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Représentations du corps et réseaux sociaux : réflexion sur

l’expérience esthétique contemporaine


Elisabeth Eglem
Dans Sociétés 2017/4 (n° 138), pages 99 à 110
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 0765-3697
ISBN 9782807391642
DOI 10.3917/soc.138.0099
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 03/03/2024 sur www.cairn.info via Groupe IGS (IP: 86.214.47.65)

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Marges

REPRÉSENTATIONS DU CORPS
ET RÉSEAUX SOCIAUX : RÉFLEXION SUR
L’EXPÉRIENCE ESTHÉTIQUE CONTEMPORAINE
Elisabeth EGLEM *
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À mon père Jean-Yves Eglem,
amateur de philosophie et de yoga et photographe à ses heures

Résumé : Cet article s’intéresse au corps et à l’expérience esthétique dans le contexte de


l’usage des réseaux sociaux, notamment Instagram et Facebook. Au centre des pratiques
liées à la consommation, à l’apparence et au développement personnel de l’individu, le
corps est prépondérant dans l’expérience esthétique, à travers différents moyens de com-
munication, consommation et partage de contenu. Notre travail s’est ainsi orienté vers une
présentation de certaines pratiques liées à la recherche d’esthétique corporelle et inscrites
dans le contexte des réseaux sociaux. Après une partie théorique focalisée sur l’expé-
rience, le corps et l’esthétique, l’étude de terrain expose certains aspects des relations entre
construction d’une esthétique du corps et du quotidien, pratiques de communication sur
les réseaux sociaux et expérience esthétique. La discussion propose des pistes de réflexion
à partir des éléments issus du terrain, et les envisage sous l’angle des concepts théoriques
évoqués dans la première partie.
Mots clés : expérience, réseaux sociaux, photographie, corps

*
Maître de conférences à l’Université du Havre (ULH). Post-doctorat au Département
d’Arts Plastiques (CAP), Escola de Comunicações e Artes (ECA), Université de São Paulo.
Contacts : elisabeth.eglem@gmail.com ; elisabeth.eglem@univ-lehavre.fr

Sociétés n° 138 — 2017/4


100 Représentations du corps et réseaux sociaux : réflexion sur l’expérience esthétique contemporaine

Abstract: This paper is interested in the body and aesthetic experience in the context of
the generalization of social networks, mainly Facebook and Instagram. The body is central
in the behaviors related to consumption, appearance and self-help, and also deeply related
to aesthetical experience through various communication, consumption and sharing pro-
cesses. Our research resulted in the presentation of a few behaviors related to the quest of
body aesthetics in the context of the rising use of social networks and their related activi-
ties. After a theoretical part focused on experience, body and aesthetics, the field research
presents some aspects of the relationships between the creation of an aesthetics of the body
and daily life, communication practices in the social networks, and aesthetical experience.
The discussion suggests a few reflections based on a dialogue between findings from the
fieldwork and theoretical elements presented in the first part.
Keywords: experience, social networks, photography, body

Introduction
Sur les réseaux sociaux caractérisés par la publication massive de photos, l’individu
est en contact visuel avec une variété de corps dont la perception de l’apparence
déclenche chez lui une émotion. Le développement des techniques de communi-
cation a amplifié la production d’images, transformant ainsi chacun en producteur
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et consommateur de contenus visuels. De plus, la logique des réseaux sociaux
incite à quêter chez l’autre la valorisation de soi-même, suivant un objectif plus
ou moins conscient d’acceptation et d’insertion dans des groupes. De par son rôle
central dans la vie de chacun et dans les pratiques de consommation, d’esthétisa-
tion et de développement personnel de l’individu, le corps est prépondérant dans
ce qui nous semble être une tendance à l’extension de l’expérience esthétique par
différents moyens de communication, de consommation et de partage de contenu.
Nous avons donc esquissé ici un panorama des pratiques liées à la recherche
d’esthétique corporelle et inscrites dans le contexte des réseaux sociaux : prise de
photos, publication, observation des photos des autres, comportements liés à l’éva-
luation de ces photos (approbation, commentaires, partage). La méthodologie, de
type ethnographique, repose sur des entretiens introspectifs et des observations
sur Instagram et Facebook (observation des profils et photos postées). Après une
partie théorique concernant l’expérience esthétique et le corps, l’étude de terrain
expose certains aspects des relations entre construction d’une esthétique du corps
et du quotidien, pratiques de communication sur les réseaux sociaux et expérience
esthétique. La discussion dégage des pistes de réflexion à partir des éléments issus
du terrain, et les envisage sous l’angle des concepts théoriques évoqués dans la
première partie.

