Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Pierre Favre
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
PIERRE FAVRE
L recherche en science politique. L’observation a été faite tant de fois 1 qu’il est
inutile d’y revenir : la grande majorité des auteurs amenés à définir le périmètre
de la sociologie politique, lorsque par exemple ils rédigent un manuel, excluent toute
référence à la police. Cette situation est en train de changer, comme en témoigne le
présent numéro de la Revue française de science politique, ou encore le manuel le plus
récent de la discipline où un chapitre est consacré aux forces de police 2. Les études sur
la police bénéficient de l’impressionnante montée en puissance de ce qu’on a longtemps
appelé « les politiques publiques » et qu’on tend plus justement à nommer aujourd’hui
la « sociologie de l’action publique ». Et cette inclusion des questions policières dans ce
domaine de recherche n’est évidemment pas un mystère : la police est une administration
de l’État ou un service public d’une collectivité territoriale et, comme toute administra-
tion, elle est l’objet de décisions « gouvernementales » (au sens large) incessantes. Elle
déploie une activité multiforme sur tout le territoire du pays et, de ce fait, elle est soumise
à des demandes sociales ou des mises en accusation tout aussi multiples qui appellent en
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 06/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 200.120.79.194)
1231
o
Revue française de science politique, vol. 59, n 6, décembre 2009, p. 1231-1248.
© 2009 Presses de Sciences Po.
125457-PAO
- Folio : r1232 - Type : rINT 09-12-15 08:39:50
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
Pierre Favre
de mettre en discussion, sinon par un effet de perspective, les voies d’une analyse de
politique publique appliquée aux réformes de la police. On se situera sur un autre plan, que
les auteurs ont légitimement écarté par décision de méthode, mais auquel peu de politistes
s’intéressent, celui de la contribution de la police, en tant qu’organe de la puissance
publique, aux modes de fonctionnement, à la cohésion et à la pérennité de nos sociétés
démocratiques. On entend somme toute déplacer un instant l’approche en termes de poli-
tiques publiques. Dans son sens le plus général, l’analyse des politiques publiques raisonne
sur trois ensembles plus ou moins emboîtés d’activités sociales. Un segment 1 et un
temps 1 concernent un certain nombre de personnes, soit « une pluralité d’acteurs gouver-
nants... pas tous étatiques ni même publics » 1, qui décident d’actions à mener sous forme
de politiques publiques. Un segment 2 et un temps 2 mettent en œuvre d’autres personnes :
fonctionnaires, agents publics, personnes privées associées à leurs tâches. Les décideurs
leur demandent de changer leurs pratiques professionnelles pour obtenir que les adminis-
trés à leur tour modifient leur comportement. Que les policiers, par exemple, soient davan-
tage présents dans la rue pour que les comportements incivils soient moins fréquents. Au
terme de ce processus plus ou moins long – on est là au temps 3 pour un segment 3 –, une
portion de la société a changé ou du moins aurait dû changer si la politique publique avait
eu l’efficacité souhaitée. Si l’on se sert de ce schéma élémentaire pour dire ce que font les
spécialistes de politiques publiques, on voit qu’ils travaillent de préférence sur deux des
engrenages de ce processus. Ou bien ils étudient la relation entre le segment et le temps 1
et le segment et le temps 2 : l’exemple en est donné dans ce numéro sur les réformes de la
police. Ou bien ils se penchent sur la relation supposée directe entre segment/temps 1 et
segment/temps 3, en tenant le segment/temps 2 pour négligeable ou secondaire. Ils diront
ainsi que les acteurs politiques tentent de réduire les obstacles à la reprise d’un emploi par
les chômeurs et ils observeront les résultats de cette action. En prenant comme objet la
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 06/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 200.120.79.194)
1232
125457-PAO
- Folio : r1233 - Type : rINT 09-12-15 08:39:50
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
Il convient de rappeler d’entrée quelles sont les caractéristiques les plus significa-
tives de l’activité policière dans les pays démocratiques occidentaux. La police est d’abord
