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L’ACCESSIBILITÉ AU PRISME DES CAPABILITÉS

Jean-Michel Bonvin, Emilie Rosenstein


in Joël Zaffran, Accessibilité et handicap

Presses universitaires de Grenoble | « Handicap, vieillissement, société »


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2015 | pages 25 à 48
ISBN 9782706122255
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/accessibilite-et-handicap---page-25.htm
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Accessibilité et capabilités
Partie 1
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L’accessibilité au prisme des capabilités
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Jean-Michel Bonvin et Emilie Rosenstein

Dans le champ du handicap, on a parfois tendance à considérer que


l’enjeu de l’accessibilité se résume à une question de mobilité physique,
d’accès aux bâtiments et aux transports, etc. L’accessibilité est cependant
une question bien plus complexe qui touche à la participation et à
la citoyenneté sociale des personnes. Dans cet esprit, nous suggérons
d’évaluer les politiques du handicap à l’aune des capabilités telles que
définies par Amartya Sen. La question n’est dès lors plus de mesurer
l’accessibilité au bâti des personnes en situation de handicap mais
d’évaluer leurs libertés réelles de mener une vie de valeur. Dans ce sens,
les politiques du handicap sont le reflet de conceptions de la justice
sociale en matière d’insertion et de participation. Au-delà des ques-
tions de mobilité ou d’accessibilité au bâti, elles invitent à interroger
la place faite à la personne en situation de handicap dans nos sociétés :
dans quelle mesure a-t-elle effectivement accès aux mêmes capabilités
que les membres valides de la société ? Aussi, ce chapitre propose-t‑il
un recadrage de l’enjeu de l’accessibilité à partir de l’approche par les
capabilités.

Comprendre l’accessibilité en termes de capabilités


Selon nous, l’intérêt de penser l’accessibilité à partir de l’approche
par les capacités1 réside dans la combinaison amenée par Sen des
deux dimensions de la liberté : opportunité et processus. La « liberté

1 Dans le cadre de cette contribution, nous employons indistinctement les termes


de capacité et de capabilité.
28 Jean-Michel Bonvin et Emilie Rosenstein

opportunité » ou opportunity freedom désigne le nombre et la qualité


des opportunités à disposition des personnes tandis que la « liberté
processus » ou process freedom (Sen, 2005) met l’accent sur la possi-
bilité de participer aux processus décisionnels les concernant. Sur le
premier versant, il s’agit de repérer les facteurs qui interviennent dans
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la conversion d’une liberté formelle, dans le sens marxien du terme,
en une liberté réelle. De quelles ressources et compétences les indi-
vidus doivent-ils être dotés pour avoir des droits et libertés effectifs ?
La question des opportunités est aussi d’une importance cruciale : si
des opportunités d’intégration sociale de valeur n’existent pas, alors
la personne ne pourra pas mobiliser ses ressources et ses compétences
dans un sens favorable au développement de ses capabilités. Sous
l’angle de la « liberté opportunité », c’est donc la configuration des
ressources matérielles, des compétences (ou plus largement de toutes
les dimensions relatives à l’empowerment de la personne) et des oppor-
tunités de valeur offertes par le contexte socio-économique qui est au
centre de l’analyse. Qu’une de ces composantes manque à l’appel et
le développement des capabilités ne pourra pas se concrétiser avec la
même vigueur. Dans le vocabulaire de Sen, on parle ici de ressources
ou de commodities qui comprennent tous les biens et services à dis-
position d’une personne. Il faut aussi prendre en compte les facteurs
de conversion individuels qui désignent la capacité d’une personne à
utiliser ces ressources dans le sens du développement des capabilités ;
ainsi par exemple, la possession d’un véhicule requiert l’habileté de
l’utiliser si elle doit déboucher sur une augmentation de la capabilité
ou de la liberté réelle de se déplacer. Les facteurs de conversion sociaux
ou environnementaux qui font référence au contexte dans lequel la
personne se trouve, doivent également être intégrés dans l’analyse ;
pour reprendre l’exemple du véhicule, les normes sociales en vigueur
autorisent-elles l’usage du véhicule par toutes les catégories sociales et
les infrastructures routières ou autres sont-elles adéquates et accessibles
à tout un chacun ?
Dans l’idéal, l’égal accès à la « liberté opportunité » requiert ainsi la
mise à disposition d’une configuration de ressources et de facteurs de
conversion appropriés pour chaque personne, c’est-à-dire qui permettent
à chaque personne d’accéder à un bouquet semblable de capabilités
ou de libertés réelles. Ce versant « opportunité » doit toutefois être
L’accessibilité au prisme des capabilités 29

complété par le volet processuel de la liberté. Il ne s’agit en effet pas


d’imposer une même conception de la vie bonne à tous les membres
de la société mais de prendre en compte leurs préférences. C’est tout
le sens de l’expression récurrente sous la plume de Sen : « liberté réelle
de mener une vie que l’on a des raisons de valoriser » (freedom to live
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the kind of lives that people have reason to value)2. Sous cet angle, les
politiques sociales qui visent le développement des capabilités doivent
aussi prendre en compte les aspirations des personnes concernées et ne
pas les contraindre à adopter un mode de vie précis. De fait, l’approche
par les capabilités ne cherche pas à prescrire des modes d’être ou de
faire (beings ou doings pour Sen) mais à développer les libertés réelles
des personnes ; l’usage qui sera ensuite fait de ces libertés relève de leur
responsabilité. On se situe ici à l’opposé des approches paternalistes
des politiques publiques qui mettent à disposition des usagers de
nombreuses ressources, compétences ou opportunités mais finalisent
leur octroi à l’adoption de comportements prédéfinis : l’accès est dès
lors conditionné par l’acceptation de se conformer aux injonctions de
l’institution pourvoyeuse de prestations. Nous suggérons d’opération-
naliser cet aspect processuel des capabilités en recourant à la typologie
bien connue d’Albert Hirschman (1970) : exit, voice et loyalty. Placé
devant une décision de politique publique (ou l’injonction d’une
instance publique), l’individu concerné devrait pouvoir la refuser
sans subir de pénalités excessives (exit), en négocier le contenu pour
faire en sorte que ses aspirations ou préférences soient mieux prises en
compte dans le contenu et la mise en œuvre de cette décision (voice),
ou accepter cette décision comme représentant une opportunité de
valeur pour lui (loyalty). Cette conception de la loyauté de valeur se
démarque des préférences adaptatives (Elster, 1983 ; Nussbaum, 2001)
où la personne se résigne à ajuster ses préférences ou aspirations en
fonction du contexte normatif ; elle se conforme alors aux normes
sociales ou économiques dominantes et elle adapte ses préférences à
la baisse ou à la hausse suivant les opportunités existantes. La loyauté
de valeur, par contraste, n’exige pas un tel ajustement des préférences
à la baisse ; elle s’inscrit dans le sens de la réalisation des aspirations
raisonnables des individus.

