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THÉORIE DU COUPLE
Pierre Zaoui
2020/2 N° 16 | pages 6 à 29
ISSN 2428-4068
ISBN 9782348060205
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2020-2-page-6.htm
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OUVERTURE
THÉORIE
PAR
DU COUPLE
Alors que la majorité des Français se sont confinés en couple
pendant de longues semaines — en couple naissant et joyeux, en
couple douloureux en voie de séparation, dans l’horreur du couple
avec enfants en bas âge ou dans la tragédie du couple en face-à-face —,
celui-ci demeure à la fois une aubaine et un angle mort pour la
sociologie, l’économie, la philosophie, la biologie ou l’éthologie.
L’édition pullule de traités du bon mariage et de cartes de Tendre,
de fragments d’un discours amoureux ou de guides-conso de
la vie familiale. Mais ces écrits se concentrent sur les structures
officielles de la vie en commun ou cherchent à appréhender les
lois de l’Amour, qu’il soit éternel ou transitoire.
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Le couple semble triompher partout, afin de s’en protéger ; l’amour est idéal, le couple
quoique d’un putatif triomphe à la Pyrrhus tant, une suite infinie d’emmerdements matériels, y
a priori, un couple, on ne sait pas très bien ni compris quand on est riche. Et en vérité, c’est
ce que c’est, ni à quoi ça sert, et encore moins même encore plus compliqué tant, au moins à
comment ça marche. Chaque couple semble un frêle et mince égard, le couple reste malgré
toujours ouvert à la double possibilité d’une tout bel et bien l’amour : aimer, n’est-ce pas le
tragédie et d’une comédie : la tragédie de la plus souvent rêver de se coucher tous les soirs
trahison, de la séparation, de la douleur, de la avec elle ou lui, de se réveiller chaque matin
honte, et la comédie de la rencontre, de la parade avec elle ou lui, de tout partager avec elle ou lui,
amoureuse, de la réconciliation perpétuelle, du bref de vivre en couple ?
remariage. The Winter’s Tale ( Le Conte d’hiver ),
la tragicomédie de Shakespeare qui commence si AIMER, N’EST-CE PAS RÊVER DE
tristement avec la jalousie de Léonte, la brouille
avec l’ami fidèle Polixène et la mort d’Hermione
SE COUCHER TOUS LES SOIRS AVEC
et finit si gaiement avec le mariage de leurs ELLE OU LUI, DE SE RÉVEILLER
enfants, en est peut-être le plus parfait modèle. CHAQUE MATIN AVEC ELLE OU LUI,
À moins que ce ne soit l’inverse, plutôt On ne
badine pas avec l’amour de Musset qui com-
DE TOUT PARTAGER AVEC ELLE OU
mence en comédie et en jeu badin avant de finir LUI, BREF DE VIVRE EN COUPLE ?
en tragédie avec la mort de Camille. Dans les
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un travail en commun, un projet commun, a priori, on ne sait pas très bien. Pourtant c’est
la rivalité… ) en ferait généralement exploser un fait : la plupart des hommes et des femmes
un autre, y compris au sein d’un même couple passent l’essentiel de leur vie à tenter de théo-
selon les différents moments de son histoire. riser non seulement leur couple mais le couple
D’où l’absurdité qu’il peut y avoir à parler du en général et l’idée même de couple.
couple en crise ou à en prophétiser l’effon-
drement, comme le fait par exemple Marcella Cela commence dès le couple lui-même
Iacub dans un livre oubliable 7 : la crise du qui ne cesse de produire mille et une théories
couple, sa manière de claudiquer sans cesse sur ce que signifie être en couple. Il y a certes
au bord du gouffre, c’est sa norme propre qui une identité narrative de pratiquement chaque
annonce bien moins son effondrement à venir couple, mais tout autant une identité théorique :
que sa pérennité ( en tant que couple résilient, être en couple, c’est autant se l’expliquer que se
en tant que nouveau couple ou en tant que la raconter en passant son temps à s’interroger
rêve ou cauchemar de couple ), dans un monde l’un l’autre ( pourquoi tu m’aimes ? pourquoi je
où les structures élémentaires de la parenté t’aime ? pourquoi on s’aime ? qu’est-ce qu’on
et les exigences de s’allier à plusieurs afin de fout ensemble ? ) et à se comparer, implicite-
résister aux violences de la nature se sont peu à ment ou explicitement, avec les autres couples
peu dénouées. ( être ou ne pas être comme ses parents, comme
ses frères et sœurs, comme ses amis, comme ses
Mais si c’est le cas, alors à quoi bon tenter enfants… ). Ces théories vont de l’apologie ou
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imaginaires plus beaux et plus nobles que tantôt sur le silence que l’on peut supporter seu-
de se réinventer, soi-même et son ou sa parte- lement avec l’aimé et le respect pudique de ses
naire, plus beaux et plus nobles qu’on ne l’est. solitudes, tantôt sur l’entente des corps tantôt
Elles ressemblent encore à ces « théories sexuelles sur l’entente des âmes, tantôt sur la fécondité
infantiles » qu’inventent les petits enfants, d’après du différent tantôt sur le confort du même, etc.
