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LES ÉVOLUTIONS DU LIEN SOCIAL, UN ÉTAT DES LIEUX

Yves Cusset

La Documentation française | « Horizons stratégiques »

2006/2 n° 2 | pages 21 à 36
ISSN 1958-3370
DOI 10.3917/hori.002.0021
Article disponible en ligne à l'adresse :
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dossier

Les évolutions du lien social,


un état des lieux

PIERRE-YVES CUSSET est ancien élève de l’École normale supérieure de Cachan, agrégé de sciences
économiques et sociales et titulaire d’un DEA de sociologie (ENS Cachan). Au sein du Commissariat
général du Plan, il a été rapporteur de l’instance d’évaluation de la politique de formation continue
des agents de l’État. Il a ensuite animé, avec Olivier Galland et François de Singly, un groupe de
travail sur l’avenir de la sociabilité et des liens sociaux. Il est actuellement chargé de mission au
département Questions sociales du Centre d’analyse stratégique, où il suit en particulier les questions
relatives aux modèles de protection sociale et aux relations entre les générations.

RÉSUMÉ
Le « lien social » est le plus souvent évoqué sur le mode de la déploration. Il se déliterait sous la pression d’un indivi-
dualisme triomphant. Pourtant, la grande majorité des sociologues estime que l’implosion ou l’atomisation de la société
ne sont pas à l’ordre du jour. Si les modes de sociabilité évoluent, les liens ne sont globalement ni moins nombreux
ni moins riches aujourd’hui qu’hier. Il reste que les diagnostics pessimistes peuvent s’alimenter d’un certain nombre
de réalités telles que la déstabilisation de la famille, la croissance de l’isolement et de la dépression, le désinvestis-
sement de la sphère politique, la hausse de la délinquance et des incivilités ou encore les difficultés rencontrées par
notre modèle d’intégration. Certaines de ces évolutions peuvent se lire comme la contrepartie des libertés nouvelles
portées par l’approfondissement – et peut-être l’accélération – du processus historique d’individualisation. Celui-ci a
tendance à changer les caractéristiques d’un lien social qui devient davantage construit à partir de l’individu et moins
hérité du passé ou imposé par le groupe.

Tout bien considéré la bonne santé du lien social semble menacée par trois risques principaux. Premièrement, et pour
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des raisons à la fois démographiques et sociologiques, il existe un risque d’aggravation des situations d’isolement,
tout particulièrement des personnes âgées. Deuxièmement, on pourrait voir se dégrader la qualité des interactions
qui prennent place dans les espaces publics, alors même que s’éprouve le plus directement, dans ces espaces, notre
capacité à vivre ensemble. Enfin, il est possible que l’on assiste à une forme de « calcification » du lien social, alimentée
par l’aggravation des phénomènes de ségrégation résidentielle et scolaire et par l’accroissement des tensions entre
groupes, qu’ils soient constitués sur une base ethnique, religieuse ou culturelle.

MOTS CLÉS
lien social – ségrégation – individualisation – individualisme – espaces publics – famille – sociabilité
social relationships – segregation – individualisation – individualism – public areas – family – sociability

Lorsqu’on évoque le « lien social » dans le « lien social », notion floue que l’on définira ici,
débat public, c’est presque immanquablement simplement, comme l’ensemble des relations
pour dire qu’il se défait, que l’on a perdu le personnelles, des normes, des valeurs et des
sens de la solidarité, que l’égoïsme et l’indif- règles communes qui relient les individus ?
férence prévalent. Est-ce vraiment le cas ? Ou
bien faut-il ignorer cette vision catastrophiste Plutôt que de traiter par le mépris le discours pes-
des évolutions sociales ? Comment décrire de simiste tenu ordinairement à propos des évolu-
façon nuancée les évolutions de ce fameux tions du lien social, nous montrerons tout d’abord

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que ce discours s’alimente d’un certain nombre Un certain nombre d’évolutions, qui concernent
de réalités parmi lesquelles on peut citer la désta- tant la sphère privée que la sphère publique,
bilisation de l’institution familiale, la croissance de donnent des arguments à ceux qui diagnosti-
l’isolement et de la dépression, le désinvestisse- quent une véritable crise du lien social.
ment de la sphère politique, la hausse de la délin-
quance et des incivilités ou encore les difficultés 1.1. La déstabilisation
rencontrées par notre modèle d’intégration. de l’institution familiale
Nous montrerons ensuite que, pour partie, ces La famille a été longtemps considérée comme
évolutions sont la conséquence de libertés le socle premier sur lequel reposait l’ensem-
nouvelles portées par l’approfondissement – et ble de la société. Même si cette affirmation ne
peut-être l’accélération – d’un processus lent et fait plus l’unanimité, il reste que c’est encore
ancien d’individualisation. Celui-ci se manifeste, la plupart du temps au sein de la famille que
entre autres, par un déplacement du centre de l’enfant fait ses premières expériences de rela-
gravité du lien social, de plus en plus construit tion avec l’autre. C’est presque toujours dans
à partir de l’individu et de moins en moins hérité le cadre familial qu’il rencontre ses premières
du passé ou imposé par le groupe. marques d’affection, mais aussi les premières
résistances à l’assouvissement de ses désirs.
Prenant acte de ces transformations, nous esquis-
Si l’on attend toujours de la famille qu’elle pré-
serons dans la troisième partie une prospective du
pare chaque individu à la vie en société, on
lien social, en nous concentrant sur trois risques qui
comprend que des inquiétudes se fassent jour :
nous semblent les plus susceptibles de menacer sa
l’institution familiale a en effet connu des bou-
bonne santé : risque d’aggravation des situations
leversements d’une ampleur et d’une rapidité
d’isolement, tout particulièrement des personnes
tout à fait extraordinaires.
âgées ; risque de dégradation de la qualité des
interactions au sein des espaces publics ; risque,
enfin, de « calcification » du lien social, alimentée On comptait ainsi 9,6 divorces pour 100 maria-
par l’aggravation des phénomènes de ségrégation ges en 1960. Quarante ans plus tard, cette
résidentielle et scolaire et par l’accroissement des proportion était multipliée par quatre (37 divor-
tensions entre groupes, qu’ils soient constitués sur ces pour 100 mariages en 2001). Encore ne
une base ethnique, religieuse ou culturelle. s’agit-il là que de séparations de couples mariés.
Sur la même période, la proportion d’unions
Nous proposerons enfin quelques pistes de libres a été multipliée par cinq. Aujourd’hui,
réflexions et quelques propositions suscepti- plus de la moitié des naissances de premier
bles d’apporter des éléments de réponses aux rang (c’est-à-dire celles qui concernent le pre-
mier enfant d’une mère) ont lieu hors mariage.
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questions soulevées dans la troisième partie1.
Se marier n’est un passage obligé ni pour vivre
1. De quelques évolutions susceptibles ensemble, ni pour avoir des enfants.
d’alimenter le sentiment de crise
Cela dit, les nouvelles configurations familiales,
du lien social si elles sont en croissance, restent néanmoins
minoritaires (Barré, 2003). Aujourd’hui, lors-
Si le lien social est souvent évoqué sur un ton au
qu’un jeune de moins de 25 ans vit au sein du
moins nostalgique sinon tout bonnement alar-
foyer parental, c’est trois fois sur quatre avec
miste, ce n’est pas seulement par paresse intel-
ses deux parents. Les familles recomposées,
lectuelle, c’est aussi pour de bonnes raisons2.
si médiatiques, ne représentent que 8 % des
familles d’au moins un enfant. Concernant les
(1) Cet article reprend des analyses produites au évolutions de la famille, l’élément central reste
sein d’un groupe de travail du Commissariat général
donc, surtout si l’on se place du point de vue du
du Plan coanimé avec F. de Singly et O. Galland.
lien social, la fragilité nouvelle du lien conjugal,
(2) Au niveau international, l’article de sociologie
quel qu’il soit.
le plus commenté de ces dix dernières années est
sans doute celui de Robert D. Putnam (Putnam,
1995) dans lequel l’auteur défend la thèse d’un déclin Au-delà des traumatismes immédiats que les
aux États-Unis du « capital social » entendu comme ruptures d’union peuvent constituer, on sait que
l’ensemble des réseaux sociaux et des normes de les séparations ont des conséquences de plus
réciprocité qui y sont associées (voir la bibliographie long terme. Ainsi, elles signifient pour bien des
en fin d’article). hommes, qui n’obtiennent pas la garde des

