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LES USAGES DE LA SPÉCIALISATION DANS LA POLICE

Les formes discrètes du management public policier

Élodie Lemaire

Presses de Sciences Po | « Revue française de science politique »

2016/3 Vol. 66 | pages 461 à 482


ISSN 0035-2950
ISBN 9782724634631
Article disponible en ligne à l'adresse :
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LES USAGES DE LA SP ÉCIALISATION
DANS LA POLICE
LES FORMES DISCRÈTES DU MANAGEMENT PUBLIC POLICIER

Élodie Lemaire

es recherches menées sur les transformations des systèmes administratifs, en France1

L et à l’étranger2, constatent l’introduction et la légitimation de catégories d’entendement


et d’action économiques, issues du monde industriel, dans les administrations publi-
ques. Ce virage managérial, s’il renvoie à un ensemble d’évolutions diverses selon les contextes
nationaux, s’est caractérisé de manière très centrale par la promotion et la diffusion d’outils
de mesure et de gestion de la performance dans les administrations3. Le cas de la police est
présenté comme une « illustration paradigmatique des innovations contemporaines »4 qui
affectent les politiques et les services publics. Depuis les années 1980, les polices occidentales
ont fait l’objet d’initiatives de réforme visant à réorienter leurs activités vers la mesure de la
performance5. La France s’inscrit dans cette tendance internationale6 à partir du début des
années 2000, en instaurant une politique de gestion par objectifs7. Si les principales dimen-
sions du management public policier8 ont fait l’objet de multiples travaux approfondis et
comparatifs9, d’autres « innovations » – elles aussi porteuses de changement et constituant
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également, en théorie, des déclinaisons du New Public Management (NPM) – restent peu

1. Philippe Bezes, Réinventer l'État. Les réformes de l'administration française (1962-2008), Paris, PUF, 2009.
2. Par exemple, Tom Christensen, Per Lægreid (eds), New Public Management. The Transformation of Ideas and
Practice, Aldershot, Ashgate, 2002 ; Christopher Pollitt, Geert Bouckaert, Public Management Reform. A Com-
parative Analysis, Oxford, Oxford University Press, 2004 ; Béatrice Hibou, La bureaucratisation du monde à
l'ère néolibérale, Paris, La Découverte, 2012.
3. Par exemple, Patrick Le Galès, Allen J. Scott, « Une révolution bureaucratique britannique ? », Revue française
de sociologie, 49 (2), 2008, p. 301-330 ; Robert Salais, « La donnée n'est pas un donné : pour une analyse critique
de l'évaluation chiffrée de la performance », Revue française d'administration publique, 135, 2010, p. 497-515.
4. Fabien Jobard, Jacques de Maillard, Sociologie de la police. Politiques, organisations, réformes, Paris, Armand
Colin, 2015, p. 215.
5. Jacques de Maillard, « Réforme des polices dans les pays occidentaux : une perspective comparée », Revue
française de science politique, 59 (4), août 2009, p. 1197-1230.
6. Trevor Jones, Tim Newburn, « Le managérialisme et la nature des réformes policières en Angleterre et au
Pays de Galles », Revue française de science politique, 59 (4), août 2009, p. 1175-1196.
7. Loi d'orientation et de programmation relative à la sécurité intérieure, 2002.
8. Les composantes du management public policier influencées par le pilotage par la performance sont multiples :
« L'usage d'indicateurs de performance (mesurant l'efficacité et l'efficience des services de police), la budgé-
tisation par programmes, la transformation des règles de gestion des agents (paiement au mérite, engagements
de chefs de police par des contrats de droit privé), contractualisation avec des opérateurs privés pour des
tâches considérées comme secondaires, recours à des civils pour accomplir certaines mission, désignation des
usagers comme des “consommateurs” dotés de droits afférents » (F. Jobard, J. de Maillard, Sociologie de la
police..., op. cit., p. 21).
9. Par exemple, Jean-Hugues Mattelly, Christian Mouhanna, Police, des chiffres et des doutes. Regard critique
sur les statistiques de la délinquance, Paris, Michalon, 2007 ; Frédéric Ocqueteau, « Les indicateurs de perfor-
mance en sécurité publique », Nouveaux regards, 39, 2007, p. 26-31 ; Laurent Mucchielli (dir.), La frénésie sécu-
ritaire. Retour à l'ordre et nouveau contrôle social, Paris, La Découverte, 2008 ; Annick Purenne, Jerôme Aust,
« Piloter la police par les indicateurs ? », Déviance et société, 34 (1), 2010, p. 7-28 ; Emmanuel Didier,
« “Compstat” à Paris : initiative et mise en responsabilité policière », Champ pénal, 8, 2011, en ligne.

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étudiées. Paradoxalement en effet, les initiatives de spécialisation des activités policières res-
tent peu explorées alors même que le renforcement de la spécialisation est bien au cœur de
la doctrine NPM. Pour Christopher Hood1 ou Patrick Dunleavy2, la désagrégation des orga-
nisations publiques en petites unités opérationnelles est sans conteste une des composantes
du New Public Management. Le développement des agences en constitue la traduction orga-
nisationnelle la plus visible et aussi la plus étudiée tant sont nombreux les travaux centrés
sur le phénomène d’« agencification »3. Pourtant, les réformes par spécialisation peuvent
également être analysées à des échelles microlocales, moins spectaculaires, qui permettent
d’appréhender très finement la manière dont cette activité de division du travail est partie
prenante, sous quelle forme et jusqu’à quel point, des transformations néomanagériales.
Les commissariats de police offrent ici un cas exemplaire que cet article propose d’étudier à
partir d’une enquête ethnographique. L’enjeu de spécialisation y revêt un intérêt tout par-
ticulier. D’un côté, en effet, la spécialisation des activités policières est une constante dans
l’histoire de l’institution, au cœur de l’organisation du travail policier – ce qu’ont bien établi
les travaux classiques de sociologie de la police4. Elle est généralement présentée par l’histoire
officielle des brigades spécialisées les plus renommées (des fameuses « brigades du tigre » à
la BRI5, en passant par la BPM6, la BRB7, le RAID8, etc.), comme une réponse « naturelle »
au développement de certains phénomènes de délinquance. D’un autre côté, de nombreux
signes indiquent que cette spécialisation n’a cessé de s’accentuer depuis les années 1990, en
lien avec les réformes néomanagériales qui ont touché la police. En France, depuis une
quinzaine d’années, les organigrammes, qui offrent une représentation graphique des com-
missariats de sécurité publique, se sont complexifiés et considérablement ramifiés avec la
création de nouveaux services et de nouvelles brigades spécialisées dans un fait particulier
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de délinquance. Bien qu’elle ne soit pas un instrument directement affiché des réformes de
modernisation de la police, la spécialisation est présentée par les commissaires comme un
moyen d’augmenter l’efficacité, l’efficience et le contrôle du travail. L’ethnographie d’un
commissariat (cf. encadré no 1) permet d’appréhender finement l’importance de ce type de
réorganisations. Au début des années 1990, le service judiciaire, composé de quatre unités
qui traitaient d’affaires indifférenciées, est, en 2007, segmenté en une quinzaine de brigades
spécialisées : groupe de voie publique, cellule anticambriolage, lutte contre les infractions
liées à l’automobile, vols-violences, cellule cybercriminalité, etc.
Comment expliquer cette accentuation de la division du travail ? S’en tenir à l’explication
d’une adaptation « naturelle » aux transformations de la délinquance et de la criminalité
serait reprendre sans distance la version que l’institution policière donne de ce processus

1. Christopher Hood, « A Public Management for All Seasons ? », Public Administration, 69 (1), 1991, p. 3-19.
2. Patrick Dunleavy, « The Globalization of Public Services Production : Can Government Be “Best in World” ? »,
Public Policy and Administration, 9 (2), 1994, p. 36-64.
3. Pour deux exemples, Christopher Pollitt, Colin Talbot (eds), Unbundled Government. A Critical Analysis of the
Global Trend to Agencies, Quangos and Contractualisation, Londres, Routledge, 2004 ; Tom Christensen, Per
Lægreid (eds), Autonomy and Regulation. Coping with Agencies in the Modern State, Cheltenham, Edward Elgar,
2006.
4. Peter K. Manning, Police Work. The Social Organization of Policing, Cambridge, MIT Press, 1977 ; Dominique
Monjardet, Ce que fait la police. Sociologie de la force publique, Paris, La Découverte, 1996.
5. Brigade de recherche et d'intervention.
6. Brigade de protection des mineurs.
7. Brigade de répression du grand banditisme.
8. Recherche, assistance, intervention, dissuasion.

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historique1. Dans la littérature anglophone, ces enjeux de division du travail et de découpage


des frontières des services (ce qu’on appelle le boundary-work) restent peu explorés, comme
le souligne Chris Giacomantonio2. Les réflexions suscitées par l’accroissement des unités
policières spécialisées portent sur les avantages et les désavantages de la spécialisation3. Aussi,
la plupart des recherches prennent-elles acte de cette dimension organisationnelle histori-
quement constituée. Parmi les rares travaux qui interrogent les logiques qui président à la
spécialisation des brigades, certains insistent sur la taille des commissariats4 et les phéno-
mènes locaux de délinquance5. D’autres voient dans ces changements organisationnels une
réponse aux attentes du public et des élus locaux et les considèrent comme cérémoniels,
dans la mesure où « une telle spécialisation n’est pas compatible avec les tâches effectivement
réalisées par les services de police »6. De ce point de vue, la spécialisation de façade ne
correspond pas au travail réel des policiers : les unités spécialisées n’obéissent qu’à des logi-
ques d’affichage institutionnel et de communication.
Selon nous, les modifications des organigrammes ne se résument pas à un simple réaménage-
ment des locaux ou à un toilettage des noms des services. Ce mouvement de spécialisation dans
la police traduit les changements des politiques publiques de sécurité et participe des transforma-
tions des pratiques professionnelles. Ces mutations ne sont pas non plus réductibles à la
spécialisation historique. À y regarder de plus près, les commissaires spécialisent leurs brigades
parce que les conditions politiques et policières les y autorisent et qu’ils pensent en retirer un
bénéfice pour leur propre carrière. Il s’agit donc moins d’adapter leurs services aux phénomènes
locaux de délinquance – comme ils le prétendent – que de s’ajuster aux exigences de leur tutelle
en agissant sur la division du travail policier. En multipliant les services spécialisés, ils escomp-
tent bien modifier la comptabilité policière des crimes et des délits en leur faveur. C’est la raison
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pour laquelle nous suggérons d’analyser la spécialisation des activités, à l’initiative des commis-
saires, comme une forme discrète du management public policier. Toutefois, cette politique de
spécialisation n’est pas une simple déclinaison des doctrines du New Public Management. Nous
montrerons qu’elle s’inscrit dans des transformations parallèles de la police, qu’elle peut porter
ou venir renforcer : les orientations des politiques publiques de sécurité, les réformes néomana-
gériales par la performance et les réformes de gestion des ressources humaines des corps de
police. Ainsi, nous plaidons dans cet article pour une approche située du processus de division
du travail dans la police, attentive aux usages et aux rationalités qui y président, en proposant une
sociologie enchâssée de la spécialisation policière contemporaine.
Pour montrer le caractère « situé » des dynamiques de spécialisation et en proposer une
sociologie, nous développerons empiriquement notre argument en trois points. Le premier
analyse les principaux axes des réformes policières depuis le milieu des années 1990. Nous

