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Chapitre 6. La guerre d'Algérie.

Vers l'apolitisme et
l'humanitaire
Axelle Brodiez-Dolino
Dans Académique 2006, pages 111 à 129
Éditions Presses de Sciences Po
ISBN 9782724609859
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info via Université Lyon 3 (IP: 193.52.199.24)

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II - 1955-1979
RESTRUCTURATION
ET ÉMANCIPATION
« La tâche est immense, les ressources sont limitées, comment choisir ?
Justement il ne faut pas choisir. Le fondement de l’action du Secours
populaire, c’est la solidarité dans le malheur. Cette solidarité ne connaît
aucune frontière de pays ou de parti. »
« Le Secours populaire, c’est le Secours pour le peuple, pour les petites
gens. Aucun cas de détresse, d’injustice, ne doit laisser nos amis
insensibles. Tout ce qui est humain est nôtre. »
Roubaix, CATT, fonds SPF, 1998 020 0022, congrès national de 1957,
rapport d’activité.
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Chapitre 6

L A GU E R R E D ’ A L G É R IE
VERS L’APOLITISME ET
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L’HUMANITAIRE 1

S
i la guerre d’Algérie est désormais très étudiée par les histo-
riens, les mobilisations communistes restent encore pour partie
méconnues, et aucune analyse d’envergure ne fait pendant au
travail d’Alain Ruscio sur l’Indochine. Les impressions sont plutôt à
charge, le PCF ayant été fortement fustigé pour sa solide réticence face
au FLN, son vote des pouvoirs spéciaux ou la faiblesse de sa réaction le
17 octobre 1961. Force est pourtant de constater, lorsqu’on appréhende
cette histoire à travers le prisme des organisations de masse, que le bilan
doit, sur certains points, être revu à la hausse. Durant plus de huit
années, le Secours populaire a ainsi témoigné d’un investissement
presque total et de positions qui, pour être parfois verbalement timides
ou discrètes, n’en étaient pas moins efficaces sur le terrain. Répondant
aux injonctions du parti pour sa spécialisation fonctionnelle, il a mené
des actions a priori dans le droit fil des précédentes, centrées sur la soli-
darité morale et la défense juridique des militants inculpés, mais qui
méritent examen : car soutenir au nom des droits de l’homme les
soldats réfractaires ou des indépendantistes du FLN constitue pour une
organisation communiste une indéniable nouveauté. Cette période fixe
de surcroît un pas durable vers une solidarité apolitique et humanitaire,
scellant à terme une quasi révolution identitaire.

1. Ce chapitre reprend une large part de notre article pour Vingtième Siècle.
Revue d’histoire : « Le Secours populaire français dans la guerre d’Algérie.
Mobilisation communiste et tournant identitaire d’une organisation de
masse », 90, avril-juin 2006.
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

Du verbe aux actes


(novembre 1954-septembre 1955)
La Toussaint rouge ne prend pas le Secours populaire au dépourvu :
la campagne pour l’amnistie aux condamnés politiques d’outre-mer bat
son plein et à l’été 1954 Pierre Éloire, secrétaire général, vient d’entre-
prendre un long voyage en Algérie et au Maroc, publiant à son retour
un « acte d’accusation sans appel contre le colonialisme 2 ». Survient
ensuite le séisme d’Orléansville (9 septembre), qui suscite une vaste
campagne de solidarité conjointe CGT-Secours populaire. Un « plan de
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travail » est alors établi pour le dernier trimestre 1954 : poursuite des
actions contre la répression dans les pays coloniaux, campagne pour
l’amnistie et affrètement d’un bateau de solidarité.
A priori bien engagé, le conglomérat communiste paraît donc
d’autant plus lent à passer aux actes. Car, à la méfiance à l’égard du
FLN, s’ajoute la modération de l’anticolonialisme d’une partie de la
base, qui se traduit au Secours populaire, jusqu’en septembre 1955, par
un relatif attentisme dans les actes, pourtant lié à une force précoce du
propos.
Dès décembre 1954, La Défense dénonce avec virulence les arresta-
tions de leaders nationalistes et syndicalistes, l’interdiction du MTLD 3,
les nettoyages, les perquisitions dans les douars, les viols et les tortures.
Le terme de « guerre » est utilisé 4 et régulièrement repris. Poursuivant sa
campagne pour l’amnistie outre-mer, l’association demande d’y inclure
les événements de novembre 1954 et se prononce, à l’instar du PCF,
pour la négociation. À partir de février 1955, les tortures deviennent
l’objet d’un combat régulier, notamment par reprise des premiers grands
articles non communistes. Ainsi « La Kabylie, nouvel Aurès en
puissance » d’André Leveuf pour Le Monde 5, « Votre gestapo d’Algérie »
de Claude Bourdet pour France-Observateur 6 ou « La question » de

2. La Défense, juin 1954.


3. Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, accusé à tort
d’avoir fomenté les attentats du 1er novembre.
4. La Défense, décembre 1954 : « Algérie, une répression à l’échelle de la
guerre ».
5. Repris dans La Défense, février 1955 : « chaque vexation qu’on inflige à un
Kabyle peut faire de lui un irréconciliable ennemi » ; « éluder une fois de plus
les réformes nécessaires sous le prétexte que l’ordre n’est pas rétabli apparaîtra
pour beaucoup comme une manœuvre dilatoire. Si l’on n’y prend garde, la
cause des combattants clandestins peut donc, dans un avenir proche, se
confondre avec les revendications politiques de la majorité des Kabyles ».
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La guerre d’Algérie. Vers l’apolitisme et l’humanitaire

