdieu,
de la défense d’un monopole cognitif. Ces obstacles, dont la place est
d’être réintroduite et analysée dans l’objet d’investigation lui-même,
nous informent sur les propriétés objectives d’un monde social et sa
capacité à dissocier l’univers des psychanalystes du reste de la société
par un droit d’accès réduit et sélectif. En analysant le cycle de mon
enquête et la façon dont on peut se faire « remettre à sa place », je
décris le système des places disponibles dans ce monde social. Les pro-
priétés de cette situation d’entretien ne prennent alors leur sens que
confrontées à l’histoire de l’enquête et à l’apprentissage d’un monde
particulier dont les évidences échappent à l’enquêteur.

UNE DOUBLE IGNORANCE

La rencontre avec Louis G. présente deux grandes séquences dont


l’enjeu est le cadrage de l’entretien lui-même. Elles sont suffisamment ré-
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gulières d’un entretien à l’autre pour être significatives, mais au fil de la pro-
gression de l’enquête et de l’acquisition de l’intelligence de la situation, le
temps de cette forme de négociation ne cesse de se réduire de quinze mi-
nutes à quelques minutes. Une condition nécessaire, mais peu visible ici,
est de proposer d’emblée un sujet inoffensif et central (la pratique de la psy-
chanalyse) dans le monde de la psychanalyse. Pour ce faire, je m’étais ap-
puyé sur le savoir acquis lors de précédents entretiens avec des patients. La
première séquence consiste à écarter deux cadres d’entretiens :

i. « Recueillir des énoncés vrai ou faux » : dans ce cas de figure, il


s’agit d’une conversation savante sur la psychanalyse et sa pratique,
voir d’une « direction de recherche » que le psychanalyste impro-
vise en reconduisant l’enquêteur sur la littérature secondaire. Ainsi,
un entretien de trois heures avec un psychanalyste d’une association
rivale qui avait préparé une « leçon » en trois parties ne fut pas plus
concluant que les quinze minutes passées avec Louis G.
ii. « Apprendre une forme d’énonciation » : L’entretien devient « entre-
tien préliminaire » recentré par le psychanalyste sur la « demande »
d’un patient potentiel dont le trait principal serait d’être un « homme
au magnétophone8 ». Louis G. tente bien d’ouvrir une brèche dans

8. La scène évoque la situation de l’homme au magnétophone, témoignage polémique


RÉSISTER À L’ENQUÊTE ? 267

la présentation de soi que j’expose officiellement pour vérifier que


je ne m’y engouffre pas. Une psychanalyste que j’interrogeais sur
ces questions si pressantes sur ma personne m’indiqua, sous forme
de proverbe, qu’il y a toujours « anguille sous roche » dans la
demande d’un sujet s’adressant à un psychanalyste. La seconde
séquence, ouverte par mon magnétophone, consiste à opérer un
mouvement heuristique de renversement pour accéder à la pratique
de Louis G. J’interroge sa pratique à partir de son expérience d’an-
cien patient recherchant, très pragmatiquement, l’adresse d’un
psychanalyste. De ce point de vue-là, avant d’être un rapport de
force (et de domination physique et social), le cadre est d’abord un
rapport de sens (et d’implication logique et cognitif) où je me fais
une place. Ce fait engage deux formes d’ignorance9.

Pour Louis G. et la plupart des acteurs d’un monde, l’ignorance de


l’enquêteur est d’ordre sémantique. N’ayant pas été initié, le sens m’est
caché. Je suppose donc – hypothèse ethnologique – qu’il y a un « point
de vue de l’indigène auquel, par une mystagogie préalable sous la hou-
lette de quelques ‘initiés’réputés, je dois accéder pour détenir enfin le
sens de ce qu’ils font » : « Avez-vous fait une analyse ? », « Vous êtes
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vous-même en psychanalyse ? », « Et ça ne vous a pas donné envie de
faire une analyse ? », « Faites d’abord une analyse ! » Ces questions ou
injonctions, maintes fois entendues au cours de l’enquête, sous-enten-
dent qu’il serait difficile de parler de « psychanalyse » et de sa pratique
sans en avoir le « vécu » ou « l’expérience ». Ainsi, le terrain terminé
et lors de la présentation de mon étude dans des séminaires, il n’était
pas rare de me voir fermement encouragé « à m’y mettre » pour enfin
en découvrir la saveur. Ainsi, un sociologue accourant à moi à la fin de
mon exposé me dit en aparté : « Oui, c’est brillant. Merci pour votre
présentation très éclairante. Il y a juste une petite chose qui m’ennuie

d’un analysant à l’égard de son psychanalyste que Sartre avait publié dans les Temps
modernes en 1969.
9. Je m’inspire largement ici d’un article de Jean Bazin [1996, p. 401-20]. Dans cet
article, il oppose le “paradigme ethnologique” qui valorise la différence pour elle-même au
“paradigme anthropologique” qui vise à réduire la différence. L’une implique un programme
herméneutique, l’autre pragmatique. Cet usage s’oppose à la façon canonique de considérer
la discipline comme un immeuble à “étages” depuis le rez-de-chaussée empirique de
l’ethnographie, en passant par l’escalier de l’ethnologie de synthèse jusqu’à la terrasse de
l’anthropologie, théorique et comparative. Pour Jean Bazin, une description anthropologique
est aussi bien ethnographique que théorique pour autant qu’elle se fait pragmatique. Décrire
une règle sociale, c’est à la fois décrire l’actualisation toujours singulière d’un possible tel
“on a volé une vache” et le réinscrire dans une minutieuse casuistique des “coups possibles”,
en puissance.
268 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

pour que votre démonstration soit complète. Bon, maintenant, ce serait


bien de faire une cure. Ce serait bien pour vous, pour parachever10… »
Michel Perrin qui a étudié le chamanisme des Indiens Guajiro sans
être initié rétorque avec justesse : « Initié à quoi ? par qui, et pour quoi ? »
[Perrin, 2001, p. 16-17]. Comme si le « vécu » était doué d’une valeur
intrinsèque, indépendamment des acteurs qui lui confèrent une significa-
tion. Comme si l’ethnologue se devait de devenir un membre crédule du
monde qu’il étudie (le fameux et mièvre « devenir indigène » des anthro-
pologues culturalistes américains) ou devait comparaître devant le
tribunal psychanalytique, sorte de sanctuaire inviolable. Les psychana-
lystes ne récusent-ils pas toute forme de tribunal ? Pourquoi y
comparaître ? N’est-il pas au contraire curieux que même le prière d’in-
sérer de l’ouvrage de Paul Ricœur De l’interprétation. Essai sur Freud,
[1965] qu’il consacre à Freud s’entoure de mille précautions oratoires
pour parler de psychanalyse : « Peut-on écrire sur Freud sans être ni ana-
lyste ni analysé ? Non, s’il s’agit d’un essai sur la psychanalyse comme
pratique vivante ; oui, s’il s’agit d’un essai sur l’œuvre de Freud comme
document écrit auquel la mort de son auteur a mis un point final. » Ainsi,
ce n’est pas avec une autre démarche herméneutique, concurrente, que
l’on peut étudier la psychanalyse, c’est s’enfermer dans son jeu et s’ex-
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cuser de poser des questions. Être éconduit à la littérature ou à une cure
n’est pas une alternative acceptable. Une posture plus pragmatique per-
met à la fois de décrire le « travail sur soi » tel que l’explicitent patients
et psychanalystes, mais n’implique pas de faire un travail sur soi. Ce
serait également tenir pour évident le « colloque singulier », comme s’il
ne dépendait pas d’un accès particulier ni d’une organisation spécifique
qui en garantissait justement le statut de « boîte noire » anthropologique.
Mais, pour l’enquêteur, l’ignorance est avant tout d’ordre pragma-
tique11. Je suppose donc – hypothèse anthropologique – que cette pratique
n’est pas totalement autre, mais seulement différente. Ma tâche est alors
d’apprendre et de décrire au moins partiellement un monde social dans un
langage qui ne devrait rien aux autojustifications des promoteurs de la
psychanalyse, c’est-à-dire comment s’organise concrètement l’activité
principale qui est le travail sur soi et ses enjeux. L’intelligence de la situa-
tion s’acquiert donc, au-delà des discours, dans un monde de personnes,
de pratiques et de dispositifs. La prose du monde des psychanalystes qu’il
s’agit de saisir, est façonnée par une forme paradoxale d’éloquence : faire

10. Journal de terrain, juin 2005. (Je souligne).


11. La démarche pragmatique s’oppose non seulement à la démarche herméneutique
propre à de nombreuses anthropologies surinterprétatives, mais également à la démarche
nomologique qui implique la recherche de lois sociales propre au “programme galiléen”
de l’anthropologie structurale.
RÉSISTER À L’ENQUÊTE ? 269

silence et faire parler. La prestance, le maintien, la correction et la diction


de Louis G. concourent à une distinction qui marque les attentes, le
rythme, l’intensité, la gravité et la durée de la cure. Mais est-il besoin de
préciser que savoir décrire ce travail n’est pas savoir le faire ? Erving
Goffman [1988, p. 377] résume bien la posture qui sera désormais la
mienne : « Du point de vue d’un mécréant, on peut émettre toutes sortes
de doutes sur la valeur d’une psychothérapie, mais on ne peut douter de
l’intérêt que lui portent tous ceux qui ne vont pas bien, entament une cure,
vont à leurs séances régulièrement en payant cher ce privilège. » En
hasardant sa personne dans un monde social inconnu, l’anthropologue
mène un jeu dont il ignore les règles et son intelligence de la situation est
mise à rude épreuve. Ainsi, comme l’écrit Everett Hugues [1996, p. 279] :
« Apprendre à devenir un observateur de terrain pose le même problème
qu’apprendre à vivre en société. Il faut donc savoir faire assez de paris
judicieux en se fondant sur l’expérience pour se mettre socialement en
situation d’acquérir plus de savoir et d’expérience, qui seront le point de
départ de nouveaux paris judicieux qui donneront accès à une situation
meilleure, et ainsi de suite. »

UNE DOUBLE VÉRITÉ


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Outre l’observation participante à l’hôpital de jour et l’analyse
politique des trois grands événements ayant marqué la psychanalyse
durant mon travail de terrain, mon enquête se fonde principalement sur
un corpus d’entretiens ethnographiques avec des patients et des
psychanalystes. Le qualificatif « ethnographique » signifie deux choses
[Althabe,1990 ; Beaud, 1996] :

i. L’entretien est centré sur l’explicitation d’une activité particulière de


transformation de soi (le « travail sur soi ») et consiste à obtenir des
informations concrètes sur le déroulement de la cure.
ii. Description du statut de la parole et de son usage dans le courant
même de la conversation (définition de la situation ou non en tant
qu’entretien clinique), l’organisation du cabinet. J’ai donc pris en
compte la forme et la situation d’interlocution de l’entretien autant
et parfois plus que son contenu.

En ne cessant de se faire remettre en place, il est à la fois rappelé à


l’intrus qu’il ne peut se cantonner à occuper une place « pour rien » et
qu’il existe une distance presque irréductible d’une expérience difficile
autrement à partager. D’obstacle, cette distance peut devenir un atout
pour traduire par comparaisons successives une pratique dans une autre.
270 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Problème de communication

Je ne savais pas vraiment comment aborder les « psychanalystes ». Par


l’intermédiaire de Jean Bazin, je rencontre deux « psychanalystes », l’un dans
une université parisienne, l’autre à son cabinet. Enfin, je me rends à l’École de
la cause freudienne qui offre la possibilité de rencontrer un psychanalyste12. Le
bibliothécaire de l’École me propose un « nom » et un rendez-vous. Ces
psychanalystes étaient de près ou de loin proches des cercles lacaniens. Aucun
n’avait le titre de psychiatre ou psychologue. Ils perçoivent d’emblée mon
indétermination et mes maladresses. Je ne sais pas m’imposer [Chamboredon,
1994]. Aucun de ces entretiens n’a pu être enregistré. Ils furent soldés par un
échec de « communication » significative, dialogue impossible… Les questions
m’étaient retournées : « Qu’est-ce qui vous a conduit à la psychanalyse ? »….
« Et vous-même ? ». Ou évitées avec ironie13 : « Quelle est votre formation ? »…
« Ma formation ? j’ai beaucoup appris de la vie en plein air ! voilà ma formation
réelle, la nature ». J’étais ravi. La recherche ne me semblait pas démarrer sous
de très heureux hospices. Comme ces situations difficiles se sont par la suite
poursuivies, j’ai décidé d’emblée de décrire ces situations d’interlocution. À
défaut d’entretiens réalisés dans les règles de l’art, j’ai donc recueilli les détails
souvent infimes du rapport de force afin de l’élucider.
Les deux premiers « psychanalystes » ne souhaitaient pas vraiment répondre
à mes questions. Comme si mes questions de recherche étaient mes questions,
i.e. le fruit d’une problématique personnelle et psychologique. Avais-je l’air
d’un porteur de plainte ? Un de mes interlocuteurs, plus docte, m’invita à suivre
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des pistes de travail différentes : essentiellement une étude de l’idéologie ou des
représentations de la psychanalyse (notamment, du « terrorisme » lacanien).
Visiblement, ils avaient un passif avec l’ECF. On m’a également fait comprendre
que je m’inscrivais dans une « tradition » sociologique qui avait tenté la même
étude en envoyant, en vain, des questionnaires aux « psychanalystes » : « Ah !
vous n’êtes pas le premier », « Vous avez lu Castel ? » Il ne manqua pas de
conclure par une petite mise en garde : « Surtout, n’entreprenez pas une
psychanalyse, ne rentrez pas dans le jeu. » L’autre, globalement sceptique sur la
recherche et plus « universitaire », m’invita prudemment à revenir le voir
lorsque mon travail aurait avancé. Je ne les ai jamais revus. L’entretien au siège
de l’École de la cause freudienne se fit sur fond d’une récente « crise » qui
entraîna le départ d’une partie des membres, mes interrogations firent ressortir
ce contexte tendu. À cette occasion, mon interlocuteur me fit remarquer que mon
sujet – la pratique des psychanalystes – était l’une des recherches centrales des
membres de l’École. Néanmoins, aucune collaboration ne semble possible, il me
faut m’adresser à chaque membre pour solliciter un entretien sur cette question.
À cette étape, je mesure la situation. Mon carnet mentionne alors : « Les
« psychanalystes » ne forment pas un groupe, mais un ensemble de 1+1… ».
J’établis donc un répertoire d’adresses à partir des annuaires d’associations
(Journal de terrain, 2000).

12. Le site de l’ECF indique que cette rencontre s’adresse « à tous ceux qui désirent
s’informer sur la cure analytique, la formation dispensée à l’École, parler de leur parcours
personnel ou de leur intérêt particulier pour la psychanalyse ».
13. Une situation similaire, quoique par e-mails interposés, se répéta lors du premier
contact d’un membre de la SPP, Société psychanalytique de Paris.
RÉSISTER À L’ENQUÊTE ? 271

Mais ici, je ne me suis pas fais remettre à ma place de simple étranger


professionnel, mais aux places que les acteurs étaient disposés à m’offrir
de sorte que « la juste distance en ethnologie est moins le maintien de
l’observateur dans une voie moyenne, à mi-chemin de soi et de l’autre,
que l’incessant parcours des différentes places que les membres de la
société d’accueil vous assignent » [Bensa, 1995, p. 139]. À l’inverse de
terrains où la présence de l’anthropologue peut en partie s’oublier avec
le temps ou « se rendre utile », la psychanalyse ne laisse aucun répit et la
négociation de la place avec son interlocuteur ne cesse de se poser.
L’entretien avec un psychanalyste ne va pas de soi. Encore faut-il
que le principe du dialogue puisse s’imposer sans malentendu. Il faut
alors que la situation remplisse deux conditions : ne pas être perçu
comme un individu porteur d’une plainte ; et que mon interlocuteur ne
se pose pas comme (« mon ») psychanalyste. Comment était perçue ma
demande d’entretien lors de la première phase d’entretiens ? Mon inter-
locuteur oscillait entre le « psychanalyste » amusé (par mon type de
« démarche socratique », « un peu gonflé », « qui tente ») et le « psy-
chanalyste » ennuyé, embarrassé ou outré (par mon intrusion)… Peu
étaient alors disposés à jouer mon jeu et l’entretien ne dépassait guère
le quart d’heure ou la demi-heure (certains ayant le réflexe de la pen-
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dule bien ancré). Il y avait un malentendu puisqu’ils avaient accepté de
me recevoir, mais « entre deux patients ». En fait, dans ces circons-
tances ma demande était recadrée en entretien préliminaire dans lequel
mes interlocuteurs excellaient14. Je devenais soudain le centre d’atten-
tion de mon interlocuteur. J’étais devenu un « patient potentiel » alors
que je n’étais pas vraiment disposé à accepter le rôle. J’ai compris à
mes dépens, d’entretiens ratés en entretiens ratés, le statut de la parole
au cours de ce type d’échange. Certes, la matière première de l’anthro-
pologue est la parole de ceux qui l’accueillent, mais celui-ci se contente
d’en apprendre l’idiome, rarement la manière15. L’ethnologue converti
en patient potentiel, déjà peu disposé à l’égard de la psychanalyse, ne
peut qu’étudier la logique d’imputation qui s’impose à lui. La
psychanalyse semble alors sans extériorité et, d’un geste du menton en
direction du divan, deux psychanalystes me retournent simplement ma
« présentation de moi » par un éloquent et déconcertant : « Le socio-
logue, c’est moi. Je travaille au fondement du lien social »…

14. Les entretiens préliminaires consistent en échanges d’une durée plus ou moins
longue qui précèdent le passage sur le divan.
15. L’étude des valorisations de la parole commence à se développer en anthropolo-
gie. Voir par exemple Dominique Casajus [2000]. Je pense que toutes les leçons de
l’ouvrage « classique » de Jeanne Favret-Saada [1977], qu’on ne cesse pourtant pas de
citer avec éloge, ne sont toujours pas clairement tirées.
272 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

De fait, la parole est l’objet de préoccupation de mes interlocuteurs. Il


est nécessaire de préciser que la majorité de mes interlocuteurs étaient
« psychanalystes » lacaniens. Il faut être méfiant sur le qualificatif de
« lacanien », la plupart ont une façon de poser le cadre identique à la
pratique orthodoxe16. Il faut cependant distinguer entre ceux qui ont une
pratique lacanienne et ceux qui ont des références lacaniennes, ces
derniers n’ayant pas de cadre (durée, séance, prix) variable. Il est
significatif que les autres « psychanalystes » vérifiaient d’une façon ou
d’une autre si j’étais moi-même en analyse. Au début d’un entretien, une
phase d’introduction, extrêmement courte, décisive s’engageait et
pouvait se terminer, comme ce fut le cas lors de cette rencontre avec un
couple de psychanalystes, sur un : « Nous avons été rassurés dès que nous
avons su que vous n’étiez pas en analyse, vous savez c’est complexe… »
Les psychanalystes lacaniens accordaient à des degrés divers une
plus grande importance à la parole et aux termes employés. Parler n’est
pas anodin. Parler de psychanalyse, c’est parler de sa psychanalyse : de
soi. Ce statut particulier transparaît tout d’abord dans la correction lin-
guistique de mes interlocuteurs. Ils choisissent avec précaution leurs
mots. Certains prennent même un moment de réflexion pour chacun
d’entre eux et adoptent un ton (bas ou haut). Ils n’hésitent pas à me cor-
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riger (lorsque par exemple, j’emploie le terme de « patient » ou
« client » au lieu d’« analysant »). Je mesure mes progrès d’entretien
en entretien. Je commence à ressentir le risque des mots, une dangero-
sité particulière qui met à distance son propre discours. Je ressens avant
tout la gravité de mes interlocuteurs : on ne badine pas avec la parole ;
on ne badine pas avec la psychanalyse. Je finis par ne plus être cor-
rigé… Parler engage. Ce statut particulier transparaît également dans la
façon de concevoir la communication : « Tout dialogue est un malen-
tendu, on ne s’adresse jamais au bon interlocuteur. Vous comprenez, il
y a toujours “anguille sous roche”. »
Enfin, l’entretien s’inscrit dans un système d’interlocution qui
institue très peu de rôles possibles : « psychanalyste », « psychanalyste-
superviseur17 », « psychanalyste en formation18 », « analysant19 »,
« analysé20 », « patient potentiel21 ». C’est une façon de parler et d’écouter

