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LES SOLIDARITÉS FAMILIALES AU MAROC : PERMANENCES ET

CHANGEMENTS

Béatrice Lecestre-Rollier

De Boeck Supérieur | « Mondes en développement »

2015/3 n° 171 | pages 51 à 64


ISSN 0302-3052
ISBN 9782807300897
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DOI : 10.3917/med.171.0051

Les solidarités familiales au Maroc :


permanences et changements
Béatrice LECESTRE-ROLLIER1

D ans le contexte général d’un vieillissement rapide de la population des


pays africains, les enjeux sociétaux sont nombreux en termes
d’adaptations aux nouveaux rapports numériques entre générations qui sont en
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train de s’établir. Cet article est centré sur ces enjeux du point de vue des
solidarités familiales, avec l’exemple du Maroc, pays de moins en moins jeune,
comme en témoigne la baisse du poids relatif des moins de 15 ans (44,3% de la
population totale en 1960, 27,4% en 2010, et probablement 17,2% en 2050) et
la hausse du poids relatif des 60 ans et plus (8,4% de la population en 2010,
24,5% en 2050) selon les projections démographiques du Haut-Commissariat
au plan (HCP). La transition démographique, tardive mais rapide, se fait à la
fois par la baisse du taux de fécondité (de 7,2 enfants par femme en 1962 à 2,2
en 20102) et par le recul de la mortalité, donc la hausse de l’espérance de vie à la
naissance (de 47 ans en 1962 à 75 ans en 2010, Bencheikh et Fassi Fihri, 2012,
31).
Comme dans la plupart des pays africains, les systèmes de protection sociale ne
touchent au Maroc qu’une minorité de la population, les fonctionnaires et les
travailleurs du secteur formel essentiellement : la couverture des personnes
âgées de plus de 60 ans par un régime de retraite est de 16,1% (HCP, 2008)3,
tandis que la couverture par une assurance maladie ne concerne que 13,3% des
plus de 60 ans. Soulignons l’importance des disparités de genre, puisque seules
3% des femmes bénéficient d’une pension de retraite et 8,5% d’une assurance
maladie, ainsi que de milieu de résidence – seuls 3,2% des ruraux sont couverts
par une assurance maladie et 4,1% par un régime de retraite. Des tentatives

1
Université Paris Descartes, UMR Centre Population & Développement (CEPED, Université
Paris Descartes - Institut de recherche pour le développement (IRD). beatrice.lecestre-
rollier@parisdescartes.fr
2
Seulement 1,8 enfant par femme en milieu urbain (Lfarakh, 2012, 15).
3
C’est le taux le plus bas du Maghreb, largement en deçà des pays voisins (Algérie et
Tunisie), où il se situe au-delà de 35%, en raison de l’importance du secteur informel,
notamment dans l’agriculture, et de la non obligation de couverture des indépendants.

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visant à étendre la couverture santé, notamment aux régions rurales, sont en


cours ; il est toutefois un peu tôt pour en tirer dès à présent des conclusions4.
Du fait de l’insuffisance des systèmes publics de protection sociale, les
solidarités intergénérationnelles relèvent principalement de la sphère privée. La
gestion familiale de la vieillesse est largement prégnante, renforcée par les
valeurs collectives qui prônent la cohésion et la solidarité familiale. Les sociétés
européennes apparaissent, aux yeux de nombreux Marocains, comme des
sociétés où les solidarités publiques ont pris le pas sur les solidarités familiales
et où l’on « abandonne ses vieux », chose impensable ici, dit-on. Comme il est
précisé dans l’introduction du dossier thématique de ce numéro, le mythe de la
« solidarité africaine » perdure, alors même que les contextes changent, que les
configurations familiales évoluent, que les rapports entre générations se
recomposent. Il nous faut sortir de ces schémas caricaturaux qui opposent les
sociétés du Nord à celles du Sud, les solidarités publiques aux solidarités
privées, et il nous faut, surtout, documenter les reconfigurations qui se nouent
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au sein des familles entre les générations.
Dans le cadre du projet Vieillir au Maroc, Vieillir au Sénégal : analyse qualitative
comparative des relations intergénérationnelles et des formes de soutiens familiaux et
institutionnels aux personnes âgées. Identification d’enjeux pour les politiques publiques5,
nous avons mené une première série d’enquêtes qualitatives, en milieu urbain (à
Agadir principalement, ponctuellement dans d’autres villes), afin de cerner la
complexité des solidarités familiales. Cette recherche a permis de mettre en
évidence certains constats généraux (Nowik et Lecestre-Rollier, 2015 ; Sajoux et
Lecestre-Rollier, 2015) que nous résumerons brièvement avant de nous
intéresser aux dynamiques qui se dégagent en termes d’évolution et de
recomposition des solidarités familiales, plus particulièrement aux tensions qui
les accompagnent. Nous avons choisi de faire une large place à la parole des
informateurs sur laquelle nous nous reposons, sachant que les extraits
d’entretien ont été sélectionnés pour leur « représentativité » – non pas au sens
statistique du terme, mais dans la mesure où ils correspondent à des situations
fréquemment rencontrées et observées.

1. L’ENCHEVÊTREMENT DES SOLIDARITÉS INTER


ET INTRAGÉNÉRATIONNELLES
Les solidarités familiales demeurent dans l’ensemble fortes, prégnantes, variées.
De fait, elles pallient l’absence, ou la faiblesse, des dispositifs publics de prise en
charge ou d’aide. Nos recherches ne mettent pas en évidence leur
affaiblissement, contrairement à certains discours alarmistes ou relatifs à la

4
Le régime d'assistance médicale (RAMED), nouveau dispositif en faveur des plus démunis,
est actuellement en cours de généralisation.
5
Projet sélectionné dans le cadre de l’appel CNRS Longévité et Vieillissement 2011 et dirigé
par Muriel Sajoux.