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Méthodologie
Ce travail de recherche est caractérisé par une méthodologie ethnographique et
interprétative 1. La netnographie 2 nous a permis d’étudier les images du corps en
circulation, et les réseaux sociaux Facebook et Instagram, caractérisés par la diffu-
sion de photographies et de contenus textuels, ont été une source d’observations
non participantes 3. L’observation de ces images s’est accompagnée de prises en
photo de photographies en ligne à titre d’illustration et d’approfondissement de
l’analyse 4. Notre évolution sur les réseaux sociaux étudiés s’est faite de plusieurs
manières complémentaires : sur Facebook, par l’observation des profils de nos
contacts, la méthode de la boule de neige pour avoir accès à d’autres profils, et une
démarche d’observation participante quotidienne 5 ; sur Instagram, par une obser-
vation libre caractérisée par la recherche de hashtags en lien avec notre sujet, puis
à partir des témoignages issus des entretiens. Cette recherche s’est faite en partant :
de mots liés aux contextes d’exposition du corps, par exemple, praia (plage) ; de
termes populaires dans les médias ou dans le langage parlé, par exemple, gostosa
(sexy pour une femme), gato (sexy pour un homme), frangocombatatadoce (poulet
et patate douce, nourriture classique pour qui s’entraîne régulièrement). Ensuite,
d’un hashtag à l’autre, nous avons pu remonter différentes filières thématiques.
Parallèlement aux observations en ligne, 10 entretiens introspectifs ont été menés
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avec des personnes dont les activités sont en lien avec l’image du corps : photo-
graphes, acteurs, chercheurs, mannequins ; et également, 6 entretiens avec des
personnes disposées à parler de leur perception des représentations du corps dans
la société contemporaine et de leur expérience en termes de circulation d’images
sur les réseaux sociaux en particulier. Enfin, une analyse de contenu globale a été
réalisée avec les données de l’enquête de terrain 6.

1. Cf. B. Glaser, A. I. Strauss, The discovery of grounded theory, Aldine, Chicago, 1967.
M. Mauss, Manuel d’ethnographie, Payot, Paris, 1967.
2. R. V. Kozinets, Netnography: doing ethnographic research online, Sage, London,
2010.
3. J.-S. Beuscart, D. Cardon, N. Pissard, C. Prieur, « Pourquoi partager mes photos
de vacances avec des inconnus ? Les usages de Flickr », Réseaux, vol. 154, n° 2, 2009,
pp. 91-129.
4. Cf. M. B. Holbrook, « Photo essays and the mining of minutiae in consumer research:
‘bout the time I got to Phoenix », in R. W. Belk (Ed.), Handbook of qualitative research
methods in marketing, Edward Elgar, Cheltenham, 2006 ; L. Spinelli, « Techniques
visuelles dans une enquête qualitative de terrain », Sociétés, vol. 2, n° 96, 2007, pp. 77-89.
5. L. Wacquant, Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti-boxeur, Agone,
Paris, 2001.
6. Cf. S. Spiggle, « Analysis and interpretation of qualitative data in consumer research »,
Journal of Consumer Research, vol. 21, n° 3, 1994, pp. 491-503 ; M. B. Miles et
A. M. Huberman, Analyse des données qualitatives, De Boeck, Bruxelles, 2003.