16. Deux ou trois séances par semaine de 45 à 55 minutes. Ils ont donc un cadre
« fixe ».
17. Psychanalyste reconnu comme chevronné (au sein d’un cercle ou d’une association)
qui supervise le travail clinique des psychanalystes en formation ou en période de difficulté.
18. Ou psychanalyste débutant.
19. Patient en cours de cure.
20. Ancien patient.
21. Tout individu qui présente une demande à un psychanalyste.
RÉSISTER À L’ENQUÊTE ? 273

qui ne favorise pas le dialogue, du moins celui attendu dans une


conversation ou dans un entretien ethnographique.
Finalement, inscrit dans les « cercles de consultants » et après nom-
bre d’entretiens enregistrés et analysés avec des « analysants » et des
« analysés », je procède, avec plus ou moins de succès, à des entretiens
avec des psychanalystes. Je suis dedans, sans « en être » et je m’insère
sans trop de problèmes dans le travail d’observation de l’hôpital de jour
pour adolescent fonctionnant avec la psychanalyse. J’entretiens avec
Pierre T. une forme de « relation à plaisanterie » m’imputant à l’occa-
sion un « inconscient » que je m’obstinerais à occulter. « Tiens, il est là
ton inconscient, bien noué », me dit un jour Claude pour me taquiner
en pointant ma queue-de-cheval.
Or, je l’ai déjà souligné, les positions assignées ne suivent pas seu-
lement un ordre logique et hiérarchique, mais aussi la chronologie de
l’enquête, l’enjeu étant d’aboutir à un statut intermédiaire dans une
définition de la situation contraint par : je ne pouvais pas observer,
soit ! Il ne fallait pas s’attendre à ce que je me prête docilement et sans
questions au divan ! Il me restait la possibilité, ô combien coûteuse en
énergie, de fixer mon rôle de tiers à la frontière de la cure, mais réso-
lument au cœur du monde de la psychanalyse. Cet ordre est également
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chronologique, car ces positions de transitions marquent aussi des pro-
grès dans le travail de terrain et la familiarité avec ce monde.
Le début de l’enquête est marqué par la répétition chronique de
faux-pas et de problème de communication avec mes interlocuteurs. Je
manque d’empathie, et suis globalement mal à l’aise. Je redoute la
résistance, les refus, etc. Progressivement, d’entretien en conversation,
ce qui est observable, c’est le circuit de la parole et ses effets. Mes
interlocuteurs ne pouvaient me laisser totalement demeurer hors-jeu.
Parler, c’est déjà participer un peu à la psychanalyse. Comment aurais-
je pu être là « pour rien » ? Des places sont assignées bien malgré soi
et se cogner à certaines limites permet de réaliser l’existence d’un sys-
tème de places [Favret-Saada, 2004]. En somme, le cycle des ouï-dire,
à commencer par l’analyse des réactions de mes interlocuteurs lors des
entretiens, les simples conversations, les présentations de mon travail.
Il est vrai que mon rôle a considérablement changé au cours de ma
recherche. Il faut se rappeler que je débute en me familiarisant auprès
de personnes en analyse. Le rôle auquel patients et thérapeutes
m’assignent alors est celui de « patient potentiel ». Mon indétermina-
tion ressemble à l’impétrant en psychanalyse qui ne sait pas vraiment
formuler sa demande et sa problématique. Je crains que cela rende mon
travail de terrain impossible. Peu à peu, certains patients m’imputent le
rôle de « médiateur ». Je deviens, non sans réticence, le pourvoyeur
274 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

d’adresses et l’informateur de personnes cherchant à trouver un « psy ».


Je fais alors partie du circuit intime, porteur de « noms » : « C’est un
comble22… ». Mais cette fonction est particulièrement révélatrice des
conditions d’accès aux thérapies. Finalement, au moment de l’écriture
de ce travail, certains proches comme mes interlocuteurs privilégiés
m’imputent soit le rôle de « psychanalyste potentiel » soit celui « d’in-
terlocuteur impartial23 ». Comme le disait un proche de Claude dans une
soirée : « Samuel est un psychanalyste qui s’ignore. » Un entretien se
termine sur ces derniers mots : « Vous vous portez relativement bien.
Mais après un travail de ce genre, je serais curieuse de savoir ce que
vous allez devenir ; je veux dire, si vous allez vous tourner vers la psy-
chanalyse… »
Chaque rôle auquel on m’assigne correspond à une phase de la
recherche. Plus mon entourage devient « psychanalytique », plus la
pression qui s’exerce sur moi est forte. Chacun s’empresse de combler
le vide de ma position d’anthropologue. Je reste seul en ce monde à ne
pas être analysé.

CONCLUSION
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Une fois le magnétophone imposé, mon interlocuteur jouait mon jeu
non sans introduire çà et là un écart de langage (par exemple en poin-
tant un terme polysémique ou en faisant un jeu de mots) qui rappelle le
statut de la parole en psychanalyse. Mais alors, il faut bien souligner le
paradoxe : pour que l’ethnologue trouve sa place, pour que l’entretien
s’engage, le « psychanalyste » doit disparaître. La distance à son rôle
est une condition nécessaire. Sans pour autant produire du monologue,
la « psychanalyse » favorise un discours autoréférentiel24. Il lui faut
donc céder son autorité et renoncer à devenir « mon » psychanalyste.
Pour expliciter sa pratique, il lui faut alors pouvoir parler de sa prise de
rôle dans une situation de dialogue.
La figure de « tiers impartial » était donc à conquérir à chaque
entretien avec un psychanalyste, alors qu’elle semblait aller de soi au
patient qui livrait, plus volontiers, un témoignage sur sa cure. C’est
dans la question de l’analyse profane que Freud introduit en 1925 ce

22. Il s’agit d’un extrait de l’un de mes carnets de début 2003. Je suis perplexe et
embarrassé par cette situation : quel « nom » donner ?
23. L’ « interlocuteur impartial » de Freud, c’est l’État.
24. D’où la question de Antoine Compagnon et Michel Schneider [1973] dans un arti-
cle ironique : « Qu’est-ce que l’analyste en tant qu’analyste ne peut interpréter ? »,
« Économie et marché de la psychanalyse en France », Les Temps Modernes, 1973.
RÉSISTER À L’ENQUÊTE ? 275

personnage fictif de bonne volonté. Ce sceptique ferme et bienveillant


est imaginaire et Freud poursuit un monologue auquel il a, au bout du
compte, le dernier mot. L’irruption bien réelle de cette figure dans le
quotidien des psychanalystes soumis à la question, sans véritable
contrôle du dernier mot, et sans contrainte de transfert nécessite une
confiance sur l’intention de l’enquêteur. Se construit alors avec un
outsider un objet inédit dont ma thèse est le produit.

REMERCIEMENTS

Je remercie Martina Avanza, Didier Fassin et Julien Grard pour leurs


remarques sur la première version de ce texte.

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14 : LE SAVOIR COMME ENJEU DE POUVOIR.
L'ethnologue critiquée par les autochtones

Natacha Gagné
in Alban Bensa et al., Les politiques de l'enquête

La Découverte | « Recherches »

2008 | pages 277 à 298


ISBN 9782707156563
DOI 10.3917/dec.fassi.2008.01.0277
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/politiques-de-l-enquete---page-277.htm
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14

Le savoir comme enjeu de pouvoir.


L’ethnologue critiquée par les autochtones

Natacha Gagné

Plusieurs chercheurs travaillant avec des populations autochtones


ont fait l’expérience, au cours des dix ou quinze dernières années, de
vives réactions par rapport à leurs travaux de la part de certains mem-
bres des communautés au sein desquelles ils travaillent. Ces réactions,
parfois virulentes, peuvent s’accompagner de menaces ou de plaintes à
différentes instances universitaires ou judiciaires.
Ce type de réaction qui tend à devenir de plus en plus fréquent s’ap-
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puie souvent sur une vision essentialiste de la culture et de l’identité. Par
exemple, les chercheurs sont accusés d’aller à l’encontre de la « vraie »
culture autochtone ou de ne pas représenter les autochtones « authen-
tiques » et donc ceux qui savent mieux que les autres. Ces contestations
peuvent aussi s’ajouter à des critiques quant à la « bonne » façon de faire
de la recherche aujourd’hui avec les autochtones et une forte pression est
parfois mise sur les chercheurs pour qu’ils se conforment à certaines pra-
tiques en termes de recherche et qu’ils s’en tiennent à des sphères de
recherche précises. Toutes ces réactions doivent être comprises dans le
cadre d’un important mouvement qui a émergé surtout au cours de la der-
nière décennie et qui se réclame d’une décolonisation de la recherche et
du développement de principes autochtones en recherche ainsi que dans
le contexte plus large de l’affirmation des autochtones et des revendica-
tions quant à la reconnaissance de leurs droits. Parmi les Maaori avec qui
je travaille, on parle des principes de recherche kaupapa maaori, c’est-à-
dire une recherche par, avec et pour les Maaori.
Comme plusieurs de mes collègues travaillant sur les questions rela-
tives aux autochtones, je fus aussi à quelques reprises, ainsi que mes
analyses, la cible de critiques de la part de chercheurs maaori. Ces cri-
tiques se basaient sur la revendication de certains éléments de la culture
« traditionnelle » maaori dans un contexte hautement politisé. Ce qui
278 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

était alors clairement l’enjeu des critiques, comme c’est aussi le cas
plus largement des critiques portant sur les recherches de chercheurs
non autochtones relatives aux questions autochtones, c’est ce qui peut
être dit sur les populations à l’étude, par qui et dans quels contextes.
À titre d’exemples, je relaterai deux situations qui m’apparaissent
bien révéler la teneur des critiques qui m’ont été adressées, mais
voyons d’abord plus en détail ce qui ressort de mes recherches. Par la
suite, je discuterai du contexte dans lequel les critiques reçues se situent
et je terminerai par une réflexion sur les limites et possibilités de la
recherche dans le champ des études relatives aux Maaori. Les considé-
rations plus méthodologiques et théoriques se retrouveront donc dans
le dernier tiers de ce chapitre.

UNE ENQUÊTE SUR ET AVEC LES MAAORI

J’ai commencé à m’intéresser à la situation des Maaori en Nouvelle-


Zélande en 1999. Étant québécoise et donc moi-même issue d’une
minorité nationale, c’est à travers un intérêt pour les relations entre
populations minoritaire et majoritaire au sein d’un même État souve-
rain que je me suis intéressée au cas des Maaori. C’est aussi en 1999
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que la chercheuse maaori Linda Tuhiwai Smith a publié son livre main-
tenant internationalement reconnu, Decolonizing Methodologies :
Research and Indigenous Peoples, qui fut mon livre de chevet pendant
toute la période de préparation qui me mena finalement parmi les
Maaori à Auckland en 2001 [Smith, 1999]. Au cours de cette phase pré-
paratoire, étant bien au fait des revendications des Maaori en faveur
d’un plus grand contrôle sur la recherche, je pris soin de choisir un sujet
qui ne me semblait pas porter sur des dimensions touchant directement
à ce que Laurent Jérôme [n.d.], s’inspirant de Michael Herzfeld [1997],
identifie comme l’« intimité collective », soit ce qu’il définit comme la
sphère du « sacré-secret », c’est-à-dire la sphère de ce qui est considéré
comme devant être protégé contre le regard scrutateur de l’Autre et
comme étant au fondement de l’identité collective et de la lutte d’un
peuple engagé dans un processus d’affirmation culturelle et politique.
Je situai donc ma recherche dans le champ de l’anthropologie urbaine
et m’attachai à l’étude de la vie quotidienne des Maaori « ordinaires »
(plutôt que des élites) vivant en ville et à ce que signifie être Maaori
aujourd’hui pour eux. En réponse aux demandes adressées par les
autochtones aux chercheurs, particulièrement par des femmes autoch-
tones [pour des exemples, voir Smith, 1999 ; Brant, 1994 ; Maracle,
1996], je me suis donné comme objectif d’être à l’écoute de ceux qui sont
LE SAVOIR COMME ENJEU DE POUVOIR 279

généralement moins écoutés et moins entendus et de tenter de donner une


large place à leurs voix et leurs expériences dans mes travaux.

Qui sont les Maaori ?

D’origine polynésienne, les Maaori sont la population autochtone de la


Nouvelle-Zélande. Ils ont été colonisés par les Britanniques au XIXe siècle. En
1840, les chefs maaori signèrent le Traité de Waitangi avec la Couronne
britannique. Ce traité, selon les versions et les interprétations, devait garantir
leur souveraineté sur leurs terres et leurs ressources, mais il fut rapidement violé
et la minorisation politique des Maaori ainsi que leur marginalisation sociale et
culturelle débutèrent.
Depuis les années 1960, les Maaori se sont mobilisés pour revendiquer des
droits et réclamer que justice soit faite au nom de leur lien particulier à la terre
comme premiers occupants, et au nom des principes de rangatiratanga (autorité
du chef, habituellement traduit en anglais par chieftainship) et tino
rangatiratanga (autodétermination, souveraineté), principes reconnus dans le
Traité de Waitangi. Après avoir été violé pendant de nombreuses années, le traité
a été à nouveau reconnu en 1975 par le Treaty of Waitangi Act. Depuis ce temps,
il est reconnu comme le document fondateur de la Nouvelle-Zélande, ayant
établi un partenariat entre deux peuples, les Maaori et les Paakehaa (population
principalement d’origine européenne). La loi de 1975 a aussi mené à la création
du Tribunal de Waitangi qui est chargé d’examiner les plaintes et revendications
relatives aux violations du Traité. Dans le même élan, une politique officielle de
biculturalisme a aussi été mise en avant visant à assurer, entre autres, une
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représentativité maaori adéquate à tous les plans de la société, ainsi qu’une
réparation de certains torts historiques, entre autres, à travers des accords de
compensations suivant des recommandations du Tribunal de Waitangi.
Les personnes s’identifiant comme Maori représentent aujourd’hui 14 %
d’une population totale évaluée à un peu plus de quatre millions d’habitants
(Statistics New Zealand, 2007). Environ 80 % d’entre eux habitent en milieu
urbain, dont le tiers à Auckland.
Sur la scène nationale, des succès maaori significatifs ont pu être observés
dans divers domaines, particulièrement au cours des trois dernières décennies.
Nous pensons aux nombreuses réussites et améliorations dans les champs : 1) de
l’éducation maaori, tant au plan de la multiplication et du perfectionnement des
écoles maaori, de l’amélioration de la réussite des étudiants maaori, que de la
meilleure scolarisation des Maaori en général ; 2) de la revitalisation de la
langue ; 3) de la représentation maaori au gouvernement et dans l’administration
publique consécutivement à la mise en œuvre de la politique officielle de
biculturalisme ; 4) des arts et de la littérature ; 5) dans les affaires, en particulier
dans les domaines des pêches, des services de santé et de la radio commerciale.

Ce choix de m’intéresser à la vie des Maaori aujourd’hui en ville


était aussi motivé par l’idée que l’expérience des citadins semblait
moins relever du domaine du « secret-sacré » que celle des Maaori
vivant à la campagne, sur leurs terres tribales et à proximité de sites
sacrés et hautement symboliques et considérés comme vivant davantage
280 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

au rythme des traditions. J’avais d’ailleurs pris acte du fait que


beaucoup de chercheurs maaori travaillaient déjà – et de façon sérieuse –
sur les questions davantage liées à la tradition et portant plus directement
sur ce qui est considéré au cœur de la culture et de la tradition maaori. Je
pensais donc que mon apport pouvait être plus significatif – et ma pré-
sence mieux acceptée – si je m’intéressais à ce sujet encore largement
inexploré des Maaori urbains, qui semblait très peu intéresser les cher-
cheurs maaori à l’époque et qui semblait même provoquer leur mépris.
Notons que l’appellation « Maaori urbains » est d’ailleurs souvent utili-
sée avec une pointe de dérision puisqu’elle est employée pour parler des
Maaori « qui ne savent pas d’où ils viennent », c’est-à-dire des Maaori
qui n’auraient plus de liens avec leur(s) tribu(s) à la campagne et qui ne
pratiqueraient plus les traditions maaori.
Les résultats de mes recherches contrastent avec la vision populaire
et très répandue, même parmi les chercheurs, incluant certains Maaori,
voulant que les Maaori vivant en ville soient acculturés, fragmentés et
déconnectés de leurs tribus (iwi, traduit couramment par tribes en
anglais) et qu’ils ne sont pas, pour ces raisons, de « vrais » Maaori ou
« vraiment » maaori. De mes recherches, il ressort qu’il y a plusieurs
façons d’être maaori et que les Maaori citadins, comme ceux habitant
dans les régions tribales, sont aussi impliqués sur une base quotidienne
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dans des processus de (ré) affirmation des façons de faire et des identi-
tés maaori, des relations familiales et tribales, incluant les connexions
à la terre ancestrale. La whaanau, la famille étendue traditionnelle, est
toujours « vivante » en ville, et les gens continuent à valoriser les
valeurs dites « traditionnelles » ainsi qu’à recourir aux manières « tra-
ditionnelles » de faire les choses. Les processus de (ré) affirmation
prennent aussi place à travers les rencontres et les activités quoti-
diennes aux marae, dans les églises, les salles communautaires et
autres lieux maaori dans la ville et ses institutions.
Durant le terrain, un lieu m’est apparu comme étant particulièrement
important pour la (ré) affirmation des identités maaori en ville. Il s’agit
d’un certain type de maisons, une unité domestique ordinaire qui opère
selon les principes du marae. Sur la suggestion de participants1 à mes
recherches, j’appelle ce type de maisons des whare Maaori, ce qui peut
être traduit de façon littérale par « maisons maaori ».
1. Dans le contexte de la décolonisation de la recherche, contexte auquel je reviendrai
en détail plus loin, les chercheurs tant au Québec, qu’au Canada et qu’en Nouvelle-
Zélande, parlent maintenant de « participants à la recherche » au lieu de parler
d’« informateurs ». Ceci n’est pas simplement une question de vocabulaire, mais ce chan-
gement correspond aussi à un changement dans la façon de faire la recherche. Les
chercheurs sont encouragés à mettre en œuvre des principes de collaboration et de parte-
nariat avec les autochtones.
LE SAVOIR COMME ENJEU DE POUVOIR 281

Qu’est-ce qu’un marae ?

Le marae est le lieu traditionnel de rassemblement des Maaori. C’est un site


cérémoniel dédié à la pratique de rituels, ainsi qu’à des activités socioculturelles,
telles que des pratiques de danse, des activités liées à la fabrication ou à
l’enseignement de l’artisanat, des anniversaires. Ce lieu possède une dimension
spirituelle et sacrée, et incarne le lien à la terre et aux ancêtres qui y vécurent.
C’est de ce lien que les membres des marae tirent leur identité et leurs droits (et
obligations) comme membres d’une tribu (iwi) ou d’une famille (whaanau)
particulière. De nos jours, chaque marae consiste en un ensemble de bâtiments
dont la wharenui (grosse maison ou maison de rassemblement), une cuisine et
une salle à manger. Le marae est équipé pour recevoir et loger des visiteurs.
L’ensemble est habituellement clôturé. La wharenui qui peut aussi être appelée
whare tipuna (maison ancestrale) et nommée du nom d’un ancêtre. Dès lors, non
seulement la maison représente l’ancêtre, elle l’incarne et on s’adresse à elle
comme à une personne vivante. Si la maison est sculptée ou peinte, toutes les
formes se rapportent à différentes figures, personnages ou éléments ancestraux.
À l’intérieur de la maison, on est donc entouré et protégé par les ancêtres et par
les dieux. Cette maison est le lieu hautement tapu (sacré) par opposition à la
cuisine et à la salle à manger, par exemple, qui sont des lieux noa (libre de
restrictions religieuses, ordinaires) et, pour cette raison, constitue le cœur du
marae et c’est là que se tiennent les activités cérémonielles.
Traditionnellement, les marae étaient soit familiaux, soit tribaux. À partir
des années 1960, étant donné l’importante migration urbaine après la fin de la
Seconde Guerre mondiale, des marae tribaux et pantribaux furent construits en
ville. Ces marae urbains permirent aux Maaori qui vivaient trop loin de leur
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propre marae pour les visiter régulièrement de se rassembler en ville et de tenir
les tangihanga (funérailles), un rituel aujourd’hui considéré par plusieurs
comme le plus important.