1. Cf. sur ce point les travaux de Jean-Noël Tremblay, Le métier de policier et le management, Québec, Les
Presses de l'Université Laval, 1977 ; Arlette Lebigre, « La naissance de la police en France », Histoire, 8, 1979,
p. 5-12 ; Jean-Marc Berlière, Le monde des polices en France. 19e-20e siècles, Bruxelles, Complexe, 1996.
2. Chris Giacomantonio, « A Typology of Police Organizational Boundaries », Policing and Society, 24 (5), 2014,
p. 545-565, dont p. 549.
3. Larry K. Gaines, John L. Worrall, Police Administration, Belmont, Cengage, 3e éd., 2012 ; Garry W. Cordner,
Police Administration, Boston, Elsevier/Anderson Publishing, 8e éd., 2013.
4. Mark L. Dantzker, Police Organization and Management. Yesterday, Today and Tomorrow, Newton, Butter-
worth-Heinemann, 1999.
5. Westley G. Skogan, Kathleen Frydl, Fairness and Effectiveness in Policing, Washington, The National Academies
Press, 2004.
6. John P. Crank, Robert Langworthy, « An Institutional Perspective of Policing », The Journal of Criminal Law
and Criminology, 83 (2), 1992, p. 338-363, dont p. 344.

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verrons que l’action sur la division du travail est au cœur des réformes statutaires et des
orientations politiques qui se sont succédé : les deux réformes dites des corps et carrières
(de 1995 et de 2004) et les politiques publiques de sécurité (la police de proximité et le
« tournant répressif ») conduisent à la redistribution hiérarchique du travail et à la réorga-
nisation des activités de sécurité publique. Le deuxième point examine les raisons qui ont
poussé les commissaires à créer des brigades spécialisées. Nous montrerons que la spéciali-
sation au niveau local présente plusieurs avantages. Elle permet aux commissaires d’assurer
la « paix politique », en adaptant l’organisation non seulement à la hiérarchie des problèmes
publics définie par le haut (le ministère, le préfet, le directeur départemental de sécurité
publique) et par le bas (le maire), mais aussi aux impératifs managériaux d’efficacité. Elle
leur permet également de garantir la « paix sociale » à l’intérieur de l’institution policière en
redistribuant les postes à leurs subordonnés (récompenses et sanctions). Enfin, le troisième
point s’intéresse aux effets de ces « innovations » organisationnelles sur les contenus de travail
des policiers et leurs parcours professionnels. De fait, ces brigades spécialisées constituent
un levier au changement dans l’institution et favorisent – ou accompagnent – une nouvelle
configuration institutionnelle. La segmentation encore accrue de la division du travail,
modifie les pratiques de travail et les modalités de promotion historiquement constituées.

Dans le cadre de notre recherche doctorale, nous avons réalisé une enquête ethnogra-
phique de deux ans (2006-2007) au sein d’un commissariat central de sécurité publique.
Nous avons mené des observations (participantes), une cinquantaine d’entretiens avec
des policiers (tous grades confondus), collecté des documents institutionnels divers et
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reconstitué les carrières d’une cohorte de 147 policiers. Pour confirmer les tendances
observées en 2007, nous sommes retournée à intervalles réguliers (2010, 2012, 2014)
sur ce terrain et nous avons également mené des observations dans d’autres commissa-
riats où les policiers rencontrés sur le premier site avaient été mutés.

L’hôtel de police qui a fait l’objet de nos investigations est situé dans une ville moyenne de
province, d’environ 134 000 habitants en 2006. Il est le siège d’une direction départemen-
tale de la sécurité publique (DDSP) et appartient à une circonscription de sécurité publique
regroupant quatorze communes (165 830 habitants en 2006). Avec un effectif de 409
fonctionnaires actifs, on compte un policier pour 331 habitants au moment de l’enquête.

Les résultats présentés dans cet article reposent sur l’analyse des organigrammes qui
matérialisent les évolutions de l’organisation des services de 1994 à 2014. Armée de ces
documents objectifs reflétant une certaine mémoire de l’institution, nous avons interrogé
les trois commissaires qui étaient à l’initiative de la spécialisation et une dizaine de poli-
ciers en poste depuis les années 1990 dans le commissariat. Il s’agissait d’évaluer les
enjeux des changements organisationnels pour la hiérarchie, ainsi que leurs impacts sur
le travail réel des agents. Nous nous appuyons également sur l’étude de textes de lois
(LOPS de 1995 ; LOPSI de 2002), de deux réformes dites des corps et carrières
(1995-2004) et sur l’analyse de documents internes (notes d’organisation, notes de ser-
vice, cahiers internes de la délinquance, journal interne) pour objectiver les conditions de
création et de fonctionnement des brigades spécialisées. Enfin, la reconstitution des tra-
jectoires sociales et professionnelles des policiers en poste dans ces nouvelles unités
ainsi que l’observation prolongée de leur travail effectif nous permettent de comprendre
le sens des changements autant par le « haut » que par le « bas ».

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Genèse des mutations de la division du travail dans l’institution policière


epuis le milieu des années 1990, les transformations de l’organisation du travail

D policier sont au centre des réformes de l’institution. Deux axes organisent ces chan-
gements. Le premier concerne la refonte des fonctions des différents corps policiers
(1995 et 2004), le second touche aux orientations politiques en matière de sécurité (1995 et
2002), qui bouleversent la répartition des activités entre les services. Ces mutations sont
intimement liées : la redistribution hiérarchique du travail est censée faciliter la réorganisa-
tion des activités policières vers la prise en charge des faits de petite et moyenne délinquance.
Pour le comprendre, nous analyserons la mise en œuvre de la police de proximité puis celle
du tournant répressif dans le commissariat étudié.

La police de proximité et la réforme des corps et carrières de 1995


Les réflexions menées sur la « modernisation de l’institution policière » sont amorcées dès
la fin des années 1970. En 1977, le rapport Peyrefitte1 dénonçait la mauvaise adaptation de
la police à la petite et moyenne délinquance en croissance rapide et préconisait le dévelop-
pement de l’îlotage, la création de petits postes de quartier et la valorisation de l’action
préventive. Ce diagnostic est confirmé par la commission des maires sur la sécurité2 et le
rapport Belorgey3 qui proposaient l’un comme l’autre d’instaurer de nouveaux rapports entre
la police et la population. Mais concrètement, les changements au cours de la décennie 1980
se sont limités à la formation des personnels4 et à la mise à niveau des équipements et des
effectifs5. Jusqu’au début des années 1990, l’organisation des commissariats repose sur la
séparation entre les activités de voie publique et le travail judiciaire, qui s’effectuent dans
deux services bien distincts : le service de sécurité générale et le service de sûreté urbaine. Le
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premier regroupe le personnel en uniforme (le corps des officiers de paix et celui des gardiens
de la paix et gradés) et se compose d’unités de voie publique et d’une brigade anti-criminalité.
Le second est composé de policiers en civils (le corps des inspecteurs et celui des enquêteurs)
qui sont chargés des enquêtes judiciaires. La mobilité entre les deux services est très régle-
mentée6 et ne concerne qu’une toute petite minorité d’agents.

Dans le commissariat où nous avons enquêté, les deux services principaux sont, au début des
années 1990, peu segmentés et faiblement spécialisés. La sûreté urbaine abrite quatre unités
– unité judiciaire, unité de prévention et de protection sociale, unité administrative et unité tech-
nique –, dans lesquelles travaillent 31 policiers (inspecteurs, inspecteurs principaux, divisionnaires
et chef divisionnaire, sous-brigadiers détachés). Ce service ne compte pas encore de brigades
spécialisées dans un fait particulier de délinquance, comme ce sera le cas au milieu des années
2000. La sécurité générale regroupe 232 policiers en tenue (tous grades confondus) et 14 policiers
auxiliaires, répartis entre les unités de roulement et la brigade anti-criminalité, seule brigade spé-
cialisée du service.

1. Alain Peyrefitte, Réponses à la violence, Paris, Presses Pocket, 1977.


2. Rapport de la Commission des maires pour la sécurité, Face à la délinquance. Prévention, répression, solidarité,
Paris, La Documentation française, 1983.
3. Jean-Michel Belorgey, La police au rapport, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1991.
4. Création d'une direction de la formation des personnels de police (1981) et élaboration d'une charte de la
formation (1983). Cf. Guy Fougier, « L'impossible réforme de la police », Pouvoirs, 102, 2002, p. 97-116.
5. La loi relative à la modernisation de la police nationale de 1985 (Loi no 85-835 du 7 août 1985 parue au
Journal officiel de la République française du 8 août 1985) entendait remédier au sous-équipement de la police.
6. D. Monjardet, Ce que fait la police..., op. cit.