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« modernisation » qui arguent que le statut social des personnes âgées et les
solidarités dont elles bénéficient diminuent sous l’effet conjugué de la
nucléarisation des familles, de la scolarisation, de l’urbanisation, de la remise en
cause de l’ordre familial.
Ce qui apparaît fortement, c’est la multiplicité des formes d’aide et de soutien,
ainsi que leur imbrication. En réalité, les solidarités se manifestent à tous les
âges de la vie et pas seulement à l’heure de la vieillesse. On pourrait même dire
qu’elles se construisent tout au long du parcours de vie. De sorte que les aînés
ou les anciens sont d’autant plus soutenus qu’ils ont eux-mêmes participé
activement à ces vastes réseaux de solidarité qui ne concernent pas seulement
les ascendants et les descendants directs. En effet, il faut intégrer l’ensemble du
réseau parental, élargi aux collatéraux, pour saisir l’ampleur de ces échanges
entre générations, mais aussi au sein de chaque génération. Les fratries6 sont
composées de nombreux membres – réalité amenée à changer avec la baisse de
la fécondité –, avec des écarts d’âge importants entre les aînés et les cadets, de
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sorte qu’il est courant que les premiers participent à l’éducation des derniers et
que ceux-ci leur témoignent en retour un grand respect, au point de s’adresser à
eux comme on s’adresse à ses propres père (baba) et mère (muy) : « Le mari de ma
grande sœur est mort et ma sœur touche sa pension ; comme elle n’a pas eu d’enfant (problème
de stérilité) – parce que ce sont les enfants qui demandent plus de moyens – cela lui suffit.
Elle n’a besoin de rien ; elle mange à sa faim ; elle a sa maison et nos frères l’aident. C’est
elle, qui est la plus grande, qui a fait grandir nos frères, ils lui disent “mère” (muy). Elle
vient de temps en temps nous visiter, tous les 3 ou 4 mois. Quand elle sera trop vieille je la
ferai venir. Mes enfants sont très attachés à leur tante, donc ils ne l’abandonneront pas »
(Fatima, la cinquantaine, commerçante).
En outre, la circulation des enfants au sein de la lignée, notamment entre le bled
et la ville, est fréquente. Les adultes qui ont fourni logement ou argent,
prodigué soins et éducation, sont les premiers envers lesquels les plus jeunes,
ou les générations suivantes, se sentent redevables. La réciprocité s’installe dans
le temps et dans un cercle familial large.
Prenons l’exemple de Mounir pour illustrer l’enchevêtrement des formes de
solidarités, en fonction des besoins, réversibles, des uns et des autres. Mounir a
42 ans, il est marié, a un petit garçon et vit chez sa mère dans une maison
confortable d’un quartier résidentiel, à Agadir. Son père, enseignant, est décédé
brutalement (vers la cinquantaine), laissant à sa femme, veuve jeune, la charge
de 3 enfants. La famille a pu compter sur l’aide des oncles paternels de Mounir
car, selon les commentaires de leurs voisins, « c’est une famille riche ; ce sont les oncles
paternels qui ont pris en charge la veuve et les orphelins. »
Mounir : « On s’entend bien dans la famille. Quand mon père était encore vivant, on allait
chaque dimanche chez ma grand-mère (paternelle), toute la famille ; l’un ramenait le pain,
d’autres les gâteaux, le thé, et on passait tout le dimanche chez elle. (…) Ma grand-mère et

6
À prendre au sens classificatoire du terme, incluant aussi bien les frères et sœurs que les
cousins et cousines.

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ma tante (paternelles) sont mortes chez ma mère. Grand-mère avait peut-être même
Alzheimer ; on n’est pas allés chez un médecin, mais elle oubliait tout, ne parlait que des gens
morts et nous appelait par d’autres noms. Ma tante aussi, elle était à la maison à la fin de sa
vie. Je suis parti chez elle – parce qu’elle vivait avec son fils – et, dès qu’elle m’a vu, elle a dit
“Mounir, tu m’emmènes à la maison”7. Elle est restée avec nous jusqu’à sa mort, 3 mois ou
plus, parce qu’elle avait un cancer du sein. Elle ne voulait pas aller chez le médecin. (…)
C’est comme cela chez nous ; aucune personne âgée n’est isolée, il y a toujours un fils ou une
fille qui reste. »
Sa mère : « On a une voisine qui vit toute seule, mais sa fille vient très souvent et elle est en
bonne santé. Elle peut rester toute seule. Son fils est en Europe. Maintenant, les femmes ne
veulent plus vivre avec leur belle-mère. Mon fils est le contraire de ça : il dit “je veux vivre avec
ma mère”. »
Mounir : « Normalement, ce sont les filles qui restent avec leurs mères. Moi, j’aurais accepté
que ma sœur reste, mais elle est en Suède (son mari est marocain et travaille en Suède). Son
mari, peut-être il va trouver le problème qu’il n’aura pas son truc secret ou qu’il veut être
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libre8… mais quand même, il y a 3 télés, plusieurs chambres, la cuisine est commune, il y a
de la place. Ma sœur est partie en Suède9, mon frère est en France, moi je ne peux pas quitter
ma mère, je devrai rester avec elle jusqu’à ce que l’un de nous parte. J’ai une autre solution qui
est de laisser ma mère vivre seule et de venir la voir chaque soir, mais pour moi ce n’est pas
logique. J’ai vu ma mère prendre soin de nous, s’occuper des gens, donc je lui rends… Il y a
un proverbe marocain ou arabe qui dit : “Tu peux avoir une autre femme, mais tu ne peux
pas avoir une autre mère, alors choisis ta partie ! ”. (…) Ma femme ? Elle accepte, je crois
qu’elle accepte malgré elle, c’est la vérité. Maintenant, les gens ne veulent plus vivre avec leurs
parents ou beaux-parents. Moi aussi plus jeune, je voulais cela. Et c’est de pire en pire ! Cela
devient un peu chacun pour soi. Chez nous on continue de s’entraider. On s’entraide entre
frères et sœurs par exemple, pour la santé, pour le fric même. Par exemple, pour moi, mon
frère était inscrit à l’université ici à Agadir ; c’était n’importe quoi à l’époque, alors je l’ai
aidé avec mes moyens – à ce moment je travaillais dans un bureau de transit – pour partir en
France. Je l’ai aidé pour avoir un visa, pour l’inscription ; comme il n’était pas boursier,
chaque mois je lui donnais un minimum pour qu’il vive. Il a fait ses études en France, il s’est
marié (avec une Française d’origine marocaine), il s’est installé, il a acheté une maison, il a 3
enfants maintenant, il a investi en France. Il est dans la sous-traitance dans la maison
Renault ou Peugeot. Maintenant il est tranquille. Avec les cousins / cousines on s’aide aussi

