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CHAPITRE 13 - ASSOCIATIONS, POLITISATION ET ACTION PUBLIQUE

Un monde en tensions
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Camille Hamidi
in Olivier Fillieule et al., Sociologie plurielle des comportements politiques

Presses de Sciences Po | « Académique »

2017 | pages 347 à 370


ISBN 9782724620153
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/sociologie-plurielle-des-comportements-
politiques---page-347.htm
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Chapitre 13
Associations, politisation
et action publique
Un monde en tensions

Camille Hamidi

S i les Français ont longtemps eu la réputation d'être le « peuple le


moins “associé” de tous les pays occidentaux » (Poujol et Romer,
1983) cette situation a bien changé depuis les années 1960. On
compte aujourd'hui environ 1,3 million d'associations, dans des
secteurs aussi variés que le sport, les loisirs, l'action sociale (établis-
sements médico-sociaux, accueil des personnes âgées, etc.), le sec-
teur sanitaire (dispensaires, associations de malades, etc.), l'action
caritative et humanitaire, la défense des droits et des causes (syndi-
cats, associations de quartier, etc.), l'éducation et la formation
(associations d'insertion, centres de formation permanente, etc), la
culture (gestion d'équipements comme certains cinémas, des mai-
sons de la culture, etc.), ainsi que la défense des intérêts écono-
miques (agences de développement local, gestion de certains ser-
vices locaux de transports, etc.) (Tchernonog, 2014). 45 % des
Français âgés de plus de 18 ans adhéraient à au moins une associa-
tion en 2010 (Prouteau et Wolff, 2013), et 1,8 million de personnes
y étaient salariées, ce qui représente environ 7 % de la population
active, un pourcentage comparable à celui des agents de la fonction
publique territoriale (Hély, 2011). Il en résulte que les transforma-
tions, les contradictions et les tensions qui traversent cet univers
ont des conséquences importantes pour l'ensemble de la société 1.

1. Je remercie Estelle d'Halluin, Sophie Duchesne, Nina Eliasoph, Nicolas Fischer,


Mathieu Hély, Mathilde Pette et Francesca Quercia ainsi qu'Olivier Fillieule et
Florence Haegel pour leurs précieuses remarques sur une première version de ce texte.
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Au-delà du constat, largement partagé, que les associations
doivent généralement afficher leur apolitisme afin de ne pas risquer
de heurter le public et surtout les financeurs potentiels, l'analyse
des processus politiques qui se déroulent en leur sein s'est jusqu'à
présent structurée en deux débats largement distincts.
Une première série de travaux cherche à déterminer si les asso-
ciations constituent, ou non, des lieux de politisation pour leurs
adhérents ; elle relève de la sociologie de l'engagement et du béné-
volat, et de la littérature sur le capital social que Nonna Mayer,
« passeuse » du débat scientifique entre les deux rives de l'Atlan-
tique, a été l'une des premières à discuter en France (Mayer, 2002,
2003a, 2003b), contribuant par là à un renouveau important des
travaux sur la question au cours des vingt dernières années.
Un second ensemble de recherches analyse la façon dont les
associations contribuent de manière croissante à l'action publique
et les conséquences politiques qui en découlent. Il se rattache
alors plutôt à la sociologie de l'action publique, du droit et/ou des
professions.
En discutant ces deux sous-champs de la littérature, nous mon-
trerons l'intérêt qu'il y aurait à les faire dialoguer davantage afin de
croiser les questionnements et les outils conceptuels d'analyse,
d'accroître la comparabilité des résultats et de gagner en compré-
hension des conséquences politiques des transformations que
connaît l'univers associatif depuis plusieurs décennies.

