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ORGANISER LA VEILLE STRATÉGIQUE DANS L'ENTREPRISE :

CONDUITE DU CHANGEMENT, COMMUNAUTÉS


PROFESSIONNELLES ET STRATÉGIE-RÉSEAU
Nicolas Moinet, Philippe Darantière

ESKA | « Market Management »

2007/4 Vol. 7 | pages 94 à 109


ISSN 1779-3572

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Pour citer cet article :


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Nicolas Moinet, Philippe Darantière« Organiser la veille stratégique dans
l'entreprise : conduite du changement, communautés professionnelles et stratégie-
réseau », Market Management 2007/4 (Vol. 7), p. 94-109.
DOI 10.3917/mama.044.0094
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ACTIONS ET MÉTHODES D’INTELLIGENCE ÉCONOMIQUE

ORGANISER LA VEILLE
STRATÉGIQUE DANS
L’ENTREPRISE : CONDUITE
DU CHANGEMENT,

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COMMUNAUTÉS
PROFESSIONNELLES ET
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STRATÉGIE-RÉSEAU
Nicolas Moinet* - Philippe Darantière**
Résumé : La mise en œuvre d’une Mots-clés : Intelligence stratégique,
démarche d’intelligence économique dans conduite du changement, cartographie,
un grand groupe représente toujours une flux d’informations, communautés profes-
démarche de changement, tant elle vient sionnelles.
94
contrarier des logiques internes fondées Abstract : The implementation of strategic
sur le cloisonnement entre les compé- intelligence in a large company is a part of mana-
tences, qu’illustre l’existence de véritables ging change, because it annoyed internal logic sett-
“communautés professionnelles” se led up upon division between the skills. The exis-
côtoyant sans fusionner. Un des défis pour tence of internal “professional communities” min-
la réussite du changement est de piloter gling without merging is an example. The difficul-
l’implantation de l’intelligence économique ty in managing change is to use these communities
en s’appuyant sur ces communautés pour as a network for the implementation of strategic
les exploiter en tant que réseau de veilleurs intelligence. This contribution suggests a 10 key
et d’analystes. Le présent article résume en steps methodology in this mean. It focuses on the
10 points clés les étapes d’une telle implan- central place of monitoring internal information
tation. Il met ainsi en relief le caractère flows, in order to identify and value the professio-
central du processus de cartographie des nal communities which built the sociological back-
flux d’informations internes utilisé pour ground of the firm.
identifier et valoriser les communautés Keywords : Strategic intelligence, changeover
professionnelles qui tissent la réalité socio- management, monitoring, information flow, profes-
logique de l’entreprise. sional community
* Maître de conférences à l’Université de Poitiers - Institut de la communication et des nouvelles technologies (ICOMTEC)
** Consultant, Professeur associé à l’Université de Poitiers - Institut de la communication et des nouvelles technologies
(ICOMTEC)

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Organiser la veille stratégique dans l’entreprise :


conduite du changement, communautés professionnelles
et stratégie-réseau

Malgré les nombreux développe- observées (recherche-action), nous


ments dont fait l’objet depuis une quin- proposons ici une méthode de condui-
zaine d’années la veille stratégique, il te du changement visant l’organisation
n’existe pas aujourd’hui dans la littéra- ou du moins l’amélioration d’une
ture professionnelle de démarche for- démarche de veille stratégique dans
malisée intégrant la dimension condui- l’entreprise. La philosophie de cette
te du changement. Ainsi, pour être méthode peut se résumer en trois points

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utiles, les méthodes issues plus ou qui s’enchaînent :
moins directement du fameux cycle du • ne pas réaliser d’étude préalable
renseignement1 offrent une grille lourde avant la mise en œuvre de la
d’analyse et d’action idéalisée. Leur veille ;
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intérêt didactique est évident. Elles • fédérer ce qui se fait dans l’entre-
offrent souvent un panorama des prise plutôt que remettre l’organisation
actions et des outils Mais leur pertinen- à plat ;
ce est toute autre dès lors qu’il s’agit • réaliser en parallèle l'étude orga-
d’implanter une démarche de veille nisationnelle et la mise en œuvre d’un
stratégique dans l’entreprise, c’est-à- cycle complet de veille.
dire dans une organisation qui a une
histoire, une culture, des territoires et Adopter une logique projet
qui rassemble en son seins des com-
munautés professionnelles, etc. Suffit-il Le premier travail va consister à bor-
d’avoir sous les yeux l’image d’un puzz- ner une mission dont l’objectif est la 95
le pour réussir à le reconstituer ? mise en œuvre de la veille stratégique
Surtout quand cette image est nécessai- (la fin). Pour y arriver, il sera ou ne sera
rement en décalage avec la réalité, prô- pas nécessaire de mettre en place une
nant une intervention de mécanicien cellule de veille (le moyen). Insistons
dans une structure qui s’apparente sur cette évidence qui est pourtant loin
plutôt à un corps vivant. d’être appliquée sur le terrain où cer-
tains conseils proposent la réalisation
Implanter la veille stratégique : d’une véritable “usine à gaz”. Quel
logique projet et conduite du chan- architecte oserait dessiner les plans
gement d’une maison sans connaître le terrain
sur lequel elle doit être construite ?
Prenant appui sur des missions de Pour éviter cette dérive, il est nécessai-
conseil que nous avons menées ou re d’adopter une logique projet. La
1 Le cycle du renseignement doit couvrir l’ensemble de la chaîne qui permet de transformer l’information en connais-
sance utile pour la décision et l’action : la définition ou le recueil des besoins, leur traduction en renseignements, la pla-
nification de la recherche, la collecte, le traitement, l’analyse et la diffusion. Il s’agit bien d’un cycle puisque les rensei-
gnements ainsi obtenus permettent de réorienter les besoins et d’en découvrir de nouveaux.
Voir Christian Marcon, Nicolas Moinet, L’intelligence économique, Dunod, coll. Les Topos, 2006.
Le cycle du renseignement a notamment fait l’objet d’une critique dans un précédent numéro : Franck Bulinge, « Le cycle
du renseignement : analyse critique d’un modèle empirique », Marketing & Communication, n°3, octobre 2006, p 36-52.

