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Vers l'apolitisme et
l'humanitaire
Axelle Brodiez-Dolino
Dans Académique 2006, pages 111 à 129
Éditions Presses de Sciences Po
ISBN 9782724609859
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info via Université Lyon 3 (IP: 193.52.199.24)
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II - 1955-1979
RESTRUCTURATION
ET ÉMANCIPATION
« La tâche est immense, les ressources sont limitées, comment choisir ?
Justement il ne faut pas choisir. Le fondement de l’action du Secours
populaire, c’est la solidarité dans le malheur. Cette solidarité ne connaît
aucune frontière de pays ou de parti. »
« Le Secours populaire, c’est le Secours pour le peuple, pour les petites
gens. Aucun cas de détresse, d’injustice, ne doit laisser nos amis
insensibles. Tout ce qui est humain est nôtre. »
Roubaix, CATT, fonds SPF, 1998 020 0022, congrès national de 1957,
rapport d’activité.
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Chapitre 6
L A GU E R R E D ’ A L G É R IE
VERS L’APOLITISME ET
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L’HUMANITAIRE 1
S
i la guerre d’Algérie est désormais très étudiée par les histo-
riens, les mobilisations communistes restent encore pour partie
méconnues, et aucune analyse d’envergure ne fait pendant au
travail d’Alain Ruscio sur l’Indochine. Les impressions sont plutôt à
charge, le PCF ayant été fortement fustigé pour sa solide réticence face
au FLN, son vote des pouvoirs spéciaux ou la faiblesse de sa réaction le
17 octobre 1961. Force est pourtant de constater, lorsqu’on appréhende
cette histoire à travers le prisme des organisations de masse, que le bilan
doit, sur certains points, être revu à la hausse. Durant plus de huit
années, le Secours populaire a ainsi témoigné d’un investissement
presque total et de positions qui, pour être parfois verbalement timides
ou discrètes, n’en étaient pas moins efficaces sur le terrain. Répondant
aux injonctions du parti pour sa spécialisation fonctionnelle, il a mené
des actions a priori dans le droit fil des précédentes, centrées sur la soli-
darité morale et la défense juridique des militants inculpés, mais qui
méritent examen : car soutenir au nom des droits de l’homme les
soldats réfractaires ou des indépendantistes du FLN constitue pour une
organisation communiste une indéniable nouveauté. Cette période fixe
de surcroît un pas durable vers une solidarité apolitique et humanitaire,
scellant à terme une quasi révolution identitaire.
1. Ce chapitre reprend une large part de notre article pour Vingtième Siècle.
Revue d’histoire : « Le Secours populaire français dans la guerre d’Algérie.
Mobilisation communiste et tournant identitaire d’une organisation de
masse », 90, avril-juin 2006.
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travail » est alors établi pour le dernier trimestre 1954 : poursuite des
actions contre la répression dans les pays coloniaux, campagne pour
l’amnistie et affrètement d’un bateau de solidarité.
A priori bien engagé, le conglomérat communiste paraît donc
d’autant plus lent à passer aux actes. Car, à la méfiance à l’égard du
FLN, s’ajoute la modération de l’anticolonialisme d’une partie de la
base, qui se traduit au Secours populaire, jusqu’en septembre 1955, par
un relatif attentisme dans les actes, pourtant lié à une force précoce du
propos.
Dès décembre 1954, La Défense dénonce avec virulence les arresta-
tions de leaders nationalistes et syndicalistes, l’interdiction du MTLD 3,
les nettoyages, les perquisitions dans les douars, les viols et les tortures.