dans tous les pays considérés une des rares administrations (quel qu’en soit le statut) à
laquelle on peut faire appel en permanence, de jour comme de nuit, en semaine ou les
jours fériés, pour intervenir dans toute situation qui ne peut se résoudre sans l’intervention
de la puissance publique. Bittner le dit dans une formule célèbre et profonde au delà de
sa forme pittoresque : le policier est amené à intervenir chaque fois qu’il y a « quelque-
chose qui- ne- devrait- pas- être- en- train- de- se- produire- et- pour- lequel- il- vaudrait-
mieux- que- quelqu’un- fasse- quelque- chose- tout- de- suite » 1 (retenir quelqu’un de
1233
125457-PAO
- Folio : r1234 - Type : rINT 09-12-15 08:39:50
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
Pierre Favre
sauter du toit d’un immeuble, écarter le public du lieu d’une fuite de gaz, empêcher un
mari de battre sa femme, rechercher un enfant disparu, neutraliser un chien dangereux,
et mille autres circonstances de ce type). Que de telles situations puissent se décliner
presque à l’infini implique que le policier est par nature polyvalent. On peut parler noble-
ment de la « généralité indépassable » de ses tâches ou faire remarquer moins noblement
qu’il est « l’homme à tout faire » d’une société qu’il faut policer (l’une et l’autre formules
sont de Brodeur 1), mais dans les deux cas cela le distingue de tout autre agent de l’admi-
nistration, en dehors du pompier avec qui il fait souvent équipe. Ce simple rappel a une
lourde implication pour la science politique : la police est la seule administration suscep-
tible d’intervenir partout et à n’importe quel moment pour obtenir le retour à une situation
considérée comme normale, et ce travail policier à la fois exprime cette normalité sociale
et l’impose concrètement dans le quotidien. Les seuls autres corps professionnels aux-
quels on peut faire appel 24 heures sur 24, les pompiers et les urgentistes, sont en principe
plus spécialisés. Si les pouvoirs publics peuvent être amenés à faire appel à d’autres
personnels en dehors de leurs heures de service, ce ne peut être qu’en situation de crise
(une tempête qui exige l’intervention d’électriciens) dont nous ne traiterons pas ici. De
toute façon, le public lui-même ne peut pas directement solliciter ces agents, contraire-
ment à ce qu’il en est des policiers, des pompiers et des services de santé.
L’intervention policière telle qu’on vient de la décrire implique l’usage de la force
si cet usage s’avère nécessaire pour empêcher que la situation problématique n’ait des
conséquences graves (qu’un malade mental ne poignarde un passant, qu’un chauffard ne
provoque un accident, qu’un pillard ne profite d’une inondation pour s’emparer des biens
abandonnés). Cette force est effectivement mise en œuvre par les personnels de police
dans tous les cas où ils ne parviennent pas à dénouer autrement ce « quelque-chose-qui-
ne-devrait-pas-se-produire ». Un optimisme confortable considérerait cet usage de la force
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 06/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 200.120.79.194)
1234
125457-PAO
- Folio : r1235 - Type : rINT 09-12-15 08:39:50
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
1. Et d’ailleurs, dans la formation du policier, une part notable est consacrée aux modalités
pratiques d’usage de la force, en France dans des cours de GTPI, Gestes et Techniques Profession-
nels d’Intervention (cf. Cédric Moreau de Bellaing, « La police dans l’État de droit, les dispositifs
de formation initiale et de contrôle interne de la police nationale dans la France contemporaine »,
thèse de doctorat de science politique, Paris, Institut d’études politiques, 2006, p. 143-162).
2. Frédéric Ocqueteau, Polices entre État et marché, Paris, Presses de Sciences Po, 2004.
3. Egon Bittner, « De la faculté d’user de la force comme fondement du rôle de la police »,
Les Cahiers de la sécurité intérieure, 3, 1991, p. 221-235, dont p. 228 (traduction de « The Capacity
to use Force as the Core of the Police Role », dans E. Bittner, The Functions of the Police in Modern
Society dont la première édition date de 1970).
4. Donald Black, « The Social Organization of Arrest », Stanford Law Review, 23, 1971,
p. 1087-1111 (traduction française dans Jean-Paul Brodeur, Dominique Monjardet (dir.), hors-série
« Connaître la police. Grands textes de la recherche anglo-saxonne », Les Cahiers de la sécurité
intérieure, 2003, p. 73-104).