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102 Représentations du corps et réseaux sociaux : réflexion sur l’expérience esthétique contemporaine

Le rôle du corps dans le processus d’appropriation de l’expérience


Comprise comme activité subjective et cognitive permettant à l’individu de se
développer 7, l’expérience implique la présence d’un individu, d’un objet sur lequel
elle s’appuie, et d’un contexte dans lequel elle se produit 8. Csikszentmihalyi 9 décrit
l’expérience optimale comme l’engagement dans une activité créatrice de gratifi-
cation immédiate demandant la concentration totale du sujet. De même, selon
Dewey 10, vivre une expérience signifie aller jusqu’au bout d’une situation pour-
suivie jusqu’à son terme dans une parfaite harmonie. Cependant, le processus
d’absorption connaît des niveaux d’intensité variables 11. L’accès à l’expérience
passe par les sens, qui nous permettent d’avoir prise sur notre environnement et
de ressentir ainsi différentes émotions : recherche d’esthétique, de performance
sportive 12, ancrage dans la matière et célébration de la part dionysiaque de la
société 13, transcendance par des pratiques spécifiques 14, remise en question de
l’unicité de la réalité physique du corps dans la perspective du cyberespace 15. Le
corps joue un rôle central dans l’évolution des arts et de l’expérience artistique,
notamment en termes de relations entre les êtres humains et la technologie 16,
et comme base du vécu d’une expérience artistique transcendante (par exemple
dans les travaux de Marina Abramovic). L’expérience esthétique dans le contexte
particulier des pratiques liées au corps visibles sur les réseaux sociaux implique
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la présence d’images du corps montré ou observé. Les pratiques de travail sur
le corps à la base des photographies publiées peuvent être concrètes ou non

7. L. De Rezende Pinto, « As experiências de consumo na perspectiva da teoria da cultura


do consumo: identificando possíveis interlocuções e propondo uma agenda de pesquisa »,
Cadernos EBAPE, vol. 9, n° 1, 2011, pp. 37-56.
8. A. C. De Oliveira, « Interação nas mídias », Comunicação e Interações, Compos, São
Paulo, 2008.
9. M. Csikszentmihalyi, Vivre, la psychologie du bonheur, Pocket, Paris, 1990.
10. J. Dewey, L’art comme expérience, Folio, Paris, 1934.
11. A. Caru et B. Cova, « Approche empirique de l’immersion dans l’expérience de
consommation : les opérations d’appropriation », Recherche et applications en marketing,
vol. 18, n° 2, 2003, pp. 47-65.
12. Cf. M. Featherstone, « The body in consumer culture », in M. Featherstone,
M. Heptworth, S. B. Turner, The Body, Social Process and Cultural Theory, Sage,
London, 1991 ; S. Azevedo, « O corpo no pós – modernismo: obra sempre inacabada »,
in J. Guinsberg, A. M. Barbosa, O pós – modernismo, Perspectiva, São Paulo, 2005.
13. M. Maffesoli, L’ombre de Dionysos. Contribution à une sociologie de l’orgie, Le Livre
de Poche, Paris, 1991.
14. M. Eliade, Techniques du Yoga, Gallimard, Paris, 1975.
15. C. Rocha, W. Bandeira, « Avatares, agentes e corpo global: corpos no ciberespaço »,
in M. Tavares, J. Henno, H. Damélio, A. Antunes, A. Bochio (Eds.), Arte, corpo, tecnolo-
gia, ECA-USP, São Paulo, 2014 ; I. Santana, « Percepções e afeições de um corpo telemá-
tico », in Arte, corpo, tecnologia, op. cit.
16. V. Matesco, « Corpo, ação e imagem : consolidação da performance como questão »,
Revista Poiésis, vol. 20, 2012, pp. 105-118; L. Santaella, « Transfigurações artísticas do
corpo tecnológico », in Arte, corpo, tecnologia, op. cit.

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(retouche, maquillage virtuel), mais dans tous les cas, ce sont les images du corps
qui permettent de s’insérer dans un certain courant esthétique et un groupe qui se
reconnaît grâce à ces photos.