Le terme de « guerre » est utilisé 4 et régulièrement repris. Poursuivant sa
campagne pour l’amnistie outre-mer, l’association demande d’y inclure
les événements de novembre 1954 et se prononce, à l’instar du PCF,
pour la négociation. À partir de février 1955, les tortures deviennent
l’objet d’un combat régulier, notamment par reprise des premiers grands
articles non communistes. Ainsi « La Kabylie, nouvel Aurès en
puissance » d’André Leveuf pour Le Monde 5, « Votre gestapo d’Algérie »
de Claude Bourdet pour France-Observateur 6 ou « La question » de
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donne à son organisation de masse les premières instructions, lui
confiant alors la – large – tâche de « défendre les patriotes algériens et
d’organiser la solidarité 8 ». Le soulèvement du Nord-Constantinois
semble ensuite catalyser la prise de conscience 9, même s’il s’agit
toujours de pacifier la situation pour un maintien dans l’Union
française : « Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’entraîne pas
l’obligation de divorcer 10. »
6. Contre les tortures policières qui touchent également les militants politiques
du MNA et pour l’envoi en Algérie d’une commission d’enquête parlementaire.
7. Maîtres Henri Douzon, Renée et Pierre Stibbe, Pierre Braun.
8. Archives du communisme français, secrétariat du CC du 19 août 1955.
9. Le secrétariat du PCF du 19 août demandait de « suivre attentivement le
développement de la situation en Afrique du Nord », mais pensait « en premier
lieu au Maroc », et il n’était question pour l’Algérie que de « ranimer la
campagne contre l’envoi du contingent » ; le bureau politique du 6 septembre
lui est en revanche largement consacré : « soutien des revendications natio-
nales du peuple algérien », « arrêt des opérations militaires et fin de l’état
d’urgence », « retrait des troupes et des forces de police », « ouverture de
discussions avec les représentants qualifiés du peuple algérien tels qu’ils sont
définis par le PCA ».
10. Archives du communisme français, bureau politique du 6 septembre
1955 ; rappel de la thèse léniniste.
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novembre 1954, dix sont déjà partis. En réponse aux décrets du 19 mars
1956, l’association décide ensuite d’une présence permanente dans
chacun des trois tribunaux militaires Alger, Constantine et Oran.
Car l’assistance juridique se révèle être un mode de pression efficace,
permettant rapidement « un changement notable dans le comportement
des magistrats et instructeurs des tribunaux » : moindres tortures
ouvertes, diminution des illégalités flagrantes et des « verdicts
insensés », apparition de la « distinction entre “coupable” et
“suspect” 11 »… À leur retour, les avocats ont en outre pour tâche de
relater la situation et de participer aux démarches publiques. Les
archives du PCF ne montrent cependant une attention réelle à ce travail
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qu’à partir d’avril 1957 ; le collège juridique du parti – largement
commun à celui du Secours populaire – est alors réorganisé et forma-
lisé. Le pont aérien s’en trouve démultiplié, placé au PCF sous la tutelle
d’Élie Mignot 12 et bénéficiant d’un soutien financier important de la
CGT, tandis que le SPF conserve parallèlement son fonctionnement et
ses financements.
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mille exemplaires tirés sont immédiatement épuisés et réédités. En
novembre, le SPF soutient la déclaration de quarante-neuf avocats de la
cour d’appel de Paris s’étant rendus en Algérie – la plupart sont
membres de son collège juridique –, dénonçant la répression comme
« un phénomène général », la torture comme « un phénomène quotidien
de la tragique réalité algérienne » et l’absence de libertés essentielles. Il
est probable que cette déclaration ouverte, certes principalement signée
par des membres du parti, résulte de la directive du secrétariat du PCF
du 26 juin demandant « aux avocats communistes de faire un effort
pour une prise de position large ». Le Secours populaire décloisonne de
même ses campagnes, relayant les affaires Alleg et Audin, prenant part
aux protestations faisant suite au rapport de synthèse de la commission
et à plusieurs reprises aux mobilisations conjointes du Comité de vigi-
lance universitaire, du Comité Audin, du Comité de résistance spiri-
tuelle, du Comité de coordination pour la défense des libertés et de la
paix et de l’Association pour la sauvegarde des institutions judiciaires.
Après une baisse d’intensité en 1958, la mobilisation reprend en 1959.