2 Par exemple, Sen, 1999, p. 295.


30 Jean-Michel Bonvin et Emilie Rosenstein

Recadrer l’accessibilité en termes de capabilités exige donc d’évaluer


à la fois le degré de « liberté opportunité » ouvert aux individus et le
degré de « liberté processus » qui leur est laissé. Ces deux versants se
présentent comme les conditions du développement des capabilités :
si les opportunités manquent, les libertés ne seront pas réelles mais
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formelles ; si la liberté de choix est entravée, une vision paternaliste
prévaudra que les individus n’auront pas forcément des raisons de
valoriser. Ce n’est que dans la mesure où ces deux versants sont donnés
qu’une personne peut déployer sa capacité d’action et qu’on peut la
considérer comme pleinement responsable de ses actes. Dans les termes
de Sen : « Sans la liberté substantielle, sans la capacité d’entreprendre
une action, une personne ne peut être tenue pour responsable de cette
action, hors de sa portée »3.
Nous sommes donc en présence d’une version exigeante de l’accessi-
bilité qui apparaîtra excessive, voire utopique, aux yeux de beaucoup.
Il convient donc de préciser les conditions de son opérationnalisation.
Un détour par le débat entre John Rawls et Amartya Sen s’avère utile
ici. Sen reproche en effet à Rawls de développer une position trans-
cendantale (Sen, 2006), déconnectée de la réalité empirique dans la
mesure où le philosophe américain élabore une conception de la justice
censée valoir pour toutes les personnes et toutes les situations, mais qui
dans les faits n’est pas en phase avec les conditions de vie concrètes de
nombreuses personnes. Par contraste, Sen suggère de partir non pas
d’une situation hypothétique idéale (définie sous voile d’ignorance
dans le cas de Rawls) mais des inégalités concrètes et de voir ce qui
peut être fait pour réduire ces inégalités et donc augmenter, autant que
faire se peut, les capabilités des personnes concernées. Sen qualifie sa
perspective de « comparative » dans la mesure où elle permet de comparer
les situations des individus à l’aune des capabilités et de voir ensuite
quelles actions ou réformes (pas nécessairement initiées par les pouvoirs
publics d’ailleurs, puisque les acteurs du marché et de la société civile
peuvent aussi être mobilisés) pourraient être déployées pour réduire
ces inégalités. Là où Rawls évoque l’accès aux biens premiers comme
la condition de l’épanouissement de tous les individus, Sen insiste sur
la nécessité de prendre en compte les différences interindividuelles :

3 Sen, 2000, p. 283.


L’accessibilité au prisme des capabilités 31

« Si les individus étaient pour l’essentiel très semblables, un indice des
biens premiers pourrait être une très bonne méthode pour juger de
l’avantage. Mais, en réalité, les individus semblent avoir des besoins
très différents, qui varient en fonction de la santé, de la longévité, du
climat, du lieu géographique, des conditions de travail, du tempérament
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et même de la taille du corps »4.
Il convoque l’exemple des personnes handicapées pour illustrer son
propos. Selon lui, il ne suffit pas qu’une personne handicapée ait accès
aux mêmes biens premiers qu’un individu bien portant pour accéder
au même niveau de capabilités ; la personne handicapée aura besoin
de plus de ressources (ou biens premiers) et il faudra aussi prendre en
compte les facteurs de conversion individuels et sociaux nécessaires
pour qu’elle puisse agir comme tout un chacun. Ce souci de la réalité
empirique des personnes, cette attention au contexte sociopolitique
et économique dans lequel elles sont insérées, indiquent une claire
ligne de démarcation entre les deux positions et montre bien que,
loin d’être idéaliste ou utopique, la perspective des capabilités est
ancrée dans la réalité empirique. Il ne s’agit pas simplement d’évaluer
la réalité à l’aune d’un idéal mais de la transformer en vue de la rap-
procher, autant que possible, de cet idéal : « Sen part d’une situation
directement caractérisée par des handicaps et des inégalités, et cherche
à voir comment les institutions (au premier rang desquelles l’État et le
marché) peuvent restaurer les libertés fondamentales (ce qu’il appelle
le développement) »5.
Il faut dès lors identifier avec précision les barrières susceptibles de
s’opposer à la participation et à la pleine intégration sociale des per-
sonnes en situation de handicap pour développer, sur la base de ce
travail d’identification, des actions spécifiques permettant de lever ou
de neutraliser ces barrières. À la suite de Michèle Lamont (Lamont,
Molnár, 2002 ; Lamont et al., 2014), nous suggérons de mettre l’accent
sur deux types de barrières ou de frontières (boundaries) : les frontières
matérielles qui désignent des accès différenciés aux ressources matérielles
et aux opportunités sociales (la thématique de l’accessibilité au bâti
appartient à ce premier type, mais elle ne l’épuise pas) ; les barrières