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En 1995, la loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité (LOPS, 1995) érige


en objectif prioritaire l’accroissement de la présence policière sur la voie publique1. Pour
que la police « redevienne une police de proximité, présente sur la voie publique, plus
qu’une police d’ordre »2, la loi engage une réforme statutaire. Cette réforme dite des corps
et carrières supprime la distinction entre les corps exerçant « en tenue » et ceux « en civil »
et regroupe les policiers en trois nouveaux corps de police, contre cinq auparavant : le
corps de maîtrise et d’application (gardiens de la paix et gradés), le corps de commande-
ment et d’encadrement (officiers) et le corps de conception et de direction (commissaires).
Elle préconise également le recrutement d’adjoints de sécurité et de personnels adminis-
tratifs et techniques (secrétaires administratifs, agents techniques de laboratoire, etc.) des-
tinés à encadrer la réalisation de tâches administratives de façon à alléger les fonctionnaires
dits « actifs » du travail de gestion.
Cette refonte des corps, en supprimant un facteur de cloisonnement dans la gestion des
agents, assouplit les conditions de mobilité entre les services et permet aux commissaires de
modifier bien plus aisément l’organisation du travail de sécurité publique. La structure des
commissariats se complexifie : les missions de sécurisation du territoire et de maintien de
l’ordre, qui étaient auparavant assurées par le service de sécurité générale, sont désormais
prises en charge par le service de police de proximité et le service d’ordre public et de sécurité
routière, créés en 2000, tous deux segmentés en brigades généralistes et spécialisées.

En 1999, le service de sécurité générale est scindé en deux : un service de voie publique occupe
ostensiblement le territoire et un service de la territorialisation répond au souci de mailler plus
finement l'espace public. Ces deux services fusionnent en 2000, pour former le service de police
de proximité3, segmenté en plusieurs brigades. Il se compose de 6 sections de roulement de jour
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et de nuit (contre 3 en 1994), de 2 brigades spécialisées (contre 1 en 1994), de 5 unités territoria-
lisées réparties dans les secteurs dits sensibles (inexistantes en 1994) et d'un service de Quart.
Le maintien de l'ordre est assuré par le service d'ordre public et de sécurité routière, créé en
2000. Il se compose de 3 unités : ordre public, sécurité routière et assistance administrative et
judiciaire. Au sein de ces 2 services, 4 unités spécialisées sont créées entre 1995 et 2006 (contre
1 en 19944) : la section d'intervention, l'unité cynophile légère, la brigade motocycliste urbaine et
le groupe de sécurité de proximité.

De surcroît, la composition statutaire des services est modifiée. Le service de police de proxi-
mité et celui d’ordre public et de sécurité routière comptent des gardiens de la paix et des
gradés, dont les effectifs se sont accrus, mais aussi des adjoints de sécurité fraîchement
recrutés ainsi que des officiers auparavant en poste dans les services d’enquêtes. Le service
d’investigations et de recherche, anciennement dénommé sûreté urbaine et composé d’ins-
pecteurs et d’enquêteurs en 1994, regroupe dorénavant des officiers et des gradés chargés de
mener les enquêtes aux côtés d’un petit nombre de gardiens de la paix, à qui ils transmettent
les ficelles du métier. Les trois services principaux sont inégalement dotés en effectifs. Les
policiers sont en effet plus largement répartis dans les services de voie publique qu’au sein
du service d’investigations et de recherche, habilité à gérer les enquêtes.

1. Loi no 95-73 du 21 janvier 1995 d'orientation et de programmation relative à la sécurité (LOPS), annexe 2.
2. Loi no 95-73 du 21 janvier 1995 d'orientation et de programmation relative à la sécurité (LOPS), annexe 1.
3. Cette fusion est suscitée par la deuxième phase de généralisation de la police de proximité.
4. Il s'agit de la brigade anti-criminalité créée en 1992.

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LA SPÉCIALISATION DANS LA POLICE ❘ 467

Le service de police de proximité et le service d'ordre public et de sécurité routière se composent


en 2000 de 304 policiers (contre 232 en 1994) dont 74 adjoints de sécurité, 177 gardiens de la
paix, 37 gradés et 16 officiers. Le service d'investigations et de recherche compte 33 policiers
(contre 31 en 1994) dont 5 adjoints de sécurité, 8 gardiens de la paix, 5 gradés et 15 officiers.

L’intensification de la présence policière sur la voie publique – autorisée par la transforma-


tion de la morphologie des corps et la création de nouveaux services – et l’îlotage deviennent,
au début des années 2000, les fers de lance de la lutte contre la petite délinquance – voire
des incivilités1 – présentée comme la source du sentiment d’insécurité.

Réforme des corps et carrières de 2004 et le tournant répressif


Le 10 juillet 2002, la loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure (LOPSI,
2002), défendue par le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, engage un tournant répressif.
« L'objectif d'instaurer une police de proximité, initialement fixé par la loi d'orientation pour la
sécurité du 21 janvier 1995, sera maintenu. Cependant, sa mise en œuvre ne doit pas se faire au
détriment des capacités d'action judiciaire et de la présence nocturne des forces. Ces capacités,
affaiblies au cours des dernières années, doivent être remises à niveau. »2

Cette nouvelle politique s’accompagne d’une « réforme de l’architecture des corps »3, censée
améliorer l’efficacité opérationnelle de la police. Concrètement, le corps de commandement
(les officiers) « assure désormais un commandement opérationnel des services »4 et remplit
des tâches administratives et gestionnaires. Au sein du corps d’encadrement et d’application,
les gradés (brigadier-chef et brigadier-major) « doivent s’affirmer comme le premier niveau
d’autorité pour diriger l’équipe de base, voire des petits services autonomes et organiser le
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temps de travail »5 et contribuer au travail exécuté par les gardiens de la paix.
La redistribution des fonctions et des responsabilités entre les corps de police et le volume
des effectifs autorisent les commissaires à modifier cette fois l’organisation du travail judi-
ciaire. À partir du milieu des années 2000, le service d’investigations et de recherche est
renommé sûreté départementale et segmenté en brigades spécialisées dans un aspect spéci-
fique de la petite et moyenne délinquance. Cette réorientation des activités judiciaires modi-
fient les pratiques des policiers qui, en 1994, privilégiaient les affaires les plus graves.
À partir du milieu des années 2000, le commissaire de la sûreté départementale segmente son
service en petites brigades spécialisées dans des faits de petite et moyenne délinquance. Seront
successivement créées, de 2003 à 2014, douze brigades spécialisées : le groupe de voie publique,
la brigade de lutte contre les infractions liées à l'automobile, le groupe vols-violence, la cellule
anticambriolage, le groupe de flagrant délit, la brigade de voie publique, la cellule cybercriminalité,
la cellule fraude aux moyens de paiement, le groupe de protection des personnes vulnérables,
l'unité de traitement des actes discriminatoires, la brigade de traitement judiciaire en temps réel
et le groupe spécialisé d'investigation sur les bandes.

1. Sébastien Roché, Le sentiment d'insécurité, Paris, PUF, 1993.


2. Projet de loi d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure (LOPSI), p. 16, consultable sur le
site <http://www.assemblee-nationale.fr>.
3. Cf. la déclaration de Nicolas Sarkozy, ministre de l'Intérieur, sur les missions et les compétences des commis-
saires de police et sur le projet de réforme de l'architecture des corps de la police nationale, à Saint-Cyr-au-
Mont-d'Or le 24 juin 2003, consultable sur <http://www.discours.vie-publique.fr>.
4. Sur la réforme des corps et carrières, protocole d'accord, juin 2004.
5. Ibid.

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468 ❘ Élodie Lemaire

La répartition du travail entre chaque corps de police est également modifiée. Les officiers,
dont les effectifs régressent, sont dessaisis du travail d’investigation, dont ils avaient aupa-
ravant le monopole, au profit des activités de gestion. Désormais, ils ne partagent plus les
espaces de travail de leurs subalternes et l’encadrement des multiples brigades est confié aux
gradés, qui, de plus en plus nombreux, prennent la place des officiers. Ce sont désormais
les gardiens de la paix qui, aux côtés des gradés, mènent des enquêtes. Cela représente un
bouleversement considérable du travail policier.
En 1997, le service spécialisé dans l'investigation comptait 31 policiers dont 1 policier auxiliaire, 10
gardiens de la paix, 7 gradés et 21 officiers. En 2007, il se compose de 58 policiers dont 5 adjoints
de sécurité, 14 gardiens de la paix, 29 gradés et 10 officiers. En 2014, il regroupe 52 policiers dont
5 adjoints de sécurité, 10 gardiens de la paix, 32 gradés et 5 officiers.

Sous l’effet des réformes des corps et des doctrines de police, les deux composantes de
l’organisation du travail dans les commissariats de sécurité publique ont donc été modifiées :
l’une verticale conduit à la séparation des activités d’exécution, d’encadrement et de gestion1,
l’autre, horizontale, repose sur la spécialisation des activités dans des faits de petite et
moyenne délinquance. Si l’action sur la division du travail est bel et bien au cœur des
processus de réformes de l’administration policière, la création de microservices spécialisés
est en revanche à l’initiative des commissaires qui bénéficient de marges de manœuvre pour
organiser leurs services. Rendre raison du processus de spécialisation nécessite d’expliciter
les déterminants des choix organisationnels des commissaires.

Les déterminants des choix organisationnels des commissaires


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epuis 2004, la réforme des corps et carrières confie aux commissaires la tâche

D d’adapter leurs services à la délinquance locale. Ceux qui s’investissent dans ces
transformations s’ingénient à « innover » en créant des brigades spécialisées. Cepen-
dant, l’évolution du rôle des commissaires ne suffit pas à expliquer ce choix organisationnel.
Il faut bien comprendre qu’ils espèrent en tirer doublement profit : en apportant une réponse
aux contraintes politiques et gestionnaires et en s’assurant l’adhésion de leurs subalternes.

S’ajuster au rôle dévolu par la réforme de 2004


Les réformes impulsées au cours des années 1990 et plus récemment, en 2004, ont accéléré
la transformation, objective et symbolique, de la fonction de commissaire2. Le corps de
conception et de direction est désormais chargé de « concevoir et de réaliser des programmes
et des projets relatifs à la lutte contre la délinquance » et incité à « développer sa compétence
managériale en vue d’une gestion par objectifs afin d’optimiser les résultats en fonction des
moyens attribués »3.
Dans le commissariat étudié, les commissaires à l’origine de la spécialisation prennent au
sérieux leur rôle tel qu’il est défini par la réforme de 2004. Albert M., âgé de 51 ans, commissaire
divisionnaire à la tête du commissariat, sollicite, dès 2003, la coopération de Dominique S.,
jeune commissaire de 28 ans, pour réorienter les activités de la sûreté départementale vers le

1. Élodie Lemaire, « Police pour tous ! Les transformations ambivalentes du travail policier », dans Florent Champy,
Marc-Olivier Déplaude (dir.), Vulnérabilité du travail, Paris, EHESS, 2016.
2. Frédéric Ocqueteau, Mais qui donc dirige la police ? Sociologie des commissaires, Paris, Armand Colin, 2006.
3. Sur la réforme des corps et carrières, protocole d'accord, juin 2004.

