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INTRODUCTION
Philippe MINARD (Lille-3 et CERSATES-CNRS)
Cette brève introduction n’a pour ambition que d’indiquer quelques pistes
de réflexion possibles, et l’état d’esprit qui animait le bureau de la SHMC en
organisant la table ronde dont on va lire la transcription ci-dessous. N’étant
nullement spécialiste d’historiographie des sciences sociales, je me bornerai à
quelques propositions en forme d’interrogations.
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Les historiens en Monsieur Jourdain ?
Le propos est double. D’une part, André Burguière reprend à son compte
l’idée selon laquelle l’histoire n’invente pas ses propres concepts et méthodes,
mais les emprunte à d’autres disciplines ; d’autre part, il présente l’anthropologie
historique comme un mode d’approche de la réalité historique, qui aurait peu à
peu élargi le nombre de ses objets et l’étendue de son champ d’application : le
climat, le corps et la maladie, l’alimentation, les comportements, les attitudes
économiques (le don, la dépense ostentatoire), mais aussi la famille, la parenté,
les rites et croyances, jusqu’à la sociabilité politique, la fête etc. Bref, le biolo-
gique, l’économique, le symbolique…, le spectre est très large. D’où la conclu-
sion de l’article :
« L’anthropologie historique n’a pas de domaine propre. Qu’il s’agisse du pouvoir gué-
risseur des rois de France, de la montée de l’individualisme chez les paysans du XVIIIe siècle
ou de la diffusion de la contraception, tous les sujets qu’elle aborde appartiennent à d’autres
secteurs de l’histoire. Elle est avant tout un effort pour relier l’évolution d’une institution,
d’un type de consommation ou d’une technique à sa résonance sociale et aux comporte-
ments qu’elle a engendrés. Elle est donc une démarche de totalisation ou plutôt de mise en
relation des différents niveaux de la réalité » (p. 59).
Périodisations
Si nous quittons cet état des lieux dressé au milieu des années 1980, il
semble possible de repérer grossièrement trois moments dans l’histoire fran-
çaise des rapports entre histoire et anthropologie, depuis le milieu du XXe siècle.
Dans les années 1960, pour la plupart des historiens français, la question a
été perçue à travers le duel des titans, Braudel et Lévi-Strauss, dont l’enjeu était
la suprématie de leurs disciplines respectives sur l’ensemble des sciences
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sociales. Face à la montée en puissance de l’anthropologie structurale, l’article-
manifeste de Fernand Braudel, en 1958, « La longue durée », affirmait : « Toutes
les sciences de l’homme sont contaminées les unes par les autres. Elles parlent
le même langage, ou peuvent le parler » ; mais il ajoutait malicieusement : « En
fait, comment l’anthropologie se désintéresserait-elle de l’histoire ? Elle est la
même aventure de l’esprit, comme aime à le dire Claude Lévi-Strauss » (!). Ce
à quoi répondait l’intéressé : « J’ai le sentiment que nous faisons la même chose.
Le grand livre d’histoire est un essai ethnographique sur les sociétés pas-
sées »…1.
Un deuxième moment serait celui des « mentalités », tel que le saisit André
Burguière dans sa contribution à La nouvelle histoire en 1978. Moment marqué
en particulier par l’événement que fut la parution de La vision des vaincus, de
Nathan Wachtel, dont l’introduction signalait aux historiens français la richesse
des débats américains et latino-américains. Pour Wachtel, la relation entre
Histoire et Ethnologie ne consiste pas tant en une opposition entre synchronie
et diachronie qu’entre singulier et structurel. Surtout, il propose la notion d’ac-
culturation comme lieu stratégique de fécondation réciproque entre les deux
1. Repris dans Les écrits de Fernand Braudel, tome 2 : Les ambitions de l’histoire, Paris, de Fallois,
1997, p. 159 et 161 ; propos de Lévi-Strauss cité dans Jacques REVEL, Nathan WACHTEL (éd.), Une
école pour les sciences sociales. De la VIe section à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, Cerf,
1996, p. 265-266.
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Nouvelles convergences ?
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délimitation disciplinaire ? Où sont les différences ? Sans doute Histoire et
Anthropologie ont-elles des objets différents, des sources différentes, et même
des méthodes différentes. Mais on peut relever trois indices d’évolutions
récentes suggérant un paysage renouvelé.
Dans un état des lieux publié en 1996, Lucette Valensi et Nathan Wachtel
(qui emploient comme des équivalents les termes d’anthropologie historique
et d’histoire anthropologique) évoquent une heureuse « convergence épisté-
mologique », qu’ils repèrent notamment sur deux terrains distincts3.
Ils soulignent tout d’abord la fécondité de la notion de « régimes d’histori-
cité » dans les diverses cultures, passées et présentes. Selon la définition propo-
sée par François Hartog et Gérard Lenclud, il s’agit du « type de rapport que
toute société entretient avec son passé, la façon dont elle le traite et en traite,
avant de – et pour – l’utiliser et constituer cette sorte de chose que nous appe-
lons histoire ». C’est ainsi, par exemple, que Serge Gruzinski, dans La coloni-
sation de l’imaginaire (Gallimard, 1988), a analysé le processus syncrétique à
l’œuvre entre deux régimes d’historicité dans les « Titres primordiaux » où
s’opèrent des relectures du passé indigène-colonial et chrétien-espagnol, avec
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dans plusieurs histoires : quid, alors, de l’observation de leurs supposées struc-
tures inchangées ?
Un dernier indice est fourni par le débat récemment relancé sur le compa-
ratisme et ses apports. On peut se reporter à la traduction du livre de Jack
Goody, L’Orient en Occident (Seuil, 1999) ou au récent numéro des Annales
HSS (2002/1). La discussion porte sur le sens même de l’exercice de la com-
paraison, ses conditions de possibilité et ses vertus heuristiques. Dans une note
critique qu’on lira ci-après, Étienne Anheim et Benoît Grévin rendent compte
en parallèle de l’ouvrage de Jack Goody et de celui de Marcel Detienne
(Comparer l’incomparable, Seuil, 2000), en posant la question : les (faux-) pro-
blèmes des découpages institutionnels sont-ils autre chose qu’une défense cor-
porative de chaque discipline, autrement dit de positions dans le champ des
sciences sociales et des dispositifs académiques ? Il faudrait alors sortir des
idéologies identitaires, avec leurs volontés d’affirmation hégémonique, pour
vraiment se demander, cette fois-ci sans sous-entendu, sans prétention à un
quelconque leadership, si ce que nous faisons les uns et les autres est si différent
que cela. Autrement dit, aux stratégies disciplinaires, pouvons-nous légitime-
ment opposer l’idée d’une nature profondément unitaire de la science sociale,
en tant que manière d’interroger l’organisation et le fonctionnement des socié-
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Tout d’abord, je suis très heureuse que ce débat nous ait été proposé, mais
un peu surprise aussi, car l’anthropologie historique n’est plus du tout un front
pionnier. Quand on ne débat plus une question, cela peut avoir plusieurs sens,
et notamment qu’elle est tombée en désuétude, que le débat n’a plus vraiment
lieu d’être, et effectivement il y a d’autres fronts pionniers aujourd’hui, le droit
et l’histoire notamment ; Philippe Minard mentionnait également les rapports
entre sociologie et histoire. Un ensemble de manières de faire, de construire les
objets historiques, s’est effectivement imposé dans le paysage. Cela induit-il
pour autant un vrai dialogue, continu entre historiens et anthropologues ? Je
n’en suis pas sûre. Pour fréquenter un peu des anthropologues, je sais qu’ils
s’agacent souvent d’un usage peu rigoureux de l’anthropologie, et surtout du
label anthropologique : ils ont l’impression qu’on invoque souvent l’anthropo-
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logie là où s’arrête la compétence historienne, comme une référence un peu
magique, dès que l’on tombe sur un schème plus ou moins universel et appa-
remment inexplicable. Mais cette critique ne porte pas, me semble-t-il, sur le
travail proprement dit de l’anthropologie historique, plutôt sur des annexions
un peu sauvages, floues, de la référence anthropologique. Seulement, cela fait
peut-être écran pour eux au travail plus soutenu de l’anthropologie historique.
Je voudrais tout d’abord faire quelques remarques générales, qui peuvent
paraître critiques ou même pessimistes, avant d’essayer de montrer pourquoi
l’approche par l’anthropologie historique me semble centrale dans l’histoire en
train de s’écrire du monde arabe, peut-être musulman, et ce pour au moins un
certain temps. J’essayerai de montrer sur quelles bases, et en quoi, cela crée un
décalage avec d’autres historiographies.
Tout d’abord, les remarques générales. Je ne peux m’empêcher de penser
qu’entre historiens et anthropologues, le rendez-vous a été partiellement
manqué. D’une part, la rencontre a été beaucoup moins symbiotique, moins
féconde, qu’elle aurait pu l’être, et d’autre part, l’échange, de mon point de
vue, paraît fortement inégal. Ce sont les historiens, pour l’essentiel, qui conti-
nuent d’emprunter. Même si les anthropologues intègrent à leur recherche
une profondeur chronologique, recourent plus systématiquement aux archives
ou aux anciens folkloristes, ils se réclament plus rarement, quant à eux, de l’an-
thropologie historique. Je rappellerai brièvement qu’aux États-Unis, l’anthro-
pologie historique est incluse dans les départements d’anthropologie. En
France, elle demeure circonscrite aux départements d’histoire. Or, remarque
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une icône, un grand maître, et le dialogue avec l’anthropologie en train de se
faire tourne court, ou est évacué. Je schématise, mais globalement cela me
paraît vrai, surtout pour mon domaine.
Il y a plusieurs problèmes derrière ce constat. Premier constat : c’est peut-être
un problème général de dialogue disciplinaire. C’est probablement la même
chose dans le dialogue avec d’autres disciplines, il y a toujours un décalage, peut-
être même un retard. Les historiens ont une vision de l’anthropologue qui
demeure centrée à la fois sur un certain état de la recherche, et sur certains sec-
teurs ou types d’approches au détriment d’autres. Inversement, tous les historiens
ne se reconnaîtraient pas dans la vision de l’histoire qu’ont les anthropologues. En
un mot, l’anthropologie des historiens n’est pas l’anthropologie des anthropo-
logues, et l’histoire des historiens n’est pas l’histoire des anthropologues. Il fau-
drait plus systématiquement étudier ce phénomène de recomposition, ces
décalages : qu’est-ce qu’on emprunte exactement, pourquoi on sollicite l’autre
discipline, sur quelles bases ? Il n’y a jamais d’ouverture générale et libérale.
Pour en revenir à ce tropisme des modèles, et à cette sorte d’indifférence
pour le travail en cours que cela révèle, il y a à la base du problème un très fort
européocentrisme, ou occidentalocentrisme, de l’anthropologie historique en
France. Ce n’est pas une tentative de culpabilisation, c’est un constat. On se
contente d’aller chercher un modèle, un peu lointain, qui aide à se penser. Or
on s’aperçoit qu’il y a des aires culturelles attractives, et d’autres non, répul-
sives au contraire. L’Inde, l’Afrique noire, sont vues comme des sortes de cul-
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met à l’écart, qu’on le veuille ou non, le monde musulman, mais aussi pour des
raisons strictement académiques. Il y a un échec du dialogue avec les autres
spécialistes. À titre personnel, je constate que je travaille de plus en plus avec
les spécialistes du monde arabe et musulman, et pour eux, car l’échange est
trop inégal avec les spécialistes de l’Europe notamment, le retour intellectuel
n’est pas suffisant.
Essayons de comprendre rapidement pourquoi il y a ce décalage.
Occidentalo-centrisme, certainement. On a souvent fait ce constat que l’histoire
des femmes par exemple n’était absolument pas tournée vers les sociétés extra-
occidentales. À l’inverse, lorsque les directeurs de l’Histoire de la famille par
exemple, ont voulu intégrer un article sur la famille dans le monde arabe, ils ont
eu beaucoup de mal à obtenir une contribution, car ce domaine de recherche
était en friche. En résumé, les spécialistes du monde arabe en France, qui font
de l’anthropologie historique, sont pris dans un mouvement schizophrénique.
