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Élodie Lemaire
Élodie Lemaire
1. Philippe Bezes, Réinventer l'État. Les réformes de l'administration française (1962-2008), Paris, PUF, 2009.
2. Par exemple, Tom Christensen, Per Lægreid (eds), New Public Management. The Transformation of Ideas and
Practice, Aldershot, Ashgate, 2002 ; Christopher Pollitt, Geert Bouckaert, Public Management Reform. A Com-
parative Analysis, Oxford, Oxford University Press, 2004 ; Béatrice Hibou, La bureaucratisation du monde à
l'ère néolibérale, Paris, La Découverte, 2012.
3. Par exemple, Patrick Le Galès, Allen J. Scott, « Une révolution bureaucratique britannique ? », Revue française
de sociologie, 49 (2), 2008, p. 301-330 ; Robert Salais, « La donnée n'est pas un donné : pour une analyse critique
de l'évaluation chiffrée de la performance », Revue française d'administration publique, 135, 2010, p. 497-515.
4. Fabien Jobard, Jacques de Maillard, Sociologie de la police. Politiques, organisations, réformes, Paris, Armand
Colin, 2015, p. 215.
5. Jacques de Maillard, « Réforme des polices dans les pays occidentaux : une perspective comparée », Revue
française de science politique, 59 (4), août 2009, p. 1197-1230.
6. Trevor Jones, Tim Newburn, « Le managérialisme et la nature des réformes policières en Angleterre et au
Pays de Galles », Revue française de science politique, 59 (4), août 2009, p. 1175-1196.
7. Loi d'orientation et de programmation relative à la sécurité intérieure, 2002.
8. Les composantes du management public policier influencées par le pilotage par la performance sont multiples :
« L'usage d'indicateurs de performance (mesurant l'efficacité et l'efficience des services de police), la budgé-
tisation par programmes, la transformation des règles de gestion des agents (paiement au mérite, engagements
de chefs de police par des contrats de droit privé), contractualisation avec des opérateurs privés pour des
tâches considérées comme secondaires, recours à des civils pour accomplir certaines mission, désignation des
usagers comme des “consommateurs” dotés de droits afférents » (F. Jobard, J. de Maillard, Sociologie de la
police..., op. cit., p. 21).
9. Par exemple, Jean-Hugues Mattelly, Christian Mouhanna, Police, des chiffres et des doutes. Regard critique
sur les statistiques de la délinquance, Paris, Michalon, 2007 ; Frédéric Ocqueteau, « Les indicateurs de perfor-
mance en sécurité publique », Nouveaux regards, 39, 2007, p. 26-31 ; Laurent Mucchielli (dir.), La frénésie sécu-
ritaire. Retour à l'ordre et nouveau contrôle social, Paris, La Découverte, 2008 ; Annick Purenne, Jerôme Aust,
« Piloter la police par les indicateurs ? », Déviance et société, 34 (1), 2010, p. 7-28 ; Emmanuel Didier,
« “Compstat” à Paris : initiative et mise en responsabilité policière », Champ pénal, 8, 2011, en ligne.
étudiées. Paradoxalement en effet, les initiatives de spécialisation des activités policières res-
tent peu explorées alors même que le renforcement de la spécialisation est bien au cœur de
la doctrine NPM. Pour Christopher Hood1 ou Patrick Dunleavy2, la désagrégation des orga-
nisations publiques en petites unités opérationnelles est sans conteste une des composantes
du New Public Management. Le développement des agences en constitue la traduction orga-
nisationnelle la plus visible et aussi la plus étudiée tant sont nombreux les travaux centrés
sur le phénomène d’« agencification »3. Pourtant, les réformes par spécialisation peuvent
également être analysées à des échelles microlocales, moins spectaculaires, qui permettent
d’appréhender très finement la manière dont cette activité de division du travail est partie
prenante, sous quelle forme et jusqu’à quel point, des transformations néomanagériales.
Les commissariats de police offrent ici un cas exemplaire que cet article propose d’étudier à
partir d’une enquête ethnographique. L’enjeu de spécialisation y revêt un intérêt tout par-
ticulier. D’un côté, en effet, la spécialisation des activités policières est une constante dans
l’histoire de l’institution, au cœur de l’organisation du travail policier – ce qu’ont bien établi
les travaux classiques de sociologie de la police4. Elle est généralement présentée par l’histoire
officielle des brigades spécialisées les plus renommées (des fameuses « brigades du tigre » à
la BRI5, en passant par la BPM6, la BRB7, le RAID8, etc.), comme une réponse « naturelle »
au développement de certains phénomènes de délinquance. D’un autre côté, de nombreux
signes indiquent que cette spécialisation n’a cessé de s’accentuer depuis les années 1990, en
lien avec les réformes néomanagériales qui ont touché la police. En France, depuis une
quinzaine d’années, les organigrammes, qui offrent une représentation graphique des com-
missariats de sécurité publique, se sont complexifiés et considérablement ramifiés avec la
création de nouveaux services et de nouvelles brigades spécialisées dans un fait particulier
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1. Christopher Hood, « A Public Management for All Seasons ? », Public Administration, 69 (1), 1991, p. 3-19.
2. Patrick Dunleavy, « The Globalization of Public Services Production : Can Government Be “Best in World” ? »,
Public Policy and Administration, 9 (2), 1994, p. 36-64.
3. Pour deux exemples, Christopher Pollitt, Colin Talbot (eds), Unbundled Government. A Critical Analysis of the
Global Trend to Agencies, Quangos and Contractualisation, Londres, Routledge, 2004 ; Tom Christensen, Per
Lægreid (eds), Autonomy and Regulation. Coping with Agencies in the Modern State, Cheltenham, Edward Elgar,
2006.
4. Peter K. Manning, Police Work. The Social Organization of Policing, Cambridge, MIT Press, 1977 ; Dominique
Monjardet, Ce que fait la police. Sociologie de la force publique, Paris, La Découverte, 1996.