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enfants, une altération significative du lien qu’ils médias ou des groupes de pairs. Nombreuses
peuvent entretenir avec leurs enfants. Quant sont ainsi les études qui mettent en évidence la
aux femmes, les séparations accroissent signi- contribution des technologies de la communi-
ficativement leur risque d’isolement relationnel. cation, anciennes (télévision, regardée près de
Ainsi, d’après l’enquête Étude de l’histoire fami- quatre heures par jour par les 8-14 ans, mais
liale (Barré, 2003), quatre ans après la sépara- aussi radio) et nouvelles (Internet, téléphone
tion, 44 % des pères ont constitué un nouveau portable) à la constitution d’une culture juvénile
couple, contre seulement 28 % des mères. Le relativement étrangère à la culture des adultes
lien entre grands-parents et petits-enfants peut (Metton, 2003 ; Glevarec, 2003).
également souffrir en cas de séparation des
parents ou des grands-parents (Attias-Donfut 1.2. La progression de la vie solitaire
et Segalen, 1998). Ainsi, lorsqu’un couple se et des épisodes dépressifs
sépare, les grands-parents se mobilisent géné-
ralement pour aider le jeune parent divorcé ou C’est un fait, la vie solitaire augmente (Arbonville
séparé qui a la garde des enfants, mais par la et Bonvalet, 2003). En 2004, 14 % des Français
suite, on observe que les relations entre généra- vivaient seul, contre 6,1 % en 1962. Encore faut-
tions ont plutôt tendance à se distendre. Quand il bien préciser qu’il n’est pas toujours équiva-
ce sont les grands-parents qui divorcent, il en lent de vivre seul, d’être isolé d’un point de vue
résulte souvent un certain relâchement du lien relationnel – c’est-à-dire d’entretenir peu de
avec les petits-enfants. contacts avec des personnes extérieures au
ménage – et de se sentir seul (Pan Ke Shon,
Dans les familles populaires, la propension à 1999). Toutes choses égales par ailleurs, les
la recomposition des familles, qui suppose de personnes habitant seules ont plus de contacts
« jumeler » les filiations et les formes de paren- que les personnes vivant en couple. Par rapport
talité, est moindre que dans les familles des aux divorcés et aux veufs, les célibataires se
couches moyennes ou aisées. Du coup, les distinguent par la proportion réduite de person-
séparations entraînent davantage de risques de nes isolées d’un point de vue relationnel.
rupture du lien de filiation. C’est aussi dans les
familles pauvres que les séparations ont le plus Le sentiment de solitude, lui, concerne presque
de risque de déboucher sur des situations d’ex- autant les divorcés que les veufs. Il touche tout
clusion : on sait que les personnes exclues sont particulièrement les personnes de référence
souvent à la fois précaires sur le plan économi- des familles monoparentales (des mères iso-
que et dépourvues de liens familiaux forts. lées en grande majorité). De tous les types de
ménages, ce sont les personnes veuves vivant
Les transformations de la famille ne se résu- seules qui non seulement sont les plus isolées
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ment pourtant pas à la fragilité du lien conjugal. relationnellement, mais qui sont aussi les plus
Dans la plupart des familles, les relations entre sensibles au sentiment de solitude.
parents et enfants ont connu de profondes
mutations, à tel point que pour Marcel Gauchet Conséquence ou non de l’isolement, les études
(Gauchet, 2002) la famille ne socialise plus : disponibles s’accordent pour diagnostiquer une
alors qu’elle était en charge de la production augmentation significative de la prévalence de la
d’un « être pour la société », elle serait devenue dépression au cours des vingt dernières années.
un « refuge contre la société ». Tous les obser- Selon les données de l’IRDES (ex-CREDES), la
vateurs de la famille ne partagent pas ce point prévalence annuelle de la dépression déclarée
de vue, mais ils s’accordent pour diagnostiquer serait passée de 3,1 % en 1980 à 5,2 % en 1996.
une forme d’autonomisation de la culture des Entre 1980 et 2001, les ventes d’antidépresseurs
jeunes vis-à-vis de celle des adultes, autonomi- ont été multipliées par 6,7 alors que les ventes
sation qui prend moins la forme du conflit que globales de médicaments étaient multipliées par
celle de l’indifférence. Si les générations sont 2,7 (Amar et Balson, 2004). Cette évolution s’ex-
proches sur le plan des valeurs et des attitu- plique certainement par une meilleure détection
des à l’égard de la morale quotidienne (Galland, de la pathologie, mais elle pourrait aussi reflé-
2003), il existerait une distance culturelle crois- ter des transformations sociales assez profon-
sante entre les générations, touchant toutes les des. Pour Alain Ehrenberg (Ehrenberg, 1998),
classes sociales. La transmission des valeurs la prévalence actuelle de la dépression signale
et des normes se fait de plus en plus horizon- une société où la norme n’est plus fondée sur
talement, que ce soit par l’intermédiaire des la culpabilité et la discipline mais sur la respon-