D’une part, le milieu englobant les rejette dans un statut d’orientaliste, parfois
tout à fait valorisant, mais sans échanges scientifiques forts, et d’autre part, il y
a une sorte d’appel d’air du milieu, une demande, ou un vide à combler, en
matière d’anthropologie historique. Quand la demande s’exprime, ce n’est pas
forcément dans des termes ou autour d’objets qui susciteraient l’intérêt des his-
toriens de l’Europe par exemple. Les historiens du Maghreb, ainsi, sont très
fortement demandeurs d’anthropologie historique, mais avec une demande qui
peut paraître décalée. Il y a d’une part, des logiques propres qui se dessinent.
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Par exemple, depuis les années 1970, il y a un très fort courant d’études sur la
sainteté dans l’Islam, qui est le courant de recherche le plus fécond, et qui se
continue, sans doute par réaction à l’islamisme, en scrutant un autre rapport,
plus local, à la religion. Mais la sainteté n’est plus en France une question
d’anthropologie historique aussi neuve qu’elle l’a été. Donc le dialogue tourne
court. De même, on voit émerger plus récemment un intérêt nouveau pour la
cour comme objet d’histoire, pour les mises en scène du pouvoir, qui marquent
sur le plan interne, une transition du rapport au politique : on quitte les problé-
matiques des luttes nationales, de la nation, pour se porter vers l’État, étudier
ses ressorts internes. Mais là aussi, le coche est déjà passé, du côté de l’histoire
européenne. D’où un effet d’après-coup.
D’autre part, il faut aussi assumer un véritable retard lié aux difficultés de
circulation des chercheurs, d’accès à la bibliographie…, que je ne détaille pas, si
bien qu’à la différence de ce qui se passe en France, l’anthropologie historique
apparaît au Maghreb comme une discipline de pointe, qui est d’ailleurs contro-
versée, et qui nécessite une posture militante. Il y a une très forte demande qui
se fait jour, de travaux sur l’histoire des femmes, des sexualités – entre paren-
thèses, l’histoire du genre n’est pas encore acclimatée. Du coup, il nous faut
accompagner ce mouvement, et donc répondre à la demande, et par consé-
quent se décaler par rapport aux problématiques que l’on travaille en France, à
la fois sans condescendance, et sans mentir sur l’état effectif de la recherche
ailleurs. Se pose ici tout le problème de l’exportabilité de l’expérience historio-
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graphique, et tout le problème de la linéarité de cette expérience.
Pourquoi pensais-je que l’anthropologie historique demeure une nécessité
centrale pour l’histoire du monde musulman ? Tout d’abord, il faut assumer ce
retard que je mentionnais : tant qu’il n’y aura pas un certain acquis de travaux
sérieux sur l’histoire de la famille, ou de la sexualité, par exemple, dans le
monde musulman, il sera difficile de reprendre un dialogue de fond avec les
autres spécialistes. Si cela suppose d’assumer une position à la traîne, et un
retard méthodologique, tant pis. On ne peut dialoguer, ou faire des proposi-
tions, sur des à-peu-près, ou sur des vides. La notion de masse critique des tra-
vaux, qu’on le veuille ou non, fait sens, et pour cette raison, l’anthropologie
historique doit continuer sur sa lancée dans ce domaine. Mais c’est une
approche qui apparaît centrale, et même structurellement nécessaire, pour une
deuxième raison. Je reprends à mon compte le vocable de l’anthropologie his-
torique, non pas à partir d’objets ou de méthodes, que j’assume, mais qui sont
plus ou mois renouvelés ou innovants, mais à partir de la tension même entre
histoire et culture à laquelle est soumis le monde musulman aujourd’hui. La
perception que l’on a du monde musulman aujourd’hui est une perception
culturaliste, essentialiste, où l’histoire est constamment rabattue sur la culture.
C’est la perception du sens commun, des médias, mais c’est aussi quelque
chose de très répandu dans la communauté scientifique. On nous dit souvent :
« venez nous parler de telle question dans l’Islam » ! Du coup, j’ai souhaité
répondre au défi et mettre à l’épreuve les formes et les limites de cette unité
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Mon intervention se fonde essentiellement sur mon expérience d’historien
formé à l’École des Chartes et tenté il y a trente ans par des horizons plus loin-
tains que la rue des Archives. C’est donc par rapport à mon cheminement de
mexicaniste, aux questions que j’ai rencontrées et que je me pose aujourd’hui,
que j’aborderai le thème des convergences entre l’Histoire et l’Anthropologie.
D’entrée de jeu, trois observations me viennent à l’esprit :
– D’abord, la difficulté d’aborder la question sous la forme qui nous est
proposée, comme l’examen d’un rapport entre d’une part l’Histoire et d’autre
part l’Anthropologie, tant les histoires sont en fait multiples autant que les
anthropologies sont fragmentées et divisées.
– Pour comprendre les « convergences » de la fin des années 1960, il est
nécessaire de revenir sur une périodisation plus longue des rapports entre ces
disciplines, qui diffère de la généalogie parisienne ou européenne : il s’agit en
effet d’une histoire ancienne sur le continent américain.
– Enfin un doute : parmi les défis que rencontre aujourd’hui l’historien
moderniste, la question du rapport entre Histoire et Anthropologie est-elle
vraiment prioritaire, ou s’agit-il en partie d’un faux débat ou d’un débat clos ?
Généalogies
années 1930. Aux États-Unis, France Scholes et Ralph Roys (The Book of
Chilam Balam de Chumayel, 1933), puis Charles Gibson créent et développent
l’ethnohistoire des peuples indiens du Mexique et de l’Amérique centrale. Une
impressionnante connaissance des documents écrits espagnols et indiens, des
langues indigènes, des paléographies, des institutions coloniales se conjugue
avec la tradition de l’anthropologie culturelle telle qu’elle s’est développée aux
USA avec Boas, Linton, Herskovits… Dès les années 1930 au Brésil : les
œuvres de Gilberto Freyre (Sobrados e mocambos) et de Sergio Buarque de
Hollanda (Caminhos e fronteiras) nous paraissent exemplaires ; au Mexique à la
même époque, avec les travaux d’Alfonso Caso et plus tard, dans les années
1940, ceux de l’anthropologue Gonzalo Aguirre Beltrán, l’ethnohistoire
acquiert ses lettres de noblesse. Aguirre Beltran a mené l’étude des populations
noires du Mexique à la fois dans le cadre d’une monographie ethnographique
classique, Cuijla, et dans celui d’une vaste enquête de démographie historique,
La población negra de México. Dans ces mêmes années 1950, cet anthropologue
publie El proceso de aculturación en México, où il théorise le rapport anthropo-
logie/histoire à partir de la tradition nord-américaine et de la notion d’accultu-
ration. Enfin, il s’attaque à la riche documentation de l’Inquisition, dont il
tirera le chef-d’œuvre qu’est Medicina e Magia, avant que les Européens se
tournent systématiquement vers ces matériaux et ces problématiques. Dans les
années 1950 également, Miguel León-Portilla publie La visión de los vencidos,
jalon majeur de l’ethnohistoire latino-américaine.
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Autrement dit, quand le débat s’amorce en France, dans les années 1960
autour des problèmes d’acculturation, des recherches d’Alphonse Dupront et
de Nathan Wachtel (La vision des vaincus), nous assistons à l’aboutissement
tardif d’un dialogue plus ancien.
En Europe et notamment en France, les années 1960 et le début des années
1970 constituent un moment privilégié où face à des anthropologies particuliè-
rement dynamiques (structuraliste mais aussi marxiste), les historiens devaient
apprendre à lire, découvrir et emprunter à la production anthropologique. Et
cela dans les domaines les plus variés, de l’étude des syncrétismes religieux à
l’ethnopsychiatrie, de l’analyse structuraliste aux travaux de Jack Goody (sur la
thématique fondamentale de l’écriture et de la transmission écrite). En dépit de
son succès, un texte marque à mes yeux, dans une certaine mesure, l’essouffle-
ment de ces échanges, les Islands of History de Marshall Sahlins (The
University of Chicago Press, 1985), dans lequel cet anthropologue s’obstine à
réduire le rapport histoire/anthropologie au couple structure/événement.
HISTOIRE ET ANTHROPOLOGIE 91
S. Buarque de Holanda ?.
Le travail de digestion, quand il a été entrepris, pour l’essentiel me paraît
terminé : les emprunts à l’anthropologie sont devenus des cadres propres à la
démarche d’un certain nombre d’historiens, ils se sont historicisés. On a même
abusé de certaines formules ou de certains concepts : l’introduction du mot
« culture » n’est sans doute pas la meilleure acquisition qu’aient faite les histo-
riens. Je renvoie à ce propos à l’ouvrage récent de Adam Kuper, (Culture.The
anthropologist’s account, Harvard University Press, 2001). Chez mes collègues
anthropologues, qui s’intéressent à l’histoire des savoirs, à celle des frontières,
des processus de « ré-ethnicisation », de la constitution de la nation, l’histoire
offre des outils dont ils ne pourraient plus se passer.5
Derrière cet acquis et cette pluridisciplinarité de fait6, on repère néan-
moins un ralentissement des échanges qui s’apparente fort à une phase de dis-
tanciation. Celle-ci s’explique, à mon avis, par la multiplicité des
anthropologies, la dispersion des courants qui constituent aujourd’hui cette
discipline et l’affaiblissement relatif de sa créativité théorique et de son rayon-
nement, qu’elle se rabatte sur le contemporain et l’européen, ou qu’elle se
déconstruise elle-même. Tous ces facteurs rendent malaisés, faute d’interlocu-
teurs clairs, d’offres théoriques alléchantes, les échanges avec les anthropolo-
gies. Tel me semble ce paysage aux lignes indécises, que j’observe depuis mon
cabinet d’historien, mes fonctions de directeur d’une UMR (équipe mixte
CNRS-EHESS-Paris I-Paris X) qui réunit historiens et anthropologues7, ou
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même depuis mes activités auprès du musée du Quai Branly.
Dans ce contexte, se produisent moins des convergences que des retours
critiques de l’anthropologie historique vers l’histoire. Ce retour s’opère, par
exemple, au profit de l’étude classique des sources historiques qui retrouve sa
primauté8. Dans le domaine de l’étude des métissages, qui est le mien, c’est-à-
dire du mélange des hommes et des sociétés, l’historien doit plus souvent s’op-
poser à la tradition anthropologique classique qu’y chercher des pistes et des
recettes théoriques qu’elle n’apporte pas.
En revanche, le dialogue et surtout l’affrontement dans mon domaine,
l’américanisme, se situent principalement sur le terrain des cultural studies,
post colonial studies, ou post-modern studies. Un face-à-face qui est souvent
exaspérant tant il traduit l’hégémonie de la machine universitaire des États-
5. Pour certains d’entre nous, mais pas pour la commission du CNRS qui s’occupe d’anthropologie.
6. Réalisée davantage entre des historiens et des anthropologues qu’entre Histoire et
Anthropologie.
7. UMR 8565 : Empires, Sociétés, Nations en Amérique latine et dans la Méditerranée occidentale.
8. Je pense, par exemple, aux travaux en cours sur l’Amazonie qui démontent inexorablement
bien des constructions des anthropologues classiques, en révélant que des populations indiennes cen-
sées pures de tout contact, sont en partie métissées, ou que dans ces régions dites « froides », car hors
de notre histoire, circulaient depuis le XVIIe siècle des Espagnols, des Portugais, des Français, des
Anglais, des Hollandais… De quoi reformuler bien des modèles d’une anthropologie souvent enfer-
mée sur le local et le communautaire.
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Unis. L’historien européen doit contrer les ravages d’une ethnohistoire deve-
nue « politically correct », d’un académisme historique nouveau, d’inspiration
anthropologique, qui privilégie l’ethnique, le culturel, le communautaire,
chasse les non-Indiens du théâtre historique, abandonne le b-a-ba de l’enquête
historique en rejetant les sources d’origine européenne sous prétexte qu’elles
déformeraient invariablement la perception des mondes non-européens…
(Voir les commentaires critiques sur la Cambridge History of the Native Peoples
of the Americas, Cambridge University Press, dans les AnnalesHSS, 2002, n° 5).
