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THÉORIE DU COUPLE

Pierre Zaoui

La Découverte | « Revue du Crieur »

2020/2 N° 16 | pages 6 à 29
ISSN 2428-4068
ISBN 9782348060205
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2020-2-page-6.htm
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Pierre ZAOUI

THÉORIE
PAR

DU COUPLE
Alors que la majorité des Français se sont confinés en couple
pendant de longues semaines — en couple naissant et joyeux, en
couple douloureux en voie de séparation, dans l’horreur du couple
avec enfants en bas âge ou dans la tragédie du couple en face-à-face —,
celui-ci demeure à la fois une aubaine et un angle mort pour la
sociologie, l’économie, la philosophie, la biologie ou l’éthologie.
L’édition pullule de traités du bon mariage et de cartes de Tendre,
de fragments d’un discours amoureux ou de guides-conso de
la vie familiale. Mais ces écrits se concentrent sur les structures
officielles de la vie en commun ou cherchent à appréhender les
lois de l’Amour, qu’il soit éternel ou transitoire.
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Le couple est ainsi réduit à la portion congrue de sciences sociales
qui n’y voient que la confirmation des déterminismes qu’elles mettent
au jour ; à la zone de relégation des disciplines artistiques qui ne
se préoccupent que de questions en apparence plus fondamentales,
qu’elles soient romantiques ou cyniques ; ou au chaos des thèses
à géométrie variable que chacun produit afin d’expliquer son propre
couple ou son refus d’en être.
La Revue du Crieur a donc demandé au philosophe Pierre Zaoui,
auteur notamment de La Traversée des catastrophes ( Seuil )
et de La Discrétion, ou l’Art de disparaître ( Autrement ), d’en
proposer une théorie, avec comme seule consigne d’être, à l’instar
de son objet, à la fois ambitieux et comique.
8 — Théorie du couple

Le couple semble triompher partout, afin de s’en protéger ; l’amour est idéal, le couple
quoique d’un putatif triomphe à la Pyrrhus tant, une suite infinie d’emmerdements matériels, y
a priori, un couple, on ne sait pas très bien ni compris quand on est riche. Et en vérité, c’est
ce que c’est, ni à quoi ça sert, et encore moins même encore plus compliqué tant, au moins à
comment ça marche. Chaque couple semble un frêle et mince égard, le couple reste malgré
toujours ouvert à la double possibilité d’une tout bel et bien l’amour : aimer, n’est-ce pas le
tragédie et d’une comédie : la tragédie de la plus souvent rêver de se coucher tous les soirs
trahison, de la séparation, de la douleur, de la avec elle ou lui, de se réveiller chaque matin
honte, et la comédie de la rencontre, de la parade avec elle ou lui, de tout partager avec elle ou lui,
amoureuse, de la réconciliation perpétuelle, du bref de vivre en couple ?
remariage. The Winter’s Tale ( Le Conte d’hiver ),
la tragicomédie de Shakespeare qui commence si AIMER, N’EST-CE PAS RÊVER DE
tristement avec la jalousie de Léonte, la brouille
avec l’ami fidèle Polixène et la mort d’Hermione
SE COUCHER TOUS LES SOIRS AVEC
et finit si gaiement avec le mariage de leurs ELLE OU LUI, DE SE RÉVEILLER
enfants, en est peut-être le plus parfait modèle. CHAQUE MATIN AVEC ELLE OU LUI,
À moins que ce ne soit l’inverse, plutôt On ne
badine pas avec l’amour de Musset qui com-
DE TOUT PARTAGER AVEC ELLE OU
mence en comédie et en jeu badin avant de finir LUI, BREF DE VIVRE EN COUPLE ?
en tragédie avec la mort de Camille. Dans les
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deux cas, le couple apparaît comme une union D’où la cascade d’apories et de contradic-
pour le meilleur et pour le pire, dans laquelle il tions qui nous tombent dessus dès que nous
faut entendre « pour » non en tant que « face à » cherchons à le définir en première instance.
mais en tant que « en vue de », en tant que fina- Est-ce la première expression de l’amour, son
lité – s’accoupler est peut-être le plus sage et le horizon indépassable ou déjà son affaissement,
plus fol des actes qui vise autant à souffrir qu’à se sa maladie ? Est-ce un jeu qui se joue à deux
réjouir, autant à fuir la solitude qu’à se lasser de ou à trois ( avec le rival, la maman, la putain,
la promiscuité, autant à s’étranger de ses petites l’enfant, le chat… ) ou à beaucoup plus que
habitudes qu’à s’en inventer de nouvelles. trois ? Est-ce un signe de maturité et de civi-
lisation ( accepter l’ordre social, ne plus penser
Un peu comme en amour, sauf que le qu’à soi ) ou plutôt de barbarie ( « L’amour d’un
couple est presque à tous égards le contraire de seul est chose barbare parce qu’il s’exerce au détri-
l’amour : en amour on peut rêver de l’autre sans ment de tous les autres. L’amour de Dieu aussi »,
fin, dans le couple il faut vivre avec ; l’amour est disait Nietzsche 1 ) ? Une conquête, une lente
d’abord une élection, le couple une condition ; construction ou déjà la terreur d’une perte ?
l’amour pousse à la folie, le couple est plutôt là Une lâcheté ou un orgueil 2 ? Une nouvelle
9 — Théorie du couple

puissance ou de nouvelles chaînes conjugales voix et à regarder dans la même direction 3, ou au


remplaçant les anciennes chaînes parentales contraire un art de l’analyse (1 = 2), l’art de savoir
ou les anciens rituels obsessionnels de la vie éclaircir les motifs de conflit en les ramenant aux
de célibataire ? Un libre choix, l’élection réci- désirs et aux intérêts individuels discordants qui
proque des amants, ou une duperie : de nos les constituent ? Nul ne peut savoir d’avance : le
gènes, de nos déterminations sociales, de nos couple est d’abord une cascade de questions sans
déterminations inconscientes ? Et à quoi sert-il réponse, une constance sans boussole.
de vivre en couple ? À se protéger ou à se mettre
en danger ? À s’ouvrir ou à se clore ? À se repro- Une famille, un clan, une dynastie ou
duire ou à se conserver, les deux étant effecti- encore une meute, on savait à peu près ce que
vement antinomiques si l’on admet avec Hegel c’était – une institution politique, l’affirmation
que les enfants sont la mort des parents ? d’une puissance – et à quoi ça servait – assurer la
pérennité du groupe à travers ses deux grandes
Mais il y a bien plus énigmatique encore, exigences éthologiques et anthropologiques :
le problème de son fonctionnement. Le couple, l’alliance et la filiation, l’élargissement de ses
comment ça marche ? Il y a tant de couples forces horizontalement par l’exogamie et verti-
qui ont tout pour s’aimer et qui se brisent à la calement par la transmission lignagère. Mais un
première vague et tant d’autres couples, si mal couple est bien plus étrange, comme si ce pro-
assortis, si tristes, si dysfonctionnels, et qui cessus presque « naturel » d’agrégation sociale
tiennent toute une vie. Est-ce donc un art de semblait s’être arrêté à mi-parcours. Un couple,
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la fusion ( se composer à deux un corps et une c’est certes la reconnaissance de cette vérité
âme plus puissants ) ou au contraire un art du anthropologico-politique qu’aucun humain ne
compromis et de la bonne distance ? Est-ce un peut vivre seul dans les jungles immenses, même
numéro d’équilibriste dans lequel il s’agit tou- pas y survivre 4, mais c’est aussi bien sa négation
jours de trouver le juste milieu entre deux excès puisque l’on s’arrête à deux, c’est-à-dire presque
( la fusion et l’indifférence ) ou un art dialec- dès le départ – on s’y allie, on s’y reproduit même
tique de la mise au travail des contraires dans parfois, mais sans instituer cette alliance et cette
lequel il faudrait tout donner, puis tout perdre filiation, donc sans vraiment faire société ou
pour ensuite tout retrouver ? Est-ce un art de la communauté. Étrange demi-vouloir, étrange
négociation perpétuelle ( des désirs, des tâches, état stable loin de l’équilibre, étrange forma-
des projets ), au risque de transformer l’alcôve tion de compromis apparent entre les exigences
amoureuse en chambre notariale, ou un art de de l’espèce ou de la société et celles de l’indi-
la dissimulation visant à préserver à tout prix la vidu, formation qui fait de l’homme générique,
cristallisation initiale, au risque de figer toute vie suivant le terme un peu barbare d’Aristote, un
en une image morte du passé ? Est-ce un art de la être « syndiastique », c’est-à-dire destiné à vivre
synthèse (2 = 1), apprendre à parler d’une seule à deux, dont presque tout le monde prend acte
ÊTRE EN COUPLE, C’EST À LA FOIS CONTRE-
NATURE ET HYPER-NATUREL, LIBÉRAL ET ILLIBÉRAL,
HYPER-NORMATIF ET HYPO-NORMATIF.
mais sans parvenir vraiment à l’expliquer. célibat multipliant les couples, amour libre,
Étrange condition donc, qu’on peut amour queer, trouple ( trois ensemble ), vee ( un
autant qualifier de contre-nature ( s’émanciper avec deux ), quouple ( à quatre ), polyamour ( à x
des grandes structures millénaires de parenté couples ), etc. – qui l’étendent et le généralisent
et donc se constituer contre la société qui est bien davantage qu’elles ne le mettent en danger
la vraie nature de l’homme : Roméo et Juliette, ( encore une fois, le seul vrai antagonisme
c’est-à-dire une solution qui ne marche pas ) du couple, c’est la famille, le clan, l’alliance à
que d’hyper-naturelle ( se rapprocher de la grande focale, et non les petits arrangements
diversité des formes d’accouplement animal entre amants ), ce triomphe ne nous apprend
qu’étudie l’éthologie depuis plus d’un siècle : rien de sa nature ni de ses fins. Peut-être même
Émile et Sophie de Rousseau, c’est-à-dire une n’y a-t-il rien à en apprendre. Autrement dit, il
solution qui marche encore moins 5 ), autant de n’y a pas de bon modèle, ni a priori ni a poste-
libérale ( les progrès du couple suivent comme riori. L’homme comme la femme ne sont pas
leur ombre le développement du libéralisme ) plus faits pour vivre seul·e·s que pour vivre
que d’intrinsèquement illibérale ( un couple ensemble, pas plus faits pour dominer que pour
a été formé, une chaîne a été forgée ), autant être dominé·e·s, pas plus faits pour s’apparier
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d’hyper-normative ( le couple serait l’ultime que pour se déchirer – insociable sociabilité
norme de nos sociétés anomiques 6 ) que d’hy- du couple. Et le couple est donc peut-être une
po-normative ( combien de couples différents ! machine qui ne fonctionne qu’à dysfonctionner,
fidèles, infidèles, fusionnels, à bonne distance, qui ne se fait qu’en se défaisant et ne se défait
ouverts, clos, homogènes, hétérogènes, féconds, que pour se refaire, parce que c’est une relation
stériles, harmonieux, échangistes, conformistes, entre des termes sans rapport qui ne peuvent
excentriques, affreux… ). pas se rationaliser, qui demeurent à jamais et
littéralement incomparables et inintelligibles.
Des théories névrotiques du couple
On peut partir de là, de cette étrangeté : Chaque couple ne serait ainsi qu’un bri-
a priori un couple, on ne sait ni ce que c’est, ni colage singulier et inimitable de l’impossible,
ce que ça vise, ni comment ça fonctionne. Il a dans lequel rien n’est jamais garanti d’avance, ni
beau triompher et, de fait, il triomphe, non seu- le meilleur, ni le pire. Ce que semble confirmer
lement sous sa forme pseudo-institutionnelle – l’expérience la plus ordinaire : ce qui cimente un
mariage pour tous –, mais à travers toutes ses couple ( le désir, l’amour, les enfants, l’intérêt,
variations – célibat en attente du couple idéal, l’habitude, la peur de la solitude, la solidarité,
11 — Théorie du couple