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mission sera ainsi limitée dans le temps Cette cartographie permet également
avec des étapes d’avancement où pour- de comprendre plus globalement le
ront être présentées à la fois une analy- fonctionnement de l’entreprise, de
se suivie des recommandations et des repérer les forces et faiblesses sur les-
résultats concrets. Pour ce faire, la quelles devront s’appuyer les actions à
méthode reposera sur la conduite d’un venir, notamment en matière de for-
cycle complet de veille. Ceci permet de mation, et de déterminer un cycle com-

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mener parallèlement réflexion et expé- plet de veille. Nous présenterons plus
rimentation. La pertinence des recom- en détail cette cartographie dans notre
mandations sur l’organisation dépen- seconde partie car c’est grâce à elle que
dra donc des résultats du cycle de veille. nous allons réellement pouvoir mettre
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Et inversement. Cette logique conduit en œuvre une veille stratégique qui soit
à une obligation de résultats et non en phase avec la réalité culturelle et
seulement de moyens. organisationnelle de l’entreprise.

Cartographier les flux d’information Adopter un langage commun

L’information étant la matière pre- Afin d’entrer dans le cœur de la mis-


mière d’une “économie de la connai- sion, une séance de formation-action
sance”, il importe d’en cerner le est organisée autour des résultats de la
contour au cœur même de l’entreprise. cartographie. Sont conviés à cette séan-
96
La cartographie a pour objectif de ce, dans le cas d’une entreprise où la
repérer les acteurs et leurs rôles dans veille n’existe pas, toutes les personnes
les circuits d'information décisionnelle qui ont montré un intérêt pour la
(position de carrefour, cul-de-sac, démarche de veille et dont le compor-
gouffre ou plate-forme d’informa- tement semble compatible avec une
tions). Des entretiens qualitatifs sont telle fonction : écoute, curiosité, sens
menés auprès des principaux respon- critique, ... C’est parmi eux que seront
sables de l’entreprise afin : recrutés les veilleurs et les analystes du
• de qualifier les informations cycle expérimental de veille. La carto-
nécessaires aux fonctions et métiers et graphie des flux d’information a géné-
de comparer les besoins exprimés ralement permis de les identifier. Dans
avec l’information effectivement dis- le cas d’une structure de veille existan-
ponible ; te, il convient d’associer au projet les
• d’identifier les circuits décision- personnes concernées, mais aussi des
nels d’échange d’informations (en les contributeurs éventuels, sur la base du
comparant, par exemple, avec l’organi- volontariat. Cette séance permet, en
gramme) ; présentant les principaux résultats de la
• d’évaluer l’impact présent et futur cartographie des flux d’informations,
de la culture d’entreprise sur la veille. d’adopter un langage commun. Elle

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Organiser la veille stratégique dans l’entreprise :


conduite du changement, communautés professionnelles
et stratégie-réseau

insiste notamment sur le fait que l’in- exemple sur la politique de Recherche-
formation est une réalité immatérielle Développement (R-D) : nombre de
qui est à la fois : chercheurs, budget de R-D, partena-
• un objet mesurable (un rensei- riats universitaires, ... Lors de la phase
gnement communiqué ou obtenu) ; de collecte, à chaque information
• un stock quantifiable (une accu- seront associés des indices à observer
mulation de connaissances acquises sur avec les sources d'information adé-

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un sujet) ; quates. Pour poursuivre notre exemple,
• une énergie, un flux (un proces- les indices à collecter concernant le
sus tendu vers la décision). budget de R&D porteront sur les
Cette formation-action permet de investissements récents, l'organigram-
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tester les futurs relais de la veille et de me interne, la participation financière à


leur donner les notions fondamentales des consortium de recherche... Les
à l’exercice de ce rôle. Notons qu’un sources pourront être les comptes ou le
travail doit être réalisé ici sur les rapport annuel, la documentation de
notions de “données”, “informations”, l'entreprise (plaquette, site web, ...), les
“connaissances”2. C’est d’ailleurs là banques de données scientifiques... La
que les recherches académiques dans le démarche de veille s’apparente donc à
domaine de l’intelligence économique la construction d’un puzzle, pièce par
viennent au secours de praticiens qui, pièce.
en mélangeant les concepts se retrou-
vent dans des impasses pratiques. Réunir un groupe d’analystes 97

Lancer un cycle expérimental de veille A la suite de la phase de collecte, une


évaluation stratégique est réalisée par la
Le cycle expérimental de veille réunion d’analystes. Cette action est
consiste à définir un thème et une cible sans doute la plus riche mais aussi la
(concurrent, produit, nouvelles techno- plus difficile à réaliser. Il s’agit en effet
logies, ...) puis à collecter, traiter et dif- de réunir des expertises individuelles
fuser l’information sur cet objectif. pour les transformer en intelligence
L’opération débute par la rédaction collective. Analyser, c’est valoriser l’in-
d’un plan de recherche divisé en axes. formation à partir d’un socle de
Pour un concurrent, les axes de connaissances initiales. Chaque expert
recherche cibleront son organisation et dispose donc de tout ou partie des
sa direction, ses produits, ses résultats résultats de la phase de collecte. Si
financiers, sa politique de recherche, l’analyste a généralement peu participé
etc. Ces axes sont eux-mêmes divisés à la recherche, il peut néanmoins faire
en informations à recueillir, par appel à ses propres informations et

2 Guy Massé, Françoise Thibault, Intelligence économique : un guide pour une économie de l’intelligence, Bruxelles,
De Boeck, 2001.