4 Sen, 2002, p. 208.


5 Bonvin, Farvaque, 2008, p. 39.
32 Jean-Michel Bonvin et Emilie Rosenstein

symboliques qui font référence, dans le cas qui nous occupe, à toutes
les formes de stigmatisation et de discrimination à l’égard des personnes
en situation de handicap.
Il s’agit donc de voir comment ces deux types de barrières ou fron-
tières peuvent être abaissés en vue de promouvoir l’inclusivité et les
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capabilités des personnes handicapées. Deux alternatives balisent ce
débat : l’universalisme et le différentialisme. L’universalisme cherche à
adapter le contexte social, les lois, le milieu professionnel, urbain, etc.
aux personnes en situation de handicap pour maximiser leurs chances
de vivre une vie semblable à celle d’un citoyen lambda ; la perspective
est ici celle de l’intégration des personnes en situation de handicap en
milieux scolaires ouverts, dans le marché du travail primaire et dans la
société au sens large. À l’inverse, le différentialisme préconise la création
de lieux séparés où les personnes handicapées pourraient s’épanouir dans
des contextes adaptés à leurs circonstances ; cette deuxième solution
revient plutôt à développer le secteur protégé (donc hors du marché du
travail et de sa pression à la compétitivité), les établissements éducatifs
spécialisés, etc. créant ainsi des opportunités de participation sociale
spécifiques au public des personnes en situation de handicap. Les deux
perspectives peuvent faire sens en termes de capabilités.
Dans le premier cas, la vie de valeur se décline suivant des critères
identiques pour tous les membres d’une collectivité et doit donc se
déployer dans les mêmes lieux et suivant les mêmes conditions ; ici,
la liberté réelle du handicapé de mener une vie de valeur passe par sa
possibilité effective de choisir des modes de vie reconnus socialement et
donc d’être un citoyen au même titre que les autres. Dans le second cas,
la vie de valeur requiert un espace de vie et des circonstances adaptés :
vouloir que la personne handicapée vive la même vie que les autres
citoyens revient à lui faire porter une responsabilité trop lourde, par
exemple en lui imposant de répondre à la pression à la compétitivité
imposée par les entreprises du marché primaire du travail ; il convient
au contraire d’aménager son cadre de vie pour permettre un déploie-
ment des capabilités plus conforme à ses circonstances de vie. Traduite
en termes de capabilités, la question est complexe : l’universalisme
peut coïncider avec l’imposition d’une norme sociale trop exigeante
et peu en phase avec les aspirations réelles de la personne à une vie de
L’accessibilité au prisme des capabilités 33

valeur ; d’une certaine façon, on chercherait à imposer une préférence


adaptative à la hausse en prescrivant un idéal trop élevé ce qui peut
aboutir à des désillusions si l’idéal en question – celui de l’intégration
sociale au même titre que les autres membres d’une société – n’est pas
atteint ; le différentialisme, de son côté, peut apparaître comme une
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résignation à placer la personne en situation de handicap dans une
position socialement moins valorisée – on serait donc dans un cadre de
préférences adaptatives à la baisse. Nous aurons l’occasion d’y revenir.
De notre point de vue, l’approche par les capabilités comporte un
double avantage. D’une part, elle offre un horizon normatif qui permet
de porter un regard critique sur les questions de l’insertion, de l’acces-
sibilité et de l’autonomie des personnes en situation de handicap. Il
devient ainsi possible d’évaluer la qualité des prestations et politiques
octroyées aux personnes handicapées et de comprendre comment
ces dernières parviennent à s’en saisir (ou non) pour les convertir en
capabilités ou libertés réelles de mener une vie de valeur. Entre ici en
ligne de compte l’enjeu des barrières sociales (discrimination) mais
aussi symboliques (stigmatisation) qui entravent les personnes en
situation de handicap. D’autre part, l’approche de Sen pose les bases
d’un outillage théorique et méthodologique nécessaire pour saisir le
degré d’accessibilité et de participation réelles des personnes invalides et
évaluer leurs capabilités en situation. La présente contribution s’articule
autour de la présentation de trois dimensions clés de l’approche par
les capabilités : les ressources, les facteurs de conversion et la liberté
de choix. Nous chercherons ainsi à identifier les déterminants sociaux
de l’accessibilité et de la participation des personnes en situation de
handicap, envisagées comme un processus dynamique d’engagement
sur le long terme (Beckett, 2005).

Les politiques d’insertion à l’aune


de l’approche par les capacités
Dans le champ des politiques du handicap, les années 1980 se présentent
comme le point de convergence de deux préoccupations divergentes.
D’un côté, les dépenses sociales sont dénoncées en raison de leurs
effets prétendument pervers – elles inciteraient leurs bénéficiaires à
34 Jean-Michel Bonvin et Emilie Rosenstein

la passivité, voire les enfermeraient dans ce qu’on appelle des trappes


de dépendance. Le poids excessif de ces dépenses dans le budget
de l’État est également souligné avec insistance. Ces deux aspects
(coût trop élevé de la protection sociale et incitation à la passivité) se
conjuguent dans les revendications de réforme de l’État social dans
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le sens de l’activation des personnes ou de leur re-marchandisation
suivant les termes d’Esping-Andersen (1999). Chaque bénéficiaire
est ainsi appelé à déployer tous ses efforts (ce qu’on désigne par le
devoir de collaboration) pour diminuer le dommage financier qu’il
représente pour la collectivité en retrouvant un emploi. La qualité de
cet emploi importe moins que son existence ; suivant la rhétorique
souvent mobilisée, mieux vaut un mauvais emploi que pas d’emploi
du tout. De l’autre côté, et cela est une spécificité des politiques du
handicap, on observe une montée en puissance des disability move-
ments qui revendiquent une intégration et une participation pleine et
entière pour les personnes en situation de handicap. La perspective
universaliste est ainsi prônée avec force et l’intégration des handicapés
aux côtés des valides se présente comme un objectif non négociable.
L’autonomie et l’autodétermination des personnes handicapées sont
également mises en avant par ces mouvements.
À partir d’arguments différents, ces deux mouvements convergent
vers l’activation des personnes handicapées et leur insertion sociale
et professionnelle au même titre et dans les mêmes conditions que
les personnes dites valides : pour les uns, il en va de l’équilibre bud-
gétaire de l’État social ; pour les autres, il s’agit de préserver la dignité
des personnes en situation de handicap. Cette volonté d’inclusivité
est donc fondamentalement ambivalente et il importe d’en évaluer
l’impact à l’aune des capabilités. C’est précisément cet objectif que
nous poursuivons dans les sous-sections suivantes : dans quelle mesure
les nouvelles politiques dites d’activation ont-elles contribué à faciliter
l’accès des personnes handicapées non seulement au bâti, mais aussi à
des ressources, facteurs de conversion et opportunités de valeur ? En
d’autres termes, dans quelle mesure ont-elles contribué à renverser
les barrières matérielles et favorisé l’accessibilité à une citoyenneté
pleine et entière sur le plan économique et social ? Cette volonté
d’intégration a-t‑elle permis de lever les obstacles symboliques liés à
la discrimination et à la stigmatisation des personnes handicapées ?
L’accessibilité au prisme des capabilités 35