Les whare Maaori sont ouvertes sur une base quotidienne aux
membres de la famille étendue et aux amis. Ils y viennent pour bavarder,
partager un repas, demander des conseils sur les bonnes façons de faire
en accord avec la tradition, s’occuper des enfants, aider dans les tâches
de la maison ou passer la nuit. Les whare Maaori sont des lieux où les
liens au passé, à la tribu, à la terre et aux mondes ancestraux sont
entretenus, où les connaissances « traditionnelles » et la langue maaori
sont enseignées, où les nouvelles et les potins sont échangés, et où
d’importantes décisions concernant la famille, les enfants, les terres
collectives et la politique sont prises. Ce type particulier de maisons s’est
révélé être, en ville, un lieu crucial pour l’affirmation maaori et la
résistance aux effets de la colonisation, à la société paakehaa, à
l’Occident plus généralement.
J’ai présenté ces conclusions dans divers congrès internationaux, ainsi
que lors de séminaires et conférences publiques en Nouvelle-Zélande.
Deux scènes vont me permettre d’illustrer les réactions que j’ai obtenues.
282 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

UNE INTERPRÉTATION CONTROVERSÉE

La scène se passe à l’hiver 2004. Je prenais part à un colloque inter-


national en compagnie d’un ami maaori2 qui est aussi chercheur. À notre
arrivée au colloque, nous nous sommes lancés, comme chaque fois que
nous nous voyions, dans une longue discussion au cours de laquelle,
entre de nombreux autres sujets, nous avons échangé sur ce que nous
allions respectivement présenter dans le cadre du colloque. Il me dit alors
qu’il trouvait mes idées intéressantes tout en exprimant gentiment
quelques réticences quant à un des concepts que j’utilisais alors pour qua-
lifier ce que j’appelle maintenant la whare Maaori, soit le concept de
« maison-marae » (house-marae). J’avais d’abord utilisé cette expres-
sion lors de l’écriture de ma thèse après avoir entendu plusieurs Maaori
dire « ma maison est comme un marae ». Pendant quelques minutes,
nous avons donc discuté du pour et du contre de cette appellation.
Le lendemain, à la fin de ma présentation au colloque, dès que le
président de la session ouvrit la période de discussion, mon ami prit la
parole immédiatement et avec force. Son attitude et le ton plutôt agres-
sif de sa remarque me surprit. Son intervention contrastait
complètement avec nos discussions antérieures, incluant celles de la
veille, qui s’étaient toujours déroulées dans une atmosphère d’ouver-
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ture et d’écoute mutuelle. J’étais aussi étonnée du fait qu’il s’oppose
ainsi à moi en public. Il dit alors qu’il était pour lui absolument inac-
ceptable de joindre le mot « marae » avec le mot « maison ». Le marae
est un lieu de rencontre sacré symbolisant les ancêtres. Il représente le
cœur de la culture et de l’identité maaori, alors qu’une maison est
« juste une maison », c’est-à-dire un espace domestique profane. Pour
lui, faire un lien explicite entre ces deux lieux attaquait l’essence même
de la culture maaori en la désacralisant. Il ajouta aussi que les gens qui
m’avaient parlé en ces termes ne savaient pas ce qu’ils disaient et
n’étaient certainement pas de « vrais » Maaori.
Si, émotionnellement, je fus d’abord secouée, en revanche,
rationnellement, je comprends sa réaction dans le contexte de la
recherche avec des Maaori dans lequel cet ami est positionné. Cette
séance lui offrait une excellente opportunité de prendre une position
publique contre les anthropologues non maaori, blancs de surcroît, et leur
intrusion dans les affaires maaori, mais aussi en faveur d’une certaine
vision de ce que signifie être maaori. En effet, objecter publiquement aux
idées que je soulevais, lesquelles pouvaient être perçues comme

2. Pour des raisons de confidentialité, je ne révèlerai pas le sexe de cette personne : le


masculin sera utilisé pour alléger le texte.
LE SAVOIR COMME ENJEU DE POUVOIR 283

menaçantes pour la position de certains acteurs maaori et les luttes


actuelles des Maaori en Nouvelle-Zélande présentait pour lui un bénéfice
politique. Le contexte était favorable à de telles interventions, surtout
qu’il n’ignorait pas que la rectitude politique (political correctness), liée
en grande partie à la culpabilité des anthropologues en contexte de
décolonisation, allait jouer en sa faveur3. De façon prévisible, après
pareille intervention dans le contexte particulier de ce colloque, personne
dans l’auditoire n’osa ajouter quoi que ce soit et le Président de la séance,
visiblement très mal à l’aise, après quelques mots de ma part,
m’interrompit pour passer rapidement la parole à l’intervenant suivant,
ce qui mit immédiatement fin au débat.
Si l’intervention de mon ami me plaça pour le moins dans une
situation désagréable, elle eut le mérite de me faire prendre conscience
de l’ampleur du malaise autour de ces questions, ainsi que des enjeux en
termes de pouvoir qui étaient ainsi rendus visibles. Il m’apparut alors
que si je voulais retourner sur le terrain et jouir d’une certaine crédibilité
et surtout, de l’appui de personnes influentes au sein des institutions
maaori, mais aussi du milieu universitaire, et si je voulais que mes
travaux soient lus et compris, je devais questionner mon utilisation du
concept de « maison-marae ». Des échanges antérieurs lors de
séminaires que j’ai donnés à l’Université d’Auckland et des discussions
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supplémentaires avec des Maaori sur Internet à propos de mes
recherches allaient dans le même sens et m’indiquaient aussi que le
terme « maison-marae » touchait une corde très sensible de certains
Maaori qui arrêtaient leur lecture ou, du moins, leurs efforts de
compréhension, à sa première apparition, sans essayer de saisir le
contexte plus large et le sens accordé par les participants à la recherche
à ce type d’endroit.

3. Je n’ai pas d’espace dans ces pages pour développer cette question de la rectitude
politique, en particulier dans le contexte des pays anglo-saxons. Je pense pourtant qu’elle
est importante pour expliquer la réaction des participants à la séance lors de l’intervention
de mon ami. De façon à donner une meilleure idée des situations que la rectitude politique
engendre, je donnerai un exemple supplémentaire. Lors du même colloque, un autre
Maaori est intervenu de façon interminable, hors de propos et même grossière à l’égard du
conférencier d’honneur sans que personne ne l’interrompe. Il fut même applaudi par cer-
tains anthropologues (blancs) du colloque. Mon ami maaori trouva d’ailleurs lui-même
cette intervention et applaudissements fort déplacés. Cette rectitude politique, à mon sens,
traduit le malaise des chercheurs non autochtones qui tentent tant bien que mal de renégo-
cier, dans un contexte hautement politisé, potentiellement conflictuel et questionnant leur
autorité ainsi que le futur de leurs recherches, la relation avec les autochtones. Ce malaise
se traduit parfois par un certain paternalisme et parfois par un excès de complaisance qui
ne fait, à mon sens, qu’amplifier le malaise général des autochtones comme des non-
autochtones et multiplier les sites possibles de tensions entre chercheurs autochtones et
non autochtones.
284 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

À la suite de cet épisode qui survenait, en fait, seulement quelques


jours avant le dépôt de ma thèse doctorale [Gagné, 2004], je pris la
décision de remplacer l’expression « maison-marae » par « whare
Maaori » qui peut être traduit de façon beaucoup moins controversée
simplement par « maison maaori », comme je le mentionnais plus tôt.
Je le fis de façon sereine dans une volonté d’ouverture et de dialogue.
L’expression « whare Maaori », une expression beaucoup plus neutre,
avait l’avantage de permettre quand même d’exprimer les idées des
participants à mes recherches sans soulever les mêmes controverses.
Elle présente pourtant l’inconvénient d’être beaucoup moins précise
puisque le terme peut référer à n’importe quel endroit où certains prin-
cipes maaori sont appliqués. Il s’agit alors de préciser comment,
pourquoi et dans quels contextes plusieurs Maaori établissent une com-
paraison explicite entre un certain type de maison et un marae.
Il est utile de préciser ici que les participants à ma recherche ne disent
pas que leur maison est un marae, mais semblable à un marae. Très briè-
vement, certaines maisons sont vues comme des marae quand elles
symbolisent la famille étendue, le groupe. Les whare Maaori sont aussi
comme des marae parce qu’elles sont des lieux où l’on se sent bien et en
sécurité. Ce sont des lieux jugés rassurants en ville, des lieux où l’on
n’éprouve pas la solitude et où l’on peut être maaori sans le regard scru-
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tateur des autres et sans besoin de justification. En ce sens, il n’y a pas de
confusion avec le marae « réel » dans l’esprit des participants à mes
recherches, mais la whare Maaori peut être conçue comme son extension
loin de chez soi et dans la vie quotidienne puisque les traditions du
marae, bien qu’en soient absentes leurs dimensions hautement sacrées, y
sont pratiquées au quotidien. Ces idées ne sont d’ailleurs pas totalement
nouvelles puisque des experts « traditionnels » maaori des marae [Tauroa
et Tauroa, 1986] ainsi que des chercheurs maaori [Durie, 2001 ; Mead,
2003 ; Smith, 1997 ; Walker, 2004] et non maaori [Metge, 2002] mettent
aussi en avant dans leurs écrits une vision « élargie » du concept de
« marae », comme le font les participants à mes recherches. Le problème
principal est donc qui parle et dans quel contexte.

UNE THÈSE CONTESTÉE

Au début 2005, je suis retournée sur le terrain parmi les Maaori à


Auckland pour la première fois après mes recherches doctorales (2001-
2002). Avec les réactions que mes travaux avaient déjà provoquées, il
va sans dire que je craignais l’accueil qui allait être réservé à ma thèse,
ainsi qu’à moi-même en tant que chercheure, mais aussi en tant
LE SAVOIR COMME ENJEU DE POUVOIR 285

qu’amie, en tant que membre d’une famille, du moins jusqu’à un


certain point.
Après des retrouvailles des plus agréables, la situation se tendit quand
un membre4 d’une des familles qui participa à mes recherches doctorales
lut ma thèse et jugea que son point de vue – ainsi que lui-même – était
mal représenté. Il m’accusa aussi d’avoir trahi la confiance de la famille
en donnant d’elle une image qu’il considérait négative5. Il dit que j’au-
rais dû le consulter davantage, d’autant plus qu’étant l’universitaire de la
famille, il possédait une meilleure connaissance que les autres. En fait,
conformément aux principes de la recherche kaupapa maaori (recherche
basée sur les principes maaori) expliqués, entre autres, dans le livre de
Linda Tuhiwai Smith [1999], j’avais mis en place divers processus de
consultation et de discussion avec les participants à mes recherches tant
au moment du terrain que de l’analyse des données et de la rédaction.
Entre autres initiatives, je lui avais envoyé toutes les parties de la thèse
qui le concernaient ou qui pouvaient l’intéresser en vue d’obtenir ses
commentaires. Contrairement à un autre membre de la famille qui avait
régulièrement lu, commenté et amené des précisions quant à mes ana-
lyses pendant le processus d’écriture de la thèse, il n’avait jamais réagi à
ce que je lui avais envoyé, se limitant à l’envoi régulier de nouvelles sur
lui et la famille.
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Après m’avoir fait part de son mécontentement, il me menaça de
faire un recours en justice et de déposer une plainte au comité d’éthique
de l’université si je ne changeais pas certains détails de la thèse. En tant
que chercheure doctorante invitée au département d’anthropologie de
l’Université d’Auckland, j’avais en effet fait une demande d’approba-
tion au comité d’éthique de la recherche de cette université,
approbation qui m’avait été accordée, en plus de l’approbation que
j’avais aussi obtenue du comité d’éthique de l’Université McGill, mon
université d’attache au doctorat.
À ce moment, il ne semblait pas exister de solutions faciles pour
sortir de cette « crise ». La pression que je ressentais était vive, d’au-
tant plus que je continuais à rencontrer au quotidien les membres de la
famille. Je tentais de discuter avec eux des malaises soulevés, de mon-
trer que j’étais sensible à la situation et que j’étais ouverte au dialogue

4. Encore ici, pour des questions de confidentialité, le sexe de la personne ne sera pas
révélé. Le générique masculin sera utilisé.
5. Ce commentaire me toucha particulièrement, puisque cette interprétation allait
complètement à l’encontre de ma propre intention qui visait, au contraire, à donner une
image positive de la famille comme une famille exemplaire illustrant bien les succès de la
lutte maaori au quotidien. Je trouvai malgré tout un certain réconfort dans le fait que cer-
tains membres de la famille partagaient ma lecture.
286 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

ainsi qu’à l’idée de procéder à des changements avant de publier mes


analyses. Malgré mes efforts, le conflit ne manqua pas, à mon grand
désespoir, de se répercuter sur des conflits personnels de longue date
qui existaient déjà entre les membres de la famille, certains appuyant
mes analyses, alors que d’autres non. Dans les échanges, l’idée qui res-
sortait avec le plus de force était que certaines personnes dans la famille
étaient censées connaître mieux que d’autres ce que signifie être
maaori, et ce qui peut être dit en public sur les Maaori. La principale
ligne de conflits fut donc celle entre ceux qui avaient reçu une éduca-
tion universitaire et qui, pour cette raison, savaient ce qu’est la
« bonne » recherche et connaissaient les « vraies » traditions et façons
de faire maaori, et les autres, qui n’étaient pas allés à l’université, et qui
ne savaient pas ou ne savaient pas aussi bien. Du côté de ceux qui cri-
tiquaient mes travaux, il était entendu que j’aurais dû représenter
davantage la vision des universitaires puisqu’elle était censée être la
meilleure, la plus éclairée, étant donné leur connaissance des écrits des
anciens et des spécialistes de l’histoire et de la culture maaori et, pour
cette raison, la plus « authentiquement » maaori. Comme dans le cas de
la réaction de mon ami relatée plus haut dans le cadre du colloque, la
critique reposait sur le fait que certains seraient plus autorisés que d’au-
tres à parler de la culture et des traditions maaori et plus généralement,
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des affaires concernant les Maaori. Ce qui était aussi en jeu, c’est l’au-
thenticité des personnes impliquées et de leurs propos.
Pendant toute cette période, j’avais constamment peur que le conflit
puisse prendre des allures disproportionnées à l’extérieur du cercle
familial puisque dans le petit monde des Maaori, tout le monde sait tout
sur tout le monde, les nouvelles se diffusant rapidement en suivant les
ramifications de la kuumara (patate douce). En fait, je craignais que le
cas puisse se rendre effectivement devant un tribunal ou au conseil
d’éthique de l’université. J’étais d’ailleurs au courant du fait qu’un pro-
cessus informel de consultation était en cours auprès d’étudiants et de
chercheurs de l’Université d’Auckland.
Finalement, après presque trois mois de discussion et beaucoup de
larmes de part et d’autre, j’ai quitté la Nouvelle-Zélande avec le consen-
tement de la famille sur une version « acceptable » de la thèse qui
pourrait être publiée. On s’entendit sur la modification d’un nombre très
limité de détails concernant la représentation de certains individus, ce qui
ne fit pas de différence dans l’argumentation générale de la thèse ainsi
que pour la compréhension des situations et contextes qui y sont décrits.
Il faut rappeler ici que ces processus de consultation et le fait, pour le
chercheur, de prendre en considération l’avis – et même de s’y soumet-
tre – des participants à la recherche font partie des « bonnes » pratiques,
LE SAVOIR COMME ENJEU DE POUVOIR 287

selon les standards établis en matière de recherche avec les autochtones


au Québec, au Canada et en Nouvelle-Zélande dans le contexte plus large
de la décolonisation de la recherche.

AU CŒUR DES LUTTES

J’ai rapporté ces deux études de cas parce que je pense qu’elles illus-
trent bien trois points importants. D’abord, elles montrent que le terrain
de l’anthropologue se poursuit longtemps après qu’elle a quitté physique-
ment le terrain. En effet, les réactions à mes recherches furent très
révélatrices des relations de pouvoir en Nouvelle-Zélande parmi les
Maaori, mais aussi entre Maaori et non Maaori, ainsi que des enjeux liés
à des relations inégales de pouvoir. Dans ce contexte, et ceci constitue
mon deuxième point, il n’est pas surprenant de constater que certains
positionnements ou certaines idées qui apparaissent comme menaçantes
font apparaître des comportements et des discours standardisés qui nient
la flexibilité des mondes (par exemple, le monde maaori versus le monde
paakehaa), des actions et narrations possibles en réifiant certains aspects
censés représenter de façon plus « authentique » la maoritude, notam-
ment chez certains leaders ou élites6. Dans le cas des Maaori, ces derniers
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ont en effet tendance à prendre leurs distances par rapport à certaines ini-
tiatives et façons de vivre qui sont vues comme « déformant » les
traditions. Ainsi, par exemple, parler de sa maison en ville comme d’un
marae n’est pas « traditionnel » et donc inacceptable. Enfin, les deux
situations relatées ici montrent bien un troisième point, à savoir que
l’université en général et le champ de la recherche en particulier sont un
site important de lutte pour l’affirmation de soi et la décolonisation.
Le développement de la recherche kaupapa maaori ainsi que les ten-
dances essentialistes sont ancrés dans l’histoire de la colonisation, de
l’État néo-zélandais et des relations entre Maaori et non-Maaori, sont
accentués par certains processus et événements contextuels dans lesquels
l’identité et la tradition « vraie » sont devenus des objets politiques puis-
sants dans les négociations avec la majorité et l’État [Gagné, 2008a et
2008b]. Une compréhension juste d’une telle valorisation de certains

6. Notons que les Maaori avec qui j’ai discuté n’aiment pas trop en général l’appella-
tion « élite ». Ils préfèrent de loin « leader » qui fait, à leurs yeux, beaucoup moins
péjoratif et plus politique. C’est particulièrement le cas de ceux qui font justement partie
de ce segment de la population. Comme le rappelle d’ailleurs Shore [2002, p. 3], se réfé-
rant à Marcus [1983, p. 9], « élite » est plutôt un terme pour référer à d’autres plutôt qu’un
terme pour s’identifier soi-même, c’est-à-dire une catégorie du point de vue de l’observa-
teur plutôt que du point de vue de celui qui parle de lui-même.
288 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

L’université : un site d’affirmation et de résistance

Les universités néo-zélandaises, et plus généralement le champ de l’éducation


et de la recherche, ont été depuis longtemps des sites importants d’affirmation et
de résistance pour les Maaori [Webster, 1998 ; Walker, 2004 ; Gagné, 2005].
Depuis les années 1960, les universités ont été centrales dans le mouvement de ce
qui est connu comme la Renaissance culturelle en participant à la formation de
plusieurs jeunes Maaori qui devinrent par la suite des figures de proues du
mouvement dans le secteur de l’éducation ou encore en politique active.
Dans les années 1970, l’université devint aussi un site pour la mobilisation et
l’activisme politique. Pensons, par exemple, au groupe Ngaa Tamatoa (« Les
jeunes guerriers ») qui fut créé à l’Université d’Auckland dans le but de remettre
en question l’establishment paakehaa et fit beaucoup parler de lui dans les médias.
Ce groupe mit sur pied une série de programmes tant à Auckland qu’à Wellington.
Entre autres, il dispensait de l’aide aux migrants maaori qui arrivaient en ville en
quête de travail et des conseils en matière légale aux Maaori appelés à comparaître
en justice [Walker, 2004, p. 210-211]. Le groupe a aussi fait pression en faveur de
l’inclusion de la langue maaori dans le système d’éducation.
En 1979, un autre groupe, He Taua (« Les Vengeurs »), se forma à l’Université
d’Auckland. Les jeunes protestataires du groupe s’en prirent à des étudiants en
ingénierie qui parodiaient un haka, ou « danse » guerrière [Walker, 2004, p. 221-
225]. Cette parodie était jouée depuis plus d’une vingtaine d’années lors de la
journée de remise des diplômes à l’Université d’Auckland. Le but de He Taua était
de mettre un terme à la moquerie après que plusieurs démarches diplomatiques
intentées depuis 1971 eurent échoué. Ce raid fut condamné par la presse comme
violent et entraîna onze arrestations. L’événement donna pourtant lieu à un
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important mouvement de solidarité et de dénonciation du racisme en Nouvelle-
Zélande qui alla bien au-delà des murs de l’université et devint largement connu
comme « the Haka Party incident » [Webster, 1998, p. 192]. Cet incident accéléra
d’ailleurs l’approbation du projet d’un marae par les autorités de l’université en
1979 [Webster, 1998, p. 193], un projet qui supposa plus d’une décennie de
mobilisation pour les étudiants et le corps professoral maaori ainsi que leurs
supporters. Le marae fut finalement inauguré en 1988 après plusieurs années
d’hésitation de la part de l’université, entre autres en raison des fonds importants
qui devaient être investis dans la construction.
Au cours des années qui suivirent, les Maaori firent des avancées
importantes de façon plus générale en éducation. Les années 1980 ont vu la
création des kohanga reo (écoles préscolaires basées sur les principes de la
famille étendue et l’utilisation de la langue maaori) et des kura kaupapa (écoles
primaires et secondaires maaori). Quant aux années 1990, elles ont vu la mise
sur pied des whare waananga (établissements maaori postsecondaires) qui sont
maintenant au nombre de trois. Ces établissements offrent des programmes
diversifiés et se vouent aussi à la recherche. Les chercheurs universitaires maaori
furent à l’avant-garde du mouvement en éducation.