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sabilité et l’initiative. La dépression menace un transcendance républicaine – est de plus en
individu « déchiré par un partage entre le possi- plus mal acceptée, sinon refusée. En réponse
ble et l’impossible ». à l’aspiration de l’individu démocratique à n’être
représenté que par lui-même, on assiste à des
1.3. Le plus faible investissement revendications diverses pour que s’instaure une
de la sphère politique démocratie dite participative. On observerait
une remise en cause de l’utopie créatrice de
Si les défis qui attendent l’individu au sein de la la représentation, selon laquelle le représentant
sphère privée sont nombreux, ceux de la sphère ne représente pas telle ou telle catégorie de la
publique semblent moins le concerner que par population, mais incarne l’intérêt général. Or,
le passé. Ainsi, le taux de syndicalisation chez pour l’auteure de la Démocratie providentielle,
les salariés n’était plus que de 8 % en 2003 n’accorder sa confiance à l’autre que dans la
(Amosse, 2004). C’est deux fois moins qu’il y a mesure où il est semblable à soi, c’est remet-
vingt-cinq ans, même si les effectifs syndiqués tre en cause la constitution de l’espace public
se sont stabilisés sur la dernière décennie. L’ad- commun de la citoyenneté, en tant qu’instru-
hésion est par ailleurs très concentrée : les fonc- ment de la gestion réglée des diversités.
tions publiques regroupent près de la moitié des
salariés affiliés à une organisation syndicale. La 1.4. L’augmentation de la délinquance
montée de l’abstention aux élections prud’ho- et la montée des incivilités
males (qui affecte deux électeurs sur trois depuis
1997) montre par ailleurs que le vote n’est pas Si les Français semblent se désengager de la
venu prendre le relais de l’adhésion. sphère politique, au moins dans ses incarna-
tions les plus traditionnelles, le développement
Alors même que le nombre d’adhésions aux du sentiment d’insécurité au cours des vingt
associations n’est pas en diminution (cf. infra), dernières années alimente, lui, une méfiance
il n’est pas neutre de constater que les asso- plus générale vis-à-vis de l’espace public. Cer-
ciations qui incarnent le mieux la relation des tes, les chiffres de la délinquance prêtent à dis-
citoyens à la société dans son ensemble souf- cussions et certains reprochent aux données
frent d’une certaine désaffection : ainsi, 12 % communiquées par le ministère de l’Intérieur de
des personnes ayant des enfants en âge d’être ne mesurer que l’activité des services de police
scolarisés étaient membres d’associations de et de gendarmerie. Mais on dispose aujourd’hui
parents d’élèves en 1983 contre 8 % en 1996 d’autres outils de mesure de la délinquance
(Crenner, 1997). – enquêtes de victimation, délinquance auto-
déclarée – qui semblent plutôt confirmer les
D’une façon générale, l’inscription sur les listes tendances tirées de l’observation des statisti-
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électorales et le vote sont en baisse, quelles ques ministérielles.
que soient les élections concernées. Depuis
1988, le taux d’abstention au premier tour des Sur longue période, l’augmentation du nombre
élections législatives n’est jamais descendu au- de crimes et délits par habitant est trop massive
dessous de 31 %. Les élections présidentielles pour être attribuée seulement à une augmenta-
étaient caractérisées par un taux d’abstention tion de la « productivité » des services de police.
au premier tour de 18,6 % en 1988, 21,6 % en Toutefois, l’essentiel de l’augmentation de la
1995 et 28,4 % en 2002. L’électeur vote de criminalité a eu lieu entre le début des années
moins en moins par devoir et ne se déplace que 1960 et le milieu des années 1980 : le taux de cri-
s’il juge l’enjeu suffisant. L’électeur est aussi minalité (nombre de crimes et délits pour 1 000
volatile dans le choix de ses représentants : une habitants) passe ainsi de 15 ‰ entre 1950
enquête menée à la suite des élections prési- et 1965 à plus de 60 ‰ depuis le milieu des
dentielles de 1995 (Perrineau et Reynié, 2001) a années 1980. Parallèlement, les infractions non
montré qu’à peine plus d’un tiers des électeurs élucidées sont en nombre croissant (Peyrat,
ont voté pour le même camp au cours des trois 2002). Si en 1989, 38 % des crimes et délits
élections précédentes. constatés étaient élucidés, ce pourcentage a
été ramené à 33 % en 1995, 29 % en 1997 et
Pour D. Schnapper (2002), c’est la relation 26,75 % en 2000. Or, un faible taux d’élucida-
entre représentants et représentés qui est en tion est particulièrement dommageable : il peut
crise. L’idée même d’une différence entre les être interprété par les citoyens comme un man-
premiers et les seconds – au fondement de la que d’intérêt de l’institution policière pour les

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préjudices dont ils sont les victimes et il favorise on comptait en 1999 4,3 millions d’immigrés,
un sentiment d’impunité chez les auteurs d’ac- 5,5 millions d’enfants d’immigrés et 3,6 millions
tes délictueux ou criminels. de petits-enfants d’immigrés (Tribalat, 2004).
Ce processus se poursuit aujourd’hui malgré la
Le fait le plus significatif est sans doute la très fin de l’immigration de travail. Ainsi, on a assisté
forte augmentation dans les années 1990 de la ces dernières années à une augmentation forte
délinquance violente, celle qui est probablement et régulière de l’immigration « permanente », qui
la plus préjudiciable du point de vue du lien social. rassemble les étrangers introduits, régularisés
Le nombre annuel de coups et blessures volon- ou bénéficiaires d’un changement de statut
taires passe de 40 000 en 1980 à un peu moins qui reçoivent un premier titre de séjour d’une
de 120 000 en 2001, tandis que les vols avec vio- durée au moins égale à un an (à l’exception
lence suivent la même évolution. Ces données des étudiants), et ce principalement pour motifs
du ministère de l’Intérieur sont confirmées par familiaux. Elle est passée de 115 000 person-
les enquêtes internationales de victimation (Van nes en 1999 à 173 000 en 2003. Cette même
Kesteren, Mayhew et Nieuwbeerta, 2001) qui indi- année, 144 640 personnes avaient été naturali-
quent que le taux d’agression a doublé en France sées, alors que, à titre de comparaison, on avait
entre 1989 et 2000, passant de 2,9 % à 6 %. enregistré 764 000 naissances. Si l’immigration
contribue donc toujours à renouveler la popu-
Ce contexte éclaire la montée du débat sur les lation française, de façon directe ou indirecte, il
« incivilités ». S. Roché (Roché, 1994) reconnaît semble en revanche que les mécanismes d’in-
que sous ce vocable, on regroupe des actes tégration connaissent quelques ratés.
relativement disparates, depuis les actes de
salissures et de dégradation jusqu’aux conflits Depuis plus de vingt ans, le chômage, qui reste
plus ou moins déclarés à propos du bruit ou en France a un niveau élevé, touche tout par-
des occupations d’espace en passant par les ticulièrement les jeunes, et au sein de ces der-
abandons d’objets sur la voie publique ou les niers, les jeunes issus de l’immigration. En 1999,
comportements agressifs ou discourtois. Mais pour les jeunes hommes issus de l’immigration,
les incivilités ont en commun de menacer les le taux de chômage était, selon l’âge et le pays
codes sociaux à l’aide desquels est évaluée d’origine des parents, entre 2 et 5 fois supérieur
l’innocuité du rapport à autrui. Elles contribuent à celui des jeunes hommes nés en France de
de ce fait à détériorer la confiance interperson- deux parents nés en France3. Une partie de ce
nelle et engendrent le repli. sur-chômage est due aux différences de par-
cours scolaires et aux secteurs de recherche
Par ailleurs, les incivilités ne se résument pas d’emploi. Une autre est due aux différences
à de l’infra-délinquance, ni même à des sous- de capital relationnel : le réseau de relations
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produits de la délinquance : selon la théorie, compte beaucoup dans la recherche d’emplois.
débattue, de la « vitre cassée » (Wilson et Kelling, Il reste que la discrimination à l’embauche dont
1982), elles peuvent parfois être à l’origine du souffrent les Français issus de l’immigration
développement de la délinquance. L’accumu- maghrébine a été mise en évidence par plu-
lation dans un quartier des signes de désordre sieurs enquêtes de « testing » (comparaison des
social (ivresse, bandes, harcèlement et violen- réponses à des CV qui ne diffèrent que par le
ces dans la rue, trafic de drogue) et de désordre patronyme du candidat.
physique (vandalisme, abandon de bâtiments,
Ce sur-chômage a des conséquences très gra-
accumulation d’ordures et de déchets) sape les
ves pour les populations concernées. Certains
mécanismes de contrôle informel. La consé-
jeunes ayant quitté l’école sans diplôme et ne
quence en est un repli des habitants sur la
trouvant pas d’emploi, sont livrés à la « culture de
sphère privée voire une désertion pure et simple
rue » pour des durées de plus en plus longues.
du quartier, donnant de nouveaux espaces au
D’autres, anticipant les difficultés qu’ils connaî-
développement de la délinquance.
tront sur le marché du travail, prolongent une
scolarité souvent caractérisée par l’échec. L’hu-
1.5. Des inquiétudes quant à l’efficacité miliation qui en découle renforce la culture « anti-
de notre modèle d’intégration école » qui s’exprime dans l’identification de la
réussite scolaire à une forme de soumission et
L’immigration a largement contribué au renou-
vellement de la population française. Sur
60 millions de personnes habitant en France, (3) Voir aussi Silberman et Fournier, 2005.