5. Brigade de recherche et d'intervention.
6. Brigade de protection des mineurs.
7. Brigade de répression du grand banditisme.
8. Recherche, assistance, intervention, dissuasion.
1. Cf. sur ce point les travaux de Jean-Noël Tremblay, Le métier de policier et le management, Québec, Les
Presses de l'Université Laval, 1977 ; Arlette Lebigre, « La naissance de la police en France », Histoire, 8, 1979,
p. 5-12 ; Jean-Marc Berlière, Le monde des polices en France. 19e-20e siècles, Bruxelles, Complexe, 1996.
2. Chris Giacomantonio, « A Typology of Police Organizational Boundaries », Policing and Society, 24 (5), 2014,
p. 545-565, dont p. 549.
3. Larry K. Gaines, John L. Worrall, Police Administration, Belmont, Cengage, 3e éd., 2012 ; Garry W. Cordner,
Police Administration, Boston, Elsevier/Anderson Publishing, 8e éd., 2013.
4. Mark L. Dantzker, Police Organization and Management. Yesterday, Today and Tomorrow, Newton, Butter-
worth-Heinemann, 1999.
5. Westley G. Skogan, Kathleen Frydl, Fairness and Effectiveness in Policing, Washington, The National Academies
Press, 2004.
6. John P. Crank, Robert Langworthy, « An Institutional Perspective of Policing », The Journal of Criminal Law
and Criminology, 83 (2), 1992, p. 338-363, dont p. 344.
verrons que l’action sur la division du travail est au cœur des réformes statutaires et des
orientations politiques qui se sont succédé : les deux réformes dites des corps et carrières
(de 1995 et de 2004) et les politiques publiques de sécurité (la police de proximité et le
« tournant répressif ») conduisent à la redistribution hiérarchique du travail et à la réorga-
nisation des activités de sécurité publique. Le deuxième point examine les raisons qui ont
poussé les commissaires à créer des brigades spécialisées. Nous montrerons que la spéciali-
sation au niveau local présente plusieurs avantages. Elle permet aux commissaires d’assurer
la « paix politique », en adaptant l’organisation non seulement à la hiérarchie des problèmes
publics définie par le haut (le ministère, le préfet, le directeur départemental de sécurité
publique) et par le bas (le maire), mais aussi aux impératifs managériaux d’efficacité. Elle
leur permet également de garantir la « paix sociale » à l’intérieur de l’institution policière en
redistribuant les postes à leurs subordonnés (récompenses et sanctions). Enfin, le troisième
point s’intéresse aux effets de ces « innovations » organisationnelles sur les contenus de travail
des policiers et leurs parcours professionnels. De fait, ces brigades spécialisées constituent
un levier au changement dans l’institution et favorisent – ou accompagnent – une nouvelle
configuration institutionnelle. La segmentation encore accrue de la division du travail,
modifie les pratiques de travail et les modalités de promotion historiquement constituées.
Dans le cadre de notre recherche doctorale, nous avons réalisé une enquête ethnogra-
phique de deux ans (2006-2007) au sein d’un commissariat central de sécurité publique.
Nous avons mené des observations (participantes), une cinquantaine d’entretiens avec
des policiers (tous grades confondus), collecté des documents institutionnels divers et
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L’hôtel de police qui a fait l’objet de nos investigations est situé dans une ville moyenne de
province, d’environ 134 000 habitants en 2006. Il est le siège d’une direction départemen-
tale de la sécurité publique (DDSP) et appartient à une circonscription de sécurité publique
regroupant quatorze communes (165 830 habitants en 2006). Avec un effectif de 409
fonctionnaires actifs, on compte un policier pour 331 habitants au moment de l’enquête.
Les résultats présentés dans cet article reposent sur l’analyse des organigrammes qui
matérialisent les évolutions de l’organisation des services de 1994 à 2014. Armée de ces
documents objectifs reflétant une certaine mémoire de l’institution, nous avons interrogé
les trois commissaires qui étaient à l’initiative de la spécialisation et une dizaine de poli-
ciers en poste depuis les années 1990 dans le commissariat. Il s’agissait d’évaluer les
enjeux des changements organisationnels pour la hiérarchie, ainsi que leurs impacts sur
le travail réel des agents. Nous nous appuyons également sur l’étude de textes de lois
(LOPS de 1995 ; LOPSI de 2002), de deux réformes dites des corps et carrières
(1995-2004) et sur l’analyse de documents internes (notes d’organisation, notes de ser-
vice, cahiers internes de la délinquance, journal interne) pour objectiver les conditions de
création et de fonctionnement des brigades spécialisées. Enfin, la reconstitution des tra-
jectoires sociales et professionnelles des policiers en poste dans ces nouvelles unités
ainsi que l’observation prolongée de leur travail effectif nous permettent de comprendre
le sens des changements autant par le « haut » que par le « bas ».
D policier sont au centre des réformes de l’institution. Deux axes organisent ces chan-
gements. Le premier concerne la refonte des fonctions des différents corps policiers
(1995 et 2004), le second touche aux orientations politiques en matière de sécurité (1995 et
2002), qui bouleversent la répartition des activités entre les services. Ces mutations sont
intimement liées : la redistribution hiérarchique du travail est censée faciliter la réorganisa-
tion des activités policières vers la prise en charge des faits de petite et moyenne délinquance.
Pour le comprendre, nous analyserons la mise en œuvre de la police de proximité puis celle
du tournant répressif dans le commissariat étudié.
Dans le commissariat où nous avons enquêté, les deux services principaux sont, au début des
années 1990, peu segmentés et faiblement spécialisés. La sûreté urbaine abrite quatre unités
– unité judiciaire, unité de prévention et de protection sociale, unité administrative et unité tech-
nique –, dans lesquelles travaillent 31 policiers (inspecteurs, inspecteurs principaux, divisionnaires
et chef divisionnaire, sous-brigadiers détachés). Ce service ne compte pas encore de brigades
spécialisées dans un fait particulier de délinquance, comme ce sera le cas au milieu des années
2000. La sécurité générale regroupe 232 policiers en tenue (tous grades confondus) et 14 policiers
auxiliaires, répartis entre les unités de roulement et la brigade anti-criminalité, seule brigade spé-
cialisée du service.