En conclusion, il me semble que les défis de l’histoire à faire ne se situent
donc pas majoritairement du côté des rapports avec des anthropologies aux
contours mal définies, mais plutôt dans la nécessité de sortir des ethnocen-
trismes, des provincialismes pour amarrer l’étude du local au contexte global :
dépasser et réduire les barrières entre les histoires et les historiographies natio-
nales, circuler entre les langues, les mondes et les passés. Une certaine anthro-
pologie a d’ailleurs contribué à l’enfermement de l’historien, celle qui mettait
l’accent sur l’ethnie, la communauté, le local, les différences, les traits constitu-
tifs censés marquer des singularités. C’est dans nos classiques qu’il faut cher-
cher des pistes et des exemples, chez un Pierre Chaunu qui soulignait
l’urgence d’étudier les « contacts » entre les civilisations, ou un Fernand
Braudel qui mettait lui systématiquement l’accent sur les « recouvrements de
civilisations ».
C’est donc plutôt entre les histoires européennes et celles des autres conti-
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nents, en particulier celle de l’Amérique latine qu’il conviendrait de lancer des
ponts et d’établir des convergences. Depuis une trentaine d’années que j’essaie
de faire de l’histoire, j’ai toujours davantage regretté le manque de dialogue
avec mes collègues historiens de l’Europe que souffert de la difficulté à échan-
ger avec les anthropologues. Les barrières à l’intérieur même d’une discipline
peuvent être plus fortes et plus redoutables que celles qui la séparent des
autres sciences sociales.
J’interviens ici parce que j’ai été confronté à travers mes travaux sur la vio-
lence, la mémoire, ou la guerre civile, aux rapports de l’histoire avec l’anthro-
pologie. Je commencerai en me référant aux communications précédentes,
pour dire d’emblée qu’il me semble que la méthode, l’objectif et les sources de
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sociétés l’explication ultime de ces actes de violence, qui méritent une approche
liée au contexte, aux traditions historiographiques, aux débats contemporains de
l’étude… il est nécessaire de combiner les apports de l’anthropologie avec les
dimensions culturelles, politiques mais aussi sociales dans lesquelles ces actes
s’insèrent. Sans vouloir revenir aux pratiques historiennes des décennies précé-
dentes, il convient cependant d’insister sur les risques de mésinterpretation pos-
sibles si l’on transfère sans précaution des éléments explicatifs de l’anthropologie
sans les intégrer hiérarchiquement et aussi précisément que possible dans toutes
ces dimensions qui possèdent leurs logiques propres.
Sans ces précautions de méthode, il est possible de voir une autre difficulté
dans ces rapports histoire/anthropologie lorsque les historiens partent de
modèles anthropologiques établis, les études historiques venant alors confirmer
ou infirmer des explications données pour vraies d’emblée. Il est possible de voir
ainsi étudier des révoltes populaires en un lieu donné, en réemployant les caté-
gories consacrées, l’histoire apportant des précisions anecdotiques de fait à un
canevas assuré – l’ouvrage récent de Jean Nicolas sur les rébellions françaises
remet en cause cette posture9. Des notions comme la violence rituelle, ou l’ar-
chaïsme des violences, lorsqu’elles sont introduites sans relations avec des
archives et des faits, peuvent même permettre d’esquiver toute recherche puis-
qu’elles sont censées expliquer par elles-mêmes une situation que l’on n’explore
pas plus. Le risque s’accroît parce que ce genre de recours est souvent appliqué
à des groupes sociaux comme les ruraux, ou les femmes, plaçant ces groupes
dans des structures jugées immuables.
Or sans mettre aucunement en doute l’existence d’universaux de violence,
il me semble qu’il importe, quand on écrit l’histoire, de voir comment, à
quelles occasions, ces violences s’exercent, sont comprises, sont acceptées,
refusées, intégrées dans le jeu social. Pour prendre un exemple précis, les pires
violences révolutionnaires, au moment de la Terreur, s’exercent dans des zones
dans lesquelles il y a eu une disparition des « tiers », c’est-à-dire des éléments
intermédiaires qui se chargeaient de l’encadrement des groupes sociaux por-
teurs de traditions locales (religieuses, sociales…). Ceux-ci sont dès lors direc-
tement confrontés à des demandes de l’État sans possibilités de traductions et
de compromis, ce qui entraîne des conflits violents et des massacres. C’est ce
qui s’est passé notamment dans la Vendée ou dans certaines régions de la
vallée du Rhône. Lorsqu’au contraire, des élites locales, des porte-parole
appartenant aux sociétés locales s’interposent entre demandes nationales et
réactions locales, ces violences extrêmes ne s’exercent pas, car elles sont
contrôlées d’une façon ou d’une autre. Ainsi dans le Sud-Ouest de la France
ou une grande partie de la Normandie, les collisions avec les cadres de la poli-
tique nationale et les interventions de l’État central ont été réfractées au travers
des élites anciennes ou nouvelles qui ont pu garder le contrôle de l’application
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des lois et ont évité ainsi des soulèvements radicaux ou ont donné des explica-
tions atténuées de ces conflits. Les structures anthropologiques qui régissaient
les sociétés de ces différentes régions n’étaient pas fondamentalement diffé-
rentes, mais les comportements qu’elles pouvaient entraîner n’ont pas été ana-
logues mais régulés selon les conjonctures (les agencements).
En insistant sur la place des acteurs historiques et leur propre responsabi-
lité, l’historien doit parvenir à articuler les universaux de l’anthropologie et les
mutations sociales. Pour prendre un autre exemple, un élément essentiel dans
l’histoire des violences sexuelles dans la Vendée du XIXe siècle est l’utilisation
par les femmes du Sud-Ouest de la Vendée des lois venues de l’État, pour s’op-
poser aux pratiques ordinaires de viol et aux inégalités des positions
hommes/femmes ; cette évolution ne se produit pas dans les zones du Nord-Est
où les pratiques communautaires sont demeurées plus fortes si bien que, para-
doxalement, ces rapports inégaux demeurent tacitement, relevant de cette
situation bien connue où la violence participe de la solidité du lien social. Dans
le Sud-Ouest, c’est autour de la loi et de la fabrication de nouvelles relations
politiques que les rapports de violences sont ainsi négociés au travers des
interventions individuelles et collectives ; il y a lieu de souligner ce facteur,
pour ne pas s’arrêter à des explications globales ne prenant en compte que des
évolutions globales ne donnant pas de place aux acteurs de l’histoire. Le livre
collectif dirigé par Cécile Dauphin et Arlette Farge, De la violence et des femmes,
paru en 1998, montre aussi que les mêmes structures anthropologiques ont
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été réinterprétées, selon les périodes, grâce aux interventions des individus –
au travers souvent de leurs souffrances, de leurs échecs même –, provoquant
cependant l’accumulation d’expériences historiques, qui façonnent la
mémoire collective. Dans cette optique, est-il possible de penser à la création
de la dentelle historique sur la trame de l’anthropologie ? Les rapports de l’une
à l’autre ne sont pas ambigus ; l’histoire garde son intérêt en mettant en
lumière les façons dont les individus et les groupes interviennent, font leur his-
toire, et lèguent des exemples aux générations suivantes qui peuvent s’en ins-
pirer précisément en écrivant l’histoire – la polysémie du mot est ici
significative. Dit autrement, l’histoire mettrait en lumière l’irréversibilité
cumulative des expériences humaines, qu’elle se chargerait d’interpréter et de
transmettre. Dans cette dimension, la pratique historique se distingue radicale-
ment des sciences humaines, puisqu’un de ses objectifs est alors l’entretien du
lien social.
Une des conséquences de cette situation, si l’on change de registre d’ap-
proche, est qu’il n’y a pas de protocole qui dise précisément qui est historien et
qui ne l’est pas. L’historien n’est pas, comme d’autres spécialistes des sciences
humaines, une catégorie précise, délimitée par des processus de validation
précis – excepté dans la seule communauté universitaire qui est loin d’être la
seule à véhiculer la transmission de l’histoire. Cette situation est la consé-
quence de la fonction sociale qui me paraît spécifique de l’histoire et qui est de
véritablement transmettre les leçons tirées du passé, de proposer des juge-
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ments sur les faits retenus. Dans cette fonction, où s’activent tant d’auteurs, et
où les historiens universitaires doivent tenir leur place, des exigences particu-
lières s’expriment, qui conditionnent le recours aux notions et des explications
venues de l’anthropologie. Si, pour prendre un exemple, dans l’étude de la
Seconde Guerre mondiale ou du nazisme, on peut introduire sans risque de
malentendus aujourd’hui les concepts de l’anthropologie ou de la sociologie,
comme le font Christopher Browning ou Raul Hilberg, en réfléchissant sur la
banalisation du mal, l’obéissance des populations, bref sur cette « zone grise »
(pour reprendre le mot de Primo Levi) dans laquelle bourreaux et victimes se
retrouvent ensemble, c’est parce que les enjeux sont tranchés idéologiquement
et historiquement. Personne n’accuserait Ian Kershaw de négationnisme ou de
laxisme interprétatif lorsqu’il insiste sur le charisme d’Hitler. Les crimes de
l’hitlérisme – comme du stalinisme – ne font plus de doute pour les historiens
responsables.
En revanche, le problème se pose de manière bien différente pour la
Révolution française, pour laquelle les enjeux mémoriels demeurent toujours
ouverts dans la société française – la responsabilité des historiens est engagée
dans cette réalité, même si elle n’est pas la seule. Comprendre la composante
sacrée des massacres, ou le charisme de Robespierre, avec la distance apportée
par l’anthropologie et l’ethnologie, ne peut s’opérer sans prendre explicitement
position face aux jugements historiographiques, sans se positionner sur les
conséquences immédiates et à terme des actes violents, sans les comparer pré-
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cisément à ce qui peut sembler des actes proches (guerres de religion, de colo-
nisation), en bref sans avoir au préalable bien balisé le champ des expérimenta-
tions historiques qui sont les fondements de notre univers moral commun, sans
avoir pour le dire autrement donné acte de sa propre position face aux événe-
ments et aux hommes étudiés. L’exemple de la Révolution française est sans
doute un de ces exemples limites (mais quid de la colonisation par exemple ?), il
atteste cependant que le lien existentiel entre histoire et mémoire contraint la
pratique historienne, qui peut certes puiser dans d’autres domaines des outils,
des concepts, des notions (dans l’anthropologie il y a vingt ans, dans le droit
davantage aujourd’hui) sans cependant perdre sa spécificité sociale.
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d’hui, semble s’approfondir. Dans son introduction à la séance consacrée à
faire le point sur cette question, Philippe Minard se demande en substance si
cette convergence serait au point qu’au plan scientifique ces deux sciences
sociales pourraient en arriver à se fondre, et si seules les pesanteurs institu-
tionnelles et une identité corporatiste s’y opposeraient. La question d’une
« fusion » a déjà été posée il y a près de trente ans, dans les Annales, au moment
de la naissance de l’anthropologie historique10, non sans en voir immédiate-
ment les difficultés. Ces deux disciplines ne sont d’ailleurs pas si faciles à défi-
nir qu’on ne puisse en rappeler des propositions de définition qui s’avèrent
contradictoires. Au surplus, depuis une trentaine d’années, l’anthropologie
historique en a déplacé les frontières. Je vais tenter de donner un bref aperçu
des convergences dans le champ de la parenté. Un bilan vient d’être réalisé par
les Annales de Démographie historique sur le thème Famille et parenté, offrant
synthèses et bibliographies, ce qui m’évite, dans ces quelques pages, de viser
une impossible exhaustivité. Dans la production scientifique des quarante der-
nières années, les auteurs de ce dossier constatent à la fois une « prégnance de
10. « Pour une anthropologie historique. La notion de réciprocité », Annales ESC, 29/6, novembre-
décembre 1974, p. 1309.
11. Patrice BOURDELAIS, Vincent GOURDON, « L’histoire de la famille dans les revues françaises
(1960-1995) : la prégnance de l’anthropologie », Annales de Démographie historique, 2000, n° 2, p. 5-48.
12. Luigi LORENZETTI, Muriel NEVEN, « Démographie, famille et reproduction familiale : un dia-
logue en évolution », Annales de Démographie historique, 2000, n° 2, p. 83-100.
