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OUVERTURE MAUSSIENNE

Alain Caillé

La Découverte | « Revue du MAUSS »

2010/2 n° 36 | pages 25 à 33
ISSN 1247-4819
ISBN 9782707166555
DOI 10.3917/rdm.036.0025
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2010-2-page-25.htm
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Ouverture maussienne1

Alain Caillé

En ouverture de cette rencontre de Cerisy2, il me revient la


tâche difficile de respecter le quart d’heure que j’essaye d’imposer
à tout le monde. Outre le plaisir que j’ai à nous voir réunis ici, il y
a bien sûr beaucoup de choses à dire en bien peu de temps. Ilana
Silber, notre présidente de séance, vient de le dire et je ne peux
que le souligner : c’est effectivement très émouvant de voir que
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nous sommes tous rassemblés ici, dans ce rapport d’entrée de jeu
si amical, par le souvenir vivant de Marcel Mauss. Il me semble
que la seule chose que je puisse faire, puisque c’est la Revue du
MAUSS qui est à l’origine de cette réunion, c’est de raconter briè-
vement l’histoire pratique intellectuelle du MAUSS, que tout le
monde ne connaît pas.
Quelques éléments, donc. Tout a commencé en 1981, lors d’un
colloque sur le don. Moi qui ne me rendais jamais dans ce type
de rencontres, j’avais été intéressé par un colloque sur le don
organisé à l’Arbresle, un autre grand lieu de colloques en France,
mais un endroit nettement moins agréable que Cerisy, conçu par
Le Corbusier, tout en béton. C’est, disons, plus austère qu’ici. Dans
ce colloque sur le don, il y avait principalement des économistes,

1. Ce texte est la retranscription de l’allocution d’ouverture de la rencontre de


Cerisy, qui a eu lieu en juin 2009. On a conservé le style oral en en corrigeant les
inévitables scories.
2. Centre culturel international de Cerisy-la-Salle, dans le département de la
Manche (France).
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quelques anthropologues, des psychanalystes, et nous avions été


très surpris, avec quelques-uns, dont mon ami Gérald Berthoud,
professeur d’anthropologie à Lausanne, de constater que psychana-
lystes et économistes, et une partie des anthropologues qui étaient
là, disaient la même chose, qui se résume ainsi : le don est une
illusion, nous savons bien que le don n’existe pas, il n’y a que les
calculs d’intérêt des sujets individuels, plus ou moins conscients,
plus ou moins inconscients. L’autre surprise, c’était que, dans ce
colloque sur le don, tout se passait comme si personne n’avait
jamais lu l’Essai sur le don de Marcel Mauss, lequel pourtant,
quelques années encore auparavant, entrait dans toutes les forma-
tions de philosophie en France, de sociologie, d’anthropologie.
Il avait déjà complètement disparu. Ne comprenant donc pas du
tout ce qui se passait, se disait ou, surtout, ne se disait pas, nous
avons décidé de créer un petit réseau amical d’échange de papiers,
de working papers. Et nous avons ainsi lancé la première forme
de la Revue du MAUSS qui s’est appelée le Bulletin du MAUSS,
très artisanal, fait par quelques amis, réunis pour cela une fois par
trimestre. Les pages tenaient à peine ensemble, c’était tapé sur de
vieilles machines à écrire et les couvertures étaient faites avec des
décalcomanies.
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Un « Bulletin » en hommage à Marcel Mauss
et à son anti-utilitarisme

Il y avait donc à l’origine un anthropologue, Gérald Berthoud,


quelques jeunes économistes, notamment deux jeunes Turcs,
Cengiz Aktar et Ahmet Insel, et un jeune Grec, Rigas Arvanitis.
C’était une période très amicale, très amusante, sympathique, où
nous fabriquions avec des bouts de ficelle ce Bulletin du MAUSS
que nous allions déposer en librairie, et notamment à la librairie
des Presses Universitaires de France, dont le chef du rayon sciences
sociales et philosophie, Monsieur Thorel, nous avait pris en amitié
et, du coup, exposait très bien le Bulletin du MAUSS, ce travail
d’étudiants attardés, à côté de la caisse, endroit stratégique s’il en
est. Cela nous a permis d’être connus dans le monde entier par les
universitaires étrangers qui passaient à la librairie des PUF, quand
le Quartier Latin existait encore comme tel.
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Pourquoi le Bulletin du MAUSS s’est-il appelé ainsi ? Je ne sais