éléments de la culture « traditionnelle » nécessite donc de tenir compte


des interactions dialogiques entre plusieurs facteurs, dont l’histoire colo-
niale, les actions et discours de l’État, les décisions des divers tribunaux,
les actions et discours des élites maaori, les médias, la dynamique des
relations entre minorité et majorité, les divers mouvements et tendances
LE SAVOIR COMME ENJEU DE POUVOIR 289

à divers niveaux – économique, politique et social – sur les scènes


locales, nationales, régionales et mondiales… Ces facteurs permettent de
mieux comprendre les réactions que mon engagement dans le domaine
des études maaori et mes résultats de recherche ont pu provoquer.
Ainsi, l’idée d’une « culture nationale authentique » a de longues
racines dans la doctrine moderne de la « nation » selon laquelle la
culture a une essence éternelle. Selon Éric Schwimmer [2003, p. 169],
cette doctrine invite – sinon oblige – les leaders maaori et les
négociateurs à personnifier cette essence et à lutter pour elle. Ce
processus d’essentialisation est renforcé par les médias (maaori et
dominants) et par certaines catégories de personnes (maaori et non
maaori) qui ont des intérêts économiques et politiques dans les
processus décrits précédemment. Elizabeth Rata [2000] suggère qu’une
bourgeoisie maaori – et plus largement autochtone [Friedman 2001 ;
2003] – montante se forma dans les années 1980 à travers le processus
menant aux accords liés aux revendications logées au Tribunal de
Waitangi. Ces processus favorisèrent les représentants des entreprises
tribales et d’intérêts commerciaux maaori [Poata-Smith, 2004 ; Rata,
2000]. Cette bourgeoisie imposa sa vision et prit le contrôle des
ressources nouvellement restituées, à la fois en contrôlant le capital et en
maintenant la structure conique de classe. Cependant, il est nécessaire
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de comprendre que ces Maaori qui forment certains types d’élites ou de
leaders jouent un rôle extrêmement important dans les relations entre les
Maaori et l’État : celui de gardiens de l’ordre symbolique et social. En
effet, ils le font par la transmission culturelle qu’ils assurent et qui
bénéficie à tous les Maaori. Éric Schwimmer [2003, p. 169] explique
que le rôle de ces élites ou leaders consiste à partager leurs
connaissances avec la population générale et à transmettre les messages
de la population minoritaire à l’État. Ainsi doivent-ils convaincre l’État
de leur authenticité en ce qui concerne leur statut comme représentants,
leur habileté à véhiculer les sentiments et les désirs populaires de la
population minoritaire, et leurs connaissances sur la culture et l’histoire.
C’est ainsi que des intellectuels maaori ont cultivé, développé et
protégé une connaissance spécialisée ainsi que des champs particuliers
d’expertise et de recherche. Les effets de ces tendances furent non seu-
lement que les leaders intellectuels maaori lisent, réagissent et même
répondent aux recherches menées pas des non-Maaori [Brettell, 1993],
mais ils en sont venus à assurer un contrôle assez grand sur la recherche
qui est entreprise et produite sur les Maaori, ainsi que sur les cher-
cheurs (maaori et non maaori) qui sont engagés dans la recherche sur
les questions relatives aux Maaori. Au fil des ans, ce contrôle a même
été institutionnalisé.
290 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

En effet, le mouvement qui se réclame d’une décolonisation de la


recherche et du développement de principes maaori en recherche a
accompagné un mouvement plus général en éducation, incluant la for-
mation du champ des études maaori et la création de départements
indépendants consacrés aux études maaori et de centres de recherche
spécialisés. Parmi les précurseurs de ces mouvements, on retrouve des
chercheurs maaori comme Graham Hingangaroa Smith et Linda
Tuhiwai Smith, cette dernière étant l’auteure du livre Decolonizing
Methodologies : Research and Indigenous Peoples [1999] qui jette les
bases de la recherche kaupapa maaori, c’est-à-dire la recherche par,
avec et pour les Maaori.

Decolonizing Methodologies [1999] de Linda Tuhiwai Smith

Ce livre qui fait maintenant autorité plaide en faveur d’une décolonisation de


la recherche et de ses méthodes. Il se divise en deux grandes parties. Dans la
première, l’auteure s’attache à démontrer en quoi le terme « recherche » est
étroitement lié à la colonisation et à l’impérialisme européens et en examine de
façon critique les bases historiques et philosophiques. En explorant, entre autres
choses, des concepts comme ceux de « découverte », de « revendication » et de
« nomination » qui abondent dans l’histoire et la théorie occidentales, l’auteure
montre comment l’Occident a discipliné, contrôlé, marginalisé, réduit au silence
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et nié les peuples autochtones et colonisés, un processus qui est toujours à
l’œuvre. Dans la deuxième partie de son ouvrage, l’auteure montre la nécessité
pour les populations autochtones de mener leurs propres projets de recherche et
énonce certains principes d’une recherche émancipatrice – la recherche kaupapa
maori – qui s’inscrit dans le projet plus large visant l’autodétermination.
Publié en même temps à Londres, New York et Dunedin (Nouvelle-Zélande),
le livre de Linda Tuhiwai Smith est maintenant connu à travers le monde. Il est lu
dans les universités nord-américaines, par exemple, par ceux qui s’intéressent aux
questions relatives aux autochtones et à la décolonisation de la recherche. Il est
aussi largement connu des chercheurs et communautés autochtones qui s’en sont
souvent inspiré pour élaborer les principes de recherche qui sont maintenant de
mise chez eux. Le livre de Linda Tuhiwai Smith s’inscrit d’ailleurs dans un corpus
plus large d’écrits sur la décolonisation de la recherche parmi lesquels on retrouve
les travaux de nombreux chercheurs amérindiens du Canada et des États-Unis.

Plusieurs autres Maaori ont aussi participé à la réflexion relative aux


principes de la recherche kaupapa maaori, qu’on pense, par exemple, à
Russell Bishop [1996], Ella Henry et Hone Pene [2001], ainsi qu’à
Leonie Pihama [2005]. Généralement, la recherche kaupapa maaori est
conçue de la façon suivante : elle est liée au fait « d’être Maaori » ; elle
est connectée à la philosophie et aux principes maaori ; elle prend pour
acquis la validité et la légitimité des Maaori, l’importance de la langue
maaori et de la culture ; et elle est préoccupée par la « lutte pour l’auto-
nomie en plus de notre propre bien-être culturel » [Smith, 1999, p. 185].
LE SAVOIR COMME ENJEU DE POUVOIR 291

Ce type de recherche est donc conçu par Smith [1999, p. 116] comme
une stratégie menant à l’autodétermination, ainsi que contribuant plus
généralement à la justice dans les domaines psychologique, social, cultu-
rel et économique et donc, bien au-delà du domaine strictement politique.
Le développement de ces principes de recherche a été accompagné
par le développement d’exigences plus grandes en matière de recherche
avec les autochtones au sein des organismes subventionnaires, ainsi
qu’au sein des universités, en autres, au sein des comités d’éthique de
la recherche dont tout chercheur doit obtenir l’approbation avant d’al-
ler sur le terrain et débuter sa collecte des données. Ceci est vrai en
Nouvelle-Zélande comme au Canada. Les mêmes tendances sont aussi
à l’œuvre aux États-Unis et en Australie.
À la demande des chercheurs et des communautés/peuples autoch-
tones, mais aussi des organismes subventionnaires7 et des comités
d’éthique de la recherche des universités8, les chercheurs sont encoura-
gés à développer des pratiques de recherche dites collaboratives avec
les autochtones qui sont les sujets de leurs recherches, tant au plan de
la définition du projet de recherche, qu’au plan de la collecte de don-
nées, de l’analyse et de la rédaction du rapport final. Plusieurs
arrangements sont alors possibles et à explorer.
En Nouvelle-Zélande (et dans une moindre mesure, au Canada, aux
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États-Unis et en Australie, dans le cas des autochtones), les universités
ont aussi fait en sorte que les Maaori participent activement à leur gou-
vernance9. Selon Webster [1998], il existerait un fort lobby maaori dans
les universités exerçant des pressions sur les orientations des départe-
ments et sur les décisions de l’université en fonction de leurs intérêts,
dont ceux liés à la lutte plus générale des Maaori pour la reconnais-
sance et l’affirmation. Des chercheurs maaori siègent aussi dans les
comités d’éthique des universités. Cela leur permet de faire part de leur
avis et de leurs conseils quant aux projets de recherche portant sur les

7. Pour des exemples, voir les programmes de subventions de recherche stratégique du


Conseil de la recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) à l’adresse suivante :
http://www.sshrc-crsh.gc.ca/web/apply/faculty_f.asp#1 (page consultée le 21 février 2008).
8. Pour avoir un aperçu des exigences des comités d’éthique des universités, voir des
exemples néo-zélandais et canadien de formulaires à remplir par les chercheurs en vue
d’obtenir l’approbation du comité d’éthique de la recherche de leur université : a) pour
l’Université d’Auckland :
http://www.auckland.ac.nz/uoa/fms/default/uoa/about/research/ethics/docs/2008%20
Research%20Project%20Application%20Form.doc (page consultée le 21 février 2008) et
b) pour l’Université d’Ottawa :
http://www.ssrd.uottawa.ca/deontologie/formulaires/projet_recherche.doc
9. Pour voir les détails de la représentation maaori dans la gouvernance de l’Université
d’Auckland, par exemple, voir :
http://www.auckland.ac.nz/uoa/about/uoa/run/committees/senate/runanga/tor.cfm
292 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Maaori ou impliquant des Maaori, et d’exercer un certain contrôle sur


les approbations données aux chercheurs, sans lesquelles ils ne peuvent
aller en avant avec leurs recherches. Précisons de plus ici que certains
groupes ou institutions maaori ont aussi mis en place leurs propres pro-
tocoles de recherche visant à définir des orientations éthiques et
déontologiques de la recherche avec les Maaori. Ces derniers ont d’ail-
leurs fait figure de leaders en ce domaine parmi les peuples autochtones
au plan international.
De plus, étant donné le nombre somme toute limité de personnes
considérées comme des experts sur les questions maaori, il faut ajouter
que ce sont souvent les mêmes qui sont appelées à témoigner à titre
d’experts de la culture maaori au niveau de la gouvernance des univer-
sités, des commissions gouvernementales, des tribunaux et lors de
diverses négociations, ce qui a pour effet d’accentuer une certaine
vision du « monde maaori » et de renforcer le contrôle de champs de
connaissances et de champs politiques importants. Encouragés par les
politiques biculturalistes mises en place en Nouvelle-Zélande depuis la
fin des années 1970, toutes ces conditions ont pour effet que les cher-
cheurs maaori (et c’est aussi le cas de chercheurs autochtones ailleurs)
sont de plus en plus actifs dans les colloques et forums sur les scènes
locales comme internationales, signe du succès de leur lutte.
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QUELLE PLACE POUR LES CHERCHEURS NON AUTOCHTONES ?

Les questions qui s’imposent alors sont les suivantes : Quel est
l’avenir de la recherche sur les questions autochtones pour des non-
autochtones ? Quel est le rôle des anthropologues non maaori dans la
compréhension de situations impliquant des Maaori ? Quelle peut être
la relation entre nous ? Dans le contexte hautement conflictuel actuel,
il est même difficile de ne pas se demander ce que des non-Maaori peu-
vent ajouter à ce que les Maaori eux-mêmes ont à dire10. Ces questions
peuvent sembler inconcevables à ceux qui ne se situent pas dans le
contexte des études relatives aux questions autochtones et elles peuvent
même être interprétées comme frôlant le racisme. Ces questions sont
pourtant hautement significatives en Nouvelle-Zélande – et en
Amérique du Nord comme en Australie et Hawaï – dans le contexte de
la décolonisation de la recherche et du développement de théories et
méthodologies dites autochtones qui font eux-mêmes partie de luttes
politiques, économiques et sociales très importantes. Elles sont

10. La même question se pose ou a pu se poser pour les Noirs, les femmes, etc.
LE SAVOIR COMME ENJEU DE POUVOIR 293

d’autant plus importantes que les chercheurs se retrouvent au milieu de


ces luttes et donc au cœur d’enjeux multiples de pouvoir.
Face à cette situation, plusieurs réponses sont possibles de la part
des chercheurs. En Nouvelle-Zélande, la plupart des chercheurs non
maaori se sont retirés des études maaori depuis plus d’une dizaine d’an-
nées déjà. Pour plusieurs, la situation est devenue insoutenable à cause
du contexte conflictuel de ce champ de recherche. Une forte pression a
parfois été exercée sur eux, et ils ont aussi souvent été victimes de très
fortes critiques. D’autres s’en sont retirés car, appuyant le processus de
décolonisation de la recherche, ils ne voient plus de raisons pour des
non-Maaori de faire des recherches sur les Maaori, alors que plusieurs
d’entre eux sont maintenant qualifiés comme chercheurs et capables de
faire de la recherche par et pour eux-mêmes.
D’autres encore ont dénoncé l’essentialisme des élites autochtones
ainsi que leur contrôle sur la recherche, certains chercheurs allant
jusqu’à questionner la portée des droits autochtones, d’autres dénon-
çant l’enfermement des autochtones dans l’ethnicité, le culturalisme et
l’essentialisme, ainsi que les manipulations et les abus de pouvoir de la
part des élites autochtones [pour des exemples, voir Flanagan, 2000 ;
Kelly et Kaplan, 2001 ; Kuper, 2003 ; Rata, 2002 ; 2004a ; 2005]. Pour
certains, il semble que ce soit leur devoir comme scientifique qui leur
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dicte de mettre au jour les processus de construction de l’identité et
donc, de dénoncer les manœuvres politiques supposées des autochtones
au nom à la fois de leur différence et de leur primauté. Il n’y a dès lors
qu’un pas de l’entreprise scientifique de déconstruction à la dénoncia-
tion et à la prise de position moraliste et normative. Comme Steven
Robins s’interroge dans un commentaire suivant l’article de Kuper inti-
tulé « The Return of the Native » [2003], cette dénonciation des
logiques des politiques de l’identité autochtone ne serait-elle pas un
signe du désir croissant pour certains d’un retour à la bonne vieille
autorité ethnographique ?
Ces prises de positions ne laissent pas d’inquiéter et ce, à deux
titres. D’abord, elles peuvent laisser présager que se dégradent encore
et se polarisent davantage les relations entre autochtones et non-autoch-
tones, mais aussi entre chercheurs et autochtones, surtout leurs leaders,
dans le contexte plus large de la décolonisation, incluant la décolonisa-
tion de la recherche. Ensuite, elles peuvent conduire à occulter la réalité
actuelle. En effet, ces travaux occultent souvent, du moins en partie, les
positions objectives de chaque « camp », entre autres dans le champ
socio-économique. Qu’en est-il de l’état des rapports économiques et
des inégalités ? Pourquoi ne retrouve-t-on pas (ou très peu), dans ce
genre d’analyse, d’éclairage sociologique « à la Bourdieu » en termes
294 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

de capital économique, social et culturel ? Quels contextes et rapports


de pouvoir ont balisé l’émergence de la situation actuelle, dont la stra-
tégie ou la position autochtone ?
Il m’apparaît d’ailleurs important de revenir sur ce qui, en milieu
autochtone, a engendré, auprès des leaders autochtones, une telle valo-
risation de certains aspects de la culture « traditionnelle », ainsi qu’un
tel contrôle sur la recherche. Il en va, à mon avis, de la portée du regard
de l’anthropologue. Prendre position contre l’essentialisme en valori-
sant un vivre ensemble politique autre que celui proposé par les
autochtones ou juger de la valeur (morale) des stratégies autochtones
m’apparaît plus une position politique qu’un regard anthropologique
sur une réalité dont il importe de révéler les tenants et aboutissants sans
nier les conditions concrètes dans lesquelles elle a pris naissance. Dans
le cas de Fidji, la prise de position de Kelly et Kaplan m’apparaît à cet
égard emblématique : « OK, nous sommes sceptiques au sujet de la
Romance du Pacifique et sympathiques aux discours sur les droits
civils. » [2001, p. 151]. La « Romance du Pacifique » désigne ici les
arguments légitimant la surreprésentation politique des Fidjiens
autochtones au nom de leur antériorité d’occupation, de leur rapport
spécifique à la terre et de la menace qui serait encourue par leur culture
ancestrale par opposition aux Indo-Fidjiens dont les droits (au titre des
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Droits de l’homme) seraient bafoués, selon Kelly et Kaplan [2001]. Or,
il existe des acquis et des contextes sociohistoriques qui définissent ces
populations et balisent leurs stratégies. Il me semble que c’est dans
cette direction que des recherches doivent être menées beaucoup plus
que dans la critique de l’essentialisme et des stratégies autochtones en
tant que tels, car en bout de piste, cette critique ne peut avoir que des
effets négatifs sur les populations concernées. Ceci m’apparaît aussi la
seule façon d’empêcher de contribuer davantage à la polarisation entre
les mondes, entre les groupes, d’amoindrir les processus d’essentialisa-
tion et de ne pas annihiler les espaces de dialogues et de négociations
qui existent dans la pratique.

CONCLUSION

Je demeure donc convaincue qu’une meilleure compréhension


d’une situation ou d’une question repose dans la confrontation de pers-
pectives diverses et multiples. Selon le positionnement des chercheurs,
« les questions sont formulées différemment, les priorités sont hiérar-
chisées différemment, les problèmes sont définis différemment, les
gens participent sur des bases différentes » [Smith, 1999, p. 193] et
LE SAVOIR COMME ENJEU DE POUVOIR 295

c’est ce qui fait, selon moi, que la confrontation des perspectives peut-
être riche et féconde. Cependant, les chercheurs non autochtones
(comme autochtones) doivent prendre acte du nouveau contexte de la
recherche. Ils doivent adopter les mesures nécessaires pour favoriser la
collaboration à toutes les étapes de la recherche et adapter leurs métho-
dologie et déontologie aux critères jugés acceptables par les
autochtones. La solution n’est surtout pas, à mon sens, dans la rupture
des relations avec eux, au contraire. Nous devons maintenir le dialogue
et les échanges dans la mesure où la situation le permet. Cela peut par-
fois exiger de prendre une certaine distance, au moins temporairement,
et de se retirer de certains domaines les plus sensibles ou qui revêtent
une sacralité plus grande.
Même si ce nouveau contexte de la recherche nous rend parfois la
vie difficile, il a permis de corriger certaines pratiques du passé qui
n’ont pas toujours bénéficié aux autochtones. Entre autres retombées, il
a donné la possibilité aux autochtones d’être tenus mieux informés des
processus et des retombées de la recherche. Il a encouragé la formation
de chercheurs autochtones compétents et le développement de nou-
veaux champs de recherche spécialisés. Il a aussi rappelé aux
anthropologues et autres chercheurs que leurs sujets « traditionnels »
d’étude peuvent aussi dire non à leur intrusion et refuser d’être leurs
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sujets de recherche. D’ailleurs il n’est pas inutile de se poser les ques-
tions suivantes : Y a-t-il d’autres façons de protéger leurs acquis dans
le contexte sociohistorique qui est le leur ? Dans quelle mesure ne sont-
ils pas contraints à une certaine fermeture ?
Enfin, si l’avenir de la recherche parmi les Maaori et les autoch-
tones plus généralement est incertain, si le contexte actuel est
complexe, qu’il faut soigneusement réfléchir aux modalités de nos
engagements dans la recherche sur les questions autochtones et à ce que
nous révélons puisque nos propos pourraient aussi avoir des effets sur les
processus d’essentialisation, les contextes et histoires des relations de
pouvoir et des sites de contestations entre la minorité maaori, la majorité
et l’État, mais aussi internes aux différentes populations font partie de ce
que les anthropologues peuvent encore contribuer à clarifier par leurs
contributions. Bien sûr, je m’avance sur cette voie selon la logique de res-
ponsabilité (Fassin dans ce volume) d’un chercheur étranger qui n’est pas
directement impliqué dans les luttes et rapports de pouvoir locaux. Bien
sûr aussi, la sagesse populaire nous rappelle que chaque chose doit venir
en son temps. Le maintien du dialogue demeure cependant certainement
une condition nécessaire.
J’ajouterai seulement que les voix de certains intellectuels maaori –
qui se considèrent eux-mêmes souvent de diverses façons comme les
296 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

« victimes » de la même rhétorique au sujet de l’authenticité maaori et


d’un certain abus de pouvoir ou d’un contrôle important de certains de
leurs leaders dans la sphère de la recherche – ont commencé à se faire
entendre (mais pas encore sur la scène publique) pour montrer leur
opposition à la correction politique et au séparatisme ethnique qui les
empêche de voir, d’analyser et de discuter de certaines situations qui
font aussi partie de la réalité maaori. Ces voix pourraient être porteuses
de nouvelles perspectives et de nouvelles alliances sur la base de
valeurs partagées dans et à l’extérieur du monde maaori.

