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COMMENT L'ARCHITECTURE ÉVOLUE

Jean-François Gabriel

Érès | « Le Coq-héron »

2010/3 n° 202 | pages 115 à 125


ISSN 0335-7899
ISBN 9782749212838
DOI 10.3917/cohe.202.0115
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Jean-François Gabriel

Comment l’architecture évolue

Comme tout ce qui émane de la race humaine, l’architecture a toujours


évolué. Elle a subi des influences de toutes sortes, religieuse, politique, écono-
mique, militaire, philosophique, archéologique, et bien d’autres. En ce début
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de siècle de nouvelles pressions menacent l’architecture comme elles mena-
cent la société tout entière. Le réchauffement de la planète, la croissance de la
population, la diminution des ressources naturelles sont des problèmes que ni
l’architecture ni l’urbanisme ne pourront résoudre seuls. Malgré tout, certains
indices sont chargés de promesses.
Le mouvement moderne a pris son essor après la Première Guerre
mondiale. L’argent manquait, et il fallait malgré tout reconstruire et loger les
gens. Il fallait aussi leur redonner l’optimisme. Les toits traditionnels coûtant
plus cher que les toits plats, on a vanté les mérites des terrasses, sur lesquelles
« on peut faire de la gymnastique » et aussi « se dorer au soleil ». On a fait des
fenêtres horizontales pour des raisons d’hygiène et aussi parce que beaucoup de
gens avaient perdu leur mobilier dans les bombardements et n’avaient plus les
moyens de décorer leurs murs. On a donc fait davantage de placards. La couleur
blanche s’est généralisée en symbole de pureté. En un mot, on a cherché à faire
un monde innocent et meilleur.
Depuis, le rôle de l’architecte dans la société a grandi jusqu’à être quel-
quefois idéalisé pour son potentiel de héros et de génie, souvent incompris.
Frank Lloyd Wright, qui ne manquait jamais l’occasion de faire parler de lui,
proposa sans rire de construire un gratte-ciel de 1 500 m de hauteur. Depuis,
Les figures 1 à 4 sont de
on a vu des architectes soumettre des visions de plus en plus farfelues et leurs Jean-François Gabriel, issues
commanditaires, en concert avec la presse, de crier au génie. On assiste de nos de son ouvrage Beyond the
jours à une surenchère de l’absurde, du « jamais vu », de la nouveauté pour Cube : The Architecture of
Space Frames and Polyhe-
elle-même, confondus avec l’invention et l’originalité authentiques. Nous en dra, éditions John Wiley and
sommes arrivés au point où un architecte en vue pouvait récemment déclarer Sons, 1997.

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Le Coq-Héron 202 que « le maître d’œuvre est libre de suivre son idée, son caprice, son génie ».
Qui, parmi les grands architectes de notre histoire, aurait été assez imbu de
lui-même pour faire une telle déclaration ? Palladio ? Mansart ? Le Corbusier ?
On en doute.
Un projet d’architecture est le fruit d’une démarche rationnelle et l’inspi-
ration d’un moment ne suffit pas. Peut-être le poète est-il libre de suivre son
caprice dans un quatrain, mais l’architecte est chargé d’organiser au mieux l’es-
pace. On peut y arriver plus ou moins bien, mais l’architecte consciencieux s’y
efforce toujours. Il faut pouvoir expliquer, raisonner une conception qui, d’une
manière ou d’une autre, doit être mise au service d’un groupe humain à qui
l’architecte doit un certain respect. Déjà au XVIe siècle, L.B. Alberti écrivait :
« Comment ne pas blâmer un homme qui, sans y être forcé par la nécessité,
construit un mur de travers, zigzaguant à droite et à gauche comme un ver se
traînant sur le sol, sans règle et sans méthode, avec un côté long et l’autre court,
sans égalité dans les angles ou le moindre rapport entre eux ; faisant son plan
avec un angle obtus d’un côté et un angle aigu de l’autre, et faisant le tout dans
la confusion, l’absurdité et le désordre ? »
Comment en est-on arrivé, cinq cents ans après cet écrit, à croire que le
chaos puisse être considéré par certains comme une forme légitime d’expres-
sion ? Le chaos se passe très bien des architectes ; il se crée tout seul sous l’effet
de forces naturelles. Par contre, il est non seulement possible mais souhaitable
de faire travailler certaines forces naturelles pour nous. Il ne s’agit pas ici de
« défier la gravité » mais au contraire de la mettre à profit. Une des merveilles
du XXe siècle est le dôme géodésique,
inventé par Buckminster Fuller, qui se
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définissait lui-même non comme un
architecte ou comme un ingénieur, mais
comme « généraliste ». Le dôme géodé-
sique fit son entrée sur la scène mondiale
de manière spectaculaire en 1967, pour
représenter les États-Unis à l’exposition
internationale de Montréal. Avec une
hauteur de 60 m et un diamètre de 76 m,
c’était de beaucoup le plus grand dôme
jamais construit. L’épaisseur de la struc-
ture elle-même n’est que de 1 m, et elle
est transparente, constituée d’un réseau
d’éléments très fins en acier disposés
de manière à rendre l’ensemble indéfor-
mable.
Le gratte-ciel est une autre inven-
tion du XXe siècle, rendue possible elle
Fig. 1 : La triangulation assure ici la rigidité aussi par le fer et l’acier. Les premiers
d’une structure de six étages et remplace le gratte-ciel apparurent autour de 1900.
système traditionnel de poteaux verticaux. Ils poussent maintenant partout dans le
S’il nous est difficile d’admettre qu’une telle monde et ils sont de plus en plus hauts.
structure soit indéformable, c’est parce
Et plus ils sont hauts, plus les forces laté-
que nos expériences visuelles et tactiles
quotidiennes sont limitées aux espaces rales dépassent les efforts verticaux dûs
essentiellement cubiques qui nous abritent. au poids mort de la construction. Malgré