ce même Freud 8, pour répondre aux premières
questions qui les turlupinent : d’où viennent les C’est encore plus vrai des couples qui se
enfants ? Et en quoi peut consister le rapport séparent. Les uns ont besoin de salir et de se
des sexes ? Car comme ces théories infantiles, demander, tel Swann « dans ses moments de muf-
les théories du couple sont multiples, inventives, lerie » et « quand il était chez le coiffeur » note Proust
solitaires, souvent pertinentes, témoignant d’une avec humour et méchanceté, comment ils ont pu
vive curiosité intellectuelle, et pourtant toujours perdre des années de leur vie, faillir mourir pour
vouées à l’échec. La seule différence repose peut- un être qu’ils n’aimaient même pas, qui n’était
être sur le fait que les théories sexuelles infan- pas leur genre. Les autres ont au contraire besoin
tiles finissent la plupart du temps, toujours selon d’idéaliser et d’éterniser un peu ce qu’ils ont vécu
Freud, par être abandonnées, altérant ainsi plus par grandeur d’âme, ou plus prosaïquement pour
ou moins dommageablement la pulsion de savoir nier l’idée d’avoir tout perdu. Et c’est tout aussi
chez l’enfant, tandis que la pulsion de savoir des vrai des célibataires modernes qui, tel Kafka
couples adultes, mais aussi bien des célibataires dans ses correspondances avec Felice ou Milena,
en attente du ou en renoncement au couple, ne peuvent se définir que comme ceux qui ne
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Il n’y a donc pas à critiquer outre mesure 1. Les théories grotesques et fausses. Elles
ces « théories névrotiques du couple », plutôt à ne sont pas toutes nécessairement révoltantes,
s’en amuser comme d’un dispositif pulsionnel elles sont parfois même mignonnes, on peut
plus fort que soi et toujours inventif. Sauf donc les écouter d’une oreille amusée quand
qu’avec elles, il semble que l’on n’ira jamais très le cœur nous en dit, mais sans oublier qu’il
loin en théorie. Parce que ce sont bien moins ne s’agit là que de contes de fées à l’usage des
des théories au sens fort – fondées conceptuelle- enfants ou des trop vieilles personnes.
ment, consistantes logiquement ( ni triviales, ni
contradictoires ), testables empiriquement – que Par exemple : le couple, c’est la vérité de
des idéologies, c’est-à-dire des systèmes de jus- l’amour ; les enfants ( ou à défaut : un chat,
tification toujours intéressés et dont les intérêts un chien… ) sont la vérité du couple ; et
ne peuvent jamais être complètement éclaircis. plus généralement toutes les théories
métaphysiques qui font de la dyade ( le
Posons même plutôt par principe et par deux en tant que pont entre l’Un et le mul-
soupçon bien compris que l’on ne peut jamais tiple en philosophie ancienne ) un moment
comprendre sérieusement la vérité des couples imparfait, insuffisant, mais nécessaire de la
par la manière dont ils se conçoivent et se longue chaîne des êtres.