REMERCIEMENTS

Pendant les réflexions ayant conduit à ce texte, j’ai bénéficié de bourses post-
doctorales du Conseil de la recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) et
de l’Université d’Ottawa. Les réflexions qui se trouvent dans ces pages doivent
beaucoup aux échanges avec des collègues et des amis, maaori et non maaori, en
Nouvelle-Zélande, au Québec et en France. Ils se reconnaîtront, j’en suis sûre. Des
versions préliminaires de ce texte ont été discutées lors du colloque
« Ethnografeast II : La fabrique de l’ethnographie » qui se tint en septembre 2004,
à l’École normale supérieure, à Paris, ainsi que lors du colloque organisé par DIA-
LOG ― Le Réseau québécois d’échange sur les questions autochtones, « Les
langages de l’altérité II », qui se tint dans le cadre du congrès de l’Association fran-
cophone pour le savoir (ACFAS), en mai 2006, à l’Université McGill, à Montréal.
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15 : RÉPONDRE DE SA RECHERCHE.
L'anthropologue face à ses « autres »

Didier Fassin
in Alban Bensa et al., Les politiques de l'enquête

La Découverte | « Recherches »

2008 | pages 299 à 320


ISBN 9782707156563
DOI 10.3917/dec.fassi.2008.01.0299
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/politiques-de-l-enquete---page-299.htm
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15

Répondre de sa recherche.
L’anthropologue face à ses « autres »

Didier Fassin

« We have welcomed strangers in our midst. We have welcomed


all who came with intellectual curiosity or in the guise of the informed
student. We have honored those whom we have seen grow in their
knowledge and understanding of our ways. But unfortunately, many
times we have been betrayed. »
Cecil King, Here come the anthros.

« Respondeo, responsum, se dit des interprètes des dieux, des


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prêtres, notamment des haruspices, donnant en retour de l’offrande la
promesse, en retour du cadeau la sécurité. »
Émile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-euro-
péennes.

« But, why are you working in South Africa ? » La question que


m’adressait ma collègue et amie sud-africaine, au terme de deux jour-
nées consacrées à discuter les résultats d’une recherche que nous
avions conduite ensemble dans un grand hôpital de la région de
Johannesburg, était sans ambiguïté : elle me signifiait que ma présence
comme chercheur dans son pays lui paraissait désormais incompréhen-
sible mais probablement aussi indésirable. Après une collaboration
scientifique ininterrompue pendant sept ans qui n’avait fait que s’inten-
sifier, et donc se complexifier, cette interrogation n’appelait d’ailleurs
guère de réponse : elle sonnait comme une fin de non-recevoir. Évoquer
la vision romantique qui, dans la seconde moitié des années 1990,
m’avait poussé à souhaiter faire de l’anthropologie dans un pays qui
venait de sortir de l’apartheid et s’engageait dans la voie de la démo-
cratie n’aurait fait qu’aggraver mon cas puisque, précisément, ce qui
m’était reproché était de me montrer trop sévère à l’égard du système
de soins et de ses acteurs au point qu’on me suspectait même d’avoir
300 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

un agenda caché, à l’évidence préjudiciable à la « nouvelle Afrique du


Sud » : rappeler mes intentions initiales n’aurait fait que souligner, par
contraste, ma trahison actuelle. Il n’en restait pas moins qu’au regard
de ce que je concevais comme une forme d’engagement dans une
société dont j’avais essayé depuis près d’une décennie de comprendre
et rendre intelligibles les tensions et les contradictions, mais aussi les
attentes et les espoirs, l’interpellation à laquelle je me trouvais soumis
avait quelque chose de cruellement ironique. Ayant choisi de m’écarter
des terrains classiques de la recherche africaniste française, m’étant
efforcé de construire dans un contexte peu favorable un véritable par-
tenariat scientifique et ayant tenté d’expliquer dans les arènes
internationales une politique sud-africaine du sida tant décriée, je me
voyais finalement ramené à mon irréductible extranéité. Étranger à
cette société, je devenais plus illégitime à mesure que j’essayais d’es-
tomper la frontière qui me séparait de ses membres en faisant comme
si notre collaboration pouvait aller de soi, comme si mon analyse pou-
vait se faire critique de la même manière que si je travaillais chez moi.
À partir de cette scène relativement anodine, dont je reprendrai plus
loin la discussion, je voudrais m’interroger sur la position de
l’anthropologue, et plus largement du chercheur en sciences sociales,
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par rapport aux autres acteurs auxquels il est confronté sur son terrain,
notamment (mais pas seulement) lorsque ce terrain est étranger –
qualificatif qu’on peut prendre à la fois dans son sens restreint, qui
l’oppose à national, et dans son acception plus large, signifiant ce à
quoi on n’a pas de part. « Que faire des expériences d’enquête ? » se
demande Daniel Bizeul [2007] dans un texte où il passe en revue les
enjeux de la pratique ethnographique. C’est à cette expérience
singulière de l’extranéité que je m’attacherai ici, expérience qui, dans
une certaine mesure, me paraît subsumer toute politique de l’enquête
ethnographique. Ce qui caractérise avant tout l’anthropologue sur son
terrain n’est-il pas en effet cette indépassable étrangeté de l’étranger
qu’il est pour celles et ceux qu’il étudie, y compris du reste dans son
propre pays ? L’interpellation de ma collègue sud-africaine n’est-elle
pas alors un rappel à l’ordre qui énonce l’ambiguïté indépassable de la
relation d’enquête et la légitimité toujours menacée de celui qui
l’initie ?
Ces questions ne sont certes pas neuves et, contrairement à ce que
l’on croit souvent, il ne fut probablement jamais un temps où les « indi-
gènes » – paysans ou ouvriers, guérisseurs ou médecins, lointains ou
proches – considéraient comme non problématique la présence des
chercheurs venus les étudier. La principale innovation est qu’ils expri-
ment désormais publiquement leur différence et qu’ils revendiquent
RÉPONDRE DE SA RECHERCHE 301

des droits, y compris de censure, sur les connaissances produites à leur


endroit. Mais une autre nouveauté que révèle la phrase évoquée est que,
sur la scène ethnographique, se joue maintenant une pièce à plusieurs
voix et qu’au couple enquêteurs-enquêtés s’est substituée une pluralité
d’acteurs parmi lesquels on trouve, en particulier, d’autres chercheurs
engagés dans des partenariats transnationaux qui complexifient nota-
blement les jeux de concurrence et d’alliance autour du savoir sur les
mondes sociaux. La réflexion épistémologique, mais aussi éthique, sur
l’enquête s’était longtemps concentrée sur les conditions de production
de la connaissance anthropologique et sociologique. Elle doit
aujourd’hui prendre en compte également les conditions de sa co-pro-
duction, de sa réception et des médiations multiples qui s’opèrent entre
les différents moments. Assurément, « the ‘Other’ talks back (l’Autre
réplique) », comme l’écrit Jeffrey Sluka [2007], reprenant une formu-
lation devenue classique des études postcoloniales. Mais cet « autre »
de l’ethnographie n’est plus unique. Il s’est démultiplié en une série
d’interlocuteurs, pour reprendre la formule d’Edward Said [1989], aux-
quels le chercheur doit rendre des comptes. Or tous n’occupent pas les
mêmes positions, n’obéissent pas aux mêmes logiques, ne défendent
pas les mêmes intérêts. L’accountability est donc un exercice difficile.
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Selon Renato Rosaldo [1986], il y a trois manières, pour l’anthropo-
logue, de réagir face aux critiques auxquelles il se trouve soumis de la
part de celles et ceux qu’il étudie (j’utiliserai systématiquement le mas-
culin en référence implicite à ma situation) : la « Chicken Little
Reaction » consiste à dramatiser la situation en rejetant le bien-fondé
de la contestation et en s’inquiétant pour l’avenir de l’ethnographie ; la
« Two Worlds Reaction » met en avant l’infranchissable frontière qui
sépare l’enquêteur et ses enquêtés, empêchant la science et l’expérience
de converger ; la « Conversation Reaction » souligne les nouvelles
perspectives qu’offre au chercheur la possibilité de prendre en considé-
ration les réponses que suscite sa recherche. C’est sur cette troisième
voie – incluant non seulement celles et ceux que j’étudie, mais aussi
celles et ceux avec qui je le fais – que je voudrais m’engager.

RETOUR SUR ENQUÊTE

Dans cette perspective, il me faut d’abord revenir brièvement sur la


scène évoquée en ouverture de ce texte. Tant que nous conduisions nos
recherches parallèlement et discutions ensuite nos résultats, ce qui fut le
cas lors des deux premières étapes de notre collaboration (voir encadré),
nos échanges s’avéraient faciles, et ce d’autant qu’à la connaissance
302 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Les trois étapes d’une collaboration

Après plusieurs années d’échanges préliminaires, les programmes de


recherche que j’ai développés sur le sida en Afrique du Sud à partir de l’année
2000 se sont construits en trois moments du point de vue de la collaboration avec
nos collègues sud-africains, membres d’un important centre de recherche en
santé publique. Dans une première phase, qui visait à poser les jalons d’une
anthropologie politique de l’épidémie et des controverses qu’elle suscitait, le
projet avait été entièrement conçu a priori et le partenariat avait été amorcé tant
bien que mal sur place : il s’agissait d’une enquête exploratoire impliquant
principalement de fait des chercheurs français ; cette étape avait permis de
dépasser les réticences initiales et de jeter les bases d’une future coopération.
C’est ce qu’une deuxième phase avait en effet concrétisé : cette fois, la
thématique générale avait été définie de façon conjointe et nous nous étions
accordés pour étudier les réponses locales des services de santé à la maladie, ce
qui correspondait à l’un des principaux domaines d’expertise de nos collègues ;
faute cependant d’un dispositif d’enquête suffisamment partagé sur le terrain,
nos échanges consistaient surtout à mettre en commun nos observations faites en
des lieux variés et selon des procédures différentes à l’occasion d’ateliers
organisés alternativement dans chacun des pays. Produit de ces deux premières
étapes de la recherche, un ouvrage collectif fut publié en français. Après cinq
années de consolidation de notre collaboration, nous décidions donc d’élaborer
un protocole de recherche sur la prise en charge des patients dans le système de
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soins nous permettant de conduire nos enquêtes simultanément dans le même
site, à savoir un grand hôpital de la région de Johannesburg. Alors qu’une
littérature croissante se développait, en Afrique du Sud comme ailleurs sur le
continent africain, autour des mauvais traitements à l’encontre des malades,
essentiellement sur la base d’entretiens conduits auprès de ces derniers, nous
voulions à l’inverse privilégier une approche ethnographique mieux à même de
saisir les relations thérapeutiques ordinaires. Le projet « Moral sentiments and
local justice », financé comme les deux premiers par l’Agence nationale de la
recherche sur le sida, procédait de cette exigence d’une anthropologie du
quotidien. Après une longue période passée à obtenir les autorisations de
recherche, notamment devant le comité d’éthique de l’université, l’enquête se
déroula au long de trois périodes de présence intensive au sein de l’hôpital pour
une durée cumulée de huit mois : les sept membres de l’équipe de recherche,
trois Français et quatre Sud-Africains, s’étaient répartis dans différents services,
de manière à suivre le parcours de soins depuis les urgences jusqu’à
l’hospitalisation en médecine ; pendant les temps d’enquête collective, presque
chaque jour, une séance de discussion permettait une confrontation de nos
observations ; au terme de la recherche, trois présentations de ses résultats
étaient faites devant les diverses équipes de soignants concernées. De ces
nombreux échanges, naquit l’idée d’un article analysant ce que nous nous
proposions d’appeler « the elementary forms of care » : l’esquisse en fut
élaborée ensemble ; je me chargeais d’une première rédaction ; cette version fut
soumise à de longues séances de critique de nos collègues sud-africains qui,
malgré de substantiels changements, refusèrent finalement d’y apposer leur
signature. Il fut toutefois décidé de reprendre notre collaboration sur la base
d’autres articles dont ils prendraient, cette fois, l’initiative de l’écriture.
RÉPONDRE DE SA RECHERCHE 303

approfondie du système de soins sud-africain par nos collègues


spécialistes de santé publique répondait le savoir singulier produit par
la méthode anthropologique : à cet égard, la rareté de l’approche eth-
nographique dans les sciences sociales sud-africaines ne donnait que
plus de prix à notre démarche ; nos observations de la vie quotidienne
des townships ou des anciens homelands apportaient une sorte de plus-
value de véracité presque exotique à la compréhension des enjeux
sociaux autour du sida. Avec notre décision collective de mener ensem-
ble une recherche sur le même terrain en utilisant le même dispositif
d’enquête, la complémentarité assumée des approches laissait toutefois
la place à une concurrence objective des interprétations. Désormais,
nous assistions aux mêmes scènes dans les mêmes services de méde-
cine et entendions les mêmes discours de la part des mêmes
professionnels de santé, mais n’en faisions pas nécessairement la même
lecture.
C’est que notre recherche portait sur un sujet particulièrement sen-
sible : la façon dont les malades sont traités dans les hôpitaux publics
d’Afrique du Sud ; et, dans la mesure où nous avions fait le choix d’étu-
dier un grand établissement situé dans un township, il s’agissait de plus
presque exclusivement de patients noirs de milieux défavorisés. La lit-
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térature sur le sujet était encore limitée, mais les articles scientifiques
publiés sur des services de psychiatrie et d’obstétrique, notamment,
révélaient une banalité de la violence dans les relations entre soignants
et soignés telles que décrites par les malades interrogés. La presse
nationale s’en faisait régulièrement l’écho dans le registre sensationna-
liste du scandale, ce à quoi nos interlocuteurs faisaient volontiers
référence en nous mettant en garde de ne pas reproduire ce travers.
Nous-mêmes avions souvent recueilli, dans nos enquêtes précédentes,
des témoignages saisissants sur les pratiques des personnels à l’égard
des patients. L’épidémie de sida, qui affectait près de la moitié des
malades qui entraient dans cet hôpital, rendait la question de la prise en
charge encore plus délicate à appréhender dans la mesure où elle avait
fait l’objet de controverses virulentes entre le gouvernement et les asso-
ciations et avait donné lieu à des dénonciations réciproques utilisant
une thématique racialiste.
Dans ces conditions, les chercheurs n’étaient guère les bienvenus, a
fortiori lorsqu’ils étaient blancs (six sur sept) et, pour certains, étran-
gers (trois sur sept). Nous le savions et nous avions adapté notre
problématique et notre protocole à ce contexte délicat. Sur le fond,
nous nous efforcions, d’une part, d’étudier l’ordinaire de la vie des
services afin de ne pas nous focaliser sur les seuls faits les plus specta-
culaires et les plus dramatiques, et d’autre part, de resituer les
304 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

phénomènes observés dans un cadre d’interprétation socio-historique


de façon à échapper à la posture moraliste ou à une analyse psycholo-
gisante. Sur la forme, nous avions reformulé notre projet dans les
documents à destination des instances qui devaient nous fournir les
autorisations et des responsables des services où nous souhaitions
mener notre enquête en évitant les habituels termes « violence » et
« abuse » pour leur préférer des expressions plus neutres comme
« values and emotions », « decision-making » et « resource-alloca-
tion ». L’accueil généralement bienveillant reçu de la part des diverses
autorités locales et des professionnels de soins auprès desquels nous
conduisions nos observations facilita notre travail. Toutefois, il nous
soumettait du même coup à cette sorte d’obligation morale qu’induit
l’instauration d’une relation de confiance avec ses enquêtés et qui va
bien au-delà des caractères formels définis dans les codes éthiques ins-
titutionnels.
Comment en particulier rapporter les pratiques des acteurs, souvent
très éloignées des principes qu’étaient censées leur rappeler les affiches
apposées sur tous les murs de l’hôpital ? Et comment nous satisfaire
des justifications qu’ils nous en donnaient alors même qu’elles étaient
largement démenties par nos observations ? Les réunions quasi-quoti-
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diennes du groupe de recherche nous fournissaient l’occasion de
confronter nos observations et nos analyses. D’une manière générale,
les chercheurs français faisaient état de réalités plus préoccupantes que
leurs collègues sud-africains sur l’indifférence des soignants à la dou-
leur physique et à la détresse psychique, sur leur agressivité et leur
grossièreté à l’encontre des familles, sur les techniques brutales de
contention des patients agités, sur les abandons thérapeutiques des
malades souffrant de sida et, plus largement, sur les manquements aux
normes et aux valeurs dont se prévalaient par ailleurs les professionnels
de soins dans les entretiens que nous avions avec eux. À l’évidence,
nous ne voyions pas et n’entendions pas les mêmes choses. Et du reste,
lorsque nous assistions aux mêmes scènes, nos lectures pouvaient
varier. Ainsi, alors que deux d’entre nous observaient un soir une infir-
mière refusant des soins à une patiente mozambicaine en se justifiant
par un propos explicitement xénophobe, le lendemain matin notre col-
lègue sud-africaine n’y voyait plus qu’une manifestation de fatigue et
la conséquence d’un manque de personnel.
À ces différences plusieurs explications. Ces réalités étaient certes
plus nouvelles pour des étrangers que pour des nationaux parmi lesquels
deux avaient même pratiqué la médecine dans les hôpitaux sud-afri-
cains : ces derniers tendaient du reste à critiquer ce qu’ils considéraient
comme une forme d’occidentalocentrisme de leurs partenaires quand les
RÉPONDRE DE SA RECHERCHE 305