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LA SPÉCIALISATION DANS LA POLICE ❘ 469

traitement de la petite et moyenne délinquance, à la suite d’une recrudescence des faits de ce


type, selon lui. Cette consigne émanant de son supérieur hiérarchique rencontre les disposi-
tions et les intérêts de Dominique S.. Frais émoulu de l’école des commissaires (École nationale
supérieure de la police, ENSP), il a suivi une formation au management, dont il assure maîtriser
les rouages. Réorganiser le service en charge des investigations, en spécialisant des brigades dans
les délits de voie publique, « est devenu ma priorité quand je suis arrivé ici », nous dit-il. En
2006, le commissaire du service de sécurité de proximité, en charge des unités de voie publique,
veut lui aussi modifier l’organisation de son service, en créant, à l’instar de son collègue de la
sûreté départementale, des brigades spécialisées. Mohammed R., âgé de 35 ans, prend ses
fonctions en 2005. Entré dans la police en 1993, il a gravi tous les échelons (policier auxiliaire,
lieutenant, commissaire). Il décroche le concours d’officier en 1999 et celui de commissaire en
2003, à l’issue duquel il est nommé chef du service de sécurité de proximité dans le commissa-
riat. Dès 2006, il « innove » en créant successivement deux brigades judiciaires spécialisées alors
que ce service est habilité à gérer le travail « en tenue » et non le travail judiciaire.

« Il faut que vous compreniez qu'un chef de service a une compétence fonctionnelle et hiérarchique
sur son service et il doit rendre compte de ses résultats auprès de la hiérarchie. Quand je suis
arrivé, j'ai réorganisé, pour qu'elle fonctionne mieux, la sécurité publique et ce, par rapport aux
objectifs que j'avais à atteindre. J'ai réadapté ses structures par rapport aux objectifs qui m'étaient
assignés par le directeur. [...] De là, j'ai eu l'idée de créer une première unité spécialisée et j'ai
joué avec les noms, je me suis dit qu'il fallait un nom qui attire, qui soit attirant, qui soit connu et
qui reste un peu dans les esprits. »1

Ces stratégies permettent aux commissaires de se distinguer des concurrents au poste et aussi
de se démarquer des pratiques de direction des « anciens » qui, selon eux, ne « cherchent
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pas à prouver leur capacité d’adaptation ». Elles visent également à s’imposer face aux offi-
ciers qui, depuis 2004, remplissent des missions identiques aux leurs2. Interrogés sur le travail
des commandants, les commissaires s’empressaient de marquer leurs distances, en distin-
guant le rôle et les compétences des deux corps.

« Le commandant, c'est mon adjoint. Ce qui aurait été intéressant avant de poser des questions,
c'est d'avoir un organigramme du service. Si vous avez un organigramme, vous comprenez des
choses. Vous comprenez qu'il y a un commissaire chef de service et un commandant qui est adjoint.
Moi j'ai un rôle de conception et de direction. Je suis là pour apporter à la République ce qu'elle
attend de moi, c'est-à-dire de diagnostiquer les problèmes d'insécurité que l'on constate par l'obser-
vation de la statistique de la délinquance et d'apporter des réponses. Les adjoints et les officiers
sont surtout là pour encadrer, ils ne sont pas conception et direction, ils sont commandement et
encadrement. La hiérarchie de police c'est comme un toit. En haut de la tuile, c'est le directeur
départemental et tout doit être bien mis, dans le même sens, dans le sens des instructions du
directeur départemental qui, lui, les a tant du préfet que de la direction centrale. Si vous avez une
tuile qui va de travers, ce n'est pas bon. »3

1. Mohammed R., commissaire du service de sécurité de proximité, 35 ans.


2. « Un quart des officiers (commandants fonctionnels) occupent des « fonctions de commissaires » en sécurité
publique. Ils accomplissent exactement le même travail que les commissaires en maintien de l'ordre et en
sécurité publique, et personne ne serait capable de dire s'ils le font mieux ou plus mal : ils le font. La vérité,
c'est que leur technicité augmente également et que, effectivement, il y a de plus en plus de missions identiques
et de compétences communes entre les commissaires et les commandants fonctionnels » (Frédéric Ocqueteau,
Olivier Damien, « À propos de l'encadrement de la police nationale par les commissaires : regards croisés entre
un sociologue et un commissaire syndicaliste », Champ pénal, novembre 2009, en ligne).
3. Mohammed R., op. cit.

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470 ❘ Élodie Lemaire

En se réservant le monopole de « l’esprit de proposition et d’initiative » et en réduisant le


rôle des officiers à l’encadrement des subalternes et à l’application des instructions, les com-
missaires tentent d’établir et de préserver la légitimité des postes qu’ils occupent, et ainsi de
garantir les avantages qu’ils en tirent.

Adapter l’organisation à la hiérarchie politique des problèmes publics


La création des brigades spécialisées dans un aspect spécifique de la délinquance participe
des stratégies de carrière des commissaires qui montrent ainsi leur bonne volonté à leur
autorité de tutelle, en se faisant les promoteurs des orientations des politiques publiques de
sécurité, comme dans le cas de Dominique S., commissaire de la sûreté départementale.
Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, précisait lors d’une intervention à la préfecture de
police de Paris le 20 août 2002 : « Je veux en particulier donner un coup d’arrêt au déve-
loppement des nouveaux types de délinquance qui se développent, comme les vols de voi-
tures, les vols de téléphones portables ou de cartes bancaires ». Dominique S. a suivi ce mot
d’ordre en créant, en 2005, la brigade de répression des infractions liées à l’automobile,
chargée de lutter contre les vols de voiture, le groupe vols-violences spécialisé dans les vols
de téléphones portables, et, en 2007, la cellule fraude aux moyens de paiement qui réprime
les vols de cartes bancaires et de chèques.
La politique d’affichage des priorités gouvernementales par le haut fait écho à celle de la
spécialisation par le bas dans le commissariat de police : un délit jugé prioritaire autorise et
suscite la création d’une brigade spécialisée, comme en témoignent les propos tenus par un
brigadier-chef :
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« Si une brigade n'est pas spécialisée dans un fait de délinquance, c'est que ce fait-là ne compte
pas, qu'il n'est pas jugé important par la hiérarchie. »1

Cependant, les directives du ministère de tutelle ne sont pas appliquées mécaniquement. Les
commissaires suivent les orientations en fonction de leurs propres dispositions et ambitions.
En effet, l’origine maghrébine de Mohammed R., commissaire du service de sécurité de
proximité, a pesé dans le choix de créer une unité de lutte contre les actes discriminatoires,
comme nous le confirme son adjoint, le commandant Guillaume T.

« La création de l'unité de traitements des actes discriminatoires correspond à une volonté poli-
tique doublée, à mon avis, d'une motivation d'un chef de service qui ne doit pas être étrangère à
son vécu et à son parcours. Je pense qu'il a voulu soigner l'image de la police, en montrant que
nous ne sommes pas tous des fachos et que l'on peut s'intéresser aux discriminations et surtout
les prendre en charge. »2

Le type de faits pris en charge par les brigades dépend également des intérêts des élus locaux
avec lesquels les commissaires tentent de constituer des alliances. La réforme des corps et
carrières a aménagé des passerelles entre le corps de conception et de direction et ceux des
hauts fonctionnaires. Aussi le poste de commissaire devient-il un moyen de contourner
l’École nationale d’administration pour intégrer, par exemple, le corps préfectoral. Mais,
pour les commissaires, l’accès à la haute administration suppose l’élaboration de réseaux, la

1. Mathieu T., brigadier-chef, groupe de lutte contre les atteintes aux personnes, 36 ans.
2. Guillaume T., commandant de police, adjoint du commissaire de la sûreté départementale en 2007, 43 ans.

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LA SPÉCIALISATION DANS LA POLICE ❘ 471

constitution d’alliances et d’ententes, notamment avec les élus locaux. La prise en charge de
certains faits de délinquance leur permet d’investir simultanément dans l’espace profes-
sionnel policier et dans l’espace du pouvoir administrativo-politique afin de conquérir de
nouvelles positions. Ainsi, Mohammed R. s’est également saisi de la lutte contre les atteintes
aux personnes (les violences intrafamiliales) et de la lutte contre l’insécurité en milieu sco-
laire, érigées en missions prioritaires dans la LOPSI1, pour créer en 2006 le groupe de lutte
contre les atteintes aux personnes. Ce groupe traite en priorité des affaires de violence conju-
gale car, à l’époque, le maire de la ville avait fait du « central » un « commissariat-pilote »
dans le Plan de lutte contre les violences faites aux femmes : 10 mesures pour l’autonomie
des femmes (novembre 2004), présenté par la ministre déléguée à la Cohésion sociale et à
la parité2, Catherine Vautrin, le 23 novembre 2005.
Loin d’opposer une résistance à l’observation3, les commissaires ouvrent volontiers les portes
des brigades spécialisées aux « profanes ». Les stagiaires et les médias sont invités à « observer
leur fonctionnement »4. Quatre brigades spécialisées ont fait l’objet d’un article dans le quo-
tidien régional et d’un reportage télévisé sur TF1. En témoigne un message électronique
reproduit ci-dessous rédigé par Laurence G., secrétaire administrative à l’état-major, du
bureau de communication de Paris, adressé au commandant responsable d’une des unités.

« Bonjour, Je vous informe avoir pris contact avec Le Point au sujet de la médiatisation nationale
du Groupe de lutte contre les atteintes aux personnes. Le journaliste, Monsieur L., est très intéressé
et m'a assuré être preneur de ce reportage. Il prendra donc prochainement contact avec vous. Je
dois rappeler France 2 vers 16 heures, je vous tiendrai informé de leur décision, Cordialement,
Laurence G. »
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Certains policiers ont bien conscience que la spécialisation est une manière pour les com-
missaires de prouver leur loyauté politique. Ils associent d’ailleurs les brigades qu’ils habitent
aux « jouets »5 des commissaires.

