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Collection « en 100 questions »

créée par François-Guillaume Lorrain


Cartes : © Légendes Cartographie / Éditions Tallandier, 2018.
© Éditions Tallandier, 2018.
48, rue du Faubourg-Montmartre – 75009 Paris
www.tallandier.com
EAN : 979-10-210-2947-7
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
Sommaire
Titre

Copyright

Préface

Introduction

HISTOIRE
1 - Quelle mémoire les Russes ont-ils de l’époque tsariste ?

2 - Les Russes sont-ils toujours fiers de la Grande Révolution


d’Octobre (1917) ?

3 - Pourquoi Staline est-il toujours populaire en Russie ?

4 - Quelle est la place de la « Grande Guerre patriotique » dans


la mémoire russe ?

5 - Les peuples déplacés sous Staline en gardent-ils des séquelles ?

6 - Pourquoi les Russes n’aiment-ils pas Mikhaïl Gorbatchev ?

7 - Quelles sont les raisons de la nostalgie des Russes pour l’URSS ?

8 - Comment les Russes ont-ils vécu la période de transition dans


les années 1990 ?

9 - Boris Eltsine est-il le père ou le fossoyeur de la démocratie russe ?

10 - Quelles sont les causes et les conséquences des deux guerres


de Tchétchénie ?
11 - Y a-t-il une instrumentalisation de l’histoire en Russie ?

LE POUVOIR SELON VLADIMIR POUTINE


12 - Qui est Vladimir Poutine ?

13 - Pourquoi Vladimir Poutine est-il populaire ?

14 - Quels sont les appuis du régime de Vladimir Poutine ?

15 - Y a-t-il un culte de la personnalité autour du président russe ?

16 - Le régime est-il répressif ?

17 - Vladimir Poutine a-t-il un projet pour la Russie ?

18 - Quel sera l’« après-Poutine » ?

INSTITUTIONS ET POLITIQUE INTÉRIEURE


19 - La Russie est-elle une démocratie ?

20 - Qui dirige la Russie ?

21 - Les partis politiques jouent-ils un vrai rôle ?

22 - Quel pouvoir a le Parlement russe ?

23 - La justice est-elle indépendante ?

24 - Les oligarques russes ont-ils encore de l’influence politique ?

25 - Les élections sont-elles libres et équitables ?

26 - Y a-t-il une opposition politique ?

27 - Qui est Alexeï Navalny ?

28 - Xénia Sobtchak est-elle une réelle candidate à la présidentielle ?

29 - Les médias sont-ils censurés en Russie ?


30 - Internet est-il libre en Russie ?

31 - Quels sont les liens entre le pouvoir politique et l’Église


orthodoxe russe ?

32 - Quelle est la place de l’islam en Russie ?

33 - La société russe peut-elle se révolter contre le régime de Vladimir


Poutine ?

GÉOGRAPHIE ET POLITIQUE
34 - La Russie est-elle européenne, asiatique ou eurasiatique ?

35 - La Russie est-elle un vrai État fédéral ?

36 - Qu’est-ce que la Crimée pour la Russie ?

37 - La Tchétchénie vit-elle selon ses propres lois ?

38 - La région de Kaliningrad est-elle en Russie ou en Europe ?

39 - La Russie cédera-t-elle un jour les îles Kouriles au Japon ?

40 - Pourquoi l’Extrême-Orient russe a-t-il son propre ministère ?

ÉCONOMIE
41 - La Russie est-elle un pays développé ?

42 - Quel est le poids de l’État dans l’économie russe ?

43 - Peut-on entreprendre en Russie ?

44 - La Russie est-elle attractive pour les investisseurs étrangers ?

45 - Y a-t-il une classe moyenne en Russie ?

46 - Y a-t-il beaucoup de pauvres en Russie ?

47 - Le niveau de vie est-il le même à Moscou et dans les régions ?


48 - La Russie est-elle une puissance scientifique et technologique ?

49 - La Russie peut-elle moderniser son économie ?

50 - Les infrastructures et les réseaux de transport sont-ils bien


développés ?

51 - Comment la Russie a-t-elle résisté à la crise économique ?

52 - Quelle est la place de l’économie informelle en Russie ?

53 - Le chômage est-il élevé en Russie ?

54 - Quel est l’impact des sanctions occidentales sur l’économie


russe ?

55 - Quand les sanctions seront-elles levées ?

56 - Qui sont les principaux partenaires commerciaux de la Russie ?

57 - Le tourisme est-il bien développé en Russie ?

SOCIÉTÉ
58 - Qu’est-ce qu’être Russe aujourd’hui ?

59 - Quel est l’état de la démographie russe ?

60 - L’émigration est-elle importante en Russie ?

61 - La Russie est-elle une terre d’immigration ?

62 - Les Russes sont-ils nationalistes ?

63 - Les Russes sont-ils les plus diplômés au monde ?