1235
125457-PAO
- Folio : r1236 - Type : rINT 09-12-15 08:39:50
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
Pierre Favre
que si quelques-uns commettent, même de façon répétée, ces actes la plupart du temps
illégaux qu’il est convenu d’appeler des « incivilités », il leur faudrait bien de la mal-
chance pour que la police entreprenne une action à leur encontre. Quant au vol ordinaire,
c’est « pas vu pas pris ». Sauf flagrant délit, la police ne fera rien et si la victime porte
plainte, ce n’est pas avec l’illusion que les policiers tenteront de découvrir le coupable
et de récupérer le bien, mais pour obtenir une indemnité de son assurance. Sans détailler
davantage ces banalités dont on finit pourtant par oublier le sens social, on voit se dessiner
là une cartographie des actions qui peuvent entraîner une intervention de la police et de
celles qui ne la produiront pas et tendent à devenir normales au moins pour une part de
la population. On sait que lorsqu’un citoyen vient déposer plainte dans un local de police,
le policier qui l’accueille va ou non donner suite à la demande selon qu’il considère – que
l’institution en lui considère – qu’on est ou non dans l’univers de l’interdit 1. Et cette
cartographie du permis et de l’interdit ne recouvre que partiellement les définitions
légales. Toute une série de comportements condamnés par la loi (et pas seulement le
tapage nocturne, le tracé d’un tag, le stationnement gênant) ne susciteront l’intervention
policière que si vraiment on s’ennuie ferme au poste 2. En cas de concurrence entre les
demandes d’intervention, le policier ne tranchera pas nécessairement en vertu du degré
de gravité de l’infraction, il préférera, dans certains quartiers, arrêter un petit dealer et
ne pas approfondir une plainte pour délit sexuel sur mineur ou pour violences conjugales
répétées : du moins le lui reproche-t-on 3. Il ne s’agit pas de dire que le policier décide
dans ces cas de manière arbitraire, selon une décision qui lui est personnelle. Le policier
procède là en fonction de normes sociales, qui émanent principalement de son institution
et ont pour lui une logique contraignante 4, et non selon des critères de légalité. Sur ces
micro-décisions constantes, les pouvoirs publics n’ont prise que marginalement. L’action
policière définit ainsi ce qui relève d’une répression ouverte et ce qui n’en relève pas. Il
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 06/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 200.120.79.194)
1. Cf. les travaux pionniers de René Lévy, Du suspect au coupable, Le travail de police
judiciaire, Paris, Klincksieck, 1987, et de Philippe Robert, Bruno Aubusson de Carvalay, Marie
Lys Pottier, Pierre Tournier, Les comptes du crime. Les délinquants en France et leur mesure, Paris,
L’Harmattan, 1994.
2. Dominique Monjardet, Ce que fait la police. Sociologie de la force publique, Paris, La
Découverte, 1996, p. 35-61.
3. Christian Mouhanna, « Le policier face au public : le cas des banlieues », dans Sebastian
Roché (dir.), En quête de sécurité. Causes de la délinquance et nouvelles réponses, Paris, Armand
Colin, 2003, p. 241-253, dont p. 247.
4. D. Black, « The Social Organization of Arrest », art. cité., p. 77 et p. 93-94.
5. Indira Goris, Fabien Jobard, René Lévy, Police et minorités visibles : les contrôles d’iden-
tité à Paris, New York, Open Society Institute, 2009.
1236
125457-PAO
- Folio : r1237 - Type : rINT 09-12-15 08:39:50
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
1. Robert Curvin, Bruce Porter, Blackout Looting !, New York, Gardner Press, 1979.
2. Frédéric Lemieux, « Évaluation des impacts d’une gestion de crise : une étude de cas »,
Criminologie, 36 (1), 2003, p. 57-88.
3. S. Roché, « La théorie de la “vitre cassée” en France, Incivilités et désordres en public »,
Revue française de science politique, 50 (3), juin 2000, p. 387-412, dont p. 405-407.