En 1999, le service de sécurité générale est scindé en deux : un service de voie publique occupe
ostensiblement le territoire et un service de la territorialisation répond au souci de mailler plus
finement l'espace public. Ces deux services fusionnent en 2000, pour former le service de police
de proximité3, segmenté en plusieurs brigades. Il se compose de 6 sections de roulement de jour
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De surcroît, la composition statutaire des services est modifiée. Le service de police de proxi-
mité et celui d’ordre public et de sécurité routière comptent des gardiens de la paix et des
gradés, dont les effectifs se sont accrus, mais aussi des adjoints de sécurité fraîchement
recrutés ainsi que des officiers auparavant en poste dans les services d’enquêtes. Le service
d’investigations et de recherche, anciennement dénommé sûreté urbaine et composé d’ins-
pecteurs et d’enquêteurs en 1994, regroupe dorénavant des officiers et des gradés chargés de
mener les enquêtes aux côtés d’un petit nombre de gardiens de la paix, à qui ils transmettent
les ficelles du métier. Les trois services principaux sont inégalement dotés en effectifs. Les
policiers sont en effet plus largement répartis dans les services de voie publique qu’au sein
du service d’investigations et de recherche, habilité à gérer les enquêtes.
1. Loi no 95-73 du 21 janvier 1995 d'orientation et de programmation relative à la sécurité (LOPS), annexe 2.
2. Loi no 95-73 du 21 janvier 1995 d'orientation et de programmation relative à la sécurité (LOPS), annexe 1.
3. Cette fusion est suscitée par la deuxième phase de généralisation de la police de proximité.
4. Il s'agit de la brigade anti-criminalité créée en 1992.
Cette nouvelle politique s’accompagne d’une « réforme de l’architecture des corps »3, censée
améliorer l’efficacité opérationnelle de la police. Concrètement, le corps de commandement
(les officiers) « assure désormais un commandement opérationnel des services »4 et remplit
des tâches administratives et gestionnaires. Au sein du corps d’encadrement et d’application,
les gradés (brigadier-chef et brigadier-major) « doivent s’affirmer comme le premier niveau
d’autorité pour diriger l’équipe de base, voire des petits services autonomes et organiser le
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La répartition du travail entre chaque corps de police est également modifiée. Les officiers,
dont les effectifs régressent, sont dessaisis du travail d’investigation, dont ils avaient aupa-
ravant le monopole, au profit des activités de gestion. Désormais, ils ne partagent plus les
espaces de travail de leurs subalternes et l’encadrement des multiples brigades est confié aux
gradés, qui, de plus en plus nombreux, prennent la place des officiers. Ce sont désormais
les gardiens de la paix qui, aux côtés des gradés, mènent des enquêtes. Cela représente un
bouleversement considérable du travail policier.
En 1997, le service spécialisé dans l'investigation comptait 31 policiers dont 1 policier auxiliaire, 10
gardiens de la paix, 7 gradés et 21 officiers. En 2007, il se compose de 58 policiers dont 5 adjoints
de sécurité, 14 gardiens de la paix, 29 gradés et 10 officiers. En 2014, il regroupe 52 policiers dont
5 adjoints de sécurité, 10 gardiens de la paix, 32 gradés et 5 officiers.
Sous l’effet des réformes des corps et des doctrines de police, les deux composantes de
l’organisation du travail dans les commissariats de sécurité publique ont donc été modifiées :
l’une verticale conduit à la séparation des activités d’exécution, d’encadrement et de gestion1,
l’autre, horizontale, repose sur la spécialisation des activités dans des faits de petite et
moyenne délinquance. Si l’action sur la division du travail est bel et bien au cœur des
processus de réformes de l’administration policière, la création de microservices spécialisés
est en revanche à l’initiative des commissaires qui bénéficient de marges de manœuvre pour
organiser leurs services. Rendre raison du processus de spécialisation nécessite d’expliciter
les déterminants des choix organisationnels des commissaires.
D d’adapter leurs services à la délinquance locale. Ceux qui s’investissent dans ces
transformations s’ingénient à « innover » en créant des brigades spécialisées. Cepen-
dant, l’évolution du rôle des commissaires ne suffit pas à expliquer ce choix organisationnel.
Il faut bien comprendre qu’ils espèrent en tirer doublement profit : en apportant une réponse
aux contraintes politiques et gestionnaires et en s’assurant l’adhésion de leurs subalternes.
1. Élodie Lemaire, « Police pour tous ! Les transformations ambivalentes du travail policier », dans Florent Champy,
Marc-Olivier Déplaude (dir.), Vulnérabilité du travail, Paris, EHESS, 2016.
2. Frédéric Ocqueteau, Mais qui donc dirige la police ? Sociologie des commissaires, Paris, Armand Colin, 2006.
3. Sur la réforme des corps et carrières, protocole d'accord, juin 2004.
« Il faut que vous compreniez qu'un chef de service a une compétence fonctionnelle et hiérarchique
sur son service et il doit rendre compte de ses résultats auprès de la hiérarchie. Quand je suis
arrivé, j'ai réorganisé, pour qu'elle fonctionne mieux, la sécurité publique et ce, par rapport aux
objectifs que j'avais à atteindre. J'ai réadapté ses structures par rapport aux objectifs qui m'étaient
assignés par le directeur. [...] De là, j'ai eu l'idée de créer une première unité spécialisée et j'ai
joué avec les noms, je me suis dit qu'il fallait un nom qui attire, qui soit attirant, qui soit connu et
qui reste un peu dans les esprits. »1
Ces stratégies permettent aux commissaires de se distinguer des concurrents au poste et aussi
de se démarquer des pratiques de direction des « anciens » qui, selon eux, ne « cherchent
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« Le commandant, c'est mon adjoint. Ce qui aurait été intéressant avant de poser des questions,
c'est d'avoir un organigramme du service. Si vous avez un organigramme, vous comprenez des
choses. Vous comprenez qu'il y a un commissaire chef de service et un commandant qui est adjoint.