7
Mounir veut insister sur sa relation privilégiée à sa tante : celle-ci ne vient pas finir ses jours
chez lui parce qu’elle est isolée (elle n’habite pas seule), mais parce qu’elle le considère
comme son deuxième fils. De son côté, Mounir est fier de pouvoir s’occuper de sa tante,
notamment parce qu’elle a contribué à son éducation après le décès de son père. C’est une
façon pour lui de la remercier.
8
Mounir imagine ici la gêne qu’aurait éprouvée son beau-frère s’il avait dû vivre sous le
même toit que sa belle-mère. En effet, c’est un cas de figure traditionnellement dévalorisé,
voire déshonorant, car l’homme doit prouver son indépendance en fondant son propre foyer.
9
La mère est en contact pluriquotidien (par skype) avec sa fille, via l’ordinateur allumé en
permanence. La fille vient tout juste de rentrer en Suède après deux mois passés ici. Avec le
fils installé en France, le contact se fait par téléphone, une fois tous les deux jours.

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comme cela, pour les études, pour le logement, pour la santé ; c’est la santé le problème le plus
gros ici au Maroc, l’éducation et la santé… et puis aussi le loyer. »
Sa mère : « Je n’ai jamais entendu dire qu’on abandonne ses parents, c’est impossible que
cela arrive ici ! C’est différent de l’Europe. Dans notre tradition, même si les parents n’ont
plus d’enfants, c’est la famille qui va en prendre soin. Dernièrement, on est allé à chaban (le
mois précédent celui de ramadan) visiter une maison pour les personnes âgées. On a apporté
des habits et on a parlé à l’infirmier ; il nous a montré un monsieur abandonné par tous ses
enfants, même un médecin à Casa et une fille ici. Une fois la femme de ce monsieur morte, ses
enfants l’ont délaissé. Chouma ! C’est honteux ! Parce qu’il a encore de la famille en vie. On
peut trouver des gens à la rue, mais pas des gens qui ont de la famille, même si ce n’est pas
leurs enfants. Je ne savais pas que c’était possible ! Notre religion nous dit qu’il faut respecter
les parents âgés, en prendre soin, les aider,… »
Une voisine arrive à l’improviste et se mêle à la conversation. Elle vient tout
juste de perdre son mari et, triomphante, annonce que son fils installé en
Hollande10 va rentrer pour vivre auprès d’elle : « Je le bénis (rda), mon enfant, mon
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fils, je suis satisfaite de lui, il voit que je suis toute seule maintenant et que ce n’est pas
normal, il s’inquiète pour moi. Ma fille vient de temps en temps, mais ce n’est pas suffisant.
C’est une question d’éducation : ce que tu as fait à tes parents, tes enfants te le feront. On n’a
pas perdu les traditions chez nous ! » (Agadir, octobre 2011).
Cet exemple est intéressant à plus d’un titre. Outre qu’il illustre la logique du
don/contre-don au cœur de la dette, il nous dit beaucoup des relations et des
solidarités familiales, des modèles valorisés ou réprouvés, autant que des
évolutions qui se dessinent. S’il paraît normal que l’État ou des associations
s’occupent des personnes isolées, l’idée demeure répandue qu’il est honteux de
recourir à de telles institutions pour un de ses proches. Le discours dominant
insiste sur le fait qu’ici au Maroc, « ce n’est pas comme chez vous en Europe » : « chez
nous on n’abandonne pas les personnes âgées » ; « notre religion nous l’interdit » ; « c’est une
question d’éducation, de valeurs religieuses, plus que de moyens ». La réciprocité est au
cœur du système de solidarité familiale et ceux qui la brisent sont stigmatisés
comme des ingrats au comportement honteux. De la même façon, seront plus
facilement marginalisées des personnes âgées qui n’ont pas soutenu leurs
proches lorsqu’elles en avaient les moyens physiques ou financiers.

2. LES HOMMES PIVOT DE LA LIGNÉE, LES


FEMMES PIVOT DU FOYER
Traditionnellement, l’unité familiale se fait à la fois autour de la lignée et autour
du foyer ou de la maison. Ce sont normalement les hommes qui transmettent
l’appartenance à la lignée (modèle patrilinéaire), du moins idéalement, d’où
l’importance des fils. Au moins l’un d’entre eux doit rester au foyer paternel.
10
Il est marié à une femme hollandaise avec qui il a deux enfants. Sa femme vient de se
convertir à l’islam et semble prête à franchir le pas. Ils loueront leur maison en Hollande, et
le père de sa femme, à la retraite, les aidera à investir au Maroc.