De fait, les discriminations ne disparaissent pas par décret, d’autant


moins quand elles s’enracinent dans les exigences de performance et
de productivité d’un marché du travail globalisé. Dès lors, comment
dépasser ces barrières et inclure les personnes handicapées dans un
tel contexte ? Le défi est d’autant plus considérable que l’État social
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actif procède souvent par catégorisation des bénéficiaires en fonction
de leur éloignement du marché du travail, risquant ainsi, dans une
optique d’utilisation efficiente des fonds publics, de focaliser les pres-
tations sociales sur les personnes les plus employables. Un tel processus
de catégorisation pourrait alors déboucher sur le renforcement des
discriminations à l’encontre des personnes handicapées, notamment
celles dont l’employabilité est la plus réduite. Comment dès lors inté-
grer ceux que l’on discrimine dans un même temps ? On le voit, le
développement des politiques d’insertion dans le champ du handicap
résulte de mouvements ambivalents. Il s’agit ici de questionner cette
ambivalence et d’évaluer l’impact effectif de ces nouvelles politiques
et pratiques sur les droits d’accès des personnes et sur leurs capabilités.
À partir des trois dimensions identifiées plus haut, nous allons donc
nous demander dans quelle mesure cette nouvelle direction s’inscrit
dans une perspective capabilisante de l’accessibilité, favorisant ainsi
une meilleure prise en compte des droits et des besoins mais aussi des
points de vue et aspirations des personnes que les politiques publiques
se donnent désormais comme objectif d’insérer.

Les ressources et la notion d’entitlement


Les ressources sont au cœur de la conception de la justice distributive
chez Sen et constituent une part décisive de ce qu’il appelle la « liberté
opportunité ». En effet, mener une vie et faire des choix que l’on a
des raisons de valoriser requiert en premier lieu un accès à un certain
nombre de ressources nécessaires à l’action, qu’il s’agisse de biens ou
de services. En préambule, il convient ici de préciser la place de ces
ressources dans le dispositif des capabilités.
La question des ressources ou commodities renvoie à l’un des fondements
de l’approche par les capacités, à savoir la notion d’entitlement, géné-
ralement comprise comme un ensemble de « droits à… » ou de « droits
d’accès ». En partant de l’exemple des famines, Sen (1981) montre
qu’il n’existe pas de corrélation stricte entre la pénurie de nourriture
36 Jean-Michel Bonvin et Emilie Rosenstein

disponible et l’avènement d’une situation de famine. Celle-ci n’est pas


tant le fait d’un manque de nourriture que le résultat d’une incapacité des
personnes à accéder à la nourriture nécessaire à leur survie. Il faut donc
distinguer ce qui relève d’un manque global de ressources (problème de
pénurie alimentaire dans ce cas) et ce qui découle d’un accès ou d’un
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entitlement insuffisant à ces mêmes ressources (problème d’accessibilité à
des ressources pourtant existantes). Sen montre en effet que les famines
les plus terribles se sont produites alors même que les pays concernés
disposaient de denrées alimentaires en quantité suffisante pour nourrir
l’ensemble de leur population. Certains pays en situation de famine
allaient même jusqu’à exporter une partie de leur production agricole.
Lorsqu’on parle d’accès aux ressources, deux dimensions sont donc
essentielles : la présence de ressources suffisantes et la garantie de droits
d’accès effectifs à ces ressources. Il s’agit d’interroger les politiques du
handicap sous ce double angle : d’une part la quantité et la qualité des
ressources financières et services octroyés, d’autre part les droits d’accès
et d’usage effectifs de ces ressources.
La première question demande d’évaluer l’adéquation des ressources
financières et des services dispensés aux personnes handicapées : les
montants versés sous forme de prestations financières suffisent-ils pour
couvrir leurs besoins compte tenu de leurs circonstances spécifiques ?
Les services, délivrés sous forme d’accompagnement à la personne,
d’aide à l’accomplissement des tâches quotidiennes, de soins médi-
caux, etc. sont-ils adéquats ? Dans une perspective universaliste visant
l’intégration des personnes handicapées, des moyens suffisants sont-ils
mis à disposition pour adapter les entreprises, les écoles mais aussi les
établissements culturels ou sportifs aux caractéristiques des personnes
handicapées ? On le voit, la question des ressources et budgets à dis-
position est cruciale pour l’accessibilité et Sen insiste sur l’importance
de verser des montants plus importants aux personnes en situation de
handicap en raison de leurs besoins plus élevés.
Si l’on s’arrête à ce stade, on néglige cependant la question cruciale de
l’entitlement ou du droit d’accès et d’usage effectif de ces ressources.
Un point essentiel à cet égard consiste dans les conditions qui doivent
être remplies pour pouvoir accéder aux prestations financières et aux
services octroyés aux personnes handicapées. Une première condition
dont Philippe Warin (2007) a mis en lumière l’importance réside
L’accessibilité au prisme des capabilités 37

dans la connaissance de ses droits : si une personne handicapée ignore


qu’elle a droit à telle ou telle prestation ou tel ou tel service, elle n’y
fera pas appel. De manière générale, la méconnaissance du fonctionne-
ment des dispositifs publics ou la trop grande complexité de l’appareil
administratif et de son fonctionnement contribuent à entraver l’accès
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effectif des personnes à leurs droits. Dans les cas où l’information n’est
pas transmise adéquatement, l’existence de la ressource ne se traduira
pas en un droit d’accès effectif et le développement des capabilités sera
manqué. Dès lors, renforcer l’accessibilité passe par une réflexion sur
les modalités d’information des personnes quant à leurs droits. Il s’agit
notamment de se demander quels types d’informations sont diffusés,
auprès de qui et par quels moyens, afin de lutter contre les inégalités
d’accès à l’information et aux opportunités qui en découlent.
Une deuxième entrave peut découler du refus de se plier à des conditions
jugées trop contraignantes. Ainsi, dans le cadre de l’État social actif,
l’accès aux droits des personnes handicapées est soumis à des condi-
tions plus restrictives en matière de comportement des bénéficiaires
qui viennent désormais s’ajouter aux conditions d’éligibilité classiques
telles que la durée de cotisation. Dans la plupart des pays, ces nouvelles
conditionnalités englobent la nécessité de rechercher un emploi ou,
dans un sens plus large, de déployer des efforts en vue de l’activation
et de la réinsertion professionnelle. Ces conditions sont d’autant plus
contraignantes que leur non-respect peut entraîner des sanctions sévères
telles que la suspension, voire la suppression, du droit aux prestations.
Une telle évolution va dans le sens d’une remise en question des droits
d’accès aux ressources matérielles et prestations financières octroyées par
l’État social. Les bénéficiaires des politiques du handicap n’échappent
pas à ce mouvement qui tend à fragiliser leurs droits sociaux. Placés
devant une telle situation, de nombreux bénéficiaires choisissent de
ne pas recourir aux prestations ou d’y recourir de manière sélective,
refusant notamment les prestations soumises à conditionnalités trop
restrictives. Ce phénomène de non-recours (ou non take-up) volontaire
prend une ampleur plus importante dans les États sociaux contempo-
rains et constitue un autre obstacle à l’entitlement ou à l’effectivité des
droits d’accès des personnes en situation de handicap.
Dans la perspective des capabilités, ces deux situations – manque de
connaissance ou d’informations à propos de l’existence des droits à
38 Jean-Michel Bonvin et Emilie Rosenstein

