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QUAND LA POLICE FABRIQUE L'ORDRE SOCIAL

Un en deçà des politiques publiques de la police ?

Pierre Favre

Presses de Sciences Po | « Revue française de science politique »

2009/6 Vol. 59 | pages 1231 à 1248


ISSN 0035-2950
ISBN 9782724631470
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QUAND LA POLICE FABRIQUE L’ORDRE SOCIAL


Un en deçà des politiques publiques de la police ?

PIERRE FAVRE

a police peine en France à se voir reconnaître comme un objet commun de la

L recherche en science politique. L’observation a été faite tant de fois 1 qu’il est
inutile d’y revenir : la grande majorité des auteurs amenés à définir le périmètre
de la sociologie politique, lorsque par exemple ils rédigent un manuel, excluent toute
référence à la police. Cette situation est en train de changer, comme en témoigne le
présent numéro de la Revue française de science politique, ou encore le manuel le plus
récent de la discipline où un chapitre est consacré aux forces de police 2. Les études sur
la police bénéficient de l’impressionnante montée en puissance de ce qu’on a longtemps
appelé « les politiques publiques » et qu’on tend plus justement à nommer aujourd’hui
la « sociologie de l’action publique ». Et cette inclusion des questions policières dans ce
domaine de recherche n’est évidemment pas un mystère : la police est une administration
de l’État ou un service public d’une collectivité territoriale et, comme toute administra-
tion, elle est l’objet de décisions « gouvernementales » (au sens large) incessantes. Elle
déploie une activité multiforme sur tout le territoire du pays et, de ce fait, elle est soumise
à des demandes sociales ou des mises en accusation tout aussi multiples qui appellent en
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retour autant de décisions publiques. Au même titre que les politiques de la santé, les
politiques de l’éducation ou les politiques de l’environnement, les politiques publiques
de la police relèvent de l’analyse des politiques publiques. Il y a dix ans déjà, François
Dieu pouvait intituler un livre bien informé Politiques publiques de la sécurité 3.
Aujourd’hui, les contributions rassemblées par Jacques de Maillard et Sébastian Roché
étudient plusieurs chantiers de réforme et modernisation de la police dans quatre pays
occidentaux. L’approche par les politiques publiques s’est bien saisie de l’objet « police »,
comme elle se saisit depuis peu de l’objet « genre », et comme elle s’était saisie au fil
du temps de la « ville », de l’« immigration », des « politiques publiques européennes »
et de dizaines d’autres objets. Et elle le fait bien, comme on le voit dans les pages qu’on
vient de lire. Il y a là une importante avancée scientifique dont on doit beaucoup attendre
s’agissant de la connaissance de la police.
Notre objectif, dans cette contribution conclusive, n’est pas de revenir sur les ques-
tions examinées dans ce numéro, déjà fortement synthétisées par Jacques de Maillard, ni

1. François Dieu, « Un objet (longtemps) négligé de la science politique : les institutions de


coercition », dans Eric Darras, Olivier Philippe (dir.), La science politique une et multiple, Paris,
L’Harmattan, 2004, p. 273-284 ; Pierre Favre, « Dominique Monjardet et la (re)découverte des
questions policières par la science politique », dans Antoinette Chauvenet, Frédéric Ocqueteau (dir.),
Dominique Monjardet, Notes inédites sur les choses policières, Paris, La Découverte, 2008,
p. 212-221 ; Jean-Louis Loubet del Bayle, « 1968 aux origines de la sociologie de la police »,
Cahiers de la sécurité, 6, 2008, p. 173-181.
2. Laurent Bonelli, « Les forces de police », dans Antonin Cohen, Bernard Lacroix, Philippe
Riutort, Nouveau manuel de science politique, Paris, La Découverte, 2009, p. 235-241.
3. François Dieu, Politiques publiques de sécurité, Paris, L’Harmattan, 1999.

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Revue française de science politique, vol. 59, n 6, décembre 2009, p. 1231-1248.
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de mettre en discussion, sinon par un effet de perspective, les voies d’une analyse de
politique publique appliquée aux réformes de la police. On se situera sur un autre plan, que
les auteurs ont légitimement écarté par décision de méthode, mais auquel peu de politistes
s’intéressent, celui de la contribution de la police, en tant qu’organe de la puissance
publique, aux modes de fonctionnement, à la cohésion et à la pérennité de nos sociétés
démocratiques. On entend somme toute déplacer un instant l’approche en termes de poli-
tiques publiques. Dans son sens le plus général, l’analyse des politiques publiques raisonne
sur trois ensembles plus ou moins emboîtés d’activités sociales. Un segment 1 et un
temps 1 concernent un certain nombre de personnes, soit « une pluralité d’acteurs gouver-
nants... pas tous étatiques ni même publics » 1, qui décident d’actions à mener sous forme
de politiques publiques. Un segment 2 et un temps 2 mettent en œuvre d’autres personnes :
fonctionnaires, agents publics, personnes privées associées à leurs tâches. Les décideurs
leur demandent de changer leurs pratiques professionnelles pour obtenir que les adminis-
trés à leur tour modifient leur comportement. Que les policiers, par exemple, soient davan-
tage présents dans la rue pour que les comportements incivils soient moins fréquents. Au
terme de ce processus plus ou moins long – on est là au temps 3 pour un segment 3 –, une
portion de la société a changé ou du moins aurait dû changer si la politique publique avait
eu l’efficacité souhaitée. Si l’on se sert de ce schéma élémentaire pour dire ce que font les
spécialistes de politiques publiques, on voit qu’ils travaillent de préférence sur deux des
engrenages de ce processus. Ou bien ils étudient la relation entre le segment et le temps 1
et le segment et le temps 2 : l’exemple en est donné dans ce numéro sur les réformes de la
police. Ou bien ils se penchent sur la relation supposée directe entre segment/temps 1 et
segment/temps 3, en tenant le segment/temps 2 pour négligeable ou secondaire. Ils diront
ainsi que les acteurs politiques tentent de réduire les obstacles à la reprise d’un emploi par
les chômeurs et ils observeront les résultats de cette action. En prenant comme objet la
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police en tant que corps, nous nous proposons de réévaluer le lien entre le segment/temps
2 et le segment/temps 3. Les services de police disposent en réalité d’une grande autonomie
et ils donnent par leur action propre un certain ordre à nos sociétés indépendamment des
décisions des acteurs politiques. Cette approche implique, au moins à titre d’hypothèse de
travail, que le lien entre segment et temps 1 (le niveau des décideurs politiques) et segment
et temps 2 (au niveau des appareils policiers) n’est plus essentiel. En clair, que les direc-
tives adressées par les pouvoirs publics aux policiers n’ont que peu d’effets sur ce qu’ils
font au long cours à la société et de la société.
Pour le dire autrement, nous souhaitons dans cet article contribuer au débat ouvert
par Pierre Muller lorsqu’il invite à penser les politiques publiques dans leur rapport au
monde et à l’ordre social. « Les politiques publiques sont, selon lui, le lieu où les sociétés
définissent leur rapport au monde et à elles-mêmes » et donc l’analyse des politiques
publiques doit permettre de résoudre la question de la production « de l’ordre politique
dans des sociétés de plus en plus complexes, de plus en plus fragmentées et de plus en
plus ouvertes sur l’extérieur » 2. Notre point de vue est d’abord que cet ordre (nous

1. Jean Leca, « La “gouvernance” de la France sous la Cinquième République », dans Fran-


çois d’Arcy, Luc Rouban (dir.), De la Ve République à l’Europe, Hommage à Jean-Louis Quer-
monne, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, p. 329-365, dont p. 339.
2. Pierre Muller, Les politiques publiques, Paris, PUF, 2003, p. 32 ; et « L’analyse cognitive
des politiques publiques : vers une sociologie politique de l’action publique », Revue française de
science politique, 50 (2), avril 2000, p. 189-208, dont p. 192. Les formulations plus récentes restent
fidèles à cette problématique : « l’analyse des politiques publiques [...] permet de poser la question
de la production de l’ordre social dans les sociétés modernes et post-modernes » (Pierre Muller,
« les politiques publiques peuvent-elles contraindre les hommes à faire le ménage ? », dans Pierre

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Un en deçà des politiques publiques de la police ?


parlerons exclusivement d’ordre social) se crée différemment dans les différents secteurs
sociaux. Il existe, pour suggérer des exemples, un ordre social de l’échange économique,
un ordre social des rapports entre sexe, un ordre social des déploiements urbanistiques,
un ordre social des mobilités professionnelles, et ces ordres peuvent être ou ne pas être
produits par les politiques publiques. La capacité des politiques publiques à produire ces
ordres n’est pas à considérer comme principe acquis, mais comme une question à résoudre
qu’il faut obstinément poser. Les politiques publiques engagées au lendemain de la
Seconde guerre mondiale produisaient ainsi un ordre social que la plupart des politiques
publiques actuelles ne sont plus en situation de produire. Mais il y a plus. Il est selon
nous plusieurs niveaux où l’ordre social se fabrique, et certains d’entre eux sont plus
déterminants ou fondamentaux que d’autres. Les institutions et les agences dont l’objectif
consiste, avec un succès inégal, à empêcher que les conflits entre les individus et entre
les groupes mettent en péril la société et qui disposent pour obtenir cela d’un pouvoir
répressif, ont selon nous un rôle central dans la production de l’ordre social. Elles sont
par voie de conséquence un objet essentiel de la science politique. La police est évidem-
ment là au premier rang.
Nous examinerons en cinq étapes les conditions et les modalités de la production d’un
ordre social par l’action propre des appareils policiers, et cela indépendamment des politiques
publiques. Nous dirons d’abord en quoi l’activité quotidienne de la police produit de l’ordre
social. Nous en fournirons la contre-épreuve en évoquant brièvement les situations où la
police n’est plus en mesure de jouer son rôle. Nous montrerons ensuite que la police est un
corps assez autonome pour rester indépendant des injonctions du politique, et même à ce
point autonome qu’il peut exercer pour son compte une forme de souveraineté. Cela ne rend
pas la police, quatrième étape, imperméable aux mutations de la société dans laquelle elle
est immergée et qui la font évoluer. Il peut alors se produire une convergence entre insti-
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tutions policières, judiciaires et pénitentiaires pour créer un ordre social localement répressif
au sein d’une société où les ordres sociaux sont multiples et composites.