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dans la violence à l’égard des élèves « dociles » rôles sociaux. Dans ce nouveau cadre, l’indi-
qui obtiennent de bons résultats. Lorsque l’ins- vidu est de moins en moins porté par la tra-
titution scolaire ne parvient pas à maîtriser cette dition et les institutions. Il est appelé, exercice
violence, il devient rationnel pour certains de hautement périlleux, à s’« inventer lui-même »
s’auto-censurer et d’obtenir la reconnaissance (Kaufmann, 2001), à choisir son héritage, son
– ou au moins la paix – de leurs pairs par une identité, ses appartenances et sa morale. De
mise en échec délibérée. Ces phénomènes sont fait, une proportion de plus en plus grande de
déterminants pour expliquer la sur-délinquance Français et d’Européens adhèrent à une forme
constatée chez les « jeunes d’origine maghré- d’individualisme moral qui pourrait s’énoncer
bine » (Dagnaud et Roché, 2003). ainsi : « chacun peut choisir ce qui est bon pour
lui à condition que ce choix ne porte pas pré-
Fragilité des liens privés, désinvestissement judice à autrui » (Bréchon, Galland et Tchernia,
de la sphère politique, augmentation des actes 2002 ; Bréchon 2003).
de violence, doutes quant à la capacité de
la société à intégrer les populations d’origine Pourquoi cette accélération du processus d’in-
immigrée : telles sont les principales tendances dividualisation ? Plusieurs facteurs sont sou-
alimentant le sentiment de crise du lien social. vent évoqués : entrée massive des femmes sur
Elles ne sauraient toutefois résumer l’ensemble le marché du travail, extension du périmètre
des évolutions affectant les relations qui unis- de l’État-providence qui, en organisant une
sent les individus. solidarité anonyme et généralisée, a renforcé
l’émancipation des individus, massification de
2. Lorsque la « crise » du lien social l’enseignement et émergence des mass media
est la rançon de libertés nouvelles qui ont contribué à diffuser les valeurs indivi-
dualistes, etc. Aujourd’hui, l’usage des techno-
L’approfondissement du processus d’indivi- logies de l’information et de la communication
dualisation explique une partie des évolutions accompagne en même temps qu’il encourage
évoquées dans la première partie. Il tend à faire un processus d’autonomisation croissante et
émerger un lien social plus électif mais aussi de plus en plus précoce des individus.
plus fragile.
L’individualisation de l’enfant, typique de cette
2.1. Une nouvelle étape dans le processus « deuxième modernité », est un phénomène
d’individualisation relativement nouveau (Singly, 2004), mais tout à
fait fondamental pour comprendre les difficultés
L’individualisation désigne le processus par que rencontrent la famille et l’école dans leur
lequel les individus ont peu à peu acquis une « fonction » de socialisation. Avec la diminution
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capacité à se définir par eux-mêmes et non en de la taille des fratries, les enfants disposent
fonction de leur appartenance à telle ou telle fréquemment d’une chambre individuelle, avec
entité collective. Elle a d’abord pris la forme d’un une privatisation de plus en plus précoce de
lent processus d’émancipation (Singly, 2003) : l’équipement audiovisuel (Octobre, 2003). Dès
petit à petit, en particulier sous l’effet de la divi- le cours préparatoire, près de 7 enfants sur
sion du travail et de l’urbanisation, les individus 10 possèdent un matériel audio, la moitié des
se sont émancipés des dépendances qui les enfants des jeux vidéo, près d’un enfant sur
liaient étroitement au collectif, qu’il s’agisse de cinq une télévision et un sur dix un ordinateur.
la famille, du clan, de la communauté villageoise En classe de troisième, deux adolescents sur
ou de la société dans son ensemble. Or, pour un cinq possèdent une télévision, la moitié des
certain nombre d’analystes (dont Ulrich Beck et adolescents surfe sur Internet et un tiers utilise
Anthony Giddens), la période qui débute dans les messageries électroniques. Cette privatisa-
les années 1960 constitue une nouvelle étape de tion de l’équipement touche tous les milieux :
la modernité, qualifiée selon les cas de moder- si l’usage de l’ordinateur n’est pas tout à fait
nité « avancée », « tardive » ou « réflexive ». démocratisé, en revanche, tous âges confon-
dus, ce sont les enfants d’ouvriers qui sont les
Cette « deuxième modernité » est caractéri- plus forts détenteurs de télévision personnelle.
sée par un déclin des formes traditionnelles
d’appartenance, par un réexamen et une révi- Autre exemple, selon l’enquête « Conditions de
sion des modèles normatifs et des pratiques vie et Aspirations des Français » réalisée par
sociales et enfin par une remise en cause des le CREDOC en juin 2004, 66 % des 12-17 ans

Horizons stratégiques – n° 2 – octobre 2006


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disposent d’un téléphone portable et 57 % des un choix individuel, il ne répond plus au désir
jeunes de cette tranche d’âge ont déjà utilisé ou au besoin de s’inscrire dans des identités
un outil de messagerie instantanée (ICQ, MSN, collectives, qu’elles soient géographiques, pro-
etc.). Ces nouvelles technologies sont utilisées fessionnelles ou religieuses. Par ailleurs, l’en-
par les adolescents et les pré-adolescents pour gagement du bénévole ou du militant est, de
développer une sociabilité « en continu » (via les plus en plus, un « engagement distancié » (Ion,
SMS notamment) avec des groupes d’amis qui 1997) : les individus veulent bien s’impliquer au
peuvent rester par ailleurs relativement étan- sein d’une association à condition de pouvoir
ches (Metton, 2003). Ces technologies contri- garder la maîtrise de leurs engagements. Ceux
buent plus que toutes autres à l’autonomisation qui s’engagent dans une structure associative,
des adolescents vis-à-vis de leurs parents. surtout à dimension politique, refusent de plus
en plus que l’appareil s’exprime à leur place. Ils
2.2. Électivité et fragilité se montrent réticents à l’égard des adhésions de
du lien social moderne longue durée, préférant agir ici et maintenant, en
ayant toujours à l’esprit un souci d’efficacité.
Si, fondamentalement, l’individualisation signi-
fie une extension de la sphère du choix, celui-ci
Ainsi, l’approfondissement du processus d’indi-
concerne au premier chef les relations que les
vidualisation explique une bonne part des évo-
individus entretiennent entre eux. L’électivité du
lutions jugées parfois inquiétantes du point de
lien est tout particulièrement évidente dans la
vue du lien social. Bien qu’étant source de fra-
sphère familiale. C’est bien le caractère affini-
gilités nouvelles pour l’individu, il présente pour
taire du lien conjugal qui constitue la première
chacun des bénéfices dont il serait aujourd’hui
cause de sa fragilité. Et le caractère optatif du
difficile de se priver. Personne ou presque ne
lien familial ne concerne pas que le lien conju-
souhaite revenir au temps des liens prescrits,
gal. Si on ne choisit toujours pas sa famille, on
des statuts hérités, des dépendances person-
choisit ceux de ses membres avec lesquels on
nelles ou des appartenances irréversibles.
continuera d’entretenir des relations. Aussi les
relations entre parents et enfants sont-elles de
plus en plus régulées par la norme du respect
mutuel, qui a tendance à remplacer celle du 3. Trois risques principaux
respect de l’autorité. Cette évolution, contrai- pour le lien social
rement à ce que l’on dit parfois, concerne aussi
les milieux populaires (Herpin, 2003).
En tenant compte de cette tendance lourde à
En dépit des transformations que la logique l’individualisation et en la croisant avec d’autres
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élective lui fait traverser, la famille reste une tendances, à la fois démographiques et socio-
source essentielle de solidarité. En cas de logiques, peut-on dire quels seraient les prin-
besoins, même si l’on n’entretient pas d’ex- cipaux risques susceptibles, dans les années
cellentes relations avec sa famille, c’est prio- qui viennent, d’altérer le lien social ? Nous
ritairement vers elle, et non vers ses amis, que avons choisi d’en évoquer trois. Le premier, qui
l’on se tourne. Et cela vaut tant pour les aides concerne l’accroissement de l’isolement, a été
financières que pour les aides en nature (garde retenu parce qu’il nous semble assez probable,
des petits-enfants tout particulièrement), avec en raison d’évolutions à la fois démographiques
bien sûr de fortes inégalités selon les milieux et sociologiques. Le deuxième, celui d’une
sociaux. L’obligation d’aimer ses parents ou possible dégradation des interactions au sein
celle de soigner ses enfants continue de repré- des espaces publics, nous semblait devoir être
senter une norme sociale puissante (Attias- mentionné : ces interactions, qui font en France
Donfut, 2001). l’objet d’un faible intérêt de la part des socio-
logues, constituent pourtant la manifestation la
La logique de l’électivité affecte également l’en- plus concrète et la plus largement partagée de
gagement associatif. Si, depuis une vingtaine notre capacité à vivre ensemble. Le troisième
d’années, l’adhésion à des associations est risque, enfin, concerne une possible « calcifica-
plutôt stable – environ 45 % des Français sont tion » des rapports sociaux, sous la forme d’une
membres d’une association – en revanche, le accélération des phénomènes de ségrégation,
sens de l’engagement dans la vie associative éventuellement accompagnée d’une ethnicisa-
a changé. L’engagement se comprend comme tion des antagonismes sociaux.