Formation de différentes esthétiques du corps et modalités de catégorisation


Les évolutions de la consommation relayées par les réseaux sociaux diffusent dif-
férentes tendances esthétiques et valeurs dans lesquelles les individus cherchent
à s’insérer, par goût ou pour faire partie d’un groupe considéré attractif. L’un des
termes les plus fréquemment mentionnés par les répondants est padrão, « modèle,
norme », et padronizado, « qui suit un modèle, une norme ». Les types d’esthé-
tiques du corps sont ainsi décrits comme « standardisés », suivant des directives
prédéfinies et diffusées par les médias (notamment les réseaux sociaux) et identi-
fiables par certains signes extérieurs : forme du corps, marques utilisées, alimen-
tation, types de loisirs, expressions de langage, etc. « Il y a des gens qui ont l’air
construits des pieds à la tête, avec une coiffure, un style, etc. » (S, 36 ans) ; « Tu vas
t’insérer plus facilement dans un groupe, ils vont te liker, davantage de gens vont
te suivre sur Instagram » (L. Oliveira, acteur). « Les gens modifient leur corps pour
un profil » (P., 27 ans) ; « Il y a plein de vidéos sur YouTube, pour apprendre à être
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naturel… il faut un fond de teint, un correcteur, un blush naturel, un rouge de la
couleur des lèvres, un gloss… le minimum ! » (F. Faran, actrice).
L’observation réalisée sur Instagram conduit à distinguer plusieurs types d’es-
thétiques liées à des pratiques et des discours dont l’identification permet à ceux
qui les suivent de se reconnaître et de renforcer leur sentiment de sympathie ou
d’appartenance. Les catégories qui apparaissent le plus clairement sont celles qui
mettent en valeur le corps ou les parties du corps faisant l’objet d’une attention
particulière, et que l’on cherche à développer (faire augmenter en volume et/ou
mettre en valeur). Il s’agit soit des catégories liées à la musculation, soit à celles où
apparaît le corps dont les attributs de séduction sont maximisés.

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104 Représentations du corps et réseaux sociaux : réflexion sur l’expérience esthétique contemporaine

L’esthétique du corps fin et souple associée au yoga et à l’alimentation végane


apparaît notamment à travers des photos de personnes réalisant des postures de
yoga, exprimant en général la sérénité. Cette typologie est associée à une concep-
tion du corps « naturelle » mais elle est également le résultat d’un travail d’assou-
plissement, allongement et allégement.
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De nombreuses photographies présentes dans les hashtags montrent ainsi des


plats ou des aliments qui visent à augmenter la masse musculaire ou alléger l’orga-
nisme (plats vegan, sans lactose, sans gluten, etc.).
Il s’agit dans ce cas de pratiques permettant l’accès au corps souhaité et donc
à une certaine esthétique de ce corps. De la même façon, les nombreux slogans
présents sur Instagram fonctionnent comme autant d’incitations à persévérer dans
la quête de ce corps, ou dans l’adoption des valeurs qui l’accompagnent. En outre,
la photographie artistique et professionnelle contribue à la diffusion de modèles
également présents sur les réseaux sociaux qui mêlent différents types de repré-
sentations du corps.

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Modalités de reconstruction de l’esthétique du corps : entre esthétisation narcissique