LA PRODUCTION D’UN ORDRE SOCIAL PAR LA POLICE

Il convient de rappeler d’entrée quelles sont les caractéristiques les plus significa-
tives de l’activité policière dans les pays démocratiques occidentaux. La police est d’abord
dans tous les pays considérés une des rares administrations (quel qu’en soit le statut) à
laquelle on peut faire appel en permanence, de jour comme de nuit, en semaine ou les
jours fériés, pour intervenir dans toute situation qui ne peut se résoudre sans l’intervention
de la puissance publique. Bittner le dit dans une formule célèbre et profonde au delà de
sa forme pittoresque : le policier est amené à intervenir chaque fois qu’il y a « quelque-
chose qui- ne- devrait- pas- être- en- train- de- se- produire- et- pour- lequel- il- vaudrait-
mieux- que- quelqu’un- fasse- quelque- chose- tout- de- suite » 1 (retenir quelqu’un de

Muller, R. Sénac-Slawinski et al., Genre et action publique : la frontière public-privé en questions,


Paris, L’Harmattan, 2009, p. 17-26, dont p. 19, ou encore « Les politiques publiques constituent des
univers de sens et des lieux d’expression des intérêts contribuant à la production de l’ordre poli-
tique » (Pierre Muller, « Analyse des politiques publiques et science politique en France : “je t’aime
moi non plus” », Politiques et Management Public, 26 (3), 2008, p. 51-56, dont p. 56).
1. Egon Bittner, « Florence Nightingale à la poursuite de Willie Sutton. Regard théorique sur
la police », Déviance et Société, 25 (3), 2001, p. 285-305, spécialement p. 295 (traduction d’un texte
publié initialement en 1974).

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sauter du toit d’un immeuble, écarter le public du lieu d’une fuite de gaz, empêcher un
mari de battre sa femme, rechercher un enfant disparu, neutraliser un chien dangereux,
et mille autres circonstances de ce type). Que de telles situations puissent se décliner
presque à l’infini implique que le policier est par nature polyvalent. On peut parler noble-
ment de la « généralité indépassable » de ses tâches ou faire remarquer moins noblement
qu’il est « l’homme à tout faire » d’une société qu’il faut policer (l’une et l’autre formules
sont de Brodeur 1), mais dans les deux cas cela le distingue de tout autre agent de l’admi-
nistration, en dehors du pompier avec qui il fait souvent équipe. Ce simple rappel a une
lourde implication pour la science politique : la police est la seule administration suscep-
tible d’intervenir partout et à n’importe quel moment pour obtenir le retour à une situation
considérée comme normale, et ce travail policier à la fois exprime cette normalité sociale
et l’impose concrètement dans le quotidien. Les seuls autres corps professionnels aux-
quels on peut faire appel 24 heures sur 24, les pompiers et les urgentistes, sont en principe
plus spécialisés. Si les pouvoirs publics peuvent être amenés à faire appel à d’autres
personnels en dehors de leurs heures de service, ce ne peut être qu’en situation de crise
(une tempête qui exige l’intervention d’électriciens) dont nous ne traiterons pas ici. De
toute façon, le public lui-même ne peut pas directement solliciter ces agents, contraire-
ment à ce qu’il en est des policiers, des pompiers et des services de santé.
L’intervention policière telle qu’on vient de la décrire implique l’usage de la force
si cet usage s’avère nécessaire pour empêcher que la situation problématique n’ait des
conséquences graves (qu’un malade mental ne poignarde un passant, qu’un chauffard ne
provoque un accident, qu’un pillard ne profite d’une inondation pour s’emparer des biens
abandonnés). Cette force est effectivement mise en œuvre par les personnels de police
dans tous les cas où ils ne parviennent pas à dénouer autrement ce « quelque-chose-qui-
ne-devrait-pas-se-produire ». Un optimisme confortable considérerait cet usage de la force
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comme marginal. Il ne l’est pourtant pas. Il ne l’est pas dans le quotidien du rapport des
policiers avec certaines catégories de la population 2. Et il n’est pas statistiquement négli-
geable dans la mortalité violente : aux États-Unis, plus d’une personne par jour meurt
des suites d’un usage policier de la force (soit près de 10 % des homicides 3). La polé-
mique sur l’emploi du taser par les policiers a pu singulièrement alerter ces mois derniers
sur le nombre des morts que pouvait provoquer l’usage policier de cette arme pourtant
conçue comme non létale : c’est donc que les policiers n’hésitent pas trop à s’en servir.
Cette autorisation de recourir à la force peut évidemment entraîner des dérives, des abus,
ces violences illégitimes que l’on désigne souvent sous le terme de « bavures » et sur
lesquelles on reviendra. Mais cette force dont dispose la police n’est pas seulement celle
des policiers pris individuellement (les trois fonctionnaires d’une brigade anticriminalité
qui arrêtent un délinquant présumé avec une violence qui sera jugée ensuite « non pro-
portionnée »). Le propre de la force policière d’État est qu’elle peut toujours être aug-
mentée à proportion de la nécessité : si un car de police ne suffit pas, on en enverra trois ;
si trois ne suffisent pas, on fera appel à une Compagnie républicaine de sécurité ; si une
CRS est débordée, on en fera venir d’autres, jusqu’à ce que « force reste à la loi ».

1. Jean-Paul Brodeur, « Police et coercition », Revue française de sociologie, 35 (3), 1994,


p. 457-485.
2. Cf. Fabien Jobard, Bavures policières ? La force publique et ses usages, Paris, La Décou-
verte, 2002.
3. James Fyfe, « Police Use of Deadly Force. Research and Reform », Justice Quarterly,
5 (2), 1988, p. 165-205. Pour une présentation et une discussion de telles estimations, cf. Fabien
Jobard, Les violences policières, état des recherches dans les pays anglo-saxons, Paris, L’Har-
mattan, 1999.

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Un en deçà des politiques publiques de la police ?


Lorsque ce n’est pas le cas, lorsque l’État n’est plus en mesure de mobiliser une réserve
de forces suffisante pour contraindre ceux qui lui résistent de capituler, alors, on le dira
dans un instant, la société politique change de nature. Ainsi, parmi tous les agents de
l’État ou des collectivités locales, les policiers sont les seuls à incarner constamment sur
le terrain la puissance publique en tant précisément que puissance. Ni les enseignants, ni
les conservateurs de musées, ni les directeurs d’hôpitaux, ni les agents des services
sociaux, ni aucune autre catégorie de fonctionnaires ne disposent de cette possibilité
d’imposer par la force 1. Seuls peut-être les policiers privés et autres agents de la sécurité
privée en reçoivent une parcelle, au vrai fort encadrée 2. La police reste donc au cœur du
processus par lequel une autorité plus ou moins centralisée (selon l’organisation du sys-
tème politique) maintient l’ordre sur un territoire donné.
Inutile d’y insister : cette description de la mission première de la police est d’autant
plus importante socialement qu’elle est reçue par la société et amplement diffusée. Sauf
cas singuliers qu’on évoquera, une personne confrontée à une situation qui risque de
dégénérer fera normalement appel à la police et, comme le note encore Bittner, admettra
ainsi que le retour à la normale peut demander l’emploi de la force. « Toute intervention
de la police est porteuse d’une message : il pourra et peut-être il devra être fait usage
de la force pour atteindre l’objectif souhaité » 3. L’observation est d’autant plus impor-
tante que lorsque les policiers vont par exemple devoir procéder à des arrestations et
donc affronter une situation intrinsèquement difficile, c’est dans la plupart des cas, comme
on le sait depuis les travaux classiques de Black 4, à l’initiative des citoyens. Inutile de
souligner également que ceux qui contreviennent gravement aux normes communes par-
tagent cette représentation des pouvoirs de la police et savent qu’une confrontation avec
la police peut sceller leur avenir. La police est de surcroît constamment présente dans
les médias, à l’occasion des inépuisables « faits divers », au titre de la polyvalence de
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ses interventions mais tout autant au titre de son usage de la force, et sa spécificité s’en
trouve accrue par rapport aux autres administrations.
Dans ce travail concret, quotidien, la police dessine un ordre général et hiérarchisé
de l’interdit et de l’autorisé, de l’urgent et de ce qui peut attendre, du potentiellement
dangereux et de l’inoffensif, du juste et de l’injuste, de l’admissible et de l’inadmissible,
du socialement normal et du pathologique. Tous les citoyens savent que frapper un
employé dans un bureau de poste, briser des vitrines dans une rue commerçante, lancer
par téléphone une alerte à la bombe, ou se promener nu dans le métro entraîne l’inter-
vention de policiers. Ils savent tout autant que l’assassinat, le vol à main armé, l’enlè-
vement, le viol, s’il est connu des services de police, déclenchent d’actives recherches et
comportent un risque sérieux d’arrestation et de condamnation. À l’inverse, nous savons