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3.1. Un risque d’accroissement famille du parent qui n’a pas la garde (le père
des situations d’isolement en règle générale) ont tendance à se réduire
fortement. Ce n’est pas un hasard si de plus
Si le nombre de personnes vivant seules a en plus de grands-parents se mobilisent pour
beaucoup progressé ces dernières années (cf. faire valoir leur droit à recevoir ou visiter leurs
supra), plusieurs éléments laissent supposer petits-enfants.
que la vie solitaire, surtout chez les personnes
âgées, pourrait encore s’accroître dans les pro- Les facteurs d’accroissement de l’isolement
chaines années. sont donc potentiellement nombreux. Ils pour-
raient néanmoins être compensés par d’autres
Premièrement, les effets de l’augmentation de facteurs, qui jouent en sens inverse. Ainsi,
l’espérance de vie interviennent, par définition, certaines formes de sociabilité sont davan-
avec un certain décalage dans le temps. Une tage investies que par le passé. Par exemple,
partie de ses effets sur le développement de le temps passé en visites et réceptions (hors
la vie solitaire ne sera observée que dans les repas), a sensiblement progressé entre 1986
années à venir. L’accroissement du nombre de et 1998, particulièrement chez les inactifs
séparations est la deuxième source de dévelop- (Dumontier et Pan Ke Shon, 1999). Des occa-
pement de la vie solitaire. Cette dernière peut sions de rencontres devraient se développer,
n’être que temporaire, mais elle peut aussi être qu’elles soient prises en charge par le marché
définitive, surtout si la séparation intervient de la mise en relation ou qu’elles soient rendues
relativement tardivement : la probabilité d’en- possibles par l’utilisation d’Internet, dont il est
tamer une nouvelle vie de couple diminue en probable que les personnes âgées de demain
effet avec l’âge. L’évolution à venir du nombre seront familières.
de personnes seules, et notamment de fem-
mes seules, dépendra beaucoup de la faculté 3.2. Un risque de détérioration
qu’auront hommes et femmes à former de nou- des interactions au sein
veaux couples après une première rupture. des espaces publics

Pour la majorité des personnes âgées, le nom- C’est dans les espaces publics concrets4 – rues,
bre d’enfants potentiellement visiteurs n’évo- places, parcs, transports en commun, salles
luera guère : la proportion de femmes n’ayant de cinéma, centres commerciaux, etc. – que
eu aucun enfant, un seul enfant ou trois enfants s’éprouve concrètement et jour après jour notre
est en effet restée stable pour celles nées capacité à vivre ensemble.
entre 1920 et 1960. En revanche, le nombre de
frères ou sœurs visiteurs risque de diminuer. En Notons tout d’abord qu’il n’est pas impossi-
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effet, si moins d’un quart des femmes nées en ble que ces espaces soient moins nombreux
1930 ont eu quatre enfants ou plus, ces fem- demain qu’aujourd’hui. On sait en effet que les
mes ont donné naissance à 54 % des enfants villes étalées se caractérisent par l’organisation
mis au monde par cette génération. Cela signifie de la vie urbaine autour de la voiture et par la
que la majorité de ceux qui sont nés entre 1950 rareté des transports et des espaces publics.
et 1965 peuvent compter potentiellement sur Or, la tendance à l’étalement a de bonnes chan-
au moins trois frères et sœurs. Ce ne sera plus ces de se poursuivre, tant sont nombreux les
le cas que de 21 % de la génération suivante. ménages désirant accéder à la propriété en
zone périurbaine.
Mais les évolutions démographiques sont
peut-être moins importantes que les évolutions L’existence et la fréquentation effective des
sociales. Les visites aux vieux parents, grands- espaces publics dépendent elles-mêmes forte-
parents, oncles, tantes, grands-oncles et ment de la qualité des interactions qui y pren-
grands-tantes, ont perdu leur caractère d’obli- nent place : c’est lorsque ces interactions sont
gation. C’est une des conséquences de l’électi- marquées par la méfiance ou la pratique décli-
vité croissante des liens. La famille risque donc nante des rituels de civilité, que, petit à petit,
d’être moins que par le passé une ressource chacun se replie sur le monde rassurant de la
pour la sociabilité des personnes âgées. sociabilité privée.

Enfin, à cet effet direct de l’électivité du lien, il (4) Le statut juridique du lieu importe peu. Les
faut ajouter les effets des séparations : les rela- espaces sont « publics » dès lors qu’ils impliquent la
tions des enfants de parents séparés avec la coprésence avec des anonymes.