prestations d’une part, refus de recourir aux prestations d’autre part –


peuvent être interprétées comme des cas de non-entitlement alors même
que les ressources existent en quantité suffisante. Elles constituent
des entraves au développement des capabilités ou libertés réelles des
personnes en situation de handicap. Dans le cas précis des stratégies
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d’activation des personnes handicapées, une troisième situation de
non-entitlement doit être évoquée. En effet, en conditionnant l’accès
aux ressources aux efforts d’activation et de réinsertion déployés par les
personnes handicapées, on leur impose une condition dont la satisfac-
tion ne dépend pas que d’elles. De fait, l’employabilité des personnes
invalides est confrontée à de nombreux obstacles qui ne relèvent pas
tous de leur capacité individuelle : l’état du marché du travail importe
tout autant, voire plus, au même titre que les attitudes discriminatoires
ou la méfiance des employeurs à leur égard. Dès lors, imposer aux
personnes handicapées des conditions liées à la reprise d’emploi sous
peine de sanction revient à leur faire porter une responsabilité qu’elles
sont incapables à elles seules d’assumer. La sanction qui débouche
sur leur exclusion du droit aux prestations apparaît particulièrement
stigmatisante dans un tel cadre ; elle constitue une manière de « blâ-
mer les victimes » (blaming the victims, cf. Ryan, 1971) et de leur faire
porter le poids de facteurs structurels sur lesquels elles n’ont pas de
prise. La notion d’entitlement est alors fragilisée par la logique même
de l’État social actif qui repose sur l’exclusion, à plus ou moins long
terme, de ceux qui ne font pas tous les efforts requis pour s’intégrer.
La rhétorique des incentives (les incitations positives), qui insiste sur
la nécessité de ne pas donner trop de ressources gratuites (donc sans
exigence de contrepartie) afin de ne pas favoriser le développement de
comportements de dépendance, aboutit ici à entraver l’entitlement ou
les droits d’accès effectifs des personnes handicapées.
Ainsi, l’approche par les capabilités suggère une conception exigeante
de l’accessibilité en matière de ressources : la quantité et la qualité
importent, mais elles ne suffisent pas ; il faut également prendre en
compte les questions liées à l’information et la connaissance des droits,
au non take-up volontaire et à ses raisons ainsi qu’à la suspension des
prestations suite aux sanctions infligées par les représentants des pou-
voirs publics. À défaut, l’accessibilité aux ressources en restera au stade
d’un droit formel et non d’un entitlement effectif.
L’accessibilité au prisme des capabilités 39

Les facteurs de conversion


Après avoir recensé les ressources à disposition des personnes et identifié
les obstacles pouvant entraver l’accès à ces ressources et leur usage effectif,
l’approche par les capacités invite à se demander si les personnes sont
réellement libres de traduire ces ressources en libertés réelles d’agir.
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Les ressources sont donc envisagées comme une condition nécessaire
mais non suffisante du développement des capabilités. L’originalité de
l’approche par les capabilités à cet égard mérite d’être rappelée.
En posant la question equality of what ? Sen (1980) rappelle que toute
politique de lutte contre les inégalités doit être examinée sous l’angle
de ce qu’elle cherche à égaliser et des moyens déployés pour y parve-
nir. Sur ce plan, sa réponse est sans ambiguïté : l’objectif doit être de
réduire les écarts en termes de capabilités. Une théorie de la justice
ne peut donc pas se réduire à la définition d’une liste ou d’un seuil de
ressources a priori justes ; elle doit amener à se demander si ces ressources
permettent aux personnes de mener une vie qu’elles ont des raisons de
valoriser. Dans cette perspective, la justice ou l’injustice ne se résument
pas à la possession d’une quantité adéquate ou non de ressources mais
s’inscrivent dans « une relation entre les personnes et les biens »6. Les
ressources ne sont pas une fin en soi : elles sont un moyen d’accéder
aux capabilités et aux libertés réelles. Il faut donc les envisager sous
l’angle de ce qu’elles permettent de faire en termes d’accessibilité à une
vie que les personnes ont des raisons de valoriser. Un des intérêts de
cette lecture du rapport entre ressources et accessibilité réside dans le
fait qu’elle consacre la justice sociale comme moyen de maintenir les
personnes vulnérables en situation d’échange avec leur environnement.
Il ne s’agit pas simplement de les dédommager sur un mode passif ou
de faire preuve de solidarité à leur égard mais plutôt de favoriser leur
autonomie et leur capacité à mener une vie à laquelle elles aspirent.
C’est ainsi qu’entre dans l’équation la notion de conversion qui est
centrale dans l’œuvre de Sen. Selon lui, garantir un accès formel aux
ressources ne suffit pas ; il faut veiller à ce que les personnes puissent s’en
saisir réellement. De ce point de vue, trois types d’entraves peuvent sur-
venir : des problèmes d’ordre individuels (je ne sais pas, je ne comprends