1. Et d’ailleurs, dans la formation du policier, une part notable est consacrée aux modalités
pratiques d’usage de la force, en France dans des cours de GTPI, Gestes et Techniques Profession-
nels d’Intervention (cf. Cédric Moreau de Bellaing, « La police dans l’État de droit, les dispositifs
de formation initiale et de contrôle interne de la police nationale dans la France contemporaine »,
thèse de doctorat de science politique, Paris, Institut d’études politiques, 2006, p. 143-162).
2. Frédéric Ocqueteau, Polices entre État et marché, Paris, Presses de Sciences Po, 2004.
3. Egon Bittner, « De la faculté d’user de la force comme fondement du rôle de la police »,
Les Cahiers de la sécurité intérieure, 3, 1991, p. 221-235, dont p. 228 (traduction de « The Capacity
to use Force as the Core of the Police Role », dans E. Bittner, The Functions of the Police in Modern
Society dont la première édition date de 1970).
4. Donald Black, « The Social Organization of Arrest », Stanford Law Review, 23, 1971,
p. 1087-1111 (traduction française dans Jean-Paul Brodeur, Dominique Monjardet (dir.), hors-série
« Connaître la police. Grands textes de la recherche anglo-saxonne », Les Cahiers de la sécurité
intérieure, 2003, p. 73-104).

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que si quelques-uns commettent, même de façon répétée, ces actes la plupart du temps
illégaux qu’il est convenu d’appeler des « incivilités », il leur faudrait bien de la mal-
chance pour que la police entreprenne une action à leur encontre. Quant au vol ordinaire,
c’est « pas vu pas pris ». Sauf flagrant délit, la police ne fera rien et si la victime porte
plainte, ce n’est pas avec l’illusion que les policiers tenteront de découvrir le coupable
et de récupérer le bien, mais pour obtenir une indemnité de son assurance. Sans détailler
davantage ces banalités dont on finit pourtant par oublier le sens social, on voit se dessiner
là une cartographie des actions qui peuvent entraîner une intervention de la police et de
celles qui ne la produiront pas et tendent à devenir normales au moins pour une part de
la population. On sait que lorsqu’un citoyen vient déposer plainte dans un local de police,
le policier qui l’accueille va ou non donner suite à la demande selon qu’il considère – que
l’institution en lui considère – qu’on est ou non dans l’univers de l’interdit 1. Et cette
cartographie du permis et de l’interdit ne recouvre que partiellement les définitions
légales. Toute une série de comportements condamnés par la loi (et pas seulement le
tapage nocturne, le tracé d’un tag, le stationnement gênant) ne susciteront l’intervention
policière que si vraiment on s’ennuie ferme au poste 2. En cas de concurrence entre les
demandes d’intervention, le policier ne tranchera pas nécessairement en vertu du degré
de gravité de l’infraction, il préférera, dans certains quartiers, arrêter un petit dealer et
ne pas approfondir une plainte pour délit sexuel sur mineur ou pour violences conjugales
répétées : du moins le lui reproche-t-on 3. Il ne s’agit pas de dire que le policier décide
dans ces cas de manière arbitraire, selon une décision qui lui est personnelle. Le policier
procède là en fonction de normes sociales, qui émanent principalement de son institution
et ont pour lui une logique contraignante 4, et non selon des critères de légalité. Sur ces
micro-décisions constantes, les pouvoirs publics n’ont prise que marginalement. L’action
policière définit ainsi ce qui relève d’une répression ouverte et ce qui n’en relève pas. Il
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se dessine donc à la pointe sèche la gravure appuyée des ordres de pratiques sociales
différemment considérées par la police. Qui pourrait dire qu’il ne s’agit pas là de pro-
duction d’un ordre social, ou à tout le moins d’un façonnage de l’ordre social ? Et cet
ordre social est façonné sans intervention des gouvernants ni usage de politiques publi-
ques. Une récente enquête menée par Fabien Jobard et René Lévy en apporte une démons-
tration paradigmatique 5. Les contrôles d’identité effectués par les policiers ne se fondent
pas sur leur base légale, la recherche de personnes soupçonnées d’avoir commis une
infraction ou susceptibles d’attenter à la sécurité des personnes ou des biens, ou à l’ordre
public. Ils sont en fait déterminés par deux caractères physiques tels qu’ils sont perçus
par les policiers : l’appartenance à une « minorité visible » (les Noirs et les Arabes sont
beaucoup plus souvent contrôlés que les Blancs) et le style des vêtements portés (par
exemple « hip-hop », « gothique » ou « punk »). Ces pratiques policières sont évidemment

1. Cf. les travaux pionniers de René Lévy, Du suspect au coupable, Le travail de police
judiciaire, Paris, Klincksieck, 1987, et de Philippe Robert, Bruno Aubusson de Carvalay, Marie
Lys Pottier, Pierre Tournier, Les comptes du crime. Les délinquants en France et leur mesure, Paris,
L’Harmattan, 1994.
2. Dominique Monjardet, Ce que fait la police. Sociologie de la force publique, Paris, La
Découverte, 1996, p. 35-61.
3. Christian Mouhanna, « Le policier face au public : le cas des banlieues », dans Sebastian
Roché (dir.), En quête de sécurité. Causes de la délinquance et nouvelles réponses, Paris, Armand
Colin, 2003, p. 241-253, dont p. 247.
4. D. Black, « The Social Organization of Arrest », art. cité., p. 77 et p. 93-94.
5. Indira Goris, Fabien Jobard, René Lévy, Police et minorités visibles : les contrôles d’iden-
tité à Paris, New York, Open Society Institute, 2009.

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Un en deçà des politiques publiques de la police ?


illégales et en contradiction aussi bien avec les textes constitutionnels et législatifs qu’avec
la déontologie policière. Elles n’en existent pas moins massivement et façonnent l’ordre
social (ou plus justement ici le « désordre social ») tant à l’égard des personnes contrôlées
que du public en présence duquel ces contrôles se font, et elles contribuent à perpétuer
dans la société les stéréotypes sociaux et raciaux. Elles ont de surcroît des conséquences
lourdes sur la vie publique, puisqu’elles alimentent les conflits quotidiens entre policiers
et jeunes, et constituent une des causes endémiques des problèmes que les banlieues
connaissent. Il y a bien production policière d’un ordre social en marge de toute politique
publique (et même ici en contradiction avec les politiques publiques affirmées).

LA DISPARITION DE L’ORDRE SOCIAL


DANS LES CAS D’INCAPACITATION DE LA POLICE

Les sciences sociales ont souvent de la réticence à admettre le caractère déterminant


de l’existence de forces policières – au sens large – dans la pérennisation de l’ordre social
et plus encore dans sa production. Les sociologues font ainsi valoir que l’intériorisation
de l’ordre est maintenant acquise dans les sociétés avancées et que le recours à la force
n’est plus nécessaire. Ils font remarquer à juste titre que l’intervention policière violente
est l’exception, mais cela les amène à effacer de leurs analyses toute trace de l’usage
policier de la force. Trois brèves observations autorisent à contester leur propos.
1. Dès que la police se trouve dans l’incapacité d’agir et que cette incapacité devient
patente, l’intériorisation de l’ordre (i.e. la « domination symbolique ») disparaît immédiate-
ment dans une fraction de la population. Qu’une inondation contraigne les habitants à quitter
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leur maison, que les policiers soient retenus ailleurs, et les pillages commencent. Que New
York soit paralysée par une gigantesque panne d’électricité le 13 juillet 1977 et les incendies
volontaires, le vandalisme, les désordres se multiplient 1. On a pu dire qu’une « émeute civile »
s’était immédiatement déclenchée. L’examen d’un cas contraire vient corroborer le constat.
En 1998 au Québec, une perturbation majeure (la « tempête du verglas ») paralyse la région.
Si on n’observe pas alors une augmentation de la délinquance, mais sa diminution, c’est à
proportion de la mobilisation massive des forces de l’ordre pendant cette crise 2.
2. Une remarque de même nature peut être faite dès lors qu’on observe des portions
de territoires où – pour des raisons qui importent peu ici – la police en vient à renoncer,
au moins tendanciellement, à intervenir. Lorsque chacun peut prévoir un retrait ou une
relative passivité des forces de l’ordre, les illégalismes vont se multiplier et, symétrique-
ment, ceux qui en sont victimes ne saisissent plus la police, dans la crainte de représailles
et la certitude de n’être pas défendus 3. Lorsque des groupes plus ou moins organisés
tendent des embuscades aux forces de l’ordre pour les attaquer, au besoin avec des armes
à feu, on est au tout premier stade d’un effondrement, au moins local, de l’État. La police
en vient à apparaître comme une bande rivale 4, voire comme une force d’occupation 5
qui recherche l’affrontement et à laquelle on répond sur le même plan.

