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LA MODÉLISATION SYSTÉMIQUE : OUTILS MÉTHODOLOGIQUES POUR

ÉCONOMISTES

Géry Lecas

De Boeck Supérieur | « Innovations »

2006/2 no 24 | pages 199 à 230


ISSN 1267-4982
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-innovations-2006-2-page-199.htm
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Innovations, Cahiers d’économie de l’innovation
n°24, 2006-2, pp.199-230.

MÉTHODOLOGIE
La modélisation systémique : outils
méthodologiques pour économistes
Géry LECAS1
Chercheur en sciences économiques

Résumé / Abstract
L’article se propose d’étudier les apports de la modélisation systémique au
sein de la recherche en économie. Pour se faire, tout d’abord, nous préciserons le
contexte dans lequel se situe notre démarche. Ensuite, nous poserons notre cadre
épistémologique fondé sur l’épistémologie constructiviste. Enfin, nous
exposerons l’axiomatique de la modélisation systémique et nous mettrons en
pratique l’outil que nous avons défini en donnant un exemple de modélisation :
l’entreprise.
Systemic Modelisation: Methodologic Tools for Economists
The paper proposes to study the use of the systemic modelization into the
research in economics. In the first part, we will specify the background of our
espistemological position. Then in a second part, we will develop our
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epistemological framework founded on the constructivism (epistemology). In the
last part, we will expose the axioms of the systemic modelization and we will give
an example of modelization: the firm.
JEL B400, C300

1 gery.lecas@wanadoo.fr

199
« La difficulté n’est pas de comprendre les idées nouvelles, elle est d’échapper aux idées
anciennes qui ont poussé leurs ramifications dans tous les recoins de l’esprit des
personnes ayant reçu la même formation que la plupart d’entre nous ».
KEYNES J.M., 1936. Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie,
Payot, 1969, p.12.
« Mais ceux qui ridiculisent cette nécessité philosophique de contester ou de justifier la
philosophie [...] sont en réalité d’une éclatante mauvaise foi : ils mettent la philosophie
en demeure de désigner son objet ; ce qu’ils redoutent par-dessus tout, c’est la possibilité
même de la mise en question. Cette possibilité est en fait la chose la plus précieuse, celle
par laquelle l’homme est vraiment digne du nom d’homme. L’homme qui se demande
« à quoi bon ? » n’est déjà plus un animal ni un esclave. Rien, pour lui, ne va de
soi ».
JANKÉLÉVITCH V., 1978. « Entretien », Le Monde, 13 juin

Quiconque tente de résoudre un problème, se confronte,


dans un premier temps, à un choix sur la méthode à employer
pour le résoudre. Notre but est d’exposer les fondements d’une
autre façon d’aborder et de résoudre les problèmes économiques
actuels, qui de par nature, ont toujours été complexes. La
méthodologie que nous voulons présenter propose un
paradigme, celui de la modélisation systémique. Pourquoi uti-
liser cette autre méthodologie ? Tout d’abord, une réponse de
bon sens consiste à remarquer avec Le MOIGNE que « les
échecs dans le traitement de problèmes complexes que l’on tente de
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modéliser par des méthodes analytiques deviennent nombreux et cruels
[...] »1. Cela devient donc une nécessité de tenter de trouver
d’autres méthodes de résolution. Mais surtout, parce que la
« science économique a été systémique dès l’origine »2. En effet, la scien-
ce économique s’efforce de décrire, comprendre et prévoir
l’évolution d’entités très complexes. Elle met en évidence des
phénomènes de régulation3 à différents niveaux d’organisation
des systèmes économiques : organisation interne de l’agent
économique, rapports entre agents, etc. Le paradigme de la
modélisation systémique essaie de promouvoir certaines préoc-
cupations relatives à l’ouverture des systèmes sur leur environ-
nement, à la complexité d’organisation interne des systèmes et
au comportement dynamique multiforme qui en résulte.

1 Le MOIGNE J.-L. (1995). La modélisation des systèmes complexes. Dunod, p.19.


2 LESOURNE J. (1978). La théorie des systèmes et la théorie économique. Eco-
nomie appliquée, vol. 31 (3-4), pp.319-336.
3 Au sens premier du mot et non de la théorie de la régulation en économie.

200
Dans ces conditions, « qu’elle s’intéresse à l’entreprise, au dévelop-
pement urbain ou régional, aux grands équilibres macro-économiques, ou
même à l’économie mondiale, la science économique offre un terrain
d’excellence [...] à la modélisation systémique »1. Dans cette perspec-
tive, notre travail se composera de trois points. Le premier
nous donnera le contexte dans lequel se situe notre démarche ;
le deuxième point, le nouveau2 discours épistémologique propre-
ment dit, précisera les fondements de cette épistémologie.
Cette épistémologie permet de valider la scientificité du projet
de recherche retenu. En effet, son réel intérêt est la repro-
ductibilité de la démarche scientifique effectuée par le con-
cepteur et l’utilisateur potentiels. Le troisième point s’intéresse-
ra à l’instrumentation méthodologique de l’épistémologie cons-
tructiviste qui permet de rendre celle-ci opératoire. Nous don-
nerons un exemple de modélisation systémique en montrant la
démarche heuristique de cette méthode.

APPROCHE EPISTEMOLOGIQUE
Nous envisagerons dans un premier point, nommé Episté-
mologie et complexité, le contexte dans lequel se situe l’épisté-
mologie que nous voulons utiliser. Dans un second point, Mé-
thodologie et complexité, nous présenterons les spécificités
méthodologiques que permet cette épistémologie.
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Epistémologie et complexité
– Les deux problèmes de l’Economie
Si nous souhaitons proposer une approche différente, et la
faire admettre, ce n’est pas en montrant des dérives inter-
prétatives scientifiques que nous y arriverons. Herbert SIMON
pourrait l’exprimer mieux que nous : « il y a un dicton en politique
qui veut que l’on ne puisse vaincre quelque chose avec rien (You can’t beat
something without nothing) [...] La même règle s’applique aux théories
scientifiques. Une fois qu’une théorie est bien implantée, elle survivra à
tous les assauts de l’observation empirique qui prétendent la réfuter aussi
longtemps qu’une théorie alternative cohérente avec ces observations, n’aura

1 FUERXER J. (1992). Economie et Systémique, in Le GALLOU F. et


BOUCHON-MENIER B., Systémique, Théorie et applications. Gesta, pp.248-258.
2 Au sens de nouveau dans le développement des méthodes de modélisation. On
peut sur ce point se référer au graphique page 163 du livre de Jean-Louis Le
MOIGNE (1995), Op. cit..