représentent. Tout comme la première fonction
de la conscience est de se mentir à soi-même, 2. Les théories fumeuses, parfaitement
la première fonction des théories du couple inutiles et fausses. Elles ont parfois le mérite
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Par exemple : si l’on s’y prend bien, on peut en termes de compagnie et de plaisir, et à mini-
s’en sortir et faire de chaque jour en couple miser leurs coûts de logement, de transport,
un jour de fête ; ou bien : il y a un art pra- d’alimentation 10… Ou encore par des théories
tique de la vie de couple, suivi d’une cas- biologiques et éthologiques, notamment néo-
cade de conseils formidables auxquels on darwiniennes, visant à expliquer les différentes
n’avait jamais pensé : affrontez ensemble stratégies d’accouplement par une lutte générale
vos problèmes, pensez à vous ouvrir à pour la perpétuation de son capital génétique 11.
l’autre, soyez patients, gardez chacun un Ou enfin par des théories psychanalytiques
jardin secret, etc. un peu anciennes, et admettre que le « choix
d’objet » inaugural ( homme, femme ou objet
4. Les théories inverses, radicalement partiels ) dépend de la manière dont s’est résolu
pessimistes, mais tout aussi fausses. dans l’enfance notre complexe d’Œdipe 12.
Force est toutefois de constater à la fin des fins
Par exemple : le couple c’est la mort ( de que, dans la pratique ordinaire des couples, elles
l’amour, du désir, de la vérité, de la vie ) et ne peuvent devenir que des rationalisations de
autres théories semblables, assez convain- plus qui servent d’alibi à autre chose.
cantes au premier abord mais immédiate-
ment réfutées et réfutables.
POURQUOI LUI (OU ELLE)
Vacuité des grandes ET POURQUOI MOI ? POURQUOI
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point de vue biologique ou éthologique, on peut que les deux sexes ne peuvent jamais s’écrire
aussi bien soutenir les sombres calculs de son sous un rapport stable ou commun, entre les
capital génétique que leur profonde nullité, un deux il n’y a que des rapports singuliers entre
gène calculant fort dans l’ordre de l’épigénèse. des esprits singuliers. Si les couples tiennent,
Quant à la psychanalyse, un peu plus lucide au moins certains, malgré leurs dysfonctionne-
que les autres sciences humaines, elle a com- ments structurels, c’est que le couple ne vient
pris depuis longtemps que dans le couple il n’y pas de l’accouplement, c’est plutôt l’inverse qui
a aucune loi et qu’il revient à chacun de s’accro- est vrai : d’une reconnaissance entre des esprits
cher aux branches comme il peut. qui passent d’abord par le partage du langage
avant de passer par la grande parade des corps
Mais ensuite et surtout, ces théories ne et qui tourne autour de la grande impossibilité
peuvent pas répondre à la seule question qui inté- de dire le sexe avec des mots 13. Non que celui-ci
resse les couples : pourquoi lui (ou elle) et pour- soit négligeable ou méprisable, au contraire
quoi moi ? Pourquoi nous deux ? Les sciences même c’est souvent la plus délectable cerise que
biologiques, éthologiques, humaines, ne peuvent l’on trouve au sommet du gâteau des couples
produire que de grandes lois générales, mais une heureux, mais elle n’explique rien et ne fonde
juste théorie du couple ne vise en vérité qu’à une rien parce qu’elle est justement une fête à sans
singularité signifiante et ne peut se contenter de cesse réinventer : uchronique, atopique, toujours
la réduction de l’objet inhérente à la science qui apparemment sans cause, aucun acte sexuel ne
fait de sa femme, ou de son homme, un simple peut assurer de lui-même les conditions de sa
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de ce qu’ils ne parviennent pas à dire et encore aucune raison de ne pas être attendri par cer-
moins à faire. Un couple c’est un rapport de taines formes de couples engagés dans des voies
parole entre des esprits, auto-institué en lieu et religieuses et dont l’amour, la patience, l’ouver-
place de l’impossible rapport entre les sexes. Si ture forcent l’admiration. Par exemple, dans un
ce n’était pas le cas, il n’y aurait pas de couples, ouvrage récent, Pour la vie ?, Denis Moreau livre
seulement des mariages arrangés ( par la société, une réflexion subtile et drôle, d’un point de vue
la famille ou les gènes ) et des one-night-stand catholique assumé, sur les vertus du mariage et
sans lendemain ; ce qui en soi n’est peut-être pas la douleur souvent absurde des séparations 14.
un mal mais ne fait pas couple. C’est la religion à son meilleur.