Moi j'ai un rôle de conception et de direction. Je suis là pour apporter à la République ce qu'elle
attend de moi, c'est-à-dire de diagnostiquer les problèmes d'insécurité que l'on constate par l'obser-
vation de la statistique de la délinquance et d'apporter des réponses. Les adjoints et les officiers
sont surtout là pour encadrer, ils ne sont pas conception et direction, ils sont commandement et
encadrement. La hiérarchie de police c'est comme un toit. En haut de la tuile, c'est le directeur
départemental et tout doit être bien mis, dans le même sens, dans le sens des instructions du
directeur départemental qui, lui, les a tant du préfet que de la direction centrale. Si vous avez une
tuile qui va de travers, ce n'est pas bon. »3
Cependant, les directives du ministère de tutelle ne sont pas appliquées mécaniquement. Les
commissaires suivent les orientations en fonction de leurs propres dispositions et ambitions.
En effet, l’origine maghrébine de Mohammed R., commissaire du service de sécurité de
proximité, a pesé dans le choix de créer une unité de lutte contre les actes discriminatoires,
comme nous le confirme son adjoint, le commandant Guillaume T.
« La création de l'unité de traitements des actes discriminatoires correspond à une volonté poli-
tique doublée, à mon avis, d'une motivation d'un chef de service qui ne doit pas être étrangère à
son vécu et à son parcours. Je pense qu'il a voulu soigner l'image de la police, en montrant que
nous ne sommes pas tous des fachos et que l'on peut s'intéresser aux discriminations et surtout
les prendre en charge. »2
Le type de faits pris en charge par les brigades dépend également des intérêts des élus locaux
avec lesquels les commissaires tentent de constituer des alliances. La réforme des corps et
carrières a aménagé des passerelles entre le corps de conception et de direction et ceux des
hauts fonctionnaires. Aussi le poste de commissaire devient-il un moyen de contourner
l’École nationale d’administration pour intégrer, par exemple, le corps préfectoral. Mais,
pour les commissaires, l’accès à la haute administration suppose l’élaboration de réseaux, la
1. Mathieu T., brigadier-chef, groupe de lutte contre les atteintes aux personnes, 36 ans.
2. Guillaume T., commandant de police, adjoint du commissaire de la sûreté départementale en 2007, 43 ans.
constitution d’alliances et d’ententes, notamment avec les élus locaux. La prise en charge de
certains faits de délinquance leur permet d’investir simultanément dans l’espace profes-
sionnel policier et dans l’espace du pouvoir administrativo-politique afin de conquérir de
nouvelles positions. Ainsi, Mohammed R. s’est également saisi de la lutte contre les atteintes
aux personnes (les violences intrafamiliales) et de la lutte contre l’insécurité en milieu sco-
laire, érigées en missions prioritaires dans la LOPSI1, pour créer en 2006 le groupe de lutte
contre les atteintes aux personnes. Ce groupe traite en priorité des affaires de violence conju-
gale car, à l’époque, le maire de la ville avait fait du « central » un « commissariat-pilote »
dans le Plan de lutte contre les violences faites aux femmes : 10 mesures pour l’autonomie
des femmes (novembre 2004), présenté par la ministre déléguée à la Cohésion sociale et à
la parité2, Catherine Vautrin, le 23 novembre 2005.
Loin d’opposer une résistance à l’observation3, les commissaires ouvrent volontiers les portes
des brigades spécialisées aux « profanes ». Les stagiaires et les médias sont invités à « observer
leur fonctionnement »4. Quatre brigades spécialisées ont fait l’objet d’un article dans le quo-
tidien régional et d’un reportage télévisé sur TF1. En témoigne un message électronique
reproduit ci-dessous rédigé par Laurence G., secrétaire administrative à l’état-major, du
bureau de communication de Paris, adressé au commandant responsable d’une des unités.
« Bonjour, Je vous informe avoir pris contact avec Le Point au sujet de la médiatisation nationale
du Groupe de lutte contre les atteintes aux personnes. Le journaliste, Monsieur L., est très intéressé
et m'a assuré être preneur de ce reportage. Il prendra donc prochainement contact avec vous. Je
dois rappeler France 2 vers 16 heures, je vous tiendrai informé de leur décision, Cordialement,
Laurence G. »
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Lors de notre enquête de terrain, nous disposions toujours d'un carnet de terrain sur lequel nous
reportions nos notes d'observations. Les policiers s'en emparaient régulièrement. Avant de ren-
contrer le commissaire du service de sécurité et de proximité, nous avions préparé quelques ques-
tions. Comme d'habitude, notre cahier traînait dans le bureau de la brigade. Mathieu T., 36 ans,
brigadier-chef et responsable de ce groupe, profita de notre absence pour se saisir du carnet. Il
s'amusa à répondre aux questions formulées à l'intention de son supérieur hiérarchique :
« Comment a été créé le groupe de lutte contre les atteintes aux personnes ?
Pour me faire bien voir auprès de la hiérarchie.
1. Loi no 2002-1094 du 29 août 2002 d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure : « Deux
tendances se dégagent de cette période de vingt ans : l'une quantitative, l'augmentation exponentielle de la
délinquance, que les chiffres illustrent de manière éloquente ; l'autre qualitative, l'importance prise par les
violences contre les personnes, qui ne sont pas seulement liées à la classique délinquance d'appropriation mais
qui prennent de plus en plus la forme de violences gratuites, voire de violences d'humiliation. [...] Si les forces
de sécurité intérieure n'ont pas à se substituer aux services sociaux, en revanche, elles ont la légitimité pour
intervenir dans le champ de la prévention, en particulier en milieu scolaire ».