201
pas été établie pour la remplacer »1. Notre projet, bien sûr, n’est pas
de battre en brèche l’approche scientifique traditionnelle. Nous
voulons argumenter et tenter de convaincre de l’intérêt de l’uti-
lisation d’une nouvelle approche scientifique.
Prenons donc notre domaine de prédilection qu’est l’Eco-
nomie. On peut avancer que celle-ci porte en elle deux types de
problème. Le premier, qui lui est propre, le second qui tend à
se retrouver dans l’ensemble des sciences.
Le premier problème réside dans les deux fonctions sou-
vent conflictuelles qui conditionnent l’Economie :
– l’intérêt personnel qui consiste à utiliser au mieux le caractère
limité des ressources de l’individu en sachant que l’Economie
doit s’efforcer de les développer ;
– l’intégration économique et sociale qui entre souvent en
conflit avec les prérogatives de la première fonction.
Il est évident qu’il est impossible de sacrifier l’une de ces
deux fonctions. Nous nous retrouvons alors souvent dans la
situation du balancier oscillant entre ces deux extrêmes.
Le premier extrême, l’individualisme méthodologique, consiste à
considérer l’espoir empirique que chaque individu puisse s’épa-
nouir spontanément et que se crée une véritable harmonie
entre ses désirs individuels et ceux d’autres membres de la
société. Cela est parfaitement développé dans les thèses de
l’école de Chicago et relayé actuellement, de façon concrète,
par le développement du libéralisme dans les pays occidentaux.
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Le second extrême essaie, au contraire, de n’envisager que
la fonction d’intégration économique et sociale. Il postule que si les
individus sont intégrés socialement, ils seront satisfaits et épa-
nouis sur le plan personnel. Cela se remarque particulièrement
dans le Manifeste du parti communiste de MARX et ENGELS2,
transposé dans les pays de l’Est jusqu’à une période récente.
La tension permanente qui existe entre ces deux fonctions
de l’Economie fait que le problème aboutit, semble-t-il, à une
régression infinie, parce que les compromis font que les
individus modelés par ces pratiques sont ceux qui vont
engendrer la génération suivante et ainsi de suite. Ce qui veut
dire que ce problème de l’Economie n’est résolu dans la
pratique que de façon superficielle et bancale.
Le second problème s’attache au rapport à la vérité. La
recherche de la vérité passe depuis un grand nombre de siècles,
nécessairement par la méthode scientifique. En effet, une

1 SIMON H-A. (1982), Models of bounded rationality. M.I.T. Press, vol. 2, p.490.
2 MARX K., ENGELS F. (1872). Manifeste du parti communiste. Bordas, 1986.

202
longue tradition voit dans la vérité le fruit de longues solitudes
et de recherches réitérées. C’est en se retirant, en s’entretenant
seul de ses pensées, que le philosophe, l’économiste, distin-
guera le vrai du faux et portera des jugements solides et vrais
sur tous les objets qui se présentent. DESCARTES applique
cette méthode : « J’étais alors en Allemagne, où l’occasion des guerres
qui n’y sont pas encore finies m’avait appelé, et, comme je retournais du
couronnement de l’empereur vers l’armée, le commencement de l’hiver m’ar-
rêta en un quartier où, ne trouvant aucune conversation qui me divertît, et
n’ayant d’ailleurs, par bonheur, aucuns soins ni passions qui me troublas-
sent, je demeurais tout le jour enfermé seul dans le poêle, où j’avais tout le
loisir de m’entretenir de mes pensées »1.
– Réflexion épistémologique
Pour DESCARTES, la vérité est alors la récompense des
esprits libres et il suffit d’une méthode, d’un ensemble de
règles à suivre, pour bien penser et parvenir à une connais-
sance du vrai. Le mythe de la pure vérité se lit donc clairement
dans sa philosophie. Le sujet pensant, enfermé en lui-même,
pousse le doute jusqu’au bout et parvient ainsi à une certitude
inébranlable. Tel est le doute méthodique, chemin vers la
connaissance du vrai.
Toutefois, KANT malmène cette vision de la vérité en
insistant sur le fait que l’esprit intervient activement dans la
connaissance en montrant que connaître c’est mettre en forme
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et organiser au moyen de notre sensibilité et de notre enten-
dement une matière donnée de l’expérience. Et VINCI de
dire : « Toute notre connaissance découle de notre sensibilité »2.
Mais KANT, comme DESCARTES, conserve cependant
l’idée de vérité idéale. A contrario, Nietzsche en démolit le my-
the. En effet, il déclare caduque la croyance aux vérités éter-
nelles, simple protection devant l’angoisse de notre destinée,
piètre remède au vide existentiel. Il est établi alors qu’il y a un
lien réel entre vérité et volonté concrète. Désormais, il n’y a
plus de vérité éternelle, mais juste des vérités qui sont nôtres3.
Cette prise de position sur la démarche scientifique à suivre
pour atteindre la vérité nous conduit à une situation où au-
jourd’hui, toutes les sciences sont isolées alors que les phi-
losophes, tel Descartes, pensaient rassembler en un tout la
variété des sciences. Aujourd’hui, il n’y a plus de savants mais

1 DESCARTES R. (1637). Discours de la méthode. Bordas, 1984, p.16.


2 VINCI de L. (1517). Les Carnets. Tel/Gallimard, 1994, p.70.
3 Ces thèmes seraient à nuancer, nous résumons.

203
des spécialistes comme le souligne MORIN : « C’est grâce à la
méthode qui isole, sépare, disjoint [...] que la science a découvert la cellule,
la molécule, l’atome, la particule, les galaxies [...] La physique n’arrive
même plus à communiquer avec elle-même : la science-reine est disloquée
entre microphysique, cosmophysique [...] »1. Toute la science est dislo-
quée en mille morceaux et mille connaissances parcellaires.
Tout savoir est aujourd’hui comme une prison. Comment
alors, dans l’éclatement des vérités et l’enchevêtrement des
sciences, réaliser une communication des savoirs parcellaires et
une articulation des vérités ?
Il nous faut donc trouver une autre méthode, sans re-
chercher une théorie unitaire. « Il s’agit d’en-cyclo-péder, c’est-à-dire
d’apprendre à articuler les points de vue disjoints du savoir en un cycle
actif [...] L’en-cyclo-pédisme, ici requis, vise à articuler ce qui est fonda-
mentalement disjoint et qui devrait être fondamentalement joint. L’effort
portera donc, non pas sur la totalité des connaissances de chaque sphère,
mais sur les connaissances cruciales, les points stratégiques, les noeuds de
communication, les articulations organisationnelles entre les sphères
disjointes »2. L’articulation des connaissances briserait les secrets
et les pouvoirs des sciences séparées.
De plus, rappelons que toute réflexion sur la validation est
du domaine de l’épistémologie. Partons du constat suivant :
l’épistémologie n’est pas une science. Si elle l’était, il faudrait en
établir l’épistémologie. Nous entrerions ainsi dans une
régression infinie. La réflexion sur la validation ne peut donc
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elle-même être validée. Dès lors, toute réflexion épistémologi-
que est de l’ordre de la construction quant à son contenu et de
l’ordre du débat quant à sa diffusion. Elle est un cheminement
heuristique de la pensée qui prend la forme d’un discours ar-
gumenté. Cette position simpliste, qui n’envisage pas d’imposer
de norme, nous convient pour son ouverture potentielle.
Pour faire simple, nous partirons de deux socles fondamen-
taux de l’épistémologie : le positivisme et le constructivisme.
La rigueur devrait nous imposer d’évoquer les positivismes et
les constructivismes puisque l’esprit des humains est mû par
une incroyable diversité.
Le principe de l’univers câblé du positivisme se traduit par
l’existence de lois qui régissent le comportement du réel (lois
de la nature) et qui sont indépendantes des projets de l’ob-
servateur ; la science a pour but de les découvrir.