plutôt heureux, souvent généreux en dehors de c’est-à-dire vers tous les domaines où ils ont pu
leur couple, et pas trop fanatiques 16 –, mais ce s’exprimer librement – le théâtre et le roman, la
sont des théories qui oublient plus de la moitié philosophie, le cinéma. Le théâtre et le roman
des couples : les couples qui ne fonctionnent parce que tout couple est une histoire, une prose
qu’au plus loin de toute norme ( mariage, fidé- et un drame, et non une poésie. La philosophie
lité, reproduction, assistance mutuelle, etc. ), les parce que tout couple est une réflexion sur lui-
couples qui ne tiennent qu’à trois ou plus, les même et une tentative de se définir ses normes
couples qui ne peuvent s’aimer qu’en se sépa- propres. Et le cinéma parce que tout couple est
rant, ou les méchants couples, les couples sans peut-être une image en mouvement, une image
amour et sans partage, les couples pleins de fiel qui se parle et se modifie sans cesse, donc qui
et de venin, tels les Thénardier, qui feraient échappe par définition à toute saisie de l’ins-
mieux de se séparer tant leur couple enlaidit tant, hors du temps, propre aux arts plastiques
chacun de ses membres et les rend encore pires et à la photographie 17.
qu’ils ne le sont individuellement. Autrement
dit, les théories religieuses du couple ne sont Posons même ceci : si l’on était capable
ni fausses, ni méchantes, ni réactionnaires en de faire la synthèse du théâtre, de la littérature
soi, simplement ce ne sont pas des théories ( hors poésie dont la grande affaire est quand
sérieuses ; ce ne sont que des fantasmes ou même l’amour et non le couple ), de la phi-
des généralisations abusives de ce qui pour soi losophie et du cinéma, on pourrait produire
marche à peu près on ne sait pourquoi, et un spontanément une juste théorie du couple qui
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C’est ce que nous aimerions tenter ici Que cette théorie soit non normative, donc
en nous contentant de foncer droit vers cette ni religieuse, ni antireligieuse, ni rationnelle, ni
théorie universellement fausse, faute de pou- antirationnelle, ni pro-couples, ni anti-couples.
voir analyser dans le détail la multitude de Comprendre déjà et seulement comment ça
théories régionales fausses portant sur les peut exister, un couple, sans vouloir s’instituer
principaux moments de la vie du couple : l’em- pleinement comme réel ( famille, clan, société )
ménagement ( ou pas ), la success story, l’avachis- et comment ça peut encore fonctionner en dys-
sement, la pétrification, l’arrivée de l’enfant, le fonctionnant sans cesse.
mariage, l’arrivée de l’amant·e, la jalousie, la
séparation, les retrouvailles, le remariage, le Que cette théorie soit absolument prag-
redivorce, etc. matique et ne vaille que par ses effets. Un
couple n’a jamais aucun fondement solide, ni
Si l’on parvient ainsi à produire une principe premier, ni origine scellée. On pour-
telle théorie qui serait comme la métathéorie rait dire de lui la même chose que l’on dit des
fausse de l’ensemble des théories fausses que enfants : avant j’avais des principes, maintenant
les couples se racontent, peut-être pourra-t-on je vis en couple. En revanche, un couple a des
espérer à la fin produire un mince ruisseau de usages, des visibles et des invisibles, des nobles
vérité comique sur le couple par le miracle dia- et des moins nobles – tout même, en un sens,
lectique de la négation de la négation ou de la n’y est que question d’usage. D’où l’importance
fausseté de la fausseté. C’est en tout cas le frêle d’un pragmatisme théorique radical.
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danger l’ensemble de l’ordre social. On peut riel : le peintre embrasse l’apparence, le poète
donc toujours vivre son couple sur un mode tra- embrasse les mots, le sculpteur embrasse la
gique si on le souhaite, ce ne sera jamais qu’une matière. Mais c’est plus vrai encore sur un plan
vérité subjective, c’est-à-dire en son fond une spirituel : on ne peut pas commencer à penser
vérité qui n’intéresse personne au-delà de soi, sans dualismes et sans copule, même si la vraie
et encore souvent même pas soi. D’un point pensée est peut-être au-delà de tout dualisme.