Les effets de l'engagement associatif


sur la politisation des individus
Tocqueville (1981 [1835-1840]) est l'un des premiers à s'être
intéressé aux effets de l'appartenance associative ; il développe sa
réflexion autour de ce qu'il appelle la « doctrine de l'intérêt bien
entendu ». Selon lui, les individus rejoignent des associations pour
une multitude de raisons, souvent parfaitement égoïstes, mais, ce
faisant, sont peu à peu conduits à définir différemment leurs inté-
rêts particuliers, dans un sens plus soucieux de la « grande société ».
Cela passe par plusieurs vecteurs. Les associations donnent aux
individus l'habitude et le goût d'agir en commun. Elles élargissent
leur point de vue, renouvellent leurs idées et « agrandissent leur
cœur » (Tocqueville, 1981, tome 2, p. 140) – c'est là sans doute
l'aspect de sa réflexion le plus souvent évoqué. Enfin, l'engagement
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dans des associations civiles est susceptible de favoriser l'adhésion
à des associations politiques, et réciproquement. Les associations
constituent ainsi des « écoles de démocratie » rendant celle-ci plus
proche et plus vivante aux yeux des participants.
L'apport des enquêtes quantitatives sur la culture
civique et le capital social
Les premiers à soumettre ces intuitions à l'épreuve empirique
ont été Gabriel Almond et Sidney Verba, dans leur ouvrage The
Civic Culture (1963), qui offre une vaste enquête statistique compa-
rée des cultures politiques nationales et des structures sociales qui
en constituent le soubassement. Parmi celles-ci, ils attribuent un
rôle central aux associations et ils examinent l'influence de celles-
ci sur les comportements politiques et les valeurs civiques. Ils
démontrent qu'elles développent à la fois la compétence objective
et subjective des individus (Gaxie, 1978). Les associations consti-
tuent également des réseaux qui peuvent servir de support à des
mobilisations politiques. S'ils concluent que l'affiliation à une
association semble avoir des effets significatifs sur les attitudes
politiques, ils soulignent toutefois la multitude de variables à
prendre en compte pour comprendre ces relations (type d'associa-
tion, nombre d'associations auxquelles l'individu appartient, type
d'engagement, d'implication, etc.). Lorsqu'ils examinent le lien
entre appartenance associative et valeurs civiques, ils s'intéressent
notamment au rôle de la confiance en démocratie, et leurs résultats
sont là encore nuancés. Le lien entre confiance interpersonnelle et
engagement varie ainsi fortement selon les pays : si aux États-Unis
et en Grande-Bretagne, la confiance en autrui coïncide avec des
dispositions à l'engagement, ailleurs (en Allemagne, en Italie) au
contraire, le degré de confiance interpersonnelle, plutôt faible, n'est
pas corrélé aux attitudes politiques.
Plus récemment, ce sont les travaux de Robert Putnam autour
du concept de capital social (1995, 2000) qui ont relancé les discus-
sions sur le rôle des associations dans la politisation de leurs adhé-
rents (Hamidi, 2006, 2013). Si Putnam n'est pas le premier auteur à
avoir mobilisé cette notion (Bourdieu, 1980 ; Coleman, 1990), c'est
lui qui l'a propulsée au cœur des débats scientifiques mais aussi
politiques, aux États-Unis puis au plan international (Maraffi,
Newton, Van Deth et Whiteley, 1999 ; Bevort et Lallement, 2006).
Et si ses travaux ont fait l'objet de nombreuses et fortes critiques,
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ils ont également redonné une grande actualité aux analyses toc-
quevilliennes et suscité une floraison de nouvelles recherches.
Putnam définit le capital social comme « les relations entre les
individus : les réseaux sociaux et les normes de réciprocité et de
confiance qui en émanent » (2000, p. 19). Ces divers éléments sont
liés les uns aux autres de manière circulaire : l'appartenance à des
réseaux, qu'ils soient formels ou informels, favorise le développe-
ment de relations de confiance et de réciprocité entre les individus.
Inversement, ces dernières constituent une condition nécessaire à
la mise en place des réseaux sociaux. Cela posé, Putnam attribue
un rôle fondamental au capital social dans le bon fonctionnement
d'une société. Il est supposé en « graisser les rouages », favorisant
le commerce, l'éducation, etc. et développant les vertus civiques
nécessaires au bon fonctionnement démocratique : confiance,
réciprocité, engagement dans la vie publique. L'auteur fait ensuite
le constat de l'érosion massive de ce capital aux États-Unis depuis
les années 1970 et développe une réflexion sur les moyens de
l'enrayer.
Les critiques au concept de capital social
Si les travaux de Putnam ont connu un écho retentissant, ils
ont également suscité de nombreuses critiques. Celles-ci se sont
d'abord concentrées sur des éléments factuels – la pertinence des
instruments de mesure du capital social et le diagnostic de dimi-
nution de celui-ci (Schudson, 1996 ; Jackman et Miller, 1998) –
ainsi que sur les explications du phénomène avancées par Putnam
(Skocpol, 1996). Celui-ci a partiellement contourné ces critiques
en multipliant les sources et les indicateurs (2002). Par ailleurs, un
certain consensus semble s'être établi sur le diagnostic du déclin
des formes conventionnelles de participation et du développement
concomitant de « nouvelles » formes d'engagement plus labiles.
Mais d'autres critiques subsistent, plus fondamentales, qui
tiennent à la construction même du concept de capital social et, en
particulier, à l'articulation entre normes, réseaux associatifs et
confiance. Elles ont permis d'identifier des pistes de recherche nou-
velles et de compléter les travaux de Putnam, mais elles sont
venues aussi remettre en question la cohérence interne du modèle.
De nombreuses analyses sur la question de la confiance ont ainsi
vu le jour à partir de la deuxième moitié des années 1990. Avec
Bowling Alone, Putnam (2000) amorçait une distinction entre
confiance spécifique, engageant des individus liés par des relations
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d'interconnaissance, et confiance généralisée, cette dernière jouant
un rôle essentiel dans les sociétés contemporaines composées de
réseaux étendus. Cependant, dans son raisonnement, l'engagement
associatif était censé aller de pair avec ces deux formes de
confiance, comme si les relations de confiance nouées au sein des
associations devaient nécessairement aboutir au développement
d'une confiance généralisée.
Cette analyse a, d'une part, fait l'objet de critiques au plan
conceptuel. Cette vision de la confiance a pu être ainsi qualifiée
de néoconservatrice dans la mesure où elle en fait le produit rela-
tivement intangible des normes culturelles d'une société, alors
que d'autres perspectives existent, se réclamant soit du modèle de
l'acteur rationnel (Coleman, 1990 ; Hardin, 1993), soit des théories
délibératives (Warren 1999).
D'autre part, des travaux empiriques sont venus complexifier
l'analyse, soulignant l'intérêt de distinguer la confiance interper-
sonnelle spécifique et généralisée, et la confiance dans les institu-
tions : Putnam semble supposer des relations de transitivité entre
ces trois formes de confiance sans en démontrer l'existence, alors
que l'on peut penser à l'inverse que le développement de relations
intenses de confiance interpersonnelle à l'intérieur d'une associa-
tion soude le groupe face au reste du monde, augmentant sa
défiance généralisée. De nombreuses études statistiques ont ainsi
montré un découplage entre ces trois types de confiance et entre les
évolutions dans le temps de chacune d'entre elles. Elles ont égale-
ment souligné que le niveau et les évolutions de l'appartenance
associative n'étaient pas nécessairement corrélés au niveau et aux
évolutions de la confiance (Galland, 1999 ; Hall, 1999). Dans ses
travaux sur le cas français, Nonna Mayer souligne que la confiance
interpersonnelle généralisée et la confiance dans les hommes poli-