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tout, on continue dans bien des cas à concevoir les gratte-ciel comme on le ferait Arts et psychanalyse
pour une cabane, avec des poteaux aux quatre coins. On multiplie évidemment
le nombre de poteaux et on augmente leur hauteur, mais le principe constructif
reste à peu près le même. Heureusement, on compte de moins en moins sur
les joints entre poutres et poteaux pour assurer la rigidité et la stabilité de l’en-
semble. Comme pour les dômes géodésiques, on a pris conscience de l’uti-
lité, de la nécessité même, des diagonales, qui remplacent avantageusement les
joints rigides entre poutres et poteaux (Fig. 1).
C’est la triangulation indispensable aux très hautes structures qui a ouvert
la voie à une nouvelle conception, holistique cette fois, que pour cette raison on
classe parmi les structures dites « spatiales ». La forme de celles-ci peut rendre
superflus les poteaux verticaux, et l’on arrive ainsi à une synthèse organique
qui satisfait à la fois les besoins fonctionnels – l’utilisation de l’espace – et la
rigidité de la structure (Fig. 2).
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Fig. 2 : Ossature indéformable d’un module de dix étages pour une ville « spatiale ».

Elle consiste en une structure permanente de membres horizontaux


(poutres) et en colonnes obliques de béton armé, tous creux et visitables. L’es-
pace entre ces éléments prend la forme d’un tétraèdre ou d’un octahèdre, qui
sont complémentaires. L’octaèdre, à gauche, est le plus grand des deux ; c’est
lui qui recevra huit étages de logements, ou de quelque autre programme – ainsi
que de nombreuses terrasses. L’espace pyramidal, à droite, est le tétraèdre, où
l’on pourra aménager un grand jardin ou une serre. Un étage coupe-feu est
prévu entre les unités de huit étages.
On remarquera que les membres de la mégastructure permanente sont
triangulés de manière congruente, ce qui permet d’installer un réseau structural
secondaire pour chaque unité indépendante de huit étages. Ce réseau, suspendu
à la mégastructure, et donc travaillant en tension, pourra être formé de câbles.
Les câbles définissent entre eux des espaces hexagonaux au nombre de neuf,
douze ou quinze par étage. Ces espaces peuvent être facilement transformés

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Le Coq-Héron 202 en pièces indépendantes par l’adjonction de panneaux verticaux le long des
câbles (Fig. 3).
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Fig. 3 : Vue axonométrique de la structure de trois étages consécutifs d’une unité.

La forme du futur gratte-ciel n’est donc plus nécessairement une tour


verticale mais une forme libre de se développer latéralement aussi bien qu’en
hauteur. La voie est ainsi ouverte à un urbanisme à trois dimensions, c’est-à-
dire à la conception de « villes spatiales » (Fig. 4).