1. Robert Curvin, Bruce Porter, Blackout Looting !, New York, Gardner Press, 1979.
2. Frédéric Lemieux, « Évaluation des impacts d’une gestion de crise : une étude de cas »,
Criminologie, 36 (1), 2003, p. 57-88.
3. S. Roché, « La théorie de la “vitre cassée” en France, Incivilités et désordres en public »,
Revue française de science politique, 50 (3), juin 2000, p. 387-412, dont p. 405-407.
4. Ch. Mouhanna, « Le policier face au public... », cité.
5. Sebastian Roché, Le frisson de l’émeute, Paris, Seuil, 2006, p. 180.

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Pierre Favre
3. Enfin, lorsque ce processus prend de l’ampleur, l’État finit par perdre la plupart de
ses caractéristiques substantielles, et il y aura un possible effondrement de l’État. Cette
notion de Failed States, ou mieux encore de Collapsed States 1, n’est pas encore sociolo-
giquement bien stabilisée, mais devrait retenir notre attention de politistes car elle met en
évidence les fondements politiques des sociétés. L’État s’effondre en effet lorsqu’il perd
le monopole de l’usage légitime de la force et ne peut plus contenir les factions internes
(narcotrafiquants, mafias, minorités armées) qui utilisent la violence au service exclusif de
leurs intérêts et peuvent aller jusqu’à opposer des milices aux forces d’État. L’État lui-
même en vient à être une force parmi d’autres dans la rivalité armée pour le pouvoir et peut
se réduire à des forces prétoriennes au service des élites en place 2. Les Collapsed States
témoignent de ce que la solidité et l’efficacité des forces de l’ordre dans un État ne sont pas
une dimension parmi d’autres de l’action de l’État et de l’organisation des pouvoirs
publics, mais bien une dimension substantielle. Ils donnent tout son sens à la formule de
Bayley : « La légitimité du pouvoir est largement dépendante de sa capacité à maintenir
l’ordre. L’ordre est même le critère pour dire si un pouvoir politique existe ou non » 3.

LA RELATIVE IMPERMÉABILITÉ POLICIÈRE


AUX INJONCTIONS DU POLITIQUE

Les caractéristiques que l’on vient de rapporter (spécificité de la police en raison


de sa disponibilité, de sa polyvalence, de son usage de la force, de son rôle dans le
maintien de l’ordre social) donneraient à penser que les politiques publiques de la police
sont décisives puisqu’elles concernent une administration dont le rôle est incommensu-
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rable à la plupart des autres s’agissant de l’existence d’une société ordonnée. Mais il
n’est pas sûr que les politiques publiques aient la capacité de faire agir la police ainsi
qu’elles l’entendent et d’obtenir par son intermédiaire l’état social attendu. Un des ensei-
gnements les plus certains de la sociologie de la police est en effet que les appareils
policiers disposent d’une grande autonomie par rapport à leurs autorités de tutelle et d’une
grande capacité de résistance aux politiques publiques qui tendent à les faire évoluer 4.
Cela tient en premier lieu à une caractéristique qui n’est pas propre à la police, puisqu’on
la retrouve dans tout corps professionnel. Une profession suffisamment solidifiée pour
avoir des procédures d’entrée sélectives, un rapport quasi exclusif à une activité sociale
particulière et des règles internes de fonctionnement tend à se distinguer fortement du
reste de la population. Elle acquiert une identité professionnelle qui lui confère unité et
capacité de faire obstacle à ce qui peut la mettre en cause de l’extérieur (réforme par les
pouvoirs publics, réclamation du public, mise en cause médiatique...). Les policiers en
tant qu’appartenant à un corps, comme les médecins, les avocats, les hauts fonctionnaires,
ont donc déjà à ce premier titre une autonomie sur laquelle bien des projets de réforme
viennent se rompre. Cette défense jalouse de ses prérogatives propre à tout corps

1. William Zartman (ed.), Collapsed States, The Desintegration and Restoration of Legitimate
Authority, Boulder, Lynne Rienner Publishers, 1995.
2. On trouvera une utile recension des définitions concurrentes de Failed States dans Jonathan
Di John, « Conceptualizing the Causes and Consequences of Failed States : A Critical Review of
the Literature », Crisis States Working Paper Series, 2, Londres, Crisis States Research Centre,
2008.
3. David Bayley, Patterns of Policing. A Comparative International Analysis, New Bruns-
wick, Rutgers University Press, 1985, p. 5.
4. Weslay Skogan, « Why Reform Fails », Policing and Society, 18 (1), 2008, p. 23-34.

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Un en deçà des politiques publiques de la police ?


professionnel aboutit par exemple à ôter beaucoup de leur substance aux tentatives visant
à faire collaborer la police avec un autre corps de l’État, comme l’enseignement, ou avec
des représentants de la société civile comme des responsables d’associations 1.
La police cependant se crée une autonomie beaucoup plus puissante en raison de ses
caractéristiques spécifiques. Une première particularité de l’action policière, mise en évidence
en premier lieu par les sociologues américains de la police, est sa capacité de délimiter et
d’isoler son aire d’intervention. La police est à même de rendre étanche ses lieux d’action, de
les soustraire à l’espace public, et cela autant en situation d’interpellations 2 que dans le car de
police ou dans l’enceinte du commissariat où se déroule une garde à vue 3. Ce qui s’y passe à
l’abri des regards sera donc fort difficile à connaître et éventuellement à sanctionner. À un
niveau plus général, la police a une caractéristique qui l’oppose à la plupart des autres systèmes
administratifs, et à vrai dire à la plupart des autres organisations : « l’inversion hiérarchique »,
elle aussi établie par de nombreux travaux. Les personnels qui œuvrent sur le terrain échappent
largement à leur commandement et même exercent à son égard une forme de pouvoir de
résistance ou de chantage ou de nuisance 4. Même dans un domaine où l’autorité publique (le
préfet en France) paraît en situation de donner des ordres, celui du maintien de l’ordre au cours
des manifestations de rue, l’autonomie sur le terrain reste considérable et résulte d’une lente
décantation des pratiques propres aux situations rencontrées. L’ordre formel d’appréhender des
fauteurs de troubles au sein d’une manifestation ne sera pas exécuté car le responsable policier
sur le terrain sait d’expérience qu’il est, sinon inexécutable, du moins incontrôlable et gros de
trop de risques. Plus généralement, on reconnaît aujourd’hui que les formes de la protestation
politique sont de fait largement fixées par la police 5. Les pratiques policières sont en fait
déterminées par leur évolution endogène. Esquissons un parallèle provocateur mais qui le
paraîtra moins par la suite. Les pratiques délinquantes évoluent en fonction de déterminations
propres qui échappent à peu près entièrement aux tentatives de régulation. Il est partout
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extrêmement difficile de maîtriser par une action publique la progression de la délinquance au
point qu’on en vient à reconnaître l’impuissance de toute action : nothing works, rien n’y fait...
De manière similaire, il est fort difficile de modifier, par la voie d’une action publique réforma-
trice, des pratiques policières solidifiées. En France par exemple, quand il s’est agi d’établir une
police de proximité, on peut pareillement dire, nothing works, rien n’y fait ! Dès lors qu’est en
cause le cœur des pratiques policières – l’action de police sur le terrain – l’impuissance des
hommes politiques à y intervenir est de règle 6. Les pratiques policières ne changent guère sauf
si les justifications et les modalités de leur changement émanent des policiers eux-mêmes. La

1. Ce constat est fait de manière récurrence. Cf., par exemple, Sophie Body-Gendrot, Domi-
nique Duprez, « Les politiques de sécurité et de prévention dans les années 1990 en France, Les
villes en France et la sécurité », Déviance et Société, 25 (4), 2001, p. 377-402, dont notamment
p. 386 et p. 397-398 ; F. Dieu, Politiques publiques de sécurité, op. cit. ; Anne-Cécile Douillet,
Jacques de Maillard, « Le magistrat, le maire et la sécurité publique : action publique partenariale
et dynamiques professionnelles », Revue française de sociologie, 49 (4), 2008, p. 793-818.
2. F. Jobard, Bavures policières ?..., op. cit.
3. On relira les descriptions classiques d’Albert Reiss, « Police brutality, Answers to Key
Questions », Trans-actions, 5 (8), 1968, p. 10-19, (traduit dans J.-P. Brodeur, D. Monjardet,
« Connaître la police. Grands textes de la recherche anglo-saxonne », op. cit., p. 107-124).
4. D. Monjardet, Ce que fait la police..., op. cit., p. 88-98.
5. Olivier Fillieule, Donatella della Porta (dir.), Police et manifestants. Maintien de l’ordre
et gestion des conflits, Paris, Presses de Sciences Po, 2006 ; Olivier Fillieule, Danielle Tartakowsy,
La manifestation, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.
6. Pour d’autres exemples, cf. Pierre Favre, « Autour de la Sociologie de la force publique
de Dominique Monjardet, Quelques livres et articles récents de sociologie de la police en langue
française », Revue française de sociologie, 40 (5), 1999, p. 753-764.