tiques sont faibles et déconnectées du niveau, plus élevé, de
confiance dans les institutions (Mayer, 2002a, 2002b, 2003a,
2003b). Elle indique également que le degré d'appartenance asso-
ciative ne produit que des effets limités sur le niveau de confiance,
et qu'il n'exerce pas, en outre, d'effet significatif sur les valeurs
civiques des individus (mesurées par le degré d'attachement au vote
et à l'existence des partis politiques par exemple). En revanche, il
produit bien un effet sur le degré de politisation, et plus précisément
sur deux indicateurs, le degré d'intérêt pour la politique et le posi-
tionnement sur l'échelle gauche-droite, tandis qu'il n'a pas d'effet,
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toutes choses égales par ailleurs, sur le degré de compétence poli-
tique objective.
Ainsi, le concept de Putnam, qui repose sur une intrication
étroite entre appartenance à des réseaux associatifs, confiance et
normes civiques et politiques semble largement remis en question
tant par les études empiriques que par les discussions plus théo-
riques. Mais les travaux qu'il a contribué à susciter sur le lien
entre engagement associatif et rapport au politique ont permis de
montrer des effets qui, pour être limités et nuancés, sont néan-
moins réels. Ces travaux quantitatifs ne permettent pas néan-
moins de savoir si l'engagement est l'effet ou la cause des proces-
sus de politisation. C'est précisément ce que des enquêtes
qualitatives ont tenté d'établir en ouvrant la « boîte noire » que
constituaient jusqu'alors les associations.
Les enquêtes ethnographiques
sur l'univers associatif
Ces travaux ont tout d'abord permis de montrer que les associa-
tions, loin de constituer des contextes nécessairement propices à la
politisation, peuvent au contraire être des lieux d'évitement du
politique (Eliasoph, 2010 [1998]). Dans une étude qui porte à la
fois sur des groupes de bénévoles (associations de parents d'élèves,
des groupes de lutte contre la toxicomanie, etc.), des associations
de loisirs (des clubs de danse country), et des groupes de militants
(contre la construction d'une usine d'incinération de déchets
toxiques, etc.) aux États-Unis, Nina Eliasoph analyse comment,
par une série de processus différents selon les types d'associations
mais dont les résultats convergent, le contexte associatif produit
une « évaporation de l'esprit public ». Dans les associations de
bénévoles, par exemple, le besoin de se sentir utile et efficace-
pousse les membres à écarter de leur esprit et de leurs discussions
tout ce qui pourrait les décourager et à se concentrer sur ce qui leur
apparaît « faisable » : ils déploient ainsi beaucoup d'efforts pour ne
pas parler de ce qui les inquiète sans qu'ils sachent comment agir
dessus, comme des enjeux écologiques locaux pressants, et pour se
concentrer sur des discussions pratiques et de court terme au détri-
ment de considérations plus générales et politiques. Dans les asso-
ciations de militants, ces discussions sont possibles en interne ; en
revanche, c'est dans l'interaction avec les pouvoirs publics ou avec
les médias que se produit l'évaporation du politique. Les processus
varient selon les causes défendues par les associations et ils ne se
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produisent pas aux mêmes endroits, mais dans tous les cas Elia-
soph constate que les individus tiennent des propos moins tournés
vers l'esprit public dans l'arène associative que ceux qu'ils peuvent
échanger backstage, au cours de discussions informelles.
Dans leurs recherches sur des terrains français, Camille Hamidi
et Sophie Duchesne identifient des logiques à l'issue similaire à
celle pointée par Eliasoph, en travaillant respectivement sur des
associations locales de jeunes issus de l'immigration et sur les Res-
taurants du Cœur (Duchesne et Hamidi, 2001 ; Duchesne, 2003). En
adoptant une définition élargie de la politisation comme processus
de montée en généralité et de reconnaissance de la dimension
conflictuelle des positions adoptées (Duchesne et Haegel, 2004 ;
Hamidi, 2006), elles montrent comment certains processus font
obstacle à la montée en généralité, d'autres à la reconnaissance du
conflit, d'autres enfin aux processus de politisation institution-
nelle, dans le contexte associatif. Cela passe par exemple par la
prégnance de la « topique de l'urgence » (Boltanski, 1990) et par
l'accent mis sur la dimension individuelle et psychologique des
problèmes qui font obstacle à la montée en généralité. L'évitement
de la conflictualité, quant à lui, tient davantage à l'importance de
la recherche de liens de sociabilité dans l'engagement, sociabilité
légère ou de type plus communautaire selon les circonstances, mais
qui, dans les deux cas, conduit à éviter les sujets qui cliveraient le
groupe de coprésence lors des discussions.
Ces travaux ont mis l'accent sur les facteurs d'évitement du
politique dans les associations, dans le but de pointer les limites
d'analyses antérieures qui supposaient que la société civile consti-
tue nécessairement des lieux de politisation (voir aussi Lefèvre,
2011). Ils permettent aussi, toutefois, d'examiner à quelles condi-
tions se produisent, malgré tout, des processus de socialisation
politique, ce qui permet de mieux comprendre les corrélations
observées en la matière dans les travaux quantitatifs (Hamidi et
Mayer, 2001 ; Hamidi, 2010, 2013). Ils montrent alors que si l'exis-
tence d'un projet délibéré de socialisation politique de la part des
responsables associatifs est importante, elle ne suffit pas. En ce
sens, l'analyse des effets produits ne saurait se résumer à l'examen
de la cause, plus ou moins politique, défendue par l'association. De
même, la mise en contact d'individus ayant des degrés différents de
politisation ne produit pas à elle seule d'effets socialisateurs. À cet
égard, trois facteurs semblent déterminants. D'une part, l'impor-
tance des modalités du fonctionnement associatif : l'exposition à
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des discussions politisées dépend de la place qui est reconnue aux
adhérents dans l'association et, notamment, de leur participation
aux moments (souvent dans le lancement d'un nouveau projet) et
aux lieux (notamment les réunions avec des interlocuteurs exté-
rieurs) les plus propices à la tenue de propos politisés. Dans les cas
étudiés, ces derniers prennent généralement place en dehors des
conjonctures routinières de la vie des organisations. D'autre part,
dans des associations qui fonctionnent de façon très largement
informelle, cette participation dépend des liens affectifs que les
adhérents ont pu nouer avec les responsables associatifs : en ce
sens, les relations interpersonnelles constituent un filtre essentiel.
Enfin, il existe un « effet de ciseaux » dans les processus de politisa-
tion : les responsables associatifs tiennent les propos les plus poli-
tisés à ceux qu'ils estiment les plus à même de les entendre, tandis
que les adhérents sélectionnent les messages reçus en fonction de
leur sensibilité antérieure à ces questions. Cette analyse amène
Hamidi à conclure que l'hypothèse la plus fréquente est celle des
« transformations limitées », la socialisation associative étant
d'autant plus efficace qu'elle entre en congruence avec la socialisa-
tion primaire.
Ces travaux rappellent également que les effets de politisation
qui se produisent en contexte associatif ne sont pas nécessairement
positifs : les individus peuvent y acquérir une représentation plus
critique du monde politique, comme un univers de corruption, de
clientélisme ou d'inefficacité. Ils soulignent aussi l'existence de ce
qu'on pourrait qualifier d'apprentissages fortuits, qui ne sont pas
recherchés par les responsables associatifs ou les participants, mais
qui peuvent néanmoins être puissants (Arnaud, 2015).
D'autres travaux se sont intéressés à d'autres dimensions du lien