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Les filles, elles, sont amenées à se marier et à intégrer le foyer de leur époux. Ce
sont donc les fils qui veillent sur leurs parents vieillissants, et au quotidien leurs
femmes, soit les belles-filles, qui prennent soin matériellement d’eux, c’est-à-
dire qui assument tout le travail de care.
En revanche ce sont les femmes, les épouses et les mères, qui assurent la
cohésion du foyer. De nombreux termes reviennent au fil des entretiens, qui
traduisent cette idée : la femme « porte » ou « soulève » la maison ; elle est le
« support » ou le « pilier » de la famille, sans lequel l’édifice est bancal. On dit
encore qu’elle est « la colonne vertébrale », celle qui maintient l’équilibre de la
famille, qui « tient les rênes » et les serre. Elle doit à la fois être une bonne
travailleuse, c’est-à-dire compétente dans l’ensemble des tâches domestiques, et
responsable de la bonne entente au sein du foyer, ainsi que du bien-être des
membres de la famille. Là aussi, de nombreux termes évoquent toutes ces
qualités féminines : « travailleuse comme un couteau bien aiguisé », « capable »,
« responsable », dans le sens de « sage » et d’arbitre (qada, hakima, etc.) dont on
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recherche les conseils.
Tels sont les rôles et les qualités de la femme dans l’univers domestique,
reconnus et valorisés par la tradition. Les jeunes filles bien éduquées, qui ont
intégré l’ensemble de ces compétences et valeurs, sont qualifiées de « fille de la
maison ». Cela signifie que leur domaine est la maison, dont elles n’ont d’ailleurs
pas l’habitude de sortir, ce qui sous-entend qu’elles sont également pudiques et
vertueuses. Elles feront de « bonnes épouses », assurément peu enclines à contester
l’autorité de leur belle-mère car elles sont « calmes », elles « maîtrisent leur parole,
surtout devant leur belle-mère ».
De telles femmes, épouses et mères, sont très respectées. Elles jouent
effectivement un rôle central dans la famille, faisant taire les conflits, au point
que de leur vivant, leurs enfants restent unis auprès d’elles, alors qu’après leur
décès ils se dispersent, quand bien même le père est encore présent.
Mounir s’inscrit dans ce schéma-là, classique, valorisé. Il respecte sa mère et il
n’envisage pas de la laisser seule, tout comme le fils de la voisine qui,
maintenant que son père est décédé, doit assumer son rôle de fils, en plus de
son rôle d’homme, protecteur de la femme. Que celle-ci soit mère, femme,
sœur, fille, cousine, nièce, il est inconvenant qu’elle vive seule, sans homme
pour la « couvrir » ou la « protéger ». Les deux femmes (la mère de Mounir et la
voisine) sont d’ailleurs fières de leurs fils – au point de les bénir11 – et elles le
proclament.
D’autres hommes, à l’instar de Mounir, revendiquent pleinement ces rôles
classiques où la femme « a sa place à la maison », sous la protection et la

11
Rda, la bénédiction, s’oppose à la malédiction qui s’abat sur ceux qui abandonnent leurs
parents ou qui, parce qu’ils s’écartent trop du droit chemin, sont maudits et en quelque sorte
reniés par ces derniers. « Que la malédiction soit sur lui (ou sur elle) » est la pire des choses
qui puisse arriver à un enfant. Il faut, au contraire, la bénédiction des parents pour bien
partir dans la vie, disent les gens.

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responsabilité des hommes, pourvoyeurs du foyer. Mohamed est l’un d’eux. Il


fait partie de la corporation des commerçants traditionnels, sur le souk, connue
pour son conservatisme. Nous l’avons interrogé sur son lieu de travail, dans sa
boutique du souk d’Agadir. Il a 30 ans et cherche à se marier car « il n’y a pas
mieux que le mariage », dit-il en référence aux paroles du prophète qui
recommandait aux Musulmans le commerce (« Il n’y a pas mieux que le
commerce. ») : « C’est difficile de trouver une femme ! J’ai déjà été voir quatre familles, tout ce
qu’elles voient c’est le côté matériel et pas les valeurs : est-ce que c’est quelqu’un de bien, qui
pratique la religion, qui ne boit pas… Les filles et leurs familles sont matérialistes : il faut la
maison, la voiture, cela ne me plaît pas ! Je l’ai déjà la maison, je l’ai fait construire : trois
étages avec un magasin au rez-de-chaussée et du terrain. Mais je vis avec ma mère, jamais je
ne l’abandonnerai et j’emmènerai ma femme chez ma mère, pas dans la nouvelle maison. Je
me souviens, j’aimais la maison de mon enfance, je voudrais toujours retrouver la même
ambiance. Si je me rends compte pendant les fiançailles que ma fiancée ne s’entend pas avec
ma mère, alors cela ne pourra pas marcher le mariage. Il faut que ma mère soit d’accord, sans
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discussion possible, c’est notre culture ici. (…) Pour chercher une femme comment je fais ? Il
faut voir comment est sa famille, comment elle est éduquée, comment elle se comporte… Dans
les commerçants au souk, personne n’est divorcé. Ce n’est pas comme les fonctionnaires qui
divorcent, qui ne sont pas fidèles. (…) Une femme doit rester à sa place ; elle se respecte, elle
connaît ses limites. Une femme qui travaille, c’est honteux car elle fréquente les hommes ! Je
serai forcément jaloux ! Elle n’aura plus de valeur à mes yeux. C’est pour cela qu’on ne
respecte pas les fonctionnaires, parce qu’ils fréquentent leur femme avant. La femme a sa place
à la maison : il ne faut pas qu’elle se fatigue à l’extérieur, dans le travail, il faut qu’elle soit
préservée à l’intérieur. La femme c’est différent de l’homme. Maintenant, les femmes dominent
leur mari. Chez nous ce n’est pas comme cela : jamais on ne prend le parti de la femme contre
notre mère ; il y a beaucoup de respect entre nous dans la famille ; mes frères viennent tous les
soirs voir notre mère, lui baisent la main, emmènent leurs enfants… » (Agadir, février
2012).
Aujourd’hui, et de plus en plus, ces rôles traditionnels, tant masculins que
féminins, sont remis en cause. Les tensions s’amplifient quant à cette classique
division sexuelle du travail. Les femmes acceptent de moins en moins leur rôle,
les belles-filles en particulier. Les hommes, de leur côté, contestent moins
explicitement leur place, n’avouent pas ouvertement leur malaise, cependant les
tensions qui les traversent n’en sont pas moins profondes.