6 Sen, 2002, p. 208.


40 Jean-Michel Bonvin et Emilie Rosenstein

pas, je ne peux pas convertir les ressources en capabilités ou libertés


réelles) ; des problèmes d’ordre collectifs ou sociaux (la collectivité
m’empêche de, il n’y a pas d’opportunité pour moi, je suis discriminé,
etc.) ; des problèmes de type environnementaux (je ne peux pas accéder
à tel lieu, il n’y a pas de transports adéquats, etc.). Ainsi, promouvoir
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l’accessibilité requiert de faire face à chacun de ces types de barrières
(individuelles, sociales mais aussi symboliques et environnementales)
ce qui passe par la mise en place de ce que Sen appelle des facteurs de
conversion. À la suite de Robeyns (2000), nous pouvons distinguer trois
types de facteurs de conversion : les facteurs individuels qui désignent
les caractéristiques, capacités ou compétences de chacun ; les facteurs
sociaux qui désignent le contexte social (les institutions, les lois, mais
aussi les normes et valeurs de la collectivité) dans lequel les personnes
évoluent ; les facteurs environnementaux. En l’absence d’une action qui
prenne en compte conjointement ces trois dimensions, les ressources
ne peuvent pas se traduire en libertés réelles et les droits inscrits dans
des textes législatifs, les droits en termes d’accessibilité notamment,
restent purement formels. En ce sens, les politiques visant l’insertion
des personnes handicapées doivent agir de manière complémentaire
sur les ressources à leur disposition et sur les trois types de facteurs de
conversion – individuels, sociaux et environnementaux.
Arrêtons-nous dans un premier temps sur les facteurs individuels de
conversion. Sur ce plan, les politiques publiques interviennent notam-
ment au niveau de l’éducation et de la formation des personnes en
situation de handicap dans le but d’accroître leur employabilité. Dans
une perspective de capabilités, ce type de mesures doit être interrogé
sous l’angle de leur accessibilité et des objectifs qu’elles poursuivent
dans le but d’évaluer si elles s’inscrivent dans une perspective univer-
saliste ou sélective. On se demandera par exemple si les mesures de
formation mises en place s’adressent en priorité aux personnes ayant
déjà un certain niveau de qualification (afin de maximiser les chances
de succès en termes de taux de réinsertion des bénéficiaires sur le
marché du travail), opérant en amont une sélection parmi les desti-
nataires potentiels et produisant des « effets Matthieu » pour reprendre
l’expression de Robert Merton (1973), ou si elles visent au contraire les
personnes les moins qualifiées, dans l’optique plus universaliste d’une
égalisation des chances de formation. Les systèmes managériaux mis
L’accessibilité au prisme des capabilités 41

en place pour piloter ces programmes sont ici décisifs : si les exigences
de performance imposées aux acteurs de terrain réclament un taux
de réinsertion élevé, les pratiques sélectives ou d’écrémage seront très
probables ; si les objectifs de rendement sont moins exacerbés et qu’une
place est laissée au développement personnel de tous les bénéficiaires (et
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pas simplement de ceux qui pourront retrouver un emploi facilement),
les interventions déployées par les acteurs de terrain prendront une
tournure différente. Sonder les objectifs et les exigences de performance
posés à un programme de formation est donc riche d’enseignements
si l’on veut saisir comment la question de l’accessibilité est déclinée
dans ce programme.
Cependant, favoriser les compétences individuelles n’est pas qu’une
affaire de qualification. Dans les travaux de Sen, en plus de l’enjeu de
l’éducation, la santé et l’accès aux soins tiennent une place centrale.
En ce sens, l’action sur les facteurs individuels de conversion englobe
de multiples dimensions telles que le support logistique (par exemple
la mise à disposition d’ordinateurs adaptés pour étudier, l’adaptation
du poste de travail, etc.) ou l’accompagnement sanitaire qui sont
nécessaires au développement des capabilités. Ici encore, la question
de l’accès à ces services, la définition des groupes-cibles qui peuvent y
accéder, des pathologies reconnues ou non, etc. jouent un rôle central.
Tous ces facteurs pris ensemble (éducation, santé, accès aux soins,
support logistique, etc.) permettent de favoriser la conversion de
ressources et de compétences individuelles en liberté réelle d’action.
L’ampleur des programmes mis en œuvre va ici dépendre des moyens
à disposition (le budget, le personnel, le temps, etc.) mais aussi de
l’orientation des dispositifs managériaux pilotant ces programmes :
plus ils seront orientés vers l’efficience et plus la question de l’accessi-
bilité sera déclinée de manière sélective, en faveur des publics les plus
employables ou considérés comme les plus rentables au regard des
critères de performance imposés par l’organe financeur.
Cependant, les facteurs de conversion individuels ne sont pas tout et
doivent être accompagnés de facteurs de conversion sociaux. Ceux-ci
recouvrent ici les opportunités et possibilités réelles de participation
mais aussi les normes et valeurs sociales, qui s’incarnent dans des lois,
des règles et des institutions, qu’elles soient implicites ou explicites.
42 Jean-Michel Bonvin et Emilie Rosenstein

Si on prend l’exemple de l’accès à l’emploi des personnes handicapées,


les facteurs sociaux de conversion impliquent l’existence de places de
travail en quantité suffisante mais aussi la question de la qualité des
emplois qu’occupent ces personnes en termes de rémunération, de
durée d’engagement, de pression à la productivité, d’adaptation du
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poste en tenant compte des limitations fonctionnelles et de possibilités
de conciliation entre vie professionnelle et vie privée. Dans la plupart
des pays, cette question est envisagée sous l’angle de l’insertion sur
le marché du travail primaire ; les options de création d’un marché
complémentaire ou secondaire sont présentées comme des pis-aller
qui reviendraient à reconnaître et consacrer l’infériorité du statut des
personnes handicapées en matière d’insertion professionnelle. On se
situe donc dans une perspective universaliste qui disqualifie l’approche
différentialiste au nom de son manque de reconnaissance et de respect
pour les personnes handicapées. Il convient donc d’examiner la per-
tinence de ces politiques universalistes du handicap sous un double
angle : leur capacité à favoriser la création d’emplois à l’intention des
personnes handicapées (par exemple par des primes aux entreprises
qui embauchent, des compléments salariaux versés par les pouvoirs
publics pour compenser le déficit de productivité, des quotas imposés
aux entreprises, etc.) et leur faculté de protéger les droits des travail-
leurs handicapés. Dans la majorité des cas, la volonté affichée d’insérer
autant que possible les personnes handicapées dans le marché du travail
primaire ne parvient que rarement à se traduire en réalité en raison des
résistances des employeurs. Le vrai défi d’une politique universaliste du
handicap se situe ici : comment convaincre des employeurs réticents
d’engager des personnes perçues comme moins fiables ou moins pro-
ductives ? Les moyens déployés sur le versant des facteurs sociaux de
conversion, bien plus modestes que ceux qui sont mobilisés en matière
d’action sur les facteurs individuels de conversion, n’apparaissent pas
(encore ?) aptes à relever ce défi7.