un travail en commun, un projet commun, a priori, on ne sait pas très bien. Pourtant c’est
la rivalité… ) en ferait généralement exploser un fait : la plupart des hommes et des femmes
un autre, y compris au sein d’un même couple passent l’essentiel de leur vie à tenter de théo-
selon les différents moments de son histoire. riser non seulement leur couple mais le couple
D’où l’absurdité qu’il peut y avoir à parler du en général et l’idée même de couple.
couple en crise ou à en prophétiser l’effon-
drement, comme le fait par exemple Marcella Cela commence dès le couple lui-même
Iacub dans un livre oubliable 7 : la crise du qui ne cesse de produire mille et une théories
couple, sa manière de claudiquer sans cesse sur ce que signifie être en couple. Il y a certes
au bord du gouffre, c’est sa norme propre qui une identité narrative de pratiquement chaque
annonce bien moins son effondrement à venir couple, mais tout autant une identité théorique :
que sa pérennité ( en tant que couple résilient, être en couple, c’est autant se l’expliquer que se
en tant que nouveau couple ou en tant que la raconter en passant son temps à s’interroger
rêve ou cauchemar de couple ), dans un monde l’un l’autre ( pourquoi tu m’aimes ? pourquoi je
où les structures élémentaires de la parenté t’aime ? pourquoi on s’aime ? qu’est-ce qu’on
et les exigences de s’allier à plusieurs afin de fout ensemble ? ) et à se comparer, implicite-
résister aux violences de la nature se sont peu à ment ou explicitement, avec les autres couples
peu dénouées. ( être ou ne pas être comme ses parents, comme
ses frères et sœurs, comme ses amis, comme ses
Mais si c’est le cas, alors à quoi bon tenter enfants… ). Ces théories vont de l’apologie ou
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d’en produire la théorie ? Pourquoi ne pas se du plaidoyer pro domo à la litanie et à la plainte
contenter du sage constat sceptique : « parce que perpétuelle en passant par la rationalisation
c’était lui, parce que c’était moi », ou de l’admirable d’après-coup, au sens psychanalytique, c’est-à-
constat pragmatique à la manière de Nicole dire au sens de dissimulation et de fuite dans la
Kidman à la fin de Eyes Wide Shut quand les théorie. Le couple : ma joie, ma ( fausse ) raison,
deux protagonistes se retrouvent l’un et l’autre ma croix.
presque brisés par la traversée et l’exhibition de
leurs fantasmes respectifs : « We need to fuck », LE COUPLE : MA JOIE,
autrement dit reconnaître qu’il n’est là-dedans MA ( FAUSSE ) RAISON, MA CROIX.
jamais question que de pratique et d’usage, au
mieux d’un art de faire, au sens de Michel de Mais, évidemment, à vouloir théoriser
Certeau, c’est-à-dire au sens de ces ruses sub- l’inthéorisable et comparer l’incomparable,
tiles par lesquelles l’homme du commun se les théories finissent toutes par se casser la
réapproprie les usages et les espaces censément figure. Elles ressemblent ainsi à ce que Freud
préformatés par la raison technicienne et nor- appelait le « roman familial des névrosés », sauf
mative, et jamais de théorie ? De fait, là encore qu’il s’agit moins là de s’inventer des parents
12 — Théorie du couple

imaginaires plus beaux et plus nobles que tantôt sur le silence que l’on peut supporter seu-
de se réinventer, soi-même et son ou sa parte- lement avec l’aimé et le respect pudique de ses
naire, plus beaux et plus nobles qu’on ne l’est. solitudes, tantôt sur l’entente des corps tantôt
Elles ressemblent encore à ces « théories sexuelles sur l’entente des âmes, tantôt sur la fécondité
infantiles » qu’inventent les petits enfants, d’après du différent tantôt sur le confort du même, etc.
ce même Freud 8, pour répondre aux premières
questions qui les turlupinent : d’où viennent les C’est encore plus vrai des couples qui se
enfants ? Et en quoi peut consister le rapport séparent. Les uns ont besoin de salir et de se
des sexes ? Car comme ces théories infantiles, demander, tel Swann « dans ses moments de muf-
les théories du couple sont multiples, inventives, lerie » et « quand il était chez le coiffeur » note Proust
solitaires, souvent pertinentes, témoignant d’une avec humour et méchanceté, comment ils ont pu
vive curiosité intellectuelle, et pourtant toujours perdre des années de leur vie, faillir mourir pour
vouées à l’échec. La seule différence repose peut- un être qu’ils n’aimaient même pas, qui n’était
être sur le fait que les théories sexuelles infan- pas leur genre. Les autres ont au contraire besoin
tiles finissent la plupart du temps, toujours selon d’idéaliser et d’éterniser un peu ce qu’ils ont vécu
Freud, par être abandonnées, altérant ainsi plus par grandeur d’âme, ou plus prosaïquement pour
ou moins dommageablement la pulsion de savoir nier l’idée d’avoir tout perdu. Et c’est tout aussi
chez l’enfant, tandis que la pulsion de savoir des vrai des célibataires modernes qui, tel Kafka
couples adultes, mais aussi bien des célibataires dans ses correspondances avec Felice ou Milena,
en attente du ou en renoncement au couple, ne peuvent se définir que comme ceux qui ne
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semble insatiable et il suffit qu’une théorie s’ef- peuvent pas vivre en couple pour des faisceaux
fondre pour qu’ils en inventent une nouvelle. de raisons ( l’écriture, la solitude nécessaire, le
rapport au père, le devenir animal indomesti-
C’est particulièrement vrai des couples au cable, l’impossibilité déjà de se supporter soi-
long cours, ceux que l’on pourrait appeler les même, la terreur de l’enfantement, etc. ) et qui
couples long-term survivors : il suffit de jeter sur pourtant finissent par produire des théories du
eux un regard quelque peu synoptique pour être couple parmi les plus raffinées. On ne pense pas
stupéfait par la pluralité des théories du couple moins au couple du dehors que du dedans. Ce
qu’ils auront pu produire sans trêve tout au long qui est déjà, notons-le au passage, au moins un
de leur histoire, se fondant tantôt sur le désir point pour le couple : il a beau parfois être une
tantôt sur le plaisir, tantôt sur le courage tantôt plaie au quotidien et « finir mal en général », au
sur la lâcheté, tantôt sur la parole et le partage moins il donne à penser, avant, pendant et après.