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Notre perception des formes Arts et psychanalyse
dans l’espace est conditionnée par
notre expérience des pièces dans
lesquelles nous vivons, qui sont
plus ou moins des cubes. C’est de
là que vient notre difficulté à recon-
naître qu’un cube est une forme
instable. C’est aussi pour cela que
nous avons du mal à admettre que
les structures basées sur le triangle
sont plus rigides que celles que
nous occupons journellement.
Pour surmonter ces difficultés, il
faudrait que chaque enfant ait en
sa possession douze baguettes de
même longueur et quelques bouts
de ficelle avec quoi il ou elle
pourrait assembler les baguettes
et former un cube. Si vous avez
les outils nécessaires, percez des
trous aux extrémités des baguettes
pour faciliter leur assemblage. De
toute manière, la crise de larmes
est probable car le cube refusera
Fig. 4 : Une ville spatiale de 135 étages formée absolument de garder sa forme
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par un assemblage de modules tels que nous cubique !
en montre la figure précédente. Ici, trois tours Heureusement, consoler le ou
hélicoïdales sont groupées autour d’un ensemble
d’ascenseurs verticaux. Les jardins suspendus
la topologiste en herbe est facile.
incluent de grands arbres. Montrez-lui comment construire
une pyramide à base carrée, qui
requiert huit baguettes. Avec les
quatre baguettes qui vous restent, formez une seconde pyramide que vous atta-
cherez à la base de la première. Vous obtiendrez ainsi un octaèdre qui, lui,
conservera sa forme sans hésiter.
Peut-être savez-vous déjà qu’il n’existe que cinq polyèdres réguliers : le
tétraèdre (à quatre faces triangulaires), le cube, dont le nom savant est hexaèdre
(six faces carrées), l’octaèdre (huit faces triangulaires), le dodécaèdre (douze
faces pentagonales), et l’icosaèdre (vingt faces triangulaires). Avec ses douze
baguettes, l’enfant ne pourra construire que les trois premiers polyèdres mais,
cela fait, il ou elle en saura plus sur le comportement des structures que bien
des adultes. Il remarquera d’abord que, à la différence du cube, le tétraèdre et
l’octaèdre conservent sans difficulté la forme qui leur a été donnée. Montrez-lui
alors que ces deux polyèdres peuvent mettre en commun une de leurs faces
(ce qui aurait l’avantage de libérer trois baguettes), et il vous sera facile d’en
tirer avec elle ou lui des conclusions sur les conditions de l’espace habitable et
l’essentiel des structures.
Si tous les enfants du monde avaient reçu leurs douze baguettes en
temps utile, qui sait si l’histoire de l’architecture n’aurait pas pris une tout
autre direction…

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Le Coq-Héron 202 En architecture comme en littérature, un langage, un code, éventuelle-
ment un style, sont essentiels pour s’exprimer et se faire comprendre. Tout
langage comporte une discipline, qui impose évidemment certaines restric-
tions. Le langage des structures spatiales a, comme les autres, ses limites : il est
en général conditionné par un matériau, l’acier, et il s’exprime surtout par le
triangle et un petit nombre de polyèdres. Mais ce langage est clair en dépit de
son apparente complexité et, surtout, il a un potentiel architectural extraordi-
naire encore peu exploré à ce jour.

Pendant plus de vingt-cinq siècles, les rois, les philosophes et les archi-
tectes ont cherché à définir l’ordre idéal pour la société et à l’établir. Et main-
tenant, pour la première fois dans l’histoire, il se trouve des architectes qui
cherchent à nous convaincre que le chaos est la forme ultime de l’imagination
créatrice ! On peut déjà voir, à Bilbao, à Boston, et bientôt à Paris, de nouvelles
constructions qui affectent l’allure d’un effondrement. Ceci est non seulement
absurde mais inquiétant, car il est à craindre qu’il s’agisse là d’une stratégie
plus ou moins consciente pour nous préparer aux désastres qui noircissent
nos horizons. Car il est plus facile d’accepter un avenir difficile si nous nous
persuadons que c’est justement celui que nous souhaitions.
En ce qui concerne l’habitation, il nous reste heureusement un patrimoine
architectural de valeur inestimable dans nos villes, dans nos campagnes et dans
nos livres. Ce patrimoine va des palais aux plus humbles maisons de village.
Nous pouvons continuer à en jouir si nous en prenons soin ; nous pouvons aussi
continuer à l’enrichir si nous savons le comprendre et l’adapter avec finesse à
nos besoins. Quelle est l’origine de ces trésors, et qu’est-ce qui fait leur homo-
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généité ? À cette question, l’un de nos historiens de l’architecture les plus
respectés a donné cette réponse : « Le langage classique de l’architecture hérité
de Rome fut pratiquement le langage commun de la civilisation occidentale
pendant les cinq siècles de la Renaissance à notre temps. » Ce même historien
disait aussi ce que nous semblons avoir oublié : « Je ne sais pas si l’évolution
de ce langage est terminée ou si elle le sera jamais 1. »