1 MORIN E. (1977). La méthode 1. La nature de la nature. Points Seuil, p.13.


2 Ibid., p.19.

204
Le principe de l’univers construit du constructivisme postule que
la connaissance est forgée par le sujet connaissant qui en a le
projet, à partir de l’expérience de ses interactions finalisées et
finalisantes avec le phénomène qu’il perçoit et qu’il conçoit.
Dans l’épistémologie positiviste, la validation est une opéra-
tion cruciale. Elle comporte deux volets : la validation logique
et la validation empirique.
La validation logique consiste à vérifier la cohérence, en regard
de la logique formelle, du corps d’énoncés de produits. La
validation empirique consiste à vérifier que les énoncés ne sont
pas contredits par les « faits » (lesquels faits sont présumés être
objectifs indépendamment de tout observateur). Les infor-
mations utilisées sont supposées indépendantes de l’obser-
vateur qui les a recueillies ainsi que les informations qui ont
servi à construire les hypothèses : la cohérence formelle des
techniques de traitement utilisées doit avoir été démontrée au
préalable. Cela suppose, bien sûr, un strict respect des condi-
tions d’application de ces techniques.
Dans l’épistémologie constructiviste, « valider » ne signifie
pas garantir que l’on dit le « vrai » objectif. Cela n’aurait pas de
sens dans un tel cadre. Il s’agit en fait, de légitimer la perti-
nence de l’énoncé dans son contexte. Même si ce dernier est
temporaire. Les validations empirique et logique s’effectuent
conjointement par vérification de ce que :
– les informations utilisées, et les conditions dans lesquelles ces
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informations ont été générées et symbolisées sont explicitées,
et les représentations qui leur sont associées sont cohérentes
avec l’expérience d’autres sujets connaissants ;
– l’argumentation qui permet de relier les informations utilisées
aux propositions annoncées est intelligible, reproductible et
enseignable.
En fait, la validation fait partie intégrante de la production
de connaissances, on ne peut pas les dissocier l’une de l’autre.
Dans notre étude à caractère constructiviste, plutôt que de
« validation », nous préférons parler de « boucles de contrôle »
au sens de BERTALANFFY1. Ces boucles de contrôle per-
mettront d’assurer que les hypothèses avancées expriment des
représentations plausibles des relations de l’objet d’étude à son
environnement.
Dans ce cadre, nous estimons indispensable de mettre en
oeuvre deux types de boucles de contrôle :

1 BERTALANFFY von L. (1980). La théorie générale des systèmes. Dunod.

205
– des boucles de communication avec d’autres sujets connaissants,
au niveau des représentations construites (modèles préétablis,
autres chercheurs, etc.) et au niveau des représentations spon-
tanées qui nécessitent des observations locales ;
– des boucles d’intervention finalisées conçues à partir des con-
naissances produites dans la recherche (voir figure 1).
Comme pour un modèle perçu complexe, aucun modèle,
aussi compliqué soit-il, ne permet de représenter exhausti-
vement ce phénomène et les représentations spontanées que
différents sujets connaissants se forgent de ce phénomène, ont
peu de chances de coïncider. Il est en effet peu probable que
les différents acteurs mettent tous le projecteur précisément
sur les mêmes aspects du phénomène. Et même s’ils le fai-
saient, étant donné que leurs processus de finalisation ne sont
jamais pratiquement identiques, leurs expériences individuelles
de ce phénomène ne seraient pas identiques.
Figure 1. Représentation schématique du processus
d’investigation scientifique
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Méthodologie et complexité
– Apport méthodologique
Nous allons maintenant tenter de donner corps à la métho-
dologie que nous souhaitons mettre en œuvre.
Notre démarche se présente selon une conjonction comple-
xe de deux projets distincts :
– une perspective de production de connaissances scientifiques
qui s’effectuera dans la durée, c’est la dimension conception du
phénomène économique observé ;
– une perspective de résolution rapide des problèmes pratiques
perçus lors de l’observation du phénomène économique, c’est
la dimension régulation du phénomène économique observé.
Dans les méthodes classiques de recherche, il y a un seul
projet : le projet de recherche que le chercheur s'efforce de
faire avancer. Il considère le « terrain » comme une source
neutre d’informations par rapport à son projet.
Notre proposition méthodologique consiste donc en une
démarche alternative réflexion-action. Le chercheur participe à
la résolution de problèmes économiques pratiques au quotidien
car les acteurs sont dépositaires de connaissances spécifiques
susceptibles de faire avancer le projet de recherche. Cette
approche vise la production de solutions conçues et mises en œuvre.
De façon synchronique, à l’aide de modèles et de concepts, il
construit une représentation artéfactuelle de l’objet d’étude.
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Ce cheminement parallèle permet la production de connaissances
économiques nouvelles enseignables1.
– Apport de connaissances
Notre démarche est un mode d’investigation, conçu com-
plexe, puisqu’il fonctionne au travers des interactions com-
plexes (notamment récursives) entre :
- un projet de construction des connaissances ;
- un projet de résolution de problèmes pratiques ;
mais aussi entre :
- des chercheurs qui proposent d’autres formulations des
problèmes pratiques ;
- des chercheurs qui proposent d’autres formulations théo-
riques ;
et enfin entre :
- des acteurs du terrain qui rencontrent des problèmes pra-
tiques ;

1 « enseignable » au sens de « exprimable sous forme symbolique intelligible ».

207
- des acteurs qui acceptent, modifient ou rejettent les pro-
positions de résolution.
Si nous voulons approcher cette complexité, encore faut-il
disposer d’un mode de représentation des phénomènes qui ne
mutile pas. C’est la justification du modèle théorique indispen-
sable que nous avons situé dans la figure 2. Pour traiter de
cette difficulté, nous aurons recours au paradigme de la modé-
lisation systémique.
Figure 2. Représentation schématique de notre méthodologie.

La systémique se définit comme la science qui se donne


pour objet la conception de modèles de phénomènes comple-
xes.
Ce principe de modélisation consiste à représenter les phé-
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nomènes par et comme un système général1. Un système en gé-
néral est défini par la mise en relation des conjonctions fonc-
tions-transformation (structuraliste) et finalités-environnement
(cybernétique) : on tient pour inséparable le fonctionnement et
la transformation du phénomène, les environnements actifs
dans lesquels ils s’exercent et les projets par rapport auxquels il
est identifiable. Un système en général est donc entendu com-
me la représentation d’un phénomène actif perçu identifiable
par ses projets dans un environnement actif, dans lequel il
fonctionne et se transforme téléologiquement.
La figure 3 met en évidence les boucles reliant l’« épisté-
mologie constructiviste », le « projet de recherche », la « mo-
délisation systémique » et le phénomène économique (ob-
servable) entendus dans leur complexité.

1 Le MOIGNE J.-L. (1977). La théorie du système général. PUF, 4ème édition


corrigée, 1994.

208
Figure 3. Mise en relation des concepts

Cela conduit à concevoir n’importe quel projet de recherche


comme un système lui aussi complexe enchevêtrant les trois
problématiques de toute recherche scientifique :
– la problématique épistémologique : la scientificité de notre projet
est assurée par un recours au constructivisme ;
– la problématique méthodologique : la modélisation systémique
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permet d’appréhender la complexité générée par le phénomène
économique observé ;
– la problématique pragmatique : le phénomène économique
observé fournit un champ d’exercice au projet de recherche.
Le second point s’attachera donc à définir et à expliciter les
bases de notre épistémologie.

LE CONSTRUCTIVISME
Le but de ce second point est de renseigner sur les fonde-
ments du constructivisme, et de fournir un socle pertinent à
l’épistémologie que nous souhaitons exploiter, car et il ne faut
pas perdre de vue que le constructivisme est le terreau de l’outil
que nous voulons employer : la modélisation systémique. La
première section s’attachera à définir ce que nous entendons par
constructivisme. La seconde, quant à elle, donnera de façon
synthétique les fondements de cette nouvelle épistémologie.