3. LA CONTESTATION DES BELLES-FILLES, LE


MALAISE DES JEUNES HOMMES
Mounir et sa mère en sont conscients : maintenant les choses changent, les
jeunes ne veulent plus vivre avec leurs parents et les femmes avec leur belle-
mère. C’est également ce que les observations de terrain montrent. On voit
aujourd’hui les changements, le basculement en train de s’opérer. Par exemple,
les femmes de 50/60 ans qui ont elles-mêmes vécu avec leurs beaux-parents
savent que leurs fils reproduiront de moins en moins ce schéma. Ils – et surtout

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elles, leurs femmes – refusent désormais la cohabitation. C’est, en effet, la


relation belle-mère/belle-fille qui focalise toutes les crispations, comme en
témoigne l’exemple suivant :
Mehdi a 25 ans, il habite chez ses parents avec ses sœurs encore célibataires et
travaille dans un centre commercial. Il vient tout juste de se marier avec une
jeune femme, qui travaille elle aussi, et qui a rejoint Mehdi dans la grande
maison familiale. Toute la famille se serre au rez-de-chaussée de la maison, car
le premier étage est loué à des étudiants pour compléter la petite retraite du
père. Néanmoins, depuis son mariage, Mehdi et sa femme disposent d’une
chambre indépendante.
La cohabitation s’est rapidement mal passée, raconte Lubna, une des jeunes
sœurs de Mehdi : « La femme de Mehdi travaille, alors quand elle rentre le soir à la
maison elle dit qu’elle est fatiguée ; elle ne fait rien à la maison ; elle s’assied à table et c’est
tout. Franchement, elle ne fait aucun effort pour faire même un peu ! C’est notre grande sœur
qui fait tout. »
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Khadija (la sœur aînée), après avoir fait des études (elle a une licence), n’a pas
trouvé de travail. Faute d’avoir pu poursuivre ses études en master, elle se
retrouve à la maison : « Elle a tout arrêté, elle reste à la maison ; elle fait des gâteaux, la
cuisine et tout le travail de la maison. Notre mère est souvent malade. »
La mère de Mehdi ne supporte plus la situation. Elle juge sévèrement sa belle-
fille qui ne sait pas faire la cuisine, seulement des œufs au plat, donc qui n’a pas
acquis les savoir-faire féminins (« c’est honteux ! »). Elle a dit à sa belle-fille :
« L’année prochaine on ne louera plus l’étage aux étudiants ; vous pourrez vous y installer
avec Mehdi et comme cela tu feras la cuisine à ton mari et moi au mien, cela évitera les
problèmes. »
Or, voilà maintenant que Mehdi s’est disputé avec sa femme et qu’il veut
divorcer, après quelques mois de mariage seulement. Lubna est catégorique :
« Belle-mère et belle-fille, c’est voué à l’échec ! C’est trop de problèmes ! On n’entend que ça
autour de nous : les problèmes entre belles-mères et belles-filles. Les belles-filles disent que les
belles-mères sont difficiles, qu’elles veulent toujours garder leurs fils prisonniers entre leurs
bras. Les belles-mères disent que leurs belles-filles sont des bonnes à rien, qui ne les respectent
pas, etc. Moi, je n’habiterai pas avec mes beaux-parents, dès le départ, pour éviter les
problèmes des deux côtés. Sauf s’il n’y a pas d’autre solution ! » (Agadir, février 2012).
Cette dernière remarque de Lubna met l’accent sur l’importance de la
dimension économique du problème : le choix de vivre ou non avec ses parents
ou sa belle-famille ne peut exister que s’il est matériellement possible de faire
autrement. La cohabitation entre générations est – indépendamment de toute
considération morale – parfois le seul modèle financièrement viable. Mehdi a
un petit salaire qui ne lui permet pas d’envisager de louer un appartement ; il
préfère faire des économies en continuant d’habiter chez ses parents avec sa
jeune femme. Cette dernière aussi a un très petit salaire, néanmoins elle travaille
et affirme ainsi son indépendance. Ce faisant, elle remet en cause ses devoirs de
belle-fille – et donc, par extension, ses devoirs de femme – ce qui contrarie sa
belle-mère et renvoie sa belle-sœur, pourtant éduquée, du côté des « filles de la
maison ».

