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Fiscalité verte : ne lui en demandons pas trop

Aurore Lalucq
Dans Revue Projet 2017/1 (N° 356), pages 59 à 63
Éditions C.E.R.A.S
ISSN 0033-0884
ISBN 9791095606062
DOI 10.3917/pro.356.0059
© C.E.R.A.S | Téléchargé le 20/04/2024 sur www.cairn.info (IP: 178.197.214.119)

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INÉGALITÉS, UN DÉFI ÉCOLOGIQUE ?

Fiscalité verte : ne
lui en demandons
pas trop
Aurore Lalucq est économiste et codirectrice de l’Institut Veblen pour
les réformes économiques. En 2015, elle publie avec Jean Gadrey Faut-
il donner un prix à la nature ? (Institut Veblen/Les Petits matins).

Quelles solutions permettraient de penser un


système fiscal juste et écologique ? Et pourrait-il,
à lui seul, assurer une transition plus globale ?

A
lors que dans les années 2000, des taxes dites vertes fleurissent
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un peu partout en Europe, rien n’y fait en France. La mayon-
naise ne prend pas, comme l’a montré l’épisode de l’écotaxe
et des « bonnets rouges ». Anti-sociale, lubie de bobo, obstacle
à la relance de la croissance et à la compétitivité des entreprises,
sentiment de « ras-le-bol fiscal »… Tout fut bon pour discréditer cette
mesure verte particulièrement visible à travers ses portiques. Peu
de leçons seront tirées de ce rejet violent par une partie de la popu-
lation. Nous sommes sans doute passés à côté d’un débat essentiel
pour l’avenir de notre société : quelles sont les conditions d’accep-
tabilité sociale d’une fiscalité environnementale ? Quels pourraient
en être les contours pour qu’elle soit véritablement écologique et
juste socialement ? À se demander si, en France, nous savons encore
manier l’outil fiscal et les conditions de succès de sa mise en œuvre.

59| FISCALITÉ VERTE : NE LUI EN DEMANDONS PAS TROP


LA FISCALITÉ ÉCOLOGIQUE LA PLUS FAIBLE D’EUROPE
Depuis la signature de l’accord de Paris, la France aime à afficher
son engagement écologique. Mais sa fiscalité trahit un manque réel
d’ambition dans ce domaine. En 2012, les recettes fiscales environ-
nementales atteignaient à peine 37 milliards d’euros, et les dépenses
publiques de protection de l’environnement ne dépassaient guère les
15 milliards. Avec un niveau de recettes de 1,83 % du Pib, la France
est à la traîne en Europe (24e place sur 28 en 2012). Dans un récent
rapport, la Cour des comptes la classe même bonne dernière1. Le
système fiscal français est avant tout organisé pour assurer des ren-
trées d’argent, au lieu d’inciter à des comportements plus vertueux et
d’empêcher certaines dégradations environnementales2. Il s’apparente
à un empilement de couches successives de taxes ou de systèmes de
bonus/malus. Il pâtit d’effets d’annonces et réduit la question envi-
ronnementale à celle du climat. Le système s’avère finalement sans
grande cohérence, voire complètement schizophrénique quand il
tente de concilier des objectifs irréconciliables. La Cour des comptes,
qui abonde en ce sens, montre même comment les avantages fiscaux
nuisibles à l’environnement surpassent ceux dédiés à sa protection.
Ces derniers ne cessent de diminuer, à l’instar du crédit d’impôt
développement durable qui a perdu 2 milliards d’euros entre 2015
et 2010. Parallèlement, le kérosène n’est toujours pas taxé et le diffé-
rentiel de taxe sur le carburant reste favorable au diesel... Le rapport
pointe aussi l’absence de clarté de l’ensemble des dispositifs (plus de
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94 au total) et l’absence de suivi des politiques environnementales3.