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connexe est celui des modes de transmission du patrimoine, qui permet de
penser l’articulation de la parenté et de la terre. Il a fait l’objet d’un très riche
travail inter-disciplinaire17. Certains chercheurs ont associé le dépouillement
d’archives, remontant aux XVIIIe ou XVIIe siècle, et des entretiens dans les
maisonnées18 : on ne semble pas loin, ici, d’une fusion des deux disciplines.
Ces travaux concouraient à distinguer des modèles familiaux à l’échelle euro-
13. Alain COLLOMP, « Alliance et filiation en Haute-Provence au XVIIIe siècle », Annales ESC, 32/3,
mars-avril 1977, p. 445-477. ; id., La maison du père, Paris, PUF, 1983.
14. Pierre GUICHARD., Strucures sociales « orientales » et « occidentales » dans l’Espagne musulmane,
Paris-La Haye, Mouton et EHESS, 1977.
15. Jack GOODY, L’évolution de la famille et du mariage en Europe, Paris, Colin, 1985 [1983]. Sur
cet ouvrage, Anita GUERREAU-JALABERT, « La parenté dans l’Europe médiévale et moderne : à propos
d’une synthèse récente », L’Homme, n° 110, 1999, p. 69-93.
16. Peter LASLETT (dir.), Household and Family in Past Time, Cambridge, Cambridge University
Press, 1972.
17. Bernard DEROUET, « Pratiques successorales et rapport à la terre : les sociétés paysannes
d’Ancien Régime », Annales ESC, 44/1, janvier-février 1989, p. 173-206 ; « Parenté et marché foncier à
l’époque moderne : une réinterprétation », Annales HSS, 56/2, mars-avril 2001, p. 337-368. Rolande
BONNAIN, Gérard BOUCHARD, Joseph GOY, Transmettre, hériter, succéder. La reproduction familiale en
milieu rural. France-Québec, XVIIIe-XXe siècles, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1992.
18. Marie-Claude PINGAUD, « Partage égalitaire et destins des lignées », Annales de Démographie
historique, 1995, p. 17-33.
19. André BURGUIERE, « Pour une typologie des formes d’organisation domestique de l’Europe
moderne (XVIe-XIXe siècles) », Annales ESC, 41/3, mars-avril 1986, p. 639-655.
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l’appropriation et la transmission des charges de justice et de finances, ainsi que
des bénéfices ecclésiastiques27, dépendaient des liens familiaux et suivaient les
lignes des parentèles. C’est aussi l’intérêt accordé aux phénomènes de clientèles
qui a conduit à consacrer plus d’attention aux relations de parenté qui, souvent,
les recouvraient ; Sharon Kettering28 écrit que la société du XVIe siècle était « a
20. Georges AUGUSTINS, Comment se perpétuer ? Devenir des lignées et destins des patrimoines dans
les paysanneries européennes, Nanterre, Société d’ethnologie, 1989.
21. Anne ZINK, L’héritier de la maison. Géographie coutumière du Sud-Ouest de la France sous l’Ancien
Régime, Paris, Éditions de l’EHESS, 1993. Élie PELAQUIER, De la maison du père à la maison commune,
Saint-Victor-de-la-Coste en Languedoc rhodanien (1661-1799), Montpellier, Publications de l’Université
Paul Valéry, 1996.
22. André BURGUIERE, Christiane KLAPISCH-ZUBER, Martine SEGALEN et Françoise ZONABEND,
Histoire de la famille, Paris, Colin, 1986.
23. Françoise HERITIER, Elizabeth COPET-ROUGIER, La parenté spirituelle, Paris, 1995.
24. Tiphaine BARTHELEMY, Marie-Claude PINGAUD, La généalogie entre science et passion,
120e Congrès des Sociétés historiques et scientifiques, Section anthropologie et ethnologie françaises,
Paris, Éditions du CTHS, 1997. Christiane KLAPISCH-ZUBER, L’ombre des ancêtres. Essai sur l’imagi-
naire médiéval de la parenté, Paris, Fayard, 2000.
25. Guy BRUNET, Antoinette FAUVE-CHAMOUX, Michel ORIS, Le choix du conjoint. Premiers
Entretiens de la Société de Démographie historique, Paris, 1998.
26. Pierre BONTE, Épouser au plus proche. Inceste, prohibitions et stratégies matrimoniales autour de
la Méditerranée, Paris, Éditions de l’EHESS, 1994.
27. Christophe DUHAMELLE, L’héritage collectif. La noblesse d’Église rhénane, XVIIe et XVIIIe siècles,
Paris, Éditions de l’EHESS, 1998.
28. Sharon KETTERING, « Patronage and Kinship in Early Modern France », French Historical
Studies, vol. 16, n° 2, 1989, p. 408-435 (p. 409).
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kinship dominated society », mais constate que nous connaissons peu de chose
sur la façon dont fonctionnaient ces relations. Enfin, l’intérêt récent pour la
parenté résulte de la vogue de la notion de réseau ; à côté du voisinage, de la
relation de clientèle et, plus rare, de l’amitié, la parenté est un des types fonda-
mentaux de relation29. Reste à observer, pour elles-mêmes et selon les
contextes, les modalités que pouvaient avoir les différentes sortes de relations
de parenté.
Ce faisant, les historiens n’empruntent à l’anthropologie qu’un champ
d’études. À propos de l’alliance matrimoniale, un champ inclus dans le précé-
dent car conclure un mariage, c’est créer ou réactualiser une relation, les his-
toriens emploient de plus en plus les concepts et les problématiques de
l’anthropologie. Il en est ainsi de l’observation de l’égalité ou de l’inégalité
dans l’alliance. En première approximation, l’homogamie sociale ou socio-
professionnelle était une tendance fréquente, mais n’excluait pas des différences
de statuts ou de revenus ; les travaux se multiplient qui commencent à observer
des phénomènes d’hypogamie et d’hypergamie30. Cette problématique n’est pas
sans rapport avec la précédente, car un mariage inégal donnait, au parent en
situation de supériorité, l’opportunité de trouver, en son gendre, son beau-frère
ou, à la génération suivante, certains cousins, des fidèles ou des clients.
Les historiens se font plus nombreux aussi à envisager l’alliance matrimo-
niale en tant qu’échange. On sait que l’anthropologie structurale a fait une
avancée considérable lorsqu’en 1981 Françoise Héritier a étendu l’observa-
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tion des phénomènes d’échange aux systèmes semi-complexes. Alors que les
systèmes dits élémentaires prescrivent dans quelle catégorie chacun doit
prendre un conjoint, d’autres systèmes formulent explicitement des interdits,
définis par rapport à Ego, qui portent, soit sur des groupes (systèmes semi-
complexes), soit sur des positions de parenté (systèmes complexes). Dans les
systèmes semi-complexes, Françoise Héritier31, grâce à l’informatique, a
montré la fréquence d’échanges selon trois modalités : des mariages consan-
guins juste au-delà de la limite de l’interdit, des échanges restreints entre deux
patrilignages, et enfin des échanges généralisés cycliques. Cette avancée repose le
29. Jose Maria IMIZCOZ BEUNZA, « Communauté, réseau social, élites. L’armature sociale de
l’Ancien Régime », in Juan Luis CASTELLLANO et Jean-Pierre DEDIEU (dir.), Réseaux, familles et pou-
voirs dans le monde ibérique à la fin de l’Ancien Régime, Paris, CNRS-Éditions, 1998, p. 31-66.
30. Philippe MAURICE, La famille en Gévaudan au XVe siècle (1380-1483), Paris, Publications de la
Sorbonne, 1998. Michel NASSIET, Parenté, noblesse et États dynastiques, XVe-XVIe siècles, Paris, Éditions
de l’EHESS, 2000, p. 135-156. Claire CHATELAIN, « La famille Miron. Parentés, politique et promo-
tion sociale (XVIe-XVIIe siècles) », thèse sous la direction de Robert Descimon, EHESS, 2001.
31. Françoise HERITIER, L’exercice de la parenté, Paris, Gallimard-Seuil, « Hautes Études », 1981.
Françoise HERITIER, Elizabeth COPET-ROUGIER, Les complexités de l’alliance, les systèmes semi-complexes,
Paris, Éditions des Archives Contemporaines, 1990.
32. Pierre LAMAISON, « Les stratégies matrimoniales dans un système complexe de parenté : Ribennes
en Gévaudan (1650-1830) », Annales ESC, 34/4, juillet-août 1979, p. 721-743. Elizabeth CLAVERIE et Pierre
LAMAISON, L’impossible mariage.Violence et parenté en Gévaudan, XVIIe-XVIIIe-XIXe siècles, Paris, Hachette,
1982.
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problème du passage aux systèmes complexes d’alliance, dont relèvent les socié-
tés chrétiennes. Or, la troisième modalité est tout à fait analogue aux cycles obser-
vés par P. Lamaison32 en Gévaudan entre des lignées patrimoniales, c’est-à-dire
des lignées d’héritiers successifs, et fermés en des délais allant jusqu’à six
générations. Plus récemment, David W. Sabean33 vient d’observer, dans un
village du Wurtemberg, au cours du premier tiers du XVIIIe siècle, non seule-
ment des échanges généralisés cycliques, mais aussi des échanges entre
lignées alternées, qui permettent de renouveler régulièrement les alliances
entre deux familles tout en respectant les interdits de consanguinité ; ainsi le
taux de consanguinité est presque nul, alors que les alliances sont orientées
par des mariages remarquables et des phénomènes d’échange. Gérard
Delille34, de son côté, vient de montrer, de même, des cas d’échanges entre
« lignées alternées masculines » en Europe aux XVIe et XVIIe siècles. Il y a donc
là convergence, non seulement sur l’objet observé, mais également sur les
résultats de l’observation.
Las ! Cette convergence apparaît au moment où justement, la théorie lévi-
straussienne de l’échange devient objet de controverse et est frappée d’un
« malaise », dont témoigne le volumineux numéro de L’Homme de l’année 2000 :
« Question de parenté ». Déjà, pour certains anthropologues, l’affaire est entendue,
et les historiens feraient mieux de s’abstenir d’intervenir sur l’échange ; pour
Françoise Héritier35, en revanche, « la théorie de l’échange n’est pas encore mise à
bas ». On constate ainsi qu’il n’y a pas une histoire ni une anthropologie qui ris-
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queraient de manquer un rendez-vous. Il y a des convergences et des divergences
entre certains historiens et anthropologues, et il y a des divergences entre histo-
riens, de même qu’il y en a entre anthropologues, quand ce ne sont pas des
incompréhensions36.
Les divergences sont suscitées d’abord par les différences entre les objets
observés. Dans les sociétés européennes, la filiation est cognatique, indifféren-
ciée, si bien qu’en principe, il n’existe pas de groupes de filiation, discrets, sus-
ceptibles d’être des unités collectives actrices du mécanisme d’échange. Aussi
les figures de l’alliance, repérées par les anthropologues, sont-elles définies par
rapport à des individus, comme ce que les historiens appellent des « mariages
remarquables », ainsi que les renchaînements d’alliance37 définis par Françoise
Zonabend. En revanche, certains historiens sont tentés, à propos des élites de la
fin du Moyen Âge et de l’époque moderne, noblesses, patriciats, d’y voir des
lignages, et plus précisément des patrilignages, par conséquent des groupes dis-
crets, susceptibles d’avoir été des unités échangistes. La réflexion sur les
groupes de filiation suscite d’autres convergences avec des anthropologues.
Dans la paysannerie bretonne aisée, Tiphaine Barthélémy38 décrit ce qu’elle
appelle des « parentèles patronymiques ». Ce sont des groupes familiaux bien
délimités, dotés d’un nom patronymique, rassemblant les « descendants, par les
hommes ou par les femmes, d’un ancêtre commun ». La transmission de la
terre, ou bien une influence politico-religieuse, a souvent joué un rôle majeur
dans la constitution de ces groupes. Celle-ci, enfin, a nécessité un temps d’au
moins trois générations. Cette observation montre qu’un groupe de filiation se
caractérise d’abord par la conscience qu’en ont ses membres, ce qui nécessite
une construction, laquelle passe nécessairement par le truchement de représen-
tations ; que cette conscience ne recoupe pas strictement les règles d’héritage ;
enfin que cette construction nécessite plusieurs générations. De telles observa-
tions sont précieuses pour poser le problème de l’existence de lignages dans les
élites des siècles passés, une question qui ne fait pas l’unanimité parmi les his-
toriens.