209
Comprendre la conception, c’est concevoir la compréhension
– Présentation
Souvenons-nous que dans notre premier chapitre, nous
avons cité Vinci qui expliquait que : « toute notre connaissance
découle de notre sensibilité »1. Mais en quoi peut-il être intéressant
de redécouvrir aujourd’hui ce penseur ? Tout simplement par
une originalité que VALÉRY2 identifia le premier à savoir, sa
méthode de conception et non d’analyse, sa méthode de
visualisation et non de réduction. Vinci postule qu’il est des
logiques et non pas une logique comme Aristote le proposait.
C’est un concepteur de modèles, de dessins, de théories.
D’Archimède à Vinci, puis à Valéry, un paradigme puissant et
riche chemine dans l’histoire de la connaissance que l’on trou-
ve dans le postulat de MOSCOVICI : « l’homme est non pas
possesseur ou révélateur, mais créateur et sujet de son état de nature »3.
– Nouveau discours de la méthode ?
La modélisation scientifique est une idée neuve
Au terme de bien des lectures nous pouvons proposer de
reconnaître l’émergence d’un nouvel et ambitieux paradigme
dans deux oeuvres considérables que sont les contributions de
Simon4 et de MORIN5. Deux oeuvres qui, à leur manière
complémentaires, se proposent de bâtir un nouveau discours de
la méthode pour bien conduire sa raison et trouver la vérité des sciences.
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Peut-être s’agit-il de cette même scienza nuova dont VICO6 avait
l’intuition à l’aube du XVIIIème siècle, dominé par l’essor d’un
cartésianisme7, qui allait devenir le positivisme contemporain.
Nous ne pouvons évoquer ici ces constructions maîtresses que
par les concepts-clés auxquels les auteurs se réfèrent volon-
tairement : un paradigme de la conception de l’artificiel pour
Simon, un paradigme de la complexité et de l’autonomie pour
Morin. Ces deux expositions scientifiques convergent en effet
vers une exposition et une interprétation du raisonnement
instrumental qui les conduisent, par des itinéraires indépen-

1 VINCI de L. (1517). Op. cit. p.70.


2 VALÉRY P. (1894). Introduction à la méthode de Léonard de Vinci. Folio, 1992.
3 MOSCOVICI S. (1977). Essai sur l’histoire humaine de la nature. Flammarion, p.65.
4 SIMON H. A. (1969). Op. cit.
5 MORIN E. (1977-1981-1986-1991). La méthode. Seuil, 4 tomes.
6 VICO G. (1725). La science nouvelle. Tel/Gallimard, 1993.
7 On retrouve sous des noms différents, cartésianisme, déterminisme, causalisme,
positivisme, la même épistémologie, le principe de l’univers câblé, même s’il est
clair que chacun de ces concepts a sa propre différence interne.

210
dants des uns des autres, à une méthodologie de la repré-
sentation de la connaissance.
Projet de connaissance
Nous nous limitons ici à une succincte évocation de la
représentation de ce paradigme en construction que l’on voit
poindre chez les deux auteurs nommés. En revanche, nous
souhaitons souligner ce qui semble constituer la spécificité et
l’originalité de leur rencontre scientifique : nous pouvons re-
connaître une épistémologie qui fonde la recherche sur la con-
ception d’un projet de connaissance, et non plus sur l’analyse d’un
objet de connaissance.
De ce point de vue, la formule de MORIN « Toute connais-
sance acquise sur la connaissance devient un moyen de connaissance éclai-
rant la connaissance qui a permis de l’acquérir »1, révèle le caractère
nécessairement récursif et donc intronçonnable de toute réfle-
xion scientifique et souligne la nécessaire ambiguïté de l’exposé
séquentiel et exhaustif qui s’oppose au concept objectif
d’autoréférentialité de tout corpus scientifique. Pour sa part,
Simon2 insiste sur la réalité tangible des objets produits par les
sciences de l’ingénierie : l’ordinateur, le compte d’exploitation,
le budget prévisionnel sont des objets comme les autres, et
donc des objets d’études scientifiques. Mais il précise aussitôt
qu’il va tirer profit du fait que ces objets sont définis comme le
résultat d’un projet identifiable pour inverser le mode de
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connaissance : au lieu de décortiquer l’ordinateur, le budget,
pour découvrir les lois naturelles qui régissent leur comporte-
ment, il propose de modéliser le processus cognitif par lequel a
été élaboré le projet qui les définit et qui explique les com-
portements possibles et intentionnels et non plus nécessaires et
déterminés.
A ce stade, il nous paraît maintenant possible d’identifier
quelques concepts invariants que l’on découvre dans la diver-
sité des approches constructivistes : les fondements ou les
principes auxquels nécessairement la communauté scientifique
se réfère.
Les fondements du constructivisme
Nous sommes ici à même de repérer quatre principes qui
fondent les approches constructivistes. L’enjeu de cette section
1 MORIN E. (1986). La méthode : la connaissance de la connaissance. Seuil, p.24
2 Les sciences de la conception, titre du chapitre central de Sciences de systèmes,
sciences de l’artificiel, Op cit.

211
est d’expliquer ces quatre principes mais aussi de montrer en
quoi ils diffèrent du positivisme contemporain. Le texte le plus
représentatif du courant analytique (références implicite et
explicite de la méthode scientifique traditionnelle) est le
Discours de la méthode de DESCARTES. De ce point de vue et
pour notre plus grand intérêt, Descartes a résumé son discours
en une seule page : « Ainsi au lieu de ce grand nombre de préceptes
dont la logique est composée, je crus que j’aurais assez des quatre suivants,
pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de ne manquer pas
une seule fois à les observer »1.
« L’examen critique de chacun de ces quatre préceptes anciens [nous
livre les fondements du constructivisme qui sont le] contraire complé-
mentaire » 2 de ceux-ci.
–Le principe de représentabilité
Ce principe pose la condition que la connaissance ne peut,
dès lors, refléter une réalité ontologique objective. Elle con-
cerne de facto l’organisation de nos représentations d’un monde
construit à l’aune de nos expériences propres. « Nous n’accédons
à nos raisonnements que par les modèles que nous nous sommes cons-
truits » et « nous ne raisonnons que sur des modèles »3 dit VALÉRY.
Ne postulant plus la réalité de la réalité4 mais strictement du
point de vue de nos expériences, la vérité ne peut plus se
définir par isomorphisme du réel et du modèle de ce réel. En
revanche, notre quête doit s’organiser autour de la mise en
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relation du modèle de nos expériences avec l’expérience que
nous nous sommes construite.
Henri BERGSON défendra aussi cette idée : « le peintre est
devant sa toile, les couleurs sont sur la palette, le modèle pose ; nous voyons
tout cela, et nous connaissons aussi la manière du peintre : prévoyons-nous
ce qui apparaîtra sur la toile ? Nous possédons les éléments du problème ;
nous savons d’une connaissance abstraite comment il sera résolu, car le
portrait ressemblera sûrement au modèle et sûrement aussi à l’artiste ;
mais la résolution concrète apporte avec elle cet imprévisible qui est le tout
de l’oeuvre d’art ».5
Dans ces conditions, nous brisons ici le dualisme sujet/
objet. En effet, il n’y a de modèle construit qu’avec un mo-
délisateur. Autrement dit, au lieu de nous intéresser au sujet qui
1 DESCARTES R. (1637). Discours de la méthode. Bordas, 1988, p.22.
2 Le MOIGNE J.-L. (1977). Op. cit. PUF, 1994, p.43.
3 VALÉRY P. (1894-1945). Cahiers. Gallimard, Encyclopédie de la Pléiade, 1975,
p.835.
4 WATZLAWICK P. (1978). La réalité de la réalité. Seuil, (dir).
5 BERGSON H. (1941). L’évolution créatrice. PUF, 1994, p.340.