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contacts. Son travail se décompose en mis en œuvre une démarche de veille,


cinq phases : c’est que celle-ci est économiquement
• le recoupement par des critères utile. Cette comparaison vaut tous les
de confirmation ou d'opposition des arguments du monde. Notons qu’il est
informations entre elles ; relativement facile d’approcher d’autres
• leur validation pour écarter le entreprises non concurrentes dès qu’il
"bruit" de l'information pertinente ; y a un véritable échange d’informa-

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• leur hiérarchisation selon les tions. C’est pourquoi cette mission de
critères d'utilité propres à l'entreprise ; benchmarking arrive à la fin du cycle
• leur interprétation, c'est à dire l'é- expérimental.
tude de l'impact de l'information dans
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son contexte ; Penser l’organisation de la veille


• l’extrapolation, c'est à dire l'étude
des enjeux de l'information pour l'en- L’organisation de la veille va naître
treprise (scénarios). du croisement de deux logiques :
• une logique fonctionnelle qui
Mettre à disposition les résultats consiste à créer la fonction de veille. Si
celle-ci est confiée à une unique per-
Le problème fondamental de l’intelli- sonne, le risque est grand de la voir
gence économique est de mettre à dis- s’enfermer et revenir à sa spécialité
position les résultats de la recherche et d’origine (documentation, informa-
98
de l’analyse. A quoi bon tout ce travail tique, ...). Il s’agira donc d’une petite
si les résultats ne sont pas exploités et équipe (2 à 5 personnes) intégrée dans
reliés à la décision ? Or trop souvent, une cellule spécifique ou répartie dans
mise à disposition et communication l’entreprise et travaillant en réseau.
sont confondues. Il faut en réalité per- Aujourd’hui, une telle équipe peut dis-
mettre une double approche “push” et poser d’une palette d’outils informa-
“pull” : par exemple, des réunions tiques de veille large et à la portée de
régulières (“pull”) auront permis de tous les budgets. Pour être mise en
définir des profils de veille (“push”). œuvre, cette logique fonctionnelle
demande l’établissement d’un cahier
Mener une étude de Benchmarking des charges (cf. 1.9).
• une logique culturelle qui vise à
Parallèlement au cycle expérimental lancer des actions transversales pour
et à la réflexion sur l’organisation glo- développer une culture collective de
bale de la veille, il convient d’aller voir l’information (un séminaire d’intelli-
ce qui se fait dans d’autres entreprises. gence économique dans le cursus
Cette comparaison (Benchmarking) d’intégration des nouveaux collabora-
permet à la fois d’enrichir le système en teurs, la création d’un groupe de dis-
cours d’élaboration et de stimuler les cussion sur la veille...). Alors que la pre-
décideurs. Si d’autres entreprises ont mière logique demande quelques mois,

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Organiser la veille stratégique dans l’entreprise :


conduite du changement, communautés professionnelles
et stratégie-réseau

la seconde porte ses fruits sur plusieurs • Le plan de formation. Son objec-
années. Mais elle est indispensable pour tif est de faire acquérir des actes
pérenniser la démarche de veille dans réflexes de veille aux collaborateurs :
l’entreprise (cf. 1.10). L’enjeu est de rédaction du rapport d’étonnement,
favoriser l’émergence d’une véritable techniques de collecte sur les salons,
communauté interne de pratique de la pratique du “debriefing” collectif, ...
veille, comme il y a dans l’entreprise

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une communauté des commerciaux, Pérenniser la démarche de veille
des cadres de production ou des infor-
maticiens. Une erreur commune consiste à croi-
re que la mise en place d’une cellule de
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Etablir un cahier des charges veille suffit à pérenniser la démarche.


De même, se contenter de convaincre
Le cahier des charges définit : le personnel à l’intérêt du recueil et de
• La répartition des taches et des la diffusion d’informations n’est pas
modes de fonctionnement de la veille. suffisant. Ces missions doivent être ins-
Celle-ci doit pouvoir fonctionner à la crites “noir sur blanc” sur les fiches de
fois sur des cycles longs (anticipation poste et faire l’objet d’une évaluation
ou pro-action) et des cycles courts lors des entretiens annuels. Bien enten-
d’alerte (réaction). Contrairement à ce du, ce travail supplémentaire aura été
qu’on lit parfois, la question n’est pas favorisé par l’allégement d’autres
de passer d’une attitude de réaction à taches, la mise à disposition de sta- 99
une attitude de pro-action mais bien de giaires (il existe de nombreuses forma-
gérer les deux modes. A notre connais- tions supérieures en veille et intelligen-
sance, aucune fusion-acquisition d’un ce économiques) et la définition de
concurrent n’a été sérieusement anti- couples thèmes-cibles3 (par rapport au
cipée grâce à une veille. Ce qui prouve plan stratégique de l’entreprise). Enfin,
bien que dans une société ouverte, il est aucune démarche de veille ne peut exis-
encore possible de mener des opéra- ter sans “feed-back” des décideurs.
tions secrètes. Mais attention. Cette démarche en
• La gestion des stocks et des flux dix points ne peut avoir de réel effet
d’informations au moyen d’outils de que si la mise en œuvre de la veille
stockage (de l’indexation-recherche par stratégique s’appuie sur la notion de
mots-clés à l’outil sémantique), de trai- réseau : réseaux de collecte, d’expertise,
tement (de la lexicométrie à la repré- de diffusion, voire même réseaux d’in-
sentation cartographique des données) fluence. Quel ouvrage d’intelligence
et de partage (de la messagerie à l’intra- économique n’insiste pas sur l’impor-
net). tance de la dimension réticulaire ? Et