4. Ch. Mouhanna, « Le policier face au public... », cité.
5. Sebastian Roché, Le frisson de l’émeute, Paris, Seuil, 2006, p. 180.
1237
125457-PAO
- Folio : r1238 - Type : rINT 09-12-15 08:39:50
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
Pierre Favre
3. Enfin, lorsque ce processus prend de l’ampleur, l’État finit par perdre la plupart de
ses caractéristiques substantielles, et il y aura un possible effondrement de l’État. Cette
notion de Failed States, ou mieux encore de Collapsed States 1, n’est pas encore sociolo-
giquement bien stabilisée, mais devrait retenir notre attention de politistes car elle met en
évidence les fondements politiques des sociétés. L’État s’effondre en effet lorsqu’il perd
le monopole de l’usage légitime de la force et ne peut plus contenir les factions internes
(narcotrafiquants, mafias, minorités armées) qui utilisent la violence au service exclusif de
leurs intérêts et peuvent aller jusqu’à opposer des milices aux forces d’État. L’État lui-
même en vient à être une force parmi d’autres dans la rivalité armée pour le pouvoir et peut
se réduire à des forces prétoriennes au service des élites en place 2. Les Collapsed States
témoignent de ce que la solidité et l’efficacité des forces de l’ordre dans un État ne sont pas
une dimension parmi d’autres de l’action de l’État et de l’organisation des pouvoirs
publics, mais bien une dimension substantielle. Ils donnent tout son sens à la formule de
Bayley : « La légitimité du pouvoir est largement dépendante de sa capacité à maintenir
l’ordre. L’ordre est même le critère pour dire si un pouvoir politique existe ou non » 3.
1. William Zartman (ed.), Collapsed States, The Desintegration and Restoration of Legitimate
Authority, Boulder, Lynne Rienner Publishers, 1995.
2. On trouvera une utile recension des définitions concurrentes de Failed States dans Jonathan
Di John, « Conceptualizing the Causes and Consequences of Failed States : A Critical Review of
the Literature », Crisis States Working Paper Series, 2, Londres, Crisis States Research Centre,
2008.
3. David Bayley, Patterns of Policing. A Comparative International Analysis, New Bruns-
wick, Rutgers University Press, 1985, p. 5.
4. Weslay Skogan, « Why Reform Fails », Policing and Society, 18 (1), 2008, p. 23-34.
1238
125457-PAO
- Folio : r1239 - Type : rINT 09-12-15 08:39:50
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
1. Ce constat est fait de manière récurrence. Cf., par exemple, Sophie Body-Gendrot, Domi-
nique Duprez, « Les politiques de sécurité et de prévention dans les années 1990 en France, Les
villes en France et la sécurité », Déviance et Société, 25 (4), 2001, p. 377-402, dont notamment
p. 386 et p. 397-398 ; F. Dieu, Politiques publiques de sécurité, op. cit. ; Anne-Cécile Douillet,
Jacques de Maillard, « Le magistrat, le maire et la sécurité publique : action publique partenariale
et dynamiques professionnelles », Revue française de sociologie, 49 (4), 2008, p. 793-818.
2. F. Jobard, Bavures policières ?..., op. cit.
3. On relira les descriptions classiques d’Albert Reiss, « Police brutality, Answers to Key
Questions », Trans-actions, 5 (8), 1968, p. 10-19, (traduit dans J.-P. Brodeur, D. Monjardet,
« Connaître la police. Grands textes de la recherche anglo-saxonne », op. cit., p. 107-124).
4. D. Monjardet, Ce que fait la police..., op. cit., p. 88-98.
5. Olivier Fillieule, Donatella della Porta (dir.), Police et manifestants. Maintien de l’ordre
et gestion des conflits, Paris, Presses de Sciences Po, 2006 ; Olivier Fillieule, Danielle Tartakowsy,
La manifestation, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.
6. Pour d’autres exemples, cf. Pierre Favre, « Autour de la Sociologie de la force publique
de Dominique Monjardet, Quelques livres et articles récents de sociologie de la police en langue
française », Revue française de sociologie, 40 (5), 1999, p. 753-764.
1239
125457-PAO
- Folio : r1240 - Type : rINT 09-12-15 08:39:50
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
Pierre Favre
police peut ainsi apparaître comme un grand corps largement imperméable aux injonctions et
aux efforts de réforme. Le constat vaut-il d’être généralisé au moins sous une forme interroga-
tive ? Les grandes administrations ne sont-elles pas devenues d’énormes vaisseaux portés par
les flux sociaux et leur propre force d’inertie, sans que les autorités publiques puissent y changer
grand-chose ? Cela ne signifie pas que les administrations, et spécialement l’administration
policière, ignorent les injonctions des dirigeants politiques, mais elles opèrent constamment un
tri entre ce qui peut être négligé, ce qui peut être instrumentalisé, permettant par exemple de
rendre plus légitime une pratique établie, et ce qui doit être, à la marge, négocié. Le corps
policier n’est évidemment pas unitaire, et beaucoup se joue dans des interactions, des négocia-
tions informelles, des pressions croisées – en ce sens « politiques » – entre le directeur du
service, le commissaire, le brigadier, le gardien de la paix, pour produire une norme d’action
sur le terrain collectivement acceptable et qui peut intégrer, au moins formellement, une part de
ce que souhaite obtenir l’autorité politique.