En août, l’association fait paraître, conjointement avec le Comité Audin
et le Comité de coordination, la brochure Algérie 59. Au printemps
1960, elle se mobilise sur l’affaire Djamila Boupacha, craignant sa
disparition. La dénonciation des tortures s’estompe ensuite.
L a d é n o n c i at i o n d e s c a m p s
Cette dénonciation a entre-temps été progressivement reprise par les
médias et le monde politique, et s’est progressivement reportée, au
Secours populaire, sur la question des camps. Souvent sans ambages
qualifiés de « camps de concentration » et comparés à la période nazie,
ils réactivent un passé communiste douloureux mais glorieux, qui sert
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Informé par ses avocats, le SPF s’avère parfois pionnier dans la
dénonciation. Il parle le premier, sinon en France, du moins au sein du
conglomérat, de la section spéciale de Timfouchi 15, « prison sans
barreaux » en plein désert où la « pelote » et le « tombeau » constituent
l’essentiel des exercices et où les conditions sanitaires sont déplorables.
Suite à ses propos étayés, et fortement politiques (« Il y a pourtant des
responsables à cet état de fait. Si l’existence de Timfouchi était jusqu’ici
inconnue de l’opinion publique, il est impossible de croire qu’il en était
de même dans les sphères militaires et gouvernementales 16 »), le PCF
demande d’« éditer un tract sur les révélations faites par La Défense à
propos du bagne de Timfouchi, dans le Sud algérien 17 », et Raymond
Guyot est chargé d’une question orale au Sénat. En septembre, le
ministre doit reconnaître l’existence de la section et une enquête parle-
mentaire est ouverte. Mais si tous ces camps sont dénoncés comme
violant l’esprit et la lettre de la Convention de Genève, rares sont les
appels transcendant le conglomérat communiste, à l’image de celui
lancé dans le Gard en mai 1960 par le Secours populaire, la CIMADE18
et la Ligue des doits de l’homme.
C o n t r e le s e x é c u t i o n s
Le rôle nodal dévolu aux avocats permet enfin une mobilisation
précoce contre les condamnations à mort. Dès juin 1955, le PCF appelle
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14 février 1957 20 et la pétition concomitante contre l’exécution des trois
cents condamnés à mort algériens signée par soixante et un écrivains).
En janvier 1957, elle fait éditer une carte postale « Sauvez les
condamnés à mort algériens », à l’adresse du président de la République.
Elle participe également aux campagnes spécifiques, ainsi pour tenter
de sauver Fernand Yveton ou Djamila Bouhired ; co-organise, à la
demande du PCF, la campagne pour sauver les époux Guerroudj.
Surtout, ses avocats œuvrent systématiquement pour le recours en
grâce, semble-t-il avec un relatif succès sous de Gaulle. La cause reste
cependant peu populaire, plaçant l’association en porte-à-faux avec une
partie de l’électorat communiste :
19. La Défense, juillet 1957. Certains inculpés sont jugés et condamnés à mort
dix jours après leur arrestation, sans instruction, sans avoir été entendus par
un magistrat, sans avoir été confrontés avec leur accusateur ou témoins, sans
instruction, sans reconstitution des faits, sans avoir pu s’entretenir avec leur
défenseur avant l’ouverture de l’audience ; les défenseurs réclament des vérifi-
cations et mesures d’instruction qui ne sont jamais accordées.
20. Conduite par Francis Jourdain, et composée des écrivains Suzanne Allen,
Lia Lacombe, Martine Monod, Simone Téry, Olga Wormser, Pierre Abraham,
Henri Bassis, J. Fouquet, Pierre Gamarra, Guillevic, Renaud de Jouvenel, P. de
Lescure, Jean-Jacques Mayoux, Claude Morgan et Tristan Tzara.
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grand volet d’action consiste dans le soutien aux soldats réfractaires.