entre association et politisation. Paul Lichterman (2005) met ainsi à
l'épreuve empirique l'intuition de Tocqueville selon laquelle l'enga-
gement associatif « agrandit le cœur » et le cercle de relations et de
préoccupationsdes individus : il examine la réalité de cette « spirale
civique » dans une étude menée sur différents groupes et projets
civiques organisés sur une base religieuse aux États-Unis. En étu-
diant la nature des interactions et des discussions nouées à la fois à
l'intérieur et en dehors des groupes, il observe que les seuls groupes
qui parviennent à créer effectivement des liens avec des « out-
groups » sont ceux qui adoptent une posture réflexive sur eux-
mêmes, en acceptant de discuter collectivement du rapport du
groupe au reste du monde et des différences, sociales et ethniques
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notamment, qui le structurent. Lichterman constate que ce « style
de groupe » (Eliasoph et Lichterman, 2003) est peu répandu, d'autres
préférant par exemple faire référence à la commune humanité de
tous les individus ou, dans une version religieuse, à la croyance en
un même dieu, pour ne pas avoir à affronter ces différences. Enfin,
il montre lui aussi que ces engagements peuvent produire des effets
de socialisation politique opposés à ce qui est attendu, les individus
apprenant à se résigner au fait qu'ils n'occupent qu'une place très
secondaire dans la société et que celle-ci constitue une entité trop
compliquée et trop contraignante pour qu'on puisse prétendre la
comprendre et agir sur elle.
Enfin, des travaux ont porté plus récemment sur les effets pro-
duits par des projets qui se réclament de l'« empowerment ». Elia-
soph (2011) a ainsi mené une enquête sur plusieurs programmes
destinés à des « jeunes défavorisés » aux États-Unis, leur proposant
du soutien scolaire, des activités artistiques, etc. Cette étude montre
que ces projets sont parcourus de profondes contradictions, au
point qu'ils se révèlent largement incapables d'atteindre les buts
qui leur sont fixés. Une source de tensions réside dans la multipli-
cité des objectifs assignés au bénévolat et à la juxtaposition, au
sein de ces projets, de populations très hétérogènes, à la fois les
« jeunes défavorisés » issus des minorités ethniques visés par le pro-
gramme, des jeunes issus des classes moyennes, souvent blancs,
qui viennent là en tant que bénévoles, et des adultes. Les jeunes
défavorisés sont ainsi censés être bénévoles dans les projets et
– c'est le principe de l'empowerment – doivent se prendre en main
en s'engageant en faveur de la communauté. Mais ils en sont aussi
les bénéficiaires : ces projets sont financés essentiellement pour
leur permettre de rester dans le droit chemin. Ainsi, pour obtenir
des fonds, il faut à la fois montrer à quel point ces jeunes ont peu de
chances de s'en sortir et entretenir l'idée que tout est possible pour
eux. Ceux-ci ne sont pas dupes de cette ambivalence qui n'est pas
mise en discussion collectivement du fait du style des groupes, et
cela mine les possibilités d'émancipation. Une autre source majeure
de tensions tient au système de contraintes structurelles, notam-
ment financières et temporelles, dans lequel sont pris les projets.
Les organisateurs doivent solliciter une pluralité de financements,
auprès d'organismes de statuts variés (agences gouvernementales,
organisations non gouvernementales [ONG], entreprises privées)
qui ont des attentes parfois différentes. Ces financements sont sou-
vent de très court terme, portent sur des projets et privilégient ceux
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qui sont en phase de démarrage ou présentés comme expérimen-
taux. Cela oblige à trouver sans cesse des causes nouvelles, pour les
abandonner lorsque les subventions sont épuisées, et à privilégier
les thématiques qui se prêtent le mieux à l'expérimentation. Mais
ce rythme rapide ne coïncide pas avec la durée nécessaire à
l'apprentissage civique, aux discussions politiques et à la décou-
verte de la culture d'autrui. Ainsi, la pluralité des buts poursuivis,
l'hétérogénéité des populations impliquées, le jeu des contraintes
institutionnelles et le fait que ces différents éléments ne soient pas
mis en discussion collectivement dans les groupes produisent des
effets pervers au regard des objectifs qui pouvaient être attendus en
termes de politisation et d'empowerment des participants.
Dans son enquête sur des compagnies de théâtre qui réalisent
des projets d'« action culturelle » auprès des populations des quar-
tiers populaires, notamment d'origine étrangère, en France et en
Italie, Francesca Quercia (à paraître) identifie des tensions simi-
laires. Ainsi, ces projets qui revendiquent une double dimension
socio-éducative et artistique, sont financés par les pouvoirs publics
au nom du pouvoir émancipateur du théâtre, selon une logique qui
se réclame de l'empowerment. En même temps, c'est parce qu'elles
définissent les populations visées par ces projets comme cumu-
lant des handicaps, comme des « habitants à problèmes », que ces
compagnies obtiennent des financements au titre de la politique
de la ville ou de dispositifs équivalents en Italie. Par ailleurs, le
rythme rapide et les conditions imposées par les financements sur
projet obligent souvent ces compagnies à s'appuyer sur des habi-
tants qui ont un capital culturel important et une expérience théâ-
trale antérieure parfois longue, car elles doivent pouvoir monter,
en quelques mois, un spectacle ayant une valeur artistique recon-
nue par les financeurs : elles n'ont donc pas le temps de cibler des
populations plus éloignées de la culture, qui correspondent pour-
tant davantage à la cible officielle de ces dispositifs.
Eliasoph, Lichterman ou Quercia accordent une grande impor-
tance aux effets du contexte institutionnel dans lequel les associa-
tions sont enserrées, aux liens que celles-ci entretiennent avec les
pouvoirs publics, les services administratifs, voire les fondations
privées. Dans d'autres cas, le fait de se focaliser sur l'étude des
dynamiques internes aux associations, s'il permet des analyses
fines et approfondies des processus de socialisation politique,
risque aussi d'entretenir une vision erronée des associations.
Influencée par une conception romantique de l'univers associatif
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inspirée des descriptions tocquevilliennes (Skocpol, 1997 ; Simo-
net, 2010), cette approche les conçoit comme des petites structures
locales, rassemblant les bonnes volontés citoyennes, loin des uni-
vers froids et bureaucratiques des mondes politiques et administra-
tifs. Or, de nombreux travaux historiques ont montré le rôle essen-
tiel joué par les États dans le développement et la structuration des
sociétés civiles (Putnam, 2002). Et surtout, les associations ont été
amenées à prendre en charge des volets importants de l'action
publique, notamment de l'État social depuis 1945, et ce processus
s'est très largement accéléré au cours des dernières décennies, fai-
sant des associations des partenaires étroits des pouvoirs publics.
Cette évolution, provoquée par la fragilisation des systèmes de
protection sociale sous l'effet de la crise et de la montée du chô-
mage pendant les années 1970, se combine aux effets de la décen-
tralisation et de la contractualisation durant les années 1980 et
2000, au « tournant participatif » dans l'action publique pendant
les années 1990 et à la mise en place du « New Public Manage-
ment ». Ces transformations rencontrent également, à partir des
années 1960, des changements impulsés par le champ associatif
lui-même, sous l'influence des mouvements autogestionnaires
militant pour une plus grande reconnaissance du rôle de la société
civile (Barthélémy, 2000). L'ensemble se traduisant par une profes-
sionnalisation et une institutionnalisation croissantes de l'univers
associatif et par le développement d'un « militantisme institution-
nel » dans le secteur (Politix, 2010).