Lors de notre enquête de terrain, nous disposions toujours d'un carnet de terrain sur lequel nous
reportions nos notes d'observations. Les policiers s'en emparaient régulièrement. Avant de ren-
contrer le commissaire du service de sécurité et de proximité, nous avions préparé quelques ques-
tions. Comme d'habitude, notre cahier traînait dans le bureau de la brigade. Mathieu T., 36 ans,
brigadier-chef et responsable de ce groupe, profita de notre absence pour se saisir du carnet. Il
s'amusa à répondre aux questions formulées à l'intention de son supérieur hiérarchique :
« Comment a été créé le groupe de lutte contre les atteintes aux personnes ?
Pour me faire bien voir auprès de la hiérarchie.

1. Loi no 2002-1094 du 29 août 2002 d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure : « Deux
tendances se dégagent de cette période de vingt ans : l'une quantitative, l'augmentation exponentielle de la
délinquance, que les chiffres illustrent de manière éloquente ; l'autre qualitative, l'importance prise par les
violences contre les personnes, qui ne sont pas seulement liées à la classique délinquance d'appropriation mais
qui prennent de plus en plus la forme de violences gratuites, voire de violences d'humiliation. [...] Si les forces
de sécurité intérieure n'ont pas à se substituer aux services sociaux, en revanche, elles ont la légitimité pour
intervenir dans le champ de la prévention, en particulier en milieu scolaire ».
2. Le 23 mars 2006, le Parlement a adopté définitivement la loi renforçant la prévention et la répression des
violences au sein du couple ou commises contre les mineurs.
3. La police est caractérisée par la résistance « au projet de connaître ». Cf. Jean-Paul Brodeur, « La police :
mythes et réalités », Criminologie, 17 (1), 1984, p. 9-41.
4. Cette expression est celle du commissaire divisionnaire qui, au début de l'enquête, nous avait incitée à observer
le fonctionnement des brigades spécialisées.
5. Cette expression est celle des policiers en poste dans les brigades spécialisées.

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472 ❘ Élodie Lemaire

Quel est leur rôle ?


Faire du chiffre.
Quel est le rôle des commandants ?
Commander.
Pourquoi la violence conjugale est-elle une priorité ?
Car on en parle à la télé. »

Répondre aux impératifs d’efficacité


L’analyse des choix organisationnels des commissaires ne peut pas faire l’économie des
injonctions gestionnaires à produire plus de résultats rapides. La performance est devenue
un objectif prioritaire, débordant le seul cadre policier, puisqu’elle s’inscrit dans une évolu-
tion plus large de la fonction publique1. Engagée par la circulaire Rocard de 19892 et pro-
longée dix ans plus tard par la circulaire Jospin3, la rationalisation des services publics est
accélérée depuis le milieu des années 2000, par la LOLF4 en 2006 et la Révision générale des
politiques publiques en 2007. Cette rationalisation n’est pas seulement bureaucratique ; elle
se veut aussi et surtout « gestionnaire », c’est-à-dire inspirée par les idées du New Manage-
ment Public5. Les savoirs de gestion – détermination et affichage d’objectifs, mesure des
performances par des indicateurs d’activité – introduits par la loi d’orientation et de pro-
grammation relative à la sécurité intérieure en 2002 sont également au cœur de la réforme
des corps et carrières et des modes de gestion de la police nationale de 2004.
Mais ces injonctions gestionnaires auraient sans doute moins d’effet si elles ne rencontraient
pas l’adhésion des commissaires, du moins d’un certain nombre, comme le suggèrent les
extraits d’entretiens ci-dessous :
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« Le rôle d'un fonctionnaire républicain, c'est de s'adapter et de mettre en place des dispositifs
pour atteindre ce qui nous est assigné le plus rapidement possible et avec le plus d'efficience
possible. [...] Je suis pour la culture de la performance, pour toujours remettre en cause et
s'adapter. »6
« Il y avait des vrais dysfonctionnements dans la police. Ça on ne va pas le nier. Et là je ne parle
pas du lourd passé qui a façonné la mauvaise image que les gens se font de la police, alcool,
interventions à la limite de la légalité. Je pense qu'il fallait donner un bon coup de fouet à tout ça,
c'est sûr. [...] Aujourd'hui, les procédures sont rapides, parce que les groupes sont spécialisés et
que les policiers savent de quoi ils parlent. »7

Aussi faut-il rapporter la création de brigades spécialisées aux dispositions des commissaires
à relayer les impératifs managériaux et à leur croyance dans l’efficacité de leur stratégie
d’action, comme en témoignent les notes d’organisation rédigées par Mohammed R. et

1. Marc Loriol, Valérie Boussard, Sandrine Caroly, « La police et les jeunes des banlieues », 31 janvier 2006,
<http://www.liens-socio.org/La-police-et-les-jeunes-des>.
2. Circulaire du 23 février 1789 relative au renouveau du service public consultable sur le site <http://www.
dsi.cnrs.fr>.
3. Circulaire du 3 juin 1998 relative à la préparation des programmes pluriannuels de modernisation des admi-
nistrations consultable sur le site <http://www.legifrance.gouv.fr>.
4. Loi organique no 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances (LOLF).
5. Vincent Wright, Sabino Cassese (dir.), La recomposition de l'État en Europe, Paris, La Découverte, 1996 ;
Ph. Bezes, Réinventer l'État..., op. cit.
6. Mohammed R., op. cit.
7. Dominique S., commissaire de la sûreté départementale, 28 ans.

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LA SPÉCIALISATION DANS LA POLICE ❘ 473

Dominique S. lors de la spécialisation de l’unité de traitement des actes discriminatoires et


du groupe vols-violences.

« La création de l'unité de traitement des actes discriminatoires a pour objectif d'améliorer tant
la qualité que la rapidité dans le traitement des procédures diligentées dans le cadre de la dénon-
ciation de tout comportement discriminatoire. Elle a pour but de renforcer la qualité de réponses
sécuritaires pouvant être apportées aux partenaires institutionnels, aux victimes et finalement
d'augmenter l'efficacité préventive et répressive de l'action policière en ce domaine. Les objectifs
fixés seront mesurés à la réduction du délai de traitement de ces enquêtes ainsi qu'à l'amélioration
dans la qualité du traitement de ces dossiers parfois sous-estimés. Ce travail d'enquête ciblé devrait
contribuer à apporter une réponse rapide et spécialisée à ce type de délinquance. Elle constituera
une composante opérant sur des objectifs déterminés par le chef du SSP dans le cadre de la lutte
contre les comportements discriminatoires. »1
« Objet : Création d'un groupe vols-violences au sein du groupe de voie publique de la sûreté
départementale. La lutte contre la violence, et notamment contre la violence d'appropriation est
un objectif fixé par Monsieur le ministre de l'Intérieur dans le plan national de lutte contre les
violences faites aux personnes. Si des mesures sont prises ou envisagées pour lutter contre la
violence de comportement, elles ne sont pas adaptées à la violence d'acquisition qui nécessite un
traitement spécifique. S'agissant d'une voie publique spécialisée, elle doit être combattue et réduite
par la création d'une brigade spécialisée. La DCSP a d'ailleurs invité en mars 2005, les groupes
de voie publique à focaliser leur action dans le domaine des vols-violences. L'objectif poursuivi est
d'inverser l'évolution haussière de cette délinquance et de maintenir l'élucidation en matière de
délinquance de voie publique. »2

Par ailleurs, cette croyance se vérifie car les taux d’élucidation augmentent significativement
quelques mois après la création des groupes spécialisés. En observant les indicateurs publiés
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dans Les cahiers internes de la délinquance, les effets de la spécialisation sont flagrants.
La brigade de répression des infractions liées à l’automobile (BRILA) créée à la fin de l’année
2003, par exemple, accroît les taux d’élucidations des vols de voiture à partir de 2004, et
plus fortement encore en 2005 : 8,78 % de taux d’élucidation contre 4,80 % en 1993. C’est
également le cas de la cellule anticambriolage qui augmente le taux d’élucidation des cam-
briolages : 21,52 % en 2005 contre 8,41 % en 1993.
Pour inciter les policiers à adhérer aux objectifs de production fixés et vérifiés par les officiers,
les commissaires valorisent les résultats des brigades spécialisées dès que l’occasion s’y prête.
Dominique S., commissaire de la sûreté départementale, distribue des lettres de félicitations
aux policiers qui adhérent – ou du moins se soumettent – aux objectifs d’efficacité, les récom-
pense par des primes et publicise les « belles affaires » des brigades spécialisées dans différents
supports de communication : le site intranet de la direction départementale de la sécurité
publique, le journal interne (Politeia) et les Cahiers internes de la délinquance, comme l’illus-
trent les extraits suivants.

« La Circonscription de Sécurité publique persiste à poursuivre la baisse amorcée depuis 2002 en


matière de délinquance de voie publique. Avec à peine 6 000 vols constatés en 2005, la circons-
cription enregistre une baisse de 40 % par rapport à 2001 et 10 % comparativement à 2004. La
création de la BRILA en 2004 avait permis nettement de résorber les infractions liées à l'automo-
bile. Le mouvement de baisse des faits constatés s'est confirmé cette année avec une véritable

1. Note de service, 2006.


2. Note de service, 2005.

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474 ❘ Élodie Lemaire

éradication des usages de fausses inscriptions sur cyclomoteurs et une baisse notable des vols de
véhicules et de deux roues (-23 %). La circonscription recense deux fois moins de vols à la roulotte,
de vols de véhicules ou de deux roues qu'il y a deux ans ! Le mérite en revient aux policiers de la
BRILA. »1
« Le DDSP a adressé une lettre de félicitations au lieutenant Marie M., au brigadier-chef Henri H.,
au brigadier Pierre U., au gardien de la paix Vincent J., de la sûreté départementale, pour la qualité
du travail réalisé dans le cadre de dégradations de véhicules. »2

S’assurer l’adhésion des policiers


Ces stratégies permettent également aux commissaires de s’assurer l’adhésion des agents de
base car elles rencontrent leurs intérêts professionnels. En effet, la spécialisation est un capital
positif dans l’ordre des grandeurs policières : les brigades spécialisées sont plus valorisées
dans l’institution parce qu’elles permettent aux policiers de se distinguer du pôle généraliste.
Cette distinction se matérialise, entre autres, dans les styles vestimentaires, la conservation
de prises en trophées et l’adoption d’un insigne, généralement animalier, placardé sur les
portes des bureaux des brigades spécialisées.
En outre, la création de brigades spécialisées au sein du service d’investigation augmente les
chances des gardiens de la paix d’entrer dans les services d’enquête, autrefois réservés aux
gradés et aux officiers. Jugé plus intéressant que les tâches assignées aux gardiens de la paix
en tenue affectés en police secours ou en poste de police, le travail d’enquête confère un
gain symbolique à ses praticiens. Pour comprendre ces nouvelles promotions, il faut briè-
vement restituer les modalités de recrutement du service d’enquête avant la création des
petites brigades spécialisées. L’accès pour les gardiens de la paix aux unités valorisantes de
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la sûreté départementale (seul service habilité à gérer l’enquête, à l’époque) nécessitait en
1999, en règle générale, l’obtention du grade de brigadier et/ou la qualification d’officier de
police judiciaire (OPJ). Ainsi, l’acquisition de savoir-faire et/ou d’un grade supérieur per-
mettaient l’ouverture de la carrière sur un plan horizontal. Autrement dit, plus un agent
était gradé, plus il augmentait ses chances d’intégrer un service valorisant. Au milieu des
années 2000, les mécanismes de sélection s’assouplissent dans la mesure où la spécialisation
des services entraîne l’élargissement des recrutements à des personnels plus variés. Aussi la
création des petites brigades judiciaires spécialisées rencontre-t-elle les intérêts des policiers,
et notamment ceux des gardiens de la paix, issus de la tenue, autorisés plus facilement à « se
déshabiller », c’est-à-dire à quitter l’uniforme. Jacques N., par exemple, a commencé sa
carrière en uniforme, au service général de nuit. Au bout de deux ans, il intègre un poste
de police de quartier qu’il quitte l’année suivante pour rejoindre le Quart.