François Mauriac pour L’Express. Lors du vote de la loi sur l’état


d’urgence (3 mars), des démarches de protestation sont faites, et une
résolution préconise de « tout mettre en œuvre pour l’abrogation de la
loi, la cessation immédiate de la répression, des tortures policières, des
ratissages ». Quatre avocats sont concomitamment envoyés en Algérie 7 :
leurs dénonciations des illégalités juridiques et du parti pris de certains
juges nourrissent, à partir d’avril, les premières campagnes contre la
traduction de civils devant les tribunaux militaires en raison d’activités
politiques et contre les atteintes aux libertés constitutionnelles.
Cette première phase de « solidarité morale » traduit les hésitations,
connues, du PCF sur son positionnement. Ce n’est que le 19 août qu’il
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donne à son organisation de masse les premières instructions, lui
confiant alors la – large – tâche de « défendre les patriotes algériens et
d’organiser la solidarité 8 ». Le soulèvement du Nord-Constantinois
semble ensuite catalyser la prise de conscience 9, même s’il s’agit
toujours de pacifier la situation pour un maintien dans l’Union
française : « Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’entraîne pas
l’obligation de divorcer 10. »

La défense des droits de l’homme


(1955-1960)
Me Jules Borker, avocat du SPF, prend alors en charge l’organisation
d’un « pont aérien » pour faire respecter les droits de l’homme et de la
défense, et une campagne de souscription est lancée – si les avocats
plaident bénévolement, le voyage et les frais restent onéreux – ; fin

6. Contre les tortures policières qui touchent également les militants politiques
du MNA et pour l’envoi en Algérie d’une commission d’enquête parlementaire.
7. Maîtres Henri Douzon, Renée et Pierre Stibbe, Pierre Braun.
8. Archives du communisme français, secrétariat du CC du 19 août 1955.
9. Le secrétariat du PCF du 19 août demandait de « suivre attentivement le
développement de la situation en Afrique du Nord », mais pensait « en premier
lieu au Maroc », et il n’était question pour l’Algérie que de « ranimer la
campagne contre l’envoi du contingent » ; le bureau politique du 6 septembre
lui est en revanche largement consacré : « soutien des revendications natio-
nales du peuple algérien », « arrêt des opérations militaires et fin de l’état
d’urgence », « retrait des troupes et des forces de police », « ouverture de
discussions avec les représentants qualifiés du peuple algérien tels qu’ils sont
définis par le PCA ».
10. Archives du communisme français, bureau politique du 6 septembre
1955 ; rappel de la thèse léniniste.
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

novembre 1954, dix sont déjà partis. En réponse aux décrets du 19 mars
1956, l’association décide ensuite d’une présence permanente dans
chacun des trois tribunaux militaires Alger, Constantine et Oran.
Car l’assistance juridique se révèle être un mode de pression efficace,
permettant rapidement « un changement notable dans le comportement
des magistrats et instructeurs des tribunaux » : moindres tortures
ouvertes, diminution des illégalités flagrantes et des « verdicts
insensés », apparition de la « distinction entre “coupable” et
“suspect” 11 »… À leur retour, les avocats ont en outre pour tâche de
relater la situation et de participer aux démarches publiques. Les
archives du PCF ne montrent cependant une attention réelle à ce travail
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qu’à partir d’avril 1957 ; le collège juridique du parti – largement
commun à celui du Secours populaire – est alors réorganisé et forma-
lisé. Le pont aérien s’en trouve démultiplié, placé au PCF sous la tutelle
d’Élie Mignot 12 et bénéficiant d’un soutien financier important de la
CGT, tandis que le SPF conserve parallèlement son fonctionnement et
ses financements.

La dénonciation des tortures


La présence d’avocats permet une dénonciation précoce et étayée des
tortures, dans la continuité des dénonciations récurrentes depuis 1945.
Mais, si l’association fait déposer par dizaines des plaintes pour torture
dans les locaux de la police, seules quelques informations judiciaires
sont finalement ouvertes : « ce qui est peut-être plus grave encore que
les tortures, c’est la passivité, la conspiration du silence qui protège
leurs auteurs 13 ». À l’instar du PCF, elle ne cesse de se battre sur ce
front. Elle collecte les plaintes, constitue des dossiers et commet des
défenseurs. Explicitement renvoyées à la résistance communiste, les
tortures ne sont cependant stigmatisées que comme la pièce la plus
atroce et la plus visible d’un système cohérent de répression, comme
l’inextricable fil d’un ensemble de violations des droits. « Toutes les illé-
galités que signalent les accusés et la défense sont systématiquement
couvertes 14 » : arrestations sans mandat, non-respect de la traduction
des suspects dans les vingt-quatre heures devant un juge d’instruction,
détentions prolongées, perquisitions chez des avocats, ouverture du

11. La Défense, mars 1956.


12. Adjoint de Léon Feix, alors responsable des questions coloniales.
13. La Défense, juin 1955.
14. La Défense, octobre 1955.
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La guerre d’Algérie. Vers l’apolitisme et l’humanitaire