L’autonomie policière est d’autant plus à même d’interpeller le politiste que l’institution
possède des attributs de la souveraineté, en prenant ce mot dans une acception générale,
sans entrer pour l’heure dans des spécifications de théorie politique qui seraient pourtant
nécessaires. À un premier niveau, le rapport de la police à la loi n’est pas celui auquel on
s’attend, qui est la soumission de la police à la légalité : on pense généralement que la police
ne saurait être « au-dessus des lois », elle est là pour les faire appliquer et doit les respecter
elle-même. En fait, le rapport policier à la loi est d’une « complexité insoupçonnée » 1. Le
policier, comme tout acteur, tend à transgresser la loi pour accomplir plus efficacement ses
tâches professionnelles 2. Mais son rapport à la loi est d’une tout autre nature que celle des
autres acteurs sociaux, au point qu’un des auteurs canoniques de la sociologie de la police
a pu définir la police comme « une instance de la loi elle-même » 3. D’une part, le corps
policier, comme le corps judiciaire, interprète quotidiennement la loi dans chaque cas
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 06/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 200.120.79.194)
1. Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police, Pratiques et perceptions, Montréal, Les Presses
de l’Université de Montréal, 2003, p. 32.
2. On parle de « déviance organisationnelle », cf. Clifford Shearing (ed.), Organizational
Police Deviance : Its Structure and Control, Toronto, Butterworths, 1981.
3. Donald Black, The Manners and Customs of the Police, New York, Academic Press, 1980,
p. XI et 2. Cf. dans le même sens : Doreen McBarnet, « Arrest : The Legal Context of Policing »,
dans Simon Holdaway (ed.), The British Police, Londres, Edward Arnold, 1979, p. 24-40.
4. Les travaux sur ce point sont anciens et classiques, et les observations récentes les confir-
ment avec régularité : Cf. par exemple James Q. Wilson Varieties of Police Behavior : The Mana-
gement of Law and Order in Eight Communities, Cambridge, Harvard University Press, 1968, ou
E. Bittner, « Florence Nightingale à la poursuite de Willie Sutton... », art. cité, p. 289-293.
5. J.-P. Brodeur, Les visages de la police..., op. cit., p. 44. Voir aussi René Lévy, Renée
Zauberman, « Police, Minorities and the French Republican Ideal », Criminology, 41 (4), 2003,
p. 1065-1100.
6. J.-P. Brodeur, Les visages de la police..., ibid. p. 24. L’exemple français des sanctions
disciplinaires prononcées à l’égard des policiers ayant fait l’objet de plaintes pour violences révèle
en négatif la justesse de cette proposition. Les usages de la force par le policier ne sont en effet le
plus souvent tenus pour illégitimes que lorsque le policier n’est pas en service et que son emploi
de la violence est d’ordre privé, ne pouvant donc être relié à la mission policière. Sur ce point, voir
la solide démonstration de Cédric Moreau de Bellaing, « Violences illégitimes et publicité de l’action
policière », Politix, 22 (87), 2009, p. 119-141.
1240
125457-PAO
- Folio : r1241 - Type : rINT 09-12-15 08:39:50
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
On prendra garde dans cette analyse de ne pas négliger un phénomène qui semble
peu perçu. Le corps policier est certes autonome et a une capacité importante de résistance
aux pressions externes, notamment aux réformes engagées au titre des politiques publi-
ques, mais la police ne vit pas pour autant en autarcie. Elle est dans le même temps
immergée dans la société et évolue avec elle, tel le tronc d’arbre incorruptible (son
autonomie) qu’un fleuve emporte dans son cours (son évolution). La police change au
rythme des mutations sociales qui l’entourent. Pour donner d’un mot un premier exemple,
le rapport des policiers en corps à l’homosexualité a beaucoup évolué en vingt ans, suivant
exactement l’évolution sociale : systématiquement maltraités il n’y a pas si longtemps
(les films policiers en fournissent des exemples d’anthologie), les homosexuels peuvent
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 06/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 200.120.79.194)
1241
125457-PAO
- Folio : r1242 - Type : rINT 09-12-15 08:39:50
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
Pierre Favre
ou les affrontements collectifs recherchés avec les policiers dans certaines banlieues 1.