« J'ai demandé mon affectation au service de Quart parce que je pense que c'est la façon pour
que la hiérarchie connaisse les fonctionnaires et se rende compte de leur valeur. Il y a un échange
qui est quotidien avec la hiérarchie. Les commissaires se rendent compte de la façon dont tu
travailles, parce que quand tu es en patrouille, l'image qu'on a de toi, c'est celle que tes chefs
veulent bien laisser retranscrire à la hiérarchie. Par contre, quand tu es au Quart, ils ont une image
directe de toi, il n'y a personne qui retranscrit, ils voient la façon dont tu travailles, ils ont l'image
de toi qui est directe ni déformée, ni amplifiée. Le Quart ça m'a aidé dans le sens où le commissaire

1. Observations et commentaires sur la délinquance constatée en 2005, Cahiers internes de la délinquance, 2006,
p. 18.
2. « Félicitations et témoignages », Politeia, 126, juin 2007.

❘ REVUE FRANÇAISE DE SCIENCE POLITIQUE ❘ VOL. 66 No 3-4 ❘ 2016


LA SPÉCIALISATION DANS LA POLICE ❘ 475

a vu la façon dont je travaillais et mon objectif c'était de faire de l'enquête. Je savais que ça devait
passer par là. J'y suis resté pendant sept, huit mois et Dominique [le commissaire de la sûreté
départementale] a pu se rendre compte que je pouvais être utile à son service et il m'a demandé
de venir au groupe de voie publique. »1

Recruté au groupe de voie publique, fraîchement créé en 2003, Jacques obtient sa qualifica-
tion d’OPJ et intègre la brigade de recherches judiciaires2 en 2004.

« C'est vraiment une promotion pour moi d'être passé au groupe de voie publique dans le sens où
je faisais partie de la sûreté départementale. La preuve ça m'a ouvert l'accès à la qualification de
police judiciaire, pas forcément accordée à tout le monde et ça m'a permis d'intégrer la brigade
de recherches judiciaires. »3

Si les gardiens de la paix sont fiers de pouvoir mener des investigations, la spécialisation des
brigades satisfait également les gradés, car elle leur permet d’occuper les postes de comman-
dement autrefois monopolisés par les officiers, comme l’explique ce brigadier-chef de la
cellule anticambriolage :

« Ce que j'aime dans ce poste, c'est qu'on acquiert des responsabilités de commandement tout en
restant parmi les gardiens de la paix. Je n'aurais pas pu arrêter l'investigation. Alors je pense
qu'être brigadier-chef est un bon compromis [...]. J'enquête avec les collègues et en même temps
je suis responsable du bon fonctionnement de ma brigade. En plus, au quotidien mon travail s'est
diversifié. Je mets en place des missions, je participe aussi à la gestion de la brigade et sur le plan
du salaire, c'est appréciable. »4
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Ainsi, les logiques qui président à la spécialisation des activités des commissariats sont hété-
rogènes. Les initiatives des commissaires doivent être rapportées aux évolutions de leur
fonction, engagées depuis 1995 et accélérées depuis 2004, aux orientations politiques et aux
injonctions gestionnaires réaffirmées depuis 2002, mais aussi aux principes auxquels leurs
subalternes sont attachés. Les agents de la base ont intérêt à soutenir ce processus de seg-
mentation car la création de nouvelles brigades leur assure une promotion. En optant pour
la spécialisation de leurs services, les commissaires n’ont donc pas seulement soigné l’esthé-
tique de l’institution. Pour étayer ce point, il faut maintenant s’intéresser aux effets de ces
changements organisationnels sur les « manières d’être, de penser et de faire » policières.

Un levier au changement dans l’institution policière


es brigades spécialisées sont des petites « innovations » organisationnelles qui consti-

L tuent néanmoins un levier au changement dans l’institution policière. Ces réorgani-


sations, en modifiant les contenus de travail et l’espace des trajectoires possibles dans
le commissariat, constituent un puissant outil aux mains des commissaires de réduction de
l’autonomie des policiers d’une part, et de gestion locale des parcours professionnels d’autre
part. C’est donc en recourant aux procédures subtiles de division du travail que les

1. Jacques N., gardien de la paix, brigade de recherches judiciaires, 35 ans.


2. La BRJ occupe le haut de la hiérarchie symbolique du commissariat.
3. Jacques N., cité.
4. Jean-François C., brigadier-chef, cellule anticambriolage, 37 ans.

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476 ❘ Élodie Lemaire

commissaires sont parvenus à imposer les objectifs managériaux proclamés de la réforme


dite de modernisation de l’État.

Réduction de l’autonomie et redéfinition des qualités d’enquêteurs


Dans les années 1990, les services judiciaires, faiblement spécialisés, prenaient en charge des
affaires indifférenciées. Les plaintes pour vols, cambriolages ou encore violences conjugales
étaient traitées par une seule brigade (la BRJ, brigade de recherches judiciaires)1. Dans ce
contexte, les policiers qui menaient des investigations avaient la latitude de sélectionner les
plaintes qu’ils jugeaient dignes d’intérêt, du moins en partie. Les faits de braquage par
exemple étaient privilégiés au détriment des affaires de violence conjugale, moins bien clas-
sées dans l’ordre de grandeur policier2. Cette autonomie relative dont bénéficiaient les poli-
ciers, établie par de nombreux travaux3, est sérieusement mise à mal par la spécialisation des
activités. En créant des brigades dédiées à des types de délinquance (brigade de lutte contre
les cambriolages, brigade de lutte contre les violences conjugales, etc.), les commissaires
affaiblissent la capacité des policiers à sélectionner leurs tâches et à choisir leurs affaires : ils
sont contraints par le périmètre de spécialisation de leur brigade. Les initiatives des com-
missaires ont donc contribué, en modifiant les contenus de travail, à réorienter les pratiques
policières vers le traitement de la petite et moyenne délinquance, laquelle ne suscitait guère
d’investissement policier.
En outre, la plupart des policiers en poste dans les brigades spécialisées se sont rapidement
investis dans la production de résultats rapides. Pour s’imposer face aux « anciens », réfrac-
taires aux récentes injonctions à produire des résultats chiffrés, les jeunes gardiens de la paix
fraîchement promus dans les nouvelles brigades d’investigation valorisent la maîtrise de la
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procédure, en mettant à profit leur qualification et la capacité à rapidement atteindre les
objectifs qui leur sont assignés, espérant – en bons élèves – s’attacher la reconnaissance de
leur supérieur hiérarchique.

« Nous, c'est sûr que c'est pas la PJ, mais bon, on est carré dans ce qu'on fait. C'est pas toujours
le cas de tout le monde à SD [sûreté départementale]. Ça sert à rien de faire du spectacle, de
charger des camions après la perquisition, si tu vois ce je veux dire. Il faut juste que l'affaire sorte
et qu'elle tienne pénalement. »4

Cet ajustement des pratiques policières à la « culture du résultat » doit également être rap-
porté, au moins en partie, aux conséquences de la spécialisation des activités. De fait, le
processus de segmentation professionnelle déstabilise les principes de repérage qui garantis-
saient la stabilité de l’échelle de prestige interne. Dans l’espace relativement peu différencié
des services judiciaires, la hiérarchie des postes était claire. Mais, depuis le début des années

1. Laurence Proteau, « L'économie de la preuve en pratique : les catégories de l'entendement policier », Actes de
la recherche en sciences sociales, 178 (3), 2009, p. 12-27.
2. Le classement de la clientèle est en effet un critère d'anoblissement parce qu'il détermine en miroir la hié-
rarchisation des professionnels. Si le traitement du grand banditisme est valorisant, les violences conjugales
sont fortement dépréciées dans l'univers policier. Ces affaires, souvent assimilées aux potins, aux ragots, que
l'on assigne volontiers aux femmes, suscitaient bien moins d'investissement que d'autres délits ou crimes. Cf.
Gwenaëlle Mainsant, « L'État en action : classements et hiérarchies dans les investigations policières en matière
de proxénétisme », Sociétés contemporaines, 72 (4), 2008, p. 37-57.
3. Par exemple, Dominique Monjardet, « À la recherche du travail policier », Sociologie du travail, 4, 1985,
p. 391-407 ; Robert Reiner, The Politics of the Police, Oxford, Oxford University Press, 2e éd., 1992 ; John Van
Maanen, Peter K. Manning (eds), Policing. A View from the Street, New York, Random House, 1978.
4. Mathias B., gardien de la paix, groupe de voie publique, 33 ans.