plus très bien, en tout cas cela a été le résultat d’un coup de pouce
du destin, parce que ce double sens – « Mouvement Anti-Utilitariste
dans les Sciences Sociales », autrement dit mouvement anti-écono-
miciste en sciences sociales, et hommage à Marcel Mauss – nous
a servi de guide, de source d’inspiration et d’obligation, presque,
au sens maussien du terme.
Il nous a imposé, plus précisément, une double obligation. La
première était expliquer ce que voulait dire « anti-utilitariste ». Car
finalement nous ne le savions pas du tout. Nous savions bien que
Durkheim et Mauss étaient contre l’utilitarisme, mais qu’est-ce que
cela voulait dire ? Cela n’était pas très clair. Et puis, par ailleurs,
il fallait effectivement rendre hommage à Marcel Mauss. Et donc
tout le travail de la Revue du MAUSS, pendant les dix premières
années, a été un travail d’exploration de certaines des implications
de ce signifiant.

L’économisme généralisé des années 1960-1970

Premier travail : sur le signifiant « utilitarisme ». Au début,


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pour nous, l’utilitarisme, c’était une autre manière de désigner
l’économisme, et le travail du MAUSS a été alors, pendant dix
ans, principalement un travail critique sur la mutation intellec-
tuelle et politique qui était survenue en Occident dans les années
1970-1980. Ce que nous comprenions, progressivement – c’est ce
que nous avions vu au colloque de l’Arbresle, sans bien le com-
prendre –, c’était que cet économisme à la fois des économistes,
des psychanalystes et des sociologues de l’époque était le résultat
d’un mouvement de pensée beaucoup plus général. Jusque vers les
années 1960-1970, et depuis deux siècles, les économistes avaient
considéré que ce qu’on peut appeler le modèle économique, repo-
sant sur la figure de l’Homo œconomicus, était utile pour expliquer
ce qui se passe dans l’économie, sur le marché des biens et ser-
vices. Or, à partir des années 1960-1970, les économistes avaient
commencé à généraliser leur modèle et à dire : en fin de compte,
le modèle de l’Homo œconomicus n’explique pas seulement ce
qui se passe sur le marché des biens et services, il n’explique pas
seulement les relations sociales médiatisées par l’achat, la vente
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et la monnaie mais aussi ce qui se passe dans l’ensemble de la


société. On peut donc, on doit donc faire une théorie économique
de l’amour, une théorie économique du crime, une théorie éco-
nomique du rapport à l’éducation etc. On peut faire une théorie
économique de la croyance. Croire en Dieu, est-ce rentable ou
n’est-ce pas rentable ? Est-ce qu’aimer, tuer… c’est rentable ou ce
n’est pas rentable ? Et le plus surprenant, c’est que presque toutes
les sciences sociales donnaient raison à cette hégémonie inédite de
la pensée économique. La sociologie de l’époque en France, soit
du côté libéral avec Raymond Boudon ou Michel Crozier, soit du
côté post-marxiste avec Pierre Bourdieu, considérait également la
sociologie comme une sorte – je reprends la formulation de Pierre
Bourdieu – d’« économie générale de la pratique », une économie
généralisée.
La sociologie de cette époque se considérait donc comme une
forme de généralisation du modèle économique. Et la même chose
était vraie pour la philosophie politique. L’année 1971 est la date
de parution de La théorie de la justice de John Rawls, qui écrivait
une théorie de la justice du point de vue de « l’homme économique
ordinaire », comme le dit Rawls lui-même. Comment des hommes
économiques ordinaires peuvent-ils fabriquer une société juste ?
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Voilà la question qui va agiter les esprits pendant trente ans. Même
chose, même réductionnisme économiciste en psychanalyse, en
biologie, en sociobiologie, partiellement en linguistique, etc. Il y
avait donc une forme d’économisme triomphant, dans la pensée,
qui allait peu à peu devenir un économisme triomphant dans toute
la société, et à l’échelle mondiale (avec la généralisation du mar-
ché) et, plus spécifiquement, du marché financier.
Comment expliquer ce triomphe de l’économisme ?
Progressivement, nous en sommes venus à l’idée qu’il fallait le
considérer comme une sorte d’apothéose de l’utilitarisme. Mais
qu’est-ce que l’utilitarisme ? Vaste question d’histoire des idées
sur laquelle nous avons pas mal travaillé. Bizarrement, c’est nous
qui avons en France contribué à faire connaître de nouveau l’uti-
litarisme : puisque nous étions contre, il fallait bien savoir ce que
c’était. Et nous avons essayé de le découvrir. Nous n’allons pas
entrer ce matin dans cette discussion, sauf si vous le désirez, mais
progressivement nous sommes arrivés, en tout cas pour ma part, à
l’idée que cet utilitarisme est en fait une histoire très ancienne, qui
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ne commence pas seulement au XVIIIe siècle, contrairement à ce que