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police peut ainsi apparaître comme un grand corps largement imperméable aux injonctions et
aux efforts de réforme. Le constat vaut-il d’être généralisé au moins sous une forme interroga-
tive ? Les grandes administrations ne sont-elles pas devenues d’énormes vaisseaux portés par
les flux sociaux et leur propre force d’inertie, sans que les autorités publiques puissent y changer
grand-chose ? Cela ne signifie pas que les administrations, et spécialement l’administration
policière, ignorent les injonctions des dirigeants politiques, mais elles opèrent constamment un
tri entre ce qui peut être négligé, ce qui peut être instrumentalisé, permettant par exemple de
rendre plus légitime une pratique établie, et ce qui doit être, à la marge, négocié. Le corps
policier n’est évidemment pas unitaire, et beaucoup se joue dans des interactions, des négocia-
tions informelles, des pressions croisées – en ce sens « politiques » – entre le directeur du
service, le commissaire, le brigadier, le gardien de la paix, pour produire une norme d’action
sur le terrain collectivement acceptable et qui peut intégrer, au moins formellement, une part de
ce que souhaite obtenir l’autorité politique.
L’autonomie policière est d’autant plus à même d’interpeller le politiste que l’institution
possède des attributs de la souveraineté, en prenant ce mot dans une acception générale,
sans entrer pour l’heure dans des spécifications de théorie politique qui seraient pourtant
nécessaires. À un premier niveau, le rapport de la police à la loi n’est pas celui auquel on
s’attend, qui est la soumission de la police à la légalité : on pense généralement que la police
ne saurait être « au-dessus des lois », elle est là pour les faire appliquer et doit les respecter
elle-même. En fait, le rapport policier à la loi est d’une « complexité insoupçonnée » 1. Le
policier, comme tout acteur, tend à transgresser la loi pour accomplir plus efficacement ses
tâches professionnelles 2. Mais son rapport à la loi est d’une tout autre nature que celle des
autres acteurs sociaux, au point qu’un des auteurs canoniques de la sociologie de la police
a pu définir la police comme « une instance de la loi elle-même » 3. D’une part, le corps
policier, comme le corps judiciaire, interprète quotidiennement la loi dans chaque cas
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d’espèce qu’il rencontre 4. Et d’autre part, ce qui est presque toujours méconnu, la police
obtient généralement de la lettre de la loi elle-même qu’elle cautionne ses débordements
éventuels. Il y a « ajustement de la loi aux exigences des opérations policières » 5. Brodeur
le souligne fortement, parlant là du « pouvoir policier » : « la police n’a pas besoin de se
mettre au-dessus des lois car celles-ci lui sont d’emblée favorables » 6. À un deuxième

1. Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police, Pratiques et perceptions, Montréal, Les Presses
de l’Université de Montréal, 2003, p. 32.
2. On parle de « déviance organisationnelle », cf. Clifford Shearing (ed.), Organizational
Police Deviance : Its Structure and Control, Toronto, Butterworths, 1981.
3. Donald Black, The Manners and Customs of the Police, New York, Academic Press, 1980,
p. XI et 2. Cf. dans le même sens : Doreen McBarnet, « Arrest : The Legal Context of Policing »,
dans Simon Holdaway (ed.), The British Police, Londres, Edward Arnold, 1979, p. 24-40.
4. Les travaux sur ce point sont anciens et classiques, et les observations récentes les confir-
ment avec régularité : Cf. par exemple James Q. Wilson Varieties of Police Behavior : The Mana-
gement of Law and Order in Eight Communities, Cambridge, Harvard University Press, 1968, ou
E. Bittner, « Florence Nightingale à la poursuite de Willie Sutton... », art. cité, p. 289-293.
5. J.-P. Brodeur, Les visages de la police..., op. cit., p. 44. Voir aussi René Lévy, Renée
Zauberman, « Police, Minorities and the French Republican Ideal », Criminology, 41 (4), 2003,
p. 1065-1100.
6. J.-P. Brodeur, Les visages de la police..., ibid. p. 24. L’exemple français des sanctions
disciplinaires prononcées à l’égard des policiers ayant fait l’objet de plaintes pour violences révèle
en négatif la justesse de cette proposition. Les usages de la force par le policier ne sont en effet le
plus souvent tenus pour illégitimes que lorsque le policier n’est pas en service et que son emploi
de la violence est d’ordre privé, ne pouvant donc être relié à la mission policière. Sur ce point, voir
la solide démonstration de Cédric Moreau de Bellaing, « Violences illégitimes et publicité de l’action
policière », Politix, 22 (87), 2009, p. 119-141.

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niveau, comme l’a montré Fabien Jobard à partir d’une relecture de Carl Schmitt 1, la police
détient une part de la souveraineté de l’État puisqu’elle possède les deux attributs de cette
souveraineté, décider de la situation exceptionnelle, c’est-à-dire décider que la situation à
laquelle elle est confrontée est telle que le droit commun ne s’applique plus, et décider en
situation exceptionnelle, c’est-à-dire des modalités concrètes de l’emploi d’une force qui
n’est plus tenue par les règles légales. L’essence de la souveraineté de l’État est de dire si
la norme doit ou non s’appliquer, et la police détient de fait sur le terrain l’exercice de cette
souveraineté. Chaque interaction sociale à laquelle participe la police peut se transformer
pour un bref instant en affrontement au cours duquel la police met en jeu toute la puissance
de l’État, jusqu’à mort d’homme éventuelle. La police est bien là au cœur du politique.

LA PERMÉABILITÉ DE LA POLICE AUX ÉVOLUTIONS SOCIALES

On prendra garde dans cette analyse de ne pas négliger un phénomène qui semble
peu perçu. Le corps policier est certes autonome et a une capacité importante de résistance
aux pressions externes, notamment aux réformes engagées au titre des politiques publi-
ques, mais la police ne vit pas pour autant en autarcie. Elle est dans le même temps
immergée dans la société et évolue avec elle, tel le tronc d’arbre incorruptible (son
autonomie) qu’un fleuve emporte dans son cours (son évolution). La police change au
rythme des mutations sociales qui l’entourent. Pour donner d’un mot un premier exemple,
le rapport des policiers en corps à l’homosexualité a beaucoup évolué en vingt ans, suivant
exactement l’évolution sociale : systématiquement maltraités il n’y a pas si longtemps
(les films policiers en fournissent des exemples d’anthologie), les homosexuels peuvent
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davantage s’en défendre aujourd’hui, alors qu’apparaissent des associations de policiers
gay.
Dans nos sociétés, l’économie de la violence s’est considérablement transformée.
Certains types de violences sont aujourd’hui socialement beaucoup moins tolérés qu’aupa-
ravant et font l’objet de dénonciations et de procédures beaucoup plus fréquentes (s’agis-
sant des violences sexuelles, des violences conjugales, de la maltraitance des enfants,
mais aussi d’agressions mineures, de violences verbales, de divers harcèlements). Ces
violences sont donc plus souvent enregistrées et statistiquement plus présentes, sans que
cela implique une augmentation effective de leur nombre dans la réalité sociale 2. Dans
d’autres cas, le recours à la violence paraît être devenu réellement beaucoup plus courant
(vols avec violence, agressions physiques, violences en réunion) avec cette particularité
que cette violence ordinaire se déploie essentiellement dans ces territoires bien délimités
et caractérisés que sont les « zones urbaines sensibles » 3. D’autres violences changent
de nature, comme les violences à l’encontre des enseignants dans les enceintes scolaires,

1. Fabien Jobard, « Comprendre l’habilitation à l’usage de la force policière », Déviance et


société, 3, 2001, p. 340-342.
2. Cette conclusion, classique en sociologie de la déviance, est bien documentée pour la
situation française actuelle par Laurent Mucchielli, « Une société plus violente ? Une analyse socio-
historique des violences interpersonnelles en France, des années 1970 à nos jours », Déviance et
société, 32 (2), 2008, p. 115-147.
3. Mais comme le note justement Philippe Robert, ce serait « conclure un peu vite » que de
penser ces violences circonscrites aux banlieues. Il est pour lui vraisemblable « que la violence des
quartiers de relégation constitue seulement une forme paroxystique d’un mal latent dans la société »
(Philippe Robert, L’insécurité en France, Paris, La Découverte, 2002, p. 58-59).