et démarche artistique
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La photographie en général permet de fixer un moment, une expression, suivant
l’intuition du photographe. Dans le cas du selfie, l’individu lui-même a une maîtrise
complète de son image. Les entretiens permettent de différencier deux types d’ob-
jectifs liés à l’esthétisation du corps. D’une part, les techniques professionnelles
transforment le corps en objet d’art, faisant en sorte par exemple qu’il évoque
autre chose que simplement un corps, en fonction du projet poétique du photo-
graphe. « Je crois que l’esthétique vient de la disposition du sujet, de l’intention du
photographe… il ne suffit pas d’être musclé ou sexy » (A., 33 ans) ; « Sur certaines
photos, le corps ressemble à une colline… parfois elles me demandent “c’est bien
mon corps sur la photo ?” » (M. Sielski, photographe) ; « Une cliente dépressive a
voulu poser allongée dans les feuilles mortes… son corps, dans cet environnement,
exprimait vraiment ce qu’elle ressentait » (Dani, photographe).
D’autre part, certaines techniques de modification de l’apparence sont orien-
tées vers la publication sur les réseaux, notamment Facebook, suivant la logique
de création de profils valorisants. « Il y a le maquillage digital, tu peux poster une
photo avec un maquillage que tu as choisi, même si tu ne l’as jamais fait dans la
réalité » (R., 26 ans). Également, le développement de la technique facile d’accès
par la généralisation de l’usage du smartphone comme appareil photo permet l’uti-
lisation d’outils visuels donnant à la photo un « style artistique ». « La photo imite
le cadre, le noir et blanc, les contrastes… il y a de plus en plus de profanes initiés »
(B. Rosenthal, chercheur en marketing des réseaux sociaux, FGV, São Paulo).
L’observation des photos des autres, l’entraînement au selfie et l’utilisation de
tutoriels accessibles en ligne permet d’acquérir le savoir-faire nécessaire à la réalisa-
tion de photos menant à un autre soi. « On peut tout choisir… la bouche, les cils, le
nez… une version plus parfaite de toi » (D. de Morães, photographe). Le fait d’être

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sur un réseau social incitant à poster des photos et à exposer tout ou partie de sa
vie implique de la part des membres du réseau une attitude devenue naturelle de
sélection de thèmes intéressants et des photos publiables : « On a compris qu’il y
une façon d’ouvrir la bouche, de sourire… tout le monde fait attention avant de
poster une photo » (S., 36 ans). L’observation des photos postées sur Facebook et
Instagram permet de noter la généralisation de certaines poses rendues populaires
par des digital influencers sur le net qui définissent l’attitude esthétiquement sou-
haitable sur les photos : type de sourire, sourcils froncés, angle du visage, photos
prises de dessus, selfie collectif avec le photographe au premier plan, etc. « Les
gens sont moins spontanés… ma nièce a cinq ans, elle prend déjà une pose de
princesse » (F. Faran, actrice).
Cependant, cette logique de production et d’exposition de soi peut être égale-
ment l’occasion de développer une démarche créative, surtout si l’individu a déjà
des centres d’intérêt ou une activité en rapport avec les arts. Le développement de
la technique facile d’accès par la généralisation de l’usage du smart phone comme
appareil photo permet l’utilisation d’outils visuels conférant à la photo un « style
artistique ». « Tout le monde utilise un filtre, pour être plus beau, ou essayer de
créer quelque chose de plus artistique… » (R., 26 ans). Dans le cas de Facebook,
on observe fréquemment une recherche d’esthétique globale du profil avec une
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cohérence entre la photo de la timeline et la photo du profil. Cela implique ainsi
une recherche de créativité qui n’est pas incompatible avec l’attente plus ou moins
consciente d’approbation ou d’attention des autres utilisateurs. « Sur Facebook, la
personne met une photo de timeline qui paraît liée à sa photo de profil… comme
une sorte de scénario » (P., 27 ans).

L’image du corps et la démarche d’esthétisation de la vie


Le développement des réseaux sociaux a petit à petit rendu naturelle la diffu-
sion de photos qui sont autant d’images de la vie parfaite, dans une tentative
plus ou moins consciente de provoquer l’admiration : « Il existe une interaction
entre la narration sur le réseau social et la façon dont la personne vit sa vie…
par exemple, elle commence à faire de sa vie un événement constant à commen-
ter » (B. Rosenthal, chercheur en marketing, FGV, São Paulo). Le quotidien est
ainsi théâtralisé par une démarche d’esthétisation de chaque instant, à partir de
la conscience préexistante des scènes les plus à même d’avoir une répercussion
positive en termes de réception par les autres utilisateurs. « Tu comprends qu’il y a
des photos qui vont récolter beaucoup plus de likes, alors tu te mets à faire ce type
de photo » (A., 28 ans). Les entretiens avec des photographes mettent en valeur
la recherche de naturel dans les photos de « style de vie ». Le banal devient ainsi
une sorte de naturel amélioré. « Ils ne veulent plus les poses à l’ancienne… c’est la
mère en train d’allaiter, la vie comme elle est » (Dani, photographe).
Les observations sur Instagram permettent notamment de constater l’inclusion
dans la thématique de la vie heureuse et dynamique de pratiques liées au corps
esthétique en bonne santé. On retrouve par exemple sous le hashtag saudável (en