j’ai cru très longtemps, avec Jeremy Bentham (fin XVIIIe, début XIXe),
mais avec la philosophie grecque, avec la philosophie chinoise
des légistes, etc. Nous avons publié ainsi une épaisse histoire de
la philosophie morale et politique, qui considère toute l’histoire de
la philosophie occidentale (on s’est limité à l’Occident), comme
l’histoire d’une confrontation et d’un débat permanents entre des
thèses utilitaristes d’une part et des thèses anti-utilitaristes d’autre
part [Caillé, Lazzeri, Senellart, 2007].

L’hommage à Marcel Mauss

Mais je laisse de côté cette discussion sur le statut et la signifi-


cation de l’utilitarisme pour aborder le deuxième aspect de notre
travail, qui a consisté à rendre hommage à Marcel Mauss en pro-
longeant l’œuvre. Là encore, pendant les dix premières années de
la revue, nous ne savions pas très bien où nous allions. Nous avions
simplement en tête le point essentiel : la certitude que Mauss (c’est
pour cela que la revue a choisi ce nom) est celui qui nous offre
la principale ressource théorique pour contrer cet économisme
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généralisé.
Cette ressource, on peut la résumer à partir d’une citation de
l’Essai sur le don que vous connaissez tous : « L’homme », écrit
Marcel Mauss, « n’a pas toujours été un animal économique ».
Voilà – je crois – la formule principale. L’homme n’a pas toujours
été un animal économique, il n’y a que très peu de temps qu’il l’est
devenu. L’homme économique, ajoutait Mauss, n’est pas derrière
nous, il est devant nous. Il avait raison, il écrivait cela en 1924, et
l’homme économique était bien devant lui. Il est désormais présent,
il est plutôt, c’est cela la véritable nouveauté, omniprésent, mais il
n’est pas naturellement présent. C’est le point fondamental. Mais
que faire de cette affirmation de Mauss ? Que faire de l’énorme
matériau ethnologique rassemblé dans l’Essai sur le don ?

Une approche théorique-empirique de l’Homo donator

Pendant dix ans, nous n’avons fait, en fin de compte, que raviver
la tradition ethnologique, ou anthropologique, et donner la place, la
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parole aux ethnologues, aux anthropologues ; nous avons repris la