D’autres demeurent totalement invisibles, comme celles qui se produisent au sein même
des milieux délinquants organisés. Tout cela importe peu ici dans le détail sinon pour
introduire à une thèse centrale : les policiers, professionnellement confrontés à ces dimen-
sions multiformes de la violence et de ses représentations et eux comme les autres
immergés dans une société dont le rapport à la violence évolue, vont devoir adopter de
manière pragmatique un comportement approprié, ou qui tente de l’être. Ce peut être par
le retrait : s’il est effectivement habilité à mettre en œuvre toute la violence requise pour
maîtriser une situation, le policier peut décider de s’en abstenir en pratique pour ne pas
risquer d’être débordé et de voir l’événement lui échapper et devenir incontrôlable 2. Mais
la condamnation sociale plus marquée des violences et des agressions peut dans d’autres
circonstances l’inciter à une répression plus systématique et éventuellement plus vigou-
reuse des faits de cette nature. Le policier se trouve là dans une situation typique de
double bind dont on sait combien elle peut être psychologiquement déstructurante : il
doit réprimer plus vivement des conduites violentes perçues comme intolérables, mais
sans user lui-même d’une violence qui serait immédiatement condamnée. La diminution
du seuil public de tolérance des violences fait parallèlement progresser les demandes
d’interventions policières, augmentant l’occurrence des situations de confrontation entre
policiers et déviants 3. La police est même amenée à intervenir de plus en plus fréquem-
ment dans des milieux où auparavant les situations conflictuelles étaient réglées par les
personnels présents (les éducateurs de la Protection judiciaire de la jeunesse, les travail-
leurs sociaux, les agents des transports, les infirmiers des établissements psychiatriques).
Lorsque les policiers sont l’objet d’attaques organisées, ils sont amenés à répondre sur
le même registre : d’où un recours à des violences en miroir et la tentation de représailles
qui ouvriront un cycle de violences symétriques. On ne s’étonnera pas que, dans le cas
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 06/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 200.120.79.194)
1242
125457-PAO
- Folio : r1243 - Type : rINT 09-12-15 08:39:50
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
1. La question est bien analysée par C. Moreau de Bellaing, « La police dans l’État de
droit... », cité, p. 345-396.
2. Norbert Elias, Aufsätze und andere Schriften, III, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2006.
Ce n’est évidemment pas le lieu d’entrer dans les débats suscités par la thèse d’Elias sur le processus
de civilisation, et notamment ceux ouverts par Cas Wouters, Hans Peter Duerr, ou Zygmunt Bauman.
On pourra se reporter, en langue française, à Stephen Mennell, « L’envers de la médaille : les
processus de décivilisation », dans Alain Garrigou, Bernard Lacroix, Nobert Elias, La politique et
l’histoire, Paris, La Découverte, 1997, p. 213-236 ; Sabine Delzescaux, Norbert Elias : civilisation
et décivilisation, Paris, L’Harmattan, 2002 ; Dominique Linhardt, « Le procès fait au Procès de
civilisation. À propos d’une récente controverse allemande autour de la théorie du processus de
civilisation de Norbert Elias », Politix, 14 (55), 2001, p. 151-181 ; Olivier Remaud « Norbert Elias
et l’effondrement de la civilisation : les Studien über die Deutschen », Berlin, Centre Marc Bloch,
septembre 2002 ; ou encore Olivier Agard, « Les Studien über die Deutschen : un correctif à la
théorie du processus de civilisation ? », Collection Individu et Nation, Université de Bourgogne,
février 2009, <http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00392051/en/>.
3. Parmi beaucoup d’autres : Brad Bushman, Rowell Huesmann, « Effects of Televided Vio-
lence on Agression », dans Dorothy Singer, Jerome Singer (eds), Handbook of Children and the
Media, Thousand Oaks, Sage, 2001, p. 223-254.
4. Hughes Lagrange, « Violence, répression et civilisation des mœurs », Les Cahiers de la
sécurité intérieure, 47, 2002, p. 9-30.