3 Sur la notion de ciblage des besoins en information, voir Humbert Lesca, Veille stratégique : la méthode
L.E.SCAnning, EMS 2003

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quoi de plus normal dans des activités stratégie-réseau. Une communauté est,
empreintes de culture du renseigne- en effet, un groupe humain ayant des
ment4. Pourtant, et malgré la multipli- biens, des goûts, des idées ou des
cation récente des séminaires sur le croyances en commun et partageant
management des réseaux, il s’agit là une reconnaissance mutuelle de ce fait.
d’un champ de recherche qui reste lar- Autrement dit, “un groupe se forme
gement à explorer dans le domaine qui lorsque ses membres se sentent plus

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nous intéresse : l’organisation des flux proches les uns des autres que d’un
d’informations stratégiques. Ceci s’ex- quelconque non-membre. Il se consti-
plique notamment par le fait que l’ob- tue en communauté en acquérant une
jet réseau reste flou et difficile à appré- durée et une identité”6. Dans ce cadre,
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hender, tant il renvoie à des réalités nous proposons de préciser dans notre
différentes. C’est pourquoi nous préfé- seconde partie le rôle des commu-
rons parler de “stratégie-réseau”5 nautés professionnelles de l’entreprise
(2)entendue comme la création ou, le dans l’organisation de la veille straté-
plus souvent, l’activation et l’orienta- gique.
tion des liens tissés entre des acteurs
dans le cadre d’un projet. La notion de Communautés professionnelles et
lien est ici essentielle et c’est par elle organisation de la veille straté-
que la notion de communauté s’accor- gique
de (sans se confondre) avec celle de
100
Notre propos s’appuie ici plus parti-
culièrement sur une mission de conseil
Echelle de temps : un tel projet ne dans un grand groupe pétrolier visant à
doit pas dépasser une année améliorer la production et la circulation
(quelques mois pour le cycle expéri-
mental de veille). de l’information d’affaire, encore
Coût : 1 à 2 personnes à temps plein appelée “business information”7.
ou à temps partiel au démarrage. Partant de l’idée que les réseaux de col-
Outils : privilégier la simplicité. Sans lecte et d’expertise s’appuyaient forte-
oublier que rien ne peut remplacer la
méthode ! ment sur les communautés profession-
nelles, nous avons développé une
méthode pragmatique permettant de
4 Bernard Besson, Jean-Claude Possin, Du renseignement à l’intelligence économique, Dunod, 2001 (2ème édition).
5 Christian Marcon, Nicolas Moinet, La stratégie-réseau, Editions 00h00 , coll. Stratégie, 2000.
Christian Marcon, Nicolas Moinet, Activez et développez vos réseaux relationnels, Dunod, 2007 (2ème édition).
Philippe Darantière « Le réseau humain : siège de tous les fantasmes de l’intelligence économique ? » in RH XXI, Mars
2003
6 Nicolas Journet, « Un lien fondamental » in La logique des communauté, Sciences Humaines, n°48, mars 1995.
7 Philippe DARANTIERE, Nicolas MOINET, “ Le rôle des communautés professionnelles de l’entreprise dans l’or-
ganisation de la veille stratégique ”, in colloque international Veille Stratégique Scientifique et Technologique (VSST),
Barcelone, octobre 2001.
Les conclusions de cette mission ont pu être validées par la suite lors de missions de recherche-action effectuées dans
le cadre du Master professionnel « Intelligence économique et communication stratégique » de l’université de Poitiers.

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Organiser la veille stratégique dans l’entreprise :


conduite du changement, communautés professionnelles
et stratégie-réseau

cartographier les flux d’informations essentiellement d’ingénieurs de haut


stratégiques puis utilisé les résultats niveau qui sont avant tout des hommes
pour organiser la veille stratégique dans de projet. D’ores et déjà, il était plau-
l’entreprise. sible de poser l’hypothèse d’une orga-
nisation-cyclope, c’est-à-dire d’une
Les communautés professionnelles : de organisation possédant un champ
visuel profond mais étroit, dès lors qu’il

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l’intuition à la révélation
est question de veille stratégique, car
Dans le cas de la mission que nous mono-directionnel.
avons menée pendant plusieurs mois - L’exploration-production pétrolière
au sein du groupe pétrolier, l’idée que est un processus linéaire dans lequel
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les communautés professionnelles interviennent des métiers aux cultures