2. Le 23 mars 2006, le Parlement a adopté définitivement la loi renforçant la prévention et la répression des
violences au sein du couple ou commises contre les mineurs.
3. La police est caractérisée par la résistance « au projet de connaître ». Cf. Jean-Paul Brodeur, « La police :
mythes et réalités », Criminologie, 17 (1), 1984, p. 9-41.
4. Cette expression est celle du commissaire divisionnaire qui, au début de l'enquête, nous avait incitée à observer
le fonctionnement des brigades spécialisées.
5. Cette expression est celle des policiers en poste dans les brigades spécialisées.
Aussi faut-il rapporter la création de brigades spécialisées aux dispositions des commissaires
à relayer les impératifs managériaux et à leur croyance dans l’efficacité de leur stratégie
d’action, comme en témoignent les notes d’organisation rédigées par Mohammed R. et
1. Marc Loriol, Valérie Boussard, Sandrine Caroly, « La police et les jeunes des banlieues », 31 janvier 2006,
<http://www.liens-socio.org/La-police-et-les-jeunes-des>.
2. Circulaire du 23 février 1789 relative au renouveau du service public consultable sur le site <http://www.
dsi.cnrs.fr>.
3. Circulaire du 3 juin 1998 relative à la préparation des programmes pluriannuels de modernisation des admi-
nistrations consultable sur le site <http://www.legifrance.gouv.fr>.
4. Loi organique no 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances (LOLF).
5. Vincent Wright, Sabino Cassese (dir.), La recomposition de l'État en Europe, Paris, La Découverte, 1996 ;
Ph. Bezes, Réinventer l'État..., op. cit.
6. Mohammed R., op. cit.
7. Dominique S., commissaire de la sûreté départementale, 28 ans.
« La création de l'unité de traitement des actes discriminatoires a pour objectif d'améliorer tant
la qualité que la rapidité dans le traitement des procédures diligentées dans le cadre de la dénon-
ciation de tout comportement discriminatoire. Elle a pour but de renforcer la qualité de réponses
sécuritaires pouvant être apportées aux partenaires institutionnels, aux victimes et finalement
d'augmenter l'efficacité préventive et répressive de l'action policière en ce domaine. Les objectifs
fixés seront mesurés à la réduction du délai de traitement de ces enquêtes ainsi qu'à l'amélioration
dans la qualité du traitement de ces dossiers parfois sous-estimés. Ce travail d'enquête ciblé devrait
contribuer à apporter une réponse rapide et spécialisée à ce type de délinquance. Elle constituera
une composante opérant sur des objectifs déterminés par le chef du SSP dans le cadre de la lutte
contre les comportements discriminatoires. »1
« Objet : Création d'un groupe vols-violences au sein du groupe de voie publique de la sûreté
départementale. La lutte contre la violence, et notamment contre la violence d'appropriation est
un objectif fixé par Monsieur le ministre de l'Intérieur dans le plan national de lutte contre les
violences faites aux personnes. Si des mesures sont prises ou envisagées pour lutter contre la
violence de comportement, elles ne sont pas adaptées à la violence d'acquisition qui nécessite un
traitement spécifique. S'agissant d'une voie publique spécialisée, elle doit être combattue et réduite
par la création d'une brigade spécialisée. La DCSP a d'ailleurs invité en mars 2005, les groupes
de voie publique à focaliser leur action dans le domaine des vols-violences. L'objectif poursuivi est
d'inverser l'évolution haussière de cette délinquance et de maintenir l'élucidation en matière de
délinquance de voie publique. »2
Par ailleurs, cette croyance se vérifie car les taux d’élucidation augmentent significativement
quelques mois après la création des groupes spécialisés. En observant les indicateurs publiés
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éradication des usages de fausses inscriptions sur cyclomoteurs et une baisse notable des vols de
véhicules et de deux roues (-23 %). La circonscription recense deux fois moins de vols à la roulotte,
de vols de véhicules ou de deux roues qu'il y a deux ans ! Le mérite en revient aux policiers de la
BRILA. »1
« Le DDSP a adressé une lettre de félicitations au lieutenant Marie M., au brigadier-chef Henri H.,
au brigadier Pierre U., au gardien de la paix Vincent J., de la sûreté départementale, pour la qualité
du travail réalisé dans le cadre de dégradations de véhicules. »2
« J'ai demandé mon affectation au service de Quart parce que je pense que c'est la façon pour
que la hiérarchie connaisse les fonctionnaires et se rende compte de leur valeur. Il y a un échange
qui est quotidien avec la hiérarchie. Les commissaires se rendent compte de la façon dont tu
travailles, parce que quand tu es en patrouille, l'image qu'on a de toi, c'est celle que tes chefs
veulent bien laisser retranscrire à la hiérarchie. Par contre, quand tu es au Quart, ils ont une image
directe de toi, il n'y a personne qui retranscrit, ils voient la façon dont tu travailles, ils ont l'image
de toi qui est directe ni déformée, ni amplifiée. Le Quart ça m'a aidé dans le sens où le commissaire
1. Observations et commentaires sur la délinquance constatée en 2005, Cahiers internes de la délinquance, 2006,
p. 18.
2. « Félicitations et témoignages », Politeia, 126, juin 2007.
a vu la façon dont je travaillais et mon objectif c'était de faire de l'enquête. Je savais que ça devait
passer par là. J'y suis resté pendant sept, huit mois et Dominique [le commissaire de la sûreté
départementale] a pu se rendre compte que je pouvais être utile à son service et il m'a demandé
de venir au groupe de voie publique. »1
Recruté au groupe de voie publique, fraîchement créé en 2003, Jacques obtient sa qualifica-
tion d’OPJ et intègre la brigade de recherches judiciaires2 en 2004.