courrier des détenus, non-communication des dossiers, séances de


tribunal militaire à huis clos, condamnations à mort suite à des aveux
arrachés sous la torture et sur dossier vide, etc.
La bataille d’Alger et le retour des premiers rappelés confortent
l’action. Visiblement en réponse aux directives du PCF qui demande
d’en faire la clef de voûte des campagnes, l’association fait éditer, en
mai 1957, une brochure Vérité sur les tortures, avec en couverture la
citation programmatique de Jaurès : « c’est nous, Français de France
qui, pour notre propre honneur, lorsqu’un attentat a été commis au nom
de notre pays, devons chercher la vérité, la dire, la proclamer pour
réparer, s’il se peut, les attentats commis contre l’humanité ». Les cent
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mille exemplaires tirés sont immédiatement épuisés et réédités. En
novembre, le SPF soutient la déclaration de quarante-neuf avocats de la
cour d’appel de Paris s’étant rendus en Algérie – la plupart sont
membres de son collège juridique –, dénonçant la répression comme
« un phénomène général », la torture comme « un phénomène quotidien
de la tragique réalité algérienne » et l’absence de libertés essentielles. Il
est probable que cette déclaration ouverte, certes principalement signée
par des membres du parti, résulte de la directive du secrétariat du PCF
du 26 juin demandant « aux avocats communistes de faire un effort
pour une prise de position large ». Le Secours populaire décloisonne de
même ses campagnes, relayant les affaires Alleg et Audin, prenant part
aux protestations faisant suite au rapport de synthèse de la commission
et à plusieurs reprises aux mobilisations conjointes du Comité de vigi-
lance universitaire, du Comité Audin, du Comité de résistance spiri-
tuelle, du Comité de coordination pour la défense des libertés et de la
paix et de l’Association pour la sauvegarde des institutions judiciaires.
Après une baisse d’intensité en 1958, la mobilisation reprend en 1959.
En août, l’association fait paraître, conjointement avec le Comité Audin
et le Comité de coordination, la brochure Algérie 59. Au printemps
1960, elle se mobilise sur l’affaire Djamila Boupacha, craignant sa
disparition. La dénonciation des tortures s’estompe ensuite.

L a d é n o n c i at i o n d e s c a m p s
Cette dénonciation a entre-temps été progressivement reprise par les
médias et le monde politique, et s’est progressivement reportée, au
Secours populaire, sur la question des camps. Souvent sans ambages
qualifiés de « camps de concentration » et comparés à la période nazie,
ils réactivent un passé communiste douloureux mais glorieux, qui sert
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de levier de mobilisation au combat juridique contre les camps en plein


désert et les assignations à résidence. En février 1956, est ainsi tiré à
cent mille exemplaires un numéro spécial sur les « camps
d’hébergement », considérés « de déportation » ; des reportages édifiants
sont ensuite réalisés sur le camp de Blida (mars 1958) et la centrale de
Berrouaghia (septembre 1959), stigmatisant les tortures, les suicides, la
folie des prisonniers, la nourriture infecte et l’hygiène dramatique, les
maladies, les maltraitances quotidiennes ou les viols. Des « camps
d’hébergement » se développent parallèlement en France : La Défense y
dénonce les violations des droits et y affère une rubrique de conseils
juridico-pratiques.
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Informé par ses avocats, le SPF s’avère parfois pionnier dans la
dénonciation. Il parle le premier, sinon en France, du moins au sein du
conglomérat, de la section spéciale de Timfouchi 15, « prison sans
barreaux » en plein désert où la « pelote » et le « tombeau » constituent
l’essentiel des exercices et où les conditions sanitaires sont déplorables.
Suite à ses propos étayés, et fortement politiques (« Il y a pourtant des
responsables à cet état de fait. Si l’existence de Timfouchi était jusqu’ici
inconnue de l’opinion publique, il est impossible de croire qu’il en était
de même dans les sphères militaires et gouvernementales 16 »), le PCF
demande d’« éditer un tract sur les révélations faites par La Défense à
propos du bagne de Timfouchi, dans le Sud algérien 17 », et Raymond
Guyot est chargé d’une question orale au Sénat. En septembre, le
ministre doit reconnaître l’existence de la section et une enquête parle-
mentaire est ouverte. Mais si tous ces camps sont dénoncés comme
violant l’esprit et la lettre de la Convention de Genève, rares sont les
appels transcendant le conglomérat communiste, à l’image de celui
lancé dans le Gard en mai 1960 par le Secours populaire, la CIMADE18
et la Ligue des doits de l’homme.

C o n t r e le s e x é c u t i o n s
Le rôle nodal dévolu aux avocats permet enfin une mobilisation
précoce contre les condamnations à mort. Dès juin 1955, le PCF appelle

15. La Défense, mai et juin 1959.


16. La Défense, mai 1959.
17. Archives du communisme français, procès-verbal du secrétariat du CC du
PCF du 14 mai 1959.
18. Ancien « Comité inter-mouvement auprès des évacués », créé en 1940, et
devenu durant les années 1960 « Cimade, service œcuménique d’entraide ».
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La guerre d’Algérie. Vers l’apolitisme et l’humanitaire

à manifester contre et l’association s’engage constamment ensuite,


qu’elle soit seule, en co-initiative avec le Comité national d’amnistie, le
conglomérat et des intellectuels (octobre 1955), ou le Comité national
d’information et d’action, le Comité justice et liberté outre-mer et le
Comité d’action des intellectuels (mars 1956).
La question change de nature avec la première exécution, début
juin 1956. Dénonçant une « loi d’exception qui permet de traduire
devant des tribunaux militaires d’exception après une rapide procédure
d’exception 19 », l’association plaide pour le respect des conventions
internationales et multiplie les mobilisations, souvent à l’instigation de
son président Francis Jourdain (voir la délégation à l’Élysée du
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14 février 1957 20 et la pétition concomitante contre l’exécution des trois
cents condamnés à mort algériens signée par soixante et un écrivains).
En janvier 1957, elle fait éditer une carte postale « Sauvez les
condamnés à mort algériens », à l’adresse du président de la République.
Elle participe également aux campagnes spécifiques, ainsi pour tenter
de sauver Fernand Yveton ou Djamila Bouhired ; co-organise, à la
demande du PCF, la campagne pour sauver les époux Guerroudj.
Surtout, ses avocats œuvrent systématiquement pour le recours en
grâce, semble-t-il avec un relatif succès sous de Gaulle. La cause reste
cependant peu populaire, plaçant l’association en porte-à-faux avec une
partie de l’électorat communiste :