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Pierre Favre
ou les affrontements collectifs recherchés avec les policiers dans certaines banlieues 1.
D’autres demeurent totalement invisibles, comme celles qui se produisent au sein même
des milieux délinquants organisés. Tout cela importe peu ici dans le détail sinon pour
introduire à une thèse centrale : les policiers, professionnellement confrontés à ces dimen-
sions multiformes de la violence et de ses représentations et eux comme les autres
immergés dans une société dont le rapport à la violence évolue, vont devoir adopter de
manière pragmatique un comportement approprié, ou qui tente de l’être. Ce peut être par
le retrait : s’il est effectivement habilité à mettre en œuvre toute la violence requise pour
maîtriser une situation, le policier peut décider de s’en abstenir en pratique pour ne pas
risquer d’être débordé et de voir l’événement lui échapper et devenir incontrôlable 2. Mais
la condamnation sociale plus marquée des violences et des agressions peut dans d’autres
circonstances l’inciter à une répression plus systématique et éventuellement plus vigou-
reuse des faits de cette nature. Le policier se trouve là dans une situation typique de
double bind dont on sait combien elle peut être psychologiquement déstructurante : il
doit réprimer plus vivement des conduites violentes perçues comme intolérables, mais
sans user lui-même d’une violence qui serait immédiatement condamnée. La diminution
du seuil public de tolérance des violences fait parallèlement progresser les demandes
d’interventions policières, augmentant l’occurrence des situations de confrontation entre
policiers et déviants 3. La police est même amenée à intervenir de plus en plus fréquem-
ment dans des milieux où auparavant les situations conflictuelles étaient réglées par les
personnels présents (les éducateurs de la Protection judiciaire de la jeunesse, les travail-
leurs sociaux, les agents des transports, les infirmiers des établissements psychiatriques).
Lorsque les policiers sont l’objet d’attaques organisées, ils sont amenés à répondre sur
le même registre : d’où un recours à des violences en miroir et la tentation de représailles
qui ouvriront un cycle de violences symétriques. On ne s’étonnera pas que, dans le cas
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français, par un effet structurel des transformations sociales, l’usage de la force dans la
police tende à augmenter et qu’un nombre croissant de policiers recourent à des formes
moins contrôlées de violence. Plusieurs rapports récents 4, dont celui de la Commission
nationale de la déontologie de la sécurité, font état d’usages abusifs de la force lors
d’interpellations, de menottages indus, de fouilles pratiquées aux fins de porter atteinte
à la dignité de ceux qui la subissent, de violences pendant les gardes à vue, de menaces
à l’égard des témoins des mauvais traitements infligés, de pratiques discriminatoires. Et
de fait, le nombre des policiers sanctionnés pour violences illégitimes est en augmenta-
tion : en 2008, l’Inspection générale de la police nationale a prononcé 3 423 sanctions à

1. Marwan Mohammed, Laurent Mucchielli, « La police dans les “quartiers sensibles” : un


profond malaise », dans Laurent Mucchielli, Véronique Le Goaziou (dir.), Quand les banlieues
brûlent. Retour sur les émeutes de novembre 2005, Paris, La Découverte, 2007, p. 104-125.
2. Valérie Boussard, Marc Loriol, Sandrine Caroly, « La patrouille à la rencontre de ses
usagers : enjeux du cadrage du travail policier sur la voie publique », dans Thomas Le Bianic,
Antoine Vion (dir.), Action publique et légitimités professionnelles, Paris, LGDJ, 2008, p. 161-175.
3. Cf. François Dieu, Paul Mignon, La force publique au travail, Deux études sur les condi-
tions de travail des policiers et des gendarmes, Paris, L’Harmattan, 1999.
4. Il conviendrait, comme pour tous les textes de cette nature, d’en déterminer le régime exact
de validité, la convergence des conclusions ne suffisant évidemment pas à établir qu’ils rendent
compte fidèlement de la réalité de ce dont ils font état : cf. Commission nationale de déontologie
de la sécurité, rapport 2008 remis au président de la République et au Parlement (<http://www.
ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/094000187/index.shtml>) ; Amnesty International,
« France, des policiers au-dessus des lois », avril 2009, <http ://www.amnesty.fr/_info/rapport_
france/> ; Ligue des droits de l’Homme, État des droits de l’Homme en France, Paris, La Décou-
verte, 2009.

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Un en deçà des politiques publiques de la police ?


l’encontre de policiers, en progression de 3,2 % par rapport à l’année précédente. On ne
manquera cependant pas d’observer que tous les débats relatifs à l’interprétation des
chiffres de la délinquance valent identiquement pour les données sur les sanctions dis-
ciplinaires touchant les policiers 1 : là où la tolérance envers les violences diminue en
même temps qu’augmente la légitimité d’engager une procédure contre un policier, le
nombre des plaintes visant les policiers ne peut que croître même si leur comportement
demeure inchangé. On ne saurait ouvrir plus avant le dossier du rapport des sociétés
occidentales contemporaines à la violence. Pour les uns, le processus de pacification des
mœurs décrit par Norbert Elias se poursuit, pour les autres, ce processus connaît un coup
d’arrêt, voire un retournement. Après tout, Elias lui-même, à la fin de sa vie, s’était
interrogé sur la pérennité de l’autocontrôle qu’il avait vu s’établir au cours des siècles et
avait admis qu’il puisse y avoir « décivilisation » 2. Il est sociologiquement plus probable
que l’évolution soit composite et que le processus se différencie. Si, par exemple, nos
sociétés tendent à délégitimer et à stigmatiser le recours concret à la violence, elles
admettent de plus en plus libéralement que le cinéma en donne un spectacle de plus en
plus cru. Or, il semble établi aujourd’hui que de tels films ont un effet criminogène sur
une petite minorité de spectateurs, petite mais suffisante pour entraîner un effet social
significatif 3. Ce qui importe ici est que le policier n’échappe pas et ne peut échapper aux
évolutions sociales de cette nature et de cette ampleur. Si d’aventure le rapport de chacun
à ses pulsions se transforme en diminuant son aptitude à les contrôler 4, alors il n’y a pas
de raison que le policier y échappe et sa propension à user de la force augmentera
conformément à la pratique sociale dominante.
Il n’est paradoxal qu’en apparence de souligner l’autonomie policière et de constater
un changement des pratiques policières synchrone avec les mutations sociales. C’est
justement parce que le corps policier est autonome qu’il peut changer ses pratiques sous
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l’influence de mutations sociales progressives et longtemps silencieuses. Les policiers
nouvellement recrutés pour remplacer les anciens apportent avec eux les comportements
acquis dans leur milieu d’origine, et l’effort pour les restreindre est difficilement efficace.
Plus fondamentalement, il apparaît extrêmement difficile aux pouvoirs publics d’inter-
venir sur ce que les acteurs de la profession jugent comme étant le cœur du métier,
l’activité entre toutes valorisée : l’intervention, le cas échéant à force ouverte, pour mettre

1. La question est bien analysée par C. Moreau de Bellaing, « La police dans l’État de
droit... », cité, p. 345-396.
2. Norbert Elias, Aufsätze und andere Schriften, III, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2006.
Ce n’est évidemment pas le lieu d’entrer dans les débats suscités par la thèse d’Elias sur le processus
de civilisation, et notamment ceux ouverts par Cas Wouters, Hans Peter Duerr, ou Zygmunt Bauman.
On pourra se reporter, en langue française, à Stephen Mennell, « L’envers de la médaille : les
processus de décivilisation », dans Alain Garrigou, Bernard Lacroix, Nobert Elias, La politique et
l’histoire, Paris, La Découverte, 1997, p. 213-236 ; Sabine Delzescaux, Norbert Elias : civilisation
et décivilisation, Paris, L’Harmattan, 2002 ; Dominique Linhardt, « Le procès fait au Procès de
civilisation. À propos d’une récente controverse allemande autour de la théorie du processus de
civilisation de Norbert Elias », Politix, 14 (55), 2001, p. 151-181 ; Olivier Remaud « Norbert Elias
et l’effondrement de la civilisation : les Studien über die Deutschen », Berlin, Centre Marc Bloch,
septembre 2002 ; ou encore Olivier Agard, « Les Studien über die Deutschen : un correctif à la
théorie du processus de civilisation ? », Collection Individu et Nation, Université de Bourgogne,
février 2009, <http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00392051/en/>.
3. Parmi beaucoup d’autres : Brad Bushman, Rowell Huesmann, « Effects of Televided Vio-
lence on Agression », dans Dorothy Singer, Jerome Singer (eds), Handbook of Children and the
Media, Thousand Oaks, Sage, 2001, p. 223-254.
4. Hughes Lagrange, « Violence, répression et civilisation des mœurs », Les Cahiers de la
sécurité intérieure, 47, 2002, p. 9-30.