Les effets politiques de la participation


des associations à la gestion de l'action publique
En devenant des partenaires étroits des pouvoirs publics, ces
associations se trouvent prises dans une série de tensions et de
contradictions politiques, qui tiennent au fait de devoir travailler
avec l'État, de chercher à obtenir des financements de sa part, d'être
parfois pris dans des relations de convention ou de délégation de
service public, tout en cherchant à contrôler, à encadrer voire à
contester ses orientations et ses décisions. Plutôt que d'État, il faut
d'ailleurs parler d'une pluralité d'interlocuteurs publics, ministères,
régions, départements et collectivités locales, qui peuvent avoir des
attentes différentes – les acteurs privés, et notamment les fonda-
tions philanthropiques, venant par ailleurs encore complexifier la
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358 Sociologie plurielle des comportements politiques


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donne. Ces tensions s'expliquent également par la transformation
des logiques de financement : augmentation des financements sur
projet et des commandes publiques au détriment des subventions
de fonctionnement, nombre croissant des interlocuteurs à solliciter,
concurrence exacerbée entre associations dans un contexte budgé-
taire tendu, injonction, paradoxale dans ce contexte, au partenariat
interassociatif pour obtenir des fonds et exigences croissantes de
performance et d'efficience, en regard des critères fixés par les
acteurs publics.
Ces évolutions du rôle des associations ont suscité une florai-
son de nouveaux travaux soulignant la nécessité de « ramener
l'État dans l'analyse » (bringing the State back in) (Simonet, 2010)
et portant sur les effets de ces transformations sur les associations
elles-mêmes (Engels, Hély et Peyrin 2006 ; Hély, 2011 ; Pette,
2014 ; Mouvements, 2015). Contrairement aux précédentes, ces
recherches dialoguent surtout avec la sociologie de l'action
publique et des professions, en partant du constat que les associa-
tions ne sont pas seulement des univers redevables d'analyses en
termes de bénévolat et d'engagement, mais qu'elles sont aussi des
univers professionnels qui gagnent à être analysés en tant que
tels (Simonet, 2012). Dans cette perspective, la question des effets
politiques est moins centrale, mais elle est tout de même générale-
ment abordée à titre secondaire, ce qui permet de mettre en relief
des résultats importants.
Vu l'ampleur de la littérature, on se concentrera ici sur les
travaux consacrés aux associations qui interviennent dans le sec-
teur de l'immigration et de l'asile. C'est en effet un domaine de
recherche qui a connu une expansion considérable au cours de ces
quinze dernières années, à mesure que l'univers associatif en
question se transformait. Et celui-ci incarne à merveille les évolu-
tions que nous venons d'évoquer, puisque la gestion des immigrés
et des étrangers touche au cœur des prérogatives de l'État et de ses
transformations.
S'il existe une tradition ancienne de mobilisation sur ces ques-
tions (la Ligue des Droits de l'homme [LDH], créée en 1898 ; le
Comité inter-mouvements auprès des évacués-Service œcumé-
nique d'entraide [la Cimade], en 1939), ce secteur a connu de pro-
fondes mutations à partir des années 1970 : le droit des étrangers se
formalise, notamment sous l'action de certaines organisations
comme la Cimade ou le Groupement d'information et de soutien
des immigrés (Gisti), le champ associatif se réorganise et se
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spécialise avec la création de nouvelles associations ou coordina-
tions, souvent plus spécialisées par type d'enjeu (sans-papiers,
demandeurs d'asile, etc.) et par registre d'intervention (approches
juridiques, médicales, psychologiques, etc.). À partir des années 1980,
l'action des associations s'institutionnalise et celles-ci prennent
une part croissante aux politiques publiques visant à gérer ces
populations : elles interviennent dans les centres de rétention
administrative, prennent en charge la gestion de Centres d'accueil
pour demandeurs d'asile (Cada), gèrent des centres médicaux spé-
cialisés dans l'aide aux demandeurs d'asile victimes de violence,
etc. Ces évolutions se traduisent enfin par le développement d'une
expertise associative spécifique, souvent juridique, parfois aussi
sociale, médicale ou culturelle (Agrikoliansky, 2003 ; Israël, 2003 ;
Belkis et al., 2004 ; Drahy, 2004 ; Fischer, 2009 ; Chappe, 2010 ;
d'Halluin, 2012 ; Pette, 2014 ; Quercia, à paraître). Cela a d'ailleurs
une conséquence sur les travaux dans ce domaine, puisqu'une
grande partie de cette littérature dialogue essentiellement avec
la sociologie du droit et se concentre sur la question des effets
de celui-ci : quelles sont ses capacités transformatrices, peut-on
se saisir de cette arme des puissants par excellence pour défendre
les faibles (Israël, 2009 ; Agrikoliansky, 2010) ?
Un lieu de cristallisation des tensions politiques :
la question du tri des bénéficiaires
Lorsque ces associations interviennent dans des dispositifs
d'action publique, un des lieux de cristallisation des tensions poli-
tiques créées par cette situation est la question du tri des béné-
ficiaires. Les associations sont prises entre l'aspiration à un trai-
tement égal de tous les bénéficiaires potentiels et un ensemble de
contraintes, notamment l'insuffisance des ressources en temps, en
moyens financiers, les exigences des partenaires institutionnels et
les critères imposés par le droit, qui les poussent à sélectionner les
personnes qui seront suivies par l'association et sur lesquelles
l'essentiel du temps et des efforts se concentreront. Les travaux
montrent que ces choix s'effectuent en fonction d'une multitude
de critères, qui peuvent entrer en contradiction les uns avec les
autres ou se combiner et qui, s'ils varient selon les associations et
les types de politiques publiques considérés, présentent néanmoins
des traits communs.
Schématiquement, on peut identifier un critère du mérite, au
nom duquel on adopte une position délibérément sélective, visant à
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privilégier ceux qui correspondent le mieux à la cible officielle du
dispositif. Dans le cas des demandeurs d'asile, il s'agit par exemple
de concentrer les efforts sur ceux dont on peut établir qu'ils ont
bien été victimes de menaces ou de persécution, afin de préserver
un statut du réfugié distinct de celui de l'immigré (d'Halluin, 2012).
À ce critère vient s'opposer une « logique compassionnelle » (Fassin,
2005 ; Bouagga, 2013), fondée sur l'évaluation des besoins huma-
nitaires du requérant, et qui consiste à donner la priorité aux per-
sonnes les plus vulnérables (malades, femmes avec enfants, etc.).
Un troisième critère, qui se révèle très souvent déterminant, est
celui de l'efficacité : on retient alors les dossiers qui ont le plus de
chance d'aboutir, en anticipant la décision du juge (d'Halluin,
2012 ; Chappe, 2010). Ce choix, lié à l'expertise croissante des mili-
tants associatifs qui les pousse à intégrer les logiques administra-
tives et juridiques, tient aussi à leur professionnalisation : soucieux