« C'est vraiment une promotion pour moi d'être passé au groupe de voie publique dans le sens où
je faisais partie de la sûreté départementale. La preuve ça m'a ouvert l'accès à la qualification de
police judiciaire, pas forcément accordée à tout le monde et ça m'a permis d'intégrer la brigade
de recherches judiciaires. »3
Si les gardiens de la paix sont fiers de pouvoir mener des investigations, la spécialisation des
brigades satisfait également les gradés, car elle leur permet d’occuper les postes de comman-
dement autrefois monopolisés par les officiers, comme l’explique ce brigadier-chef de la
cellule anticambriolage :
« Ce que j'aime dans ce poste, c'est qu'on acquiert des responsabilités de commandement tout en
restant parmi les gardiens de la paix. Je n'aurais pas pu arrêter l'investigation. Alors je pense
qu'être brigadier-chef est un bon compromis [...]. J'enquête avec les collègues et en même temps
je suis responsable du bon fonctionnement de ma brigade. En plus, au quotidien mon travail s'est
diversifié. Je mets en place des missions, je participe aussi à la gestion de la brigade et sur le plan
du salaire, c'est appréciable. »4
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« Nous, c'est sûr que c'est pas la PJ, mais bon, on est carré dans ce qu'on fait. C'est pas toujours
le cas de tout le monde à SD [sûreté départementale]. Ça sert à rien de faire du spectacle, de
charger des camions après la perquisition, si tu vois ce je veux dire. Il faut juste que l'affaire sorte
et qu'elle tienne pénalement. »4
Cet ajustement des pratiques policières à la « culture du résultat » doit également être rap-
porté, au moins en partie, aux conséquences de la spécialisation des activités. De fait, le
processus de segmentation professionnelle déstabilise les principes de repérage qui garantis-
saient la stabilité de l’échelle de prestige interne. Dans l’espace relativement peu différencié
des services judiciaires, la hiérarchie des postes était claire. Mais, depuis le début des années
1. Laurence Proteau, « L'économie de la preuve en pratique : les catégories de l'entendement policier », Actes de
la recherche en sciences sociales, 178 (3), 2009, p. 12-27.
2. Le classement de la clientèle est en effet un critère d'anoblissement parce qu'il détermine en miroir la hié-
rarchisation des professionnels. Si le traitement du grand banditisme est valorisant, les violences conjugales
sont fortement dépréciées dans l'univers policier. Ces affaires, souvent assimilées aux potins, aux ragots, que
l'on assigne volontiers aux femmes, suscitaient bien moins d'investissement que d'autres délits ou crimes. Cf.
Gwenaëlle Mainsant, « L'État en action : classements et hiérarchies dans les investigations policières en matière
de proxénétisme », Sociétés contemporaines, 72 (4), 2008, p. 37-57.
3. Par exemple, Dominique Monjardet, « À la recherche du travail policier », Sociologie du travail, 4, 1985,
p. 391-407 ; Robert Reiner, The Politics of the Police, Oxford, Oxford University Press, 2e éd., 1992 ; John Van
Maanen, Peter K. Manning (eds), Policing. A View from the Street, New York, Random House, 1978.
4. Mathias B., gardien de la paix, groupe de voie publique, 33 ans.
2000, les policiers ne parviennent plus véritablement à définir leurs positions en indexant le
prestige de leur brigade sur une échelle des postes plus ou moins informelle mais connue
de tous, comme c’était le cas encore très récemment. En multipliant les services spécialisés,
les commissaires ont contribué à brouiller l’échelle des honneurs et à accroître les phéno-
mènes de concurrence et de distinction1.
Pour maintenir ou conquérir leur place dans cet espace reconfiguré, les policiers s’engagent
dans des microluttes symboliques. Chacun s’efforce de tirer la définition du « vrai » et du
« bon » policier dans le sens de ses intérêts, en fonction des ressources dont il dispose et de
celles dont il est privé. La spécialisation des activités a donc non seulement exacerbé les luttes
policières pour imposer les qualités et les ressources nécessaires à l’occupation des postes
judiciaires, mais également modifié l’issue de ces luttes. Dans un contexte où les instances
d’évaluation, telles que les commissaires et les officiers, valorisent particulièrement « la per-
formance », les brigades spécialisées dans la petite et moyenne délinquance offrent désormais
des profits distinctifs. En effet, la maîtrise accrue d’une microclientèle et de ses modes opé-
ratoires, mais aussi le recours aux technologies (vidéosurveillance, téléphonie) accroissent
les chances des policiers d’aboutir rapidement à un résultat, comparativement à leurs collè-
gues des services généralistes et ceux en charge de la délinquance dans des espaces privés
(brigades des mœurs et des mineurs). « L’efficacité » est donc un argument mobilisé par les
gardiens de la paix en poste dans les brigades spécialisés de petite et moyenne délinquance
pour valoriser leur travail auprès de la hiérarchie, et espérer progresser plus rapidement dans
l’institution, mais également pour s’imposer face aux « anciens », en poste dans des services
mieux placés sur l’échelle historiquement constituée du prestige policier. Les discours mora-
lisateurs (les appels à la « responsabilisation » individuelle, la chasse aux « abus ») connaissent
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« Septembre 2006. Les policiers du groupe de voie publique se réunissent pour fêter l'élucidation
d'une affaire. C'est une initiative du commissaire. Il est 12 h. Les gardiens de la paix du groupe
vols-violences préparent leurs bureaux pour accueillir leurs collègues. Les dossiers sont poussés
de la table, des chaises sont installées. Les membres de la brigade de lutte contre les infractions
liées à l'automobile sont partis chercher le déjeuner. Chacun a contribué à l'achat du repas. Chips,
charcuterie, pain et vin rouge sont déposés sur les bureaux. 12 h 15, les membres du groupe de
voie publique et le commissaire sont réunis. Les policiers sont réservés. Ils peinent à se faire une
place dans le bureau exigu. Le commissaire lance la conversation et revient sur la manière dont
s'est déroulée l'interpellation le matin à 6 h. Toutes les étapes de l'intervention sont commentées.