LE COUPLE A BEAU « FINIR MAL EN GÉNÉRAL », AU MOINS


IL DONNE À PENSER, AVANT, PENDANT ET APRÈS.
13 — Théorie du couple

Il n’y a donc pas à critiquer outre mesure 1. Les théories grotesques et fausses. Elles
ces « théories névrotiques du couple », plutôt à ne sont pas toutes nécessairement révoltantes,
s’en amuser comme d’un dispositif pulsionnel elles sont parfois même mignonnes, on peut
plus fort que soi et toujours inventif. Sauf donc les écouter d’une oreille amusée quand
qu’avec elles, il semble que l’on n’ira jamais très le cœur nous en dit, mais sans oublier qu’il
loin en théorie. Parce que ce sont bien moins ne s’agit là que de contes de fées à l’usage des
des théories au sens fort – fondées conceptuelle- enfants ou des trop vieilles personnes.
ment, consistantes logiquement ( ni triviales, ni
contradictoires ), testables empiriquement – que Par exemple : le couple, c’est la vérité de
des idéologies, c’est-à-dire des systèmes de jus- l’amour ; les enfants ( ou à défaut : un chat,
tification toujours intéressés et dont les intérêts un chien… ) sont la vérité du couple ; et
ne peuvent jamais être complètement éclaircis. plus généralement toutes les théories
métaphysiques qui font de la dyade ( le
Posons même plutôt par principe et par deux en tant que pont entre l’Un et le mul-
soupçon bien compris que l’on ne peut jamais tiple en philosophie ancienne ) un moment
comprendre sérieusement la vérité des couples imparfait, insuffisant, mais nécessaire de la
par la manière dont ils se conçoivent et se longue chaîne des êtres.
représentent. Tout comme la première fonction
de la conscience est de se mentir à soi-même, 2. Les théories fumeuses, parfaitement
la première fonction des théories du couple inutiles et fausses. Elles ont parfois le mérite
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consiste peut-être à se dissimuler à soi-même d’être amusantes et démythifiantes, donc
son désir plus profond de ne rien savoir de on peut les écouter avec plaisir mais elles ne
ses mécanismes profonds ( l’intérêt, la terreur disent rien de vrai sur les moteurs effectifs des
de l’abandon, le conformisme, la jalousie, le couples humains et donc elles ne peuvent nous
sadisme, les pulsions d’emprise… ) comme de aider en rien.
ses coûts effectifs ( en termes de privation, de
frustration, de lâcheté, de désenchantement du Par exemple : la plupart des théories dites
monde, etc. ). scientifiques ( biologique, éthologique,
sociologique, économique… ) qui pré-
De ce point de vue, on pourrait déjà au tendent faire du couple un objet de science
moins esquisser à la serpe une typologie som- assez stable et assez prédictif.
maire des grandes théories du couple que pro-
duisent sans relâche les différents couples. En 3. Les théories extrêmement séduisantes,
première analyse, on pourrait en distinguer au assez bien pensées quoique très optimistes,
moins quatre grands types. mais malheureusement archifausses.
14 — Théorie du couple

Par exemple : si l’on s’y prend bien, on peut en termes de compagnie et de plaisir, et à mini-
s’en sortir et faire de chaque jour en couple miser leurs coûts de logement, de transport,
un jour de fête ; ou bien : il y a un art pra- d’alimentation 10… Ou encore par des théories
tique de la vie de couple, suivi d’une cas- biologiques et éthologiques, notamment néo-
cade de conseils formidables auxquels on darwiniennes, visant à expliquer les différentes
n’avait jamais pensé : affrontez ensemble stratégies d’accouplement par une lutte générale
vos problèmes, pensez à vous ouvrir à pour la perpétuation de son capital génétique 11.
l’autre, soyez patients, gardez chacun un Ou enfin par des théories psychanalytiques
jardin secret, etc. un peu anciennes, et admettre que le « choix
d’objet » inaugural ( homme, femme ou objet
4. Les théories inverses, radicalement partiels ) dépend de la manière dont s’est résolu
pessimistes, mais tout aussi fausses. dans l’enfance notre complexe d’Œdipe 12.
Force est toutefois de constater à la fin des fins
Par exemple : le couple c’est la mort ( de que, dans la pratique ordinaire des couples, elles
l’amour, du désir, de la vérité, de la vie ) et ne peuvent devenir que des rationalisations de
autres théories semblables, assez convain- plus qui servent d’alibi à autre chose.
cantes au premier abord mais immédiate-
ment réfutées et réfutables.
POURQUOI LUI (OU ELLE)
Vacuité des grandes ET POURQUOI MOI ? POURQUOI
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théories en cours NOUS DEUX ?
Si le couple ne s’explique jamais complè-
tement par les représentations qu’il produit de Toutes ces théories ont sans doute leur
lui-même, et même en son fond ne s’y explique pertinence à des degrés divers. Mais d’abord
pas du tout, il n’existe toutefois pas non plus elles sont toutes contradictoires. D’un point de
vraiment indépendamment d’elles. On peut vue sociologique, tout couple est autant le fruit
en effet toujours tenter de l’expliquer par des de déterminations sociales que leur tangente,
théories sociologiques, noter combien le choix une manière toujours singulière de les tordre,
du conjoint dépend en réalité, sous l’illusion voire de les annuler partiellement. D’un point
de l’élection amoureuse, de logiques de classe de vue économique, tout couple est autant une
endogames et homogames qui dépassent lar- mini-firme dans la perspective néolibérale d’un
gement la conscience des acteurs 9. Ou bien Gary Becker qu’un terrible fatum imposé par
par des théories économiques, remarquer le capital, le crédit ayant sans doute remplacé
par exemple avec Gary Becker combien les l’Église catholique en termes de police des
couples fonctionnent aujourd’hui comme des mœurs, voire qu’un ultime îlot de résistance au
mini-firmes visant à optimiser leurs avantages, milieu des eaux glacées du calcul égoïste. D’un
15 — Théorie du couple

point de vue biologique ou éthologique, on peut que les deux sexes ne peuvent jamais s’écrire
aussi bien soutenir les sombres calculs de son sous un rapport stable ou commun, entre les
capital génétique que leur profonde nullité, un deux il n’y a que des rapports singuliers entre
gène calculant fort dans l’ordre de l’épigénèse. des esprits singuliers. Si les couples tiennent,
Quant à la psychanalyse, un peu plus lucide au moins certains, malgré leurs dysfonctionne-
que les autres sciences humaines, elle a com- ments structurels, c’est que le couple ne vient
pris depuis longtemps que dans le couple il n’y pas de l’accouplement, c’est plutôt l’inverse qui
a aucune loi et qu’il revient à chacun de s’accro- est vrai : d’une reconnaissance entre des esprits
cher aux branches comme il peut. qui passent d’abord par le partage du langage
avant de passer par la grande parade des corps
Mais ensuite et surtout, ces théories ne et qui tourne autour de la grande impossibilité
peuvent pas répondre à la seule question qui inté- de dire le sexe avec des mots 13. Non que celui-ci
resse les couples : pourquoi lui (ou elle) et pour- soit négligeable ou méprisable, au contraire
quoi moi ? Pourquoi nous deux ? Les sciences même c’est souvent la plus délectable cerise que
biologiques, éthologiques, humaines, ne peuvent l’on trouve au sommet du gâteau des couples
produire que de grandes lois générales, mais une heureux, mais elle n’explique rien et ne fonde
juste théorie du couple ne vise en vérité qu’à une rien parce qu’elle est justement une fête à sans
singularité signifiante et ne peut se contenter de cesse réinventer : uchronique, atopique, toujours
la réduction de l’objet inhérente à la science qui apparemment sans cause, aucun acte sexuel ne
fait de sa femme, ou de son homme, un simple peut assurer de lui-même les conditions de sa
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bien échangeable, une bourgeoise ou un prolé- réitération. Si l’on veut s’en convaincre, il suffit
taire, une bonne affaire ou un partenaire entre- de lire La Ronde d’Arthur Schnitzler dont les
preneurial, un substitut de la mère perdue ou un dix dialogues retracent la manière dont les
gène en lutte pour la domination. couples se font et se défont devant la grande loi
du sexe. Ce n’est pas triste, c’est une danse de
C’est pourquoi, ces réductions de la science, vie, une joyeuse « effronterie de la vie » comme
toute théorie un peu plus juste du couple doit disait Schnitzler lui-même, mais qui rappelle
les accepter, elle peut même en user, mais elle le sexe à sa propre vérité : il n’unit que pour
doit aussi aller au-delà et tenter d’expliquer le désunir, il engage moins des rapports que des
plus singulier : la singularité d’une rencontre, croisements et des collisions.
la singularité d’une histoire, la singularité de
gestes et de techniques du quotidien, la singu- Un couple n’est donc pas constitué par deux
larité d’une fin, heureuse ou malheureuse. C’est corps en fusion ou en chiens de faïence ( après
en tout cas l’un des sens que l’on peut prêter à l’amour physique ou quand celui-ci ne marche
l’adage lacanien « il n’y a pas de rapport sexuel ». plus ) mais par deux esprits qui se parlent sans
Il n’y a pas de rapports sexuels en général, parce relâche, y compris dans leurs silences, autour
16 — Théorie du couple

de ce qu’ils ne parviennent pas à dire et encore aucune raison de ne pas être attendri par cer-
moins à faire. Un couple c’est un rapport de taines formes de couples engagés dans des voies
parole entre des esprits, auto-institué en lieu et religieuses et dont l’amour, la patience, l’ouver-
place de l’impossible rapport entre les sexes. Si ture forcent l’admiration. Par exemple, dans un
ce n’était pas le cas, il n’y aurait pas de couples, ouvrage récent, Pour la vie ?, Denis Moreau livre
seulement des mariages arrangés ( par la société, une réflexion subtile et drôle, d’un point de vue
la famille ou les gènes ) et des one-night-stand catholique assumé, sur les vertus du mariage et
sans lendemain ; ce qui en soi n’est peut-être pas la douleur souvent absurde des séparations 14.
un mal mais ne fait pas couple. C’est la religion à son meilleur.