« C’était devant les usines [Rateau] à la Courneuve, j’étais monté sur


une chaise, j’étais avec Gerbal, qui était le rédacteur en chef de La
Défense à l’époque, et j’ai dit aux femmes qui étaient là : “donnez-
nous des sous pour sauver les condamnés à mort algériens, pour évi-
ter qu’ils soient exécutés”. Et il y a trois femmes qui m’ont attrapé
au collet, qui m’ont descendu de la chaise et qui m’ont dit : “toi, si
tu ne te tires pas, on va te faire la peau, parce que nos mômes ils
sont en Algérie et tu ne fais rien pour eux”. C’était une période très

19. La Défense, juillet 1957. Certains inculpés sont jugés et condamnés à mort
dix jours après leur arrestation, sans instruction, sans avoir été entendus par
un magistrat, sans avoir été confrontés avec leur accusateur ou témoins, sans
instruction, sans reconstitution des faits, sans avoir pu s’entretenir avec leur
défenseur avant l’ouverture de l’audience ; les défenseurs réclament des vérifi-
cations et mesures d’instruction qui ne sont jamais accordées.
20. Conduite par Francis Jourdain, et composée des écrivains Suzanne Allen,
Lia Lacombe, Martine Monod, Simone Téry, Olga Wormser, Pierre Abraham,
Henri Bassis, J. Fouquet, Pierre Gamarra, Guillevic, Renaud de Jouvenel, P. de
Lescure, Jean-Jacques Mayoux, Claude Morgan et Tristan Tzara.
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

très difficile […]. À l’époque, on était extrêmement minoritaires… Et


c’est vrai que c’était un argument qu’on comprenait… la mère de
famille… Bon, d’un côté tu as les fellaghas ; nous on arrive, on dit :
“Donnez-nous des sous pour sauver les condamnés à mort, pour le
respect des droits de la défense et tout ça… 21”. »

Le soutien aux soldats réfractaires


(1956-1959)
Plus à contre-courant encore des positions traditionnelles, le second
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grand volet d’action consiste dans le soutien aux soldats réfractaires.
À la suite du PCF, le Secours populaire s’engage d’abord contre le
départ des rappelés, avec pour rôle principal d’assurer la défense juri-
dique des manifestants inculpés : « ils n’ont fait qu’exprimer librement
leur opinion de citoyen, dans le cadre de la légalité et bien souvent dans
des termes analogues à ceux du président du Conseil lui-même 22 ».
D’avril 1956 à avril 1957, l’association défend ainsi trois cents citoyens
ayant manifesté leur sympathie aux rappelés d’Algérie et, début janvier
1958, plusieurs procès sont encore en cours.

L a C a m p a gn e Al ba n L i e c h t i : u n e i n i t i a t i v e d u
Secours populaire
Le Secours populaire ne faisait cependant là que seconder le PCF. Un
pas idéologique et une évolution dans les rapports avec le parti sont
franchis, lorsqu’il s’attache à soutenir également les soldats réfractaires,
au premier rang desquels Alban Liechti. Celui-ci, ayant adressé en
juillet 1956 une lettre au président de la République invoquant le
préambule de la Constitution et expliquant son refus de prendre les
armes contre « le peuple algérien en lutte pour son indépendance », est
embarqué de force et rapidement emprisonné. Alors que le PCF conserve
le silence, le Secours populaire, informé début septembre, engage
d’abord une campagne locale. Mais après quatre mois de prison régle-
mentaire, le jeune communiste est condamné en novembre à deux ans
de réclusion ferme. À partir de mars 1957, la campagne est relancée au
niveau national et le Secours populaire ambitionne désormais d’en faire

21. Entretien avec Julien Lauprêtre, 5 juin 2001.


22. La Défense, juillet 1956.
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La guerre d’Algérie. Vers l’apolitisme et l’humanitaire

un nouvel Henri Martin. Le décalage avec la chronologie du parti est


donc patent : c’est seulement début avril 1957 que des directives du PCF
mentionnent explicitement le nom d’Alban Liechti, et uniquement début
janvier 1958 qu’il demande de « réserver une plus grande place à la
défense d’Alban Liechti et des autres jeunes soldats victimes de la
répression pour avoir refusé de faire la guerre au peuple algérien 23 ».
Cette lenteur de réaction s’explique aisément : le PCF, légaliste sur ce
sujet, récuse le refus de servir et agit au contraire par le travail de
propagande au sein des casernes. Il lui est donc difficile de cautionner
politiquement le geste 24.
Dès lors, tout en s’appuyant sur le préambule plus consensuel de la
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Constitution, la rhétorique adoptée par le Secours populaire s’articule
sur l’apolitisme et le pathos, et se traduit par le champ sémantique du
« drame de conscience » : « la guerre d’Algérie a posé chez de nombreux
jeunes rappelés de véritables drames de conscience, beaucoup sont indi-
gnés de la guerre qu’on leur impose, le départ de certains crée des situa-
tions familiales parfois dramatiques 25 » ; « Alban Liechti incarne ce
drame de conscience de la majorité des Français face à la poursuite de
cette guerre 26 ». Cette expression désormais récurrente, imposée par
Julien Lauprêtre, puise aux termes employés en 1952 par Louis de Ville-
fosse (« problème de conscience ») et Jean-Marie Domenach (« refus de
conscience ») pour caractériser le cas Henri Martin, tout en esquivant
habilement le registre politique par écartèlement entre le « drame »
infrapolitique qui connote le tragique et le passionnel, et la
« conscience », aussi intime que suprapolitique, tantôt renvoyée au
jugement de Nuremberg, tantôt à la conviction religieuse.
Finalement libéré en septembre 1958, Alban Liechti est, en février
suivant, à nouveau désigné pour partir en Algérie, puis en mai recon-
damné à deux ans de réclusion ferme. L’association relance la
campagne et plaide avec succès pour une affectation dans une unité