vieille discussion sur la signification du hau des Maoris, etc. Mais
cela restait un travail un peu ethnologique, un peu folklorisant.
Il me semble que nous n’avons vraiment avancé qu’à partir des
années 1990, et ce dans une double direction : une direction je
dirais théorique-empirique, d’une part, et une direction théorique
métathéorique, d’autre part. Je vais essayer d’expliquer ce que
j’entends par ces deux choses. La direction théorique-empirique est
celle que nous avons suivie notamment avec l’arrivée au MAUSS
de Jacques Godbout et avec le travail qu’il a fait, auquel j’ai par-
ticipé, qui a donné le premier livre amorçant la formation et la
formulation de ce que nous appelons à présent le paradigme du
don : L’esprit du don [Godbout, 1992]. L’intuition fondamentale
peut se résumer très simplement. Je vais faire un symétrique avec
Marcel Mauss : ce que Jacques Godbout appelle l’Homo donator :
l’homme qui donne, l’homme qui est obligé par le don, qui est mû
par cette obligation de donner, celui qui cède à l’appât du don et
pas seulement à l’appât du gain, l’Homo donator a toujours existé.
Il n’est pas seulement derrière nous, il est toujours présent.
Voilà l’intuition fondamentale de L’esprit du don. Elle permet
d’alimenter un vaste travail sociologique, à la fois théorique et
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empirique. Je crois que la meilleure manière de préciser, de présen-
ter l’idée centrale, est de dire : la société moderne est double. Il y
a la société proprement moderne, la société impersonnelle, ce que
j’appelle la socialité secondaire, celle pour laquelle ce qui compte
c’est l’efficacité fonctionnelle, dans le marché, dans les adminis-
trations, dans la science. Mais nous vivons aussi dans une autre
société : la société primaire, la socialité de la famille, du voisinage,
de la camaraderie, de l’amitié, des associations. Cette socialité,
cette société primaire, elle, reste mutatis mutandis organisée par
la triple obligation de donner, recevoir et rendre, découverte par
Marcel Mauss. Et, dans le sillage des premiers travaux de Jacques
Godbout, ont été réalisés tout un ensemble de travaux dans diffé-
rents domaines. (Après moi interviendra Norbert Alter qui est un
des principaux sociologues français des organisations, et qui montre
remarquablement, dans son dernier livre [Alter, 2009], comment
ce paradigme du don permet de comprendre ce qui se passe dans
les organisations.) Ce paradigme du don, à la fois théorique et
empirique, permet de jeter, je crois, des lumières intéressantes sur
OUVERTURE MAUSSIENNE 31

tout un ensemble d’aspects de la vie sociale, comme le montrent


les différentes études réunies par Philippe Chanial dans son livre
La société vue du don [Chanial, 2008].

Les leçons théoriques ou métathéoriques


de l’Essai sur le don

Et nous avons accompli par ailleurs un autre travail, que je


qualifierai de théorique et de métathéorique à la fois, qui vise à
tirer toutes les leçons proprement théoriques de l’Essai sur le don
de Marcel Mauss ; puisque c’est bien sûr principalement l’Essai
sur le don qui nous a inspiré, plus que d’autres travaux de Mauss.
Quelles leçons ? Je vais simplement donner des têtes de chapitres
pour finir.
Première orientation théorique, la plus difficile, vous le savez
tous : le mot don est extraordinairement difficile à manier. Depuis
le début, il crée des contresens systématiques sur la portée et la
signification du travail du MAUSS. Systématiquement, on nous
dit : puisque vous critiquez l’Homo œconomicus, puisque vous
parlez du don, c’est donc que vous pensez que les hommes sont
charitables et qu’ils sont animés uniquement par des sentiments
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altruistes et philanthropiques. Ce n’est évidemment pas ce que
dit Mauss et ce n’est pas ce que nous disons. Mais le malentendu
est permanent. Il faut sans cesse rappeler que le don dont il est
question, c’est un don agonistique, c’est une forme de guerre, de
guerre par le don, un don qui ne prend de sens que par rapport à
son symétrique. Il ne s’agit pas seulement de montrer que nous
existons en entrant dans le cycle du donner, recevoir et rendre,
mais aussi dans le cycle symétrique du prendre, refuser, garder.
Et que c’est l’alternance des deux cycles qui fait toute la richesse
des activités humaines. Première dimension du travail, à la fois
contre les lectures économicistes du don, du style Bourdieu, ou
contre les lectures hyperboliques du don, du style Derrida ou, en
partie, Lévinas.
Deuxième axe proprement théorique : comment lutter contre
la théorie économique généralisée qui inspire toutes les sciences
sociales et une partie de la philosophie politique ? Eh bien, je crois,
en luttant contre le monisme de ce que j’appelle l’axiomatique de
l’intérêt et en montrant que, bien sûr, dans les affaires humaines,
32 MARCEL MAUSS VIVANT