de vue objectif, vivre une saine vie de couple, Et c’est parfaitement vrai sur un plan humain :
ce peut être une belle aventure, mais ce ne sera l’homme est cet animal qui vit en couple et ne
jamais ni une tragédie, ni une raison suffisante rêve que d’y échapper, ou l’inverse. Et n’objec-
de se prendre au sérieux. tons pas ici qu’il existe pourtant des couples
ou des célibataires parfaitement heureux de
Vers une métathéorie du couple leur condition ; car évidemment qu’il en existe,
Voici ce qu’il faut essentiellement montrer : mais on raisonne ici dans le cadre d’une théorie
le couple n’est pas d’abord une histoire d’amour fausse, donc on ne peut raisonner que sur la plu-
et une passion, ou plus cyniquement un calcul part des femmes et hommes, pas sur tous.
et un appareil de capture, mais une pratique
doublée d’une cascade de théories qui échouent Ces théories du couple sont à certains
toutes à en rendre compte complètement. égards l’essence du couple, si l’on entend par
essence la possibilité que le couple actualise,
Il est vain de nier la réalité des théories quoique toujours imparfaitement. Un couple
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Corollaire 1 : Un couple n’est jamais seul fin de La Domination masculine pour nommer
au monde – il est traversé par le monde, et des ces couples qui pourraient y échapper. Aucun
deux côtés, en tant qu’Un-tout et en tant qu’ex- couple n’échappe à la société dans laquelle il a
tériorité, ouverture vers l’indéfini et le multiple. pris forme comme aucun couple n’échappe à un
C’est à la fois un repli, un havre, et une pérégri- idéal d’au-delà de tout couple singulier.
nation à l’aveugle.
PROPOSITION 2 : Tout couple est
Corollaire 2 : Un couple est régi par un à la fois une pratique et une image,
double principe ou une double tendance : un mais une image qui n’est jamais tout
principe de stérilité en tant qu’il résiste encore à fait l’image de cette pratique.
à la multiplicité au nom de l’Un et un principe On définit ordinairement le couple comme
de fécondité en tant qu’il est une voie vers le l’alliance de deux personnes décidant de pour-
multiple. Posons ceci un peu arbitrairement : la suivre le lien de l’accouplement au-delà de son
splendeur du couple c’est sa stérilité, sa perdu- acte, voire de faire l’impasse sur cet acte, puisqu’il
rance est dans sa fécondité. y a des couples asexuels. C’est évidemment gro-
tesque, en tout cas terriblement insuffisant. Le
Corollaire 3 : Il n’y a ni couple idéal, ni vrai couple c’est d’abord la dualité d’une pratique
couple sans idéal. L’idéal est toujours au-dessus et d’une image qui ne coïncident pas franche-
du couple, séparé de lui mais jamais absent. ment. Que le couple soit d’abord une pratique,
c’est ce que tout couple empirique sait d’expé-
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celles qui dysfonctionnent. C’est pourquoi son On ne fait pas son lit de la même façon, on
image n’est jamais l’image de sa pratique. ne fait pas la cuisine de la même façon, on ne
fait pas l’amour de la même façon, on ne parle
LE VRAI COUPLE C’EST D’ABORD pas de la même façon, en alcôve et en public,
en période de gros travail et en pleine lésine,
LA DUALITÉ D’UNE PRATIQUE ET avant et après avoir décidé d’habiter ensemble,
D’UNE IMAGE QUI NE COÏNCIDENT avant et après avoir eu des enfants, etc. Or
PAS FRANCHEMENT. rassembler l’ensemble de ces pratiques dans
une seule et même image ( ou théorie, celle-ci
Corollaire 1 : Les bonnes théories du couple n’étant que la contemplation de l’image ), et
sont à chercher dans les œuvres artistiques, lit- pire encore vouloir que cette image soit par-
téraires ou cinématographiques et non dans les faite, c’est-à-dire achevée et immuable, c’est
théories scientifiques qui, en réduisant le couple d’avance vouer son couple à la ruine. Soit
à des comportements ou à des discours plutôt l’image deviendra vite insupportable, éteindra
qu’aux images théoriques qu’il produit de lui- toute vie, toute entente, toute mansuétude sous
même, perdent d’avance sa seule vérité dicible. sa beauté de pierre, et on enverra paître l’image,
toutes les images comme toutes les théories,
Corollaire 2 : Faire couple, c’est toujours afin d’essayer de souffler un peu, mais le couple
en partie s’imaginer vivre en couple. ne ressemblera plus alors qu’à un château en
ruines ; soit on voudra à tout prix préserver
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on croît en puissance de tous les côtés ( amou- Or bien rares sont les couples assez
reux, symboliques, financiers, sociaux ), on lucides, assez labiles, assez réactifs pour savoir
croit pouvoir goûter au beurre ( liberté nou- immédiatement se relever, balancer toutes les
velle d’avoir quitté ses parents, sa famille ou images et toutes les théories du passé et tenter
au moins sa solitude paresseuse, joie d’avoir vaille que vaille de s’en inventer de nouvelles.