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fin à un acte de délinquance ou régler un problème pouvant gravement dégénérer. Les
résistances aux tentatives de réforme sont alors extrêmes tant les policiers estiment pos-
séder un savoir-faire dont l’efficacité et la légitimité sont pour eux depuis longtemps
établies. La formation des policiers est d’ailleurs structurée par l’opposition entre ce qui
s’apprend à l’école de police, et qu’il faudra oublier dès que l’on quittera l’école, et ce
qui s’apprend sur le terrain au contact des collègues plus expérimentés. Ce constat est
ancien 1 et se retrouve à l’identique dans les études les plus récentes 2. Ce qui échappe
ainsi aux efforts réformateurs des pouvoirs publics est au cœur de ce qui institue l’ordre
social : l’usage de la force monopolisé par un corps particulier et qui en use légitimement
ou non dans une société démocratique fondée sur la prohibition de la force 3. Que le
recours de la police à la violence soit relativement rare ne change rien à sa fonction
décisive. Il suffit qu’il soit de temps à autre effectif. Il témoigne alors du fait que, même
dans une société démocratique, l’insertion du citoyen dans la collectivité et sa soumission
aux règles sociales et au droit reposent au bout du compte sur la force et peuvent toujours
être imposée par la force.
On se gardera toutefois de généraliser notre proposition selon laquelle, s’agissant
de la police, le plus décisif – l’usage de la force dans les interactions sociales – échappe
à l’emprise des politiques publiques. Il reste beaucoup de domaines où l’organisation
policière est perméable à l’action des décideurs politiques, par exemple lorsqu’ils visent
à implanter dans l’administration politique des pratiques issues du New Public Manage-
ment 4. À vrai dire, on pourrait soutenir là que les décideurs ne sont que l’instrument
d’une mutation universelle qui les dépasse, l’irrésistible quantitativation du monde, que
les incessantes avancées de l’informatique et de l’Internet imposent et qui conduit à la
multiplication des banques de données, à leur gigantisme, à leur interconnexion, à la
généralisation de leur consultation. On sait qu’en France, le nombre des fichiers de police
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et de gendarmerie augmente constamment et qu’il en existe presque 50 aujourd’hui
(Fichier national automatisé des empreintes génétiques, Fichier automatisé des empreintes
digitales, Fichier des personnes recherchées, Système de traitement des infractions consta-
tées, Fichier des personnes pouvant porter atteinte à la sûreté de l’État et à la sécurité
publique, Fichier des personnes ayant fait l’objet d’une procédure établie par les gen-
darmes, etc.). Il reste à savoir si ces puissantes technologies accroissent véritablement
l’emprise policière ou sont difficilement gérables. À savoir aussi quelles seront leurs
incidences sur les relations entre l’appareil policier et les sommets de l’État : renforcement
ou relâchement de l’autonomie policière ?

UN ORDRE SOCIAL COMPOSITE ET LOCALEMENT RÉPRESSIF ?

On ne saurait se satisfaire à ce stade d’une enquête centrée sur la seule institution


policière. La production d’un ordre social par l’usage différencié de la force répressive n’est
pas le fait de la police seule, mais de l’ensemble d’un appareil répressif composé en première

1. John Van Maanen, « Observations on the Making of Policemen », Human Organization,


32 (4), 1973, p. 407-418.
2. C. Moreau de Bellaing, « La police dans l’État de droit... », cité, notamment chapitre 3,
p. 187-239.
3. D. Monjardet, Ce que fait la police..., op. cit. p. 281.
4. Jacques de Maillard dans le présent numéro, ou, s’agissant du cas australien, Benoît Dupont,
Construction et réformes d’une police : le cas australien (1788-2000), Paris, L’Harmattan, 2002.

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Un en deçà des politiques publiques de la police ?


analyse des forces de l’ordre, mais aussi des instances judiciaires, de l’administration péni-
tentiaire, sans doute de services de l’administration des impôts et peut-être de quelques
autres. On serait tenté de reprendre ici la vieille notion althussérienne d’« appareil répressif
d’État » à condition d’être en mesure de lui donner un contenu sociologique pertinent. Jobard
et Névanen 1 se sont attachés en ce sens à montrer que l’usage par les policiers de leur
possibilité, en cas d’interaction violente, de retenir une « infraction à personne dépositaire de
l’autorité publique » et d’y adjoindre s’ils le souhaitent une demande de dommages et intérêts
en se constituant partie civile, ne prend son sens de production d’un ordre social et de
protection de l’appareil répressif d’État que redoublé par une logique propre à l’univers
judiciaire. Le policier et le magistrat coproduisent alors une répression discriminatoire. Les
tribunaux de leur côté, c’est l’évidence, sont producteurs de normes par leurs jugements et,
sur la base de lois constamment réinterprétées, construisent un système hiérarchisé d’évalua-
tion des conduites. La condamnation par la justice des enseignants qui font face agressive-
ment à des élèves agressifs établit par exemple de façon extrêmement marquée qui, dans les
rapports scolaires, a une latitude d’action (l’élève) et qui n’en a guère (l’enseignant). Un autre
exemple est d’autant instructif qu’il constitue une énigme. La France est en Europe le pays
où les agressions sexuelles entraînent les condamnations les plus lourdes et d’ailleurs les plus
nombreuses, puisqu’il s’agit de la première cause d’incarcération : 23 % des condamnés
définitifs français le sont pour ce type d’agression, alors que la moyenne européenne est de
5 %. Plus : « le viol est dans la pratique jurisprudentielle plus sévèrement condamné que
l’homicide » 2 et l’ensemble des pratiques judiciaires et administratives concernant les délits
sexuels commis par des Français en dehors du territoire national les apparentent au terro-
risme 3. La criminalité sexuelle se place ainsi en France, du fait des pratiques judiciaires, au
sommet de la hiérarchie des actes condamnables. On peut reprendre là mot pour mot ce qu’on
disait plus haut à propos de la police : qui pourrait dire qu’il ne s’agit pas là de production
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d’un fragment de l’ordre social, ou à tout le moins d’un façonnage de cet élément ? Et là
encore, cet ordre social est façonné sans intervention des gouvernants ni usage de politiques
publiques. Si l’on considère enfin la prison comme partie du système répressif, on voit que
son rôle tend à se transformer à mesure que la délinquance augmente. La prison était un
instrument de dissuasion, elle devient le moyen de mettre à l’écart des délinquants qu’on ne
sait plus amender 4. De là l’inflation, dans tous les pays occidentaux, de la population
carcérale. Les conditions de vie des détenus s’en trouvent singulièrement aggravées. La
France a été ainsi, entre 2002 et 2004, l’un des trois membres du Conseil de l’Europe (avec
l’Italie et la Turquie) les plus condamnés pour atteinte à la Convention européenne des droit
de l’homme en raison de la situation de ses prisons, où l’on relève de nombreux cas de
« traitements inhumains et dégradants ».
Il ne s’agit nullement de rejoindre les thèses de Giorgio Agamben, pour qui l’État
d’après le 11 Septembre est devenu un État d’exception où la suspension du droit et la
violence institutionnalisée sont devenues de règle, un État dont la figure emblématique

1. Fabien Jobard, Sophie Névanen, « La couleur du jugement, Discriminations dans les déci-
sions judiciaires en matière d’infractions à agents de la force publique (1965-2005) », Revue fran-
çaise de sociologie, 48 (2), 2007, p. 243-272.
2. Daniel Borrillo, « Démocratie et démagogie sexuelles », dans Véronique Champeil-Des-
plats, Nathalie Ferré (dir.), Frontières du droit, critique des droits. Billets d’humeur en l’honneur
de Danièle Lochak, Paris, LGDJ, 2007, p. 163-169, dont p. 165-169. Cf. aussi Antoine Garapon,
Denis Salas (dir.), La Justice et le mal, Paris, Odile Jacob, 1997.
3. Daniel Borrillo, « Liberté érotique et exception sexuelle », dans Daniel Borrillo, Danièle
Lochak (dir.), La liberté sexuelle, Paris, PUF, 2005, p. 38-63.
4. H. Lagrange, « Violence... », art. cité, p. 23-25.

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est le camp de Guantanamo 1. Ni celles de Loïc Wacquant qui concluent à un basculement
de l’État providence vers un État pénitentiaire ou un État exclusivement punitif 2. Ces
thèses-là, malgré leur force sur le terrain où elles se plaçent, ne sauraient convaincre faute
d’opérer les distinctions sociologiques qui s’imposent. Mais il ne faudrait pas pour autant
se contenter des thèses lénifiantes symétriques d’un « État de droit » respectueux des
règles qu’il se donne, soumis au contrôle judiciaire et ne faisant usage de son monopole
de l’emploi légitime de la force que dans les cas de pure nécessité. En se poursuivant,
l’enquête sociologique mettra au jour les mécanismes sociaux producteurs d’un ordre
social ni immobile ni toujours changeant, ni anomique ni parfaitement réglé, ni pacifié
ni partout insécure, ni arbitraire ni inscrit constamment dans la légalité, mais qui est tout
cela à la fois selon des modalités précises que l’on peut et doit établir.