premiers revendiquaient à l’inverse la distance leur permettant de voir


ce qu’une trop grande familiarité avec les sociétés locales laissait
échapper. Mais deux autres éléments intervenaient de façon concomi-
tante. D’une part, la méthode d’enquête n’était pas tout à fait la même :
les chercheurs français pratiquaient une ethnographie classique (même
si, dans le contexte sud-africain, elle s’avérait innovante) consistant à
demeurer jour et nuit dans l’hôpital et à participer au travail des équipes
soignantes, alors que mes collègues sud-africains y passaient des
périodes plus courtes et réalisaient plus volontiers des entretiens (en
raison à la fois des contraintes d’organisation de leur vie quotidienne en
tant que résidents et des spécificités de leur formation académique en
santé publique et en sciences sociales) ; or c’était l’observation prolon-
gée qui, en favorisant l’établissement de relations informelles sur le
terrain, rendait certains discours, certaines attitudes et certains gestes
non seulement possibles pour leurs auteurs, mais aussi visibles par
nous. D’autre part, l’objet évoluait différemment à mesure que la
recherche avançait : si les chercheurs français poursuivaient leur explo-
ration des frontières morales de la pratique des soins (leurs constats
empiriques les renforçant dans leur conviction du bien-fondé de leur
approche), mes collègues sud-africains tendaient à s’en écarter tant le
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sujet leur paraissait devenir problématique du point de vue de ses
implications politiques (ils privilégiaient alors une analyse plus géné-
rale et plus abstraite du système de soins ou bien préféraient
s’intéresser aux tactiques mises en œuvre par les patients pour en
contourner les contraintes) ; ainsi la sélection des réalités pertinentes
s’opérait-elle de façon distincte, conduisant les uns à durcir le trait et
les autres à déplacer la cible. C’est pour les mêmes raisons que le cré-
dit porté aux justifications que nous fournissaient les professionnels de
santé pour expliquer les écarts éthiques variait selon les auditeurs :
quand ils mettaient en cause la charge de travail ou le manque de res-
sources, l’équipe française se montrait circonspecte en constatant
qu’on rencontrait les mêmes difficultés dans les services pourtant bien
équipés où le personnel était excédentaire, cependant que l’équipe sud-
africaine s’empressait d’accepter une interprétation qui leur paraissait
éviter de stigmatiser les professionnels de santé.
Si nos réunions devenaient ainsi autant d’occasions de confronter
des perspectives souvent divergentes, c’est la rédaction de notre pre-
mier article qui cristallisa l’impossibilité de nous donner un
dénominateur commun. Le passage à l’écrit est un moment de vérité, à
la fois pour ce qu’il fixe d’une réalité jusqu’alors indécise et pour ce
qu’il signifie un possible accès à l’espace public. Écrire, c’est donner
une forme définitive et c’est aussi rendre lisible. Au terme de longues
306 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

discussions et de multiples réécritures à la recherche d’une version de


compromis, mes collègues sud-africains choisissaient de retirer leur
signature. Pour justifier cette décision, ils invoquaient le caractère trop
critique de l’article qui, selon eux, risquait, au plan local, de les mettre
en difficulté auprès des médecins et infirmiers sud-africains et, au plan
international, de ternir l’image déjà dégradée de la santé publique sud-
africaine (« Ce serait plus dommageable que bénéfique »). Avant que
leur décision ne fût prise, nous avions pourtant soumis le texte à deux
lecteurs avec lesquels on ne pouvait pas soupçonner de connivence : le
chef du département de médecine sur lequel portait notre enquête ; la
sociologue sud-africaine la plus internationalement reconnue sur les
questions de santé. Tous deux nous répondirent par un commentaire
détaillé. Le premier reconnaissait l’utilité de notre approche et la vali-
dité de nos observations, mais attribuait les difficultés à des problèmes
généraux d’environnement difficile et de ressources rares tout en insis-
tant sur le dévouement de son personnel (« Mon équipe est engagée à
donner des soins aux patients indigents, au chômage et désespérément
malades »). La seconde soulignait la qualité des données empiriques
recueillies et nous invitait à ne surtout pas en atténuer la description
dans la perspective de la publication (« Je ne vois aucune raison de
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l’euphémiser »). Cette double caution ne suffit cependant pas à faire
changer d’avis nos collègues : ils ne souhaitaient pas s’associer à ce
texte et voulaient désormais se concentrer sur, m’écrivirent-ils, « des
choses nouvelles produites de notre côté ». C’est au cours de la discus-
sion qui suivit la présentation de ces choses nouvelles que je
m’entendis demander pourquoi, au fond, je travaillais en Afrique du
Sud.

LA QUADRATURE DES CONFLITS

En posant la question : « Who can write as other ? », Margery Fee


[1995] récuse le schème somme toute simpliste d’une vision paradoxa-
lement partagée par les chercheurs et leurs critiques selon laquelle il y
aurait au fond deux « côtés » : celui de l’ethnologue et celui de ses
« indigènes ». La scène qui vient d’être rapportée – et d’une manière
générale toute scène d’investigation anthropologique – présente une dis-
tribution de rôles bien plus complexe. Du côté des chercheurs, il y a au
moins deux groupes : les étrangers et les nationaux. Du côté des sujets
de leur recherche, il y aussi au moins deux groupes : les professionnels
de santé et les patients. Bien sûr, chacun de ces sous-ensembles
pourrait être encore différencié : par exemple, on distinguerait, parmi
RÉPONDRE DE SA RECHERCHE 307

les chercheurs sud-africains, les Blancs et les Noirs (divers conflits


survenus dans plusieurs laboratoires et départements d’université, y
compris dans le centre avec lequel nous travaillions, relevait de cette
confrontation « raciale ») ou bien encore, parmi les professionnels de
santé, les médecins et les infirmières. Bien entendu aussi, il serait pos-
sible d’identifier d’autres acteurs : les journalistes et, d’une manière
générale, les commentateurs qui s’expriment dans l’espace public sur
les sujets que traitent les chercheurs (par exemple, en dénonçant spec-
taculairement des erreurs ou des fautes commises dans les hôpitaux) et
parfois même en discutant leurs travaux. Pour l’analyse de la situation
présente, on peut toutefois se contenter provisoirement des quatre caté-
gories indiquées. Les « autres » de l’anthropologue occupent donc ici
au moins trois positions distinctes : chercheurs locaux avec lesquels
une collaboration est engagée, professionnels de santé avec lesquels est
négocié l’accès au terrain et patients dont l’étude de la prise en charge
est censée justifier l’enquête. Dans cette configuration, on peut repérer
quatre types de conflits entre les équipes française et sud-africaine (voir
tableau) : conflits d’autorité, de loyauté, de responsabilité et de légiti-
mité. L’analyse que j’en propose ne présuppose ni évaluation morale du
bien-fondé des choix particuliers ni étude psychologique des personna-
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lités en interaction : elle se déduit simplement de la prise en
considération des positions structurelles occupées par les chercheurs
dans l’espace social et de leur inscription historique. Bien entendu, la
présentation des oppositions dans les quatre dimensions peut paraître
trop systématique dans les lignes qui suivent : elle ne prétend pas
décrire dans le détail nos positions divergentes, mais jeter les bases
d’une typologie permettant de saisir des tensions observées dans bien
des contextes entre chercheurs étrangers et chercheurs locaux.

La quadrature des conflits

Nature
Autorité Loyauté Responsabilité Légitimité
du conflit
Chercheur
Ethnographique Inconditionnelle Déontologique Universelle
étranger
Chercheur
Indigène Située Conséquentialiste Souveraine
local

Le premier conflit oppose l’autorité ethnographique à l’autorité


indigène. D’un côté, les anthropologues étrangers se prévalent de leur
discipline, de leur posture et de leur méthode pour produire un savoir
sur des mondes sociaux que, pensent-ils, les acteurs ne peuvent
308 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

appréhender lucidement dans la mesure où ils y sont trop directement


impliqués. Le regard éloigné devient un argument d’autorité, tout
comme le dispositif d’enquête qui le rend efficient. Les deux éléments
sont du reste liés comme le remarque James Clifford [1988] :
« L’observation participante sert de mot de passe pour des déplace-
ments continuels entre l’intérieur et l’extérieur des événements : d’un
côté, en appréhendant de manière empathique le sens des faits et
gestes ; de l’autre, en reculant d’un pas pour en saisir la signification
dans un contexte plus large. » Les circonstances matérielles sont du
reste souvent favorables aux anthropologues. Ne vivant généralement
pas sur place, ils sont moins soumis que leurs partenaires locaux à des
contraintes professionnelles ou familiales, mais aussi aux normes et
codes sociaux, ce qui facilite leur immersion sur des terrains parfois
moins faciles : prendre une chambre et passer la nuit à l’hôpital dans un
township allait plus de soi pour les chercheurs français que pour leurs
collègues sud-africains. De l’autre côté, à l’inverse, les chercheurs
nationaux revendiquent une connaissance intime en même temps qu’in-
tuitive de leur propre société, acquise au gré de leur histoire. Dès lors,
ils peuvent et même ils doivent s’autoriser de cette familiarité pour en
parler, ce qui n’est pour eux nullement exclusif d’une démarche scien-
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tifique classique. Et c’est à ce double titre qu’ils récusent volontiers ce
qu’ils voient comme un ethnocentrisme de leurs collègues étrangers.
S’ils n’en contestent pas les techniques d’enquête, ils ne considèrent
pas moins que certains éléments contextuels qu’eux-mêmes perçoivent
ou comprennent échappent aux allochtones. Plus, même, ils décèlent
dans les analyses de ces derniers des relents moralistes ou normatifs,
voire cette incapacité à pleinement accepter une perspective diffé-
rente de la leur dont Achille Mbembe [2001] fait une caractéristique de
la sociodicée moderne : « L’expérience de l’autre ou le problème du
“Je” des autres et des êtres humains que nous concevons comme étran-
gers à nous, a presque toujours posé des difficultés insurmontables à la
tradition philosophique et politique occidentale. » Malgré sa prétention
scientifique, l’anthropologie demeurerait ainsi tributaire d’une sorte de
faiblesse congénitale : jamais l’étranger ne pourrait saisir toute la com-
plexité de ce qui se joue, par exemple, dans la relation entre un patient
noir et son médecin blanc.
Un second conflit met en concurrence des loyautés. Les anthropo-
logues étrangers se réclament volontiers de leur engagement auprès des
dominés des pays dans lesquels ils travaillent, qu’il s’agisse de peuples
autochtones opprimés, de paysans exploités, de femmes violentées ou,
en l’occurrence, de patients mal traités. Après d’autres, Philippe
Bourgois [1991] en a théorisé la nécessité sur la base à la fois d’un
RÉPONDRE DE SA RECHERCHE 309

« impératif moral » dont l’anthropologie se serait trop longtemps


exemptée et d’une « obligation méthodologique » dont elle devrait
désormais se prévaloir puisque, « dans le tiers-monde, le travail de ter-
rain offre une arène privilégiée pour entrer en contact avec les tragédies
humaines d’origine politique ». Les chercheurs locaux partagent sou-
vent cette même préoccupation, mais ils sont tenus par d’autres
impératifs et d’autres obligations. Leur engagement auprès des domi-
nés doit faire avec les enjeux professionnels et institutionnels, mais
aussi culturels et historiques dans lesquels ils se trouvent pris. C’est
pourquoi ils paraissent généralement moins radicaux que leurs col-
lègues étrangers dans leur dénonciation de pratiques condamnables, à
la manière de Lila Abu-Lughod [2002] qui se demande, à propos des
violences faites aux femmes musulmanes, « comment gérer les compli-
cations éthiques et politiques liées au fait de se trouver en accord avec
ceux que l’on désapprouve normalement ». En l’occurrence, il était
plus facile – ou moins risqué – pour l’équipe française d’énoncer publi-
quement les graves manquements éthiques à l’encontre des malades
que pour l’équipe sud-africaine contrainte de ménager des collègues
avec lesquels elle devrait continuer à travailler dans l’avenir. La loyauté
de la première pouvait se montrer inconditionnelle dans la défense des
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droits des malades, alors que la loyauté de la seconde devait rester
située en tenant compte des récriminations des professionnels. Tout
autant qu’une question d’intérêt objectif, il s’agissait d’une question de
collégialité et de solidarité au sein d’un espace d’interconnaissance.
Sans attache locale, le chercheur étranger se sentait plus libre de son
expression que son partenaire. C’est que le prix à payer pour cette
liberté était pour lui bien moindre : au pire, le refus de le laisser pour-
suivre ses recherches dans un pays qui n’était pas le sien.
Un troisième conflit porte sur la responsabilité des protagonistes à
l’égard du monde social qu’ils étudient. Pour les anthropologues étran-
gers, cette responsabilité se définit principalement du point de vue
d’une certaine vérité énoncée sur les êtres humains, leur vie en société
et l’expérience qu’ils en ont. Cette vérité n’est certes ni absolue ni défi-
nitive : elle correspond simplement à la plus-value de connaissance
qu’autorise la mise en œuvre d’une méthode qui obéit à certains prin-
cipes de rigueur. Lorsqu’elle implique le dévoilement de rapports de
pouvoir, ils peuvent l’énoncer plus aisément que leurs collègues locaux
et c’est pourquoi ils se sentent tenus de le faire au nom d’une « respon-
sabilité de parler publiquement sur ce qu’ils savent et ce qu’ils croient
du fait de leur expertise professionnelle acquise dans l’étude des êtres
humains et de contribuer ainsi à une définition adéquate de la réalité »,
selon les Principes de responsabilité professionnelle édictés en 1970
310 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

par l’Association américaine d’anthropologie et défendus notamment


par l’un de ses membres les plus engagés : Gerald Berreman [1996].
Pour les chercheurs locaux, en revanche, les implications concrètes des
connaissances qu’ils produisent et publient peuvent avoir plus d’impor-
tance que leur seule validité scientifique. Leur responsabilité se traduit de
façon prioritaire dans l’efficacité de leur action. C’était particulièrement
le cas pour nos partenaires engagés dans un travail de santé publique,
mais il en est de même pour beaucoup de chercheurs en sciences sociales
directement impliqués dans les transformations de leur propre société. En
Afrique du Sud, notablement, nombre d’entre eux ont quitté le monde
académique pour s’orienter vers les politiques publiques, et ce pour des
raisons qui ont aussi à voir parfois avec des questions de prestige et de
rémunération. Mais comme le constatent Peter Delius et Liz Walker
[2002], organisateurs d’une importante conférence internationale sur le
sida, « la question la plus importante qui a été soulevée porte sur la rela-
tion entre l’analyse et l’action » : elle constitue « un défi majeur aux
activistes, politiciens et chercheurs pour lier enquête et intervention
d’une manière qui fasse vraiment la différence dans la vie des gens ». On
serait alors tenté de penser ces deux postures dans les termes de l’oppo-
sition wébérienne entre une éthique de la conviction et une éthique de la
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responsabilité. Je crois plutôt que dans les deux cas on a bien affaire à la
mise en jeu d’une responsabilité fondée à chaque fois sur une conviction.
Simplement elle ne s’exerce pas de la même manière et ne vise pas le
même objet. La prééminence de la vérité pour les anthropologues étran-
gers implique une posture déontologique, c’est-à-dire référée aux
obligations qui leur incombent au titre de leur métier : c’est ce qu’ils
défendent en analysant de manière critique les manquements éthiques
des soignants à l’égard des malades. La prééminence de l’efficacité pour
les chercheurs locaux suggère une démarche conséquentialiste, c’est-à-
dire attentive à l’ensemble des effets que leurs actions produisent sur le
monde : c’est la raison pour laquelle ils craignent que des études parais-
sant trop critiques à l’encontre des professionnels ne soient finalement
contre-productives. Ces deux logiques de responsabilité ne sont pas tou-
jours compatibles.
Le dernier conflit met en confrontation deux légitimités. Les anthro-
pologues étrangers, du fait de leur extranéité qu’on ne manque pas de
leur rappeler à l’occasion, depuis le moment où ils demandent leurs
autorisations de recherche jusqu’au moment où ils veulent en rendre
publics les résultats, ont toujours une légitimité fragile. Le prestige du
monde occidental dont ils sont généralement originaires pèse souvent
moins que la méfiance qu’ils inspirent. Dans le contexte sud-africain,
la compromission de segments importants de l’ethnologie, notamment
RÉPONDRE DE SA RECHERCHE 311

afrikaner, avec le régime d’apartheid, comme l’a montré Robert


Gordon [1988], n’a du reste pas peu contribué à dégrader l’image d’une
discipline déjà associée ailleurs à l’œuvre coloniale : qu’en l’occur-
rence il se fût agi d’une pratique scientifique indigène, et non étrangère,
était au fond secondaire au regard de la représentation négative qu’elle
donnait de l’anthropologie en général. Les chercheurs locaux, de leur
côté, jouent volontiers la carte de la légitimité autochtone et, souvent,
nationale. Au-delà même de l’invocation d’une meilleure connaissance
de leur propre monde, c’est sur un argument presque de droit qu’ils se
réclament d’une sorte de souveraineté scientifique, y compris en
dénonçant, non sans raison, les manifestations contemporaines de l’im-
périalisme savant tel qu’il se manifeste par exemple dans des pratiques
de recherche et de publication peu respectueux des chercheurs locaux.
C’est à eux de dire ce qu’il en est de leur société, et non à d’autres,
affirment donc ces derniers. La revendication n’est pas nouvelle et la
contestation des anthropologues étrangers est devenue banale sur cer-
tains campus universitaires et dans certaines arènes scientifiques. Dans
le cas de l’Afrique du Sud, ainsi que le rappelle Joan Vincent [1990], le
long boycott qui a tenu la communauté intellectuelle au ban de la
société internationale durant les dernières années de l’apartheid a
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contribué à renforcer cette propension à une forme d’autarcie politique
qui laisse aujourd’hui peu de place à la collégialité avec les étrangers.
Mais de manière plus générale, la question de savoir qui est autorisé à
écrire sur qui est désormais cruciale pour la pratique de l’anthropolo-
gie : elle se décline du reste avec de multiples variantes de genre, de
couleur, d’origine. Dans les discussions de notre groupe de recherche,
elle s’est exprimée de façon de plus en plus ouverte à mesure que la
collaboration progressait. À l’argument nationaliste qu’on leur oppose,
les anthropologues étrangers ne peuvent répondre que par un argument
universaliste qui transcende les frontières de la science mais n’élude
pas les rapports de pouvoir que, précisément, on prétend contester en
invoquant le principe de souveraineté.
La quadrature des conflits – d’autorité, de loyauté, de responsabilité
et de légitimité – telle que je viens de la décrire n’est certes ni figée ni
exclusive. Elle fournit une grille d’analyse dont chaque situation parti-
culière pourrait servir d’exemple ou d’exception. Elle me semble
toutefois rendre assez bien compte d’une configuration assez générale
de la recherche anthropologique dans le monde aujourd’hui. Certes, on
me rétorquera que l’opposition étrangers/nationaux est simpliste, sur-
tout dans un monde où la science est globalisée. Je crois toutefois
qu’elle reste un descripteur relativement opératoire pour appréhender
les relations sociales dans le champ scientifique. Comme l’écrit
312 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Alexandra Bakalaki [1997] à propos des catégories « foreigners » et


« natives » utilisées pour différencier les chercheurs en sciences
sociales, « les développements récents n’ont pas profondément altéré la
manière dont les anthropologues pensent et agissent : nombre d’idées
associées à de telles dichotomies maintenant obsolètes, ne sont pas
épuisées, mais simplement reformulées dans des termes plus à la mode,
tels que l’opposition “local” et “global”. » Les échanges dont j’ai rap-
porté la teneur autour de nos travaux collectifs en Afrique du Sud
attestent cette rémanence. Une anecdote en livrera une ultime confir-
mation. Lors de notre atelier tenu en France, j’avais organisé une visite
dans un service d’urgence hospitalier de la banlieue parisienne de
manière à introduire un élément, même limité, de symétrie dans nos
échanges : nous enquêtions sur un hôpital sud-africain et, même si nos
collègues n’avaient ni le souhait ni la possibilité d’en faire autant dans
un hôpital français, il semblait normal qu’ils puissent au moins en avoir
un aperçu des réalités. Alors que nous déambulions dans les urgences
de cet établissement français, guidés par l’un des médecins du service,
l’une de nos collègues, découvrant la perfusion vide d’un patient
paraissant oublié sur son brancard dans un couloir, s’exclama avec
jubilation : « Vous voyez, chez vous aussi on traite mal les patients ! ».
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Son ironique satisfaction disait bien le plaisir d’être en mesure, pour
une fois, d’inverser le regard : pendant un court instant, nous étions
devenus ses « autres »… Mais l’histoire ne s’arrête pas là.