Mais l’architecture classique ne consiste-t-elle pas surtout en façades


grandiloquentes décorées avec des colonnes, et par conséquent inadaptées à nos
besoins d’aujourd’hui ? Cette vision est sans doute la première qui nous vient à
l’esprit quand on parle d’architecture classique, mais si l’on y regarde de plus
près, on découvre rapidement que l’essence de celle-ci se trouve ailleurs : dans
la logique, le bon sens, l’ordre, la simplicité, la clarté, la symétrie.
Relisons ce qu’écrivait Leon Battista Alberti au XVIe siècle : « Les Anciens
ne groupaient jamais leurs colonnes en nombres impairs ; de même qu’on ne
voit aucun animal se tenir ou se déplacer sur un nombre impair de pattes. »
Les règles les plus absolues de l’architecture classique sont simples ; celle-ci
par exemple : les différents éléments d’une construction doivent être organisés
en trois parties, aussi bien de haut en bas que de gauche à droite. Comme une
histoire, une composition doit avoir un commencement, un milieu et une fin ;
de même qu’un homme a des jambes, un corps et une tête.
1. Voir J. Summerson L’architecture classique a des racines profondes dans notre culture et
(1904-1992), The Classical
Language of Architecture,
elle se manifeste de différentes manières. L’une se base sur la conviction que
Thames and Hudson, 1963. nous n’avons pas beaucoup changé et que l’architecture classique peut aussi

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bien qu’une autre satisfaire une bonne partie de nos besoins d’aujourd’hui. Arts et psychanalyse
Une autre, plus insidieuse, se reconnaît à ce que les principes classiques y sont
respectés mais déguisés sous une apparence moderne. Un exemple de cette
stratégie est la villa Savoye, conçue en 1929 par Le Corbusier, déclarée inha-
bitable par son commanditaire, et sauvée de la démolition par l’intervention in
extremis du ministre de la Culture André Malraux en 1959. On continue à la
célébrer dans le monde entier pour son modernisme révolutionnaire, mais on
ne peut nier qu’elle se présente aussi comme une composition classique par sa
forme essentiellement cubique – un cube aplati – et sa division en trois niveaux
bien affirmés. La base est réduite à sa fonction porteuse, exprimée par une
colonnade de fins poteaux en béton armé qui se détachent sur un fond sombre.
L’étage principal domine par sa hauteur, sa forme et la couleur blanche qui
tranche sur le contexte végétal ; c’est le « piano nobile » qui, à son tour, est
divisé en trois bandes horizontales. Le troisième et dernier niveau est exprimé
par quelques formes sculpturales qui forment un couronnement et établissent
avec le cosmos un lien aussi mystérieux qu’éloquent. Avec la villa Savoye
nous avons une œuvre d’avant-garde qui respecte les règles fondamentales de
la composition classique.
Qu’en est-il des constructions traditionnelles contemporaines, et quelles
sont leurs racines ? Où peut-on voir leurs modèles ?
L’amphithéâtre du Jardin des Plantes, à Paris, est une composition clas-
sique de moyenne importance qui montre bien la symétrie de l’ensemble et
l’importance donnée à la partie centrale. C’est là que se trouve presque toujours
l’entrée, bien dégagée et richement décorée pour honorer les usagers. Le voca-
bulaire de formes simples fait surtout appel au cercle (quelquefois un demi-
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cercle pour une arche ou une voûte) et au carré, au demi-carré ou au double
carré. Le triangle est la forme réservée au fronton (Fig. 5).

Fig. 5. L’amphithéâtre du Jardin des Plantes, à Paris, construit dans les


dernières années du XVIIIe siècle.

Quand la fonction l’exige et que le site le permet, c’est souvent un grand


vide qui occupe la place d’honneur au centre d’une composition. Il s’agit là
d’une mise en scène destinée à honorer les usagers, le propriétaire ou ses hôtes.
L’entrée du château de Bierre-lès-Semur consiste en deux pavillons cubiques
encadrant un large vide. La division verticale des pavillons en trois parties se
termine par un triangle au symbolisme évident (Fig. 6).