À la suite du PCF, le Secours populaire s’engage d’abord contre le
départ des rappelés, avec pour rôle principal d’assurer la défense juri-
dique des manifestants inculpés : « ils n’ont fait qu’exprimer librement
leur opinion de citoyen, dans le cadre de la légalité et bien souvent dans
des termes analogues à ceux du président du Conseil lui-même 22 ».
D’avril 1956 à avril 1957, l’association défend ainsi trois cents citoyens
ayant manifesté leur sympathie aux rappelés d’Algérie et, début janvier
1958, plusieurs procès sont encore en cours.
L a C a m p a gn e Al ba n L i e c h t i : u n e i n i t i a t i v e d u
Secours populaire
Le Secours populaire ne faisait cependant là que seconder le PCF. Un
pas idéologique et une évolution dans les rapports avec le parti sont
franchis, lorsqu’il s’attache à soutenir également les soldats réfractaires,
au premier rang desquels Alban Liechti. Celui-ci, ayant adressé en
juillet 1956 une lettre au président de la République invoquant le
préambule de la Constitution et expliquant son refus de prendre les
armes contre « le peuple algérien en lutte pour son indépendance », est
embarqué de force et rapidement emprisonné. Alors que le PCF conserve
le silence, le Secours populaire, informé début septembre, engage
d’abord une campagne locale. Mais après quatre mois de prison régle-
mentaire, le jeune communiste est condamné en novembre à deux ans
de réclusion ferme. À partir de mars 1957, la campagne est relancée au
niveau national et le Secours populaire ambitionne désormais d’en faire
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Constitution, la rhétorique adoptée par le Secours populaire s’articule
sur l’apolitisme et le pathos, et se traduit par le champ sémantique du
« drame de conscience » : « la guerre d’Algérie a posé chez de nombreux
jeunes rappelés de véritables drames de conscience, beaucoup sont indi-
gnés de la guerre qu’on leur impose, le départ de certains crée des situa-
tions familiales parfois dramatiques 25 » ; « Alban Liechti incarne ce
drame de conscience de la majorité des Français face à la poursuite de
cette guerre 26 ». Cette expression désormais récurrente, imposée par
Julien Lauprêtre, puise aux termes employés en 1952 par Louis de Ville-
fosse (« problème de conscience ») et Jean-Marie Domenach (« refus de
conscience ») pour caractériser le cas Henri Martin, tout en esquivant
habilement le registre politique par écartèlement entre le « drame »
infrapolitique qui connote le tragique et le passionnel, et la
« conscience », aussi intime que suprapolitique, tantôt renvoyée au
jugement de Nuremberg, tantôt à la conviction religieuse.
Finalement libéré en septembre 1958, Alban Liechti est, en février
suivant, à nouveau désigné pour partir en Algérie, puis en mai recon-
damné à deux ans de réclusion ferme. L’association relance la
campagne et plaide avec succès pour une affectation dans une unité
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000
L e s o u t i e n a u x so ld a t s r é f r a c t a i r e s
Progressivement connu, son geste suscite entre-temps des émules. De
1957 à 1960, une quarantaine de cas sont ainsi pris en charge par le
Secours populaire, avec une évolution du PCF vers un franc soutien, à
partir de septembre 1957 et durant l’année 1958, dans l’espoir de
susciter un mouvement d’envergure, puis une nouvelle euphémisation
après le constat des limites de cette mobilisation 27. Le légalisme léni-
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niste se trouve ainsi un temps supplanté au PCF par la condamnation du
colonialisme et de la guerre d’Algérie, qui rendent d’autant plus impos-
sible le désaveu que le parti a lui-même travaillé à diffuser dans les
casernes, l’opposition à la guerre 28, que la quasi totalité de ces jeunes
sont des militants communistes voulant faire exemple et que certains
sont de surcroît fils de hauts dirigeants 29. Or, au contraire du PCF, qui
évolue vers des discours plus offensifs, le Secours populaire conserve
globalement une prudence rhétorique qui confine à l’euphémisme,
parfois caricatural : « Les jeunes soldats qui sont en prison ont expliqué