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bonne santé) des photographies de plats sans gluten, d’entraînement de fitness


ou de yoga, de personnes minces, sportives, ou qui s’amusent. il s’agit alors de la
théâtralisation du bonheur de l’esprit sain dans un corps sain.

Sous le hashtag projeto verão (projet été) on retrouve aussi bien des photos
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d’entraînement, d’hommes et de femmes très musclés, que de plages, de femmes
en bikini, de nourriture légère, de cosmétique ou de vêtements.

Discussion
L’émotion ressentie est une clé d’accès à toute expérience. Les émissions de télé-
réalité et le développement rapide d’icônes de la vie de tous les jours (blogueuses,
célébrités de YouTube) reposent sur la production d’émotions pouvant être vécues
par l’individu au quotidien. La généralisation des technologies de diffusion et de
partage et la possession massive de smartphones mettent en question la capacité
à être pleinement attentif et concentré sur le moment présent 17. L’expérience telle
qu’elle apparaît dans cette recherche est plutôt une suite d’expériences simulta-
nées et complémentaires. Par exemple : travailler son apparence, être satisfait du
résultat, prendre la photo et la publier, voir l’effet produit ; admirer le corps de
quelqu’un, ressentir une certaine émotion, publier un commentaire. Les réseaux
sociaux amplifient la capacité à exposer l’individu et son corps, et les possibilités
de le contempler, déclenchant ainsi admiration, désir, dégoût, identification, etc.
Ces ressentis se manifestent par des réactions concrètes et visibles par celui qui
s’expose : likes, commentaires, décision de « suivre » ou non le profil d’un individu.
La vie en ligne est ainsi comparable à une performance mettant en scène
l’individu et un public dont il connaît ou non les membres, suivant ce qu’il a décidé
de rendre public. En effet, le corps est à la fois sujet qui se montre et objet observé
soumis à l’approbation du regard des autres, ce qui crée une vulnérabilité liée

17. M. Csikszentmihalyi, Vivre, la psychologie du bonheur, op. cit.

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à la dépendance constante à ce regard que l’on espère valorisant. De ce point


