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PRÉSENCES DE L’OBJET DE MÉMOIRE DANS LA CAPITALE DU

XIXE SIÈCLE

Pablo Cuartas

De Boeck Supérieur | « Sociétés »

2019/2 n° 144 | pages 27 à 38


ISSN 0765-3697
ISBN 9782807393349
DOI 10.3917/soc.144.0027
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-societes-2019-2-page-27.htm
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Dossier

PRÉSENCES DE L’OBJET DE MÉMOIRE


DANS LA CAPITALE DU XIXE SIÈCLE
Pablo CUARTAS
Professeur à l’Universidad Autónoma de Manizales (Colombie)

Résumé : Quelle est la valeur des objets de mémoire ? Comment structurent-ils l’imagi-
naire d’une ville ? À travers une proposition d’une phénoménologie sociale, nous montre-
rons de quelle manière l’enracinement de la mémoire incarné dans l’objet, amène à une
réflexion sur les formes d’habiter l’espace quotidien et les pratiques culturelles fondant
aussi une analyse historiographique.
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Mots-clés : objets de mémoire, ville, brocante

Abstract : What is the value of objects of memory? How do they structure the imaginary
of a city? Through a proposition of a social phenomenology, we will show how the root-
ing of memory, embodied in the object, leads to a reflection on forms of inhabiting the
everyday space and cultural practices, while at the same time building a historiographical
analysis.
Keywords : objects of memory, city, flea market

Nombre de pratiques culturelles attestent, au XIXe siècle français, d’un « lent


avènement de la valeur d’ancienneté »1. Il ne s’agit pourtant pas d’un phénomène
soudain et anonyme ni d’un simple prolongement de l’enthousiasme vis-à-vis de
l’objet ancien que l’on voit s’exprimer dans les siècles précédents. Cette « fétichisa-
tion des miettes du passé »2 constitue plutôt le résultat d’échanges entre acteurs bien
définis, participant à une production collective du goût et de la valeur « antique ».

1. M. Charpy, « Restaurer le passé. Marché des antiquités et pratiques de la restauration


à Paris au XIXe siècle », dans Noémie Étienne et Léonie Hénaut (dir.), L’histoire à l’atelier.
Restaurer les œuvres d’art (XVIIIe-XXIe siècles), Presses universitaires de Lyon, Lyon, 2012,
p. 371.
2. Ibid., p. 371.

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Il importe donc de saisir les composantes d’une panoplie assez variée de métiers,
pratiques et objets, dont l’enchevêtrement apporte les caractères spécifiques au
collectionnisme d’objets de mémoire au XIXe siècle. Seule une telle description
de ce commerce, et des acteurs qu’il implique, permettrait de bien comprendre
l’ampleur mystique que certains accordaient à la passion antiquaire des Parisiens
au XIXe siècle :
« Des cultes évanouis, un nouveau culte est né. L’Idole, jadis vénérée, a encore
ses fervents, mais l’Idole est devenue bibelot. Dans ce culte, la statuette d’un
dieu jadis redouté se confond, d’ailleurs, avec l’éventail enguirlandé d’une
marquise ou la bonbonnière peinte par Blarenberghe3. »