212
parle et à l’objet dont on parle, nous nous centrerons sur les
interactions du sujet et de l’objet et plus précisément encore
sur le projet du sujet sur l’objet. Ainsi, quand un physicien
plonge un capteur de température dans un corps, il modifie la
température de ce corps.
Le lecteur aura remarqué que cette prise de position met en
difficulté le premier principe du discours pour bien conduire sa
raison et trouver la vérité dans les sciences de Descartes. En effet,
DESCARTES nous dit : « Le premier [précepte de ma méthode]
était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse
évidemment être telle ; c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et
la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce
qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je
n’eusse aucune occasion de le mettre en doute »1.
Dans cette phrase, le mot le plus important est doute. Tou-
tefois, pour douter, il faut des repères, donc en fait des évi-
dences. Il y a des évidences qui ne peuvent être contestées.
Cela évidemment rassure, le critère d’évidence va alors entraî-
ner celui d’objectivité. Il va être ainsi possible de séparer l’objet
d’observation du sujet observant. Nous sommes alors avec
Descartes dans une réalité ontologique objective ce qui, comme
nous l’avons expliqué précédemment, n’est plus tenable au-
jourd’hui.
– Le principe de téléonomie
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Dans le positivisme2, la représentation du monde est entiè-
rement organisée autour des relations causes-effets. DESCAR-
TES déclare d’ailleurs que : « Le troisième [précepte], de conduire
par ordre mes pensées, en commençant par les objets simples et les plus
aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la
connaissance des plus composés ; et supposant même l’ordre entre ceux qui
ne se précèdent point naturellement les uns les autres ... »3. Ce précepte
se traduit trivialement par étant donné n’importe quoi, toute chose est
toujours la conséquence d’une chose.
Pour DESCARTES, le monde est doté d’une structure,
d’un ordre, et cette structure incorpore des lois causes-effets
invariantes. Etre rationnel c’est, ou bien se comporter confor-
mément à des lois déjà identifiées, ou bien faire l’hypothèse
que des lois existent dans la nature et se donner pour raison de
les identifier.

1 DESCARTES R. (1637). Op. cit. p.22.


2 Principe de l’univers câblé.
3 DESCARTES R. (1637). Op. cit. p.22.

213
Cette vision, comme nous l’avons déjà maintes fois sou-
ligné, a empli peu à peu l’ensemble des domaines scientifiques
au cours des trois siècles passés. Le courant béhavioriste est un
exemple flagrant de cette limitation avec le concept de stimulus-
réponse. Même si les philosophes grecs avaient discerné les
causes efficientes et les causes finales1, la science apparue au
XVIIème siècle n’a conservé de cet enseignement que les pre-
mières. Or, nous observons tous les jours que les mêmes cau-
ses n’entraînent pas toujours les mêmes effets2.
Avec les approches constructivistes, la démarche intellec-
tuelle change. Nous envisageons des systèmes3 qui s’entendent
dans un rapport comportement/finalité. Nous avons donc, ici,
un changement de méthode intellectuelle et un passage du « parce
que » au « afin de »4.
C’est probablement à JACOB5 que nous pouvons attribuer
l’idée de cette controverse entre les tenants de la « connais-
sance-objet » et ceux de la « connaissance-projet » même si
WIENER6 commençait à la stigmatiser dès les années cin-
quante.
Ainsi SIMON suggéra : « définirons-nous plus judicieusement un
ours blanc par la conjonction d’un projet - survivre en fonctionnant - et
d’un environnement - le continent arctique - que par l’anatomie de cet
ours ! ».7
– Le principe de conjonction
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Nous envisageons l’objet à connaître comme une partie
immergée et active au sein d’un plus grand tout. Le percevoir
d’abord globalement, dans une relation multidimensionnelle
avec son environnement, sans se soucier outre mesure d’établir
une image fidèle de sa structure interne, dont l’existence et
l’unicité ne seront jamais tenues pour acquises, est nécessaire.

1 ARISTOTE (340 av J-C). Les Economiques. Libraire philosophique J. Vrin, 1989,


p.18.
2 Nous sommes conscients qu’un effet peut avoir plusieurs causes et qu’une
cause peut produire plusieurs effets.
3 Un système est un ensemble d’éléments en interaction dynamique, organisés en
fonction d’un but.
4 Le MOIGNE J.-L. (1992). Du parce que ... au afin que..., de la triste querelle du
déterminisme à la joyeuse dispute du projectivisme, Revue Internationale de
Systémique, vol. 6, n°3, pp.223-240.
5 JACOB F. (1970). La logique du vivant. Gallimard.
6WIENER N. (1956). I am mathematician. Cambridge, M.I.T. Press.
7 SIMON H.A. (1969). Op. cit. p.22.

214
Edgar MORIN résume cette position : « S’il est vrai que le
tout est plus que la somme des parties, il est vrai aussi que la partie est
plus que la division du tout »1.
A l’inverse DESCARTES énonce : « Le second [précepte], de
diviser chacune des difficultés que j’examinerais en autant de parcelles
qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour mieux les résoudre »2. Pour
comprendre le tout, il faut le réduire à ses parties. Aujourd’hui,
peut-on comprendre le fonctionnement d’un ordinateur en le
démontant simplement ? Pourtant, cette méthode de résolu-
tion de problèmes fonde depuis plus de deux siècles l’activité
scientifique, et le réductionnisme de méthode reste con-
substantiel à la science. Et MORIN de dire : « Nous nous sommes
inventés une science qui ne sait que réduire »3.
– Le principe d’ouverture
Par construction, nous déciderons que tous nos modèles
sont ouverts, au moins à l’imprévu et aux aléas. C’est une
déclaration de bonne foi et d’évidence mais elle est bien
difficile à admettre. Karl MARX déclare d’ailleurs que : « l’a-
beille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un
architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de
l’abeille la plus experte, c’est qu’il construit la cellule dans sa tête avant de
la construire dans la ruche »4.
Avons-nous une meilleure définition pour « réfléchir avant
d’agir » et donc, plus simplement, réfléchir ? Le modèle de
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l’abeille dans sa ruche n’est pas le meilleur modèle et nous
sommes satisfaits que l’architecte ne nous construise pas des
cellules strictement identiques. Cependant, nombreux sont les
exemples qui nous autorisent à dire que nous nous com-
portons comme l’abeille. En fait, nous sommes capables de
comportements multicritères et pourtant nous nous con-ten-
tons de concevoir des systèmes optimisants monocritères dans
un grand nombre de situations. Nous nous retrouvons encore
ici en décalage avec la méthode analytique scientifique tradi-
tionnelle. En effet, DESCARTES affirme : « Et le dernier, de
faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je
fusse assurer de rien omettre »5. Ce précepte est le plus facile à récu-
ser : qui peut se targuer de ne rien oublier, de ne rien omettre ?
1 MORIN E. (1977). La méthode. La nature de la nature. Seuil, p.114.
2 DESCARTES R. (1637). Op. cit. p.22.
3 MORIN E. (1977). Op. Cit. Seuil, p.124.
4 MARX K. (1867). Le Capital. Gallimard, Encyclopédie de la Pléiade, 1965, vol.
1, p.728.
5 DESCARTES R. (1637). Op. cit. p.22.