de vue, tout élément du quotidien peut être mis en scène dans une perspective
de participation au jeu social elle-même liée à l’insertion de l’individu dans une
certaine catégorie 18. Cet aspect de « catégorisation » (padronização) ressort parti-
culièrement de l’enquête de terrain, et si les répondants se montrent critiques par
rapport à cette omniprésence du corps « fabriqué » ou « mis en scène » (montado)
à des fins d’insertion sociale, rares sont ceux qui ne participent pas également à
ce mouvement de construction d’un profil dans une logique de publication. Ce
qui changerait finalement serait la catégorie choisie, et à quel point cette catégo-
rie a une dimension esthétique impliquant un travail de production physique et
photographique du corps. Il semble difficile pour le corps esthétique de ne rien
représenter : l’individu serait condamné à être esthétiquement adapté à un certain
groupe, avant d’être simplement lui-même… et même s’il prétendait soigner son
apparence sans objectif social précis, il pourrait être identifié par autrui comme
faisant partie d’un certain groupe.
La nature foisonnante des réseaux concernés par notre étude (Facebook et
Instagram) favorise par ailleurs le mélange des styles et des motivations : photos
artistiques, amateur, à visée publicitaire, etc. Il est donc aisé de passer d’un statut à
l’autre, d’être un « quasi-photographe », « quasi-mannequin », ou simplement de
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se comporter comme l’un ou l’autre suivant le contexte et la logique d’effacement
progressif des frontières entre vie privée et publique. Ainsi, plus que la relativité de
la légitimité des pratiques, l’enquête de terrain donne à voir une relativité de la légi-
timité des rôles assumés par l’individu, qui évoluent suivant les groupes auxquels
l’individu s’identifie.
Dominer le savoir-faire lié à la pose (sourire, position du corps, angle de vue,
retouche) permet de créer un « soi digital » satisfaisant pour soi et pour un public
supposé, mais n’implique pas nécessairement une démarche artistique. Le thème
de l’authenticité est ici lié à la question du « naturel » dans les photos. Tout le monde
valorise le fait d’être « naturel » ou « soi-même », mais finalement, la perspective de
la publication intimide et il est plus rassurant de s’en tenir à une pose valorisée. La
possibilité de voir immédiatement les photos et de les trier permet de protéger son
image en ligne. Les photos papier d’autrefois sont souvent mentionnées avec une
certaine nostalgie : on ne connaissait pas la photo avant le tirage, la publication
en ligne n’existait pas, et l’on se sentait plus libre devant l’objectif. Cependant, à
l’origine, les photos étaient tirées par un photographe dans des occasions solen-
nelles. Aujourd’hui, nous serions ainsi à une époque hybride, caractérisée par la
multiplicité des styles esthétiques et la banalisation de la pratique photographique,
mais aussi par la tentative de contrôle de l’image de soi.
Au-delà d’une recherche esthétique liée principalement à la consommation
de styles de vie, d’accessoires et de communication 19, les comportements décrits

18. E. Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. La présentation de soi, Éditions


de Minuit, Paris, 1973.
19. G. Debord, La société du spectacle, Gallimard, Paris, 1992.

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Elisabeth EGLEM 109

traduisent un désir d’expression de soi, de participation, et donc la satisfaction


de besoins émotionnels 20. L’amplification de la communication sur les réseaux
sociaux peut ainsi être considérée comme un signe de renouvellement des formes
d’ancrage dans la communauté.
Enfin, alors même que le corps est montré et partagé à l’infini sur le réseau,
les cours de yoga et de méditation rencontrent depuis ces dernières années un
succès croissant, signe de la nécessité ressentie de maintenir un équilibre entre
virtuel et physique, corps montré et corps ressenti. En effet, si ces pratiques ont une
dimension esthétique valorisante, elles n’en reposent pas moins sur des techniques
visant, entre autres, à ancrer le corps dans la réalité physique et temporelle, l’ici et
maintenant de l’individu déconnecté pour un temps du regard de l’autre.

Conclusion
Ce travail de recherche met en lien les thématiques du corps et de l’expérience
esthétique dans le contexte de la généralisation des réseaux sociaux comme outils
d’exposition et de partage. La discussion fait dialoguer l’exposé théorique et l’en-
quête de terrain et approfondit plus particulièrement les thèmes suivants : corps
et expérience esthétique ; corps réel et corps montré dans la dichotomie entre vie
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réelle et vie montrée ; corps « fabriqué » et insertion dans un groupe.
Nous souhaiterions développer certains de ces thèmes de façon plus spécifique,
probablement en retournant sur le terrain pour y réaliser des entretiens et obser-
vations complémentaires. Par ailleurs, notre attention s’est portée particulièrement
sur certains types d’esthétiques du corps très visibles. Développer davantage les
observations permettrait sans doute de réfléchir à d’autres formes d’esthétiques
corporelles. Enfin, cette recherche de terrain a été menée dans le contexte brési-
lien. Ainsi, même si le phénomène des réseaux sociaux est global, leurs membres
n’en sont pas moins caractérisés par des réalités culturelles locales. Il pourrait par
conséquent être intéressant de poursuivre ce travail dans un autre contexte afin de
voir d’éventuelles variations de perceptions.

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