de la réputation de leur organisation, ils préfèrent ne pas défendre
des dossiers qui lui donneraient une mauvaise image aux yeux des
interlocuteurs publics. Il est enfin lié aux transformations des
mécanismes de financement : dans un contexte où elles doivent
faire la preuve de leur efficacité et mettre en chiffre leur activité
afin d'obtenir des subventions, les associations doivent pouvoir
démontrer que les dossiers qu'elles défendent aboutissent favora-
blement, ce qui les incite à sélectionner les plus faciles à soutenir
(Pette, 2014). À cela s'ajoutent des critères moraux et comporte-
mentaux : plusieurs enquêtes montrent ainsi que les « bons clients »
sont ceux qui se conforment aux attentes de l'institution : ils sont
polis, reconnaissant de l'aide qu'on leur apporte, ils savent s'adap-
ter à ce que l'institution peut leur offrir et n'en demandent pas plus,
ils n'outrepassent pas non plus leur rôle et acceptent de rester dans
une position de bénéficiaires (Rudrappa, 2004 ; Chappe, 2010 ;
d'Halluin, 2012). Ces éléments renvoient d'ailleurs plus largement
aux logiques régissant le traitement des classes populaires dans les
métiers de l'action sociale (Paugam et Duvoux, 2013). Dans tous
ces cas, les associations sont donc amenées à jouer un « rôle de
filtre » au profit de l'administration (Spire, 2008), ce qui crée un
inconfort chez les militants qui ont l'impression de « faire le jeu de
l'État » (Pette, 2014, p. 414). À l'inverse, un dernier critère de sélec-
tion est celui de l'intérêt politique du dossier : il renvoie alors aux
cas qualifiés « d'intéressants » par les militants. En défendant ces
dossiers, et au-delà de la personne impliquée, ils peuvent construire
un symbole, nourrir une dénonciation plus générale, interpeller les
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médias ou la justice, et parfois contribuer à une évolution jurispru-
dentielle. Dans ce cas, il ne s'agit plus seulement d'appliquer la loi
telle qu'elle est, mais de contribuer à la changer en « mobilisant le
droit politiquement » (Drahy, 2004 ; Israël, 2003 ; Chappe, 2010).
Toutefois, si ces dossiers font le sel de l'activité militante, ces occa-
sions restent rares et les autres critères l'emportent le plus souvent.
Les effets politiques de la participation
à l'action publique
Dans ce contexte, quel espace reste-t‑il pour mener des actions
ou pour tenir des discussions politiques au sein de ces associations,
et quels effets de socialisation cela produit-il sur les militants ? Les
conclusions sont à cet égard assez différenciées selon les travaux
considérés, les conceptions de la politisation mobilisées, les critères
examinés et les types d'associations étudiées.
Certains auteurs retiennent une définition de la politisation qui
renvoie à des processus de montée en généralité et de publicisation,
et ils analysent les types de discours portés par les associations
(Agrikoliansky, 2003 ; Israël, 2003 ; Fischer, 2009, 2016 ; Chappe,
2010 ; Pette, 2014). Dans cette perspective, Éric Agrikoliansky,
dans une recherche fondatrice sur la Ligue des Droits de l'homme,
conclut à un processus de dépolitisation par le droit. En s'appuyant
sur l'étude des recours juridiques menés par la LDH – essentielle-
ment des recours gracieux auprès des autorités administratives – il
montre que l'usage du droit est une source de singularisation des
revendications : il évoque à cet égard la « tyrannie du singulier »
(Agrikoliansky, 2003, p. 81). Alors que les plaintes sont fréquem-
ment énoncées en termes généralisants par les plaignants qui
évoquent des grandes catégories et des principes de justice, c'est
paradoxalement la mise en forme par la LDH qui singularise le cas,
restreint l'ampleur de la dénonciation et, finalement, dépolitise
l'enjeu. Les travaux ultérieurs rejoignent l'idée que ces associations
sont prises en partie dans des processus de dépolitisation. Dans le
cas des interventions de la Cimade dans les centres de rétention,
Nicolas Fischer souligne ainsi que les cas sont traités individuelle-
ment, souvent dans l'urgence (pour tenir les délais très courts d'une
procédure d'expulsion par exemple), ce qui amène les militants
associatifs à exclure toute mise en cause générale des politiques
publiques et à privilégier dans leurs recours des arguments qu'ils
savent recevables par leurs interlocuteurs administratifs et judi-
ciaires. L'usage du droit impose des normes contraignantes qui
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limitent le champ des arguments pouvant être soulevés et les moda-
lités pratiques selon lesquelles ils peuvent l'être. La Cimade utilise
essentiellement le recours contentieux, qui fonctionne selon des
logiques très différentes de celles du recours gracieux privilégié par
la LDH, mais cette procédure impose elle aussi des contraintes sub-
stantielles et procédurales. Enfin, du fait de la politique du chiffre
qui s'impose aux associations, les militants doivent réduire le
temps consacré à chaque dossier : en entretien, ils cherchent dans
la biographie du détenu les éléments qui pourraient correspondre
aux catégories juridiques offrant une protection, mais ne peuvent
guère aller au-delà.
Néanmoins, Fischer n'en tire pas les mêmes conclusions
qu'Agrikoliansky, car il identifie, parallèlement, des processus de
montée en généralité et de publicisation. C'est le cas lorsque le
jugement d'une affaire individuelle permet de produire une juris-
prudence à portée universelle et de modifier le contenu de la loi, ou
lorsque le procès individuel fournit le socle d'une mobilisation col-
lective autour de la mise en cause publique d'une injustice. Si ces
situations sont relativement rares pour les militants Cimade, un
moment de montée en généralité (de « mise en totalisation ») et de
publicisation se produit néanmoins régulièrement, puisqu'ils rédi-
gent chaque semaine des rapports sur leur activité, qui nourrissent
les rapports de la direction, repris ensuite dans des documents inte-
rassociatifs visant à produire une contre-expertise sur les politiques
migratoires. En ce sens, le travail quotidien des intervenants asso-
ciatifs s'inscrit là dans un discours politique et critique plus large
(voir aussi : Chappe, 2010 ; Israël, 2003).
D'autres travaux (ou d'autres aspects des mêmes travaux)
abordent la question politique sous un autre angle, celui des effets
de l'action associative sur la contestation de l'ordre politique exis-
tant. Ils s'intéressent alors plutôt aux pratiques associatives et
concluent, pour la plupart, à la diminution de la contestation de
l'ordre en place au cours du temps. Liora Israël montre ainsi qu'en
dénonçant la situation de non-droit dans laquelle se trouvent les
étrangers au début des années 1970, les militants du Gisti contri-
buent à la formalisation d'un droit des étrangers qui, s'il est une
source de protection pour ces derniers, deviendra aussi une
contrainte forte de l'action militante. Ce qui est à l'origine contes-
tation et politisation participe ainsi à la construction d'un ordre
que les militants critiquent par ailleurs. De même, lorsqu'elle étudie
les associations qui interviennent en prison en soutien aux
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Associations, politisation et action publique 363