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Les solidarités familiales au Maroc : permanences et changements 59

Une expression revient souvent dans la bouche des belles-mères : « C’est


honteux ! » C’est par ces termes qu’elles qualifient à la fois le comportement de
leurs belles-filles et le fait que celles-ci dérogent à l’idéal féminin de la « parfaite
épouse », laquelle est censée exceller dans les travaux domestiques. C’est honteux
pour la femme, c’est honteux pour sa mère qui n’a pas su correctement éduquer
sa fille, et c’est enfin honteux pour l’époux et sa propre famille. Une belle-mère
me parle en ces termes de sa belle-fille, avec laquelle elle ne cohabite pas : elle
est « molle », sous-entendant qu’elle ne fait pas correctement son travail. « Quand
elle m’emmène le petit-fils pour que je le garde, je vois qu’il n’est pas bien habillé ; elle jette les
couches n’importe où, n’importe comment… Je n’ose pas lui dire, ni à mon fils, j’ai trop peur
qu’elle remonte mon fils contre moi. Puisqu’elle l’a fait sortir de la maison12, que Dieu soit
avec lui ! » (Octobre 2011, Agadir).
Mais les belles-mères sont aussi des mères, qui incitent leurs propres filles à
poursuivre des études, voire à travailler. Elles savent que « les enfants ne sont plus
comme avant », que « la vie change », qu’ils n’ont plus « l’immensité de leur patience »
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pour « supporter » tout ce qu’elles-mêmes ont enduré. Elles craignent la
cohabitation avec leur belle-fille, en même temps qu’elles s’inquiètent de savoir
sur qui elles pourront compter plus tard. « Dans ma génération, les filles respectaient
beaucoup les belles-mères, maintenant cela change, les filles font moins d’efforts. Avec ma belle-
fille, c’est moi qui fais le plus d’efforts ; je dois faire toujours très attention ; j’ai peur de faire
quelque chose de travers ; j’ai peur que ma belle-fille monte mon fils contre moi. Déjà que les
garçons sont,… comment dire,… ils ne veulent pas faire le travail des filles, alors avec les
conseils de la belle-fille, ils seront encore moins proches. (…) Je n’attends pas grand-chose des
garçons. Les filles sont plus attentionnées, elles prennent mieux soin de leurs parents » (Mina,
55 ans).
Elles ont souffert de la domination de leur belle-mère13, et pourtant ne
supportent pas de vieillir loin de leurs enfants. Confrontées à la gestion de la
dépendance de leurs propres parents et beaux-parents, elles redoutent les
incertitudes de leur propre futur. Quelques-unes avouent à demi-mots avoir
travaillé longtemps à orienter l’alliance d’au moins un de leur fils avec une
femme qu’elles ont choisi et dont elles sont assurées du soutien, voire de la
docilité – par exemple une nièce ou une fille du bled qui a été à l’école mais pas
trop, ou une fille du voisinage observée depuis longtemps et dont la famille est
respectable.
Les filles et les belles-filles, elles, ne veulent plus « sacrifier leur vie ». C’est
l’expression qu’elles emploient à propos de leurs aînées – ou de leurs sœurs,
cousines, belles-sœurs, voisines, amies – qui se sont dévouées à leurs proches au
point de « laisser passer leur âge » ou de « terminer leur temps ». Laisser passer l’âge

12
Expression qui signifie que la belle-fille n’a pas voulu cohabiter avec ses beaux-parents. Elle
a fait sortir (sous-entendu brutalement et contre l’ordre des choses) le fils de sa maison.
13
Au seul fait d’évoquer leur belle-mère, quelques femmes, même âgées d’une cinquantaine
d’années, se sentent terriblement gênées : elles changent brusquement de comportement,
rougissent, baissent les yeux ou la tête, s’agitent,…

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60 Béatrice LECESTRE-ROLLIER

du mariage, l’âge des études ou de l’emploi pour demeurer auprès des parents
vieillissants, par exemple, c’est terminer le temps de la jeunesse, soit le temps
des possibles. Les femmes divorcées, plus rarement veuves, qui reviennent
s’installer au foyer paternel (ou maternel) sacrifient aussi leurs propres
aspirations et intérêts au service de la parenté ; c’est en même temps une façon
pour elles de retrouver un rôle socialement valorisé et respecté, maintenant
qu’elles n’ont plus celui d’épouse. Les femmes divorcées sont particulièrement
stigmatisées et il leur est difficile de vivre seules (Sajoux et al., 2015).
Les individus sont de plus en plus clivés entre raison communautaire et
ambitions personnelles, normes individuelles et normes collectives, désir
d’autonomie et poids de leurs obligations familiales. Si les discours féminins
disent le poids des « sacrifices » et de la « souffrance » qui accompagne
l’inégalitaire répartition du travail de care envers les aînés, les maux masculins
sont, eux, encore largement indicibles et inaudibles. C’est là une question
taboue pour les hommes eux-mêmes qui taisent leurs tourments, car ils ont des
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rôles sociaux à tenir.
L’observation au sein des familles révèle la part non dite de ces souffrances
masculines, en particulier du stress lié au rôle de soutien de famille que
continuent à assumer bien des hommes à l’âge où, précisément, ils se sentent
fatigués, du fait de la difficulté de leurs enfants à s’insérer sur le marché du
travail et, parfois, sur le marché matrimonial. C’est une situation inédite par
rapport à ce qu’ont connu leurs propres parents, génératrice de beaucoup
d’angoisses, surtout pour ceux qui ont en charge de grands enfants, parfois déjà
mariés et pères de famille, mais qui ne gagnent pas de quoi établir leur propre
foyer. Une autre source de souffrance tient à l’isolement affectif des hommes, y
compris au sein même de la famille. Cet isolement est d’autant plus important
que ceux-ci ont eu des « carrières » d’hommes honorables. En respectant
l’autorité des hommes, les femmes et les enfants les isolent et cet isolement se
renforce au fil de la vie. Quand du fait de l’âge ils perdent progressivement leurs
pouvoirs, ils sont marginalisés au sein de leur propre foyer. Le renversement est
tel que beaucoup ne le supportent pas. « Je connais le cas d’un “vieux” qui se retrouve
tout seul : le fils le plus jeune est parti étudier dans une autre ville et sa mère l’a suivi pour
prendre soin de lui, laissant le père tout seul puisque les autres enfants étaient déjà partis »
(Brahim, étudiant).
« La femme, c’est pas vraiment difficile pour elle de vieillir, en tout cas moi je le ressens comme
ça. Si tu as la foi, tu n’as peur de rien. Pour l’homme c’est différent : l’homme n’accepte pas
vraiment d’être pris en charge par les autres… c’est son moral, son psychisme. La femme, elle
est toujours prise en charge par ses enfants, n’importe qui peut l’aider ; elle peut être aidée par
ses voisins, ses amis, les cousines… Alors que l’homme, il n’accepte même pas les enfants !
C’est aussi une question d’intimité : si il n’a pas sa femme, il accepte rarement que d’autres
personnes l’aident. (…) Je connais un voisin qui est tombé malade et sa femme l’a abandonné,
elle lui a dit « moi je veux vivre ma vie ». Il avait 40 ans ou quelque chose comme ça ; même
si les femmes de sa famille, les femmes de ses frères, se sont occupées de lui, il s’est laissé
mourir dans l’année parce qu’il n’acceptait pas que les femmes défilent chez lui pour s’occuper
de lui » (Femme, veuve, 55 ans environ).