Question de méthode OÙ TROUVER LES ÉLÉMENTS D’UNE


Dès lors comment procéder ? Où trouver
les éléments d’une effective théorie du couple
THÉORIE DU COUPLE QUI ÉCHAPPE
qui échappe sans s’y soustraire à la réduction de SANS S’Y SOUSTRAIRE À
la science, qui sache écouter ce que les couples LA RÉDUCTION DE LA SCIENCE ?
disent d’eux-mêmes mais sans être dupe de leur
caractère tantôt idéologique, tantôt délirant ? Le problème d’une telle perspective est
Le premier terrain de recherche qui vient à qu’aussi tolérante et convaincante soit-elle à
l’esprit, c’est évidemment la religion tant tous sa manière 15, elle finit toujours par réduire son
les dogmes se sont intéressés de très près à la objet à une norme commune à tous : le mariage,
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question du couple. Et pas toujours pour le la fidélité, la reproduction. Or une telle réduc-
pire. Nombre de remarques religieuses sur le tion à la norme rend aussi impossible toute
mariage sont loin d’être dépourvues de bon théorie sérieuse du couple que la réduction
sens : l’interdiction du divorce peut être vue scientifique et pour exactement la même raison :
comme une saine protection des femmes contre elle nie encore une fois la radicale hétérogénéité
la répudiation et la polygamie ; l’interdiction des couples, leur multiplicité indénombrable,
de l’adultère n’est pas une mesure stupide si leur puissance d’échappement originel à toute
l’on veut prévenir la lutte à mort pour l’accès forme d’essentialisation. Toutes les théories
aux femmes ; l’obligation de certaines périodes religieuses du couple sont des théories parfois
d’abstinence ( avant le mariage, pendant le valeureuses pour celles et ceux qui les appliquent
Carême ou le Ramadan, pendant la période en y trouvant leur compte – de ce point de vue,
menstruelle des femmes ) n’est même pas c’est la grande faiblesse de toutes les attaques
nécessairement idiote du point de vue du désir trop frontales de la famille et du couple bour-
lui-même, lui donnant un rythme, une dis- geois que de nier cette réalité : il y a des couples
cipline, un raffinement qu’il ne saurait avoir religieusement unis qui fonctionnent assez
spontanément. Plus généralement, il n’y a bien ( ou le moins mal possible ), sont dignes,
17 — Théorie du couple

plutôt heureux, souvent généreux en dehors de c’est-à-dire vers tous les domaines où ils ont pu
leur couple, et pas trop fanatiques 16 –, mais ce s’exprimer librement – le théâtre et le roman, la
sont des théories qui oublient plus de la moitié philosophie, le cinéma. Le théâtre et le roman
des couples : les couples qui ne fonctionnent parce que tout couple est une histoire, une prose
qu’au plus loin de toute norme ( mariage, fidé- et un drame, et non une poésie. La philosophie
lité, reproduction, assistance mutuelle, etc. ), les parce que tout couple est une réflexion sur lui-
couples qui ne tiennent qu’à trois ou plus, les même et une tentative de se définir ses normes
couples qui ne peuvent s’aimer qu’en se sépa- propres. Et le cinéma parce que tout couple est
rant, ou les méchants couples, les couples sans peut-être une image en mouvement, une image
amour et sans partage, les couples pleins de fiel qui se parle et se modifie sans cesse, donc qui
et de venin, tels les Thénardier, qui feraient échappe par définition à toute saisie de l’ins-
mieux de se séparer tant leur couple enlaidit tant, hors du temps, propre aux arts plastiques
chacun de ses membres et les rend encore pires et à la photographie 17.
qu’ils ne le sont individuellement. Autrement
dit, les théories religieuses du couple ne sont Posons même ceci : si l’on était capable
ni fausses, ni méchantes, ni réactionnaires en de faire la synthèse du théâtre, de la littérature
soi, simplement ce ne sont pas des théories ( hors poésie dont la grande affaire est quand
sérieuses ; ce ne sont que des fantasmes ou même l’amour et non le couple ), de la phi-
des généralisations abusives de ce qui pour soi losophie et du cinéma, on pourrait produire
marche à peu près on ne sait pourquoi, et un spontanément une juste théorie du couple qui
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fantasme ou une généralisation abusive ne font conviendrait à tout le monde, aux couples les
pas une théorie. plus discordants comme aux plus concordants,
aux célibataires comme à tous les expérimenta-
Alors vers quoi se tourner ? C’est assez teurs de formes limites. Comme malheureuse-
simple : puisque les hommes et les femmes, à ment on ne le peut pas, on est obligé de faire des
maints égards, ne pensent qu’à ça, bien plus tris, de s’appuyer sur ce que l’on connaît et donc
qu’au sexe, à l’amour, à l’argent ou à la gloire, de produire une théorie universellement fausse
il suffit de s’orienter vers ce qu’ils en disent, des différentes théories fausses du couple.

COMME ON NE PEUT PAS FAIRE LA SYNTHÈSE DU THÉÂTRE,


DE LA LITTÉRATURE, DE LA PHILOSOPHIE ET DU CINÉMA,
ON EST OBLIGÉ DE PRODUIRE UNE THÉORIE UNIVERSELLEMENT
FAUSSE DES DIFFÉRENTES THÉORIES FAUSSES DU COUPLE.
18 — Théorie du couple

C’est ce que nous aimerions tenter ici Que cette théorie soit non normative, donc
en nous contentant de foncer droit vers cette ni religieuse, ni antireligieuse, ni rationnelle, ni
théorie universellement fausse, faute de pou- antirationnelle, ni pro-couples, ni anti-couples.
voir analyser dans le détail la multitude de Comprendre déjà et seulement comment ça
théories régionales fausses portant sur les peut exister, un couple, sans vouloir s’instituer
principaux moments de la vie du couple : l’em- pleinement comme réel ( famille, clan, société )
ménagement ( ou pas ), la success story, l’avachis- et comment ça peut encore fonctionner en dys-
sement, la pétrification, l’arrivée de l’enfant, le fonctionnant sans cesse.
mariage, l’arrivée de l’amant·e, la jalousie, la
séparation, les retrouvailles, le remariage, le Que cette théorie soit absolument prag-
redivorce, etc. matique et ne vaille que par ses effets. Un
couple n’a jamais aucun fondement solide, ni
Si l’on parvient ainsi à produire une principe premier, ni origine scellée. On pour-
telle théorie qui serait comme la métathéorie rait dire de lui la même chose que l’on dit des
fausse de l’ensemble des théories fausses que enfants : avant j’avais des principes, maintenant
les couples se racontent, peut-être pourra-t-on je vis en couple. En revanche, un couple a des
espérer à la fin produire un mince ruisseau de usages, des visibles et des invisibles, des nobles
vérité comique sur le couple par le miracle dia- et des moins nobles – tout même, en un sens,
lectique de la négation de la négation ou de la n’y est que question d’usage. D’où l’importance
fausseté de la fausseté. C’est en tout cas le frêle d’un pragmatisme théorique radical.
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espoir qui va ici nous guider.
Et surtout qu’une telle théorie ne se
Comme cet espoir demeure malgré tout prenne jamais au sérieux et donc tranche
bien frêle, posons, avant de nous atteler à la d’avance entre les deux grandes tentations du
tâche, au moins quatre conditions prérequises à couple, la tragédie et la comédie, uniquement
l’émergence de cette métathéorie du couple un en faveur de la comédie ( du théâtre de boule-
peu moins fausse : vard au grand burlesque ). Car la tragédie ou
le lyrisme sublime ne sont peut-être que ses
Que cette théorie soit non réductionniste vérités extrinsèques, greffées sur le couple par
et non scientifique mais multiforme et fantai- l’amour – encore une fois, il y a des couples qui
siste. Disons qu’un couple n’est jamais que la s’aiment mais le couple n’est pas l’amour –, et
fantaisie inattendue d’un désir et d’un intérêt, plus encore car la tragédie n’est pas née et ne
ou d’une rencontre et d’une attente jamais peut pas véritablement pousser sur le sol du
entièrement congruentes, et admettons donc couple : elle a besoin des grandes lignées, des
que c’est de telles fantaisies dont il nous faut grandes haines familiales ou interfamiliales, des
faire la théorie. lois du clan et des lois de la cité, de mettre en
19 — Théorie du couple

