Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
EXPÉRIENCES EN LABORATOIRE
Stéphane Robin
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
© Réseau Canopé | Téléchargé le 25/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.230.80.203)
L’efficacité des
marchés :
quelques enseignements des
expériences en laboratoire
En attribuant le Nobel d’économie à Vernon Smith en 2002, le comité du prix
récompensait l’auteur de deux articles fondateurs en économie expérimentale de
marché. Publiés à vingt-six ans d’intervalle, ces articles portent respectivement sur
l’efficacité des marchés non financiers et des marchés financiers. Leurs conclusions,
qui ont été reproduites par la suite pour des environnements et des institutions variés,
s’opposent.
Afin de comprendre l’apport de la méthode expérimentale à l’étude des marchés, nous
présentons ces deux expériences de marché. Les résultats confirment à nouveau
les conclusions de Smith : les marchés non financiers sont efficaces et les marchés
financiers sont inefficaces.
Dans son article de 1962, Smith [1] constate l’ef- collectif édité par Plott et Smith comporte de
Stéphane Robin, ficacité étonnante des marchés non financiers. Ils nombreux chapitres consacrés aux expériences de
CNRS, Groupe
d’analyse et de théorie sont en effet capables de conduire l’ensemble des marché et permet de se faire une idée des travaux
économique (GATE parties à une allocation collectivement optimale récents dans ce champ de recherche [7].
Lyon St-Etienne), UMR
5824 CNRS. sur la base de décisions individuelles décentrali- L’intérêt d’observer des marchés en laboratoire
sées, sans aucun autre besoin de coordination que tient dans le fondement de la méthode expéri-
les simples forces de l’offre et de la demande. En mentale : le contrôle. Ce contrôle porte sur l’en-
revanche, les conclusions de l’article de 1988 sur semble des variables qui constituent un marché à
© Réseau Canopé | Téléchargé le 25/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.230.80.203)
tions, les modalités de négociation et les conditions et Ruffieux [10], la distinction essentielle entre
de transaction. Il existe un large choix d’institu- ces deux marchés tient dans la nature du bien
tions de marché. C’est l’un des résultats considé- échangé. Cette distinction porte tout d’abord sur
rables de l’économie expérimentale d’avoir établi la durée de vie du bien. Pour les biens échangés
l’importance de cette variable sur le fonctionne- sur un marché non financier, cette durée de vie
ment et sur l’efficacité des échanges 1. Le contrôle est courte comparée à celle des biens des marchés
1. Une partie de la recherche
des institutions est facilité par l’utilisation de logi- financiers. Les fruits et légumes ont une durée de en expérience de marché
porte sur le design de
ciels d’expérimentation qui permettent de limiter vie de quelques jours, leur marché sera qualifié nouvelles institutions
strictement la communication entre les agents à ce de non financier. Une obligation a une durée de d’échange. Le laboratoire est
alors utilisé comme « banc
qui est autorisé par l’institution étudiée. Ces logi- vie de plusieurs années, son marché sera qualifié d’essai » pour l’étude et la
conception de nouvelles
ciels permettent aussi une collecte exhaustive dans de financier. La seconde distinction importante institutions de marché.
le temps de toutes les informations pertinentes porte sur la valeur attribuée au bien échangé. Sur
2. Pour un exposé des
pour comprendre la dynamique d’un marché. un marché non financier, chaque intervenant, méthodes expérimentales
Le troisième ingrédient est le comporte- vendeur ou acheteur, attribue une valeur au bien pour la conduite d’expérience
de marché, on pourra se
ment des agents. Contrairement au théoricien, qui lui est propre et qui est indépendante de celle référer au manuel de Friedman
et Sunder [9].
l’expérimentaliste ne fait pas de postulat sur ce d’un autre intervenant (on parle alors de valeur
sont connues des vendeurs comme des acheteurs. sont contrôlées par l’affectation de valeurs limites
Ce marché est considéré comme isolé du reste de de vente. Les vendeurs peuvent vendre plusieurs
l’économie. Sous certaines conditions, la théorie unités sur le marché en sachant qu’en cas de vente,
stipule l’existence d’un équilibre, à savoir un prix ils devront reverser un coût par unité qui est connu
d’échange et une quantité échangée à ce prix. La à l’avance. Le gain du vendeur et en conséquence sa
quantité demandée par les acheteurs est alors égale rémunération pour sa participation seront donnés
à la quantité offerte par les vendeurs et le surplus par les surplus qu’il réalisera au cours de l’expé-
réalisé dans l’échange est maximal. rience soit, pour chaque transaction, la différence
L’environnement qui sera utilisé pour l’expé- entre le prix de la transaction et son coût pour
rience sera celui d’un marché concurrentiel. Il n’est l’unité.