leur position. On peut l’approuver, mais on peut aussi, sans l’approuver,
la comprendre ; on peut même la condamner ou la trouver inutile. Mais
nous pensons que la prison ne résout pas leur drame de conscience 30 »…
En 1958, s’il s’autorise pourtant à publier quelques positions plus politi-
ques, elles sont signées de non communistes : l’abbé Boulier, membre
du bureau national, affirme ainsi que « les soldats qui refusent de parti-
ciper à la guerre d’Algérie sauvent l’honneur de notre drapeau 31 »,
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La guerre d’Algérie. Vers l’apolitisme et l’humanitaire
tandis que sont également reprises les positions d’André Mandouze pour
Témoignage chrétien et Le Monde : « Sera-t-il dit que l’ancien chef de la
France libre n’admettra pas que, dans l’armée, on puisse encore penser
et agir comme lui-même avait naguère pensé et agi ? »
Bien que le PCF conseille au moins « aux jeunes emprisonnés qui
vont être libérés de ne pas renouveler leur acte 32 », certains passent
outre et leur cas devient préoccupant. À partir de septembre 1958, le
Secours populaire se mobilise pour leur transfert en France, mais
plusieurs restent détenus en Algérie, parfois envoyés en bataillon disci-
plinaire. La campagne est alors indissociable de la lutte contre les
camps. Dès lors, épousant la lutte croissante des mouvements favorables
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à l’objection de conscience, l’association revendique que les années de
prison comptent dans le temps de service, et qu’une résolution de démo-
bilisation soit prise pour les soldats ayant effectué en prison un temps
de détention supérieur à celui de leur classe.
La capacité nouvelle du Secours populaire à faire valoir ses concep-
tions est également visible dans la campagne pour la libération des « fils
de martyrs de la Résistance », lancée fin janvier 1957 par le PCF 33.
Curieusement, durant un an, aucune directive du parti n’implique
l’organisation de solidarité dans cette mobilisation, principalement
menée par le PCF lui-même, la Jeunesse communiste et les anciens
combattants. Le Secours populaire la juge néanmoins de sa prérogative
et lance sa propre campagne, reprenant le champ sémantique d’un
« drame de conscience » ici adéquatement qualifié de « cornélien 34 ».
Ainsi, au contraire de la phase fin 1954-mi-1955, où un verbe fort
prédomine sur une action encore hésitante, la solidarité juridique et
matérielle devient intense et durable, mais s’articule à une rhétorique
timide, car à contre-courant des positions traditionnelles du parti.
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que le PCF n’envisagera qu’en janvier 1957. Or la donne se renverse
ensuite avec l’affirmation de Julien Lauprêtre : cherchant à s’ouvrir, le
Secours populaire affiche désormais sa volonté de s’en tenir autant que
possible aux positions politiquement consensuelles.
Son attitude lors des crises institutionnelles de 1958-1961 est donc
surtout le fruit de la contrainte exercée par le PCF, qui exhorte ses orga-
nisations au suivisme partisan. Suite à la manifestation du 1er mai 1958,
le SPF juge ainsi que l’heure est à « endiguer la montée du fascisme sur
le sol même de la patrie ». Il ne cache pas son hostilité aux généraux
Massu et de Gaulle, « chef du complot qui menace nos institutions 36 », et
participe à la formation des Comités de défense de la République 37. La
campagne menée par le PCF contre la nouvelle Constitution représente
le paroxysme du ralliement partisan, le parti harcelant ses organisations
pour des prises de positions très affirmées. L’association doit ainsi
s’annoncer déterminée à « défendre la République, aujourd’hui en
péril », et publier un appel sur le « devoir d’alerter tous les citoyens sur
les immenses dangers que le projet recèle pour les libertés individuelles
et collectives » :
« Les premières années, ça a été très très difficile. D’abord, [les diri-
geants du parti] voulaient qu’on signe toutes les pétitions. La der-
nière bêtise que j’ai faite, moi, c’est pour le référendum de 1958 […].