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Anita Guerreau-Jalabert a proposé le concept de « topolignée », qui exprime
ce fait fondamental que, dans les noblesses comme dans certaines paysanneries,
la lignée est cristallisée par l’exercice de droits sur le sol : à l’occurrence d’une fille
unique, une châtellenie passait aux enfants de l’héritière, et c’était une lignée
indifférenciée qui était ainsi reproduite39. Mais ce concept présente l’inconvé-
nient de passer sous silence plusieurs types de pratiques.Tout d’abord, il suppose
38. Tiphaine BARTHELEMY, « Qu’est-ce qu’une parentèle ? Étude de cas bretons », Actes du Colloque
Anthropologie sociale et Ethnologie de la France, Louvain, Peeters, 1989, p. 103-109 ; « Pratiques succes-
sorales et mobilité sociale : exemples bretons », in Gérard BOUCHARD et Joseph GOY. (dir.), Famille,
économie et société rurale en contexte d’urbanisation (XVIIe-XXe siècles), Chicoutimi, Paris, SOREP-EHESS,
1990, p. 57-66.
39. « La nociòn de “topolinaje”, que permite expresar la articulaciòn, fundamental en la socie-
dad feudal, entre parentesco y espacio, en la que el linaje (que no tiene nada que ver con un grupo
de unifiliaciòn, paro que puede ser consirado como una parentela descendente) sòlo recibe su sus-
tancia, su coherencia y su continuidad a travès de la forma en que se inserta en un territorio (seño-
rio, exploitaciòn), cuya composiciòn puede variar pero cuya posiciòn està fijada globalmente y cuya
entidad residencial simboliza materialmente la permanencia » : Anita GUERREAU-JALABERT, « El sistema
de parentesco medieval : sus formas (real/espiritual) y su dependencia con respecto a la organizaciòn
del espacio », in R. PASTOR, Relaciones de poder, de producciòn y parentesco en la edad media y moderna,
Madrid, CSIC, 1990, p. 85-106.
40. Cf. par exemple les Rohrbach à Francfort : écrivant dans la décennie 1470, Bernhard ne pou-
vait guère remonter l’histoire familiale au-delà de 1400 ; l’ascension de sa lignée avait été reconnue par
une lettre de concession d’armoiries de chevalier par l’empereur Frédéric III, et avec son frère, il ins-
titua une procession annuelle en l’honneur de leur défunt père en 1474 (Pierre MONNET, Les Rohrbach
de Francfort. Pouvoirs, affaires et parenté à l’aube de la Renaissance allemande, Genève, Droz, 1997).
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une exacte adéquation de l’ensemble des lignées et de celui des lieux, ce qui
ignore les créations de lignes cadettes. Il ne rend pas compte des multiples modes
de représentations élaborées par les élites pour rendre manifestes des lignées sur
plusieurs générations40, et qui étaient généralement patrilinéaires ; parmi ces
représentations figure l’héraldique, qui permettait d’exprimer des enjeux fami-
liaux, qui eux-mêmes pouvaient prendre une dimension politique. Il n’explique
pas, non plus, les préférences patrilatérales qui se manifestaient, soit en cas d’hé-
ritage (pactes de famille en Allemagne et dans le royaume de Naples), soit de
mariage d’une héritière41, là où le droit de celle-ci était reconnu. Ce sont, enfin,
les troubles divers lors de l’occurrence d’une héritière, dont la gamme allait du
rapt de celle-ci, ce qui n’est pas indifférent à l’histoire des femmes, jusqu’à des
guerres sur plusieurs générations entre les principaux royaumes d’Europe, ce qui
n’est pas indifférent à l’histoire politique et à l’histoire tout court.
La difficulté théorique est que, dans les noblesses européennes comme dans
les paysanneries aisées du Gévaudan ou de Bretagne, la filiation présente tour à
tour des caractères indifférenciés et une inflexion patrilinéaire. Dans ces discus-
sions, on le voit, les lignes de clivage ne passent pas entre historiens et anthropo-
logues. Quant aux mariages contractés par les élites, une partie seulement peut
être interprétée dans une logique d’échange. C’est qu’on ne dispose pas d’une
théorie globale sur les systèmes complexes.
Aussi est-il un peu curieux que la notion de maison, avancée par Lévi-
Strauss, n’ait guère encore été utilisée par les historiens. Cette théorie part de
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l’idée que dans les sociétés à systèmes de parenté indifférenciés, l’exercice de
droits sur le sol semble inséparable de la parenté ; en d’autres termes, une caracté-
ristique des sociétés à maisons est la dualité entre la lignée et la terre. La maison
est un groupe non unilinéaire ; C. Lévi-Strauss la définit comme une « personne
morale, détentrice d’un domaine » composé de biens matériels et immatériels, et
« qui se perpétue en transmettant son nom, sa fortune et ses titres en ligne directe
ou fictive, tenue pour légitime à la seule condition que cette continuité puisse
s’exprimer dans le langage de la parenté ou de l’alliance et, le plus souvent, des
deux ensemble »42. Cette définition trouve des illustrations très concrètes dans les
pratiques héraldiques de la parenté43. Cette théorie paraît donc susceptible de
dépasser les contradictions évoquées ci-dessus sur les groupes de filiation. En
outre les sociétés à maisons sont hiérarchiques, et le double type d’alliance hypo-
gamique/hypergamique en est constitutif44. Jusqu’à présent, cette théorie a donné
lieu à des études diachroniques et comparatives de la part d’anthropologues et
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peut-être plus fécond que ce que procurerait une difficile fusion.
46. Dans la noblesse d’Église rhénane, le nombre moyen d’hommes mariés par fratrie baisse à
partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle (C. DUHAMELLE, L’héritage… op. cit. p. 220). C’est le cas
aussi en Espagne avec la pratique du majorat (J. P. DEDIEU, « Familles, majorats, réseaux de pouvoir.
Estrémadure, XVe-XVIIIe siècle », in Réseaux…, op. cit., p. 111-145).
47. Jean-Marie GOUESSE, « Mariages de proches parents (XVIe-XXe siècle). Esquisse d’une
conjoncture », in Le modèle familial européen : normes, déviances, contrôle du pouvoir, Rome, École fran-
çaise de Rome, p. 31-61. André BURGUIERE, « Cher cousin : les usages matrimoniaux de la parenté
proche dans la France du XVIIIe siècle », Annales HSS, 52/6, novembre-décembre 1997, p. 1339-1360.
Gérard DELILLE, Famille et propriété dans le royaume de Naples (XVe-XIXe siècle), Rome-Paris, École fran-
çaise de Rome/Éditions de l’EHESS, 1985 ; « Réflexions sur le « système » européen de la parenté et de
l’alliance », Annales HSS, 56/2, mars-avril 2001, p. 369-380.
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l’agrégation ; elle est marginale dans l’enseignement supérieur, ce qui entraîne
notamment une formation disparate de la corporation dont une partie signifi-
cative n’a commencé l’anthropologie qu’au niveau des études doctorales
(après avoir suivi des études de philosophie, de sociologie, de lettres clas-
siques, d’histoire, de médecine, etc.). Cette grande disparité est sans doute à la
fois notre force et notre faiblesse : les ethnologues partagent peu de para-
digmes, et tolèrent des formes de construction de l’objet tout à fait diverses,
des plus innovatrices aux plus stupides, des plus empiriques aux plus spécula-
tives. Cet état de fait interdit en tout cas de parler au nom de tous : je ne donne
ici qu’un avis personnel sur l’état des rapports entre anthropologie et histoire,
ou plutôt de l’involution propre de l’anthropologie dans ses relations avec
l’histoire, sous la forme de trois remarques.
« Il vient un moment, dans l’évolution des idées, où de vieux problèmes sont au fond
liquidés, même si on continue à en parler par habitude » (Veyne, 1971, p. 381).
Aucune société n’est sans passé, sans dynamique interne, hors du temps,
a-historique. Et d’ailleurs, qui soutiendrait encore cette thèse ? Si on admet que
l’anthropologie est une science sociale (plutôt qu’un discours sur l’homme en
général), elle est, du même coup, une science historique. Cette unité fondamen-
tale a été marquée depuis longtemps par certains épistémologues des sciences
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p. 168-169). Peut-être sortons-nous du moment structuraliste ?
« L’allongement du questionnaire »
48. C’est au cours de cette même période que M. Sahlins publie son célèbre ouvrage Des îles
dans l’histoire (1985 [trad. fr. Gallimard, 1989]).
49. Immanuel WALLERSTEIN, Impenser la science sociale. Pour sortir du XIXe siècle, [1991], Paris,
PUF, 1995, p. 109, 249-250, 269-289, et Ouvrir les sciences sociales. Rapport de la Commission Gulbenkian
pour la restructuration des sciences sociales, présidée par IW, Paris, Descartes & Cie, 1996, p. 7-38.
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chaudes, dont on ne voit pas très bien que faire, mais plus spécifiquement en
réfléchissant aux conditions de la mise en discours et de la mémorisation d’un
fait50. Le débat sur l’utilisation des sources orales en histoire a tout à gagner,
me semble-t-il, à s’inspirer de cette réflexion. Du point de vue de la méthode,
la spécificité de l’ethnographe reste qu’il produit ses sources. La question
théorique que cette production entraîne n’est pas seulement de savoir que faire
de la subjectivité de nos interlocuteurs ou du manque de fiabilité du souvenir,
mais bien celle du poids du dispositif ethnographique, c’est-à-dire d’un savoir
qui ne peut s’élaborer qu’en présence de l’enquêteur, dans une relation d’in-
terlocution, au sein d’un réseau social préexistant. L’immense quantité de
réflexions actuelles sur le « terrain » peut ainsi être lue comme une contribution
à la « lutte contre l’optique imposée par les sources » que P. Veyne appelait de
ses vœux (1971, p. 295).
50. Cf. notamment Jean BAZIN, « La production d’un récit historique », Cahiers d’études africaines,
1979, n° 19, p. 435-483, Jocelyne DAKHLIA, L’oubli de la cité. La mémoire collective à l’épreuve du lignage
dans le Jérid tunisien, Paris, La Découverte, 1990. Je me permets de renvoyer également à M. NAEPELS,
« Le conflit des interprétations. Récits de l’histoire et relations de pouvoir dans la région de Houaïlou
(Nouvelle-Calédonie) », dans B. MASQUELIER, J.-L. SIRAN (éd.), Pour une anthropologie de l’interlocu-
tion. Rhétoriques du quotidien, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 337-357.
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pouvoir apprendre à agir comme eux » (à paraître). « C’est pourquoi, dans la
mesure où cet intérêt anthropologique prend le dessus sur le goût souvent
immodéré pour l’exercice monographique, j’écris dans la modalité du pos-
sible, pas dans celle du réel, modalité dominante du discours historique. Je
décris ce qu’est, dans une conjoncture donnée, le choix des actions plausibles,
je n’explique pas des faits. J’ai donc à l’histoire sensiblement le même rapport
à la fois attentif et libre, sinon même insouciant, qu’entretenait Machiavel avec
Tite-Live » (1996, p. 420).
On comprend bien que l’analyse de Jean Bazin nous mène au-delà de l’op-
position de l’idiographique et du nomothétique, et que ce qui définit pour lui
la portée anthropologique d’une œuvre n’est pas affaire de discipline ou d’ins-
titutions, mais d’écriture. Une approche praxéographique du passé rendant
compte des événements accomplis dans leur champ de possibilité, attentive à
l’obscurité et à la complexité des actions humaines en même temps qu’à la
51. J. BAZIN, « Interpréter ou décrire. Notes critiques sur la connaissance anthropologique », dans
J. REVEL, N. WACHTEL (éd.), Une école pour les sciences sociales, op. cit., p. 401-420.
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capacité d’agir des sujets, est peut-être aussi pour la discipline historique l’un
de ses horizons actuels.
BAZIN Jean, « La production d’un récit historique », Cahiers d’études africaines, 1979,
n° 19, p. 435-483.