jouaient un rôle dans les flux d’infor- forts différentes : géologues, géophysi-
mations stratégiques nous est apparue ciens, foreurs, ingénieurs projet, écono-
très tôt. C’est pourquoi, il nous semble mistes, etc. Une rapide immersion dans
possible de parler d’intuition, pressenti- l’entreprise suffit pour constater qu’il
ment de ce qui est ou doit être. s’agit là de communautés avec leurs
L’intuition, c’est l’intelligence qui fait rites et coutumes. La presse d’entrepri-
un excès de vitesse, dit-on parfois. se, et notamment un magazine sati-
Définition ô combien exacte : l’intui- rique interne, nous apporta beaucoup
tion permet de gagner un temps pré- d’éléments sur la réalité de ces commu-
cieux mais s’avère fortement risquée ! nautés. 101
Dans notre cas, cette intuition est née - La forte mobilité des hommes ainsi
dès la prise de connaissance de l’entre- que le nombre et la diversité des postes
prise et notamment de sa culture. Il occupés est également une caractéris-
s’est ensuite avéré nécessaire de vérifier tique qui a des conséquences majeures
cette intuition par une série d’entretiens sur la culture de l’information. Les
puis par une cartographie plus poussée. hommes se connaissent et échangent
de nombreuses informations de maniè-
L’intuition du rôle des communautés pro- re informelle, d’autant plus qu’ils
fessionnelles appartiennent à des communautés
constituées d’un relativement petit
L’approche de la culture de l’entre- nombre de spécialistes, où tout le
prise étudiée a rapidement mis en monde se connait peu ou prou. En
exergue trois caractéristiques, essen- outre, le secteur de l’exploration-pro-
tielles pour la suite : duction est propice à ce type d’échange
- La branche “exploration et produc- car les hommes ont vécu de véritables
tion d’hydrocarbures” du groupe, dans aventures. Sur une plate-forme en mer
laquelle nous intervenions plus spécifi- du nord ou dans une jungle d’Asie, ils
quement, constitue une entité à forte ont connu des conditions extrêmes,
culture technique. Elle est composée partagés des risques bien réels et vécu

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un temps en circuit fermé. Néanmoins, vite comme un formidable levier, à


la rotation étant circonscrite à un condition de bien définir les contours
métier, on peut imaginer que la plupart des communautés et, finalement, de ne
des informations “business” circulent à pas les restreindre aux métiers.
l’intérieur de celui-ci. L’amélioration du
système passera alors par la formalisa- La cartographie des communautés pro-
tion de certains échanges et une

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fessionnelles
meilleure transversalité.
Pour valider cette approche culturel- Ainsi que nous l’avons montré
le, encore trop subjective et intuitive, précédemment, la cartographie des
des entretiens à la fois quantitatifs et différentes communautés qui compo-
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qualitatifs, fermés comme ouverts, sent l’entreprise et échangent entre


furent réalisés auprès d’une trentaine elles des informations suppose d’iden-
de responsables ou de personnes-clés, tifier les éléments clés de la culture
les noms des suivants étant souvent interne de l’organisation. Une entrepri-
cités par les premiers. Les questions se de culture technicienne ne sera pas
avaient notamment pour objectif de structurée de la même manière qu’une
qualifier l’information dite “business”. entreprise de culture commerciale,
La notion de communauté apparût exportatrice ou encore bureaucratique.
dès la définition même de ce que pou- La prise en compte de la culture d’en-
vait être l’information “business”, des treprise passe par le décodage de son
102
différences apparaissant en fonction histoire, de ses succès et de ses échecs,
des métiers et parfois des environne- implicites ou explicites, et par l’analyse
ments concurrentiels fréquentés. Pour de son système de valeurs (mode de
les uns, l’information “business” sanction ou de récompenses, poids de
concernait tout ce qui n’est pas pure- la hiérarchie, importance de l’ancien-
ment technique : en interne, les bilans neté, etc.). Cette dimension est essen-
et budgets, en externe, les prises de tielle mais risquée si elle n’est pas
permis sur des concessions, les parte- recoupée par des analyses d’autres
naires-concurrents...” ; pour les autres, types. C’est pourquoi nous nous
l’information “business” regroupait sommes appuyés sur une cartographie
l’information sur le patrimoine du des flux d’informations ainsi que sur
groupe. Etc. Bien entendu, il y avait des l’analyse des qualités attribuées à l’in-
recoupements mais on notait tout de formation “business” au sein de l’en-
même des conceptions plus ou moins treprise (voir Communautés professionnelles
larges de l’information “business”. A et organisation de la veille stratégique).
ce stade, on pouvait penser que cette Lors des entretiens, il fut ainsi
prégnance des communautés sur la cul- demandé à chaque responsable de tra-
ture de l’information allait être préjudi- cer les flux d’informations “business”
ciable à l’organisation des flux d’infor- le concernant sur l’organigramme. La
mations. En fait, elle apparaîtra très méthode mise en œuvre vise à identi-

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Organiser la veille stratégique dans l’entreprise :


conduite du changement, communautés professionnelles
et stratégie-réseau

fier les flux d’informations à partir des ainsi un cadre commercial va-t-il parta-
hommes qui les produisent. Elle offre ger avec ses équipes les succès de sa
l’avantage de renseigner efficacement prospection et centraliser la mémoire
sur la structuration de l’entreprise par historique des négociations réussies.
communautés. En demandant aux Elle peut aussi être virtuelle, constituée
principaux responsables de services de par des bases de données internes à
situer leur département sur un organi- usage particulier de tel ou tel collabora-

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gramme, et de figurer par des traits de teur ou service, comme les bases de
couleurs les échanges d’informations données des géologues sur les résultats
qui les relient à leurs homologues, on d’explorations sismiques. Dans ce cas,
obtient une représentation originale de la liste de ceux qui utilisent ces bases
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l’entreprise peinte par elle même. représente souvent la liste des