215
Personne ! Mieux vaut en convenir et proposer délibérément
d’oublier bien des choses.
Il semble aujourd’hui que le constructivisme puisse se
présenter comme un référentiel épistémologique d’ordre géné-
ral. Nous sommes conscients d’avoir trop superficiellement
balayé les concepts de ce nouveau discours épistémologique
mais cette présentation parait suffisante dans l’optique que
nous avons retenue. Nous espérons seulement que le lecteur
n’aura pas été surpris du caractère abrupt de ces propos et qu’il
découvrira à travers ces quelques lignes, d’autres perspectives
qu’il est légitime d’explorer en ce qui concerne la possibilité
d’envisager d’autres méthodes de recherche scientifiques en
économie. Le tableau suivant récapitule les éléments néces-
saires afin de pouvoir poursuivre notre effort de clarification
de cet autre paradigme.
Tableau 1. Les fondements du constructivisme
Principe de représentabilité
L’observateur appartient à l’observation.

Principe de téléonomie
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Pour comprendre, il faut saisir les processus.

Principe de conjonction
Pour connaître, il faut relier.

Principe d’ouverture
Le modèle est ouvert.

LA MODELISATION SYSTEMIQUE
Nous avons dans les deux points précédents argumenté et
posé les fondements de l’épistémologie que nous voulons
utiliser, à savoir le constructivisme. Mais nous n’avons pas
encore la méthode. Ceci est l’objet de ce troisième point. Une
première section s’attachera à donner les éléments nécessaires à

216
la compréhension de l’outil de l’épistémologie constructiviste :
la méthodologie systémique. La seconde section, quant à elle,
Cas pratique, donnera un exemple de modélisation qui montre
la puissance de l’outil systémique dans notre champ de con-
naissances : l’économie.
Quatre questions pour une autre méthode
Nous pouvons considérer que l’outil que nous allons exa-
miner peut s’identifier à l’appareil photographique qui incor-
pore sa propre méthode. Mais d’abord, comment modélise-t-
on avec la méthode analytique ? Nous pouvons considérer que
nous faisons cela chaque jour. Nous partons du phénomène
observé, nous constatons un certain nombre de régularités et,
de proche en proche, nous parvenons à isoler quelques traits
marquants qui persistent dans le temps, dans l’espace ou dans
la forme. En clair, nous nous posons principalement deux
questions :
- comment ça marche ? (FONCTION) ;
- comment c’est fait ? (STRUCTURE).
Nous envisageons ici une autre stratégie d’instrumentation.
– Une autre stratégie d’instrumentation
Rappelons-nous que notre problème, évoqué dans notre
premier chapitre, réside dans la nécessité d’établir une cor-
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respondance entre un objet de recherche identifié et un (le)
système général. De même que tout photographe possède le
mode d’emploi de son outil privilégié dont les caractéristiques
sont explicitement exposées, il nous faut établir une systémogra-
phie de l’objet à l’aide de l’appareil « Système général ». Pour
cela, la règle d’utilisation est relativement simple. Notre repré-
sentation sera à la fois :
- isomorphe du Système général (nous en connaissons l’axio-
matique fondamentale) ;
- homomorphe de l’objet à représenter (nous construirons l’outil
d’investigation).
Quatre questions… Nous allons partir de la théorie du modèle
général1, que nous appelons modèle systémique, et ainsi nous
poser quatre questions :
- qu’est-ce que ça fait ? Quelles relations y a-t-il (ou doit-il y avoir)
entre son projet, sa structure et ses performances ? (ACTI-
VITE) ;

1 Le MOIGNE J-L. (1977). Op. cit.

217
- pourquoi ça fait ? Quels projets sa structure et ses comporte-
ments révèlent-ils (ou doivent-ils révéler) ? (FINALITE) ;
- dans quoi ça fait ? Quelle est (ou doit être) sa relation à son en-
vironnement ? (ENVIRONNEMENT) ;
- qu’est-ce que ça peut (pourrait) faire ? Comment l’objet d’étude
s’est-il formé (ou peut-il être formé) ? (EVOLUTION).
– La systémographie1
En les balayant une par une, il doit être possible de s’assurer
que les propriétés dont nous dotons le modèle (les modèles)
sont bien en correspondance bijective avec celles du système
général. En revanche, la vérification de l’homomorphie du
modèle (les modèles) et de l’objet sera difficile et, a priori,
jamais parfaitement validée.
Figure 4. La systémographie
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Nous ne pourrons que nous assurer de l’existence d’une


correspondance entre chacun des traits dont on a doté la systé-
mographie de l’objet et un trait identifiable que l’observateur

1 Cette expression est de Jean-Louis Le MOIGNE.

218
déclarera percevoir ou anticiper au sein de l’objet à représenter
(cf. figure 4).
La systémographie est donc une procédure par laquelle on
construit des modèles perçus complexes, en les représentant
délibérément comme et par un système en général. Il sera alors
possible de concevoir un certain nombre de modèles d’ap-
plication qui reprennent en tous points les concepts du modèle
général. Si nous envisageons d’emblée plusieurs modèles, c’est
que nous souhaitons intégrer la dimension d’ouverture du
modèle. Nous venons de poser les quatre questions premières
pour modéliser un phénomène observé. Il nous faut main-
tenant donner les éléments nécessaires à la construction même
de notre phénomène en système.
Les outils méthodologiques du systémicien
– Eléments intrants et extrants, processus, processeur, envi-
ronnement
Dans le système général, on distingue divers outils (cf.
figure 5) :
i/ les éléments intrants et extrants qui sont de trois types (selon
le système étudié, les trois ne sont pas forcément présents) :
- matière (M) ;
- énergie (E) ;
- information (I).
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Figure 5. Les outils méthodologiques du systémicien

ii/ les processus qui sont de trois types (selon le système


étudié, les trois ne sont pas forcément présents) :
- informationnel (I) ;

219
- décisionnel (D) ;
- opérationnel (O).
iii/ les processeurs qui sont de trois types (selon le système
étudié, les trois ne sont pas forcément présents) :
- temps (T) ;
- espace (E) ;
- forme (F).
iv/ l’environnement peut être de trois ordres :
- passif (il n’agit pas sur le système) ;
- déterministe (on connaît les lois d’évolution entre le
système et l’environnement) ;
- aléatoire (on ne connaît pas les lois d’évolution entre le
système et son environnement).
– Décideurs et Variables de contrôle
Il nous faut considérer aussi dans nos outils méthodolo-
giques, deux éléments indispensables :
- les décideurs (ce qui va engager la mise en oeuvre de la
finalité) ;
- les variables de contrôle (ce qui va permettre l’atteinte plus ou
moins effective de la finalité).
– Les boucles de régulation
On peut principalement envisager deux types de boucles de
régulation en modélisation systémique à savoir : les boucles
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d’interaction et les boucles de rétroaction.
– Exploration du modèle
Ce que nous appelons l’exploration du modèle, consiste en
l’étude de la stratification de celui-ci. Il nous faut nous inté-
resser à ce nous appelons les modes d’organisation hiérarchi-
que. Nous décrivons ici l’outil superficiellement afin de faciliter
sa compréhension. Les structures relationnelles sont hiérar-
chisées, on peut classer les sous-systèmes en niveaux de telle
manière que chaque sous-système d’un niveau ait un double
ensemble de relations (cf. figure 6) :
- il entretient des relations quelconques avec le sous-systè-
me de même niveau ;
- il entretient des relations asymétriques avec les sous-systè-
mes des niveaux supérieur et inférieur.