Bon, j’ai cédé, tu comprends. Parce qu’ils m’ont convoqué, ils m’ont
dit : “Ben voilà ce qui arrive. Il y a de Gaulle, il risque d’y avoir la
dictature. Qu’est-ce que tu vas faire, toi, avec ton Secours
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compromis, le Secours populaire se refusera néanmoins de prendre,
après 1958, toute position explicite lors des élections 40.
En 1960, il suit la position matricielle sur le réseau Jeanson, mais ne
l’aborde que sous l’angle d’un problème de conscience. Réprouvant la
méthode mais s’insurgeant contre le verdict, il reconnaît aux signataires
du Manifeste des cent vingt et un, un « véritable esprit civique » : « En
lisant le compte rendu des audiences, j’ai souvent été impressionné par
leur attitude ; je suis tenté de dire : leur pureté […]. Ils ont accepté les
risques pour obéir, devant le “conflit d’Antigone”, à la voix de leur
conscience 41. » Et c’est via son Secours populaire que le PCF se montre
solidaire, moralement et matériellement, des signataires 42.
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U n r e g a i n d u r ô le t r a di t i o n n e l : la s o l i d a r i t é a u x
v ic t i m e s d e m a n i f e s t a t i o n s
En 1961, le pouvoir et l’opinion apparaissent ralliés à
l’indépendance ; l’ensemble des campagnes évoquées supra achevées, le
Secours populaire retourne pour partie à son rôle traditionnel, celui de
la solidarité aux victimes de violences policières. Les événements du
17 octobre 1961 suscitent ainsi sa mobilisation immédiate, alors même
que la réaction du PCF reste faible et qu’aucune directive n’engage les
organisations de masse. Des militants visitent les hospitalisés, apportent
des secours financiers, alimentaires et vestimentaires aux blessés, entre-
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prennent des parrainages. En quelques jours, plus de trois millions
d’anciens francs 43 sont versés dans les hôpitaux, tandis que la fédéra-
tion de la Seine distribue plusieurs tonnes de vivres et huit cents colis
de vêtements. L’association dénonce les brutalités policières et le
racisme, les crimes commis, les centres où sont parqués les milliers
d’Algériens. Le 21 octobre, trente mille brochures étayées de témoi-
gnages ont été diffusées puis deux conférences de presse – certes
tardives – sont co-organisées à Nanterre avec d’autres organisations du
conglomérat. Des démarches juridiques sont parallèlement entreprises
pour garantir leur emploi aux hospitalisés. Et le PCF d’approuver, a
posteriori, l’action de son organisation de masse.
L’association joue un rôle moteur en matière de solidarité après la
manifestation de Charonne, à laquelle participent nombre de ses diri-
geants. L’accumulation de témoignages, recueillis parmi les victimes et
les médecins hospitaliers, alimente des tracts sans équivoque sur la
violence policière 44 et permet de constituer des dossiers. Outre les
protestations et communiqués, une brochure est diffusée à cent soixante
mille exemplaires et une délégation conduite à l’Élysée. La solidarité est
également matérielle, par versement de salaires aux blessés empêchés de
travailler, don de vêtements neufs ou paiement du nettoyage des habits
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La guerre d’Algérie. Vers l’apolitisme et l’humanitaire
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L e s p r e m i e r s p a s v e r s l’ h u m a n i t a i r e ( 1 9 6 0 - 1 9 6 2 )
Derrière ces actions relevant des prérogatives traditionnelles, même
si leur originalité est désormais leur relatif affranchissement des direc-
tives du PCF, le Secours populaire entame souterrainement une petite
révolution identitaire : il se mue en organisation humanitaire. L’évolu-
tion est cependant d’abord peu perceptible, ne constituant qu’une
reprise de la solidarité en faveur de l’Espagne républicaine : au bateau
de la Noël 1954 succèdent ainsi au printemps-été deux caravanes de
camions puis, à la Noël suivante, quatre nouveaux bateaux soutenus
par le parti. Les difficultés administratives rencontrées à chaque ache-
minement conduisent cependant à réorienter la solidarité et les bateaux
sont – temporairement – abandonnés.