BAZIN J., « Interpréter ou décrire. Notes critiques sur la connaissance anthropolo-
gique », in Jacques REVEL, Nathan WACHTEL (éd.), Une école pour les sciences
sociales. De la VIe section à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, Cerf,
1996, p. 401-420.
BAZIN J., « Si un lion… », in I. DELPLA (éd.), Philosophia scientiae, 7 : « L’usage
anthropologique du principe de charité », Paris, Kimé, à paraître.
B ENSA Alban, « De la micro-histoire vers une anthropologie critique », in
Jacques REVEL (éd.), Jeux d’échelles, Paris, Gallimard-Seuil, « Hautes Études », 1996,
p. 37-70.
DAKHLIA Jocelyne, L’oubli de la cité. La mémoire collective à l’épreuve du lignage dans le
Jérid tunisien, Paris, La Découverte, 1990.
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FABIAN J., Time and the Other. How Anthropology Makes its Object, New York,
Columbia University Press, 1983.
LÉVI-STRAUSS Claude, Compte rendu de R. DeMallie (éd.), Handbook of North
American Indians. 13 : « Plains », L’Homme, 2002, n° 164, p. 167-169.
NAEPELS Michel, « “Il a tué les chefs et les hommes”. L’anthropologie, la colonisation
et le changement social en Nouvelle-Calédonie », Terrain, 1997, n° 28 : « Miroirs du
colonialisme », p. 43-58.
NAEPELS M., 1998, Histoires de terres kanakes. Conflits fonciers et rapports sociaux
dans la région de Houaïlou (Nouvelle-Calédonie), Paris, Belin, « Socio-histoire », 1998.
NAEPELS M., « Le conflit des interprétations. Récits de l’histoire et relations de pou-
voir dans la région de Houaïlou (Nouvelle-Calédonie) », dans B. MASQUELIER,
J.-L. SIRAN (éd.), Pour une anthropologie de l’interlocution. Rhétoriques du quotidien,
Paris, L’Harmattan, 2000, p. 337-357.
PASSERON Jean-Claude, Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du rai-
sonnement naturel, Paris, Nathan, 1991.
SAHLINS Marshall, Des îles dans l’histoire, [1985], Paris, Gallimard-Seuil, « Hautes
études », 1989.
THOMAS Nicholas, Hors du temps. Histoire et évolutionnisme dans le discours anthro-
pologique, [1989], Paris, Belin, « Socio-histoires », 1998.
VEYNE Paul, Comment on écrit l’histoire, Paris, Points-Seuil, 1971.
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DÉBAT
Marc VENARD
Ethnologie, anthropologie : s’agit-il exactement de la même chose et peut-
on en parler au singulier ?
Pierre RAGON
S’agissant de l’implantation de l’anthropologie historique en France, sans
doute faut-il aussi mentionner deux noms qui, me semble-t-il, ont été impor-
tants, au moins pour Nathan Wachtel à un moment donné, il s’agit de Tom
Zuidema qui me semble avoir été une référence théorique, et Miguel Léon
Portilla, dont je m’interroge sur l’impact en France.
Plus généralement, peut-être manque-t-il une pièce à notre puzzle ? Je
veux parler de l’apport des historiens italiens, et notamment du courant de la
micro-histoire : certains, comme Giovanni Levi ou Carlo Ginzburg, ont aussi
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regardé une certaine anthropologie.
Serge GRUZINSKI
Je suis convaincu qu’on ne peut parler d’histoire et d’anthropologie au sin-
gulier. À partir du moment où l’on parle des histoires, cela devient pratique-
ment impossible. Il faut prendre des variables multiples d’un côté et de l’autre,
et essayer de réfléchir. Pour répondre à P. Ragon, il est vrai, mais ce n’était pas
le propos, que l’on aurait pu également mentionner les noms de Tom
Zuidema, de John Murra et tout le monde andin. Cependant, le propos n’est
pas ici, à mon sens, de réfléchir sur l’importance de ce débat en France. Il est
beaucoup plus important de poser les problèmes dans un rayon d’action beau-
coup plus vaste, en sortant du cadre franco-français et de notre franco-cen-
trisme habituel. L’histoire se fait aussi ailleurs, et sans nous ; de même,
l’anthropologie n’est pas condamnée à se borner à l’héritage lévi-straussien.Vu
de l’étranger, Lévi-Strauss est peut-être moins important qu’il ne l’a été ou
qu’il ne l’est encore en France. Cet exercice de relativisation et de distanciation
est difficile mais indispensable. En ce qui concerne l’Italie, toute la généalogie
de Ginzburg et de la micro-histoire est effectivement importante. Plus large-
ment, c’est l’anthropologie italienne qui est trop souvent ignorée, à l’exemple
d’Ernesto de Martino, dont ni les historiens, ni mêmes les anthropologues,
n’ont encore assimilé l’œuvre majeure. Au total, c’est bien un problème de per-
méabilité au monde extérieur qui est central.
Michel MORINEAU
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mentalités ont été à l’honneur grâce à Lucien Febvre, puis ont été violemment
remises en cause. C’est actuellement la notion de culture qui est en faveur,
mais pose bien des problèmes. Pour faire une comparaison provocatrice, en
France, l’excision est condamnée du point de vue juridique, en Afrique elle est
défendue au nom de la culture. La circoncision fait-elle partie de la culture,
et/ou au nom de quoi doit-elle être interdite, d’un point de vue juridique ?
Quantité de questions sont ainsi éludées.
L’opposition entre histoire et anthropologie est du même ordre.
L’anthropologie ne va pas jusqu’au bout. L’exemple du livre récent de Lucette
Valensi sur La fuite en Égypte, par ailleurs excellent, l’illustre bien : si l’étude
historique est très bien menée, en reprenant tous les textes écrits sur cette
question, en essayant d’en voir la résonance dans les différentes religions, elle
ne résoud pas le problème de fond de l’adhésion des personnes au récit des
événements, chose sur laquelle l’auteure reconnaît qu’elle butte. Dira-t-on que
cela relève de la philosophie ? En réalité, cela fait partie de ce que l’on appelle-
rait anthropologie. Pour moi, l’opposition entre histoire et anthropologie n’est
guère féconde ; c’est bien plutôt d’une « archéoscopie » dont il faudrait parler,
s’intéressant à l’évolution globale de l’humanité en très longue durée.
Michel NAEPELS
Un mot sur la première intervention et sur ce qui vient d’être dit. Il n’y a
certes aucune raison qu’il y ait un rapport privilégié entre histoire et anthropolo-
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gie. Je sais que la SHMC a consacré une journée aux relations entre l’histoire et
la sociologie de Pierre Bourdieu. Dans mon esprit, il va de soi qu’il n’y a aucune
raison pour que le dialogue entre l’histoire et l’anthropologie soit privilégié par
rapport au dialogue entre l’histoire et d’autres sciences sociales.
Je veux revenir sur le rapport ethnologie-ethnographie-anthropologie, cette
belle pyramide classique : pour dire les choses d’une manière très terre à terre,
du point de vue de l’institution, c’est la même chose. Il y a une seule section du
CNU pour les anthropologues, les ethnologues ou les gens qui se revendiquent
tels. Une autre chose est de savoir quelle est la signification épistémologique de
cette pyramide, de cette idée que les anthropologues passeraient d’une descrip-
tion, d’une enquête sur le terrain qui serait de l’ethnographie, à des monogra-
phies ethnologiques, puis à une comparaison à visée universaliste – de savoir si
cette description- là de la discipline correspond à la réalité des pratiques de
recherche. À mon avis, la réponse est simple : des anthropologues, à ce compte-
là, il y en a trois ou quatre en France, Claude Lévi-Strauss, Françoise Héritier,
Alain Testart : c’est à peu près tout. Tous les autres s’inscrivent dans une pers-
pective monographique, idiographique. L’article de Jean Bazin dont j’ai parlé
tout à l’heure propose de sortir de cette opposition idiographique/nomothé-
tique, ou singulier/universel, pour avancer l’idée selon laquelle, à travers l’étude
de cas ou de situations absolument singulières, l’anthropologie fait l’effort de
montrer en quoi les logiques d’action qui y sont à l’œuvre nous sont compré-
hensibles, et sont en quelque sorte des variantes de celles que nous employons
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nous-mêmes. Est-ce que cela, c’est de l’universel ou du singulier ? je crois que le
problème ne se pose plus dans ces termes pour Bazin.
Il y a en tout cas un formidable coup de force de la discipline, en tant
qu’elle s’appelle « anthropologie », à vouloir en permanence jouer sur un
double tableau : on fait du terrain, on mène des enquêtes ethnographiques
dans des situations absolument singulières d’un côté, mais on parle de
l’homme en général de l’autre. À mon avis, ce coup de force-là doit être défait
à tout prix, car il ne se fonde sur rien.
Jocelyne DAKHLIA
Je voulais surtout dissiper un malentendu avec J.-C. Martin. Le problème
n’est pas que les historiens préfèrent citer le bon Dieu plutôt que ses saints. Ce
que je voulais pointer, c’est l’asymétrie persistante – je ne connais pas d’an-
thropologues qui spontanément vont se référer à Braudel ou à Detienne, alors
qu’en sens inverse cela fonctionne, effectivement. D’autre part, le fait que,
souvent, les historiens qui font de l’anthropologie historique se contentent de
capter quelques grandes figures, révèle une vision purement abstraite et théo-
rique des autres sociétés, qui serait inconcevable transposée à leurs propres
terrains d’étude. Cela révèle un désintérêt pour la véracité même des modèles
et leur mise à l’épreuve en cours. On a des modèles finalement déréalisés, de ce
fait. Comme le disait M. Naepels, c’est le problème de l’histoire qui n’est plus
arrimée au réel.
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Dominique JULIA
Que l’histoire soit une pratique prédatrice qui emprunte aux sciences voi-
sines concepts et méthodes, et parfois de manière sauvage, nous le savions
depuis longtemps. Si je me limite au champ européen, il y a eu effectivement
dans les années 1970, comme le rappelait Philippe Minard dans son introduc-
tion, un moment de rencontre particulièrement intense entre anthropologie et
histoire, qu’il s’agisse des questions posées par le Montaillou d’Emmanuel Le
Roy Ladurie ou celles ouvertes par I Benandanti (1966 ; traduction française :
Les Batailles nocturnes, 1980) et par Il formaggio e i vermi de Carlo Ginzburg
(1976), ou encore par le livre de Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort les sorts
(1977). Le problème peut-être plus crucial aujourd’hui est que, les produc-
teurs d’histoire ayant triplé ou quadruplé depuis trente ans, nous avons de plus
en plus de mal à maîtriser notre propre champ historiographique et que nos
incursions dans le champ de la recherche anthropologique en train de se faire
sont par définition plus limitées, en fonction de nos propres intérêts et de nos
objets d’étude : d’où très certainement des décalages, qui induisent des mécon-
naissances ou des équivoques. D’une certaine façon, l’historien a toujours eu à
l’égard des sciences voisines une attitude « utilitaire » : ce dont il s’empare, c’est
l’outil opératoire qui peut lui permettre d’entrer plus avant dans la compré-
hension des phénomènes historiques qu’il a à traiter.
S’agissant plus particulièrement de l’anthropologie religieuse, on n’a peut-
être pas assez remarqué combien un livre comme celui d’Alphonse Dupront,
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Du Sacré (1987), était nourri d’une analyse du présent et tout particulièrement
de l’enquête qu’il a menée pendant vingt-cinq ans à l’École des Hautes Études
sur les pèlerinages français contemporains : les observations les plus péné-
trantes de cette étude sur l’homo religiosus occidentalis dans la très longue durée
proviennent d’une enquête sur le terrain et d’une observation directe et fine des
pratiques qu’il aimait à désigner, parfois peut-être abusivement, « du Moyen
Âge en place ». Ce qui est sûr, c’est que la démarche régressive employée, du
présent au passé, permettait de reposer aux documents écrits du passé des
questions venues d’une anthropologie des gestes religieux contemporains :
Alphonse Dupront s’était rapidement rendu compte de la vanité d’une enquête
par questionnaires écrits dont les réponses lui renvoyaient surtout l’érudition
(et parfois la cécité) des « clercs » qui les avaient rédigées. Du même coup, l’en-
quête orale sur le terrain avait pris le dessus, même si elle portait sur des sites
limités, et Alphonse Dupront, au fur et à mesure que l’entreprise se prolongeait,
avait un vif sentiment de l’urgence, tant il sentait son objet d’étude s’effacer,
sous la double pression d’un effritement des traditions dans un monde rural en
pleine transformation, et des éradications, brutales provoquées par un jeune
clergé interprétant à sa manière les réformes du Concile Vatican II. C’est peut-
être d’ailleurs dans la distance géographique (ainsi Guadalupe au Mexique)
que nous pouvons le mieux essayer d’imaginer aujourd’hui ce qu’ont pu signi-
fier les grands pèlerinages dans l’ancienne Europe.