220
Figure 6. Principe d’une méthode descendante hiérarchisée

Cette conclusion de la première section fait office de


synthèse pour le lecteur. Nous avons en effet conscience du
caractère dense de ce début de chapitre qui bouscule notre
façon de modéliser la nature, la réalité. C’est en cela que nous
nous proposons de retenir tout d’abord les quatre questions à
l’aide du tableau suivant :
Tableau 2. Le passage du « parce que » au « afin de »
LE PASSAGE DU « PARCE QUE » AU « AFIN DE »
MODELISATION MODELISATION
TRADITIONNELLE SYSTEMIQUE
(approche cartésienne)
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Qu’est-ce que ça fait ?
ACTIVITE
dans quoi ça fait ?
comment ça marche ? ENVIRONNEMENT
FONCTION
pourquoi ça fait ?
comment c’est fait ? FINALITE
STRUCTURE
qu’est-ce que ça peut faire ?
qu’est-ce que ça pourrait faire ?
EVOLUTION

Puis, il nous faut considérer comment se construit, se ma-


térialise un système (modèle). Le tableau suivant synthétise la
marche à suivre :

221
Tableau 3. Définition d’un système
Un système est outil conceptuel, création de
l’esprit...

un ensemble ensemble formant une


identité ou une unité cohérente
et autonome...

d’objets objets ou éléments réels ou


conceptuels (individus,
actions...).

organisé muni d’un ensemble de


relations, d’interactions
dynamiques...

en fonction d’un but ou d’un ensemble de buts,


objectifs, projets, finalités...
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et immergé dans un environnement, univers, ou
environnement. sur-système...
Enfin, pour que notre phénomène à modéliser soit perçu
comme un système, il doit répondre, en particulier, aux con-
ditions suivantes, et aux règles non limitatives qui en dé-
coulent ; ceci est l’objet du tableau ci-dessous :
Tableau 4. Conditions du système
TOTALITE (cohérence) : éléments ou systèmes reliés...
AUTONOMIE (environnement) : ouvert.
TELEONOMIE (finalités) : achronie (objectifs, fonctions
globales).
ACTIVITE (ou fonctionnement) : synchronie (fonctions et organes).
PERMANENCE (ou évolution) : diachronie (naissance, vie et mort).

222
Nous remarquons que ces trois tableaux, outre le fait qu’ils
fassent le point de la première section du troisième chapitre,
débordent de leur cadre et s’appuient sans équivoque sur le
chapitre deux qui a mis en lumière les fondements du
constructivisme. A ce stade, la boucle est bouclée. Nous avons
posé l’outil de l’épistémologie constructiviste, nous allons
maintenant l’utiliser.
CAS PRATIQUE
Nous voulons, dans cette seconde section, familiariser le
lecteur, s’il est utile, avec la pratique systémique. Pour cela, nous
proposons de modéliser un objet de notre domaine de
connaissances, l’entreprise, en mettant l’accent sur le fait que la
méthodologie utilisée est particulièrement féconde pour étudier
les mécanismes économiques.
La modélisation de la régulation économique de l’entreprise (niveau 1)
Cet exemple a pour but de réinterpréter le « modèle habi-
tuel » de l’entreprise (principalement celui de la théorie néo-
classique) dans le cadre formel de la systémique. Il s’agit en
quelque sorte de réaliser une systémographie de l’entreprise1.
L’enjeu, ici, est double. Nous tenterons :
– premièrement, de répertorier les principales critiques que l’on
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peut adresser à la conception « habituelle » de l’entreprise
modélisée à l’aide de l’approche analytique ;
– deuxièmement, de préciser les tentatives de dépassement de
ce modèle avec des schémas plus riches qui semblent élargir ou
remettre en cause les modèles existants.
Comment modélise-t-on l’entreprise dans la théorie néo-
classique – avec la méthode scientifique traditionnelle – de fa-
çon générale2 ? L’entreprise est un agent économique, consi-
déré comme un centre de décision. On peut distinguer pour
l’entreprise principalement deux types de trans-formation qui
stigmatisent le processus de production3 :
- l’entreprise agit sur du « travail » ;
- elle agit sur du « capital » (physique ou immatériel).
On a bien notre question de la méthode analytique : com-
ment c’est fait ? (tableau 2). Dans ces conditions, l’entreprise
1 Cette expression est de Jean-Louis Le MOIGNE.
2 Il est vrai que de nombreux aménagements ont été faits pour rendre plus
crédible cette modélisation.
3 Nous nous référons implicitement à la fonction Cobb-Douglas.

223
est alors conçue comme une entité économique autonome qui
cherche à maximiser [a]1 une fonction-objectif (profit) [b] sous
des contraintes physiques ou financières [c], en cherchant la
meilleure combinaison productive[d] en partant du postulat
que le meilleur moyen de coordination est le marché, avec
comme vecteur principal le prix (seule information en pro-
venance de l’environnement) [e].
On retrouve bien ici notre deuxième question de la métho-
de analytique : comment ça marche ? (tableau 2). La démarche
systémique est différente. Nous déterminons d’abord la finalité
de la régulation économique de l’entreprise. Celle-ci peut s’en-
visager comme : production de richesses.
On a bien notre question de la méthode systémique : pour-
quoi ça fait ? (tableau 2). Puis, il nous faut aussi retenir ce que
nous appelons des décideurs, c’est-à-dire des éléments qui vont
engager la mise en oeuvre de la finalité. Nous avons dit ci-
dessus que l’entreprise est un agent économique, considéré
comme un centre de décision unique. Dans notre cas, nous
prenons bien sûr le décideur, « l’entrepreneur ».
De plus, il nous faut définir des variables de contrôle, c’est-à-
dire les éléments qui vont permettre l’atteinte plus ou moins
effective de notre finalité. Nous retenons « l’information », les
« commandes », les « taxes », les « subventions » et les « prix ».
De façon générale, pour l’environnement, on peut considérer
que le système entreprise est immergé dans un « sur ou super-
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système (groupe, holding, secteur, branche). [Ce sur-système étant lui
même] immergé dans une économie nationale étant elle-même immergée
dans différents systèmes de relations plus éloignés mais influents (marchés
communs, unions douanières, zones monétaires, système monétaire inter-
national, marché mondial) »2.
On a bien notre question de la méthodologie systémique :
dans quoi ça fait ? (tableau 2). La figure 7 résume cette prise de
position. Mais il faut aller plus avant.

1 Les éléments entre crochets servent à retrouver ces informations au sein de la


figure 8.
2 FUERXER J. (1992). « Economie et Systémique ». Op. cit.

224
Figure 7. Modèle de la dynamique de la régulation économique
de l’entreprise (1)

La modélisation de la régulation économique de l’entreprise (niveau 2)


Nous avons mis en évidence que l’entreprise se caractérisait
par deux types de trans-formation. Nous considérons que les
deux sous-systèmes de notre processus « production de ri-
chesses » sont ces deux types de transformation que nous
notons respectivement : [processeur 1] et [processeur 2].
On a bien notre question de notre nouvelle méthode : qu’est-
ce que ça fait ? (tableau 2). La figure 8 rend compte de ce
dernier point ainsi que de ceux exposés précédemment.
L’ensemble de ces considérations répond bien à notre dernière
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question de la méthode systémique : qu’est-ce que ça peut
(pourrait) faire ? (tableau 2) De plus, la figure 8 a aussi un autre
but, celui de montrer qu’elle intègre la vision néoclassique. En
clair, la modélisation systémique n’est pas contradictoire mais complé-
mentaire de la méthode traditionnelle scientifique (analytique). Elle
est une autre méthode, qui aujourd’hui devient une nécessité
pour pouvoir modéliser les phénomènes complexes, de par
leur nature, et tenter de donner une vision différente du phé-
nomène étudié.
La figure 8, qui intègre la modélisation classique de l’entreprise (ma-
térialisée par les lettres a, b, c, d et e correspondant aux élé-
ments retenus pour la modélisation analytique de l’entreprise),
permet d’en souligner les limites1 tandis que la nouvelle méthodologie
proposée semble permettre de mieux affronter la complexité du monde qui
nous entoure (matérialisées par les chiffres, 1, 2, 3, 4, 5, 6 et 7).