pas nécessaire d’avoir un grand nombre de vendeurs Pour parfaire la définition de l’environnement
et d’acheteurs pour obtenir la concurrence en du marché, il faut définir quelle est l’information
laboratoire. Avec certaines institutions d’échange, dont dispose les participants avant d’entrer sur le
comme la double enchère orale continue, on obser- marché. Dans ce type d’expérience, chaque sujet
vera ainsi un marché pleinement concurrentiel avec connaît sa fonction, vendeur ou acheteur, et ses
quatre vendeurs et quatre acheteurs. valeurs limites pour le bien échangé. Il ne connaît
sées à l’échange et en un prix unitaire. L’accep- à 5 minutes. Avant de commencer une nouvelle
tation d’une offre de vente ou d’une offre d’achat période, les conditions d’offre et de demande sont
entraîne l’échange, au prix de l’offre, de tout ou réinitialisées à l’identique. Chaque agent entre-
partie de la quantité proposée. Chaque offre est prend une nouvelle période d’échange avec des
affichée sur le marché pour l’ensemble des partici- valeurs identiques à celles dont il disposait à la
pants. Comme son nom l’indique, cette institution période précédente. Au total, les biens échangés
de marché est une double enchère. Il est possible sur le marché ont deux caractéristiques impor-
de renchérir sur l’offre courante en proposant une tantes. D’une part, il s’agit de biens à valeur
offre à un prix inférieur pour une offre de vente ou privée. Chaque intervenant sur le marché valo-
à un prix supérieur pour une offre d’achat. rise une unité de biens à une valeur qui lui est
Les résultats que nous présentons ici ont été propre et qui est non corrélée à la valeur que va
obtenus avec un protocole comportant une succes- attribuer un autre participant à la même unité de
sion de périodes d’échange. À chaque période, le bien. D’autre part, les biens ont une durée de vie
marché est ouvert pour une durée variant de 3 courte. La valeur attribuée à une unité de bien
Graphique 1.
Transactions, offres de vente et offres d’achat sur un marché de double enchère orale
continue concurrentiel
2000
1200
© Réseau Canopé | Téléchargé le 25/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.230.80.203)
800
100
0
1620 5125 5630 6136 6641 7146 7651 8156 8661 9167 9672 10177
clock (sec)
n’est valable que pour une période d’échange. Il marché en régime de concurrence conclut à la supé-
n’est pas possible de stocker une unité de bien riorité de la double enchère continue en termes de
d’une période à l’autre. convergence et en termes de surplus réalisé [5].
Comme nous l’avons vu, l’expérience consiste Cette convergence rapide vers le prix d’équilibre
en la répétition de périodes d’échange en envi- qui s’accompagne de la maximisation du surplus
ronnement constant. La seule différence d’une dans l’échange est un résultat très robuste. Les
période à l’autre, mais elle est importante, consiste expériences réalisées par Smith [1, 11] montrent
en la connaissance acquise par chacun au cours des que la convergence vers l’équilibre walrasien est
périodes passées par sa participation et par l’obser- insensible aux configurations des courbes d’offre
vation du marché. C’est par le biais de cet appren- et de demande. Il montre aussi que le marché reste
tissage sur les prix pratiqués sur le marché que va efficace après un choc exogène sur l’offre ou sur
s’opérer la convergence des prix. la demande et que les prix observés évoluent pour
Sur le graphique 1 (voir page précédente), nous suivre les mouvements du prix d’équilibre. Dans
avons représenté le déroulement classique d’un un environnement encore plus instable dans lequel
marché de double enchère concurrentiel durant les fonctions d’offre et de demande sont modi-
une session en laboratoire. La session représentée fiées aléatoirement à chaque période, Jamison
comporte 15 périodes d’échange. Les lignes et Plott [13] observent que les prix de marchés
hachurées verticales représentent l’ouverture suivent les prix d’équilibre et que le surplus
et la fermeture du marché. La ligne horizontale réalisé à chaque période est très proche du surplus
indique le prix d’équilibre concurrentiel, compte maximal possible. Les propriétés de convergence
“
Un marché financier sera considéré
comme efficace si, à chaque instant, les prix
d’échange incorporent toute l’information
disponible sur le marché
”
© Réseau Canopé | Téléchargé le 25/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.230.80.203)
“
pour l’échange d’un actif dont la durée de vie est
Il est souvent difficile limitée à quinze périodes d’échange. Cette durée
de détecter une bulle de vie est plus longue que celle des biens échangés
dans l’expérience présentée plus haut. L’institu-
spéculative même tion de marché utilisée est de nouveau la double
”
enchère orale continue qui est si performante pour
rétrospectivement les marchés non financiers. Au début de l’expé-
rience, chaque participant reçoit une dotation de
dix unités de l’actif et d’un montant de liquidité
pour effectuer des échanges. Les participants sont
mations strictement privées [15]5. En laboratoire, des traders. Ils peuvent vendre et acheter des actifs
5. L’article de Smith [8] est
pour des marchés non financiers, l’hypothèse de sur le marché. Le stock d’actif dont dispose un spécifiquement consacré à
cette question.