l’aimé·e pour soi au quotidien ou presque, La plupart cherchent plutôt à s’accrocher à
nouvelles forces pour avancer et conquérir le l’image parfaite du passé mais qui ne fait plus
monde ) et à l’argent du beurre ( sécurité, fin sens, qui violente au lieu de forcer doucement,
de la solitude et de la peur d’être abandonné·e, qui met au jour les écarts au lieu de les dissi-
confort, reconnaissance ). muler, et le désastre guette. Ils sont devenus,
à leur insu ou pas ( des fois même pas ), contre
C’est ce qui rend ces jeunes couples si leur gré ou pas, néolibéraux : ce n’est plus l’autre
adorables et si insupportables : rien de plus qu’ils aiment mais le succès, l’éclat d’envie dans
adorable qu’un jeune couple égoïste qui frime, le regard des autres, la jouissance d’être soi, et il
se pavane, jouit partout de lui-même, même n’y a aucune raison que leur couple n’explose pas
pour celle ou celui qui est seul·e – c’est la joie assez vite – c’est la grande loi du capitalisme,
ressentie toujours devant le spectacle insolent on élimine les canards boiteux comme toutes
et vaniteux du bonheur –, et rien n’est plus les dupes tombées dans le miroir aux alouettes
insupportable aussi, surtout quand on est seul·e. de la successful life. C’est pourquoi la plupart des
Jusque-là rien de bien méchant toutefois : les couples qui se vivent à leur départ comme des
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de ciseler son couple, de le porter encore un peu Corollaire 3 : Il existe des lignes de fuite
plus haut jour après jour, de l’enrichir et de le permettant d’échapper au Charybde et Scylla
déplacer à chaque instant, et laisser la position de l’avachissement et de la pétrification, mais
de désir s’affaisser en position de jouissance, la ces lignes ne sont écrites dans aucun livre d’his-
soif de plaire s’affaisser en confort d’être aimé·e, toire et aucun traité de perspective. À chacun de
l’exigence d’élévation s’affaisser en acceptation, se démerder comme il peut, et bon courage et
laisser les corps devenir flasques et prendre de surtout bonne chance.
l’embonpoint, laisser les âmes devenir jachères.
On peut résumer cela d’un mot : avant il y avait PROPOSITION 4 : La bonne théorie du
l’amour, maintenant il y a la télévision ( ou couple, c’est toujours la théorie de
Internet, ou les jeux vidéo, ou la bigorexie, ou le l’autre couple.
workaholisme, ou l’alcoolisme tout court, etc. ). Les théories purement autotéliques du
couple, celles qui ne prennent pour fin et pour
La pétrification, cela veut dire l’inverse : objet que leur propre couple, ont un double
souder son désir à la loi et au devoir afin de inconvénient. D’abord, elles deviennent très
ne pas déchoir, figer le libre jeu des corps et vite indiscernables de simples constructions
des esprits en rituels ou en rengaines, se durcir idéologiques : elles ne sont bien souvent que de
jusqu’à écraser tout affect sous l’exigence de simples justifications d’après-coup et non pas
tenue, et faire de cette tenue une ascèse pour d’honnêtes tentatives d’expliquer, certes fausse-
rien. Là encore, on peut la résumer d’un mot : ment mais au moins honnêtement, la vérité du
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Corollaire 2 : Les couples qui ne se marient des théories de l’amour que des théories du
pas ne sont pas nécessairement ceux qui y sont couple. Entre les deux, toutefois, les théories du
le plus opposés, parfois même, au contraire, ce couple se présentent davantage comme l’envers
sont ceux qui y croient le plus mais avec trop de des théories de l’amour : leur Realpolitik, leur
crainte et de tremblements pour préférer vivre raison pratique, leur quotidienneté, leur cam-
dans l’horizon du mariage plutôt que dans celui bouis. Les théories de l’amour tentent d’expli-
du divorce. quer la puissance d’émerveillement des qualités
de l’aimé·e, tandis que les théories du couple
Corollaire 3 : La haine du mariage, comme tentent de s’interroger sur la manière dont il est
toute haine, nomme une part d’amour contra- possible de vivre en supportant tous les défauts
riée ; la sagesse ordinaire voudrait au contraire de son conjoint. D’un point de vue matérialiste
que l’on soit capable de se laisser émouvoir par et immanent, rien ne dit toutefois que le cam-
certains mariages modestes et encore traversés bouis soit moins noble que la machine – essayez
par quelque amour, qu’on s’ennuie gentiment seulement de faire tourner ne serait-ce qu’un
aux autres, et qu’on laisse tranquilles ceux qui s’y moment une machine sans cambouis.