DE L’IMPORTANCE DU DÉBAT
Si notre fiscalité souffre d’un manque de vision systémique, elle
souffre également de l’absence de débat démocratique. Une absence
qui permet de véhiculer bon nombre de clichés. Ainsi, reproche-t-on
souvent aux taxes vertes de pénaliser les « déjà pénalisés », d’éroder
le pouvoir d’achat des plus pauvres et d’aggraver les inégalités. Plus
qu’aucun autre impôt – bien plus que la TVA même, dont le caractère

1. L’efficience des dépenses fiscales relatives au développement durable, rapport du 8 novembre 2016.
2. « La fiscalité environnementale en France peut-elle devenir réellement écologique ? », Mireille
Chiroleu-Assouline, Revue de l’OFCE n° 139, 2015.
3. Cf. Antoine de Ravignan, « La France, pays de la délinquance fiscal-écologique », 30 novembre
2016, Altercoplus.fr.

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régressif est pourtant avéré – la taxe environnementale est jugée
antisociale par nature. Comme si cette caractéristique faisait partie
de son ADN, à l’inverse de toutes les autres taxes.
L’effet régressif d’une taxe portant sur la consommation est certes
indéniable, notamment si la mise en œuvre se fait sans cohérence
avec une politique économique, sociale et environnementale. Ainsi,
la contribution climat énergie (CCE) concerne aujourd’hui l’ensemble
des ménages français à hauteur de 0,2 % de leur revenu, mais elle
touche 0,6 % de celui des 10 % les plus pauvres, contre seulement
0,1 % des 10 % les plus riches4. Elle taxe le plus ceux qui polluent le
moins. Néanmoins, les injonctions de vertu faites à la fiscalité écolo-
gique visent à mieux l’évacuer du débat public en la décrédibilisant et
donc à justifier le recours à des solutions dites de marché. Comme le
résume Éloi Laurent : « alors que toutes les autres politiques publiques
seraient naturellement plaisantes et festives, les politiques écologiques
auraient le mauvais goût d’être punitives5 ».
C’est pourtant bien l’absence de politique écologique qui nuit aux
plus pauvres, car ce sont eux les plus affectés par les pathologies
provoquées par l’exposition à des matériaux dangereux, une ali-
mentation contaminée par les pesticides, la disparation de certains
éléments naturels. Ils dépendent aussi le plus d’une énergie fossile
peu chère. Tandis que les riches peuvent accéder plus aisément aux
biens environnements préservés.
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Absence de dialogue social
Suite à la fronde des « bonnets rouges », toute velléité d’intégrer
des taxes environnementales se fait désormais de manière plus dis-
crète. À l’instar de la contribution climat énergie (CCE), dont la loi de
finances pour 2014 a acté la hausse progressive via la taxe intérieure
de consommation sur les énergies fossiles. De même, la loi relative à
la transition énergétique pour la croissance verte (août 2015) vise à ce
que la composante carbone intégrée aux taxes sur la consommation
des produits énergétiques atteigne 56 €/tCO2 en 2020 et 100 €/tCO2
en 2030. Mais le gouvernement se défend d’avoir créé une nouvelle
taxe : il s’agit, à ses yeux, de l’adaptation de la taxe intérieure de
consommation sur les produits énergétiques. À un épisode nourri

4. Pour en savoir plus, Vincent Doumayrou, « La fiscalité écologique frappe plus les pauvres
que les riches », Reporterre.net, 2 novembre 2016.
5. Éloi Laurent, Nouvelles mythologies économiques, Les liens qui libèrent, 2016.

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de méfiance, le gouvernement a choisi de répondre par plus d’opa-
cité et moins de dialogue social. C’est tout l’inverse qu’il aurait fallu
faire. Une réforme fiscale social-écologique d’envergure nécessite de
prendre le temps du débat. La Suède est souvent citée en exemple
dès qu’il s’agit d’illustrer la possibilité d’une telle évolution. La taxe
carbone y est bien plus élevée que dans les autres pays européens
(aux alentours de 100 € la tonne). Mais un tel résultat n’a été possible
qu’à l’issue d’un large débat public sur plusieurs années, au terme
duquel la population a choisi d’aller vers une transition énergétique.
Les recettes, qui alimentent le budget général, sont aussi reversées
sous forme de subventions, pour réaliser des travaux d’isolation des
logements par exemple.

