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Éric Monnet
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La monnaie est-elle une forme particulière de capital ? Et, le cas échéant, quelles
sont les conséquences, pour l’histoire et la théorie du capital, du fait que le capital
non monétaire puisse potentiellement être changé en monnaie ? Ces questions ne
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Fondant ses analyses et son travail empirique sur cette approche, T. Piketty est
amené à faire un détour par une présentation relativement succincte mais très
intéressante de l’histoire de la comptabilité nationale. La prise en compte du capital
a connu un relatif oubli au moment où se créait la comptabilité nationale trimes-
trielle et annuelle telle que nous la connaissons aujourd’hui, et il a fallu attendre les
années 1990 pour que les comptes de patrimoine redeviennent une priorité des
instituts de statistiques. Toutefois les statistiques fiscales permettent de reconstruire
des séries bien plus longues, dès le XVIIIe siècle pour la France et le Royaume-Uni.
La comptabilisation du capital a connu son heure de gloire à la fin du XIXe siècle
et jusqu’avant la Première Guerre mondiale, à une période où le niveau du capital
en proportion du revenu atteignait un sommet historique. Le grand économiste
écossais Robert Giffen publiait ainsi en 1889 un ouvrage, The Growth of Capital,
qui présentait une méthode et des estimations précises, reprenant des travaux
antérieurs, notamment ceux de William Petty. Dans ces travaux statistiques du
XIXe siècle, la question de la possible distinction entre monnaie et capital était
résolue de manière simple puisque le stock de pièces était intégré au stock de
capital national. Alors que le Royaume-Uni connaissait les débats monétaires les
plus virulents, notamment pour savoir si le crédit était de la monnaie et si l’émission
de monnaie augmentait le capital national 2, on peut s’étonner de l’absence de
référence à ces querelles théoriques dans l’ouvrage de R. Giffen. Ce dernier ne
discute pas de la possible différence entre monnaie et capital, mais il place au
centre de son ouvrage la question de la valeur monétaire du capital, reconnaissant
ainsi que le capital a une valeur parce qu’il peut être revendu (à son prix de marché)
et donc qu’il peut redevenir monnaie 3.
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5 - Dans ces modèles, les agents maximisent une fonction de production (incluant capital
et travail) sous contrainte budgétaire. La monnaie peut apparaître, soit dans la fonction
d’utilité de l’agent, soit dans la contrainte budgétaire, comme une limite aux transactions,
ou alors comme un moyen – via l’épargne et le transfert d’actifs liquides d’une période
à l’autre – de « lisser » la contrainte budgétaire sur plusieurs périodes. Des tentatives
d’introduire la monnaie dans la fonction de production ont existé (voir Stanley FISCHER,
« Money and the Production Function », Economic Inquiry, 12-4, 1974, p. 517-533), mais
elles n’ont pas abouti à des conclusions théoriques probantes. Des théories institution-
nalistes de la monnaie, comme celles de Marcel Mauss, Michel Aglietta, André Orléan
ou Karl Polanyi, offrent quant à elles des perspectives différentes, sur lesquelles nous
reviendrons, mais sans donner un rôle important à la distinction avec le capital.
6 - Xavier RAGOT, « The Case for a Financial Approach to Money Demand », Journal of
Monetary Economics, 62, 2014, p. 94-107.
7 - Pour une tentative de théoriser le capital comme de la monnaie (c’est-à-dire entrant
dans la fonction de production et produisant également un service de liquidité), voir
Ricardo LAGOS et Guillaume ROCHETEAU, « Money and Capital as Competing Media
of Exchange », Journal of Economic Theory, 142-1, 2008, p. 247-258.