il y a de l’intérêt pour soi, mais aussi de l’intérêt pour autrui, et


qu’il y a également de l’obligation et de la liberté.
Troisième axe théorique : il fallait trouver une voie moyenne
entre l’individualisme méthodologique triomphant depuis trente,
quarante ans et les courants holistes. Cette voie moyenne, je l’ap-
pellerai brièvement la voie du politique. Nous avons essayé de
réhabiliter une pensée du politique. Et qu’est-ce que le politique ?
Dans cette optique maussienne, c’est l’idée que la société, si tant
est qu’il existe quelque chose comme la société, ce qui est un autre
débat, la société doit se concevoir comme l’intégrale des dons et
des contre-dons et l’intégrale des prises, l’intégrale des rivalités,
l’intégrale des conflits, l’intégrale des alliances. Voilà une voie
moyenne, entre holisme et individualisme, qui est une pensée du
politique.
Quatrième idée : le don, le paradigme du don, permet également
de penser ce mot mystérieux de la pensée sociale française : le
symbolique. Le symbolique, on le voit partout, chez Lacan, chez
Lévi-Strauss etc. Qu’est-ce que le symbolique ? Eh bien, là encore,
il nous semble que le symbolique doit être compris dans l’espace
du don, que les symboles sont fondamentalement des manières de
signifier ces relations de don, de contre-don ou, au contraire, de
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guerre, et de guerres non réglées, comme dirait Lévi-Strauss.
Dernière idée, enfin, fondamentale : il faut surtout, par rapport
au débat sociologique et philosophique contemporain le plus pré-
gnant, faire le lien entre le paradigme du don et ce qu’on pourrait
appeler le paradigme de la reconnaissance, tel que le développe
par exemple Axel Honneth. Or, ce lien se fait tout naturellement,
puisque, bien évidemment, l’Essai sur le don ne parle que de
reconnaissance. Il est juste de dire que les êtres humains rivalisent
pour être reconnus, mais il faut ajouter qu’ils veulent être reconnus
comme des donateurs, comme des sujets qui ont su entrer dans ce
cycle du donner, recevoir et rendre. Voilà donc tout un ensemble
de pistes théoriques et métathéoriques que je n’ai pu indiquer que
comme des têtes de chapitres.

Vous le voyez bien, ce projet est extraordinairement ambitieux.


Il s’agit d’essayer de rassembler les fils de la tradition sociologi-
que et anthropologique, d’expliciter le message théorique et les
implications sociologiques empiriques de Mauss, sans oublier que
OUVERTURE MAUSSIENNE 33

Mauss est l’héritier de Durkheim ; de montrer ses liens avec Marx


d’une part, avec Max Weber d’autre part, de reconsidérer la science
sociale en général et la philosophie politique du point de vue de ce
paradigme du don. C’est un projet que nous essayons de mener de
la manière la plus modeste possible, et la plus ludique également,
si possible. Je dirais volontiers, en reprenant une expression de
mon ami Patrick Viveret, que c’est un projet mégalodeste, à la
fois mégalomaniaque et modeste. J’espère bien que nous serons
beaucoup de mégalodestes à échanger amicalement ici.

Références citées

ALTER N., 2009, Donner et prendre. La coopération en entreprise, Paris, La


Découverte/MAUSS.
CAILLÉ A., LAZZERI C., SENNELART M. (dir.), 2007, Le bonheur et l’utile. Histoire
raisonnée de la philosophie morale et politique, Paris, Flammarion,
« Champs » (1ère édition par La Découverte en 2000).
CHANIAL P. (dir.), 2008, La société vue du Don. Manuel de sociologie anti-
utilitariste appliquée, Paris, La Découverte.
GODBOUT J. T., en collaboration avec Alain Caillé, 1992, L’esprit du don, Paris,
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