Certains vont positionner leur service à membres d’une communauté particu-
un niveau hiérarchique indu, d’autres lière. L’accès à une communauté par
vont figurer des flux d’informations l’accès à sa mémoire répond à des
que les autres protagonistes ignorent, codes tels que le partage d’un langage
etc. La position relative des uns et des commun (langage du marketing, de la
autres va ainsi apparaître visuellement, production ou de l’informatique), ou
permettant de dégager ceux qui se d’une histoire commune (les anciens de
trouvent au cœur d’un réseau dense
tel service, de telle filiale).
d’échange d’informations, et ceux qui
Il fut alors question de “commu-
sont isolés dans l’entreprise, limitant
leurs échanges à quelques flux formels. nautés professionnelles” pour désigner 103

Cette représentation contredit parfois des familles de collaborateurs réunis


le discours officiel sur la circulation de par des occupations et un langage com-
l’information. Elle sert toujours de mun et partageant entre eux une
révélateur des principaux courants “mémoire” commune.
d’informations dans l’entreprise. On En termes de flux d’informations
peut distinguer de manière visuelle les “business”, l’étude réalisée a permis de
flux d’informations de production, repérer un fonctionnement suivant 4
financière et commerciale, scientifique communautés bien distinctes (voir
et technique, sociale, etc. schéma page suivante):
Insistons ici sur l’idée que les groupes - la communauté des Ressources
qui échangent entre eux des informa- Scientifiques et Techniques ;
tions ne constituent pas pour autant - la communauté des Etudes - Projets
des communautés. Pour revendiquer - Développement ;
cette appellation, un groupe humain - la communauté des Négociateurs
doit aussi posséder une mémoire com- des filiales par zones géographiques et
mune. Cette mémoire peut être réelle, des Affaires nouvelles ;
tissée de liens humains, reposant sur - la communauté des Ressources
l’ancienneté ou les rites d’appartenance : Concurrentielles.

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L’identification des différentes com- départements appartenant aux diffé-


munautés qui composent l’entreprise rentes communautés. Les commu-
étant faite, il s’est agi de mesurer l’in- nautés les plus importantes vont se dis-
formation échangée, tant à l’intérieur tinguer des micro-communautés, voire
d’une communauté qu’entre commu- des “électrons libres”. Les flux d’infor-
nautés distinctes. Cette démarche sert à mation hiérarchiques, fonctionnels ou
mesurer le degré de pertinence, de rapi- encore la rumeur pourront être repré-

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dité, de fiabilité de la transmission des sentés par des traits de couleurs entre
informations. On va constater, par communautés.
exemple, que les négociateurs, exerçant
une fonction transversale, vont dispo- L’impact des communautés sur l’orga-
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ser de capteurs d’informations pré- nisation de la veille


coces, mémorisables en banque de
données, et partageables entre eux et Cette vision de l’organisation à par-
avec les représentants des commu- tir de l’accès partagé ou au contraire de
nautés “géosciences”, “projets” et l’isolement des principaux flux d’in-
“études concurrence”. La superposi- formation sert à distinguer ce qui peut
tion des différentes communautés sur devenir une “méta-communauté” : la
un organigramme de l’entreprise per- communauté des veilleurs. Il s’agissait
met ainsi d’obtenir une vision originale au terme de notre mission de faire
de celle-ci. Des olives de couleurs diffé- émerger un processus de recherche, de
104
rentes vont figurer les services et partage et d ‘analyse d’informations

Fig.- Exemple de cartographie d’une communauté professionnelle

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conduite du changement, communautés professionnelles
et stratégie-réseau

“business” compatible avec une cultu- ment les apports et les carences des
re d’entreprise privilégiant le métier communautés. Toute la question sera
d’appartenance (ingénieur projet, géo- alors de profiter des apports et de
logue, économiste, etc.). Notre répondre aux carences. Comme on
démonstration de l’existence de com- pouvait s’en douter dès l’approche cul-
munautés professionnelles transcen- turelle, il existait en interne un volume
dant les frontières entre métiers était important d’informations “business”

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une première étape. Elle permit de pertinentes, cohérentes, claires et
déceler des logiques implicites dans la fiables (forces). Historiquement, la
circulation de l’information décision- fonction “business” étant venue se
nelle. Celle-ci suit schématiquement greffer sur des unités déjà existantes,
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un mode linéaire : l’information “busi- l’information qui y est liée se trouve


ness” sur une opportunité à exploiter nécessairement disséminée. Ce constat
provient généralement de la commu- fut confirmé par les faiblesses recon-
nauté des Négociateurs (Affaires nou- nues quasi-unanimement par les res-
velles ou direction des Zones géogra- ponsables interviewés, à savoir : l’infor-
phiques là où des filiales sont déjà mation “business” est plutôt incomplè-
implantées). Elle est transmise à la te, dans un format inadapté, isolée, à
communauté des “Ressources scienti- sécuriser et souvent accessible par
fiques et techniques” pour apprécier le ailleurs. De même, cette réalité explique
modèle géologique du projet et mesu- l’extrême diversité des définitions
rer sa probabilité de production, puis données à l’information “business” et à 105
passe à la communauté des “Etudes – son usage.
Projets – Développement” pour vali- Suivant les phases du cycle de la veille
der les données techniques de mise en stratégique, nous nous sommes
exploitation et estimer le coût du pro- appuyés de manière très différente sur
jet. Enfin elle est transmise à la com- les communautés révélées par la carto-
munauté des “Ressources concurren- graphie. Pour des raisons évidentes de
tielles” où se trouvent les économistes confidentialité, nous ne pouvons entrer
qui apprécient la rentabilité à long dans le détail. Or sans précision, nos
terme du projet en fonction des prévi- propos auraient peu d’intérêt. D’autre
sions de marché. C’est seulement au part, nous n’avons pas d’expérience ou
terme de ces différentes validations de connaissances similaires nous per-
que le projet est soumis au comité de mettant de généraliser. C’est pourquoi
direction. il nous semble opportun de réfléchir
plutôt ici à la place de ces commu-
La place des communautés dans le nautés dans les principes d’organisa-
processus de veille stratégique tion même de la veille stratégique, tant
l’idée de pérennité est cruciale dans ce
L’analyse des forces et faiblesses de domaine. C’est dans ce cadre qu’il est
l’information “business” révéla rapide- intéressant d’analyser la place des com-