danger l’ensemble de l’ordre social. On peut riel : le peintre embrasse l’apparence, le poète
donc toujours vivre son couple sur un mode tra- embrasse les mots, le sculpteur embrasse la
gique si on le souhaite, ce ne sera jamais qu’une matière. Mais c’est plus vrai encore sur un plan
vérité subjective, c’est-à-dire en son fond une spirituel : on ne peut pas commencer à penser
vérité qui n’intéresse personne au-delà de soi, sans dualismes et sans copule, même si la vraie
et encore souvent même pas soi. D’un point pensée est peut-être au-delà de tout dualisme.
de vue objectif, vivre une saine vie de couple, Et c’est parfaitement vrai sur un plan humain :
ce peut être une belle aventure, mais ce ne sera l’homme est cet animal qui vit en couple et ne
jamais ni une tragédie, ni une raison suffisante rêve que d’y échapper, ou l’inverse. Et n’objec-
de se prendre au sérieux. tons pas ici qu’il existe pourtant des couples
ou des célibataires parfaitement heureux de
Vers une métathéorie du couple leur condition ; car évidemment qu’il en existe,
Voici ce qu’il faut essentiellement montrer : mais on raisonne ici dans le cadre d’une théorie
le couple n’est pas d’abord une histoire d’amour fausse, donc on ne peut raisonner que sur la plu-
et une passion, ou plus cyniquement un calcul part des femmes et hommes, pas sur tous.
et un appareil de capture, mais une pratique
doublée d’une cascade de théories qui échouent Ces théories du couple sont à certains
toutes à en rendre compte complètement. égards l’essence du couple, si l’on entend par
essence la possibilité que le couple actualise,
Il est vain de nier la réalité des théories quoique toujours imparfaitement. Un couple
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du couple : tout le monde en a au moins une, ne se forme, ne tient et ne se sépare peut-être
presque toujours davantage. D’abord parce que par les théories qu’il est capable de pro-
que l’on a tous commencé par contempler des duire sur lui-même et sur les autres couples
couples : dans sa famille, dans les magazines qu’il croise sans cesse. Ce n’est pas l’amour qui
people, dans les documentaires animaliers, dans fonde et justifie le couple, c’est presque plutôt
la Bible et dans les ouvrages de philosophie ou l’inverse : le fait que s’accoupler un peu dura-
de littérature, plus encore au cinéma. Ensuite, blement avec quelqu’un laisse parfois une petite
parce qu’on ne cesse de parler et de penser par chance à la théorie de l’amour, c’est-à-dire une
couples : mâle et femelle, pair et impair, actif petite chance à l’idée que l’autre peut compter
et passif, cru et cuit, silence et vacarme, près plus que soi-même, idée qui ne se donne jamais
et loin, sucré et salé, nuit et jour, etc. Tout fait dans la fulgurance d’un coup de foudre, toujours
couple en nous : l’érotique, l’économique, la prédateur ou narcissiquement extatique, mais
métaphysique, l’animalité, l’artistique. L’artiste dans une pratique quotidienne, durable et fina-
rêve de solitude, de splendide isolement, mais lement intéressante. La norme est parfois plus
il n’écrit que sur le couple, même Nietzsche, intéressante que l’exception.
même Mallarmé. C’est vrai sur un plan maté-
LE COUPLE EST UN VASTE RAMASSIS DE LIGNES PAS DROITES,
DE TRIANGLES À DEUX ANGLES, DE CERCLES CARRÉS…

Évidemment, et c’est le problème, toutes PROPOSITION 1 : Le couple n’est pas


ces théories sont vite caduques, transitoires, le deux mais la dyade, c’est-à-dire
incertaines. Elles se perdent très rapidement un pont entre l’Un et le multiple
soit dans des principes plus généraux : l’amour comme entre le Même et l’Autre.
( ou la haine ), la vérité ( ou la conversation ), Personne n’a jamais vraiment compris ce
la solidarité ( ou la sécurité ), la confiance, que Pythagore, puis Platon, puis les néopytha-
l’écoute ; soit au contraire dans des histoires goriciens, puis les néoplatoniciens entendaient
absolument singulières. véritablement par dyade. Est-ce une chute de
l’Être, une perte de l’Un et de la monade ( chez
En revanche, il existe peut-être une Plotin, c’est le nom de la seconde hypostase,
métathéorie, à entendre comme une série de c’est-à-dire l’Intelligence ) ou déjà une remontée
propositions formelles qui rassembleraient les vers le divin ( triade et tétrade chez Pythagore ) ?
grandes lois constitutives de toutes les théories Est-ce un principe d’indétermination ( les néo-
ordinaires du couple. Essayons d’en présenter pythagoriciens parlent de dyade indéterminée
ici une version possible, et faisons-le vague- ou indéfinie ) ou un principe de détermination
ment à la manière de Descartes et Spinoza, ( l’Intelligence étant puissance de détermination
l’ordre géométrique n’étant évidemment pas et de négation ) ? Est-ce l’âme du monde, encore
mobilisé ici pour sa puissance de conviction une pure idée, un pur substrat spirituel de l’Un,
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démonstrative, mais pour sa double puissance ou déjà l’annonce d’une alliance de l’idée et de
de concision et de farce, le couple étant ce vaste la matière, déjà un composé, déjà un cambouis ?
ramassis de lignes pas droites, de triangles à On ne sait pas. Mais c’est justement par cette
deux angles, de cercles carrés, de plans tordus, incertitude et cette ambiguïté même que ce
d’axiomes perpétuellement transgressés, un vieux concept métaphysique fumeux s’avère par-
capharnaüm étanche à toute modélisation, ticulièrement apte à nommer la vérité du couple
donc absolument irréductible à toute mathé- humain : jamais une théorie mais une alliance de
matique sérieuse. Ou pour mieux le dire en théories toujours contradictoires, jamais com-
termes cartésiens : si l’on veut penser le couple, plètement claires ; jamais une vie à deux, assise
il faut imaginer une métaphysique dans dans sa dualité, mais un processus perpétuel ten-
laquelle on aurait pu démontrer non l’existence dant tantôt vers le Un, tantôt vers le trois ou le
du Dieu bon et point trompeur de Descartes, multiple ( l’enfant, la société ) ; jamais une plaine
seul garant des vérités mathématiques, mais de aride ou un long fleuve tranquille mais une série
son malin génie, éminemment trompeur mais de montées, de descentes et de remontées, un
du même coup seul garant de la fausseté essen- voyage en montagne ; jamais un sanctuaire mais
tielle de toute théorie du couple. un pont à double sens.
21 — Théorie du couple

Corollaire 1 : Un couple n’est jamais seul fin de La Domination masculine pour nommer
au monde – il est traversé par le monde, et des ces couples qui pourraient y échapper. Aucun
deux côtés, en tant qu’Un-tout et en tant qu’ex- couple n’échappe à la société dans laquelle il a
tériorité, ouverture vers l’indéfini et le multiple. pris forme comme aucun couple n’échappe à un
C’est à la fois un repli, un havre, et une pérégri- idéal d’au-delà de tout couple singulier.
nation à l’aveugle.
PROPOSITION 2 : Tout couple est
Corollaire 2 : Un couple est régi par un à la fois une pratique et une image,
double principe ou une double tendance : un mais une image qui n’est jamais tout
principe de stérilité en tant qu’il résiste encore à fait l’image de cette pratique.
à la multiplicité au nom de l’Un et un principe On définit ordinairement le couple comme
de fécondité en tant qu’il est une voie vers le l’alliance de deux personnes décidant de pour-
multiple. Posons ceci un peu arbitrairement : la suivre le lien de l’accouplement au-delà de son
splendeur du couple c’est sa stérilité, sa perdu- acte, voire de faire l’impasse sur cet acte, puisqu’il
rance est dans sa fécondité. y a des couples asexuels. C’est évidemment gro-
tesque, en tout cas terriblement insuffisant. Le
Corollaire 3 : Il n’y a ni couple idéal, ni vrai couple c’est d’abord la dualité d’une pratique
couple sans idéal. L’idéal est toujours au-dessus et d’une image qui ne coïncident pas franche-
du couple, séparé de lui mais jamais absent. ment. Que le couple soit d’abord une pratique,
c’est ce que tout couple empirique sait d’expé-
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Corollaire 4 : Le couple n’est pas la famille rience mais dont il ne peut témoigner tant toutes
ou l’institution, mais à la fois leur lisière et leur les formes décisives de cette pratique relèvent
litière ( au sens de « faire litière de quelque du régime des « petites perceptions », perceptions
chose » ), leur propédeutique et leur mise en essentielles mais qui échappent à la conscience,
danger. ensemble de gestes, de regards, d’attentes, d’in-
tonations, de rythmes, de forçages aussi, de dys-
Corollaire 5 : Tout couple ( couple fonctionnements et de légères violences, que
d’amants, d’amis, de frères, de sœurs, d’escrocs, l’on ressent, que l’on sait, mais que l’on ne peut
d’assassins, mais aussi bien trouple ou quouple, jamais expliciter. Mais comme aucun couple ne
couple gays, lesbiens ou trans’ ) est a priori un peut survivre longtemps au brouillard indicible
couple acceptable puisque ce qui importe, ce ne des petites perceptions, il échafaude des théo-
sont pas les personnes, mais le Nombre au sens ries et devient donc toujours en même temps
de Plotin, la désunion de l’Un. l’image que ces théories contemplent, image qui
est faite à la fois pour forcer l’ensemble de ces
Corollaire 6 : Il n’y a pas d’« îles enchan- pratiques disparates et presque imperceptibles à
tées » au sens où Pierre Bourdieu en parle à la se montrer et pour tenter de s’immuniser contre
22 — Théorie du couple