1243
125457-PAO
- Folio : r1244 - Type : rINT 09-12-15 08:39:50
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
Pierre Favre
fin à un acte de délinquance ou régler un problème pouvant gravement dégénérer. Les
résistances aux tentatives de réforme sont alors extrêmes tant les policiers estiment pos-
séder un savoir-faire dont l’efficacité et la légitimité sont pour eux depuis longtemps
établies. La formation des policiers est d’ailleurs structurée par l’opposition entre ce qui
s’apprend à l’école de police, et qu’il faudra oublier dès que l’on quittera l’école, et ce
qui s’apprend sur le terrain au contact des collègues plus expérimentés. Ce constat est
ancien 1 et se retrouve à l’identique dans les études les plus récentes 2. Ce qui échappe
ainsi aux efforts réformateurs des pouvoirs publics est au cœur de ce qui institue l’ordre
social : l’usage de la force monopolisé par un corps particulier et qui en use légitimement
ou non dans une société démocratique fondée sur la prohibition de la force 3. Que le
recours de la police à la violence soit relativement rare ne change rien à sa fonction
décisive. Il suffit qu’il soit de temps à autre effectif. Il témoigne alors du fait que, même
dans une société démocratique, l’insertion du citoyen dans la collectivité et sa soumission
aux règles sociales et au droit reposent au bout du compte sur la force et peuvent toujours
être imposée par la force.
On se gardera toutefois de généraliser notre proposition selon laquelle, s’agissant
de la police, le plus décisif – l’usage de la force dans les interactions sociales – échappe
à l’emprise des politiques publiques. Il reste beaucoup de domaines où l’organisation
policière est perméable à l’action des décideurs politiques, par exemple lorsqu’ils visent
à implanter dans l’administration politique des pratiques issues du New Public Manage-
ment 4. À vrai dire, on pourrait soutenir là que les décideurs ne sont que l’instrument
d’une mutation universelle qui les dépasse, l’irrésistible quantitativation du monde, que
les incessantes avancées de l’informatique et de l’Internet imposent et qui conduit à la
multiplication des banques de données, à leur gigantisme, à leur interconnexion, à la
généralisation de leur consultation. On sait qu’en France, le nombre des fichiers de police
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 06/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 200.120.79.194)
1244
125457-PAO
- Folio : r1245 - Type : rINT 09-12-15 08:39:50
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
1. Fabien Jobard, Sophie Névanen, « La couleur du jugement, Discriminations dans les déci-
sions judiciaires en matière d’infractions à agents de la force publique (1965-2005) », Revue fran-
çaise de sociologie, 48 (2), 2007, p. 243-272.
2. Daniel Borrillo, « Démocratie et démagogie sexuelles », dans Véronique Champeil-Des-
plats, Nathalie Ferré (dir.), Frontières du droit, critique des droits. Billets d’humeur en l’honneur
de Danièle Lochak, Paris, LGDJ, 2007, p. 163-169, dont p. 165-169. Cf. aussi Antoine Garapon,
Denis Salas (dir.), La Justice et le mal, Paris, Odile Jacob, 1997.
3. Daniel Borrillo, « Liberté érotique et exception sexuelle », dans Daniel Borrillo, Danièle
Lochak (dir.), La liberté sexuelle, Paris, PUF, 2005, p. 38-63.
4. H. Lagrange, « Violence... », art. cité, p. 23-25.
1245
125457-PAO
- Folio : r1246 - Type : rINT 09-12-15 08:39:50
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
Pierre Favre
est le camp de Guantanamo 1. Ni celles de Loïc Wacquant qui concluent à un basculement
de l’État providence vers un État pénitentiaire ou un État exclusivement punitif 2. Ces
thèses-là, malgré leur force sur le terrain où elles se plaçent, ne sauraient convaincre faute
d’opérer les distinctions sociologiques qui s’imposent. Mais il ne faudrait pas pour autant
se contenter des thèses lénifiantes symétriques d’un « État de droit » respectueux des
règles qu’il se donne, soumis au contrôle judiciaire et ne faisant usage de son monopole
de l’emploi légitime de la force que dans les cas de pure nécessité. En se poursuivant,
l’enquête sociologique mettra au jour les mécanismes sociaux producteurs d’un ordre
social ni immobile ni toujours changeant, ni anomique ni parfaitement réglé, ni pacifié
ni partout insécure, ni arbitraire ni inscrit constamment dans la légalité, mais qui est tout
cela à la fois selon des modalités précises que l’on peut et doit établir.