23. Archives du communisme français, bureau politique du 3 janvier 1958.


24. Archives du communisme français, bureau politique du 7 janvier 1958 :
« Il était et il reste juste pour le Parti et la Jeunesse communiste et populariser
les actes de Liechti, Letoquart, etc., et de leur apporter la solidarité la plus
grande. Tout en développant au maximum notre campagne de solidarité pour
leur libération, rappeler que compte tenu du principe fondamental selon lequel
les communistes vont à l’armée, les jeunes communistes à l’armée lutteront […]
afin d’aboutir à des refus collectifs de faire la guerre au peuple algérien ».
25. La Défense, octobre 1956.
26. La Défense, mars 1957.
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

non stationnée en Algérie. Transféré en métropole, puis en Corse, il est


in fine affecté à des travaux agricoles.

L e s o u t i e n a u x so ld a t s r é f r a c t a i r e s
Progressivement connu, son geste suscite entre-temps des émules. De
1957 à 1960, une quarantaine de cas sont ainsi pris en charge par le
Secours populaire, avec une évolution du PCF vers un franc soutien, à
partir de septembre 1957 et durant l’année 1958, dans l’espoir de
susciter un mouvement d’envergure, puis une nouvelle euphémisation
après le constat des limites de cette mobilisation 27. Le légalisme léni-
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niste se trouve ainsi un temps supplanté au PCF par la condamnation du
colonialisme et de la guerre d’Algérie, qui rendent d’autant plus impos-
sible le désaveu que le parti a lui-même travaillé à diffuser dans les
casernes, l’opposition à la guerre 28, que la quasi totalité de ces jeunes
sont des militants communistes voulant faire exemple et que certains
sont de surcroît fils de hauts dirigeants 29. Or, au contraire du PCF, qui
évolue vers des discours plus offensifs, le Secours populaire conserve
globalement une prudence rhétorique qui confine à l’euphémisme,
parfois caricatural : « Les jeunes soldats qui sont en prison ont expliqué
leur position. On peut l’approuver, mais on peut aussi, sans l’approuver,
la comprendre ; on peut même la condamner ou la trouver inutile. Mais
nous pensons que la prison ne résout pas leur drame de conscience 30 »…
En 1958, s’il s’autorise pourtant à publier quelques positions plus politi-
ques, elles sont signées de non communistes : l’abbé Boulier, membre
du bureau national, affirme ainsi que « les soldats qui refusent de parti-
ciper à la guerre d’Algérie sauvent l’honneur de notre drapeau 31 »,

27. Entretiens avec Claude Lecomte, alors responsable national à l’UJRF/JC.


Cette chronologie mériterait évidemment d’être analysée au regard de la chro-
nologie strictement politique.
28. Voir notamment la diffusion clandestine par la Jeunesse communiste de
Soldat de France, dirigée par Raymond Guyot (PCF) et Paul Laurent (JC) et
organisée par François Hilsum. Cinq millions d’exemplaires du journal
auraient été diffusés durant l’ensemble de la guerre, par des militants commu-
nistes dans les casernes mais aussi par des cheminots de la CGT dans les
trains de rappelés.
29. Ainsi Pierre Guyot, fils de Raymond Guyot (membre du bureau politique et
député), Léandre Letoquart, fils de Léandre Letoquart (membre suppléant du
comité central) ou Serge Magnien, fils de Marius Magnien (responsable de la
section international et journaliste à L’Humanité).
30. Roubaix, CAMT, fonds SPF, 1998 020 0023, congrès national des 4 et
5 avril 1959.
31. La Défense, novembre 1958.
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La guerre d’Algérie. Vers l’apolitisme et l’humanitaire

tandis que sont également reprises les positions d’André Mandouze pour
Témoignage chrétien et Le Monde : « Sera-t-il dit que l’ancien chef de la
France libre n’admettra pas que, dans l’armée, on puisse encore penser
et agir comme lui-même avait naguère pensé et agi ? »
Bien que le PCF conseille au moins « aux jeunes emprisonnés qui
vont être libérés de ne pas renouveler leur acte 32 », certains passent
outre et leur cas devient préoccupant. À partir de septembre 1958, le
Secours populaire se mobilise pour leur transfert en France, mais
plusieurs restent détenus en Algérie, parfois envoyés en bataillon disci-
plinaire. La campagne est alors indissociable de la lutte contre les
camps. Dès lors, épousant la lutte croissante des mouvements favorables
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à l’objection de conscience, l’association revendique que les années de
prison comptent dans le temps de service, et qu’une résolution de démo-
bilisation soit prise pour les soldats ayant effectué en prison un temps
de détention supérieur à celui de leur classe.
La capacité nouvelle du Secours populaire à faire valoir ses concep-
tions est également visible dans la campagne pour la libération des « fils
de martyrs de la Résistance », lancée fin janvier 1957 par le PCF 33.
Curieusement, durant un an, aucune directive du parti n’implique
l’organisation de solidarité dans cette mobilisation, principalement
menée par le PCF lui-même, la Jeunesse communiste et les anciens
combattants. Le Secours populaire la juge néanmoins de sa prérogative
et lance sa propre campagne, reprenant le champ sémantique d’un
« drame de conscience » ici adéquatement qualifié de « cornélien 34 ».
Ainsi, au contraire de la phase fin 1954-mi-1955, où un verbe fort
prédomine sur une action encore hésitante, la solidarité juridique et
matérielle devient intense et durable, mais s’articule à une rhétorique
timide, car à contre-courant des positions traditionnelles du parti.