Ce n’est qu’en 1960, après avoir développé ses premiers discours
apolitiques, que le Secours populaire considère avoir accompli sa
mission « d’éclairer l’opinion » pour, « déchargé d’une lourde tâche,
[pouvoir désormais] consacrer des efforts accrus à l’œuvre humanitaire
qui constitue un autre aspect de sa mission 45 ». Défendant que le prin-
cipal souci des regroupés d’Algérie n’est pas la politique mais leur
survie immédiate, il prône la vertu symbolique du don pour « construire
des rapports fraternels entre notre peuple et le peuple algérien » : « le
sucre, c’est la paix 46 ». Soutenu par l’ensemble du conglomérat, il
relance les aides d’urgence à destination des Algériens des « camps de
regroupement » aux frontières marocaine et tunisienne, via l’envoi de
bateaux et le don de voitures ambulances au Croissant rouge algérien à
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000
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juin 1962, plus de douze tonnes de médicaments, des instruments de
chirurgie, des appareils de réanimation et de transfusion ont été
recueillis ; soixante chirurgiens, médecins, transfuseurs et infirmières se
sont rendus dans les casbahs et le bled. Suite à la Conférence d’aide non-
gouvernementale au peuple algérien (juin 1963), où l’association
travaille dans la Commission santé et enfance, la solidarité est réorientée
vers les enfants poliomyélitiques (les colis sont transmis au Croissant
rouge algérien et au Secours national algérien). Puis, elle est destinée
aux enfants aveugles (via l’Organisation nationale des aveugles algé-
riens), désormais en coopération avec le Secours catholique d’Argen-
teuil, ville pionnière dans la coopération locale des deux « Secours ».
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La guerre d’Algérie. Vers l’apolitisme et l’humanitaire
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fonctionnel et identitaire. Le Secours populaire témoigne progressive-
ment d’une capacité nouvelle d’initiative, patente pour la Campagne
Alban Liechti, la dénonciation des sections spéciales ou l’action huma-
nitaire. Sa rhétorique traduit la volonté d’évitement des positions
partisanes : ainsi laisse-t-il publier en 1956, sous la plume de Francis
Jourdain, des positions favorables à l’indépendance – ce qui est pour le
moins audacieux à l’échelle tant française que communiste – mais
inversement, affirme en février 1960, alors que le principe de l’autodé-
termination est ancré et que l’indépendance paraît de plus en plus
probable, qu’« au Secours populaire nous ne prenons pas parti sur les
modalités de la négociation, de la fin des combats, des conditions de
paix. Même parmi nous les avis diffèrent 47 ». Une rhétorique apolitique
envahit jusqu’au conflit lui-même, qualifié dès décembre 1954 de
« guerre » pour devenir en 1957 un « drame 48 ». Il convient ici de ne pas
oublier que 1956, année où se forge cette rhétorique, est certes celle du
rappel des disponibles et du geste d’Alban Liechti, mais aussi du XXe
Congrès du PCUS et de Budapest, donc d’un malaise profond dans le
monde communiste, passé sous silence au PCF comme au SPF, mais
dont les répercussions psychologiques comme numériques sont doulou-
reuses. Face aux enjeux institutionnels, les années 1958-1961 sont
pourtant celles d’un regain de soutien ouvert au PCF, traduisant la diffi-
culté d’instaurer des relations qui ne soient plus celles de la subordina-
tion inconditionnelle. Il faut attendre l’accalmie et les premières actions
humanitaires pour que le Secours populaire retente, cette fois durable-
ment, d’afficher un positionnement apolitique.