Je n’ai évoqué ici les questions soulevées par l’anthropologie religieuse
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d’Alphonse Dupront que pour souligner à quel point les historiens se trouvent
souvent démunis pour répondre de manière précise aux interrogations venues
de celle-ci : il ne nous est que rarement donné de saisir le sens que les acteurs
donnaient à leurs gestes, tant ces gestes ou ces actes appartenaient à l’évi-
dence, n’avaient pas besoin d’être explicités et, faisant partie de l’ordre des
pratiques, n’ont pas à être écrits. Notre problème n’est pas de savoir s’il existe
une catégorie générale du sacré dans les sociétés que nous étudions mais de
saisir sur des objets précis comment celle-ci fonctionne, à tel moment précis
de l’histoire, à travers les paroles et les gestes des acteurs. J’ajoute que je rejoins
tout à fait Jean-Clément Martin sur la manière dont nous avons à déconstruire
les catégories historiographiques dont nous sommes les héritiers. Il est clair
que bien souvent, nous n’arrivons à saisir croyances et gestes religieux que
dans les moments où ceux-ci ont donné lieu à des conflits, parce que ceux-ci
laissent des traces écrites, et que nous sommes réduits, pour le reste, à travailler
sur les textes normatifs. Mais nous devons songer aussi à la manière dont les
débats et les oppositions qui traversent les écoles historiques peuvent venir
« piéger » en quelque sorte notre propre réflexion : pour avoir travaillé récem-
ment sur les reliques sous la Révolution française, j’ai pu mesurer à quel point
un tel objet est systématiquement méconnu par les deux historiographies,
ecclésiastique et jacobine, attachées chacune soit à dénoncer les actes impies
des « hordes » révolutionnaires, soit, dans une perspective rationaliste des pro-
grès de l’esprit humain, à manifester l’éradication des superstitions. L’image la
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plus courante que nous avons gardée de la période de « déchristianisation »
active est celle de l’autodafé où le corps saint est brûlé avec les statues et les
ornements liturgiques, avant que ses cendres ne soient dispersées dans le
fleuve ou la rivière voisine. Les choses sont en réalité infiniment plus com-
plexes et la solution la plus fréquente, en raison même des résistances des
populations au moment où les autorités révolutionnaires viennent s’emparer
de l’argenterie des reliquaires, a sans doute été celle de l’inhumation (dans
l’église même ou dans le cimetière voisin), que l’on pourrait définir comme
une profanation « réversible ». Celle-ci est très certainement, de la part des
autorités, une solution de compromis, un moyen de calmer les foules extrême-
ment mêlées qui assistent aux opérations, sont prêtes, pour des motifs très
divers, à s’approprier sauvagement tous les ossements, et ne sont quasiment
plus contrôlables. Cette profanation est réversible, puisque l’été 1795 pourrait
être défini comme un « printemps » des corps saints, où les reliques sont solen-
nellement transférées dans les édifices religieux rendus au culte dans une
concurrence aiguë entre clergé constitutionnel et clergé réfractaire : car plus la
relique est ancienne et insigne, plus elle légitime le pouvoir sacral de l’évêque
qui la « reconnaît ». J’ajoute à ce tableau de la période révolutionnaire que la
focalisation des deux historiographies, ecclésiastique et jacobine, sur les
conflits des deux clergés au moment de la Constitution Civile du Clergé a
manqué un phénomène essentiel : l’appropriation paroissiale, en 1790-1791,
des trésors de reliques conservés dans les monastères, appropriation qui a
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ciens colonisateurs se penchant sur leur passé, notamment à travers l’École de
Cambridge, et par des Indiens qui, tout comme eux, avaient une vision de l’his-
toire comme étant l’histoire de la lutte contre le colonialisme, et avant tout le fait
des élites ; donc une critique aussi de cette histoire telle qu’elle était écrite par
des Indiens qui voyaient dans les élites la force motrice du mouvement anti-
colonial. Les mouvements paysans n’étaient là qu’une sorte de sous-chapitre
souvent négligé, et un groupe d’historiens, autour de Ranajit Guha, a donc
voulu redonner la parole à ces « subalternes » de l’histoire que sont les paysans,
en partant d’un travail qui comporte de fait une dimension anthropologique, de
terrain, puisqu’il s’agit entre autres d’analyser des récits, des textes, des mythes,
mais aussi d’observer des pratiques, de les rattacher à des sources si possible
vernaculaires, pour aboutir à la construction d’une subjectivité subalterne
structurée par la résistance à la répression. D’emblée, on observe un certain
nombre de questions, concernant notamment le rapport entre cette situation
subalterne et la situation économique desdits subalternes, situation qui pouvait
être changeante, et qui pouvait alors introduire une attitude différente de la part
des groupes qui avaient été subalternes.
À partir du début des années 1990, on observe un glissement dans ces tra-
vaux : le concept de répression se déplace vers une histoire culturelle du colonia-
lisme. Le sujet subalterne est désormais moins un rebelle politique qu’une voix
étouffée ou déformée par les catégories d’analyse occidentales. On assiste donc à
un élargissement considérable du champ d’investigation de ces recherches, avec
d’une part une distinction très forte entre les études de la première génération
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que j’ai évoquées, et celles de cette deuxième période ; et d’autre part, avec une
globalisation de la problématique de ces subaltern studies, qui échappent à une
réflexion sur le seul colonialisme indien, et à une critique de la seule École de
Cambridge appliquée à l’histoire du colonialisme ; enfin, on assiste en même
temps à une coupure encore plus grande avec l’histoire économique.
Depuis la fin des années 1990, on a assisté à un autre écart par rapport à la
problématique d’origine, qui, pour parler en termes calqués sur Michel Foucault
(référence chère aux « subalternistes »), prend pour objet l’insurrection des savoirs
dominés. Pour ces auteurs, les discours que l’on continue d’étouffer étaient héri-
tiers de savoirs constitués dont l’apport a été nié au nom d’une histoire linéaire
fondée sur le savoir européen et occidental. Ce nouveau type d’étude, qui
déborde me semble-t-il très largement les volumes des subaltern studies, et est pré-
sent sous différentes formes, concerne aussi la période très contemporaine, avec
une attention accrue portée aux techniques traditionnelles comme possible
moyen de résistance à la mondialisation économique et culturelle. L’un des cas les
plus frappants est la tentative de reviviscence par des activistes écologistes et poli-
tiques de techniques traditionnelles de gestion de l’eau en Inde, pour s’opposer à
l’emprise des grands groupes de distribution et d’assainissement de l’eau. Il y a
aussi une dimension historique, avec une critique très forte du concept européo-
centré de révolution industrielle, mais aussi de la révolution du savoir à la
Renaissance, en disant que l’histoire du savoir telle qu’elle a été écrite jusqu’ici, ne
prend pas en compte des savoirs vernaculaires, indigènes, locaux, qui étaient dans
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un dialogue très fort avec les savoirs européens à l’époque de la première moder-
nité. Il y a bien entendu, en filigrane de ces études, une critique de l’imposition
des catégories occidentales de la pensée. On met par exemple en avant le fait que,
quand les premiers voyageurs occidentaux en Inde regardent les rituels, ils n’em-
ploient presque jamais le mot de religion, qui est surimposé ensuite.
Voilà en gros les trois grands moments de ces « études subalternes », issues
d’une forme particulière de contact entre anthropologie et histoire, dans l’aire
culturelle indienne.
Étienne ANHEIM
Je voudrais faire deux remarques. La première, au sujet de ce qui a été dit
sur la violence des oppositions disciplinaires et le changement des alliances de
l’histoire. Il a été question tout à l’heure, par exemple, des collaborations nou-
velles entre histoire et droit. Ces changements d’alliance ne sont pas seulement
des modes, elles révèlent aussi des conflits sous-jacents – et dans ce cas juste-
ment, un conflit avec l’anthropologie. Prenons un exemple : le recours de
Carlo Ginzburg à l’anthropologie dans ses travaux sur le sabbat et la sorcelle-
rie, a eu une assez grande postérité en Italie, puis plus largement en France,
aux États-Unis et dans les pays de l’Est. Ses conclusions sont cependant
aujourd’hui largement discutées en France, en Allemagne et surtout en Suisse,
et ceux qui critiquent le plus l’utilisation de l’anthropologie dans les sources de
type judiciaire sollicitées pour le sabbat sont au contraire à la pointe de l’al-
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liance entre histoire et droit. Cela ne signifie pas que dans d’autres débats ou
d’autres contextes, il ne puissa pas y avoir des collaborations disciplinaires
entre anthropologie et droit, mais que du moins, dans ce cas-là, le recours à
l’une ou l’autre discipline oppose les historiens.
Il ne faut pas sous-estimer ces conflits, et les rapports entre histoire et
anthropologie, dans la pratique quotidienne, restent parfois très difficiles. En
1976, par exemple, le colloque de Fanjeaux consacré à la religion populaire
dans le Midi au Moyen Âge a donné lieu à d’âpres discussions. Plusieurs
jeunes historiens, en particulier Jean-Claude Schmitt, ont introduit un certain
nombre de concepts anthropologiques dans leur analyse de certaines pratiques
du christianisme médiéval. Les témoins racontent que le débat est devenu si
violent que des participants tenants d’une approche plus classique ont fini par
quitter la salle, comme à l’Assemblée nationale. Dans bien des cas, ces débats
existent encore, sur un mode mineur, étouffés seulement par l’atonie générale
des discussions méthodologiques actuelles. Certains historiens ont souligné
aujourd’hui la découverte précoce de l’anthropologie lors de leurs études, et la
fluidité du passage d’une discipline à l’autre, mais il ne faut pas avoir une
vision trop irénique des rapports entre histoire et anthropologie.
La deuxième remarque concerne la définition disciplinaire de l’histoire par
rapport à l’anthropologie. Certains intervenants ont parlé des historiens en
disant qu’ils seraient plutôt du côté de la recherche du changement, ou encore
qu’ils s’intéresseraient à la spécificité des contextes, par rapport à une anthro-
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pologie à visée très universaliste. Cette opposition-là ne me convainc pas, et je
rejoins plutôt ce que disait M. Naepels sur la collaboration et la très grande
proximité aujourd’hui entre histoire et anthropologie – mais d’une certaine
façon, le problème n’est pas là, dans notre désaccord. Ce qui me frappe surtout,
c’est qu’en utilisant ces divisions, nous réinventons en quelque sorte le débat de
1903 entre Simiand et l’école méthodique, mais cette fois entre anthropologie
et histoire : on répète que d’un côté, il y aurait des descriptions et du change-
ment, et de l’autre une science sociale qui viserait une très grande généralité par
des systèmes figés et des explications. Un débat comme celui d’aujourd’hui doit
peut-être aussi contribuer à arrêter de toujours rejouer la même scène primi-
tive. S’il y a une cumulativité du savoir empirique, il peut aussi y avoir une
cumulativité du savoir épistémologique sur nos disciplines. Actualiser les débats
voudrait peut-être dire, par exemple, réfléchir en termes sociologiques à nos
propres positions. Quand on dit qu’histoire et anthropologie ont un rapport
déséquilibré, quand on dit que les historiens vont chercher des outils intellec-
tuels chez les anthropologues, et les anthropologues guère chez les historiens, ce
n’est pas parce qu’il y a une essence de l’historien ou de l’anthropologue : c’est
surtout parce que l’histoire est en position ultra-dominante du point de vue de
ses structures institutionnelles, et l’anthropologie est dans une position difficile
en termes de disciplinarisation et d’institutionnalisation. Ce rapport domi-
nant/dominé joue un rôle dans la façon dont les concepts s’échangent. De
même que les problèmes de formation jouent un rôle. La plupart des gens qui
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font de l’histoire ont un cursus d’historien. Ce n’est pas du tout le cas, comme
M. Naepels l’a rappelé, des anthropologues, qui ont des formations d’une
grande pluralité. On peut d’ailleurs remarquer pour finir l’importance de la
philosophie dans ces disciplines : Lévi-Strauss, dont on a beaucoup parlé, est
philosophe de formation. La place de la philosophie dans ces disciplines, tard
venues par rapport à l’histoire dans l’institution universitaire, a une grande
importance du point de vue de la production de concepts. Ce qui est vrai de
l’anthropologie, l’est aussi d’une autre science sociale dominée, la sociologie :
Bourdieu, Durkheim sont des philosophes. Ainsi, après s’être interrogé sur les
rapports entre les différentes sciences sociales, il n’est pas impossible que nos
débats nous conduisent à reprendre à nouveaux frais la question des liens entre
les sciences sociales et la philosophie.