Un gardien de la paix lance à son collègue : “T'avais pas bien l'air réveillé !” Un autre reprend : “On
a eu du mal avec le bélier, la porte voulait pas lâcher, on s'y est repris au moins à six fois !”
L'ambiance se détend. Un gardien de la paix fait allusion à une autre affaire qu'il avait menée :
“Nous, on a eu le même coup un jour, la porte n'a jamais lâché, les collègues sont passés par la
fenêtre.” Le commissaire félicite son équipe : “C'est du bon boulot, vous avez bien réagi !” Et il
s'en va. Vincent, gardien de la paix de 30 ans prend la parole après le départ du commissaire : “Je
me ressers un petit verre et après terminé. Je pourrais pas travailler sinon. [...] Ça me rappelle
quand j'ai commencé. J'étais jeune gardien de la paix au bureau de police. J'étais sous les ordres
d'un commandant. Toi, dit-il en m'interpellant, t'as pas connu cette époque-là. Les mecs y savaient
pas s'arrêter à l'époque. Combien de fois j'ai travaillé avec des officiers bourrés ! Un jour je me
ramène dans le bureau du commandant. On avait chopé un SDF qui tenait plus debout. Bref, je
frappe, y'a personne qui répond. Je demande aux collègues s'ils ont vu le commandant. Ils me
disent qu'il s'est enfermé dans son bureau mais qu'il est pas sorti de toute la matinée. Il était
genre 11 h du mat'. Alors on s'y met à plusieurs, puis, on frappe. On entend derrière la porte des
petits gémissements. Avec les collègues, on était mort de rire, on se demandait ce qui se passait
derrière cette porte. [Tout le monde rit dans le bureau.] Au bout d'un moment, y en a un qui me
dit d'y aller. Alors je pousse la porte, un peu fort. Puis là qu'est-ce qu'on trouve ? Not' commandant
étalé par terre, complètement bourré, qu'avait mis son pied derrière la porte pour pas qu'on l'ouvre.
Tu vois pas le comique de la situation, avec l'autre (SDF) qu'attendait en geôle bourré aussi. Y'avait
pas assez de cellules pour y mettre tout le monde !” »1
Ces prises de position doivent néanmoins être rapportées à la place que les policiers occupent
dans l’espace du commissariat au moment de l’enquête. Ceux qui sont parvenus, en 2014,
à intégrer des services plus prestigieux que les « petites » brigades spécialisées deviennent les
nouveaux gardiens des emblèmes de la profession à « l’ancienne » qu’ils cherchaient à ren-
verser en 2006. En témoignent les propos de l’un d’entre eux.
2007 : « Nous on perd pas notre temps, on sort des affaires, hier encore j'ai eu deux déferrements.
Ceux qui ont un problème avec les objectifs, c'est peut-être aussi ceux que ça n'arrange pas... »2
2014 : « On peut pas être rapide si on veut mener de bonnes investigations. Ça demande de pas
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La segmentation de la structure des trois services en 2004 s'est accompagnée d'une baisse notable
du nombre de policiers (319 en 2004 contre 422 en 2000). C'est en procédant moins à une aug-
mentation qu'à un redéploiement des effectifs de gardiens de la paix qu'ils composent leurs bri-
gades : deux agents suffisent à créer une brigade judiciaire spécialisée en 2007, alors qu'au début
des années 2000, un minimum de cinq agents constituait un groupe au sein de ce service.
Sur ce point, la trajectoire d'Henri H., 36 ans, brigadier-chef du groupe de voie publique depuis
2005, est significative. Ancien gardien de la paix, il intègre la brigade de recherches judiciaires et
obtient le grade de brigadier en 2003. Désireux de rejoindre la PJ [service régional de la police
judiciaire], il est nommé brigadier-chef d'une brigade spécialisée dans la délinquance de voie
publique. Bien que le commissaire n'ait pas satisfait son souhait, son affectation dans ce service
(ce groupe est moins prestigieux que la PJ) lui a permis néanmoins d'être promu au grade supé-
rieur et de commander un groupe.
Les commissaires utilisent également les brigades spécialisées pour faire face aux nouvelles
aspirations des gardiens de la paix. Ces derniers sont en effet plus titrés sur le plan scolaire
et surtout davantage qualifiés sur le plan judiciaire et procédural1. Le passage dans les brigades
spécialisées sans grande valeur ajoutée devient alors une des conditions de l’affectation des
gardiens de la paix dans les brigades les plus convoitées du commissariat. Les gardiens de la
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« On m'a dit : “Si vous voulez aller à la SD [sûreté départementale], faut passer par le Quart”. Je
suis allée au Quart pendant un an. Et après j'ai atterri ici, à l'unité des atteintes discriminatoires.
Pourtant je suis passée brigadier et brigadier-chef quasiment en même temps, mais ça n'a pas
suffi. »2
1. L'extension, en 1998, de la qualification d'officier de police judiciaire aux gardiens de la paix et gradés (loi
no 98-1035 du 18 novembre 1998 portant extension de la qualification d'officier de police judiciaire au corps de
maîtrise et d'application de la police nationale) est réaffirmée en 2002 par la LOPSI : « Le nombre d'agents
ayant la qualification de police judiciaire sera augmenté sur la durée de la loi de programmation, notamment
dans le corps de maîtrise et d'application de la police nationale » (Loi no 2002-1094 du 29 août 2002 d'orien-
tation et de programmation pour la sécurité intérieure, annexe 1).
2. Aline N., brigadier-chef, unité de traitement des actes discriminatoires, 37 ans.
3. Élodie Lemaire, « Réforme des corps et carrières et illusion promotionnelle dans la police », dans Sophie
Bernard, Dominique Méda, Michèle Tallard (dir.), Outiller les parcours professionnels. Quand les dispositifs
publics se mettent en action, Berne, Peter Lang, 2016, p. 127-141.