32. Archives du communisme français, bureau politique du 10 juin 1959 et du


3 septembre 1959.
33. À l’invitation du PCF de protester contre la nomination du général Speidel
au commandement des forces Centre-Europe-Nord de l’OTAN, des fils de
martyrs de la Résistance refusent de servir dans une armée sous ses ordres. Les
arrestations se multiplient jusqu’en septembre.
34. La Défense, septembre 1957 : « Le Secours populaire qui s’interdit toute
action politique n’a pas à se prononcer sur les raisons qui imposent à notre
armée d’obéir aux ordres d’un Allemand tel que Speidel. Mais il se penche sur
le cas de conscience de ces jeunes Français et il estime que le conflit qui les
oppose à l’ordre de rejoindre leur unité est proprement cornélien ». Et de citer
très à-propos quelques vers du Cid : « Je sais ce que je suis et que mon père est
mort / […] Tu n’as fait le devoir que d’un homme de bien / Mais aussi le
faisant, tu m’as appris le mien ».
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

La solidarité politique (1958-1961)


Organisation de masse, le Secours populaire doit œuvrer dans son
secteur de spécialisation tout en relayant les mots d’ordre du parti. Il
épouse ainsi jusqu’en 1956 les positions de son organisation matricielle,
osant même à plusieurs reprises s’afficher politiquement plus
audacieux : il parle de « fait national algérien » dès décembre 1955,
alors que le PCF n’abandonne la « nation en formation » que lors du
bureau politique (BP) du 16 février 1956 ; plus encore, Francis Jourdain
défend dès juin 1956 que « l’indépendance nationale est aujourd’hui […]
un impératif dont il serait absurde de nier le caractère inéluctable 35 », ce
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que le PCF n’envisagera qu’en janvier 1957. Or la donne se renverse
ensuite avec l’affirmation de Julien Lauprêtre : cherchant à s’ouvrir, le
Secours populaire affiche désormais sa volonté de s’en tenir autant que
possible aux positions politiquement consensuelles.
Son attitude lors des crises institutionnelles de 1958-1961 est donc
surtout le fruit de la contrainte exercée par le PCF, qui exhorte ses orga-
nisations au suivisme partisan. Suite à la manifestation du 1er mai 1958,
le SPF juge ainsi que l’heure est à « endiguer la montée du fascisme sur
le sol même de la patrie ». Il ne cache pas son hostilité aux généraux
Massu et de Gaulle, « chef du complot qui menace nos institutions 36 », et
participe à la formation des Comités de défense de la République 37. La
campagne menée par le PCF contre la nouvelle Constitution représente
le paroxysme du ralliement partisan, le parti harcelant ses organisations
pour des prises de positions très affirmées. L’association doit ainsi
s’annoncer déterminée à « défendre la République, aujourd’hui en
péril », et publier un appel sur le « devoir d’alerter tous les citoyens sur
les immenses dangers que le projet recèle pour les libertés individuelles
et collectives » :

« Les premières années, ça a été très très difficile. D’abord, [les diri-
geants du parti] voulaient qu’on signe toutes les pétitions. La der-
nière bêtise que j’ai faite, moi, c’est pour le référendum de 1958 […].
Bon, j’ai cédé, tu comprends. Parce qu’ils m’ont convoqué, ils m’ont
dit : “Ben voilà ce qui arrive. Il y a de Gaulle, il risque d’y avoir la
dictature. Qu’est-ce que tu vas faire, toi, avec ton Secours

35. La Défense, juin 1956, article de Francis Jourdain.


36. La Défense, mai 1958.
37. Constitués à l’instigation du PCF.
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La guerre d’Algérie. Vers l’apolitisme et l’humanitaire

populaire ? Il va être dissous et tout ça… tu comprends, il faut que tu


prennes position”. J’ai dit : “Ah ben oui, dans ces conditions…” Mais
c’est la dernière bêtise que j’ai faite 38. »

Jusqu’à la fin 1961, l’association se range ainsi, dans les moments de


crise, aux propos exacerbés de son organisation matricielle. Suite au
putsch des généraux, la conclusion n’est pas au sauvetage de la démo-
cratie, mais à la preuve de la « persistance de la menace fasciste
suspendue sur ce qu’il nous reste de libertés démocratiques 39 », le
recours à l’article 16 étant perçu comme permettant de « donner une
apparence de légalité à l’arbitraire du pouvoir personnel ». Solution de
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compromis, le Secours populaire se refusera néanmoins de prendre,
après 1958, toute position explicite lors des élections 40.
En 1960, il suit la position matricielle sur le réseau Jeanson, mais ne
l’aborde que sous l’angle d’un problème de conscience. Réprouvant la
méthode mais s’insurgeant contre le verdict, il reconnaît aux signataires
du Manifeste des cent vingt et un, un « véritable esprit civique » : « En
lisant le compte rendu des audiences, j’ai souvent été impressionné par
leur attitude ; je suis tenté de dire : leur pureté […]. Ils ont accepté les
risques pour obéir, devant le “conflit d’Antigone”, à la voix de leur
conscience 41. » Et c’est via son Secours populaire que le PCF se montre
solidaire, moralement et matériellement, des signataires 42.

Entre normalisation et novation


(1960-1962)
À cinq années d’un engagement intense, où se dessinent les
premières marges d’autonomie, succède une période durant laquelle la
normalisation des actions masque une véritable révolution identitaire.