C’est ainsi qu’un écrivain et journaliste, Paul Ginisty, introduit Le dieu bibelot.
Les collections originales, ouvrage visiblement inspiré des « tableaux des mœurs »
et consacré à déceler tous les aléas du collectionnisme d’antiquités à la fin du
XIXe siècle. Outre le caractère « sacré » dont le bibelot est désormais investi, Ginisty
observe que ce culte est en quelque sorte à contre-pied de la modernité, même s’il
en reste indissociable : « Culte étrangement moderne que celui-là, dont les autels
sont les boudoirs où s’étale, dans un amusant pêle-mêle, un joli et chatoyant fouil-
lis de très anciennes choses4 ». L’écrivain tient tout de même à préciser, non sans
humour, quel était le véritable objet du culte : « Ce n’est pas au passé que nous
sommes fidèles, c’est à la “vieillerie” chèrement acquise ! »5, tout en se montrant
sensible au besoin de distinguer les aspects que comportait cette ferveur, car « le
dieu Bibelot a, lui aussi, son Temple, ses rites, ses mystères, ses solennités… »6. Si
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l’on traduisait chacun des termes employés par Ginisty, il serait question d’envisa-
ger l’espace, les pratiques, les transfigurations et les apparences qu’anime l’objet
de mémoire dans la capitale du XIXe siècle.
Or il faudrait signaler que le marché d’antiquités n’est pas véritablement struc-
turé dans la première partie du siècle, sans que l’on puisse pour autant affirmer
que le goût de l’antique disparaît à ce moment de l’histoire parisienne. Seulement,
ce marché ne connaissait pas alors la sophistication qu’il atteindrait ultérieure-
ment, puisque les rôles commerciaux n’étaient pas encore bien définis, les lieux
où l’on pouvait se procurer des antiquités se trouvaient souvent extra-muros et la
définition de l’« objet antique » était peu précise, voire ambiguë. En ce sens, l’histo-
rien Manuel Charpy signale qu’avant 1840 « collectionner les antiquités obligeait à
s’aventurer dans des espaces périphériques et à écumer d’improbables boutiques
de brocanteurs où étaient mêlés objets anciens et objets d’occasion »7. Rares et

3. P. Ginisty, Le dieu bibelot. Les collections originales, A. Dupret Éditeur, Paris, 1888,
p. 5.
4. Ibid., p. 5.
5. Ibid., p. 6.
6. Ibid., p. 6.
7. M. Charpy. « Restaurer le passé. Marché des antiquités et pratiques de la restauration
à Paris au XIXe siècle », op. cit., p. 331.

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marginales, les collections d’antiquités étaient la suite du collectionnisme des anti-


quaires érudits et des amateurs d’autrefois :
« Dans le prolongement du XVIIIe siècle, les rares marchands qui tiennent le
commerce des objets anciens sont les marchands de curiosités, d’objets d’art
et de tableaux. Si la collection d’objets anciens devient lentement moins mar-
ginale, elle n’est pas encore une valeur, culturelle ou commerciale, partagée.
[…] Les antiquités en tant qu’objets du passé achetés pour leur ancienneté
sont donc très rares dans les intérieurs et elles sont toujours renfermées dans
des cabinets, espaces du savoir8. »

Ce n’est qu’au milieu du siècle, grâce à une épuration sémantique de l’adjectif,


que l’« antique » commence à devenir, d’abord, un mot et une chose bien précise,
puis « une valeur culturelle et commerciale partagée ». C’est le commencement
d’une nouvelle propagation du goût des antiquités, semblable à celle que l’on peut
constater au moment où les « chambres des merveilles » cèdent progressivement
leur place à des formes non princières du collectionnisme de curiosités et d’objets
de mémoire :
« Les années 1840-1860 voient une profonde mutation du marché des anti-
quités. Le mot “antiquité” désigne explicitement à partir de la fin des années
1840 tous les objets anciens, implicitement tous les objets prérévolutionnaires,
en d’autres termes ceux qui apparaissent comme appartenant à un autre
régime d’historicité, un autre ordre temporel. Les antiquaires deviennent les
commerçants d’objets anciens. Dans les annuaires commerciaux, la rubrique
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“antiquaires” apparaît, distincte de celle des “brocanteurs”. […] La distinction
se construit entre les brocanteurs rejetés dans le monde de la nécessité (et des
objets d’occasion qui perdent de la valeur avec le temps) et les antiquaires
proposant des objets qui ont gagné avec le temps. Ce qui manifeste cette res-
tructuration, c’est la nouvelle valeur collective accordée aux objets anciens,
valeur tout à la fois financière et culturelle9. »