celles qui dysfonctionnent. C’est pourquoi son On ne fait pas son lit de la même façon, on
image n’est jamais l’image de sa pratique. ne fait pas la cuisine de la même façon, on ne
fait pas l’amour de la même façon, on ne parle
LE VRAI COUPLE C’EST D’ABORD pas de la même façon, en alcôve et en public,
en période de gros travail et en pleine lésine,
LA DUALITÉ D’UNE PRATIQUE ET avant et après avoir décidé d’habiter ensemble,
D’UNE IMAGE QUI NE COÏNCIDENT avant et après avoir eu des enfants, etc. Or
PAS FRANCHEMENT. rassembler l’ensemble de ces pratiques dans
une seule et même image ( ou théorie, celle-ci
Corollaire 1 : Les bonnes théories du couple n’étant que la contemplation de l’image ), et
sont à chercher dans les œuvres artistiques, lit- pire encore vouloir que cette image soit par-
téraires ou cinématographiques et non dans les faite, c’est-à-dire achevée et immuable, c’est
théories scientifiques qui, en réduisant le couple d’avance vouer son couple à la ruine. Soit
à des comportements ou à des discours plutôt l’image deviendra vite insupportable, éteindra
qu’aux images théoriques qu’il produit de lui- toute vie, toute entente, toute mansuétude sous
même, perdent d’avance sa seule vérité dicible. sa beauté de pierre, et on enverra paître l’image,
toutes les images comme toutes les théories,
Corollaire 2 : Faire couple, c’est toujours afin d’essayer de souffler un peu, mais le couple
en partie s’imaginer vivre en couple. ne ressemblera plus alors qu’à un château en
ruines ; soit on voudra à tout prix préserver
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Corollaire 3 : Toute théorie du couple l’image et le couple se figera dans la glace de
est essentiellement fictionnelle mais il faut son image, à jamais prisonnier d’un rêve sans
entendre cet adverbe en son sens fort d’essence, vie. Dans les deux cas, le plus haut danger du
de vérité supérieure : dans le couple, la fiction couple, c’est bien l’image parfaite et la croyance
est souvent plus réelle, produisant plus d’effets, qui la soutient.
que la réalité matérielle.
Corollaire 1 : Tout couple qui réussit est
Corollaire 4 : Un couple qui se meurt est un couple qui commence à échouer.
un couple qui ne sait pas renouveler son image.
À un moment ou à un autre, surtout au
PROPOSITION 3 : Le plus haut danger début, la plupart des couples sont appelés à
du couple, c’est l’image parfaite se vivre comme des success stories – des petites
qui se contemple dans la théorie entreprises qui ne connaissent pas la crise, des
( faussement ) parfaite. jolis concerti pour deux violons qui se répondent
Toutes les micropratiques qui constituent harmonieusement, comblent les attentes, épa-
la vie d’un couple sont en perpétuelle mutation. tent la galerie : on s’agrandit, on s’amplifie,
23 — Théorie du couple

on croît en puissance de tous les côtés ( amou- Or bien rares sont les couples assez
reux, symboliques, financiers, sociaux ), on lucides, assez labiles, assez réactifs pour savoir
croit pouvoir goûter au beurre ( liberté nou- immédiatement se relever, balancer toutes les
velle d’avoir quitté ses parents, sa famille ou images et toutes les théories du passé et tenter
au moins sa solitude paresseuse, joie d’avoir vaille que vaille de s’en inventer de nouvelles.
l’aimé·e pour soi au quotidien ou presque, La plupart cherchent plutôt à s’accrocher à
nouvelles forces pour avancer et conquérir le l’image parfaite du passé mais qui ne fait plus
monde ) et à l’argent du beurre ( sécurité, fin sens, qui violente au lieu de forcer doucement,
de la solitude et de la peur d’être abandonné·e, qui met au jour les écarts au lieu de les dissi-
confort, reconnaissance ). muler, et le désastre guette. Ils sont devenus,
à leur insu ou pas ( des fois même pas ), contre
C’est ce qui rend ces jeunes couples si leur gré ou pas, néolibéraux : ce n’est plus l’autre
adorables et si insupportables : rien de plus qu’ils aiment mais le succès, l’éclat d’envie dans
adorable qu’un jeune couple égoïste qui frime, le regard des autres, la jouissance d’être soi, et il
se pavane, jouit partout de lui-même, même n’y a aucune raison que leur couple n’explose pas
pour celle ou celui qui est seul·e – c’est la joie assez vite – c’est la grande loi du capitalisme,
ressentie toujours devant le spectacle insolent on élimine les canards boiteux comme toutes
et vaniteux du bonheur –, et rien n’est plus les dupes tombées dans le miroir aux alouettes
insupportable aussi, surtout quand on est seul·e. de la successful life. C’est pourquoi la plupart des
Jusque-là rien de bien méchant toutefois : les couples qui se vivent à leur départ comme des
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couples triomphants ne savent même pas qu’ils success stories courent les plus grands dangers. Et
sont insupportables, ils avancent comme des c’est pourquoi a contrario les couples qui com-
paquebots, et à maints égards ils ont parfaite- mencent dans la déveine, la mésalliance, la loose
ment raison. story, sont souvent les plus résistants.

Sauf que c’est de là que naît le danger de Corollaire 2 : À un moment ou à un autre,


l’image parfaite. On s’assoit vite dans son bon- tout couple se retrouve devant une alternative
heur, on oublie de le contraster, on oublie l’autre impossible : s’avachir ou se pétrifier, et doit se
en ne pensant plus qu’au couple, on ne remarque débrouiller avec elle.
pas que depuis un moment on n’avance plus
ni de concert, ni de conserve, on ne s’aperçoit Ce ne sont pas là des possibilités qui
pas que l’autre n’avance plus au même rythme, guettent quelques couples mais une structure
n’a plus les mêmes joies ni les mêmes attentes, théorique indépassable qui concerne tous les
ni qu’en soi-même, sous ses plaisirs répétés à couples. À un moment ou à un autre, tout couple
contempler son couple, il n’y a en vérité plus semble n’avoir d’autre choix que de s’avachir ou
beaucoup de joies. de se pétrifier. S’avachir, cela veut dire arrêter
24 — Théorie du couple