7 Rappelons que le développement de facteurs sociaux de conversion ne se limite


bien sûr pas à l’accessibilité au marché du travail mais s’étend également à l’accès
à la culture, à la participation citoyenne et plus généralement à tout ce qui relève
des conditions sociales d’accès à la vie collective.
L’accessibilité au prisme des capabilités 43

Passons à présent aux facteurs de conversion environnementaux. L’accès


aux droits et aux opportunités de participation sociale passe par l’accessi-
bilité physique ou géographique. En d’autres termes, il s’agit de prendre
en considération les adaptations nécessaires sur le plan urbanistique,
qu’il s’agisse d’aménagement des bâtiments, des logements, des voies
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d’accès ou encore des transports. Ce troisième volet des facteurs de
conversion nous renvoie à la question de la mobilité. Bien qu’elle ne
soit qu’une dimension de l’accessibilité, la mobilité n’en est pas moins
une condition de l’effectivité des droits d’accès réels des personnes.
Sur ce plan, si la promotion de la mobilité bénéficie d’un consensus
politique fort, sa mise en œuvre relève de travaux souvent colossaux et
coûteux qui peinent à générer une unanimité. Dans une perspective de
capabilités, il s’agit donc d’évaluer les moyens mis au service de cette
mobilité et d’identifier à qui elle s’adresse, à quels types d’opportunités
elle donne accès. En d’autres termes, il faut se demander quels sont les
accès conçus comme prioritaires et quels sont ceux qui doivent encore
être développés. Est-ce que l’on va par exemple favoriser l’accès aux
lieux de soins et de formation jugés plus importants que l’accès aux
entreprises ou à la culture ? Est-ce que l’on va se focaliser sur les services
publics ou est-ce que l’on régule également le secteur privé ? Est-ce
que l’on va favoriser l’accessibilité des personnes souffrant d’un certain
type de handicap au détriment d’autres formes d’atteinte à la santé ?
Ces questions mettent en évidence l’enjeu de la (non-)reconnaissance
politique de certains besoins ou de certaines formes de handicap : en
raison de la limitation des ressources à disposition ou de la prégnance
de certaines formes de stigmates, des choix sont opérés qui favorisent
certaines catégories de handicapés au détriment d’autres.
En somme, favoriser l’accessibilité requiert donc, en plus de l’octroi de
ressources adéquates, une triple action sur les compétences individuelles,
le contexte social et l’environnement. Sans les compétences individuelles
ou la connaissance des opportunités existantes, les personnes ne sont
pas réellement libres de participer. De même, si les opportunités col-
lectives et les possibilités de mobilité ne sont pas données, on ne peut
pas considérer que les personnes handicapées ont un accès effectif aux
capabilités. En termes de politiques publiques, la complémentarité de
ces trois dimensions est donc décisive pour promouvoir l’accessibilité
des personnes en situation de handicap.
44 Jean-Michel Bonvin et Emilie Rosenstein

Droit d’accès et liberté réelle de choix


Après avoir évoqué les ressources et les facteurs de conversion qui
constituent les fondements de la dimension « opportunité » de la
liberté chez Sen, il faut à présent se pencher sur le second versant de
l’approche par les capacités – à savoir la « liberté processus ». En effet,
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Sen met en lumière le fait que l’accessibilité ne peut se résumer à une
question de moyens ou d’opportunités à disposition des personnes
mais comprend également le rapport que ces personnes entretiennent
à ces opportunités, leur marge de manœuvre et plus généralement leur
liberté de choix. En d’autres termes, l’effectivité du droit d’accès d’un
individu est également déterminée par le degré de liberté et de choix
à sa disposition. Dans le cas d’une personne en situation de handicap,
il convient de se demander quelle est sa liberté réelle de faire usage de
ses droits et opportunités, quel est son degré de choix parmi ces oppor-
tunités et comment son point de vue est pris en compte de manière à
maximiser ses chances de vivre une vie qu’elle a des raisons de valoriser.
Sur ce plan, le droit et le droit social en particulier jouent un rôle
décisif. La notion d’entitlement chez Sen peut se traduire par l’idée de
« prétentions légitimes » ou de « prétentions fondées sur des droits ».
Ces traductions soulignent le fait que dans une perspective capacitante,
le droit d’accès ne peut être réduit à un enjeu purement juridique ou
réglementaire mais renferme au contraire une certaine idée des pos-
sibilités de participation qui s’offrent aux individus. Cette lecture du
droit permet de reconnaître que les actions et les aspirations indivi-
duelles découlent en partie du fait d’avoir accès à un certain nombre de
possibilités. En termes d’insertion, cela signifie que donner des droits
d’accès à une personne contribue à la façon dont elle va se projeter
dans la société et dans l’avenir, forgeant ainsi la légitimité avec laquelle
elle va aborder sa participation à la collectivité.
Pour évaluer les modalités de cette participation et l’effet des dispositifs
sociaux sur le degré de liberté dont jouissent les individus, nous mobi-
lisons la typologie d’Hirschman : exit, voice et loyalty (1970). À partir
de ces trois concepts, nous pouvons considérer que la liberté dans sa
dimension processuelle implique une triple alternative : les personnes
doivent pouvoir s’inscrire dans des cadres sociaux auxquels elles adhèrent
légitimement, c’est l’option de la loyauté de valeur ; mais elles doivent
L’accessibilité au prisme des capabilités 45