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Les solidarités familiales au Maroc : permanences et changements 61

Les jeunes hommes sont également au cœur de tensions particulièrement fortes.


On ne souligne pas assez ce que la construction du masculin provoque de
difficultés pour les individus. La figure de l’homme protecteur, responsable, est
encore très valorisée, en dépit des changements. On juge beaucoup les hommes
à leur capacité à aider, à subvenir aux besoins, à prendre en charge les
dépendants, aussi bien matériellement que moralement, tant dans la vie
quotidienne que dans la régulation des conflits. La relation de protection
s’assortit toujours d’une capacité redistributive, selon la norme sociale qui place
toute personne en position de donner dans l’obligation de le faire. Si l’on
s’entraide beaucoup entre agnats tout au long de la vie, c’est dans le cadre d’une
rivalité, jamais dite mais implicite, pour être reconnu comme le plus digne de
respect, celui dont la parole est écoutée, celui qui représente le mieux les
intérêts de tous, soit qui incarne les idéaux de l’honneur.
Une partie du malaise, voire du mal-être, des jeunes hommes, provient de leurs
difficultés à concilier ce rôle traditionnel de « l’homme d’honneur » et les idéaux
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plus modernes de l’autonomie individuelle et de l’égalité dans les relations entre
sexes. Beaucoup sont rongés par l’inquiétude de ne pas parvenir à concilier tant
d’injonctions contradictoires. Comment, en effet, allier désir d’émancipation et
poids des obligations familiales ? Comment s’autonomiser tout en ne perdant
pas la protection des siens ? Comment assumer l’exigence de réciprocité liée à la
dette, alors que l’on peine à s’insérer sur le marché de l’emploi ? Comment
choisir sa conjointe tout en respectant les souhaits de ses parents ? Comment
exiger d’elle, que ses parents ont encouragé à étudier, qu’elle se consacre au
foyer ? En bref, comment se sentir à la hauteur de l’héritage familial ?
Certains jeunes sont littéralement coupés en deux, tant la tension est forte en
eux entre des valeurs et des modèles qu’ils ne parviennent guère à concilier. Tel
est le cas d’Hicham, qui a rencontré une femme espagnole et qui, selon ses
frères, est « complètement perdu ». Hassan, son frère aîné, raconte : « Il ne sait pas
quoi faire, s’il doit se marier ou non et avec qui. Avec l’Espagnole cela ne peut pas marcher,
elle a son travail en Espagne, elle ne va pas l’abandonner pour venir vivre ici, et puis, en plus,
elle est plus vieille que lui, elle est divorcée, alors là c’est quasiment impossible, notre père ne
l’acceptera jamais, moi-même je suis contre ! Avec une femme du bled ? La maman elle
voudrait, mais Hicham, il est éduqué, il ne veut pas d’une femme pas éduquée, c’est pour cela
qu’il est perdu… J’ai peur que cela lui tourne la tête à force de réfléchir à cela… Tu sais
quoi ? Il faut qu’on lui trouve une femme bien. »
Redouane aussi « ne sait plus quoi faire », au point qu’il « est coincé » (au sens propre
comme au sens figuré, car Redouane est hospitalisé pour une sciatique).
Oussama (23 ans), son frère, m’explique : « Redouane fréquentait beaucoup les
Européens, il buvait, il fumait [sous-entendu : le kif]. Il a passé l’âge de 35 ans et les parents
ont dit : "stop ! ça suffit !" Ma mère et ma grand-mère lui ont trouvé une femme ; ils ont fait
tous les papiers pour le mariage, mais Redouane n’aime pas cette femme. Il ne sait plus quoi
faire, il est coincé. Il se concentre sur ses problèmes de santé, mais après ? ».
On saisit bien l’ensemble de ces tensions autour de la question de la
cohabitation. La jeune génération – hommes comme femmes – se situe dans un
« entre-deux » entre cohabitation et décohabitation. Dans leurs discours, dans

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62 Béatrice LECESTRE-ROLLIER