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LA SPÉCIALISATION DANS LA POLICE ❘ 477

2000, les policiers ne parviennent plus véritablement à définir leurs positions en indexant le
prestige de leur brigade sur une échelle des postes plus ou moins informelle mais connue
de tous, comme c’était le cas encore très récemment. En multipliant les services spécialisés,
les commissaires ont contribué à brouiller l’échelle des honneurs et à accroître les phéno-
mènes de concurrence et de distinction1.
Pour maintenir ou conquérir leur place dans cet espace reconfiguré, les policiers s’engagent
dans des microluttes symboliques. Chacun s’efforce de tirer la définition du « vrai » et du
« bon » policier dans le sens de ses intérêts, en fonction des ressources dont il dispose et de
celles dont il est privé. La spécialisation des activités a donc non seulement exacerbé les luttes
policières pour imposer les qualités et les ressources nécessaires à l’occupation des postes
judiciaires, mais également modifié l’issue de ces luttes. Dans un contexte où les instances
d’évaluation, telles que les commissaires et les officiers, valorisent particulièrement « la per-
formance », les brigades spécialisées dans la petite et moyenne délinquance offrent désormais
des profits distinctifs. En effet, la maîtrise accrue d’une microclientèle et de ses modes opé-
ratoires, mais aussi le recours aux technologies (vidéosurveillance, téléphonie) accroissent
les chances des policiers d’aboutir rapidement à un résultat, comparativement à leurs collè-
gues des services généralistes et ceux en charge de la délinquance dans des espaces privés
(brigades des mœurs et des mineurs). « L’efficacité » est donc un argument mobilisé par les
gardiens de la paix en poste dans les brigades spécialisés de petite et moyenne délinquance
pour valoriser leur travail auprès de la hiérarchie, et espérer progresser plus rapidement dans
l’institution, mais également pour s’imposer face aux « anciens », en poste dans des services
mieux placés sur l’échelle historiquement constituée du prestige policier. Les discours mora-
lisateurs (les appels à la « responsabilisation » individuelle, la chasse aux « abus ») connaissent
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un succès grandissant dans les brigades spécialisées. En 2006, les jeunes gardiens de la paix
cherchent à tout prix à se distinguer de la « vieille police », associée à un passé lointain, et
jouent les « entrepreneurs de morale »2 auprès des anciens. L’observation des pots où les
policiers se rassemblent après une affaire réussie ou le départ d’un de leur collègue, le montre
sans ambiguïté. Ces pots sont l’occasion pour eux de tourner en dérision les pratiques de
leurs « aînés » et « rivaux ».

« Septembre 2006. Les policiers du groupe de voie publique se réunissent pour fêter l'élucidation
d'une affaire. C'est une initiative du commissaire. Il est 12 h. Les gardiens de la paix du groupe
vols-violences préparent leurs bureaux pour accueillir leurs collègues. Les dossiers sont poussés
de la table, des chaises sont installées. Les membres de la brigade de lutte contre les infractions
liées à l'automobile sont partis chercher le déjeuner. Chacun a contribué à l'achat du repas. Chips,
charcuterie, pain et vin rouge sont déposés sur les bureaux. 12 h 15, les membres du groupe de
voie publique et le commissaire sont réunis. Les policiers sont réservés. Ils peinent à se faire une
place dans le bureau exigu. Le commissaire lance la conversation et revient sur la manière dont
s'est déroulée l'interpellation le matin à 6 h. Toutes les étapes de l'intervention sont commentées.
Un gardien de la paix lance à son collègue : “T'avais pas bien l'air réveillé !” Un autre reprend : “On
a eu du mal avec le bélier, la porte voulait pas lâcher, on s'y est repris au moins à six fois !”
L'ambiance se détend. Un gardien de la paix fait allusion à une autre affaire qu'il avait menée :
“Nous, on a eu le même coup un jour, la porte n'a jamais lâché, les collègues sont passés par la
fenêtre.” Le commissaire félicite son équipe : “C'est du bon boulot, vous avez bien réagi !” Et il

1. Élodie Lemaire, « Spécialisation et distinction dans un commissariat de police », Sociétés contemporaines,


72 (4), 2008, p. 59-79.
2. Howard Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985.

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478 ❘ Élodie Lemaire

s'en va. Vincent, gardien de la paix de 30 ans prend la parole après le départ du commissaire : “Je
me ressers un petit verre et après terminé. Je pourrais pas travailler sinon. [...] Ça me rappelle
quand j'ai commencé. J'étais jeune gardien de la paix au bureau de police. J'étais sous les ordres
d'un commandant. Toi, dit-il en m'interpellant, t'as pas connu cette époque-là. Les mecs y savaient
pas s'arrêter à l'époque. Combien de fois j'ai travaillé avec des officiers bourrés ! Un jour je me
ramène dans le bureau du commandant. On avait chopé un SDF qui tenait plus debout. Bref, je
frappe, y'a personne qui répond. Je demande aux collègues s'ils ont vu le commandant. Ils me
disent qu'il s'est enfermé dans son bureau mais qu'il est pas sorti de toute la matinée. Il était
genre 11 h du mat'. Alors on s'y met à plusieurs, puis, on frappe. On entend derrière la porte des
petits gémissements. Avec les collègues, on était mort de rire, on se demandait ce qui se passait
derrière cette porte. [Tout le monde rit dans le bureau.] Au bout d'un moment, y en a un qui me
dit d'y aller. Alors je pousse la porte, un peu fort. Puis là qu'est-ce qu'on trouve ? Not' commandant
étalé par terre, complètement bourré, qu'avait mis son pied derrière la porte pour pas qu'on l'ouvre.
Tu vois pas le comique de la situation, avec l'autre (SDF) qu'attendait en geôle bourré aussi. Y'avait
pas assez de cellules pour y mettre tout le monde !” »1

Ces prises de position doivent néanmoins être rapportées à la place que les policiers occupent
dans l’espace du commissariat au moment de l’enquête. Ceux qui sont parvenus, en 2014,
à intégrer des services plus prestigieux que les « petites » brigades spécialisées deviennent les
nouveaux gardiens des emblèmes de la profession à « l’ancienne » qu’ils cherchaient à ren-
verser en 2006. En témoignent les propos de l’un d’entre eux.

2007 : « Nous on perd pas notre temps, on sort des affaires, hier encore j'ai eu deux déferrements.
Ceux qui ont un problème avec les objectifs, c'est peut-être aussi ceux que ça n'arrange pas... »2
2014 : « On peut pas être rapide si on veut mener de bonnes investigations. Ça demande de pas
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se précipiter pour choper le bon client, ça demande du temps. Un bon dossier, ça se monte pas
en deux jours. »3

Gérer la main-d’œuvre policière


La prolifération des services spécialisés, en plus de répondre au traitement rapide de la petite
et moyenne délinquance, est un mode à part entière de gestion des personnels. Les mesures
de la réforme des corps et carrières de 2004 prévoient l’augmentation des gradés et la baisse
du nombre des gardiens de la paix et des officiers.

L'établissement des fiches de poste permet d'engager la réduction du nombre de fonctionnaires


de police : de 2 030 à 1 600 pour le corps technique supérieur (commissaire) de 15 000 à 9 000
pour le corps de commandement (officier) et de 79 677 à 58 570 pour le corps d'encadrement et
d'application (gardien de la paix). En huit années, le commissariat perd 10 officiers, 11 gardiens de
la paix et gagne 73 gradés et 1 adjoint de sécurité.

En créant de nouveaux segments, les commissaires étendent le domaine de compétence de


leurs services, tout en faisant face à la réduction des effectifs d’officiers et de gardiens de la
paix.

1. Extraits de carnets de terrain, septembre 2006.


2. Bernard T., brigadier, groupe de lutte contre les atteintes aux personnes, 33 ans.
3. Bernard T., brigadier, brigade des mœurs, 39 ans.

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LA SPÉCIALISATION DANS LA POLICE ❘ 479

La segmentation de la structure des trois services en 2004 s'est accompagnée d'une baisse notable
du nombre de policiers (319 en 2004 contre 422 en 2000). C'est en procédant moins à une aug-
mentation qu'à un redéploiement des effectifs de gardiens de la paix qu'ils composent leurs bri-
gades : deux agents suffisent à créer une brigade judiciaire spécialisée en 2007, alors qu'au début
des années 2000, un minimum de cinq agents constituait un groupe au sein de ce service.

La création de brigades spécialisées est également un moyen de gérer l’afflux de gradés et de


satisfaire leurs attentes. Les commissaires disposent désormais d’un échiquier plus vaste pour
les placer à la tête des petites brigades spécialisées et, partant, transforment la contrainte de
l’affectation de ceux qui souhaitaient intégrer des groupes d’investigation plus valorisés en
une chance de commander.

Sur ce point, la trajectoire d'Henri H., 36 ans, brigadier-chef du groupe de voie publique depuis
2005, est significative. Ancien gardien de la paix, il intègre la brigade de recherches judiciaires et
obtient le grade de brigadier en 2003. Désireux de rejoindre la PJ [service régional de la police
judiciaire], il est nommé brigadier-chef d'une brigade spécialisée dans la délinquance de voie
publique. Bien que le commissaire n'ait pas satisfait son souhait, son affectation dans ce service
(ce groupe est moins prestigieux que la PJ) lui a permis néanmoins d'être promu au grade supé-
rieur et de commander un groupe.

Les commissaires utilisent également les brigades spécialisées pour faire face aux nouvelles
aspirations des gardiens de la paix. Ces derniers sont en effet plus titrés sur le plan scolaire
et surtout davantage qualifiés sur le plan judiciaire et procédural1. Le passage dans les brigades
spécialisées sans grande valeur ajoutée devient alors une des conditions de l’affectation des
gardiens de la paix dans les brigades les plus convoitées du commissariat. Les gardiens de la
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paix sont donc maintenus à bon compte dans l’espace des brigades de lutte contre la petite
et moyenne délinquance par la perspective d’intégrer des brigades plus prestigieuses.

« On m'a dit : “Si vous voulez aller à la SD [sûreté départementale], faut passer par le Quart”. Je
suis allée au Quart pendant un an. Et après j'ai atterri ici, à l'unité des atteintes discriminatoires.
Pourtant je suis passée brigadier et brigadier-chef quasiment en même temps, mais ça n'a pas
suffi. »2

Ce faisant, les commissaires habillent des atours de la mobilité, antérieurement associée à


un principe d’élévation, les déplacements obliques des agents d’un poste à un autre, alors
même qu’ils ne permettent pas, en réalité, d’accéder à des positions plus prestigieuses. Si les
déplacements réguliers des policiers ressemblent à une promotion, ce n’est souvent qu’illu-
sion3 ; en réalité, ils permettent surtout au commissaire de flexibiliser la main-d’œuvre
policière.