de ciseler son couple, de le porter encore un peu Corollaire 3 : Il existe des lignes de fuite
plus haut jour après jour, de l’enrichir et de le permettant d’échapper au Charybde et Scylla
déplacer à chaque instant, et laisser la position de l’avachissement et de la pétrification, mais
de désir s’affaisser en position de jouissance, la ces lignes ne sont écrites dans aucun livre d’his-
soif de plaire s’affaisser en confort d’être aimé·e, toire et aucun traité de perspective. À chacun de
l’exigence d’élévation s’affaisser en acceptation, se démerder comme il peut, et bon courage et
laisser les corps devenir flasques et prendre de surtout bonne chance.
l’embonpoint, laisser les âmes devenir jachères.
On peut résumer cela d’un mot : avant il y avait PROPOSITION 4 : La bonne théorie du
l’amour, maintenant il y a la télévision ( ou couple, c’est toujours la théorie de
Internet, ou les jeux vidéo, ou la bigorexie, ou le l’autre couple.
workaholisme, ou l’alcoolisme tout court, etc. ). Les théories purement autotéliques du
couple, celles qui ne prennent pour fin et pour
La pétrification, cela veut dire l’inverse : objet que leur propre couple, ont un double
souder son désir à la loi et au devoir afin de inconvénient. D’abord, elles deviennent très
ne pas déchoir, figer le libre jeu des corps et vite indiscernables de simples constructions
des esprits en rituels ou en rengaines, se durcir idéologiques : elles ne sont bien souvent que de
jusqu’à écraser tout affect sous l’exigence de simples justifications d’après-coup et non pas
tenue, et faire de cette tenue une ascèse pour d’honnêtes tentatives d’expliquer, certes fausse-
rien. Là encore, on peut la résumer d’un mot : ment mais au moins honnêtement, la vérité du
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avant il y avait la vie, maintenant il y a la statue couple en général. Ensuite, de telles théories,
qui bientôt ornera le tombeau. bien moins aisément réfutables puisqu’elles ne
font que refléter l’image d’un seul couple, ont
Ces deux devenirs possibles du couple ne tendance à nous bercer dans l’illusion qu’une
font guère plus envie l’un que l’autre. Mais il est telle théorie est peut-être vraie : ce qui est tou-
sûr qu’à un moment ou à un autre chaque couple jours faux.
va ressentir la morsure de leur tenaille. On pour-
rait même en faire une assez bonne définition du Au contraire, toute théorie de l’autre
couple : le couple, c’est le consentement à l’ava- couple étant presque d’avance réfutée par le
chissement de soi et de l’autre, ou à la pétrifica- sien puisqu’aucun couple ne ressemble à un
tion de soi et de l’autre, ou à l’avachissement de autre couple et encore moins à un céliba-
l’un et à la pétrification de l’autre, ou plus géné- taire, elle a au moins le mérite de ne pas nous
ralement le consentement à toutes les formes de prendre pour des perdreaux de l’année : une
compromis entre ces trois destins funestes. Sauf théorie fausse qui exhibe d’avance sa fausseté
si l’on est assez malin. Mais peu de couples sont est moins fausse qu’une théorie fausse qui
assez malins. Et généralement pas le sien. aimerait passer pour vraie.
UNE THÉORIE FAUSSE QUI EXHIBE D’AVANCE SA
FAUSSETÉ EST MOINS FAUSSE QU’UNE THÉORIE
FAUSSE QUI AIMERAIT PASSER POUR VRAIE.
Enfin, toute théorie du couple étant tienne ne manquaient pas de bonnes raisons
fausse, une « bonne » théorie du couple ne sera de ne pas se marier. À maints égards, le mariage
pas bonne parce qu’elle est vraie mais au moins est la négation première du couple : il tend à la
parce qu’elle est élégante, fine, modeste. Or il fois à le naturaliser et à le socialiser, à en faire
est plus élégant, plus fin, plus modeste de faire autre chose qu’une pratique et une image à
passer les théories de l’autre avant les siennes. deux, au minimum une histoire à trois. C’est
C’est pourquoi, dans tous les cas, toute bonne pourquoi les théories du couple nient d’abord
théorie du couple est celle de l’autre couple. Et les théories du mariage : vivre en couple, c’est
c’est pourquoi aussi l’on se gardera toujours, commencer par ne pas se marier dans l’indif-
au moins en société, de réfuter les théories férence complète à cette question. En même
que l’on nous propose, aussi absurdes soient- temps, comme nul couple n’est une île mais vit
elles, et l’on se contentera de dire : « Ah, tiens, en société, il va être appelé ( par pression sociale,
c’est intéressant. » nouvelle possibilité sociétale comme le mariage
pour tous, suggestion publicitaire, désir mimé-
Corollaire 1 : Les couples gagnent toujours tique, ennui mortel, etc. ) à recroiser cette ques-
à théoriser le couple en dehors de leur couple. tion du mariage s’il dure un peu et à le prendre
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en compte dans ses théories. Intégré dans les
Corollaire 2 : Les célibataires gagnent théories du couple, le mariage est appelé alors à
toujours à frotter leur propre théorie du couple changer de fond en comble de signification : ce
à celles des couples et inversement. n’est plus une ni institution, ni une norme, ni
une nécessité, donc ce peut être à peu près n’im-
Corollaire 3 : Les familles ont presque tou- porte quoi – un fantasme originel comme une
jours intérêt à se taire : ce n’est pas leur affaire. simple toquade, un projet au long cours comme
un épiphénomène ( une fête, une dérision ), une
PROPOSITION 5 : Toute théorie du manière de se relancer comme une manière de
couple est appelée à nier, recroiser s’abîmer, un supplément symbolique comme
et déplacer sans cesse les théories un appel au secours ( sur le mode : « aidez-nous
traditionnelles du mariage. les amis, on ne tient plus debout tout seuls » ).
Jusqu’à notre modernité libérale, il n’y avait
pas à proprement parler de théories du couple, Corollaire 1 : Les théories qui identifient
mais des théories du mariage, positives ou néga- du départ et indissolublement couple et mariage
tives. Et la philosophie comme la religion chré- font les couples mal barrés.
26 — Théorie du couple

Corollaire 2 : Les couples qui ne se marient des théories de l’amour que des théories du
pas ne sont pas nécessairement ceux qui y sont couple. Entre les deux, toutefois, les théories du
le plus opposés, parfois même, au contraire, ce couple se présentent davantage comme l’envers
sont ceux qui y croient le plus mais avec trop de des théories de l’amour : leur Realpolitik, leur
crainte et de tremblements pour préférer vivre raison pratique, leur quotidienneté, leur cam-
dans l’horizon du mariage plutôt que dans celui bouis. Les théories de l’amour tentent d’expli-
du divorce. quer la puissance d’émerveillement des qualités
de l’aimé·e, tandis que les théories du couple
Corollaire 3 : La haine du mariage, comme tentent de s’interroger sur la manière dont il est
toute haine, nomme une part d’amour contra- possible de vivre en supportant tous les défauts
riée ; la sagesse ordinaire voudrait au contraire de son conjoint. D’un point de vue matérialiste
que l’on soit capable de se laisser émouvoir par et immanent, rien ne dit toutefois que le cam-
certains mariages modestes et encore traversés bouis soit moins noble que la machine – essayez
par quelque amour, qu’on s’ennuie gentiment seulement de faire tourner ne serait-ce qu’un
aux autres, et qu’on laisse tranquilles ceux qui s’y moment une machine sans cambouis.
refusent, à chaque fois sans prêter trop d’atten-
tion aux arguments hautement rationnels par LES THÉORIES DU COUPLE SE
lesquels les uns tendent à justifier le mariage et PRÉSENTENT COMME L’ENVERS
les autres à l’agonir.
DES THÉORIES DE L’AMOUR :
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PROPOSITION 6 : La théorie du couple LEUR REALPOLITIK, LEUR RAISON
exige de penser l’amour mais n’est PRATIQUE, LEUR QUOTIDIENNETÉ,
pas la théorie de l’amour, celle-ci en
est plutôt à la fois son préquel, sa LEUR CAMBOUIS.
suite et son envers. Corollaire 1 : Sans question de l’origine et
Quand il n’y a pas d’amour, seulement de sans système de fins, c’est-à-dire sans les deux
l’intérêt ou de la peur de la solitude, ce n’est terreaux fertiles du mythe, puisque les aban-
jamais de couple que l’on rêve mais de mariage donnant aux théories de l’amour, les théories
ou de famille. C’est pourquoi l’amour, au moins du couple apparaissent comme appartenant aux
l’illusion de l’amour, est quasiment obligatoire plus rationnelles des théories fausses qui nous
à l’entrée dans la vie de couple. De la même aident à rationaliser nos vies quotidiennes.
manière, à l’autre bout, un couple s’achève géné-
ralement par le constat de la fin de l’amour ou par Corollaire 2 : Certaines théories du
l’apparition d’un nouvel amour possible exté- couple, fausses mais bien pensées, peuvent par-
rieur au couple. Or la fin de l’amour comme la fois sauver certaines amours en déroute ; l’in-
naissance d’un nouvel amour relèvent davantage verse n’est jamais vrai.
27 — Théorie du couple