refusent, à chaque fois sans prêter trop d’atten-
tion aux arguments hautement rationnels par LES THÉORIES DU COUPLE SE
lesquels les uns tendent à justifier le mariage et PRÉSENTENT COMME L’ENVERS
les autres à l’agonir.
DES THÉORIES DE L’AMOUR :
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1. F. Nietzsche, Par-delà bien et mal, trad. de parenté, la normation des couples après tout, on connaît tous trop de
C. Heim, Gallimard, Paris, 1971, § 67. était un principe anthropologique couples qui s’aimaient et qui se sont
2. Dans Étrange façon de vivre variable dans ses formes mais universel quittés de manière inexplicable pour
( trad. A. Gabastou, Éditions Christian dans son principe. Voir, par exemple, finir malheureux chacun de son côté
Bourgois, Paris, 1997 ), Enrique C. Lévi-Strauss, Mythologiques. Vol. 1 : pour juger d’avance cette hypothèse plus
Vila-Matas raconte l’histoire assez Le Cru et le Cuit, Plon, Paris, 1964, absurde qu’une autre.
amusante d’un écrivain contraint d’écrire p. 294-295, 343-345, et Histoire de Lynx, 16. C’est là en un sens la grande leçon
une conférence à laquelle assisteront Plon, Paris, 1991, p. 167. de Judith Butler quand elle critique
et sa femme et sa maîtresse, avec comme 7. M. Iacub, La Fin du couple, Stock, Monique Wittig au chapitre 3
défi d’être assez convaincant pour garder Paris, 2016. de Troubles dans le genre ( trad. C. Kraus,
les deux. 8. Cf. S. Freud, « La sexualité infantile », La Découverte, Paris, 2005 ) : on ne
3. Suivant la définition ridicule que chap. V [ Les recherches sexuelles peut pas opposer au modèle du couple
Saint-Exupéry donne de l’amour dans de l’enfant ], Trois Essais sur la théorie hétérosexuel un modèle essentiellement
Terre des hommes, tant on ne peut y voir de la sexualité, p. 90-94, Gallimard, lesbien ou gay ou neutre qui serait au
guère autre chose qu’un vieux couple « Folio », Paris, 1967. fond tout aussi normatif – le couple est
regardant la télévision : « Aimer, ce n’est pas 9. Voir, par exemple, J.-C. Kaufman, essentiellement queer parce qu’il est
se regarder l’un l’autre, c’est regarder dans la La Sociologie du couple, PUF, Paris, 1992 ; essentiellement sous-normé, glissant
même direction. » ou F. Héritier : Masculin, Féminin. autant sous les lois de la religion que sous
4. C’est ce que remarque Spinoza La pensée de la différence, Odile Jacob, les lois de la révolte féministe ou de la
au début de son Traité politique : le droit Paris, 1996. libération sexuelle, à maints égards tout
naturel de chacun, c’est-à-dire sa force 10. G. Becker, A Treatise on the Family, aussi rigides.
à l’état de nature, est une notion plus Harvard University Press, 17. Évidemment, il y a des états limites :
théorique que réelle tant nul homme ne Cambridge, 1991. Denis Roche, par exemple, avec Notre
pourrait survivre seul à l’état de nature. 11. Voir R. Dawkins, Le Gène égoïste, Antéfixe ( Flammarion, Paris, 1978 ), n’est
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