Même si le brocanteur était une figure en marge, aussi bien géographiquement


que socialement, il est tout de même à noter qu’un marché croissant d’antiquités
ne pouvait pas le négliger inopinément. Car la différence de plus en plus marquée
entre le brocanteur et l’antiquaire servait à mieux définir les rôles tenus à l’inté-
rieur du commerce antiquaire, et non pas à exclure les brocanteurs d’un circuit
d’échanges d’objets de mémoire qui commençait à impliquer des tâches diverses
et spécialisées. Dans cette « restructuration », provoquée par la demande accrue
d’antiquités, les brocanteurs sont devenus tantôt les fournisseurs des antiquaires
de la ville, tantôt une option pour ceux qui étaient prêts à s’aventurer en province
à la recherche de bons prix. De fait,

8. Ibid., pp. 332-333.


9. Ibid., p. 339.

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« dès les années 1830, les brocanteurs visitent châteaux, églises et chapelles
de banlieue pour collecter des pièces qu’ils revendront aux antiquaires qui à
leur tour les offriront au chaland […]. Le terme de “chineur” est lié à la ban-
lieue. Il désignait d’abord le brocanteur parisien qui s’échinait à aller chercher
de la marchandise. À la fin du siècle, suite à l’engouement pour les objets
exotiques, chiner devient synonyme de quête d’objets chinois10. »

Cette spécialisation est certainement due à l’ampleur du marché, à l’aug-


mentation de la demande et à l’engouement des Parisiens à l’égard des objets de
mémoire. D’où l’apparition, outre l’antiquaire et le brocanteur, d’un métier autre,
sollicité également par ce dynamisme inusité dans le commerce de l’antique : le
restaurateur, censé remettre en valeur les objets commercialisés par les brocan-
teurs :
« La pratique du bibelotage des antiquités se développe dans la bourgeoisie
qui, à Drouot ou en villégiature en province, se livre à l’achat d’antiquités chez
les brocanteurs et les particuliers. Le marché parisien se trouve ainsi abonder
de “trouvailles” à restaurer11. »

En effet, et la nuance est fort importante, il ne s’agissait pas de réparer mais


de restaurer les objets anciens. Dans le premier cas, la pratique du raccommodage
s’appliquait aussi bien aux objets de qualité ‒ par leurs matériaux ou leur rareté ‒
qu’aux objets du quotidien12. L’intention du raccommodeur était celle d’aboutir à
une remise à neuf, sans faire état de l’origine historique de l’objet. En revanche, le
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naissant milieu de la restauration se proposait de « retrouver, dans les monuments,
dans les tableaux comme dans les bibelots, la valeur artistique et historique des
objets »13. Le restaurateur avait « la charge d’accuser les traits caractéristiques
d’une époque pour la rendre visible et lisible »14, contribuant, de ce fait, à remettre
en circulation une quantité considérable d’objets anciens, de plus en plus appré-
ciés dans l’espace culturel parisien du XIXe siècle.
Toutefois, ce désir d’authenticité n’est qu’une variation d’un phénomène plus
général, à savoir la dignité dont l’ancien fait preuve au cœur de la modernité.
Car il n’était pas question de posséder des objets « en bon état », mais des objets
capables de rendre « visible et lisible » une époque révolue. Un certain droit à la
nostalgie, que le romantisme antimoderne avait tant défendu, cesse d’être une

10. M. Charpy, « Amateurs, collectionneurs et chineurs parisiens du XIXe siècle. Le com-


merce des apparences du passé, entre centre et périphérie », dans Isabelle Paresys (dir.),
Paraître et apparences en Europe occidentale. Du Moyen Âge à nos jours, Presses univer-
sitaires du Septentrion, Villeneuve-d’Ascq, 2008, p. 380.
11. Ibid., p. 344.
12. M. Charpy. « Restaurer le passé. Marché des antiquités et pratiques de la restauration
à Paris au XIXe siècle », op. cit., p. 333.
13. Ibid., p. 338.
14. Ibid., p. 338.

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