1. L'extension, en 1998, de la qualification d'officier de police judiciaire aux gardiens de la paix et gradés (loi
no 98-1035 du 18 novembre 1998 portant extension de la qualification d'officier de police judiciaire au corps de
maîtrise et d'application de la police nationale) est réaffirmée en 2002 par la LOPSI : « Le nombre d'agents
ayant la qualification de police judiciaire sera augmenté sur la durée de la loi de programmation, notamment
dans le corps de maîtrise et d'application de la police nationale » (Loi no 2002-1094 du 29 août 2002 d'orien-
tation et de programmation pour la sécurité intérieure, annexe 1).
2. Aline N., brigadier-chef, unité de traitement des actes discriminatoires, 37 ans.
3. Élodie Lemaire, « Réforme des corps et carrières et illusion promotionnelle dans la police », dans Sophie
Bernard, Dominique Méda, Michèle Tallard (dir.), Outiller les parcours professionnels. Quand les dispositifs
publics se mettent en action, Berne, Peter Lang, 2016, p. 127-141.

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480 ❘ Élodie Lemaire

Suivons la trajectoire de Guillaume G., 38 ans, d’origine ouvrière. Après son échec au bac-
calauréat, il réussit le concours de gardien de la paix. Il occupe son premier poste au com-
missariat de Nanterre, en police-secours. Au bout de trois ans, lassé de son travail, il postule
à la BAC [Brigade anti-criminalité] où il restera trois ans également. Puis, il obtient une
mutation dans sa région d’origine. D’abord affecté à la section d’intervention (Service d’ordre
et de sécurité routière), l’année suivante il intègre la sûreté départementale dans le service
de l’identité judiciaire.

« Deux ans et demi après, on m'a dit : “Dans le service d'IJ, les fonctionnaires de police vont être
remplacés par des personnels administratifs. Vous êtes le dernier arrivé donc vous partez.” On
m'a dit ça au mois de juin. Ou je partais tout de suite et, en gros, je restais à la SD, ou alors je
partais plus tard, quand la personne pour me remplacer serait là. Le choix était vite fait, je suis
parti tout de suite. J'ai débarqué au groupe de voie publique. Le commissaire était intelligent, il
m'a dit : “Tu as le choix d'aller dans le groupe que tu veux.” Donc j'avais l'impression de pouvoir
choisir, mais en même temps c'est lui qui m'a dirigé. Je pensais faire la BRJ, mais il m'a suggéré
de commencer à la brigade de lutte contre les infractions automobiles. Quelques mois après, je
suis passé au groupe vols-violences [...] et maintenant je suis à la cellule anticambriolage, toujours
pas à la BRJ. »1

Ainsi, les « petites transformations organisationnelles » opérées par les commissaires s’arti-
culent aux mutations de la morphologie des corps de police2 et des carrières, en transformant
simultanément les représentations, les opportunités et l’espace des mobilités. Dans le même
temps, la marge de manœuvre acquise par la création de « nouveaux » postes et leur habile
répartition permet aux commissaires de faire face aux effets de la récente réforme des corps
et carrières sur les effectifs policiers et sur leurs aspirations.
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*
* *

Si l’introduction des indicateurs de performance incarne le virage managérial dans l’admi-


nistration policière, les recompositions de la division du travail, à l’initiative des commis-
saires, en apparence limitées, méritent également attention. D’abord, parce qu’elles
permettent d’aborder les changements dans la police moins sous l’angle des objectifs et des
instruments proclamés des réformes que sous celui de leurs dimensions matérielles. Associée
aux tendances émergentes du traitement de la petite et moyenne délinquance et de la « culture
du résultat », cette division gestionnaire du travail policier traduit les orientations des poli-
tiques publiques de sécurité (importance accordée à la petite et moyenne de délinquance,
gestion par les résultats) et a des effets importants sur les pratiques professionnelles (réduc-
tion de l’autonomie, investissement dans la production de résultats rapides, gestion des
parcours professionnels). Ensuite, parce qu’elles permettent de démontrer que « le caractère
“managérial” d’une réforme ou d’une innovation n’est pas un donné, repérable a priori, mais
qu’il est le résultat du processus de construction et de qualification à travers lequel les acteurs
sociaux donnent consistance à la réforme ou à l’innovation »3. La spécialisation est une

1. Guillaume G., gardien de la paix, groupe vols-violences, 38 ans.


2. Cf. sur ce point Philippe Coulangeon, Geneviève Pruvost, Ionela Roharik, 1982-2003 : enquête sociodémogra-
phique sur les conditions de vie et d'emploi de 5 221 policiers, Paris, INHES, 2003.
3. Laurence Dumoulin, Christian Licoppe, « La visioconférence comme mode de comparution des personnes déte-
nues, une innovation “managériale” dans l'arène judiciaire », Droit et société, 90, 2015, p. 287-302, dont p. 290.

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LA SPÉCIALISATION DANS LA POLICE ❘ 481

constante dans l’histoire de l’institution, enrôlée dans des objectifs managériaux depuis le
début des années 2000. Cette forme discrète du management public policier permet aux
commissaires d’adapter les activités de leurs services aux exigences des hiérarchies politiques
et policières et aux impératifs « de résultats », tout en suscitant l’adhésion de leurs subal-
ternes. Enfin, parce que ces transformations vont dans le sens du constat de « manipula-
tions » croissantes des formes organisationnelles des bureaucraties sous l’effet de réformes
néomanagériales qui renforcent la spécialisation mais aussi, à rebours, de réformes plus
récentes qui fusionnent et dé-spécialisent. Des auteurs comme Tom Christensen et Per
Lægreid1 soulignent ainsi la complexité des changements qui affectent les structures des
organisations publiques : elles sont aux prises avec des formes variées et combinées de spé-
cialisation (verticale, horizontale), mais aussi avec des évolutions inverses parfois qualifiées
de « post-NPM » qui visent à réintégrer des ensembles trop morcelés ; elles sont également
exposées aux contradictions des réformes centrées sur la performance et au renforcement
d’un pilotage de l’organisation par le haut, par les objectifs et les indicateurs ; elles sont enfin
aux prises avec des pressions croissantes de leurs environnements (politiques, sociaux) et
avec des évolutions des normes et des cultures en leur sein.
Si leurs auteurs parlent volontiers d’hybridation pour décrire ces organisations en transfor-
mation, l’épaisseur politique, administrative et sociale des mutations des formes organisa-
tionnelles publiques est trop souvent insuffisamment restituée dans les travaux
internationaux de Public Administration. La sociologie de la spécialisation policière contem-
poraine proposée ici montre que l’action sur la division du travail, loin d’être univoque ou
mécanique, est enchâssée dans des dynamiques de réorganisations plus larges que les réformes
néomanagériales par la performance. L’analyse des enjeux, des rationalités et des effets des
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recompositions de la division du travail dans les administrations publiques permettrait, selon
nous, d’évaluer la véritable portée des réformes inspirées des théories du New Public Mana-
gement2 et de redonner leur épaisseur sociologique à l’émergence et à la mise en place de
nouvelles formes d’organisation, dont l’hybridité doit être moins postulée qu’explorée empi-
riquement. Dans la police, les réorganisations privilégiant la fragmentation et la spécialisation
des commissariats en petites unités ne débouchent pas sur des formats organisationnels
stables. En effet, la particularité de la nouvelle organisation du travail policier est d’allier la
spécialisation à la flexibilité. Ainsi, les unités ne sont pas créées irrévocablement ; leur péren-
nité est soumise à plusieurs menaces. La première concerne l’efficacité des brigades. Par
exemple, la cellule cybercriminalité créée en 2007 est dissoute en 2010, faute de résultats
probants. La mutation du commissaire, à l’origine de la création de l’unité, constitue un
second risque. Dans ce contexte, le successeur cherche généralement à marquer son empreinte
dans le commissariat en fermant les brigades de son prédécesseur. Enfin, outre la réduction
des effectifs, les nouvelles orientations politiques en matière de sécurité peuvent conduire à
remettre en cause l’intérêt de spécialiser une brigade dans tel ou tel fait de délinquance.
Depuis la fin des années 2000, la hiérarchie crée et dissout, fusionne et spécialise de nouvelles
unités dans lesquelles les agents sont placés et déplacés continuellement. Ce flou

1. Tom Christensen, Per Lægreid, « Complexity and Hybrid Public Administration : Theoretical and Empirical Chal-
lenges », Public Organization Review, 11, 2011, p. 407-423.
2. Antoine Vauchez, « Un argument de poids : le chiffre dans le gouvernement de la justice », Revue française
d'administration publique, 1, 2008, p. 111-121 ; Nicolas Belorgey, L'hôpital sous pression. Enquête sur le « nouveau
management public », Paris, La Découverte, 2010 ; Isabelle Bruno, « Comment gouverner un “espace européen
de la recherche” et des “chercheurs-entrepreneurs” ? Le recours au management comme technologie poli-
tique », Innovations. Cahiers d'économie de l'innovation, 36 (3), 2011, p. 65-82.

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organisationnel permet aux commissaires de s’assurer une main-d’œuvre flexible, adaptable


aux missions jugées prioritaires. Ce faisant, ils flexibilisent la division horizontale du travail
par un processus de segmentation professionnelle instable qui modifie continuellement
l’ordre des grandeurs, précarise les postes et les positions occupées par les agents et met à
mal les collectifs nécessaires à l’action policière1.

Élodie Lemaire

Sociologue, Élodie Lemaire est maître de conférences à l’Université de Picardie-Jules Verne (UPJV) et
chercheuse au Centre universitaire de recherche sur l’action publique et le politique-Épistémologie et
sciences sociales (CURAPP-ESS, Amiens). Ses travaux portent sur les effets des réformes administratives
sur l’institution policière, sur les procédures de construction des chiffres de la délinquance dans les
instances locales de sécurité et sur les usages de la vidéosurveillance dans un contexte judiciaire d’admi-
nistration de la preuve (CURAPP, Faculté de droit et de science politique, Pôle universitaire Cathédrale,
10 placette Lafleur, BP 2716, 80027 Amiens cedex 1, <elodie.lemaire@u-picardie.fr>).
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1. Je tiens à remercier les évaluateurs de la Revue française de science politique et les coordinateurs de ce
dossier, Philippe Bezes et Patrick Le Lidec, pour leurs remarques toujours constructives, ainsi que pour leurs
relectures attentives de ce texte.

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