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Il est difficile de mesurer l’évolution du respect sa souplesse, la rendrait cassante. Cette calcifi-
par la population des rituels de civilité. Les étu- cation pourrait prendre au moins deux formes :
des disponibles sur des cas étrangers suggè- d’une part, une croissance des phénomènes de
rent plutôt que leur mise en œuvre est moins ségrégation, d’autre part, une emprise exces-
systématique (Kowalski, 2001, 2003). Consé- sive des appartenances héritées, notamment
quence ou non de la multiplication des compor- ethniques, sur les individus.
tements inciviques, les enquêtes sur les valeurs
des Français enregistrent une revalorisation Le repli sur la sphère privée et l’augmentation
des règles de vie en commun, de l’autorité et de la délinquance et des incivilités sont à la
du civisme (Schweisguth, 2003). Par exemple, fois la cause et la conséquence de phénomè-
l’opinion selon laquelle ce serait une bonne nes puissants de séparation des populations en
chose de respecter davantage l’autorité est en fonction du milieu social, mais aussi, de plus
progression sensible, dans toutes les cohortes, en plus souvent, de l’origine ethnique. Pour la
passant pour l’ensemble de la population de région Île-de-France, par exemple, les travaux
60 % en 1981 à 69 % en 1999. Les Français, de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme ont
s’ils souhaitent davantage de liberté dans la vie mis en évidence une polarisation croissante
privée, semblent aussi demander davantage de des communes. Entre 1984 et 1996, le revenu
règles dans la vie collective. réel moyen a baissé entre 1 % et 8 % dans les
trois déciles des communes les plus pauvres
La qualité des interactions dans les espaces (44 % des foyers fiscaux), alors que le revenu
publics dépend aussi de la façon dont ces réel moyen des communes du décile le plus
espaces sont conçus. La propreté des lieux5, riche a augmenté de 18,5 %. Cette ségrégation
leur calme, leur luminosité, ou bien encore l’at- spatiale peut être renforcée par une tendance à
mosphère qui s’en dégage ne sont pas sans l’étalement urbain, qui s’accompagne généra-
impact sur la façon dont leurs usagers intera- lement de la formation de lotissements de plus
gissent. Urbanistes et architectes se penchent en plus homogènes socialement, phénomène
de plus en plus sur la façon de rendre les espa- nourri par le départ des couches moyennes des
ces rassurants. Des idées simples peuvent quartiers populaires (Préteceille, 2003).
grandement contribuer à limiter leur caractère
anxiogène. Dans les jardins des Halles à Paris, Toutefois, on est encore loin de connaître les
la réduction de la taille des haies à une hauteur formes extrêmes que peut revêtir l’apartheid
qui permette de voir et d’être vu a fait partie des urbain aux États-Unis. Selon le 2001 Ameri-
actions entreprises pour redonner envie de s’y can Housing Survey, cette année-là, environ
promener. Certains aménagements, en jouant 7 millions de ménages, soit 6 % des ménages
sur le sentiment de sécurité des usagers des américains, vivaient à l’intérieur d’une gated
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lieux, parviennent à modifier leurs comporte- community, ces ensembles résidentiels dont
ments, et parfois même, en faisant revenir la l’accès est limité par une clôture et le plus sou-
population dans des endroits désertés, contri- vent un service de sécurité 24h/24 et où les
buent réellement à limiter les risques d’agres- espaces d’usage communautaire (rues, trot-
sions. toirs, parcs, etc.) sont privés. Le phénomène est
en forte croissance puisque, selon les régions,
3.3. Un risque de « calcification » entre 10 et 30 % des lotissements neufs sont
du lien social des gated communities. Alors qu’il y a dix ans,
ces quartiers étaient principalement constitués
La robustesse et l’intégration d’une société
d’ensembles résidentiels pour retraités ou pour
démocratique reposent, comme le roseau de
personnes très riches, la majorité d’entre eux
la fable, sur sa souplesse et non sur la rigidité
regrouperait aujourd’hui des ménages de la
de ses cadres. L’existence de mondes sociaux
classe moyenne, voire des ménages à relati-
divers n’a pas le même sens si l’appartenance à
vement bas revenus. Dans certains cas, ces
ces mondes est définitive ou si elle est réversi-
communautés fermées obtiennent même leur
ble. Or, il existe bel et bien un risque de « calcifi-
autonomie politique en créant leur propre muni-
cation », qui, en faisant perdre à la trame sociale
cipalité.

(5) Pour un plaidoyer en faveur d’un accès aisé La question de la ségrégation scolaire est intime-
et gratuit aux « servitudes d’aisance », voir Damon, ment liée à celle de la ségrégation résidentielle,
2000. en raison même de l’existence de la carte sco-

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dossier
laire. Ainsi, la concentration des jeunes d’origines à l’échelle européenne indique que les jeunes
ouvrière et étrangère dans un certain nombre de Français issus de l’immigration tendent à ali-
collèges reflète globalement la concentration de gner leurs goûts et leurs pratiques sur ceux des
leurs parents dans certains espaces résidentiels. autochtones, tandis que les goûts et les prati-
Toutefois, une enquête réalisée sur l’ensemble des ques des jeunes Anglais issus de l’immigration
collèges de l’académie de Bordeaux pour l’année conservent une plus forte orientation commu-
2000-2001 apporte des éclairages nouveaux sur nautaire. 80 % des jeunes Français issus de
ce phénomène (Felouzis, 2003). Alors que dans l’immigration s’identifient au moins partielle-
cette académie, les élèves issus du Maghreb, ment à la France, alors que cette identification
d’Afrique noire et de Turquie représentent 4,7 % est rare en Allemagne, où seulement 10 % des
des collégiens, on constate que seulement 10 % jeunes considérés ont la nationalité allemande.
des établissements scolarisent 40 % de ces élè- Les jeunes Français issus de l’immigration n’ont
ves. 17 collèges accueillent entre 20 % et 40 % pas non plus les yeux rivés sur leur pays d’ori-
d’élèves du Maghreb, d’Afrique noire et de Tur- gine : 54 % d’entre eux ne s’intéressent « pas »
quie, alors qu’inversement, 81 établissements ou « pas du tout » à la politique intérieure du
en scolarisent moins de 1 %. Surtout, l’enquête pays de leurs parents, ce qui n’est pas le cas
révèle que la ségrégation ethnique à l’école est en Allemagne, où les jeunes issus de l’immigra-
beaucoup plus forte que la ségrégation sociale. Et tion disent pour la plupart s’y intéresser « beau-
il n’y a aucune raison de penser que ce résultat, coup » ou « plutôt ». De même, la langue du pays
observé dans l’académie de Bordeaux, ne soit d’origine est beaucoup moins utilisée dans les
pas vrai pour l’ensemble des académies. relations avec les parents en France qu’en Alle-
magne. En France seulement 2 % des jeunes
Pour les personnes de milieu populaire, et tout par- issus de l’immigration ont cité des media « com-
ticulièrement pour les personnes d’origine immi- munautaires » comme étant leurs préférés. Noël
grée, ces phénomènes de ségrégation – le plus est fêté dans les familles musulmanes par la
souvent subie – associés au chômage persistant moitié des jeunes musulmans en France, alors
des jeunes, rendent plus difficile l’émancipation que ce n’est jamais le cas en Angleterre et que
des individus vis-à-vis de leur milieu d’origine, de c’est rarement le cas en Allemagne. Enfin, la
leur famille ou de leur quartier. En effet, une telle France est le seul des trois pays où une part
émancipation exige elle-même un minimum de non marginale des jeunes issus de l’immigra-
ressources qui ont tendance dans ce cas à faire tion déclarent avoir pour meilleur(e) ami(e) et/ou
défaut : indépendance financière, possibilité de se pour conjoint(e) ou petit(e) ami(e) une personne
déplacer facilement, logement autonome ou au d’origine différente de la leur, y compris d’ori-
moins espaces où l’on peut jouir d’une certaine gine autochtone.
intimité, perspectives de mobilité professionnelle
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ou géographique, etc. Le risque est donc de voir Si donc, globalement, les processus d’intégra-
se développer un réinvestissement des apparte- tion semblent toujours à l’œuvre, on ne saurait
nances héritées, religieuses ou ethniques. C’est là nier que la situation est beaucoup plus ten-
une deuxième forme de calcification du lien social, due dans certains espaces du territoire natio-
désignée le plus souvent comme une montée des nal, signe que la ségrégation résidentielle et
logiques communautaires. scolaire, qui se fait de plus en plus sur base
ethnique, additionnée aux diverses formes de
La réussite du processus d’intégration des discriminations à l’embauche et au logement,
populations issues des immigrations maghré- est porteuse de tensions sérieuses.
bine et africaine fait incontestablement l’objet
d’assez vives interrogations de la part de la Dans un certain nombre de quartiers de la poli-
population d’accueil. Il est malaisé d’y répondre tique de la ville, les frustrations et les logiques
de façon univoque. Certains éléments semblent de repli font que le rapport aux « Français » est
en effet indiquer que la société française consti- devenu extrêmement négatif. C’est ce que met-
tue toujours un creuset efficace. En particulier, tent en évidence plusieurs enquêtes ethnogra-
une enquête comparative de 20016 effectuée phiques réalisées en 2002-2003 à la demande
de la Délégation interministérielle à la Ville et
(6) Il s’agit de l’enquête EFFNATIS, Effectiveness de la mission de recherche Droit et Justice
of National Integration Strategies towards Second (Bailleau, Fontaine, Menzel et Pattegay, 2003 ;
Generation Migrant Youth in a Comparative European Kebabza et Welzer-Lang, 2003 ; Mauger et Ika-
Perspective. chamene, 2004). On y observe une logique