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étrangers, Yasmine Bouagga observe que celles-ci cherchent moins
à contester l'ordre carcéral existant qu'à le rendre plus intelligible
pour les détenus, contribuant ainsi à le légitimer (2013, p. 363). Si
elle souligne que cette action n'est pas nécessairement insigni-
fiante – il s'agit de rendre plus effectif le principe selon lequel « nul
n'est censé ignorer la loi » et de démocratiser l'accès à la loi par la
pédagogie – elle ne vise pas à transformer ce qui est.
Enfin, quelques travaux mentionnent un dernier effet politique
de ces évolutions, qui concerne cette fois-ci les bénéficiaires de
l'action associative. Ils soulignent alors un effet pervers de l'inves-
tissement militant du droit : faire du droit le répertoire d'action
central de nombreuses associations conduit à rendre les immigrés
plus dépendants des compétences juridiques des experts, ce qui
aboutit à les déposséder de la maîtrise de leur propre cause (Israël,
2003 ; Agrikoliansky, 2012). C'est toutefois sous ce seul angle, et
de façon très marginale, que la question des effets politiques sur
les trajectoires des individus est abordée. Celle des effets de ces
transformations sur les militants eux-mêmes n'est jamais traitée.
Des éléments de différenciation entre associations
et au sein des associations
Ces travaux permettent également d'identifier des facteurs de
variation des situations selon les types d'associations et au sein
des associations. Au niveau individuel, ils pointent des différences
selon le type de formation et le rapport au militantisme : avec la
professionnalisation des associations, les nouvelles recrues ont
souvent un bagage universitaire plus important, mais sont large-
ment dépourvues de culture militante, à l'inverse des générations
précédentes, qui ont souvent fait leur apprentissage « sur le tas »,
mais qui ont accumulé une longue expérience d'engagement. La
façon de gérer la question du tri des bénéficiaires, le degré
d'intégration des logiques bureaucratiques dans le travail associa-
tif, etc., dépendent en partie de ces différences de profil. Les diffé-
rences tiennent aussi à la place, plus ou moins proche de l'institu-
tion partenaire, qu'occupent les associations. Bouagga pointe
ainsi les différences dans le degré de contestation de l'institution
carcérale, entre des associations comme la Cimade, l'Association
réflexion action prison justice (Arapej) ou la LDH, qui ont fait le
choix d'entrer en prison et qui sont de ce fait tenues de ne pas
heurter frontalement l'institution, et l'Observatoire international
des prisons (OIP), qui a choisi de s'en tenir à l'écart précisément
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pour préserver sa capacité de contestation. Elles tiennent aussi
aux modes d'action adoptés par les associations, eux-mêmes liés
au profil et au parcours militant des adhérents. Ainsi, le choix
du recours gracieux à la LDH, analysé par Agrikoliansky,
est ajusté à la trajectoire des bénévoles de l'association : ce sont
souvent d'anciens fonctionnaires qui ont un passé militant et une
bonne connaissance des arcanes de l'administration, ce
qui leur permet de soumettre ces recours qui nécessitent d'avoir
des réseaux dans ce milieu. Ce mode d'action a des conséquences
sur l'arène et le contenu des discussions : celles-ci sont menées
en face‑à-face avec les agents de l'administration et non pas dans
un espace public, ce qui incite à éviter la « scandalisation » qui
serait inefficace, voire contre-productive dans cet espace feutré.
Ces différences tiennent enfin au type de public bénéficiaire de
l'action : ce sont des personnes particulièrement démunies, étran-
gers dans des statuts précaires le plus souvent. Il est, dès lors,
difficile de sacrifier le sort de l'individu particulier sur l'autel de la
cause plus générale à défendre, ce qui conduit là aussi à des
processus de dépolitisation, à l'inverse de ce qui peut se produire
dans le modèle de la défense de rupture, tel qu'il a pu être prôné
par Jacques Vergès par exemple (Israël, 2009).
On le voit, ces travaux permettent de mettre en lumière de nom-
breux éléments relatifs aux effets politiques del'implication crois-
sante des associations dans la gestion de l'action publique. Si
beaucoup d'entre eux ressortissent plutôt de processus de dépoliti-
sation – singularisation des causes, contribution à la construction
d'un ordre juridique qu'il devient difficile de dénoncer, atténuation
de la contestation au profit de logiques d'accompagnement et
d'encadrement de l'ordre existant –, quelques travaux montrent
tout de même que des moments ou des types d'action permettent
des interventions plus politiques, générales et/ou conflictuelles,
dans certaines associations.
Dans la mesure où ces recherches visent avant tout à examiner
les transformations de l'action publique, elles laissent de côté cer-
taines questions qui nous intéressent ici. Elles se concentrent sur
les pratiques et sur les discours publics tenus par les associations,
mais s'intéressent moins aux processus discursifs internes aux
associations : elles cherchent rarement à observer si des discus-
sions collectives permettent de mettre en débat les logiques de
dépolitisation. Or, on a vu précédemment combien cette dimension
réflexive est essentielle pour que des processus de politisation
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puissent advenir. De même, elles s'intéressent peu aux trajectoires
individuelles de politisation, que ce soit du côté des bénéficiaires
ou a fortiori de celui des militants et des salariés, alors que cela
recouvre des enjeux essentiels dans un contexte de professionnali-
sation et de technicisation croissantes du monde associatif. En ce
qui concerne les bénéficiaires, et si l'on reprend le cas des étrangers
en détention étudié par Bouagga, on peut se demander quels sont
les effets produits sur les intéressés par le travail pédagogique
des associations. Leur donne-t‑il des armes de contestation ou
de dénonciation de l'ordre carcéral ; constitue-t‑il une occasion de
politisation, ou renforce-t‑il leur acceptation de la situation ? La
question des effets de politisation sur les militants semble aussi
essentielle. S'ils doivent tenir des propos singularisant pour
défendre des cas individuels, éviter la contestation frontale, etc.,
quels effets cela produit-il à terme sur leur degré de politisation ?
Cela peut sans doute susciter de la colère, une volonté de dénoncer
ces évolutions et une forme de politisation chez certains, mais cela
dépend sans doute, on l'a vu, de la possibilité d'en discuter collecti-
vement. Dans le cas inverse, cela peut nourrir un sentiment de
vacuité de l'action collective et inhiber « l'imagination sociolo-
gique », cette qualité intellectuelle nécessaire pour saisir l'interac-
tion entre nos vies quotidiennes et le monde politique (Wright Mills,
1997 [1967] ; Eliasoph, 2010).