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Fig. 6. Un des pavillons qui encadrent et ennoblissent l’entrée du château de Bierre-lès-Semur.


Les bossages exagérés des murs suggèrent un endroit important et bien défendu.

Les compositions assez complexes se prêtent souvent à plusieurs lectures


de la division traditionnelle en trois parties. Il y a deux manières d’interpréter
la façade de l’atelier de Delacroix : on peut, soit considérer les deux bas-reliefs
carrés comme les fenêtres symboliques d’un troisième niveau fictif, soit donner
au toit tout entier le rôle de troisième et dernier registre de l’ensemble. L’effet
est monumental malgré ses dimensions réduites en raison de la fenêtre centrale
qui domine en empiétant sur la zone supérieure. La position de cette fenêtre
centrale, autant que son ampleur, affirme le rôle primordial de l’atelier dans la
composition et son importance dans la hiérarchie des éléments. La décoration
est sobre, comme il sied à un lieu de travail (Fig. 7).
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Fig. 7. La façade sur jardin de l’atelier de Delacroix, place de Furstenberg à Paris.

Voyons maintenant des œuvres modestes où l’effet, la représentation,


n’ont pas été recherchés. Là où aucun architecte n’est intervenu, nos prédéces-
seurs faisaient preuve d’ingéniosité quand ils devaient concilier des exigences
fonctionnelles et économiques d’une part, et obtenir la symétrie nécessaire à la
dignité et à l’harmonie voulues, d’autre part. On est ébloui par le soin apporté à

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la distribution des pleins et des vides qui étaient en général la seule décoration Arts et psychanalyse
possible (Fig. 8).

Fig. 8. Ici, la plus large ouverture est celle de la grange, rejetée sur un côté ;
la porte de l’habitation est rejetée sur l’autre côté mais les quatre ouvertures placées
au centre indiquent clairement que nous avons tout d’abord affaire à une habitation humaine
sous ce toit d’un seul tenant.

On trouve parfois dans les rues de nos villages d’heureux mélanges d’ordre
et de fantaisie qui ne sont certainement pas dus au hasard (Fig. 9).
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Fig. 9. Placée au centre de la composition, la plus grande ouverture, celle de la grange,


ancre l’ensemble au sol par sa grande taille et sa forme arrondie.
Bien que les trois parties soient de hauteur inégale, la hiérarchie traditionnelle de l’humanisme est
affirmée par la dominance de l’habitation principale, à droite. La petite ouverture,
placée au-dessus de la porte centrale mais décentrée, suggère un clin d’œil.
Ce geste infime met la touche finale à une bonhomie de bon aloi.

En dépit de l’exemple que nous donnent nos maisons anciennes, on


retrouve malheureusement peu de l’élégance et du bon sens de notre architec-
ture domestique dans sa forme la plus courante aujourd’hui : le pavillon dans un
lotissement. L’ambition de la plupart des familles est d’habiter à la campagne et

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Le Coq-Héron 202 d’exprimer son indépendance en dépit de l’exiguïté du terrain alloué à chacune.
Dans ces conditions, les routes tortueuses qui mènent aux garages individuels
résultent en un gâchis considérable de terrain et un désordre apparent. Pour le
même investissement, on pourrait obtenir une communauté cohérente. Mais on
semble ne plus savoir que les espaces publics ne peuvent prendre que la forme
d’une rue ou d’une place. Il aura fallu Léon Krier, le chef de file des architectes
et urbanistes traditionnels d’aujourd’hui, pour nous le rappeler.
On n’habite plus « une maison » – le terme est trop commun – mais « un
pavillon. » Le terme évoque les élégantes petites constructions dans un parc de
l’Ancien Régime, mais les pavillons d’aujourd’hui sont souvent aussi compli-
qués mais beaucoup plus insignifiants. Sous l’influence de l’architecture dite
« fonctionnelle », on veut « exprimer la fonction » de chaque pièce en variant
la taille, la forme et l’emplacement des ouvertures. En variant le dessin des
ouvertures, on espère faire paraître son pavillon plus grand que celui du voisin,
alors que c’est au contraire la répétition d’un même modèle qui peut conduire
à un effet relatif de grandeur et de dignité. On renonce aussi trop souvent aux
lucarnes qui, dans les greniers, permettaient de se tenir debout et de voir ce qui
se passait à l’extérieur. On donne la préférence à des châssis plats moins chers
qui, nous dit-on, n’affectent pas la forme du toit vu de l’extérieur, alors que,
bien au contraire, ils reflètent le ciel durant le jour et donnent l’illusion d’être
des trous, la nuit, quand ils sont éclairés de l’intérieur.
Les toits continuent pourtant à être populaires en France, et c’est tant
mieux. Pour nous, l’expression « avoir un toit sur la tête » a gardé tout son sens.
Regardons pour finir une grande et belle maison du XIXe siècle (Fig. 10).
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Fig. 10. Maison à Margency, au nord de Paris. Située à l’extrémité d’une allée de tilleuls, elle a
très probablement été l’habitation d’une famille nombreuse et fortunée avant de remplir une autre
fonction, changement auquel elle semble s’être adaptée sans difficulté.