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dossier
d’enfermement, propre à ces quartiers et sans remédier. En revanche, l’isolement des person-
doute à la juvénilité, qui consiste à établir des nes âgées paraît davantage indépendant des
frontières étanches entre les individus des diffé- décisions individuelles et il a beaucoup plus de
rentes « communautés ». Dans un des quartiers chance de faire l’objet d’une demande crois-
du Mirail, dans l’agglomération toulousaine, les sante de prise en charge par l’État. Ce dernier
jeunes, pourtant très majoritairement de natio- cherchera sans doute à encourager au maxi-
nalité française, ne s’identifient pas à la France. mum la mise en œuvre des solidarités. Mais un
Les expressions comme « je ne me sens pas certain nombre d’éléments laissent présager un
vraiment français(e) » ou « je suis algérien(ne), affaiblissement du nombre d’aidants potentiels :
marocain(e) » sont fréquentes. Si le caractère le ratio « plus de 75 ans/moins de 75 ans » va
monographique de ces études ne permet pas se dégrader ; les femmes, qui souvent s’occu-
de généraliser le constat, il paraît clair que, au paient non seulement de leurs propres parents
moins dans certains quartiers, chez les jeunes mais aussi des parents de leurs époux, seront
issus de l’immigration maghrébine ou africaine, moins enclines que par le passé à accepter les
les rancœurs sont profondes : « Le Français, sacrifices que ces soins impliquent ; les fratries
c’est les autres, les autorités, les flics, le sys- moins nombreuses seront moins propices au
tème responsable de la situation des jeunes, partage des soins ; les ruptures conjugales plus
mais aussi le contre-modèle de comportement. nombreuses qu’auront vécues parents et/ou
‘Français’ est un stigmate quand il s’applique enfants pourront avoir desserré les liens entre
aux filles. ‘Français’ est le responsable de la plu- ascendants et descendants.
part des maux quand les jeunes se plaignent de
leur situation »7. On peut penser dans ces conditions que le
recours aux professionnels sera plus impor-
Si les évolutions mentionnées plus haut sont tant, que ce soit pour apporter de la compa-
préoccupantes, c’est parce que, loin d’être gnie aux personnes âgées isolées ou bien pour
indépendantes les unes des autres, elles ont apporter de l’aide aux personnes en perte d’in-
plutôt tendance à se renforcer. Ainsi, la ségré- dépendance. Les moyens financiers étant limi-
gation scolaire et les discriminations à l’embau- tés, il sera sans doute nécessaire de mobiliser
che permettent d’expliquer au moins une partie d’autres formes de solidarités : solidarités de
du sur-chômage ou de la sur-délinquance de voisinage d’une part, mais également solidari-
certaines populations, ou bien le développe- tés amicales. C’est ainsi que l’État pourrait être
ment d’une culture anti-école chez certaines amené à encourager fiscalement des formes
franges de la population juvénile. Et en retour, originales de cohabitation choisies entre « vieux
cette sur-délinquance ou cette culture anti-sco- ami(e) s » qui pourraient s’apporter soutien et
laire attisent les phénomènes de ségrégation et affection, à condition que le lieu de vie permette
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de discriminations. aussi l’indépendance. Ces formules de cohabi-
tation seraient en outre sources d’économies
d’échelle en cas d’intervention de profession-
4. Quelques pistes pour l’action nels. Par ailleurs, la demande, pour peu qu’elle
soit solvable, devrait rencontrer une offre de
Face aux risques mis ici en évidence, quelles
plus en plus structurée. Les résidences spéci-
actions pourraient être mises en œuvre ? Nous
fiquement adaptées aux besoins des retraités,
en suggérons ici, modestement, un certain
dans lesquelles les relations de voisinage sont
nombre, diverses tant du point de vue de leurs
facilitées par la similitude des situations vécues
effets potentiels que de l’ampleur des moyens
et par diverses animations, devraient ainsi
financiers et humains qu’elles supposent de
connaître un succès croissant. Il faudra veiller
mobiliser.
néanmoins à ce que ce type d’offre n’entraîne
pas une trop forte séparation des générations
4.1. Faire face au risque d’isolement
dans l’espace.
Même si l’isolement progressait chez les moins
de 60 ans, ce qui est loin d’être sûr, il est peu 4.2. Favoriser la civilité des comportements
vraisemblable que l’État soit sollicité pour y au sein des espaces publics

Vivre ensemble suppose que soit reconnu et


(7) Bailleau, Fontaine, Menzel et Pattegay, 2003, respecté un certain nombre de normes com-
p. 95. munes. L’opinion selon laquelle le lien social

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31
dossier
se délite se nourrit très largement du sentiment définir un socle commun de connaissances, de
que le respect des règles communes est moins compétences et de règles de comportement.
valorisé que par le passé. Il existe une attente On peut souhaiter que ce dernier élément, par
forte pour que l’État veille à l’application effec- définition moins aisément évaluable, ne dispa-
tive des règles qui régissent le partage de l’es- raisse pas des préoccupations du Haut conseil
pace public. Lorsqu’on affiche des règles (par de l’Éducation. La pratique des jeux de rôle par
exemple l’interdiction de fumer dans les sta- les écoliers ou les collégiens pourrait aiguiser
tions de métro ou l’obligation de ramasser les leur sens de l’empathie dont l’engourdissement
déjections de son chien) et que l’on ne sanc- peut être à l’origine d’un certain relâchement
tionne pas leur transgression, on contribue dans des pratiques de civilité. Enfin, puisque le res-
des proportions sans doute sous-estimées à la pect des règles communes est avant tout une
détérioration du lien social. L’importance que mise en pratique du sens de la responsabilité
les citoyens accordent à ces transgressions de chacun vis-à-vis de tous, pourquoi ne pas
est d’ailleurs sans commune mesure avec les développer ce dernier en rendant obligatoire au
moyens mis en œuvre pour les sanctionner. collège une formation aux premiers secours,
débouchant éventuellement sur l’obtention du
Ainsi, la saleté des rues ne constitue pas avant Brevet Européen de Premiers Secours ?
tout un problème d’hygiène de même que la
présence de « tags » sur le mobilier urbain ne 4.3. Parer au risque de calcification
constitue pas avant tout un problème esthéti- du lien social
que. La première signale un abandon et une
dévalorisation de l’espace public, tandis que Il est peu vraisemblable que la tendance qui
la seconde est ressentie implicitement comme consiste à revendiquer (en les reconstruisant en
une appropriation visible et durable de cet partie) ses origines, l’histoire et la culture de ses
espace par une petite minorité d’individus. Le ancêtres, s’inverse à brève échéance. En tout
caractère relativement ésotérique des inscrip- état de cause, tant que la revendication portée
tions confère au lieu une forme d’étrangeté et par les individus concerne une identité fluide et
le rend, pour certains, menaçant. Or, l’espace multiple, elle n’est pas en soi problématique.
public est l’espace que chacun doit partager Mais tout change lorsque cette revendication,
avec tous, le lieu d’interactions qui sont autant s’exprimant dans un contexte de ségrégation et
de mises à l’épreuve de notre capacité à vivre d’immobilité sociale, concerne une identité non
ensemble. pas individuelle mais de groupe, identité rigide
et exclusive qui tend à soutenir un processus
Si les infractions aux règles qui régissent de balkanisation de la société. C’est dire si doi-
l’espace public doivent être considérées, au- vent être explorées toutes les voies permettant
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delà de leurs conséquences directes, souvent d’accroître la mobilité sociale des individus, de
bénignes, comme des atteintes au lien social, rendre sensibles les liens qui unissent chacun à
il convient de les sanctionner beaucoup plus la nation et de favoriser l’ouverture aux autres et
systématiquement, ce qui ne veut pas dire plus la non exclusivité des appartenances.
lourdement : une sanction modérée mais systé-
matiquement appliquée est largement préférable Le Plan de cohésion sociale et le Plan d’ur-
à une sanction lourde, pas ou peu appliquée. La gence pour l’emploi présentés par le Premier
mise en place des radars automatiques, large- ministre le 8 juin 2005 comprennent déjà un
ment acceptée, a montré le caractère dissuasif certain nombre de mesures destinées à renfor-
des contraventions lorsque l’usager sait qu’elles cer la mobilité sociale : dispositifs de réussite
seront systématiques en cas d’infraction. Dans éducative, nouvelle voie d’accès aux carrières
cette perspective, il serait judicieux de réfléchir des trois fonctions publiques sur le principe de
aux moyens d’accroître la proportion d’agents l’alternance, programme « Défense deuxième
habilités à dresser ces contraventions. chance ».