leur tête, la décohabitation est là. Les termes qui reviennent le plus souvent sont
« le besoin d’intimité », le fait de « vivre sa propre vie », « d’avoir plus de liberté »,
d’ « éviter les tensions » au sein de la famille élargie, notamment au sujet de
l’éducation des enfants. Dans les faits, cependant, cette décohabitation n’est pas
encore affirmée. Il faut, en effet, avoir les moyens de la décohabitation, à la fois
matériellement et symboliquement. Or, tant financièrement
qu’émotionnellement, peu de jeunes interrogés sont, en réalité, en mesure
d’assumer ce modèle. Leurs propos expriment la tension, voire l’angoisse face
aux contradictions avec lesquelles ils se débattent. Tout en souhaitant
s’émanciper, ils ont la nostalgie de la chaleur de la grande famille qu’ils
retrouvent le temps des fêtes.
De leur côté, les parents supportent difficilement de voir s’éloigner leurs
enfants. Le modèle de la famille honorable, indivise, qui valorise la solidarité et
la fraternité en perpétuant l’héritage parental n’est pas si loin.
Cela explique, en pratique, le maintien de multiples formes de cohabitation14
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dont il faut souligner le dynamisme. De nombreux étudiant(e)s qui quittent le
foyer paternel pour rejoindre l’université sont hébergés en ville chez leurs aînés
– oncle, tante, frère ou sœur. Nombre de jeunes travailleurs célibataires font de
même. Des fratries continuent parfois de cohabiter partiellement après le décès
des parents, ou se reconstituent après s’être dispersées, pour des raisons tout
autant matérielles qu’idéelles. Une sœur divorcée ou veuve sans ressources vient
habiter auprès d’un frère, par exemple.
Tous ces cas de figure sont apparus régulièrement au cours de nos
investigations de terrain. Les familles ne cessent de se décomposer pour mieux
se recomposer. Et c’est autant une question de moyens matériels que de valeurs
collectives. Les familles aisées, qui en ont les moyens, investissent parfois de
grandes maisons qu’elles divisent en autant d’appartements que de couples.
Chaque fils marié bénéficie donc d’une certaine autonomie et les possibilités de
conflit sont amoindries. Ailleurs, ce sont des frères qui se partagent de grandes
maisons ou choisissent de vivre à proximité les uns des autres. Le modèle
familial patriarcal s’est transformé, les familles contemporaines se diversifient,
néanmoins on constate toujours une forte propension à reconstituer une partie
du réseau familial. L’intensité des relations est quelquefois si forte – immixtion
des parents dans la vie quotidienne, recours à la médiation familiale, souvent
d’un grand frère, dans les problèmes conjugaux, des sœurs en particulier – que
l’on se demande parfois si l’on peut véritablement parler de famille conjugale,
quand bien même chaque couple a son propre appartement.
14
Les enquêtes statistiques soulignent le fait que très peu de personnes âgées vivent
isolées (6,8% seulement, majoritairement des femmes), et qu’une proportion identique
(6,9%) vit uniquement avec son conjoint (Enquête nationale sur les personnes âgées, 2006 ;
Dialmy, 2009), ce qui montre la prégnance, encore aujourd’hui, en milieu urbain comme en
milieu rural, de la norme de la cohabitation familiale. Mais ce que les enquêtes statistiques
ne montrent pas, ou peu, c’est la très grande variabilité des modes de cohabitation, c’est
leurs dynamiques, et c’est, enfin, les représentations qu’en ont les individus.

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Les solidarités familiales au Maroc : permanences et changements 63

CONCLUSION
Les difficultés économiques ne permettent plus à ceux qui ont des ressources
d’assister toute leur parenté (aînés, enfants à charge, étudiants, jeunes
chômeurs,…). Or, la solidarité doit être réciproque. Si elle fonctionne à sens
unique ou si les individus, en particulier les jeunes, hommes comme femmes, ne
sont plus en mesure de s’acquitter de la dette – ou sont tentés de s’en
désolidariser –, cela provoque des tensions qui ne sont pas sans conséquences
sur les inquiétudes et les crispations contemporaines quant à la fragilisation des
liens parentaux.
Si dans les discours les mutations de la famille apparaissent inquiétantes, dans
les faits, elles sont bel et bien là. Les jeunes générations n’auront pas plus
d’enfants que les Français et elles ont intégré l’espacement des naissances
comme un des paradigmes de la modernisation. Trop de naissances, trop
rapprochées, sont un fardeau pour la famille, autant pour la santé des femmes
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que pour l’éducation des enfants.
Les solidarités continueront vraisemblablement à s’adapter aux évolutions
sociétales en se recomposant, comme elles se recomposent déjà. Il est fort
probable qu'elles soient à l'avenir de plus en plus partielles, électives,
individualisées, comme en témoignent dès à présent toutes les reconfigurations
autour de la famille conjugale, avec des parents – ascendants, descendants,
collatéraux de la génération ou d'une autre génération, de l'un ou l'autre des
deux conjoints – cohabitants, à titre temporaire ou durable. On choisit de plus
en plus ses solidarités ; on privilégie certains parents au détriment d’autres, ce
qui explique toutes ces formes d’individualisation partielles, souvent
ambivalentes.
La prégnance des solidarités communautaires s’explique d’abord, et avant tout,
du fait des insuffisances des formes publiques de solidarité. Seule la protection
sociale communautaire est accessible au plus grand nombre. L’individualisme,
en tant qu’attitude accessible à tous, présuppose l’individualisation comme
principe politique, c’est-à-dire l’organisation contractuelle de la protection
(système de sécurité sociale, de redistribution,…) à l’échelle globale de la
société, garantie par l’État (Marie, 1997).
Ces analyses de Marie demeurent d’actualité. Tant que les individus font face à
leurs problèmes – de santé, de chômage, de retraite, de décès, d’éducation,... –
grâce à la protection que peuvent leur apporter leurs proches, ils n’ont pas
d’autres choix que d’entretenir les multiples liens qui tissent, au quotidien, les
solidarités familiales, même si celles-ci leur apparaissent de plus en plus
contraignantes. Le désir d’individualisation est présent ; il ne peut toutefois
exister pleinement que si les individus s’inscrivent dans d’autres formes de
solidarité qui leur garantissent la sécurité. L’affaiblissement des solidarités
d’ordre privé ne peut être envisagé que si d’autres types de solidarités prennent
le relais.

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64 Béatrice LECESTRE-ROLLIER

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Rhani, A. Boutaleb, J.-N. Ferrié (dir.) Le Maroc au présent, Fondation Abdul-Aziz Al
Saoud, Casablanca.

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