38. Entretien avec Julien Lauprêtre du 19 août 2003.


39. La Défense, juin 1961.
40. Ainsi pour le référendum du 16 septembre 1959 sur l’autodétermination.
41. La Défense, octobre 1960, article d’Adolphe Espiard.
42. Archives du communisme français, secrétariat du CC du 26 octobre 1960 :
« Accord pour que le Secours populaire organise la solidarité en faveur des
fonctionnaires et artistes suspendus à la suite de leur activité pour la paix en
Algérie, y compris ceux ayant signé l’appel des 121. Le Parti effectuera un
versement à cette solidarité par l’intermédiaire du Secours populaire ».
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

U n r e g a i n d u r ô le t r a di t i o n n e l : la s o l i d a r i t é a u x
v ic t i m e s d e m a n i f e s t a t i o n s
En 1961, le pouvoir et l’opinion apparaissent ralliés à
l’indépendance ; l’ensemble des campagnes évoquées supra achevées, le
Secours populaire retourne pour partie à son rôle traditionnel, celui de
la solidarité aux victimes de violences policières. Les événements du
17 octobre 1961 suscitent ainsi sa mobilisation immédiate, alors même
que la réaction du PCF reste faible et qu’aucune directive n’engage les
organisations de masse. Des militants visitent les hospitalisés, apportent
des secours financiers, alimentaires et vestimentaires aux blessés, entre-
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prennent des parrainages. En quelques jours, plus de trois millions
d’anciens francs 43 sont versés dans les hôpitaux, tandis que la fédéra-
tion de la Seine distribue plusieurs tonnes de vivres et huit cents colis
de vêtements. L’association dénonce les brutalités policières et le
racisme, les crimes commis, les centres où sont parqués les milliers
d’Algériens. Le 21 octobre, trente mille brochures étayées de témoi-
gnages ont été diffusées puis deux conférences de presse – certes
tardives – sont co-organisées à Nanterre avec d’autres organisations du
conglomérat. Des démarches juridiques sont parallèlement entreprises
pour garantir leur emploi aux hospitalisés. Et le PCF d’approuver, a
posteriori, l’action de son organisation de masse.
L’association joue un rôle moteur en matière de solidarité après la
manifestation de Charonne, à laquelle participent nombre de ses diri-
geants. L’accumulation de témoignages, recueillis parmi les victimes et
les médecins hospitaliers, alimente des tracts sans équivoque sur la
violence policière 44 et permet de constituer des dossiers. Outre les
protestations et communiqués, une brochure est diffusée à cent soixante
mille exemplaires et une délégation conduite à l’Élysée. La solidarité est
également matérielle, par versement de salaires aux blessés empêchés de
travailler, don de vêtements neufs ou paiement du nettoyage des habits

43. Soit l’équivalent de 37 300 euros.


44. Voir le rapport du Dr Georges Vidal-Naquet constatant « une rare étendue
des coups portés au crâne, des plaies laissant voir les os », une fracture de la
cuisse par choc direct (« il faut vraiment que l’agresseur ait été animé d’une
volonté meurtrière exceptionnelle »), plusieurs fractures aux bras chez des
manifestants tentant de se protéger la tête. Il « [affirme] que la gravité des
blessures [qu’il a] eues à examiner témoignait presque toutes de l’extraordi-
naire violence des coups portés », « que les blessures constatées témoignent de
la volonté meurtrière des agresseurs qui s’est déchaînée contre des militants
pacifiques et désarmés » (Roubaix, CAMT, fonds SPF, 1998 020 0180).
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127
La guerre d’Algérie. Vers l’apolitisme et l’humanitaire

souillés, vacances offertes l’été aux enfants des victimes et parrainage


des orphelins. Enfin, des démarches juridiques sont entreprises pour
obtenir des réparations et un avocat est commis à chaque blessé.
Le Secours populaire répond parallèlement aux mobilisations orches-
trées par le PCF contre les attentats perpétrés en France à partir du
début 1961, offrant son aide juridique, morale et matérielle – même s’il
s’agit d’une offre souvent symbolique, nombre de victimes étant des
personnalités non communistes ayant déjà à leur disposition des
avocats. La solidarité est plus efficiente auprès des « simples » victimes
civiles : les fédérations visitent les blessés dans les hôpitaux, remettent
des secours en nature et en espèce, assurent la défense juridique.
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L e s p r e m i e r s p a s v e r s l’ h u m a n i t a i r e ( 1 9 6 0 - 1 9 6 2 )
Derrière ces actions relevant des prérogatives traditionnelles, même
si leur originalité est désormais leur relatif affranchissement des direc-
tives du PCF, le Secours populaire entame souterrainement une petite
révolution identitaire : il se mue en organisation humanitaire. L’évolu-
tion est cependant d’abord peu perceptible, ne constituant qu’une
reprise de la solidarité en faveur de l’Espagne républicaine : au bateau
de la Noël 1954 succèdent ainsi au printemps-été deux caravanes de
camions puis, à la Noël suivante, quatre nouveaux bateaux soutenus
par le parti. Les difficultés administratives rencontrées à chaque ache-
minement conduisent cependant à réorienter la solidarité et les bateaux
sont – temporairement – abandonnés.
Ce n’est qu’en 1960, après avoir développé ses premiers discours
apolitiques, que le Secours populaire considère avoir accompli sa
mission « d’éclairer l’opinion » pour, « déchargé d’une lourde tâche,
[pouvoir désormais] consacrer des efforts accrus à l’œuvre humanitaire
qui constitue un autre aspect de sa mission 45 ». Défendant que le prin-
cipal souci des regroupés d’Algérie n’est pas la politique mais leur
survie immédiate, il prône la vertu symbolique du don pour « construire
des rapports fraternels entre notre peuple et le peuple algérien » : « le
sucre, c’est la paix 46 ». Soutenu par l’ensemble du conglomérat, il
relance les aides d’urgence à destination des Algériens des « camps de
regroupement » aux frontières marocaine et tunisienne, via l’envoi de
bateaux et le don de voitures ambulances au Croissant rouge algérien à