Philippe MINARD
Serge Gruzinski a fait allusion tout à l’heure au fait que l’anthropologie
traversait une crise. Pourquoi ? Ma seconde question, adressée à Jocelyne
Dakhlia, concerne les décalages qu’elle observait entre des historiographies
inégalement constituées, du côté du Maghreb et du côté de la France, avec le
danger d’une condescendance possible du côté des historiens « occidentaux »
par rapport aux historiens du Maghreb. Est-ce à dire que nous sommes
condamnés à ce qu’il y ait des étapes obligées dans les parcours historiogra-
phiques, et qu’il faille attendre que l’historiographie du Maghreb passe par les
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mêmes étapes par lesquelles nous sommes passés ?
Jean-Clément MARTIN
Je voudrais revenir sur l’intervention d’Étienne Anheim et sur ce qui a plus
généralement été dit. Il y a un mot qui revient régulièrement, et j’avoue ne pas
du tout l’accepter, c’est le mot « discipline historique ». Il me semble qu’il y a un
risque de confusion : l’histoire est une pratique, qui a indiscutablement des
règles, qui fonctionne avec un certain nombre de méthodes, qui se tient dans
un débat public, mais il ne me semble pas que l’on puisse limiter l’histoire à
l’histoire universitaire, à l’histoire faite par la communauté scientifique. Aussi
quand Étienne Anheim parle de Fangeaux, il y a automatiquement risque de
malentendu : la rencontre et l’échange entre des publics si divergents, des his-
toriens universitaires qui peuvent avoir une culture, un recul, des gens qui
viennent là par adhésion, des chercheurs qui sont engagés eux-mêmes dans
une quête personnelle, sont toujours délicats, car les concepts employés par les
premiers, dans un cadre purement spéculatif, ne sont pas compris par les
autres, qui attendent des confirmations de leurs cadres de pensée. Je dirais que
cela a été ma vie quotidienne pendant une dizaine d’années avec la Révolution
et la Contre-Révolution, blocs qui ne sont pas le champ réservé des historiens
« scientifiques » – eux-mêmes souvent mus là-dessus par des motifs peu scien-
tifiques. Il n’en résulte pas une communauté scientifique organisée autour
d’institutions précises, comme l’anthropologie même si celle-ci est traversée
comme toutes les institutions par des conflits et des tensions. En ce qui
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subalternisme militant, conquérant et ouvert sur le monde, mais il y a ou il y a
eu un subalternisme de fait. Quand Serge Gruzinski évoquait les cultural stu-
dies et cette question des sources qui ne seraient valides que quand elles sont
rédigées dans les langues indigènes, c’est exactement ce que l’on entend dans
l’ensemble des pays arabes depuis les années 1970, où l’on récuse les sources
dites coloniales, les sources européennes, de découvertes, etc. On les appelait
d’ailleurs génériquement les « voyageurs », c’est-à-dire les gens qui ne faisaient
que passer, et donc qui ne connaissaient pas le pays de l’intérieur. Cela com-
mence seulement à être remis en question depuis quelques années, de même
que l’on commence à peine à remettre en question l’idée que le seul historien
légitime est celui qui parle de l’intérieur de sa société. Notre rôle est peut-être
justement de briser l’apparente linéarité de toutes ces transmissions, en
essayant, non pas de faire du « politiquement correct », en montrant tout le
caractère subalterniste de ces historiographies, mais en cassant cette appa-
rence de suivisme, en faisant ressortir l’écart et la nouveauté.
Serge GRUZINSKI
Je voudrais revenir sur une question institutionnelle. Il est important de
voir que la rhétorique de la pluridisciplinarité, utilisée à l’envi par la direction
du CNRS, est en réalité découragée sur le plan des pratiques de recherche. Au
niveau des recrutements et de l’examen des travaux, la situation est complète-
ment archaïque, puisque c’est au contraire la spécialisation des anthropo-
logues qui est recherchée, conduisant à des resserrements étroits sur la
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cipes auxquels nous tenons.
Anne-Marie SOHN
Travaillant depuis longtemps sur l’histoire des femmes, de la vie privée,
de la sexualité, on m’a successivement accolé les étiquettes de l’histoire
sociale, puis de l’histoire des femmes, puis de l’anthropologie historique,
enfin, depuis deux ou trois ans, l’histoire culturelle au sens de ces cultural stu-
dies. Il est important de rester prudent face à ces nouveaux concepts, souvent
mis en avant par goût de la mode, et importés de façon assez confuse chez les
historiens.
Je vais dans le même sens que S. Gruzinski, à propos des contraintes disci-
plinaires et du manque de temps. La question de savoir pourquoi les historiens
citent toujours les grands noms de l’anthropologie, morts ou quasi-statufiés,
est exactement la même que de savoir pourquoi il est difficile pour les anthro-
pologues d’acquérir une culture historique : le manque de temps. Je prends un
exemple : En histoire des femmes, Françoise Héritier est devenue incontour-
nable. Lire entièrement son œuvre, même pour la déconstruire et montrer que
c’est une imposture du point de vue historique (à mon avis !), demande énor-
mément d’investissement en temps. Donc, dans une discipline qui n’est pas la
nôtre, il est logique d’en venir d’abord aux pères fondateurs, en ignorant l’eth-
nologie en construction, qui certainement nous apporterait beaucoup. Entre
parenthèses, l’utilisation que F. Héritier fait des historiens est choquante et
méprisante, ce qui montre la difficulté du dialogue entre les deux disciplines.
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Robert DESCIMON
En ce qui concerne l’histoire telle qu’elle est faite dans les pays du
Maghreb, il faut noter que de nombreux historiens, tunisiens par exemple,
font des travaux sur la France tout à fait excellents et admirables. On peut évi-
demment se poser la question de savoir s’ils ne sont pas quasiment, dans leur
formation, des historiens français.
Pour en revenir à ce que disait A.-M. Sohn, s’approprier l’œuvre de
F. Héritier est effectivement un travail immense, qui nécessiterait de s’appro-
prier auparavant l’œuvre de Lévi-Strauss, et de Malinovski. Il est extrêmement
difficile pour l’historien de s’approprier une vaste culture anthropologique,
tout en continuant d’entretenir son savoir disciplinaire d’historien. Ce pro-
blème est un problème de formation. À cet égard, ce que disait M. Morineau
m’a rappelé mes propres études, dans les années 1960 : dès le lycée, j’ai
entendu parler de Lévi-Strauss. Une page semble aujourd’hui tournée, ce qu’il
faut regretter. Le temps des Sartre et des Barthes est bien révolu.
La force institutionnelle de l’histoire n’a pas que des aspects positifs, car
elle a ce revers de la médaille terrible, l’académisme, symbolisé par l’agréga-
tion. L’anthropologie se porte institutionnellement assez mal. En revanche, il
faut reconnaître que les anthropologues ont une vision naturellement plus cri-
tique : un jeune anthropologue, agrégé de lettres classiques ou de philosophie,
a des instruments intellectuels qui parfois peuvent être plus puissants que ceux
d’un historien qui a suivi un cursus trop « normalisé ».
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Enfin, signalons que le problème de la faiblesse institutionnelle de l’an-
thropologie, à l’intérieur du monde universitaire, est souvent aggravé par le
fait que les anthropologues s’opposent parfois entre eux, au risque de perdre
des postes au profit d’autres disciplines, comme cela arrive dans certains
établissements…
Ph. MINARD
Nous n’avons pas pu examiner tous les aspects des problèmes posés,
mais au nom de la SHMC, je remercie chaleureusement tous les participants
d’avoir bien voulu nous aider à réfléchir ensemble.
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L’AFAD a été créée en 1993 et compte à ce jour plus de 200 membres. Elle
s’est fixée pour objectif d’offrir un lieu de rencontre et de débats à tous ceux que
la démarche de l’anthropologie du Droit intéresse. Cette discipline étudie les phé-
nomènes juridiques dans la diversité de leurs manifestations culturelles, au sein
des sociétés occidentales et non-occidentales. Elle s’appuie sur toutes les disci-
plines juridiques et trouve aujourd’hui plus particulièrement à s’appliquer dans
des domaines tels que : droits de l’homme, des minorités et des peuples autoch-
tones ; culture et développement ; modes judiciaire et extra-judiciaire de résolution
des conflits ; relations familiales ; immigration ; théorie et histoire du Droit.
La promotion de l’enseignement de l’anthropologie du Droit est une des rai-
sons d’être de l’AFAD. Des enseignements spécifiques ou faisant appel partielle-
ment à l’anthropologie juridique existent dans une quinzaine d’universités
françaises (Paris I, II, VII, VIII, X, Artois, Aix-Marseille, Limoges, Toulouse,
Perpignan, La Réunion, Clermont, Montpellier, Pau et Corte). Sous l’impulsion
d’un membre de l’AFAD, le programme historique de la première année de Droit
a considérablement changé avec l’insertion obligatoire d’un cours intitulé
Introduction historique au Droit qui répond à la démarche de l’anthropologie juri-
dique, dans laquelle l’aspect comparatif est essentiel.
L’AFAD a organisé des séminaires ou des tables rondes dans le but de déve-
lopper la connaissance de l’anthropologie du Droit et de débattre des orientations
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et des résultats des recherches en cours. Parmi quelques activités passées, des
séminaires ont porté sur : L’Universalisme des Droits de l’homme en question…,
Pourquoi le droit résiste-t-il aux sciences sociales, La médiation familiale, La socialisa-
tion juridique, Droit, altérité et migrations internationales, L’ineffectivité du Droit, Le
pluralisme : juridique ?, Les droits culturels dans le système des droits de l’homme,
Minorités et souveraineté nationale, Actualité des problèmes fonciers en Afrique et en
Asie du Sud-Est…
L’AFAD a organisé ou soutenu l’organisation de colloques : Le Juge, approche
anthropologique d’une figure d’autorité (Paris, L’Harmattan, 1998), L’État et le plura-
lisme juridique, Mariage/Mariages (Paris, PUF, 2001), Aspects méconnus de l’esclavage.
Depuis mai 2001, l’AFAD a mis en chantier un ouvrage collectif à visée
pédagogique sur l’anthropologie francophone du Droit. Chaque entrée aura des
fins juridiques prenant en compte la diversité des situations en droit occidental et
dans d’autres droits du globe. Ces entrées, et les équipes correspondantes, sont les
suivantes : 01 Démarche de l’anthropologie, Perception anthropologique du Droit,
Grands thèmes. 02 Norme, normativité, juridicité. 03 Les parentés. 04 Violence, conflits
et leurs règlements. 05 La formation des sociétés et des pouvoirs. 06 Sacralité et religion.
07 Sol, territorialité, rapports fonciers. 08 Identité, appartenances, socialisation.
09 Pluralisme. 10 Cultures juridiques, acculturation. 11 Droits de l’Homme, État de
Droit, mondialisation du Droit. 12 Textes thématiques et Bibliographie commune.
La Lettre de l’AFAD informe périodiquement sur les activités de l’associa-
tion et les publications d’ouvrages intéressant la discipline (www.u-
paris10.fr/gdr1178/afad/afad.htm).