**
Il est temps de revenir à notre démarche initiale et de réintroduire les politiques
publiques dans l’analyse. Dans le corps de cet article, nous avons tenté de montrer que la
police en tant que corps autonome était largement en mesure de fabriquer de l’ordre social
en dehors de toute injonction des pouvoirs publics. Ce que nous avons isolé comme un
segment 2, l’institution policière en action, marque profondément un segment 3 à un temps
3, la société ou un fragment de la société. Il nous faut in fine réintroduire le segment et le
temps 1, où règnent ceux qui initient les politiques publiques. Et s’agissant du domaine
policier, ils ne sont certes pas inactifs ! On sait que, en France depuis quelques années, les
lois dites « sécuritaires », qui concernent la procédure pénale, la définition de nouveaux
crimes ou délits, l’organisation de la police et plus largement la « sécurité intérieure », se
sont multipliées (selon le critère retenu, on en dénombre entre une dizaine et plus de
vingt) 3. Cette inflation législative ne semble pas en voie de tassement, puisque de nou-
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 06/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 200.120.79.194)
1246
125457-PAO
- Folio : r1247 - Type : rINT 09-12-15 08:39:50
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
1. Fabien Jobard, « Le nouveau mandat policier, Faire la police dans les zones dites “de non
droit” », Criminologie, 38 (2), 2005, p. 103-121.
2. Un exemple est excellemment détaillé par Jacques de Maillard, Tanguy Le Goff, « La
tolérance zéro en France, Succès d’un slogan, illusion d’un transfert », Revue française de science
politique, 59 (4), août 2009, p. 655-679.
3. Cf. l’article de David Weisburd et Anthony Braga dans ce numéro.
4. Susan M. Hartnett, Wesley G. Skogan, Community Policing, Chicago Style, New York,
Oxford University Press, 1997.
5. Je remercie Yves Déloye, Fabien Jobard, Jean Leca, Jacques de Maillard, Cédric Moreau
de Bellaing et Pierre Muller pour leurs observations sur la première version de cet article. Leurs
judicieuses remarques ont permis d’amender certains développements excessifs, voire aventureux,
d’un texte à l’argument initialement trop tranché.
1247
125457-PAO
- Folio : r1248 - Type : rINT 09-12-15 08:39:50
L : 164.991 - H : 249.992 - Couleur : Black
Pierre Favre
Pierre Favre est professeur émérite des universités à l’IEP de Grenoble, où il assurait
notamment le cours « Police, ordre public, insécurité ». Il travaille aussi sur l’épistémo-
logie de la science politique et sur les iconographies du politique. Il a publié dernière-
ment : « Ce que les Science Studies font à la science politique, réponse à Bruno Latour »,
Revue française de science politique, 58 (5), octobre 2008, p. 817-829 ; et a contribué au
volume d’Olivier Fillieule, Lilian Mathieu, Cécile Péchu (dir.), Dictionnaire des mouve-
ments sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2009. Sa bibliographie figure dans Pierre
Favre, Olivier Fillieule, Fabien Jobard (dir.), L’Atelier du politiste. Théories, actions,
représentations, Paris, La Découverte, 2007 (<pierrefavre@wanadoo.fr>).
RÉSUMÉ/ABSTRACT
L’analyse des politiques publiques considère rarement le fait que des administrations, par
une action continue fondée sur ses propres normes, donnent forme à certains aspects de la
vie sociale. Dans une telle perspective, la police apparaît comme un corps professionnel qui,
à travers une succession de pratiques quotidiennes, définit pour une part l’ordre social.
Confrontée aux situations et comportements les plus variés, la police contribue à déterminer
ce qui est autorisé, ce qui est toléré, ce qui est inadmissible, et elle le fait d’une manière
largement indépendante des autorités gouvernementales. L’analyse des politiques publiques
gagnerait à faire porter ses recherches sur ce qui subsiste des effets sociaux des décisions
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 06/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 200.120.79.194)
WHEN THE POLICE CREATE A SOCIAL ORDER BELOW THEIR OWN PUBLIC POLICIES
Public policy analyses seldom consider the extent to which administrations, through conti-
nuous activity based on their own norms, mould certain aspects of the social order. From this
perspective, the police appear a professional body which, through a succession of daily prac-
tices, partly defines the social order. Confronted with a wide range of situations and behaviors,
the police help determine what is authorized and tolerated, and what is not – and in a manner
largely independent of government authority. Public policy analysis would benefit from explo-
ring what remains of the social effects of government decisions once an administration has
absorbed them and partly drained them of their initial intent.
1248