8 - Il y a un coût d’opportunité à détenir de la monnaie plutôt que des actifs avec un
rendement positif. Pour que ce coût d’opportunité soit égal à zéro, il faut donc que le
taux d’intérêt nominal soit égal à zéro, ce qui signifie que la banque centrale doit atteindre
un taux d’inflation négatif égal au taux d’intérêt réel des actifs sûrs. Voir Milton FRIEDMAN,
The Optimum Quantity of Money, and Other Essays, Londres, Macmillan, 1969. 37
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Pour connaître le rendement réel d’un actif nominal, il faut déduire l’inflation
des intérêts ; pour un actif réel, ce n’est pas nécessaire 11. Constatant que, en
moyenne, plus des trois quarts des actifs des ménages sont constitués d’actifs réels,
T. Piketty considère donc qu’une bonne approximation du rendement moyen du
capital s’obtient sans soustraire l’inflation 12.
Les choses se compliquent toutefois puisque monnaie et capital sont en
partie substituables. Si l’inflation du niveau général des prix augmente, alors les
agents peuvent se débarrasser de la monnaie et du reste des actifs nominaux (princi-
palement les bons du Trésor non indexés sur l’inflation) et transférer cette somme
pour acquérir des biens immobiliers par exemple. Cela fera d’autant plus augmen-
ter le prix de l’immobilier et créera donc également une augmentation de la valeur
du capital, qui peut par ailleurs elle-même alimenter l’inflation en faisant, par
exemple, pression sur les salaires. Ces précisions sont essentielles pour comprendre
pourquoi la taxe inflationniste n’est pas une taxe globale sur le capital et ne peut en
elle-même provoquer « l’euthanasie des rentiers 13 ». Encore une fois, T. Piketty est
très explicite, même si ces précisions ne constituent pas le cœur de la présentation
de l’argument du livre. Dans une note de bas de page, il conclut ainsi : « Autrement
dit, le fait de faire passer l’inflation de 0 % à 2,5 %, dans un monde où le rendement
du capital était initialement de 4 %, n’est certainement pas équivalent à une taxe
de 50 % sur le rendement du capital, pour la bonne et simple raison que le prix des
actifs immobiliers et boursiers se mettra lui aussi à croître de 2 % par an, et que seule
une toute petite partie des actifs détenus par les ménages – en gros, les encaisses
monétaires et une partie des actifs nominaux – paiera la taxe inflationniste 14. »
En raison des phénomènes complexes de substitution possible entre monnaie
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11 - Ibid., p. 332-333, également p. 724 sq. Rappelons que le rendement du capital est
calculé en divisant les revenus du capital (en valeur nominale) par le stock du capital
(en valeur nominale). Par ailleurs, dans les faits, les actifs réels ont un rendement ou
une plus-value alors que les actifs nominaux ont un taux d’intérêt.
12 - Ibid., p. 333-334.
13 - On attribue souvent à tort à Keynes l’idée selon laquelle l’inflation est l’euthanasie
des rentiers. On ne trouve pourtant aucune trace d’une telle affirmation dans les écrits
de ce dernier. Ce que dit Keynes, au contraire – et dans des termes très proches de
ceux de T. Piketty –, est que l’euthanasie des rentiers est causée par une diminution
du rendement marginal du capital. Voir J. M. KEYNES, Théorie générale..., op. cit., liv. 4,
chap. 16.
14 - T. PIKETTY, Le capital..., op. cit., p. 335.
15 - Ibid., p. 896. 39
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favorable aux propriétaires. Ainsi, le choix entre taxe sur la monnaie (inflation) et
taxe sur le capital dépend bien de la substitution possible entre monnaie et capital.
Le deuxième moment où T. Piketty discute du rapport entre monnaie et
capital est lorsqu’il explique, dans le chapitre consacré à la dette publique, qu’une
augmentation de l’émission de monnaie par la banque centrale n’augmente ni
immédiatement ni mécaniquement le capital national 16. Lorsqu’une banque cen-
trale imprime de la monnaie, elle ne jette pas des sacs de billets sans contrepartie
à la population ; cette monnaie est créée par le crédit : les banques empruntent à
la Banque centrale une somme qui est de la pure création monétaire. Parce que
les banques (ou un gouvernement) deviennent ainsi débitrices, il n’y a pas d’aug-
mentation immédiate du capital d’un point de vue comptable, même si la part de
la monnaie dans le capital augmente alors. Toutefois, l’ouvrage reconnaît que par
ses effets successifs indirects, la politique monétaire peut bien avoir des effets sur
le capital, par exemple en évitant la faillite d’établissements, ou par son impact
sur l’inflation ou le prix des actifs.