Pourquoi examiner cette façade attentivement ? D’abord parce qu’elle


reflète les qualités essentielles d’une composition classique ; elle exsude le
charme, l’équilibre, l’élégance des proportions, la simplicité, la dignité, en un
mot : le bon goût.
Il ne serait peut-être pas raisonnable de suggérer qu’une famille moyenne
d’aujourd’hui puisse se permettre de construire une telle maison. Mais telle

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qu’elle est, elle pourrait sans doute être divisée pour accueillir confortablement Arts et psychanalyse
plusieurs foyers : deux, trois, peut-être même davantage.
Cette façade mérite aussi d’être regardée parce que chacune de ses diffé-
rentes masses pourrait servir de modèle à de plus petites mais aussi belles
maisons, mieux adaptées à un modeste budget. Accompagnée de sa partie de
toit, la masse centrale seule formerait une belle composition par elle-même. Le
rez-de-chaussée dans son intégralité, avec le toit tel que nous le voyons ou avec
un dessin différent, en formerait une autre.
Les architectes d’autrefois n’hésitaient pas à se copier les uns les autres
et à emprunter des morceaux particulièrement réussis à leurs collègues. C’est
ainsi qu’ils approchaient peu à peu de la perfection et qu’ils obtenaient une
certaine homogénéité dans le domaine construit.

Résumé
En répondant partiellement à la question « Où sommes-nous ? » l’architecture nous
aide à répondre à l’autre question : « Qui sommes-nous ? » Au cours de l’histoire, l’ar-
chitecture a été l’objet de maintes définitions. La plus déroutante est peut-être celle qui
affirme que le chaos est aussi une forme d’ordre… Déjà au XVIe siècle, Leon Battista
Alberti moquait avec esprit les partisans du chaos en architecture. Bien au contraire,
l’architecture a toujours été un effort d’organisation de l’espace. Il existe heureusement
deux tendances particulièrement prometteuses pour l’architecture contemporaine : l’une
trouve ses racines dans la tradition classique, qui est loin d’être épuisée ; l’autre tendance
se fonde sur une meilleure compréhension du potentiel des structures dites « spatiales »,
un potentiel en pleine expansion et dont les limites sont inconnues. Chacune de ces
tendances est infiniment riche de possibilités. Rien ne s’oppose à ce qu’elles coexistent,
chacune à sa place, pour satisfaire la multiplicité de nos besoins.
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Mots-clés
Leon Battista Alberti, chaos, classicisme, Fuller, Buckminster, Léon Krier, Le Corbu-
sier, octaèdre, organisation, patrimoine, structures spatiales, symètrie, tétraèdre, trian-
gulation.

LES ÉDITIONS L’HARMATTAN PUBLIENT

L’artiste et ses rencontres. Une lecture lacanienne


par Jean-Pierre Bruneau

Ce livre aborde avec les concepts de Jacques Lacan la place d’une rencontre
heureuse ou malheureuse, dans le destin d’un artiste, et ce à partir du récit qu’il en
aura fait et à travers les créations artistiques qui en découleront. Les vignettes clini-
ques et récits biographiques montrent qu’il existe, au-delà du déterminisme freu-
dien, un inconscient qui ouvre à la création. Les passeurs hors du commun qu’ont
été Barbara, Leiris, Giacometti ou Picasso invitent à réfléchir sur l’importance de
la rencontre et de la création face au « malaise dans la civilisation ».

290 pages, 26 €

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