Suivons la trajectoire de Guillaume G., 38 ans, d’origine ouvrière. Après son échec au bac-
calauréat, il réussit le concours de gardien de la paix. Il occupe son premier poste au com-
missariat de Nanterre, en police-secours. Au bout de trois ans, lassé de son travail, il postule
à la BAC [Brigade anti-criminalité] où il restera trois ans également. Puis, il obtient une
mutation dans sa région d’origine. D’abord affecté à la section d’intervention (Service d’ordre
et de sécurité routière), l’année suivante il intègre la sûreté départementale dans le service
de l’identité judiciaire.
« Deux ans et demi après, on m'a dit : “Dans le service d'IJ, les fonctionnaires de police vont être
remplacés par des personnels administratifs. Vous êtes le dernier arrivé donc vous partez.” On
m'a dit ça au mois de juin. Ou je partais tout de suite et, en gros, je restais à la SD, ou alors je
partais plus tard, quand la personne pour me remplacer serait là. Le choix était vite fait, je suis
parti tout de suite. J'ai débarqué au groupe de voie publique. Le commissaire était intelligent, il
m'a dit : “Tu as le choix d'aller dans le groupe que tu veux.” Donc j'avais l'impression de pouvoir
choisir, mais en même temps c'est lui qui m'a dirigé. Je pensais faire la BRJ, mais il m'a suggéré
de commencer à la brigade de lutte contre les infractions automobiles. Quelques mois après, je
suis passé au groupe vols-violences [...] et maintenant je suis à la cellule anticambriolage, toujours
pas à la BRJ. »1
Ainsi, les « petites transformations organisationnelles » opérées par les commissaires s’arti-
culent aux mutations de la morphologie des corps de police2 et des carrières, en transformant
simultanément les représentations, les opportunités et l’espace des mobilités. Dans le même
temps, la marge de manœuvre acquise par la création de « nouveaux » postes et leur habile
répartition permet aux commissaires de faire face aux effets de la récente réforme des corps
et carrières sur les effectifs policiers et sur leurs aspirations.
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constante dans l’histoire de l’institution, enrôlée dans des objectifs managériaux depuis le
début des années 2000. Cette forme discrète du management public policier permet aux
commissaires d’adapter les activités de leurs services aux exigences des hiérarchies politiques
et policières et aux impératifs « de résultats », tout en suscitant l’adhésion de leurs subal-
ternes. Enfin, parce que ces transformations vont dans le sens du constat de « manipula-
tions » croissantes des formes organisationnelles des bureaucraties sous l’effet de réformes
néomanagériales qui renforcent la spécialisation mais aussi, à rebours, de réformes plus
récentes qui fusionnent et dé-spécialisent. Des auteurs comme Tom Christensen et Per
Lægreid1 soulignent ainsi la complexité des changements qui affectent les structures des
organisations publiques : elles sont aux prises avec des formes variées et combinées de spé-
cialisation (verticale, horizontale), mais aussi avec des évolutions inverses parfois qualifiées
de « post-NPM » qui visent à réintégrer des ensembles trop morcelés ; elles sont également
exposées aux contradictions des réformes centrées sur la performance et au renforcement
d’un pilotage de l’organisation par le haut, par les objectifs et les indicateurs ; elles sont enfin
aux prises avec des pressions croissantes de leurs environnements (politiques, sociaux) et
avec des évolutions des normes et des cultures en leur sein.
Si leurs auteurs parlent volontiers d’hybridation pour décrire ces organisations en transfor-
mation, l’épaisseur politique, administrative et sociale des mutations des formes organisa-
tionnelles publiques est trop souvent insuffisamment restituée dans les travaux
internationaux de Public Administration. La sociologie de la spécialisation policière contem-
poraine proposée ici montre que l’action sur la division du travail, loin d’être univoque ou
mécanique, est enchâssée dans des dynamiques de réorganisations plus larges que les réformes
néomanagériales par la performance. L’analyse des enjeux, des rationalités et des effets des
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1. Tom Christensen, Per Lægreid, « Complexity and Hybrid Public Administration : Theoretical and Empirical Chal-
lenges », Public Organization Review, 11, 2011, p. 407-423.
2. Antoine Vauchez, « Un argument de poids : le chiffre dans le gouvernement de la justice », Revue française
d'administration publique, 1, 2008, p. 111-121 ; Nicolas Belorgey, L'hôpital sous pression. Enquête sur le « nouveau
management public », Paris, La Découverte, 2010 ; Isabelle Bruno, « Comment gouverner un “espace européen
de la recherche” et des “chercheurs-entrepreneurs” ? Le recours au management comme technologie poli-
tique », Innovations. Cahiers d'économie de l'innovation, 36 (3), 2011, p. 65-82.
Élodie Lemaire
Sociologue, Élodie Lemaire est maître de conférences à l’Université de Picardie-Jules Verne (UPJV) et
chercheuse au Centre universitaire de recherche sur l’action publique et le politique-Épistémologie et
sciences sociales (CURAPP-ESS, Amiens). Ses travaux portent sur les effets des réformes administratives
sur l’institution policière, sur les procédures de construction des chiffres de la délinquance dans les
instances locales de sécurité et sur les usages de la vidéosurveillance dans un contexte judiciaire d’admi-
nistration de la preuve (CURAPP, Faculté de droit et de science politique, Pôle universitaire Cathédrale,
10 placette Lafleur, BP 2716, 80027 Amiens cedex 1, <elodie.lemaire@u-picardie.fr>).
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1. Je tiens à remercier les évaluateurs de la Revue française de science politique et les coordinateurs de ce
dossier, Philippe Bezes et Patrick Le Lidec, pour leurs remarques toujours constructives, ainsi que pour leurs
relectures attentives de ce texte.