La façon dont T. Piketty comptabilise le capital est donc fortement inspirée
des comptes de patrimoine, des inventaires au décès ou des recensements de richesse
nationale du XIXe siècle à la Giffen. Il s’agit de recenser tout ce qu’un individu ou
une nation possède, moins ses dettes (donc en richesse nette), à un moment donné,
et de valoriser ces possessions à leur valeur de marché. Les moyens de paiement
y sont nécessairement inclus ; le lien avec diverses théories économiques du capital
n’est dès lors pas évident. Cela semble relativement en accord avec la conception
de Marx selon laquelle le capital est de l’accumulation de monnaie, même si ce
dernier envisageait également une fonction monétaire non capitalistique. Tout
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16 - Ibid. Pour une présentation plus détaillée de la prise en compte des actifs des
banques centrales pour le calcul du capital public, voir les annexes de Thomas PIKETTY
et Gabriel ZUCMAN, « Capital is Back: Wealth-Income Ratios in Rich Countries 1700-
2010 », The Quarterly Journal of Economics, 129-3, 2014, p. 1255-1310. Je remercie
Guillaume Bazot pour ses commentaires éclairants sur ce sujet.
40 17 - Sur la comptabilisation des plus-values, voir T. PIKETTY, Le capital..., op. cit., p. 334.
LIRE LE CAPITAL DE T. PIKETTY
bien différente de celle du capital (figure 1). Comparé au capital divisé par le
revenu national, le ratio de la masse monétaire sur le revenu national est relative-
ment stable, comme nous l’apprend la théorie quantitative de la monnaie. Surtout,
il ne suit pas de courbe en U au cours du XXe siècle. Au contraire, il y a une montée
progressive avec un maximum atteint au milieu du siècle, ce qui suggère une
évolution inverse à celle du capital. Le ratio monnaie/capital pour la France et le
Royaume-Uni suivrait donc une courbe en cloche au cours du siècle (figure 2).
Plusieurs explications peuvent être avancées. Tout d’abord, il est possible que cela
soit dû à un arbitrage entre prix d’actifs. Les périodes où le ratio monnaie/revenu
a été le plus élevé (c’est-à-dire pendant les années 1950 et 1960) correspondent
principalement à des périodes de faible rendement réel des actifs financiers non
monétaires, tels que les obligations d’État, et où le taux de croissance était réguliè-
rement supérieur au taux de rendement du capital. Dans ce cas, en effet, l’utilité
instrumentale des encaisses monétaires augmente : une part plus importante du
capital dans le revenu national nécessite moins d’encaisses monétaires si le capital
est moins mobile que le travail. Plus généralement, un large travail – commencé
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Une troisième voie de prolongement possible est de revenir aux questions théo-
riques que pose la transformation de la monnaie en capital, à partir de l’étude de
l’évolution à long terme de ces deux variables. Une manière de traiter historique-
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ont pu se combiner dans les années 1920 en France 28. Un dernier concerne l’argu-
ment utilisé par les banques centrales au cours des années 1970 pour justifier le
ciblage de la masse monétaire, au nom des besoins de mobiliser l’épargne en
rassurant les épargnants et en leur fournissant un ancrage des anticipations permet-
tant un calcul plus aisé du rendement réel 29. Dans ces différents exemples, la
distinction établie par Marx entre la monnaie utilisée pour les transactions et la
monnaie utilisée pour l’accumulation du capital s’estompe, et il est nécessaire de
dépasser la vision comptable du patrimoine pour comprendre combien la monnaie
est un type particulier de capital, au-delà de sa simple fonction instrumentale.