DE L’HOSPITALITÉ À L’HOSTILITÉ

De retour en Irlande deux décennies après la publication du livre dans


lequel elle avait relaté sa première expérience ethnographique, Nancy
Scheper-Hughes [2000] rapporte comment elle se trouva confrontée à
l’hostilité des habitants du village qu’elle avait étudié et même de
l’homme qui lui avait offert l’hospitalité pendant ses années de
recherche : « Je suis désolé d’avoir à te le dire, mais tu n’es pas la
bienvenue ici », lui lança-t-il lorsqu’il la retrouva. L’image que son livre
avait donnée de la petite communauté rurale sur laquelle portait son
enquête, largement perçue à travers les commentaires qu’il avait suscités
dans la presse locale, était intolérable à ses hôtes : « Nous avons tous nos
faiblesses. Mais tu n’as jamais écrit sur nos forces ». Et en conclusion
d’une litanie de reproches sur les manquements supposés de
l’anthropologue à l’égard de celles et ceux qui l’avaient accueillie : « Tu
ne nous as jamais fait confiance (ya just didn’t give us credit). » Il est vrai
que le portrait qu’elle avait dressé d’une « Irlande rurale moribonde et
RÉPONDRE DE SA RECHERCHE 313

anomique, produit des effets cumulés de la colonisation britannique, de


la grande famine et des politiques de développement et de
modernisation » ne flattait guère les autochtones dont elle observait les
proportions élevées de « dépressions, alcoolisme et folie qui plaçaient les
taux irlandais d’hospitalisation psychiatrique au premier rang mondial ».
Ce qu’elle dépeignait elle-même comme « une forme de critique
culturelle » était vu par ses enquêtés comme « biaisé et ethnocentrique » :
pour ses adversaires, « on ne devait pas utiliser l’anthropologie pour
diagnostiquer les parties malades du corps social » ; pour elle, au
contraire, « l’anthropologie est par nature intrusive et suppose un certain
degré de violence symbolique et interprétative à l’encontre de la
compréhension intuitive et partiale que, localement, les gens ont de leur
monde. » Que le travail critique de l’anthropologue étranger donne lieu
à des retours de bâton, c’est aussi ce que j’appris à mes dépens, de
manière assez semblable, après la sortie de la version en langue anglaise
de mon livre sur l’Afrique du Sud [2007]. Lors des discussions que nous
eûmes avec mes collègues autour de la recherche sur le traitement des
malades à l’hôpital, je compris peu à peu – car on ne me l’exprima jamais
ouvertement – que la réception de l’ouvrage dans la société sud-africaine
était une des clés d’interprétation de nos difficultés, dans la mesure où
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elle avait aussi des retombées pour celles et ceux qui collaboraient avec
moi.
Quand j’avais commencé mes enquêtes sur le sida en 2000, une vio-
lente controverse venait d’éclater. Elle faisait suite à une série de
polémiques qui avaient progressivement envenimé le champ de la lutte
contre l’épidémie dans une période où l’intensité de sa progression pre-
nait un tour particulièrement tragique : plus d’un adulte jeune sur cinq
était contaminé et l’on annonçait une diminution de vingt ans de l’es-
pérance de vie pour les deux décennies à venir. La nouvelle controverse
portait sur l’étiologie de la maladie et l’efficacité des traitements :
influencé par les thèses dissidentes de chercheurs occidentaux alors
tombées en désuétude, le président Thabo Mbeki et sa ministre de la
Santé contestaient les théories biomédicales de l’infection, d’une part,
en affirmant qu’un virus ne pouvait être seul responsable d’un tel
drame et que la pauvreté en était la cause première, d’autre part, en
jetant le doute sur les médicaments antirétroviraux qu’ils considéraient
au mieux comme inefficaces, au pire comme dangereux. Cette hétéro-
doxie au plus haut niveau de l’État suscitait des réactions violentes
dans les rangs des activistes et des intellectuels ainsi que des médecins
et chercheurs, mais la position du gouvernement recevait simultané-
ment un écho souvent favorable dans les milieux populaires et dans une
partie du monde politique, surtout parmi les Noirs.
314 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Anthropologie politique d’une controverse

Au début de l’année 2000, le président sud-africain Thabo Mbeki adressa une


lettre à ses collègues occidentaux pour justifier les positions qu’il venait de prendre
sur le sida et à propos desquelles il subissait le feu des critiques. La parution dans
la presse, peu de temps après, de cette étonnante missive rendit publique sur la
scène internationale une controverse déjà très vive au plan intérieur. Pour
l’essentiel, les commentateurs, aussi bien dans les médias généralistes que dans les
revues scientifiques, adoptaient la forme de la dénonciation sur le mode indigné ou
ironique, interprétant la controverse au seul niveau individuel en termes de
psychopathologie commune ou de stratégie politicienne : la personnalisation du
débat par le chef de l’État lui-même et sa ministre de la Santé allait, il est vrai, dans
le même sens. Cette lecture me paraissait insatisfaisante pour plusieurs raisons.
D’abord, elle ne permettait pas de comprendre le soutien dont bénéficiait le
gouvernement sur cette question dans des segments importants de la population,
avec une forte polarisation raciale, comme le montraient les rares sondages.
Ensuite, elle ne rendait pas compte de la complexité de la structuration des deux
camps en présence qui excédait de beaucoup la question proprement scientifique
et revêtait une dimension politique largement méconnue. Enfin, elle simplifiait les
termes du débat en une opposition entre la vérité et l’erreur, le mal et le bien, qui
me semblait ignorer la justesse de la théorie sociale de l’infection nullement
incompatible avec la théorie virale et qui, à l’inverse, me paraissait sous-estimer la
part de déni des mécanismes socio-économiques de l’épidémie dans les milieux
biomédicaux et même activistes. Tout en affirmant ma propre orthodoxie sur le
sujet du sida (ce que les soupçons initialement formulés à mon encontre avaient
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rendu nécessaire), je proposais donc de développer une lecture hétérodoxe de la
controverse du point de vue d’une anthropologie politique. Je développais
notamment le concept d’incorporation de l’histoire, renvoyant à la manière dont le
passé informait le présent selon deux modalités principales. D’une part, à travers
la condition sociale qui est la leur et qui les expose très inégalement au risque
d’infection : en m’appuyant sur des biographies et des monographies, je proposais
notamment une économie politique de la maladie. D’autre part, à travers
l’expérience que les acteurs en ont, à la fois individuellement et collectivement, et
auxquels les récits et les performances permettent d’accéder : à la lumière de
l’histoire, j’essayais notamment de rendre compte des logiques du soupçon et du
ressentiment à l’œuvre dans la société sud-africaine.

Je m’étais d’abord abstenu d’intervenir dans ce débat qui me parais-


sait concerner trop directement et trop émotionnellement les
protagonistes. Toutefois, constatant que les chercheurs en sciences
sociales sud-africains en évitaient le sujet dans les cénacles scienti-
fiques tout en s’y engageant avec passion pour certains dans les cercles
activistes, j’en étais progressivement venu à considérer qu’il fallait pro-
bablement être étranger pour avoir la distance et la liberté suffisantes
pour conduire une véritable enquête anthropologique sur la contro-
verse. Je m’étais donc ravisé et avais entrepris d’inclure ce volet dans
ma recherche (voir encadré). La chose s’avéra cependant délicate et, si
j’avais d’abord tenté de revendiquer la possibilité d’étudier cette
RÉPONDRE DE SA RECHERCHE 315

controverse en la « refroidissant » comme le faisaient les historiens qui


travaillaient sur l’histoire du choléra au XIXe siècle, force m’était de
reconnaître que bien peu de mes interlocuteurs me suivaient dans cette
voie : à l’évidence, pour chacun, il était clair qu’il fallait choisir son
camp. Je m’en rendis compte lors de plusieurs présentations orales et
surtout à la suite d’un article que je publiai avec ma collègue sud-afri-
caine dans une grande revue médicale internationale : alors que nous
plaidions pour un « au-delà de la controverse », ainsi que le proclamait
le titre de notre article, les centaines de lettres qui répondirent à ce texte
sur le site de la revue adoptèrent précisément l’une ou l’autre des posi-
tions que nous espérions dépasser, certains dénonçant même le fait de
proposer de sortir de la polémique comme une façon déjà de prendre
parti. Ces réactions étaient toutefois peu de choses au regard de ce qui
m’attendait après la publication du livre.
Comme le remarque Caroline Brettell [1993] dans l’introduction
d’un ouvrage au titre évocateur, « les textes ethnographiques ont leur
vie propre qui échappe au contrôle de l’ethnographe ». Or, ajoute-t-elle,
« les ethnographes écrivent généralement dans une langue qu’ils parta-
gent avec leurs interlocuteurs et beaucoup de ces derniers sont aussi des
lecteurs ». Elle en donne deux illustrations devenues classiques : le
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livre Small Town in Mass Society d’Arthur Vidich et Joseph Bensman
[1958] qui relatait une enquête sur une bourgade de l’état de New York
et donna lieu à d’intenses protestations de la part de ses habitants qui
s’estimaient trahis par l’image qu’on donnait d’eux et les informations
qu’on livrait à leur propos ; et l’ouvrage The Children of Sanchez
d’Oscar Lewis [1961] dont la traduction espagnole déclencha une vive
polémique à cause de la représentation jugée par trop défavorable des
Mexicains. Dans le premier cas, il s’agissait donc d’une anthropologie
chez soi, dans le second d’une ethnologie chez les autres : c’est dire que
le problème est général. Commentant le débat suscité par l’enquête
new-yorkaise, Howard Becker [1964] écrivait d’ailleurs que toute
bonne étude d’une collectivité se trouvait nécessairement confrontée au
« conflit irréconciliable entre les intérêts de la science et les intérêts de
celles et ceux qui sont étudiés, provoquant par conséquent une réaction
hostile ». Et ce d’autant plus que la confiance sur laquelle repose l’en-
quête ethnographique a été grande de la part de celles et ceux qui ont
accepté la présence du chercheur. On pourrait ainsi décrire une sorte
d’expérience idéal-typique de l’anthropologue qui passe de l’hospita-
lité dont on le fait bénéficier, et qui rend possible sa recherche, à
l’hostilité qu’on lui manifeste une fois qu’elle est publiée et qu’en
somme, la trahison est consommée. Mais Émile Benveniste [1969] ne
nous rappelle-t-il pas que l’étranger, en latin, est d’abord dénommé
316 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

hostis avant de devenir hospes, le premier terme tendant alors à


désigner l’ennemi et le second l’hôte ? À l’étranger, on doit l’hospita-
lité mais, à son endroit, l’hostilité n’est jamais loin. Certes toute
enquête ne suit pas cette trajectoire difficile. On peut toutefois penser
que plus la démarche se fait analytique et critique et plus le risque est
élevé que le produit final en soit mal accepté.
Ainsi en est-il en particulier des recherches qui portent sur des contro-
verses. Dans ce cas, en effet, la polarisation de l’espace social est forte et
souvent dramatisée. S’opposent deux camps qui prétendent dire le vrai et
dénoncent l’erreur de l’adversaire et même, quand s’y ajoute une dimen-
sion morale, revendiquent le bien pour eux et le mal pour les autres. À
cet égard, en Afrique du Sud, les positions des deux camps n’étaient pas
symétriques. L’espace public national et international était évidemment
acquis à la cause des militants du sida qui, dans le post-apartheid, incar-
naient le combat pour la vérité et pour le bien public. Au plus fort de la
controverse, les activistes accusaient le gouvernement non seulement
d’incompétence, mais aussi de génocide. Dès lors, s’efforcer d’introduire
de l’intelligibilité là où l’on ne voyait que de l’irrationnel et de trouver un
sens à ce qu’on qualifiait de crime contre l’humanité était assurément une
tâche difficile. Analyser l’économie politique de l’épidémie, c’était sem-
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bler défendre une thèse indéfendable. Interpréter les théories du complot
à la lumière du passé, c’était paraître justifier l’injustifiable. Peut-être
plus profondément encore, rappeler une histoire tragique que l’on tentait
d’oublier – ce que le titre de l’ouvrage invite à faire – c’était ressusciter
un intolérable dont on cherchait à se défaire.
Plusieurs des articles publiés sur mon livre sous la plume d’auteurs
sud-africains, dans la presse généraliste comme les revues médicales,
furent sévères : alors que j’avais essayé d’échapper à la personnalisation
extrême du débat, on me reprochait ma « sympathie » pour le président
et ses thèses ; alors que je récusais les procédés de disqualification
mutuelle dans les polémiques, on trouvait mon analyse des activistes par-
fois « méprisante » ; on qualifia même de « racisme subtil » la
compréhension manifestée, disait-on, à l’égard du ressentiment de la
population noire. Ces commentaires tranchaient avec les recensions élo-
gieuses dont l’ouvrage faisait l’objet dans les cercles médiatiques et
académiques internationaux : cette fois encore, l’opposition entre étran-
ger et local semblait fonctionner, mais désormais dans l’espace public. Il
est vrai que tous les auteurs sud-africains qui avaient écrit sur le livre
dans la presse étaient des acteurs directement engagés contre leur gou-
vernement. Leur principale critique se trouvait résumée dans une formule
qui faisait de moi « un apologiste des leaders de l’Afrique du Sud qui
auraient dû s’élever au-dessus du racisme, mieux se préoccuper de leurs
RÉPONDRE DE SA RECHERCHE 317

citoyens et faire de bonnes choses malgré le passé ». Ainsi décrypter les


idéologies, analyser les politiques, convoquer l’histoire, c’était, selon
eux, accorder indûment mon crédit à un gouvernement discrédité : la dis-
tinction entre le descriptif et le prescriptif était devenue inaudible.
« Quand ils lisent ce que les journaux disent ce que nous avons
écrit », ironise Ofra Greenberg [1993] en écho au titre du volume col-
lectif auquel elle a collaboré (« Quand ils lisent ce que nous écrivons »)
et en référence aux conséquences négatives d’un article de presse cari-
caturant son enquête dans une colonie israélienne (dont la plupart des
membres n’eurent jamais l’occasion de lire le livre). Le public en géné-
ral et le monde intellectuel et scientifique en particulier n’ont souvent
accès aux travaux des chercheurs en sciences sociales que par les rela-
tions qui en sont faites dans les médias. La tonalité critique des comptes
rendus joue même généralement un rôle dissuasif à l’égard des lecteurs
potentiels. Mais au-delà de ce qui est écrit, c’est aussi ce qui ne l’est
pas qui construit, à travers la circulation des propos informels et des
rumeurs hostiles, l’opinion. Dans le cas de l’équipe sud-africaine avec
laquelle je travaillais depuis longtemps, j’appris que des pressions
étaient exercées sur eux par quelques-uns de leurs collègues qui leur
reprochaient de participer à des programmes de recherche que je coor-
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donnais. Le caractère sulfureux prêté à mon livre contaminait ainsi
celles et ceux qui travaillaient avec moi. Dans les milieux sud-africains
du sida, ils se trouvaient alors sommés de choisir leurs alliés. La dis-
tance manifestée à mon égard par certains d’entre eux n’était pas sans
lien avec ces tensions. M’interroger sur mes motivations à conduire des
recherches en Afrique du Sud prenait donc sens aussi par rapport à ce
prix que devaient payer mes collègues pour notre collaboration.
Toutefois je reçus à cette époque un message réconfortant d’une
personne que je ne connaissais pas : « En tant que chercheur en
sciences sociales ‘actif’ dans la société civile, votre livre m’a donné
beaucoup à penser, me disait-elle. Je ne crois pas qu’un Sud-Africain
aurait jamais pu l’écrire ». Les réactions de nombre de ses collègues –
tout au moins de celles et ceux qui s’exprimaient publiquement –
paraissaient lui donner raison.

CONCLUSION

Assurément, il y avait quelque chose d’ironique à ce que la collègue


sud-africaine qui me demandait avec une certaine exaspération pour-
quoi je travaillais en Afrique du sud fût celle-là même qui, dans une
discussion, s’était un jour entendu rétorquer par la ministre de la Santé
318 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

de son pays, à bout d’argument : « Vous ne pouvez pas comprendre parce


que vous êtes blanche ». Cette radicalisation de la différence qui me
ramenait aujourd’hui à mon statut d’étranger comme elle l’avait hier
réduite à sa couleur de peau n’avait pas plus lieu de nous choquer dans
un cas que dans l’autre, même si elle n’était facile à entendre pour
aucun de nous (et d’autant moins, en ce qui concernait ma collègue,
qu’elle avait elle-même été très engagée dans les mobilisations poli-
tiques contre l’apartheid). On pouvait bien sûr en regretter la
récurrence, mais il fallait surtout en saisir le sens, d’une part, en analy-
sant les conditions structurelles générales de la relation entre
chercheurs étrangers et chercheurs locaux, d’autre part, en considérant
les modalités particulières de cette relation dans la société sud-afri-
caine. C’est ce que j’ai voulu esquisser dans ce texte. On ne peut
toutefois en rester là.
Aux deux figures traditionnelles de l’anthropologue que sont le
savant (chercheur érudit qui élabore des théories à partir du matériau
empirique que lui fournissent ses informateurs) et le héros (chercheur
engagé dont les travaux dénoncent les injustices du monde), je ne vou-
drais pas en ajouter une troisième : celle de la victime (le chercheur mis
au ban de la société qu’il a étudiée). Les attaques subies, les malenten-
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dus provoqués, l’irritation suscitée font partie du métier. Ils en sont des
épreuves, mais n’en signent pas la faillite. Ils nous rappellent deux ou
trois choses que nous devrions savoir. Tout d’abord, le travail anthro-
pologique s’inscrit dans des rapports de savoir et de pouvoir qui ont
une histoire : plutôt que de les éluder, il faut s’efforcer de les compren-
dre, et par exemple, s’interroger sur les conditions mêmes de possibilité
aujourd’hui d’une ethnographie menée loin de chez soi parmi d’autres
chercheurs qui, souvent, n’ont pas sollicité notre collaboration. Ensuite,
la production anthropologique obéit à des règles et des logiques scien-
tifiques qui peuvent se trouver en contradiction avec les attentes ou les
pratiques de celles et ceux qu’ils étudient ou avec lesquels ils travail-
lent : plutôt que de s’en inquiéter, il importe de défendre cette manière
de faire des sciences sociales avec ses exigences et ses risques, et par
exemple accepter de se trouver en porte-à-faux par rapport à des parte-
naires, ce qui n’est que la conséquence normale de positions
différentes. Enfin, la relation anthropologique déborde la traditionnelle
confrontation univoque entre enquêteurs et enquêtés : plutôt que de
rejeter les critiques et leurs auteurs, il s’agit de les intégrer dans le pro-
cessus d’investigation, et par exemple d’engager le dialogue en
considérant que la politique de l’enquête se joue là aussi. C’est à cette
triple exigence que je pensais en écrivant qu’il faut pouvoir répondre
de sa recherche. L’étymologie de cette expression, que ressuscite Émile
RÉPONDRE DE SA RECHERCHE 319

Benveniste [1969], nous remémore qu’elle implique « une garantie


échangée » : contre l’offrande des clés d’un terrain de recherche, la
promesse d’une restitution responsable de l’enquête.

REMERCIEMENTS

Les enquêtes auxquelles ce chapitre se réfère ont été conduites grâce à des
financements de l’ANRS, Agence nationale de la recherche sur le sida. Le maté-
riau réuni pour l’écrire et la réflexion qui a permis d’en faire un texte doivent
beaucoup à la qualité des échanges scientifiques et des relations amicales au sein
d’une équipe que, malgré les difficultés et les dissensions, je continue de considé-
rer comme franco-sud-africaine. Je remercie Fanny Chabrol et Julien Grard pour
leurs remarques sur une version initiale.