Conclusion : croiser les questionnements


Les travaux sur le lien entre associations et politique ont connu
un important renouveau durant les quinze dernières années. Cette
revue de littérature invite à aller au-delà, en développant un pro-
gramme de recherche plus systématique sur les effets politiques
des transformations récentes du monde associatif, à l'image de ce
qui a été initié sur les effets de ces transformations sur le fonction-
nement du marché du travail (Hély, 2011 ; Hély et Simonet,
2012 ; Mouvements, 2015). L'enjeu paraît essentiel dans une
période où l'engagement politique dans certaines structures tradi-
tionnelles (partis politiques, syndicats, etc.) a connu une crise
profonde. On estime souvent que l'engagement associatif est
venu compenser ces formes d'engagement en déclin : quelles en
sont les conséquences politiques ? La question des effets politiques
de l'engagement et du travail associatif, dans le contexte de
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redéfinition des modes d'intervention des pouvoirs publics et des
associations, nécessite de mettre en œuvre un programme de
recherche croisant les acquis des deux traditions présentées ici.
Ce programme requiert tout d'abord de systématiser le type de
variables collectées dans l'analyse. Au niveau macro, il semble
indispensable de recueillir des éléments précis sur la nature des
rapports entretenus avec les pouvoirs publics : montants et sources
des financements, modes des financements (sur des projets plus ou
moins longs), types de partenariat entretenus avec les pouvoirs
publics, les financeurs privés, les autres associations, etc. Au
niveau meso, il invite à rechercher des éléments portant sur l'exis-
tence ou non de débats sur ces questions politiques au sein des
associations, afin d'appréhender le degré de réflexivité du groupe.
Cela suppose de recueillir aussi des informations sur les modes
d'organisation et de répartition du travail politique (savoir, par
exemple, si les activités de mise en totalisation sont effectuées par
l'ensemble de l'équipe ou déléguées à un petit groupe). Au niveau
micro, enfin, cela nécessite de collecter des éléments systématiques
sur les profils et les parcours individuels des militants (salariés ou
bénévoles) et des bénéficiaires (rapport au militantisme, à l'exper-
tise technique, etc).
Ce programme de recherche appelle également à expliciter et à
faire dialoguer davantage les débats définitoires sur la politisation,
ainsi qu'à mieux sérier les types d'effets attendus et analysés. Cer-
tains travaux du premier sous-champ de littérature montrent que
lorsque des projets visent différents objectifs, ils entrent fréquem-
ment en tension. Il semble, par exemple, difficile d'atteindre, à la
fois, des objectifs de politisation des discussions et la création
de liens de solidarité élargie avec des outgroups (Lichterman,
2005). Ou encore d'avoir des discussions à la fois très inclusives, en
termes de participants impliqués, et très délibératives, au niveau du
type d'arguments mobilisés (Mutz, 2006). Cela implique donc de
bien distinguer les types d'effets recherchés, afin de ne pas perdre
ces nuances dans l'analyse.
Enfin, ce programme invite à croiser les questionnements déve-
loppés dans les deux sous-champs de la littérature. En ce qui
concerne les travaux qui portent sur le rôle des associations dans
l'action publique, cela doit conduire à poser davantage la question
des effets de cette participation sur les trajectoires individuelles des
militants et des bénéficiaires et sur les discussions qui se déroulent
en interne dans les associations. Inversement, les travaux centrés
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sur les processus internes au monde associatif gagneraient à
prendre davantage en compte les effets des interactions avec les
pouvoirs publics. Il nous semble que c'est en croisant et en systé-
matisant ces questionnements que l'on pourra prendre la pleine
mesure de l'impact des transformations du monde associatif sur le
rapport au politique de leurs membres.

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