À l’école, même des actions sont déjà menées D’autres propositions circulent et pourraient
dans cette direction, il convient peut-être d’in- donner lieu à des expérimentations, comme le
sister encore davantage sur le sens des règles fait de réserver à un pourcentage donné (par
et des rituels de civilité. Le rapport de la Com- exemple 7 %) des meilleurs élèves de chaque
mission du débat national sur l’avenir de l’école, lycée de France, un droit d’accès aux classes
présidée par Claude Thélot, proposait ainsi de préparatoires des grandes écoles et aux pre-

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mières années des établissements qui sélec- civil de solidarité pour une durée à déterminer.
tionnent à l’entrée (Weil, 2005). Cette formule Ce serait aussi un moyen d’accroître le vivier
offrirait de fait plusieurs avantages. Tout d’abord, d’aidants ou de visiteurs potentiels pour les
elle bénéficierait potentiellement à tous ceux, personnes âgées isolées et/ou dépendantes.
quelles que soient leurs origines, pour qui ces
filières d’excellence semblent aujourd’hui inac- Comment enfin favoriser la non exclusivité des
cessibles. Ne supposant pas la définition de appartenances et ouvrir au maximum l’horizon
catégories ethniques, elle aurait des chances des individus ? De ce point de vue, le rôle de
d’être acceptée socialement. Enfin, en rendant l’école est primordial. On ne saurait trop insis-
moins rentables les stratégies résidentielles ter sur la nécessité absolue de lutter contre la
ou de contournement de la carte scolaire, elle ségrégation, de plus en plus souvent sur base
pourrait apporter un début de réponse au pro- ethnique, dont elle fait l’objet. La Commission
blème de la ségrégation scolaire. Thélot proposait ainsi que dans les situations
d’extrême ségrégation, soient expérimentées
En France, les transferts sociaux jouent un rôle deux mesures qui nous semblent intéressan-
de tout premier ordre pour réduire les inégalités tes : soit répartir dans tous les établissements
de conditions de vie et pour lutter contre la pau- d’une ville (ou d’une partie d’une ville) les élèves
vreté monétaire. On peut leur reprocher cepen- d’une zone initialement très défavorisée, soit,
dant au moins deux choses. Premièrement, ils au contraire, ouvrir les possibilités de choix
interviennent trop souvent a posteriori, « une fois des familles sur un espace scolaire où la mixité
que le mal est fait ». Deuxièmement, ils ne sont sociale est réelle, la mise en œuvre de l’une
pas fondamentalement créateurs de lien sym- ou l’autre de ces mesures se traduisant par la
bolique entre les individus et la société dans fermeture de l’établissement très dégradé.
son ensemble. Ils supposent le lien social plus
qu’ils ne le créent : c’est parce que les individus Au sein des établissements scolaires, pour-
d’une même nation ont un sentiment minimum quoi ne pas développer davantage les voyages
de fraternité les uns vis-à-vis des autres qu’ils d’échanges au collège et au lycée, dont l’objec-
acceptent ces mécanismes de redistribution. tif premier ne serait donc plus seulement linguis-
C’est pourquoi l’idée de doter chaque Français tique ? On peut très bien envisager un échange
d’un « capital initial », disponible à la majorité, entre collégiens français et, par exemple, polo-
pourrait être intéressante. La mesure pourrait nais sur la base d’une connaissance partagée
être financée, entre autres choses, par un relè- de l’« anglais de communication internationale »
vement significatif des droits d’inscription à (la Commission Thélot suggérait d’ailleurs que
l’université dont la quasi gratuité a des effets sa maîtrise constitue un des éléments du socle
largement anti-redistributifs puisque la durée commun). Certains professeurs d’anglais pren-
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des études d’un individu est assez fortement nent déjà de telles initiatives. Pour qu’elles se
corrélée à son origine sociale malgré le mou- développent, il faudrait sans doute les institu-
vement de démocratisation observée depuis les tionnaliser davantage en ne faisant pas reposer
années 1970. Le fait qu’une partie du coût des leur organisation sur les seules épaules des pro-
études supérieures reste à la charge de l’État fesseurs de langue. L’enjeu, dans une logique
signifierait que celui-ci abonde l’investissement d’ouverture des horizons, serait que ces échan-
réalisé par le jeune dans son éducation. Ce ges puissent aussi bénéficier à des élèves dont
serait une manière souple de « flécher » l’utilisa- les familles n’ont pas la possibilité d’accueillir en
tion du capital versé au jeune. Un fléchage plus retour. Notons qu’ils pourraient aussi être déve-
précis est envisageable. Dans ce cas, l’utilisa- loppés avec des pays extra-européens, pays du
tion du capital ne serait pas libre mais limitée à Maghreb notamment. Le développement des
un certain nombre d’investissements : projet de échanges scolaires entre Français et Allemands
formation, reprise ou montage d’une entreprise, a sans doute joué un rôle non négligeable dans
création d’une association, accès à la propriété, la réconciliation rapide et durable des deux pays.
etc. Le versement de la dotation en capital, à Ne peut-on pas attendre un résultat similaire d’un
l’âge de la majorité civile, pourrait donner lieu développement des échanges entre collégiens
à une cérémonie officielle, rappelant l’apparte- français et collégiens des anciennes colonies ?
nance de chacun à la communauté nationale,
avec les droits et les devoirs qui en découlent.
Le versement de la dotation pourrait être éven-
tuellement subordonné à l’exercice d’un service ••

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Depuis les années 1960, le « lien social » a La façon dont les liens privés se tissent
connu un certain nombre de transformations aujourd’hui n’est donc pas sans conséquences
importantes. Les relations sont plus électives, le sur la structuration du lien civil, qui relie cha-
centre de gravité de la vie sociale s’est déplacé cun à la société dans son ensemble. Ce lien est
vers la sphère privée, et les appartenances se souvent approché à travers ses manifestations
font plus réversibles. Ces tendances ont toutes politiques (participation aux élections, confiance
les chances de s’affirmer encore dans les pro- dans les représentants, engagements associa-
chaines années. Synonymes de libertés nou- tifs). Il s’éprouve pourtant aussi quotidienne-
velles pour l’individu, elles peuvent aussi être ment dans les espaces publics, à travers ces
sources de fragilisation tant pour ces individus millions d’interactions anonymes qui façonnent
(risque d’isolement par exemple) que pour la plus ou moins consciemment le sentiment de
société dans son ensemble (relatif désintérêt faire – ou non – société. Ces réalités plus « tri-
pour la sphère politique, difficulté plus grande viales » mériteraient sans doute de faire l’objet
à supporter les situations de coprésence non d’un intérêt plus prononcé, tant de la part des
choisies). chercheurs que des responsables politiques.
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