1 Nous reprenons ici en partie les critiques formulées par Bernard WALLISER.
WALLISER B. (1978). Théorie des systèmes et régulation économique, Economie
appliquée, vol 31 (3-4), pp.337-351.

225
En d’autres termes, alors que la méthode analytique réduisait le
champ d’intervention de l’entreprise, la systémique ouvre,
quant à elle, de nombreuses voies de recherche.
Figure 8. Modèle de la dynamique de la régulation économique
de l’entreprise (2)
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11. Les objectifs suivis sont souvent multiples, hétérogènes
voire incohérents. En effet, ces objectifs dépendent des actions
possibles par adaptation des objectifs aux possibilités, mais
aussi de l’environnement et bien sûr des agents. Dans ces
conditions, la régulation peut se faire, soit en visant à maintenir
ou à atteindre certaines normes, soit en visant à maximiser
certains critères (avec des phénomènes de seuil).
2. Les informations disponibles sont également variées, plus
ou moins parfaites (biais de perception), fines (structures
d’information) et coûteuses (coûts de l’information). En effet,
elles portent aussi bien sur l’environnement que sur l’agent lui-
même. La régulation peut alors se faire par interaction (com-
portement prévisionnel) ou par rétroaction (comportement par
essais-erreurs) avec des problèmes de délais.
3. et 4. Les commandes dépendent de la décision de l’entre-
preneur mais aussi des effets directs ou indirects de la décision
sur l’environnement de l’agent (externalités). Cela suppose que
1La numérotation renvoie aux éléments de la figure 8.

226
l’entrepreneur a un modèle de fonctionnement de l’environ-
nement et de son propre comportement comme opérateur,
construit sur une analyse passée (comportement héréditaire) et
permettant de procéder à des anticipations (théorie du revenu
permanent, spéculation, anticipations rationnelles). Dans ce
cas, le champ des décisions possibles dépend souvent de l’en-
vironnement, des autres agents ou des institutions (contraintes
étatiques). La régulation par les commandes peut être tem-
porellement continue (contrôle dynamique) ou discrète et
séquentielle (arbres de décision), avec une interdépendance
entre les ensembles des possibles de décisions simultanées ou
successives (hasard moral, effet d’irréversibilité).
5. Les relations avec l’environnement sont multiformes
(flux de biens, personnes, énergie, monnaie), relativement dis-
continues (indivisibilité des biens) et hétérogènes (effet de
qualité et effet de localisation des biens). Ces relations sont
plus ou moins temporaires (flux continu de biens et embauche
discontinue), aléatoires avec des phénomènes d’accumulation
(capital-épargne) et d’hystérésis (stock-tampon, inertie de la
main d’oeuvre). Enfin, elles changent de structures dans un
environnement fluctuant (agents nouveaux).
6. Les processeurs sont mutants selon la trans-formation
réalisée (fonction de production, contrainte de capital-humain)
et relativement flous du fait des composantes humaines. Ils
dépendent de façon plus ou moins complexe (rendements
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croissants, délais de ré-action) des entrées-sorties sous forme
de flux et de stock, des commandes et des facteurs non contrô-
lés (aléas techniques). Enfin, ils sont évolutifs sous l’influence
de différents facteurs (évolution technologique).
Cette vision nous permet de prendre en compte plus net-
tement dans la modélisation systémique de l’entreprise trois
caractéristiques fondamentales :
- toute entreprise a des motivations, des capacités et des
rôles multiples qui ne sont pas facilement séparables et synthé-
tisables ;
- toute entreprise a un comportement prenant en compte le
passé et le futur de l’environnement et de lui-même et n’est
guère réductible à un système entrée-sortie du type : prix-entre-
prise (fonction de production)-quantité ;
- toute entreprise est un processus d’apprentissage per-
manent, qui n’est pas assimilable à un simple comportement
intertemporel défini statiquement.
7. Ceci nous permet de considérer l’entreprise sous la forme
d’un système hiérarchisé dont nous avons mis en évidence

227
deux processeurs. De plus, la modélisation systémique nous
amène à mieux appréhender la régulation économique de
l’entreprise avec la mise en place d’une boucle de rétro-action à
plusieurs niveaux.
Ainsi dans notre cas, on peut considérer différents niveaux
de régulation successifs : gestion à court terme des processus
élémentaires, programmation à moyen terme des chaînes de
production, planification à long terme des activités globales de
l’entreprise. On passe donc d’une régulation à constance (pro-
duire une certaines quantités de biens donnée) à une régulation
à tendance sur des objectifs globaux et évolutifs (accroître ses
parts de marché et diversifier ses produits).
Dans ces conditions, en ce qui concerne la boucle de
rétroaction, l’apprentissage représente le niveau de dévelop-
pement ; l’adaptation, le niveau de gestion ; le pilotage, le ni-
veau d’exploitation ; le processus (processeurs 1 et 2), le niveau
d’exécution.
Nous avons ici instrumenté notre démarche entreprise dans
la section précédente, et nous espérons avoir montré que la
systémique est, entre autres, un outil puissant de modélisation
car elle autorise des stratégies qui favorisent la réflexion et la
création.
Nous avons, dans ce troisième chapitre, rendu opératoire
l’épistémologie que nous voulons utiliser. L’exemple de modé-
lisation de l’entreprise exposant les différences et les complé-
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mentarités entre la démarche scientifique traditionnelle et la
modélisation systémique montre clairement les possibilités in-
téressantes qu’offre cette méthode employée en économie.
Rappelons, pour conclure, que la « modélisation systémique est
représentation fonctionnelle [...]. Elle n’est pas organique, à la différence
fondamentale de la modélisation analytique ou mécanique. Elle n’entend
pas [l’objet de recherche] par une machinerie de rouages et de
tringleries »1.
Nous arrivons au terme de notre contribution qui s’est at-
tachée à donner quelques précisions d’ordre épistémologique
en ce qui concerne la démarche méthodologique que nous sou-
haitions utiliser pour l’étude de tout objet de recherche. Toute-
fois, une dernière précision doit se faire : il nous importait de
bien montrer que la richesse de la modélisation systémique ne réside pas

1 Le MOIGNE J-L. (1987). Systémographie de l’entreprise. Revue internationale de


systémique, vol. 1, n°4, pp.499-531.

228
dans son aptitude à construire une théorie présumée explicative, mais bien
dans son aptitude à révéler des théories possibles d’un projet de recherche.
De ce point de vue HAYEK écrit qu’« une science sociale
féconde doit être largement une étude de ce qui n’est pas une construction de
mo-dèles hypothétiques, pour des mondes qui seraient possibles ... »1.
C’est donc bien parce qu’elle est méthode de conception-cons-
truction que la modélisation systémique nous paraît être une
démarche heuristique pour l’étude de tout objet de recherche.
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