**
Il est temps de revenir à notre démarche initiale et de réintroduire les politiques
publiques dans l’analyse. Dans le corps de cet article, nous avons tenté de montrer que la
police en tant que corps autonome était largement en mesure de fabriquer de l’ordre social
en dehors de toute injonction des pouvoirs publics. Ce que nous avons isolé comme un
segment 2, l’institution policière en action, marque profondément un segment 3 à un temps
3, la société ou un fragment de la société. Il nous faut in fine réintroduire le segment et le
temps 1, où règnent ceux qui initient les politiques publiques. Et s’agissant du domaine
policier, ils ne sont certes pas inactifs ! On sait que, en France depuis quelques années, les
lois dites « sécuritaires », qui concernent la procédure pénale, la définition de nouveaux
crimes ou délits, l’organisation de la police et plus largement la « sécurité intérieure », se
sont multipliées (selon le critère retenu, on en dénombre entre une dizaine et plus de
vingt) 3. Cette inflation législative ne semble pas en voie de tassement, puisque de nou-
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veaux textes sont en cours d’élaboration au moment où nous écrivons, concernant notam-
ment le délit d’action violente en bande et la circonstance aggravante du port de la cagoule.
La France n’est pas le seul pays à connaître cette explosion des législations sécuritaires qui
s’observe aussi en Allemagne, en Grande-Bretagne, aux États-Unis. S’ouvre alors la ques-
tion évidemment décisive de l’effet de cette « avalanche normative » sur la police (segment
et temps 2) et la société (segment et temps 3). Mais il faut aborder d’abord la question
préalable, parfois oubliée, de la nature même de ces dispositions législatives et réglemen-
taires qui peuvent ne pas être produites pour être appliquées. Dans l’intense activité que
l’on a nommée génériquement le « travail gouvernemental » 4, la part des déclarations
d’intention, des programmes d’action, des textes qui dissimulent sous une forme normative
la recherche « d’effets d’annonce », est considérable. On serait tenté de distinguer, s’agis-
sant des politiques pénales et de sécurité, au moins trois modalités du travail gouverne-
mental. Certains dispositifs confèrent effectivement aux policiers et aux juges une puis-
sance d’action supplémentaire, et ils peuvent en user immédiatement. Mais d’autres
n’énoncent qu’un substitut symbolique d’une action policière sur laquelle le gouvernement

1. Giorgio Agamben, État d’exception. Homo Sacer, Paris, Seuil, 2003.


2. Loïc Wacquant, Les prisons de la misère, Paris, Raisons d’agir, 1999.
3. On trouvera la recension des nombreuses modifications du code pénal intervenues depuis
1993-1994, dans Laurent Mucchielli, Delphine Saurier, « L’évolution de la délinquance enregistrée
par la gendarmerie : énigmes et enseignements », dans Laurent Mucchielli (dir.), Gendarmes et
voleurs. De l’évolution des délinquances aux défis du métier, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 17-58,
dont p. 44-47.
4. Pierre Favre, « Travail gouvernemental et agenda généralisé », dans Jacques Gerstlé (dir.),
Les effets d’information en politique, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 143-174.

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Un en deçà des politiques publiques de la police ?


n’a pas prise parce qu’elle se produit ou non selon les opportunités locales et les spécifi-
cités de chaque situation. Lorsque est créé un nouveau délit, « le rassemblement illicite
dans un hall d’immeuble », il n’ajoute en fait rien à un arsenal répressif dense, il sera sans
application judiciaire, et d’ailleurs chacun le sait. La plupart des lois répressives d’inspira-
tion sarkozyste sont de cet ordre et réalisent « la réduction artificielle d’un insoluble
problème social à un substitut symbolique » 1. Enfin, les acteurs politiques, soumis à des
demandes multiples, dispersées et le plus souvent contradictoires, sont amenés presque par
nature à tenir des positions ambivalentes, dont l’impact sur l’opinion importe plus que les
effets pratiques sur le terrain 2, et qui pourront en cas de besoin être réinterprétées sans trop
de risques politiques. Si l’on additionne les actions publiques de ce type et la faible
perméabilité des institutions policières aux injonctions du politique, la capacité des politi-
ques publiques à changer le monde devient bien relative. L’un des programmes de la
sociologie de l’action publique serait alors d’opérer des distinctions indispensables, entre
politiques publiques et à l’intérieur des politiques publiques, selon la nature de leur rapport
au monde social : décisions qui n’ont d’autres effets que d’alourdir un corpus législatif déjà
pléthorique, décisions qui génèrent des actes concrets (poser des caméras à chaque coin des
rues de Londres ou instituer un nouveau fichier) et dont les conséquences plus lointaines
restent à déterminer, décisions qui ouvrent un espace de possibilité (définir un nouveau
délit, instaurer de nouvelles procédures) dont une institution peut ou non faire usage, ou
encore décisions qui s’imposent immédiatement (suspendre un fonctionnaire, modifier un
âge légal)... On veut dire là qu’il conviendrait de déporter davantage l’analyse des politi-
ques publiques sur l’impact isolable des décisions gouvernementales après leur passage par
le formidable filtre des administrations. Il reste que ce passage par le filtre des administra-
tions est lui-même à inventorier, et c’est cette voie qu’emprunte le présent numéro de la
Revue française de science politique. L’une de ces conditions n’invalide pas la thèse de la
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forte autonomie policière que nous soutenons : une réforme réussit d’autant mieux qu’elle
est conforme aux représentations et aux savoir-faire des policiers. Une réforme tendant à
davantage de répression et accordant plus de pouvoir aux policiers sera mise en œuvre,
alors qu’une police de proximité se heurtera à de grandes résistances 3. Toute réforme de
l’appareil policier n’est cependant pas vouée à l’échec : il y faut une forte volonté politique
aiguisée par des stratégies électorales, une capacité à convaincre et mobiliser la hiérarchie
policière, l’octroi de ressources spécifiques, et de la continuité dans l’action. Il y a des
exemples 4, mais on conviendra que de telles conditions sont rarement remplies. La socio-
logie de l’action publique est tout aussi probante lorsqu’elle met en évidence les procé-
dures qui échouent que celles qui réussissent, et il ne faut pas craindre d’explorer autant
celles-ci que celles-là : les connaissances sociologiques qu’on recueille sont exactement de
même nature, même si elles paraissent au premier abord moins gratifiantes 5.

1. Fabien Jobard, « Le nouveau mandat policier, Faire la police dans les zones dites “de non
droit” », Criminologie, 38 (2), 2005, p. 103-121.
2. Un exemple est excellemment détaillé par Jacques de Maillard, Tanguy Le Goff, « La
tolérance zéro en France, Succès d’un slogan, illusion d’un transfert », Revue française de science
politique, 59 (4), août 2009, p. 655-679.
3. Cf. l’article de David Weisburd et Anthony Braga dans ce numéro.
4. Susan M. Hartnett, Wesley G. Skogan, Community Policing, Chicago Style, New York,
Oxford University Press, 1997.
5. Je remercie Yves Déloye, Fabien Jobard, Jean Leca, Jacques de Maillard, Cédric Moreau
de Bellaing et Pierre Muller pour leurs observations sur la première version de cet article. Leurs
judicieuses remarques ont permis d’amender certains développements excessifs, voire aventureux,
d’un texte à l’argument initialement trop tranché.

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Pierre Favre

Pierre Favre est professeur émérite des universités à l’IEP de Grenoble, où il assurait
notamment le cours « Police, ordre public, insécurité ». Il travaille aussi sur l’épistémo-
logie de la science politique et sur les iconographies du politique. Il a publié dernière-
ment : « Ce que les Science Studies font à la science politique, réponse à Bruno Latour »,
Revue française de science politique, 58 (5), octobre 2008, p. 817-829 ; et a contribué au
volume d’Olivier Fillieule, Lilian Mathieu, Cécile Péchu (dir.), Dictionnaire des mouve-
ments sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2009. Sa bibliographie figure dans Pierre
Favre, Olivier Fillieule, Fabien Jobard (dir.), L’Atelier du politiste. Théories, actions,
représentations, Paris, La Découverte, 2007 (<pierrefavre@wanadoo.fr>).

RÉSUMÉ/ABSTRACT

QUAND LA POLICE FABRIQUE L’ORDRE SOCIAL. UN EN DEÇA DES POLITIQUES PUBLIQUES DE LA


POLICE ?

L’analyse des politiques publiques considère rarement le fait que des administrations, par
une action continue fondée sur ses propres normes, donnent forme à certains aspects de la
vie sociale. Dans une telle perspective, la police apparaît comme un corps professionnel qui,
à travers une succession de pratiques quotidiennes, définit pour une part l’ordre social.
Confrontée aux situations et comportements les plus variés, la police contribue à déterminer
ce qui est autorisé, ce qui est toléré, ce qui est inadmissible, et elle le fait d’une manière
largement indépendante des autorités gouvernementales. L’analyse des politiques publiques
gagnerait à faire porter ses recherches sur ce qui subsiste des effets sociaux des décisions
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gouvernementales après qu’une administration les ait absorbées et en partie vidées de leur
sens initial.

WHEN THE POLICE CREATE A SOCIAL ORDER BELOW THEIR OWN PUBLIC POLICIES

Public policy analyses seldom consider the extent to which administrations, through conti-
nuous activity based on their own norms, mould certain aspects of the social order. From this
perspective, the police appear a professional body which, through a succession of daily prac-
tices, partly defines the social order. Confronted with a wide range of situations and behaviors,
the police help determine what is authorized and tolerated, and what is not – and in a manner
largely independent of government authority. Public policy analysis would benefit from explo-
ring what remains of the social effects of government decisions once an administration has
absorbed them and partly drained them of their initial intent.

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