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munautés professionnelles, notamment d’avoir des stratégies de communica-


en évaluant leur impact, à partir des tion et d’information tenant compte
principes vus dans la première partie : autant de la position d’une personne
- Adopter un langage commun. Après une dans le circuit réel des flux d’informa-
première sensibilisation, deux séances tion stratégique que de sa position dans
de formation-action furent organisées. l’organigramme. Un correspondant
Y étaient conviées toutes les personnes appartenant à la petite communauté

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ayant montré un intérêt pour la des “Ressources concurrentielles”
démarche de veille mais aussi les res- nous apportera ainsi une information
ponsables qui semblaient jouer un rôle capitale concernant une rencontre
central au sein des communautés. Cette imminente du président du groupe
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formation-action permit de tester les avec le numéro un de l’entreprise


futurs correspondants de la veille en concurrente sur lequel nous travail-
leur donnant les notions fondamen- lions. Des cadres beaucoup mieux
tales à l’exercice de ce rôle mais aussi positionnés que lui n’avaient pas eu
d’adopter un langage commun. De vent de cette rencontre. Mais surtout,
quoi parle-t-on lorsqu’il est question cette remontée d’information eut lieu
d’information “business” ? Aussi éton- parce qu’un lien particulier avait été
nant que cela puisse paraître, ces diffé- tissé avec cette communauté. Elle nous
rences culturelles, liées aux commu- permit, par le même canal, de bénéfi-
nautés, furent une révélation pour cier d’un débriefing sur cette rencontre
106
beaucoup de responsables présents. qui n’aurait pas été possible compte
- Lancer un cycle expérimental de veille. tenu de la distance hiérarchique exis-
Dans le cadre de notre mission, il fut tant entre le PDG du groupe et la peti-
décidé de nous appuyer sur la culture te cellule expérimentale de “veille
technicienne du projet et de mettre en stratégique” que nous formions.
place un “pilote” consistant à définir - Réunir un groupe d’analystes. A la suite
un thème concurrentiel sur une cible de la phase de collecte, une évaluation
précise (stratégie, produit, technologies, stratégique a été réalisée par la réunion
...) puis à collecter, traiter et diffuser d’analystes. Cette action est à la fois la
l’information s’y rapportant. La plus riche mais aussi la plus délicate à
connaissance des communautés pro- réaliser puisqu’il s’agit de réunir des
fessionnelles se révéla fort utile dans expertises individuelles et communau-
l’organisation du réseau de correspon- taires pour les transformer en intelli-
dants internes. Chacun de ces corres- gence collective.
pondants, pris à l’intérieur d’une com- Représentants des communautés, les
munauté distincte, bénéficia naturelle- correspondants ont constitué le socle
ment du capital informationnel de sa d’un réseau stratégique de capitalisation
communauté d’appartenance. De plus, et de fertilisation croisée de l’informa-
la connaissance de ces communautés tion. Conscients des risques de com-
permit à l’organisateur de la veille munautarisme (voir 2.2.), nous avons

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Organiser la veille stratégique dans l’entreprise :


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et stratégie-réseau

veillé à ce qu’aucune communauté ne demande la prise en compte de deux


soit sur-représentée. Ce rôle d’anima- logiques : une logique fonctionnelle qui
tion nous semble d’ailleurs être aujour- consiste à créer et reconnaître la fonc-
d’hui au cœur du métier de responsable tion de veille et une logique culturelle
de la veille, faisant de celui-ci autant un qui vise à lancer des actions transver-
homme de communication que d’in- sales pour développer une culture col-
formation. Cette étape de mise en lective de l’information. Il faut insister

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commun des résultats d’analyse fut ici sur la nécessité de prendre en comp-
particulièrement riche : elle mit en te la réalité des communautés profes-
relief le fait que chacun savait décryp- sionnelles dans l’articulation des deux
ter individuellement une partie de la logiques. Par exemple : Les commu-
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stratégie du concurrent, mais butait sur nautés seront-elles représentées au sein


un aspect que seule l’analyse de son de l’équipe de veille ? Quels rôles res-
confrère éclairait. Or, pratiquée de pectifs donner dans les phases de
manière isolée, l’analyse ne pouvait recherche et de traitement à l’organisa-
produire de résultat global, dans la tion par métier et à celle par commu-
mesure où la culture “communautaire” nauté ? L’une favorise-t-elle la logique
de chaque expert le faisait douter par push et l’autre la logique pull ? Le
principe de la pertinence du modèle niveau et le type d’information sont-ils
qu’il était chargé d’analyser. Il fallait à la différents ? Etc.
fois le croisement des regards et le
caractère collectif de la démarche pour Les risques de la “communautarité” 107
lever les présupposés et stimuler les
analystes autour de la résolution des Toute logique communautaire fonc-
“énigmes stratégiques” que nous posait tionne sur le couple inclusion/exclu-
le cas concurrentiel étudié. sion. Le trait distinctif des commu-
- Mettre à disposition les résultats. Un des nautés étant d’imposer des limites, on y
problèmes fondamentaux de l’intelli- trouve aussi bien des rites d’initiation
gence économique étant de mettre à la que des rites d’exclusion. Suivant la
disposition de la bonne personne et au même logique, solidarité intérieure et
bon moment les résultats de la hostilité vis-à vis de l’extérieur se
recherche et de l’analyse, les commu- répondent [3]. Leur dérive naturelle se
nautés professionnelles présentent, de nomme “communautarité”. Cette ten-
ce point de vue, un intérêt évident : dance rend compte de l’importance
tout résultat susceptible d’intéresser un accordée à la ressemblance et à la
des membres a de fortes chances de lui proximité sur le plan personnel des
être communiqué dès lors qu’il est individus qui composent un groupe,
connu d’un autre membre. L’effet par exemple, une équipe de travail.
réseau est ici aisément perceptible. Philippe d’Iribarne [5] a ainsi montré
- Penser et pérenniser l’organisation de la comment les rapports de travail dans
veille stratégique. Organiser la veille les organisations françaises étaient