aussi être en mesure d’exprimer leurs désirs et de négocier, contester,


voire co-construire ces cadres – c’est là l’enjeu de la capability for voice
(Bonvin, 2012), c’est-à-dire la liberté réelle de délibérer, d’exprimer
sa voix et de faire peser son point de vue dans le cadre de discussions
collectives ; enfin, elles doivent aussi être en mesure de les refuser ou
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de s’y soustraire à un coût supportable, c’est l’option de la défection.
Ainsi, la liberté de choix des personnes est tributaire de la présence
concomitante de ces trois options et des conditions auxquelles leur
exercice est soumis. Dès lors, évaluer l’impact des politiques d’accessibi-
lité passe également par un questionnement autour de la configuration
de ces trois options : dans quelle mesure les personnes en situation de
handicap adhèrent aux accès et aux opportunités qui leur sont offerts ;
dans quelle mesure elles peuvent les adapter selon leurs préférences ou
aspirations – choisir par exemple entre un emploi ou une formation
en milieu ouvert ou fermé ; et à quel coût peuvent être refusées les
modalités de prises en charge proposées. Si l’opposition à une prise
en charge, qu’il s’agisse d’une mesure de formation, d’un placement
ou encore d’un traitement thérapeutique, implique de se voir refuser
toute autre forme de soutien social ou sanitaire, alors l’option de la
défection ne risque-t‑elle pas de s’avérer trop coûteuse pour pouvoir
être librement assumée ?
Dans la perspective des capabilités, l’accessibilité en tant que liberté
de choix se décline autour des trois moments critiques du cycle des
politiques publiques – à savoir leur élaboration, leur mise en œuvre et
leur évaluation. Concernant les politiques du handicap, il s’agit de voir
dans un premier temps qui a accès à la définition de ces politiques et
qui définit les objectifs poursuivis ainsi que les moyens de les atteindre.
On se demandera par exemple si les personnes handicapées, les proches
aidants ou d’autres groupes d’entraide sont consultés ou même parties
prenantes dans l’élaboration des dispositifs les concernant. Dans un
deuxième temps, la mise en œuvre de ces dispositifs doit également
être évaluée en regard de sa capacité à prendre en compte le point de
vue des usagers. Dans quelle mesure la mise en œuvre effective des
politiques d’accessibilité permet-elle d’adapter les modalités d’accom-
pagnement, le contenu ainsi que le rythme du soutien proposé en
fonction des besoins exprimés par la personne handicapée ou par son
entourage ? Enfin, le troisième moment, celui de l’évaluation, comprend
46 Jean-Michel Bonvin et Emilie Rosenstein

un questionnement multiple qui porte à la fois sur le contenu de l’éva-


luation et sur la forme qu’elle va prendre : qu’est-ce qu’on va évaluer ?
Quels critères va-t‑on utiliser pour déterminer le succès d’une mesure
en termes d’accessibilité ? Avec quelles conséquences sur les pratiques
et personnes concernées ? Qui évalue et qui est évalué ? Quels points
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de vue sont pris en compte et lesquels sont ignorés ?
La liberté de choix des personnes et leur accessibilité sont intime-
ment reliées à leurs possibilités d’être entendues lors de ces différents
moments de l’action publique. La prise en compte de leur point de
vue semble d’autant plus importante dans un contexte qui fait de
l’insertion et de l’activation non seulement une mission prioritaire de
l’État social mais aussi un devoir et une responsabilité individuelle.
Dans le champ du handicap, la prise en compte de cette dimension
processuelle de la liberté comme accessibilité à la participation mais
aussi comme droit à la contestation est la condition de l’autonomie
réelle et du développement des capabilités des personnes en situation
de handicap. En somme, dans la perspective de Sen, une politique
qui imposerait des dispositifs d’accessibilité sans laisser de choix à ses
usagers ne peut être conçue comme adéquate. Au même titre, laisser
une liberté totale aux personnes dans leurs choix de vie sans leur offrir
le soutien social nécessaire pour accéder aux opportunités visées n’est
pas suffisant. Ainsi, l’approche par les capacités insiste sur le fait que la
promotion de l’accessibilité n’est pas qu’une affaire de mobilité ; c’est
avant tout une question d’équilibre entre empowerment des individus,
création des opportunités sociales et reconnaissance de la liberté indivi-
duelle. C’est donc la complémentarité de ces dimensions de la liberté,
« opportunité » et « processus », qui permet d’envisager l’accessibilité
de manière réellement émancipatrice.

Conclusion
Tout au long de ce chapitre, nous avons tenté de montrer que l’acces-
sibilité est un enjeu majeur dans le champ du handicap, pouvant être
interprété de façon plus ou moins limitative en fonction des concep-
tions sous-jacentes de la citoyenneté sociale et de la justice. Nous avons
proposé une interprétation exigeante de l’accessibilité en termes de
L’accessibilité au prisme des capabilités 47

capabilités qui va bien au-delà de la question de l’accès des personnes


au bâti. Dans cette perspective, l’impact des politiques du handicap
en termes d’accessibilité doit être évalué dans un double sens : d’une
part, en identifiant qui a accès à quoi et à quelles conditions, et en
mettant en lumière les inégalités en termes d’empowerment et de capacité
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d’action ; d’autre part, en posant également la question de la liberté de
choix qu’engendrent ces droits d’accès. Sur ce plan, l’approche par les
capacités invite à sonder dans quelle mesure les politiques du handicap
et les accès qu’elles ouvrent favorisent effectivement la liberté réelle de
leurs destinataires de mener une vie qui a de la valeur à leurs yeux. Cette
double acception de l’accessibilité en termes de capabilités répond aux
deux dimensions de la liberté chez Sen, la « liberté opportunité » et la
« liberté processus ». Dans une perspective capacitante, les politiques
visant l’insertion des personnes en situation de handicap devraient donc
prendre en compte ces deux dimensions et lutter contre les inégalités
d’accès non seulement aux opportunités mais aussi aux processus de
décision dont les personnes handicapées sont trop souvent exclues.
Du point de vue des opportunités, nous avons insisté sur la complé-
mentarité des ressources et des facteurs de conversion individuels,
sociaux et environnementaux. Ainsi, les capabilités apportent un
éclairage novateur sur la question du lien entre insertion et redistri-
bution, dépassant la vision réductrice de la trappe à la dépendance
sans pour autant tomber dans l’utilitarisme qui caractérise souvent
les théories de l’investissement social. Dans la perspective de Sen en
effet, l’investissement de valeur n’est pas envisagé sous le seul angle de
sa contribution à la productivité économique mais sous celui de son
apport au développement humain.
Du point de vue processuel, les capabilités soulignent l’importance
de la liberté de choix des individus qui implique la nécessité de les
consulter et de prendre en compte leurs aspirations, mettant ainsi en
valeur la légitimité de leur point de vue. Dans cette perspective, don-
ner aux personnes en situation de handicap l’accès à la délibération
collective, notamment par rapport aux politiques qui les concernent
directement, apparaît comme le moyen le plus approprié pour résoudre
la tension qui traverse le champ des politiques du handicap situées
entre universalisme et différentialisme. Ainsi, prendre comme étalon
48 Jean-Michel Bonvin et Emilie Rosenstein

de mesure ou critère de décision le développement des capabilités,


c’est placer au cœur des politiques du handicap une conception élar-
gie et exigeante de l’accessibilité à même d’identifier et de dénoncer
les inégalités et les barrières, aussi bien sociales que symboliques, qui
frappent les personnes handicapées et les empêchent de vivre une vie
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qu’elles ont des raisons de valoriser.

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