PROPOSITION 7 : Il n’y a pas de valeurs Corollaire 2 : Un beau couple n’est pas


morales qui permettent a priori de vivant par ses valeurs mais d’abord par le rythme,
normer la vie du couple, sauf une : l’allure et le ton avec lesquels il est capable de
la liberté de parole. Chaque couple mettre en mots les alternatives qu’il traverse,
doit réinventer les siennes pour son puisque le rythme, l’allure et le ton sont les trois
propre compte et à chaque période traits qui permettent de définir une parole.
de son histoire.
La vie d’un couple peut être définie Corollaire 3 : En vue de réinventer ses
comme un perpétuel sentier aux chemins qui propres valeurs, chaque couple peut avoir
bifurquent ou comme une succession sans fin de intérêt à nettoyer au préalable les mots et
croisées des chemins. Habiter ou non ensemble, le langage pétris des valeurs anciennes. Par
tout partager ou préserver chacun ses espaces exemple, tromper, trahir, emmerder, jalouser,
inconnus, jouer banco ou garder une poire pour mentir, adultère, etc., peut-être faut-il d’avance
la soif, avoir ou non des enfants, s’autoriser ou oublier tous ces mots. De même, il est peut-être
non des amants, etc. Le couple en ce sens est une sain de nettoyer le langage de toute métaphore
traversée de couples ou d’alternatives face aux- politico-militaire : guerre des sexes, stratégie,
quels on ne sait jamais d’avance quel est le bon conquérir, céder, se soumettre, armistice, etc.
choix ou le bon chemin. C’est pourquoi toute Tout couple est un language-self, un langage à
théorie du couple n’a pas de table de valeurs a soi, qui a tout à gagner à s’inventer au plus loin
priori : ni fidélité, ni amour libre, ni solidarité, des normes communes comme du bruit des
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ni sincérité, ni vie commune, ni vie séparée, ni armes et de la guerre.
patience, ni entente, ni générosité, ni rien. Il est
condamné sans cesse à en réinventer de nou- PROPOSITION 8 : L’horizon transcendantal
velles. Mais afin que pareille réinvention soit du couple, c’est la séparation.
possible il faut bien pouvoir se parler un peu. Cette proposition n’a en vérité même pas
C’est pourquoi tout couple ne connaît qu’une besoin d’être démontrée tant elle est tautolo-
valeur morale : l’obligation de se parler. gique par rapport à l’une des définitions les plus
communes du couple : la réunion de deux per-
TOUT COUPLE NE CONNAÎT QU’UNE sonnes qui peuvent à tout moment se séparer.
VALEUR MORALE : L’OBLIGATION Même si aucun couple ne se séparait dans les
faits, cela ne changerait rien : l’essentiel est dans
DE SE PARLER. la possibilité insigne de la séparation – là est
Corollaire 1 : Un couple affreux du point le sens de sa structure d’horizon transcendantal,
de vue moral peut être un beau couple du point c’est-à-dire de condition de possibilité a priori
de vue de la théorie du couple qu’il engendre et de l’expérience du couple. S’il vaut malgré tout
qui est toujours par-delà bien et mal. la peine de le rappeler, c’est seulement pour
28 — Théorie du couple

souligner a contrario combien l’ensemble des Corollaire 1 : La vraie tragédie du couple,


théories concurrentes qui visent à hâter cette en tout cas son absolue dénaturation, n’est
séparation ( au nom de la liberté, de la lassitude pas la séparation mais la persévérance dans le
intrinsèque du désir, du droit à l’amour quand non-amour.
surgit un nouvel amour, ou encore de l’hor-
reur intrinsèque du couple ) ou à prétendre la Corollaire 2 : Les couples qui durent et
conjurer ( au nom de la beauté de l’amour qui vieillissent ensemble n’échappent pas à cet
dure, de l’intérêt des enfants, de l’illusion de la horizon. Ils ne sont que des couples qui par-
liberté, de la beauté intrinsèque du couple ) sont viennent à atermoyer perpétuellement la sépa-
aussi vaines les unes que les autres tant elles ration, pour le meilleur ou pour le pire.
confondent l’événement avec son horizon et
tentent de théoriser l’inthéorisable. Corollaire 3 : La dispute n’est pas un acci-
dent du couple mais son mouvement naturel.
En vérité, du point de vue de l’événement, Cela ne veut pas dire qu’il est bon de se disputer,
il arrive très fréquemment que des couples se mais qu’il faut apprendre à vivre avec jusqu’au
séparent, mais on ne sait jamais pourquoi, ni point où l’on n’en peut plus.
d’avance si c’est une bonne ou une mauvaise
chose. Tandis que du point de vue de l’horizon, Corollaire 4 : La séparation n’est ni la fin
d’un côté, et depuis le premier jour, les couples de l’amour, ni la fin de la vie, et même pas néces-
ne cessent jamais de se séparer et de se remettre sairement la fin du couple. Un couple est tou-
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ensemble – c’est le premier trait d’une structure jours en attente et de se séparer et de se remettre
d’horizon que d’affecter d’avance l’ensemble en couple ( on appelle alors cela des comédies de
des événements qu’il enveloppe –, et d’un autre remariage ).
côté, ils ne se séparent jamais pour de bon car,
même une fois séparés, ils pourraient toujours Corollaire 5 : Même la mort ne suffit pas
encore se séparer davantage – c’est le second à séparer complètement les couples que la vie
trait d’une structure d’horizon que de reculer avait unis, et bien souvent la nuit le partenaire
au fur et à mesure que l’on s’en rapproche. mort vient tirer le vivant par les pieds.
29 — Théorie du couple

1. F. Nietzsche, Par-delà bien et mal, trad. de parenté, la normation des couples après tout, on connaît tous trop de
C. Heim, Gallimard, Paris, 1971, § 67. était un principe anthropologique couples qui s’aimaient et qui se sont
2. Dans Étrange façon de vivre variable dans ses formes mais universel quittés de manière inexplicable pour
( trad. A. Gabastou, Éditions Christian dans son principe. Voir, par exemple, finir malheureux chacun de son côté
Bourgois, Paris, 1997 ), Enrique C. Lévi-Strauss, Mythologiques. Vol. 1 : pour juger d’avance cette hypothèse plus
Vila-Matas raconte l’histoire assez Le Cru et le Cuit, Plon, Paris, 1964, absurde qu’une autre.
amusante d’un écrivain contraint d’écrire p. 294-295, 343-345, et Histoire de Lynx, 16. C’est là en un sens la grande leçon
une conférence à laquelle assisteront Plon, Paris, 1991, p. 167. de Judith Butler quand elle critique
et sa femme et sa maîtresse, avec comme 7. M. Iacub, La Fin du couple, Stock, Monique Wittig au chapitre 3
défi d’être assez convaincant pour garder Paris, 2016. de Troubles dans le genre ( trad. C. Kraus,
les deux. 8. Cf. S. Freud, « La sexualité infantile », La Découverte, Paris, 2005 ) : on ne
3. Suivant la définition ridicule que chap. V [ Les recherches sexuelles peut pas opposer au modèle du couple
Saint-Exupéry donne de l’amour dans de l’enfant ], Trois Essais sur la théorie hétérosexuel un modèle essentiellement
Terre des hommes, tant on ne peut y voir de la sexualité, p. 90-94, Gallimard, lesbien ou gay ou neutre qui serait au
guère autre chose qu’un vieux couple « Folio », Paris, 1967. fond tout aussi normatif – le couple est
regardant la télévision : « Aimer, ce n’est pas 9. Voir, par exemple, J.-C. Kaufman, essentiellement queer parce qu’il est
se regarder l’un l’autre, c’est regarder dans la La Sociologie du couple, PUF, Paris, 1992 ; essentiellement sous-normé, glissant
même direction. » ou F. Héritier : Masculin, Féminin. autant sous les lois de la religion que sous
4. C’est ce que remarque Spinoza La pensée de la différence, Odile Jacob, les lois de la révolte féministe ou de la
au début de son Traité politique : le droit Paris, 1996. libération sexuelle, à maints égards tout
naturel de chacun, c’est-à-dire sa force 10. G. Becker, A Treatise on the Family, aussi rigides.
à l’état de nature, est une notion plus Harvard University Press, 17. Évidemment, il y a des états limites :
théorique que réelle tant nul homme ne Cambridge, 1991. Denis Roche, par exemple, avec Notre
pourrait survivre seul à l’état de nature. 11. Voir R. Dawkins, Le Gène égoïste, Antéfixe ( Flammarion, Paris, 1978 ), n’est
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5. Il est amusant de remarquer combien, trad. L. Ovion, Odile Jacob, Paris, 2003 ; pas très loin de parvenir à restituer, par
lorsque Rousseau tente d’imaginer une mais aussi bien des visions très critiques la photographie alliée à la poésie, cette
suite à L’Émile dans laquelle Émile d’un tel déterminisme génétique, par fluidité mouvante de l’image du couple.
et Sophie vivraient ensemble à Paris, exemple : J.-J. Kupiec et P. Sonigo, Ni
rien ne fonctionne, le couple se délite Dieu ni gène, pour une autre théorie de
très vite et le roman reste inachevé. l’hérédité, Seuil, Paris, 2003 ; ou T. Lodé,
Voir J.-J. Rousseau, Émile et Sophie ou les La Guerre des sexes chez les animaux,
Solitaires, Champion, Paris, 2007. Odile Jacob, Paris, 2006.
6. Normer le couple, c’est en un sens une 12. S. Freud, Contributions à la psychologie
tâche aussi ancienne que l’humanité. Que de la vie amoureuse, trad. J. Altounian
l’on pense par exemple aux formes de et A. Rauzy, PUF, Paris, 2011.
charivari au Moyen Âge visant à chahuter 13. J. Lacan, Autres Écrits, Seuil, Paris,
les couples trop discordants : trop grande 2001, p. 225 : « Le langage est impuissant à
différence d’âge, mariage d’une fille rendre raison du sexe. »
enceinte, remariage des veuves, mariages 14. D. Moreau, Pour la vie ? Court traité
morganatiques… Lévi-Strauss relie du mariage et des séparations,
ces formes de charivari et de contrôle Seuil, Paris, 2014.
social à la mythologie et aux rituels 15. Par exemple, même lorsque Denis
précolombiens, leur donnant ainsi une Moreau évoque l’hypothèse de l’existence
extension encore plus troublante comme du diable afin d’expliquer certaines
si, en deçà ou au-delà de toute structure séparations, il est assez convaincant :

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