RÉFORME FISCALE GLOBALE


Nous avons tendance en France à utiliser peu et mal la fiscalité verte,
tout en lui demandant trop. Elle ne saurait, à elle seule, conduire notre
société à un développement plus durable. Pour être écologique et
sociale, la fiscalité verte doit être intégrée à une refonte plus globale
du système fiscal. Il s’agit, dans un premier temps, de revenir à une
fiscalité suffisante pour pouvoir financer la transition écologique,
mais aussi à une certaine justice fiscale. Sous l’effet de la concurrence
internationale de ces trente dernières années, les impôts directs pro-
gressifs (celui sur le revenu et l’impôt de solidarité sur la fortune)
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sont en nette régression. Progressivement, la fiscalité a favorisé les
plus forts au détriment des plus faibles. Le taux effectif d’impôt sur
le bénéfice s’élève en moyenne à 28 % pour les petites entreprises,
contre 8 % pour celles du Cac 40. La TVA pèse environ deux fois plus
lourd dans la richesse nationale que l’impôt sur le revenu, tandis que
le produit de la CSG rapportait, en 2013, 14 milliards d’euros de plus
que les impôts sur le revenu. Notre système fiscal est ainsi devenu
dépendant des impôts les moins justes socialement.
Il s’agit aussi d’imaginer comment contrebalancer les possibles effets
régressifs des politiques fiscales écologiques. En 2009, la commis-
sion Rocard avait évoqué l’idée de redistribuer une partie de la taxe
carbone sous forme de « chèque vert » versé aux ménages les plus
pénalisés et à certaines entreprises sous conditions. Une proposi-
tion difficilement compréhensible, dès lors qu’il s’agissait de donner
d’une main pour mieux reprendre de l’autre. L’erreur était surtout de

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réduire l’accompagnement social à la question monétaire : la redistri-
bution est assurée autant par le service public que par l’impôt. Une
transformation de l’urbanisme, une aide à l’isolation des logements,
une politique luttant contre la spéculation foncière, le développement
des transports collectifs sont indispensables pour que la charge de
l’ajustement écologique pèse d’abord sur les classes les plus aisées.
Plus globalement, l’inconvénient de certaines taxes vertes est d’envi-
sager la consommation comme un acte économique individuel. Mais
elle dépend à la fois du métabolisme de nos sociétés (la façon dont la
vie y est organisée), de l’état des inégalités et de notre appartenance
sociale. Si la mise en place d’une fiscalité environnementale est indis-
pensable, elle ne saurait, à elle seule, infléchir les comportements et
enclencher la reconversion écologique. Pour faire en sorte que la
planète demeure un espace de vie, réduction du temps de travail,
réforme fiscale d’envergure, protection des citoyens contre le risque
environnemental, régulation de la finance, sont tout aussi nécessaires
que l’adjonction d’une taxe.

RÉHABILITER LES RÈGLES


Enfin, la fiscalité n’est pas le seul outil mobilisable. Comme l’expli-
quait René Passet, pour protéger l’environnement, la puissance
publique peut aussi avoir recours à la norme. Or le discours dominant
aujourd’hui consiste à délégitimer toute velléité dans ce domaine à
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coups d’éléments de langage bien connus : trop lourdes à mettre en
œuvre, pas assez incitatives, trop bureaucratiques, etc. Pour réussir
la transition écologique, tout en favorisant la justice sociale, il est
pourtant nécessaire de remettre la politique au volant « parce que
le marché est incapable de déterminer une norme autre que celle
de la rentabilité et une répartition autre que celle qui avantage les
plus riches. Lorsque la norme souhaitée par la société a été démo-
cratiquement décidée, il reste à orienter la répartition de manière
juste6. » Pour les pollutions dangereuses pour la santé et la survie des
êtres humains sur la planète, comme ce fut le cas pour l’émission de
gaz détruisant la couche d’ozone, le passage par la réglementation
constitue bien la voie la plus efficace. Les gaz à effet de serre font
désormais partie de cette catégorie…

6. Cf. « Note sur la fiscalité écologique », Jean-Marie Harribey, 2011.

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