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CONCLUSION
Remarques sur les politiques de l'intersubjectivité

Alban Bensa
in Alban Bensa et al., Les politiques de l'enquête

La Découverte | « Recherches »

2008 | pages 323 à 328


ISBN 9782707156563
DOI 10.3917/dec.fassi.2008.01.0323
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/politiques-de-l-enquete---page-323.htm
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Conclusion

Remarques sur les politiques


de l’intersubjectivité

Alban Bensa

« What sort of scientists are they whose main technique is socia-


bility and whose main instrument is themselves ? »
Clifford Geertz

L’attention aux questions soulevées par la relation ethnographique a


été longtemps reléguée dans des considérations liminaires ou dans des
récits plus ou moins autobiographiques bien distincts des comptes ren-
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dus jugés véritablement « scientifiques ». Dans un rapport mimétique
aux sciences de la nature, les sciences sociales ont ainsi feint d’ignorer
que, dans leur domaine, le chercheur et son objet sont faits de la même
étoffe. Leur commune appartenance au monde humain ne saurait donc
être considérée comme une simple aporie. Les textes rassemblés dans
ce recueil rappellent qu’en effet les conditions de production du savoir
anthropologique ne sont pas dissociables de ce savoir lui-même. Les
relations interpersonnelles à travers lesquelles l’ethnographe accède à
des « informations » ne constituent en rien un éphémère échafaudage
qu’il faudrait oublier ou faire disparaître dès l’enquête terminée mais
s’imposent comme un matériau bon à penser et à intégrer dans les
résultats de nos investigations.
L’ethnographie procède d’une série d’apprentissages, de savoirs et
de savoir-faire – dire, se taire, se tenir, intervenir, etc. – qui n’étaient
pas à l’origine familiers à celle ou celui qui s’engage dans l’aventure et
qu’elle ou lui doit peu ou prou mettre en œuvre afin d’établir ne serait-
ce qu’un embryon de communication. Ce travail d’ajustement à autrui
nécessite des efforts linguistiques et relationnels qui marquent d’un
indélébile sceau la nature de ces « données », qui ne sont en fait que les
produits de notre histoire sur le terrain. Les traces de cette fabrique du
document, qui est à l’ethnographie ce que la critique des sources est à
l’histoire, sont souvent négligées ou déniées. L’autorité savante
324 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

s’exerce alors au prix de malentendus et laisse de côté des pans entiers


de la réalité sociale qu’une plus grande attention permettrait pourtant,
comme le montrent les écrits ici rassemblés, de porter à notre connais-
sance. Non pas que les structures, règles et autres cadres conceptuels
(échanges, sacrifices, croyances, etc.) n’émargent d’une manière ou
d’une autre à la vie sociale que nous observons mais les grosses mailles
de ces filets théoriques laissent passer beaucoup de ce qui survient vrai-
ment entre des humains historiquement déterminés. Ne faut-il pas
quelque peu tricher avec les conditions effectives des interactions sur le
terrain ou à tout le moins les ignorer pour livrer les réflexions qui don-
nent aux sciences sociales leur étrange tonalité aseptisée et distanciée ?
Mais rien n’est plus tout à fait pareil pour l’anthropologie dès lors
qu’elle ne travaille pas seulement à la constitution de morphologies
sociales aux contours bien nets mais s’intéresse à l’histoire qui se joue
ici ou là, dès lors aussi qu’elle s’interdit d’écrire les sociétés au singu-
lier (« la société kanake », « la société américaine », etc.) pour laisser
place au pluriel, c’est-à-dire à la singularité des individus et des
contextes historiques où ils agissent.
Le souci de rendre compte « de ce qui s’est véritablement passé »
entre les personnes en interaction va à l’encontre des interprétations
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qui, en anthropologie, renvoient les actes à des contraintes culturelles
ou à des représentations inconscientes. Si l’on renonce à ce type men-
taliste de généralisation (« ils agissent bien comme des Bretons ou des
Africains ») en se limitant à ce qui survient (« Mme X aujourd’hui
regarde un menhir, M. Y se plaint de ne pas être écouté »), il est clair
qu’on cesse d’imputer aux pratiques un sens qui leur serait extérieur.
Opter, dans une perspective résolument empirique, pour le primat du
détail, du local et du circonstanciel c’est se refuser à désindexer les faits
de leur commentaire. Il s’agit alors, comme dans ce livre, de rendre
compte non pas de ce que les individus sont et des causes à jamais mys-
térieuses de leur altérité collective mais de ce qu’ils font un à un en tant
que sujets uniques et des raisons de leurs actes au sein d’un espace
social déterminé.
Cette manière de ne plus subsumer systématiquement le collectif
sous l’individuel et d’échapper par là à l’illusion holiste – celle qui
considère que, quoiqu’il arrive, la société (qu’est-ce au juste ?) déter-
mine les individus – est sans doute l’un des apports les plus forts des
textes de ce volume. Nos savoirs anthropologiques s’en trouvent enri-
chis. Cette ethnographie des individus met en effet en avant des
trajectoires, des logiques pratiques, des actions qui ne sont pas réducti-
bles aux logiques formelles qu’on attribue au social quand on le
considère d’emblée comme un tout. Ces recherches montrent au
CONCLUSION 325

contraire que les actes se construisent de façon stratégique, conflictuelle,


consensuelle ou incertaine dans le mouvement même des interactions
suscitées par l’enquête. Les savoirs dont les rapports sociaux de
recherche sont porteurs touchent ainsi de part en part au politique parce
qu’aucune parole n’est dissociable du statut de celui ou de celle qui la
profère, qu’il s’agisse de la personne interrogée ou de l’ethnographe
qui la questionne puis qui écrit à son propos. Ce qui est dit ou écrit ren-
voie à des dispositifs de pouvoir que les différentes contributions qu’on
vient de lire s’efforcent sans fard de mettre au jour.
L’incidence des rapports de forces sur les rapports de sens au fil
même de l’enquête met en relief les marges de manœuvre distinctes et
effectives dont disposent les acteurs. L’équation personnelle de chacun
se conjugue à la conjoncture du moment pour distribuer les cartes et
poser les règles du jeu. L’âge, le sexe, le statut professionnel, les
conceptions morales et politiques implicites ou explicites des interlocu-
teurs en présence et sans doute aussi leur trajectoire sociale et leur
habitus ne sont en rien indifférents à la forme des données ethnogra-
phiques. L’une des originalités du présent livre tient à ce que plusieurs
de ces attendus soient placés au centre du dispositif de recherche et non
pas à sa périphérie. Dès lors s’y révèlent autant les conditions actuelles
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de l’exercice de l’enquête de terrain que les exigences éthiques qu’en-
quêtrices et enquêteurs d’aujourd’hui se fixent pour la conduire.
Les vecteurs du savoir anthropologique sont d’abord des interac-
tions où se jouent à chaque fois, dans les attitudes corporelles, les
gestes, les arguments soutenus, les réparties, l’humour, les
humeurs, etc., la vérité tout entière des sujets en situation. Le contexte
ethnographique, parce qu’il n’est pas habituel, parce qu’il introduit une
tension spécifique entre observant(e) s et observé(e) s est d’ailleurs en
lui-même porteur d’une capacité particulière à faire tomber les
masques, à ramener les personnes à ce qui leur importe vraiment, à
déjouer les vernis sociaux. Comme le mentionne le sous-titre de ce
livre, il s’agit donc bien d’« épreuves » par lesquelles on apprend fina-
lement davantage malgré soi ou à ses dépens qu’en croyant pouvoir
demeurer quoiqu’il arrive en position d’extériorité ou de surplomb.
L’entrée en ethnographie suppose d’accepter d’abord d’être bous-
culé par les nouvelles réalités qu’on ambitionne d’étudier, ensuite
d’accepter aussi, ce qui reste rare, d’en faire état et de penser ce remue-
ment. L’image de soi est remise en question par l’image de nous que
renvoient les autres en fonction de leur histoire propre, de leurs préju-
gés ou de leurs intérêts. Le trouble est ainsi jeté sur les fondements
sociaux de la personne de l’ethnographe et sur la légitimité de ses
convictions.
326 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

Si le constat pascalien « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà »


a longtemps servi de viatique à l’anthropologie est-il toujours recevable
à partir du moment où la frontière « pyrénéenne » n’apparaît plus comme
un obstacle infranchissable ? Le cloisonnement relativiste est aussi
difficilement tenable du fait de la confrontation constante, désormais, des
modèles sociaux à suivre et de la banalisation du débat « interculturel » ?
Une sorte de malaise éthique s’empare ainsi des chercheurs, comme on
l’a vu dans les querelles sur le voile. La lancinante confrontation des
résultats de nos recherches à la critique des personnes concernées, la
difficulté de savoir si celles-ci partagent vraiment nos indignations voire
notre catastrophisme, le délicat ajustement des réflexes moraux des
ethnographes à ceux de leurs interlocuteurs et la mise à mal de nos bons
sentiments ont traversé de part en part les débats préparatoires à ce livre.
Car la conscience que les chercheurs ont des choses n’est pas toujours
celle des acteurs, qu’il s’agisse de l’image de leur groupe (ethnie, nation,
profession, etc.) ou de l’analyse globale de leur situation (rapports de
pouvoir, violences, injustices, etc.).
Le compte rendu ethnographique de ces expériences humaines très
complexes nécessite un certain courage, une expression de soi en
dehors des conventions pour mettre au jour ce qui gêne, ce qui fait mal
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à dire parce qu’il y va de nous. L’affrontement intime entre conscience
morale et projet scientifique n’est jamais aussi fort que lorsque nous
décidons de mettre à plat les relations de pouvoir qui traversent l’en-
quête, que lorsque nous prenons le risque de parler à la première
personne dans un univers savant qui fait souvent du silence sur soi le
faux nez de l’objectivité. L’ethnographie est donc ici invitée à rompre
avec les régimes de scientificité qui occultent la microsociologie de la
communication et en particulier celle que pourraient éclairer nos rela-
tions d’enquête.
Les contributions ici rassemblées sont écrites pour la plupart par des
anthropologues d’une trentaine d’années. Ces textes méditent les
difficultés relationnelles rencontrées au fil d’investigations
ethnographiques sur des thèmes bien caractéristiques des centres
d’intérêt de la recherche contemporaine. Qu’il s’agisse du sida en
Afrique, de la police, des hôpitaux, des centres d’accueil, de la
colonisation ou du racisme, les champs actuels de l’anthropologie de
terrain sont précisément circonscrits et souvent douloureux. À l’opposé
de la visée totalisante de l’ethnologie française des années 1950-1980
où le chercheur envisageait de décrire seul une communauté, une
ethnie, une société pour en souligner la singularité en regard d’autres
entités étudiées de la même façon par des collègues, les jeunes
anthropologues d’aujourd’hui s’attachent davantage à étudier des
CONCLUSION 327

situations bien délimitées dont beaucoup, dans ce volume, ont à voir


avec ce que l’on pourrait appeler « les malheurs de la modernité ».
Alors que leurs aînés, encore convaincus, malgré la tristesse des tro-
piques, que l’anthropologie avait pour tâche de rendre compte de
sociétés dans un bon état de fonctionnement (souvent idéalisé), la géné-
ration des trentenaires d’aujourd’hui, marqués par les différentes crises
(économiques, écologiques, sanitaires, sociales, etc.) qui secouent la
planète, semble avoir troqué ce parti pris plutôt enchanteur contre une
sorte de prédilection inverse pour l’étude ciblée de la souffrance dans
tous ses avatars contemporains. La montée en puissance de la réflexion
sur l’éthique de l’ethnographie est, à mon sens, directement fonction de
l’engouement pour ces nouveaux objets. Placées au cœur de l’enquête,
les injustices, la violence, les inégalités et les discriminations question-
nent en effet tout autrement la démarche d’enquête que l’intérêt pour
les systèmes de parenté, les modes de pensée ou les idéologies reli-
gieuses. L’ethnographe est ici davantage interpellé sur le sens et le
destin de son travail. Sera-t-il utile ? Pourra-t-il réduire les malheurs
d’autrui ? N’ajoute-t-il pas à celles-ci l’ambiguïté d’un regard voyeur ?
Respecte-t-on l’autre dès lors qu’on l’observe se débattant dans de mul-
tiples difficultés ? Ne faut-il pas dénoncer d’abord les causes de ces
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faits difficilement acceptables avant de montrer comment les acteurs y
répondent ?
La plupart des textes ici rassemblés sont habités par ce que Didier
Fassin désigne fort justement comme une « inquiétude » couplée,
dirais-je, à une généreuse ambition, celle de voir s’imposer enfin un
monde plus égalitaire et plus juste. Pointe ainsi dans ces études une
déconvenue ; les comportements des humains en société ne sont pas
ceux que l’on aurait souhaités ou qu’on imagine qu’ils puissent être : le
statut des femmes, le respect de l’environnement, le traitement des
étrangers, des personnes interpellées par la police, des malades men-
taux, choquent des idéaux qui, en contrepoint, apparaissent comme très
prégnants dans les enquêtes. Ainsi ces retours sur des pratiques ethno-
graphiques concrètes peuvent-ils être lus autant comme des efforts pour
déjouer les présupposés de l’ethnographie en milieu difficile que
comme des expressions à peine voilées des idées des jeunes ethno-
graphes sur le monde tel qu’elles ou ils espèrent le voir advenir un jour.
Si l’étonnement reste le point de départ de la démarche ethnogra-
phique, c’est ici aussi l’indignation, voire la révolte, qui pointent chez
les anthropologues affronté(e)s à la violence institutionnelle, au
sexisme, à la xénophobie, etc., de sorte que leur réflexivité débouche
nécessairement sur une remise en cause des pouvoirs qui oppriment les
individus ou à tout le moins ne les respectent pas. S’esquisse ainsi une
328 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

alchimie entre la science, l’empathie et l’engagement politique.


Attentifs à toutes les situations qui mettent en cause la dignité, l’égalité
et parfois même l’humanité des personnes, ces recherches confrontent,
le plus souvent implicitement, l’idéal politique et moral de leurs
auteur(e)s à leur idéal scientifique, cherchant in fine à articuler l’un à
l’autre dans un même mouvement où la critique du monde social reste-
rait inséparable de sa compréhension. Ce livre présente ainsi une série
de méditations neuves et détaillées sur la nécessité, les apports et les
difficultés de cette anthropologie impliquée.
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PAGES DE FIN

in Alban Bensa et al., Les politiques de l'enquête

La Découverte | « Recherches »

2008 | pages 329 à 336


ISBN 9782707156563
DOI 10.3917/dec.fassi.2008.01.0329
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/politiques-de-l-enquete---page-329.htm
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Liste des auteurs

Martina Avanza est maître assistante en sociologie politique à l’Institut


d’études politiques et internationales de l’Université de Lausanne et chercheuse
associée à l’Iris. Elle a soutenu en 2007 une thèse portant sur les militants les plus
radicaux de la Ligue du Nord (Italie). Elle a notamment publié « Une histoire pour
la Padanie. La Ligue du Nord et l’utilisation politique du passé », Annales, 2003, 1.

Aude Béliard est doctorante en sciences sociales à l’université Paris-VIII et


membre de l’équipe ETT du Centre Maurice Halbwachs. Elle travaille sur la prise
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en charge familiale des personnes âgées atteintes de troubles cognitifs. Elle a
publié : « Théories diagnostiques et prise en charge. Le recours à une consultation
mémoire », Retraite et Société, 2008, 53.

Alban Bensa est directeur d’études en anthropologie à l’EHESS et directeur


adjoint de l’Iris. Il développe, à partir d’enquêtes de terrain en Nouvelle-
Calédonie, une réflexion sur la pratique ethnographique et sur les capacités de
l’anthropologie à rendre compte de l’histoire et de l’action. Il a récemment publié
La Fin de l’exotisme. Essais d’anthropologie critique, Anacharsis, 2006.

Marieke Blondet est doctorante en anthropologie sociale à l’EHESS et à


l’université de Otago en Nouvelle-Zélande, elle est membre de l’Iris. Elle travaille
dans les îles des Samoa américaines, sur l’implantation d’un parc national. Elle a
publié : « A la recherche de la nature et de sa vision aux Samoa américaines »,
Journal de la Société des Océanistes, 2008, 126-127.

Bastien Bosa est professeur d´anthropologie à l’université du Rosario,


Bogota, Colombie, et membre du groupe de recherche « Estudios sobre
Identidad ». Son travail de thèse portait sur le militantisme aborigène et l´histoire
coloniale du Sud-Est de l´Australie. Il a publié « La ségrégation en action : les
Aborigènes de l’école de Nambucca Heads », Genèses, 2007, 69, 4.

Fanny Chabrol est doctorante en sciences sociales à l’EHESS et membre de


l’Iris. Elle travaille sur les politiques de lutte contre le sida et les pratiques de prise
en charge des malades au Botswana. Elle a notamment publié : « La politique
330 LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE

publique du VIH/sida au Botswana : la fourniture de traitements par trithérapies


antirétrovirales comme réponse à l’urgence », Terroirs, Revue africaine de
sciences sociales, 2005, 89-105.

Antonella Di Trani est doctorante en anthropologie sociale à l’EHESS et


membre de l’Iris. Elle travaille sur le Ghetto de Venise, sur les pratiques et usages
de l’espace liés à l’histoire et aux processus de transformation du lieu. Elle anime
avec Alban Bensa et Caroline de Saint-Pierre le séminaire « Anthropologie, ville
et architecture » à l’EHESS.

Jean-Sébastien Eideliman vient de soutenir à l’EHESS une thèse de sciences


sociales et est membre de l’équipe ETT du Centre Maurice Halbwachs. Il travaille
sur la prise en charge quotidienne des adolescents atteints de troubles mentaux. Il
a publié « Exclusions, adoptions et relations de parenté », in Charges de famille.
Parenté et dépendance dans la France contemporaine, A. Gramain, S. Gojard et
F. Weber (dir.), La Découverte, 2003.

Didier Fassin est directeur d’études en anthropologie à l’EHESS et profes-


seur de sociologie à l’université Paris-XIII. Il dirige l’Iris, Institut de recherche
interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (UMR 8156 CNRS-Inserm-UP13-
EHESS). Ses recherches portent sur l’anthropologie politique et morale des
sociétés contemporaines, autour de l’immigration et des discriminations, de la
souffrance et du traumatisme, de la santé publique et des politiques sociales. Il a
récemment publié Quand les corps se souviennent. Expériences et politiques du
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sida en Afrique du Sud, La Découverte, 2006.

Natacha Gagné est professeure adjointe à l’Université d’Ottawa et membre


de l’Iris. Elle travaille sur les identités, l’autochtonie, les revendications d’auto-
nomie et la citoyenneté principalement chez les Maaori de la Nouvelle-Zélande et
les Tahitiens de la Polynésie française. Elle a codirigé un numéro spécial de la
revue Anthropologica, 2008, 50, 1, sur « L’expérience et la problématique de la
(dé) colonisation : Autour de l’oeuvre d’Éric Schwimmer ».

Julien Grard est doctorant à l’EHESS et membre de l’Iris. Il travaille sur les
parcours et les expériences de malades mentaux chroniques en France et a conduit
une recherche sur la prise en charge des malades hospitalisés en Afrique du Sud.

Carolina Kobelinsky est doctorante en anthropologie à l’EHESS et membre


de l’Iris. Elle travaille sur l’accueil et les expériences de l’attente des demandeurs
d’asile en France. Elle a publié « The Moral Judgment of Asylum Seekers in
French Reception Centers », Anthropology News, 2008 (mai).

Samuel Lézé est chercheur postdoctorant au CNRS et membre de l’Iris. Dans


une perspective d’anthropologie politique de la santé mentale, il a travaillé sur
l’autorité des psychanalystes en France et l’expertise psychiatrique. Sa recherche
en cours porte sur les enjeux moraux de la psychopathologie de l’adolescence. Il
est co-directeur du livre Le langage social des émotions, Economica-Anthropos,
2008.
LISTE DES AUTEURS 331

Gwénaelle Mainsant est doctorante en sciences sociales à l´EHESS, au sein


de l´Iris et du Centre Marc Bloch. Son travail de recherche porte sur l´action
publique autour de la prostitution telle qu´elle peut être appréhendée à travers une
approche ethnographique des pratiques policières. Elle a publié « L´Etat en
action : hiérarchies et classements dans les investigations policières en matière de
proxénétisme », Sociétés Contemporaines, 2008, 72.

Chowra Makaremi est doctorante en anthropologie à l’Université de


Montréal et membre du GRIMH. Ses recherches portent sur les dispositifs de
contrôle migratoire et la détention frontalière en France. Elle a publié « Alien
Confinement in Europe : Violence and the Law. The case of Roissy-Charles de
Gaulle Airport in France » in C. Hogan et M. Marín Dòmine, The Camp :
Narratives of Internment and Exclusion, Newcastle, Cambridge Scholars
Publishing, 2007.

Sarah Mazouz est doctorante en sciences sociales à l’EHESS et membre de


l’Iris. Elle travaille sur les politiques de lutte contre les discriminations et les pra-
tiques de naturalisation des étrangers en France. Elle a publié « Une célébration
paradoxale. Les cérémonies de remise des décrets de naturalisation », Genèses.
Sciences sociales et histoire, 2008, 70 (1).
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Composition : Bouchène
Achevé d’imprimer en novembre 2008
par l’Imprimerie France Quercy à Mercuès.
Dépôt légal : novembre 2008
N° d’impression : xxxxx
Imprimé en France

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