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fondés sur une logique de l’honneur ou Conclusion


sur la fierté d’appartenir à une certaine
communauté dans laquelle les Dans toute organisation, il existe des
membres partagent quelques grandes communautés qui expliquent, court-
similitudes quant aux diplômes, aux circuitent ou transcendent la hiérarchie
parcours, aux expériences, aux formelle. Dès lors, tout processus de
manières de penser et d’agir8. recherche, traitement et diffusion de

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Si la communauté est un levier évi- l’information stratégique doit prendre
dent de tout processus de veille straté- en compte cette dimension commu-
gique – à condition qu’il soit maîtrisé -, nautaire. Celle-ci intervient dans l’orga-
la pensée de groupe peut avoir des nisation des flux dans l’espace et dans
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effets désastreux parce qu’elle déforme le temps. Tout processus de veille


la prise d’information et de décision stratégique appelle donc l’implication
par le groupe. Elle limite l’étude à de ces communautés et/ou la création
quelques possibilités de réflexion ou de communautés nouvelles : corres-
d’action, celles qui paraissent les plus pondants pour la veille, réseaux d’ex-
aptes à maintenir la cohésion du grou- perts, etc. Ces communautés peuvent
pe. Si nous manquons encore de retour s’ignorer, collaborer ou s’affronter.
d’expérience à ce sujet dans le domaine Dans tous les cas, il est essentiel de les
de l’intelligence économique, ceci a été repérer afin de relever leurs apports et
maintes fois démontré, notamment par leurs limites. Nous avons proposé ici
108
la sociologie des organisations9. De une démarche dont la seule ambition
plus, la pensée de groupe réduit trop est d’ouvrir un champ de recherche
souvent au silence l’esprit critique et appliquée. Notre expérience nous
induit un fonctionnement autarcique conforte dans l’idée qu’il s’agit là d’un
empêchant de faire appel à du conseil thème essentiel pour l’intelligence éco-
ou de l’expertise extérieure qui pourrait nomique.
déstabiliser le groupe en introduisant
des éléments de divergence. Il n’est pas Références bibliographiques
utile d’insister longuement pour se
convaincre que la communautarité et la (1) BESSON B., POSSIN J-C., Du renseignement à
pensée de groupe constituent des obs- l’intelligence économique, Paris, 2001.
tacles quasi-infranchissables pour toute (2) BRUTE DE REMUR D., Ce que intelligence éco-
démarche de changement. Or qu’est-ce nomique veut dire, Paris, Editions d’Organisation,
que mettre en œuvre la veille straté- 2006.
gique dans l’entreprise sinon une mis- (3) BULINGE F., “Le cycle du renseignement : ana-
sion de conduite du changement ? lyse critique d’un modèle empirique”, Marketing &
Communication, n°3, octobre 2006, p 36-52.

8 Philippe d’Iribarne, La logique de l’honneur, Editions du Seuil, coll. Points essais, 1993.
9 Michel Crozier, La crise de l’intelligence, Editions du Seuil, coll. Points essais, 1998.

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Organiser la veille stratégique dans l’entreprise :


conduite du changement, communautés professionnelles
et stratégie-réseau

(4) CROZIER M., La crise de l’intelligence, Editions international Veille Stratégique Scientifique et
du Seuil, coll. Points essais, 1998. Technologique (VSST), Barcelone, octobre 2001.
(5) D’IRIBARNE P., La logique de l’honneur, Editions (9) JOURNET N., “Un lien fondamental” in “La
du Seuil, coll. Points essais, 1993. logique des communautés”, Sciences Humaines,

(6) DARANTIERE P. “Le réseau humain : siège de n°48, mars 1995.


(10) MARCON C., MOINET N., La stratégie-réseau,
tous les fantasmes de l’intelligence économique ?” in

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Paris, Editions www.00h00.com , coll. Stratégie,
RH XXI, Mars 2003
2000.
(7) DARANTIERE P. et MOINET N., “Comment
(11) MARCON C., MOINET N., Développez et acti-
mettre en œuvre la veille en entreprise”, Veille (Le
vez vos réseaux relationnels, Paris, Dunod, 2004.
magazine professionnel de l’intelligence écono-
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2ème édition 2007.


mique et du management des connaissances), n°23, (12) MARCON C., MOINET N., L’intelligence écono-
avril 99, p 24-27. mique, Paris, Dunod, coll. Les Topos, 2006.
(8) DARANTIERE P. et MOINET N., “Le rôle des (13) MASSE G., THIBAULT F., Intelligence écono-
communautés professionnelles de l’entreprise dans mique : un guide pour une économie de l’intelligen-
l’organisation de la veille stratégique”, in colloque ce, Bruxelles, De Boeck, 2001.

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