Hayek est totalement pertinente. Nous allons voir trader à la fin d’une période est reporté au début de
que cela n’est plus le cas pour les biens échangés la période suivante. L’actif rapporte un dividende à 6. Dans l’expérience
présentée ici, on explique
sur les marchés financiers. la fin de chaque période. La valeur de ce dividende aux participants qu’à la fin de
chaque période d’échange
est incertaine mais sa valeur espérée est constante le dividende par actif est
Marchés financiers et connue. Elle est de 24 unités de compte expé- déterminé par tirage au sort.
Le tirage peut prendre la
L’efficacité en prix des marchés financiers rimental (ou ECU)6. Ces dividendes sont la seule valeur 0, 8, 28 ou 60 avec
est centrale dans la théorie financière. Dans une source de valeur intrinsèque pour l’actif échangé. équiprobabilité entre les
quatre tirages possibles.
représentation classique de la finance, c’est à cette Le dividende payé est le même pour l’ensemble Ainsi, en moyenne, chaque
actif rapportera un dividende
condition que les ressources peuvent être correc- des traders sur le marché et son mode de déter- de 24 ECU à chaque période
tement allouées au niveau global de l’économie et mination est connaissance commune. Pour une d’échange.
garantir une bonne gouvernance des entreprises. période considérée, la valeur intrinsèque de l’actif 7. L’évolution de la valeur
intrinsèque de l’actif est
Un marché financier sera considéré comme efficace correspond à la somme espérée des dividendes expliquée aux participants.
si, à chaque instant, les prix d’échange incorporent futurs. Ainsi, pour la première période d’échange, Ils disposent d’un tableau
précisant la valeur intrinsèque
toute l’information disponible sur le marché [16]. sachant qu’il y aura à venir 15 versements de à chaque période et le détail de
Dans ce cas, le prix indique la valeur intrinsèque dividendes, la valeur intrinsèque de l’actif est son calcul.
de l’actif qui se définit comme la valeur actualisée de 360 ECU (15 x 24). À la seconde période, un
de l’intégralité des flux futurs de sa rémunéra- premier versement de dividendes a été effectué, il
tion. Toute bulle spéculative constitue un signe reste encore 14 versements à attendre. La valeur
d’inefficacité. Sur un marché d’actifs, on qualifie intrinsèque de l’actif est de 336 ECU (14 x 24),
© Réseau Canopé | Téléchargé le 25/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.230.80.203)
Graphique 2.
Marché financier expérimental (expérience conduite en mars 2009)
600
400
(ECU)
200
0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15
Period
“
L’apparition de bulles spéculatives dans un
environnement qui est très défavorable à leur
émergence est étonnante
”
© Réseau Canopé | Téléchargé le 25/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.230.80.203)
Bibliographie
[1] Smith V. L., « An Experimental Study of Competitive Market Behavior », Journal of Political Economy, vol. 70, n° 2, p. 111 à 137, 1962.
[2] Smith V. L., Suchanek G. L., Williams A. W., « Bubbles, Crashes, and Endogenous Expectations in Experimental Spot Asset Markets »,
Econometrica, vol. 56, n° 5, septembre 1988, p. 1119-1151.
[3] Plott C. R., « An Updated Review of Industrial Organization: Applications of Experimental Methods » in Schmalensee R. and Willig R.
(dir.), Handbook of Industrial Organization, chapitre 19, p. 1109 à 1176, North-Holland, 1989.
[4] Davis D. D., Holt C. A., Experimental Economics, Princeton, Princeton University Press, 1993.
[5] Holt C. A., « Industrial Organization: A Survey of Laboratory Research » in Kagel J. H., Roth A. E. (dir.), Handbook of Experimental
Economics, Princeton, Princeton University Press, chapitre 5, p. 349 à 444, 1995.
[6] Sunder S., « Experimental Asset Markets: A Survey » in Kagel J. H., Roth A. E. (dir.), Handbook of Experimental Economics, Princeton,
Princeton University Press, chapitre 6, p. 445 à 500, 1995.
[7] Plott C. R., Smith V. L., Handbook of Results in Experimental Economics, New York, Elsevier Science, 2008.
[8] Smith V. L., « Markets as Economizers of Information: Experimental Examination of the “Hayek Hypothesis” », Economic Inquiry,
vol. 20, n° 2, p. 165 à 179, 1982.
[9] Friedman D., Sunder S., Experimental Methods, Cambridge, Cambridge University Press, 1994.
© Réseau Canopé | Téléchargé le 25/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.230.80.203)