45. La Défense, mars 1959.


46. La Défense, mars 1960.
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

Rabat pour le transport des blessés de la frontière. Plus novateur, sont


développés des parrainages humanitaires de « maisons d’enfants »
orphelins créées par l’Union générale des travailleurs tunisiens au
Maroc et en Tunisie, puis d’hôpitaux et d’écoles.
Et cette mobilisation ne cesse pas après les accords d’Évian : contre la
politique de la terre brûlée menée par l’OAS, et face à une situation
médicale dramatique, un appel national aux médecins est lancé pour
collecter des médicaments, acheter du matériel chirurgical et recruter des
volontaires ; cette campagne à l’instigation et sous la direction du
Secours populaire reçoit le soutien constant du parti et du conglomérat,
mais aussi de la SFIO, du PSU, de FO, de la CFTC et du SNI. Fin
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juin 1962, plus de douze tonnes de médicaments, des instruments de
chirurgie, des appareils de réanimation et de transfusion ont été
recueillis ; soixante chirurgiens, médecins, transfuseurs et infirmières se
sont rendus dans les casbahs et le bled. Suite à la Conférence d’aide non-
gouvernementale au peuple algérien (juin 1963), où l’association
travaille dans la Commission santé et enfance, la solidarité est réorientée
vers les enfants poliomyélitiques (les colis sont transmis au Croissant
rouge algérien et au Secours national algérien). Puis, elle est destinée
aux enfants aveugles (via l’Organisation nationale des aveugles algé-
riens), désormais en coopération avec le Secours catholique d’Argen-
teuil, ville pionnière dans la coopération locale des deux « Secours ».

Pendant la guerre d’Algérie, l’action du PCF ne saurait être disjointe


de celle de ses organisations de masse, qu’il s’agisse du Mouvement de
la paix fortement actif à partir de 1956, de la Jeunesse communiste dont
l’action de sensibilisation contre la guerre semble avoir été conséquente,
ou du Secours populaire pour sa solidarité morale, matérielle et juri-
dique. Le bilan du SPF est sans précédent : plus de cinquante avocats
ont plaidé entre 1955 et 1962. Il a été parmi les tout premiers dans la
dénonciation de la torture, des camps, des bataillons disciplinaires, et
cette dénonciation ne s’est jamais démentie. Il a aidé les Algériens de
métropole, défendu les membres du FLN pour faire respecter un
semblant de droit, organisé la solidarité juridique et matérielle aux
inculpés pour manifestation contre le rappel des disponibles ainsi
qu’aux jeunes soldats refusant de partir ; quatre bateaux et deux
voitures ambulances ont été acheminés. Et le 18 mars 1962 ne scelle pas
la fin de l’action. Soutenue par son organisation matricielle, l’associa-
tion poursuit jusqu’à la fin 1964 la campagne pour l’amnistie à tous les
partisans de la paix. Sa bataille juridique pour l’obtention de dédomma-
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129
La guerre d’Algérie. Vers l’apolitisme et l’humanitaire

gements après la manifestation de Charonne est encore plus longue :


après avoir déposé une plainte, les avocats obtiennent en
septembre 1963 l’ouverture d’une action en justice pour homicide et
demandent au gouvernement réparation pour les familles de victimes et
les blessés. En mars 1968, l’affaire passe devant le tribunal de grande
instance de Paris, qui reconnaît une responsabilité partagée. Le préfet de
police fait cependant appel de la décision et, en 1975, rien n’est encore
réglé. Durant l’intervalle, la solidarité pour les enfants des victimes
semble ne jamais s’être démentie.
La guerre d’Algérie, première grande campagne menée par le
nouveau secrétaire général Julien Lauprêtre, scelle surtout un tournant
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fonctionnel et identitaire. Le Secours populaire témoigne progressive-
ment d’une capacité nouvelle d’initiative, patente pour la Campagne
Alban Liechti, la dénonciation des sections spéciales ou l’action huma-
nitaire. Sa rhétorique traduit la volonté d’évitement des positions
partisanes : ainsi laisse-t-il publier en 1956, sous la plume de Francis
Jourdain, des positions favorables à l’indépendance – ce qui est pour le
moins audacieux à l’échelle tant française que communiste – mais
inversement, affirme en février 1960, alors que le principe de l’autodé-
termination est ancré et que l’indépendance paraît de plus en plus
probable, qu’« au Secours populaire nous ne prenons pas parti sur les
modalités de la négociation, de la fin des combats, des conditions de
paix. Même parmi nous les avis diffèrent 47 ». Une rhétorique apolitique
envahit jusqu’au conflit lui-même, qualifié dès décembre 1954 de
« guerre » pour devenir en 1957 un « drame 48 ». Il convient ici de ne pas
oublier que 1956, année où se forge cette rhétorique, est certes celle du
rappel des disponibles et du geste d’Alban Liechti, mais aussi du XXe
Congrès du PCUS et de Budapest, donc d’un malaise profond dans le
monde communiste, passé sous silence au PCF comme au SPF, mais
dont les répercussions psychologiques comme numériques sont doulou-
reuses. Face aux enjeux institutionnels, les années 1958-1961 sont
pourtant celles d’un regain de soutien ouvert au PCF, traduisant la diffi-
culté d’instaurer des relations qui ne soient plus celles de la subordina-
tion inconditionnelle. Il faut attendre l’accalmie et les premières actions
humanitaires pour que le Secours populaire retente, cette fois durable-
ment, d’afficher un positionnement apolitique.

47. La Défense, février 1960.


48. La Défense, juin 1957 : « Quelles que soient vos opinions quant au règle-
ment du drame franco-algérien… »

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