64 - Y a-t-il beaucoup d’étudiants étrangers en Russie ?

65 - Qui sont les prix Nobel russes ?


66 - Quel rôle a l’Académie des sciences de Russie ?

67 - La culture russe est-elle bridée par le régime ?

68 - La société russe est-elle conservatrice ?

69 - Pourquoi la corruption est-elle si importante en Russie ?

70 - Les Russes sont-ils homophobes ?

71 - La société russe est-elle sexiste ?

72 - La société russe est-elle militarisée ?

73 - En quoi croit la jeunesse russe ?

74 - Vodka, sida et drogues sont-ils les trois fléaux de la santé publique


en Russie ?

75 - L’environnement est-il un enjeu pour les Russes ?

76 - Trouve-t-on encore des appartements communautaires en Russie ?

77 - Quelle importance le sport a-t-il pour les Russes ?

POLITIQUE ÉTRANGÈRE
78 - Pourquoi les Russes se sentent-ils humiliés et encerclés ?

79 - Comment la Russie est-elle devenue incontournable dans


la géopolitique mondiale ?

80 - Qui sont les alliés de la Russie ?

81 - Quel est l’état de l’outil militaire russe ?

82 - Quelles sont les relations de la Russie avec les anciennes


républiques soviétiques depuis la chute de l’URSS ?
83 - Quelles sont les perspectives d’intégration pour les pays
postsoviétiques ?

84 - Pourquoi y a-t-il autant de « conflits gelés » dans l’espace


postsoviétique ?

85 - Qu’est-ce que Rousskij mir ?

86 - Quelles sont les raisons du conflit avec l’Ukraine ?

87 - La Russie a-t-elle violé le droit international en annexant


la Crimée ?

88 - Quelles sont les raisons de l’intervention russe en Syrie ?

89 - Quels sont les atouts russes au Moyen-Orient ?

90 - Peut-on parler d’une nouvelle guerre froide entre la Russie


et l’Occident ?

91 - Quelles sont les perspectives des relations russo-américaines sous


le mandat de Donald Trump ?

92 - La Chine est-elle la meilleure alliée de la Russie ?

93 - Quelle importance la Russie accorde-t-elle à l’Arctique ?

94 - La Russie a-t-elle une « arme énergétique » ?

95 - La Russie a-t-elle un soft power ?

96 - Pourquoi la politique de Vladimir Poutine exerce-t-elle de l’attrait


sur les sociétés occidentales ?

97 - La Russie mène-t-elle une guerre de l’information contre


l’Occident ?

98 - La langue russe perd-elle ses positions dans le monde ?


99 - Y a-t-il beaucoup de Russes en France ?

100 - Quel est l’état des relations entre la France et la Russie ?

Bibliographie sélective

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Du même auteur
Préface
Les réponses à ces 100 questions sont autant d’instantanés de la Russie,
qui se lisent comme une déambulation dans l’immensité russe.
Déambulation spatiale et temporelle qui serait celle d’un voyageur, plus ou
moins pressé, désireux de comprendre les ressorts d’un pays qui ne cesse de
fasciner. Ces réponses forment aussi la trame d’une réflexion articulée sur
la trajectoire suivie par la Russie. Réflexion qui serait celle d’un chercheur,
multipliant lectures et entretiens, pour replacer la Russie dans son contexte
régional et international. Pas de compréhension du positionnement extérieur
sans connaissance des enjeux intérieurs. Et inversement.
La déambulation et la réflexion proposées par Tatiana Kastouéva-Jean
reflètent l’originalité de son propre parcours. Parcours personnel, tout
d’abord, entre la Russie et la France, entre l’Oural et la Provence, qui ne
traduit nullement le choix d’un pays pour l’autre, mais un attachement fort
et sincère à chacun d’entre eux. Tatiana Kastouéva-Jean vit dans et des deux
cultures : elle a écrit ce livre directement en français en le concevant sans
doute en russe. Mais le sait-elle elle-même ? Parcours professionnel,
ensuite. Tatiana Kastouéva-Jean a rejoint l’Institut français des relations
internationales (Ifri) en 2005. Depuis 2013, elle dirige le centre Russie/Nei,
ainsi que la collection numérique trilingue – « Russie.Nei.Visions » – qui
est devenue, au fil des années, une référence pour les spécialistes de
l’espace postsoviétique. Connue pour sa rigueur et son efficacité, Tatiana
Kastouéva-Jean est au contact non seulement des réalités de terrain en
raison des missions régulières qu’elle effectue en Russie et en Ukraine,
mais aussi des décideurs en raison du positionnement de l’Ifri. Cette double
proximité se retrouve dans les pages qui suivent. Parcours intellectuel,
enfin. Cet ouvrage résulte d’une longue maturation. Tatiana Kastouéva-Jean
a beaucoup lu, écouté et observé ; elle réussit le tour de force de rendre son
savoir accessible, vivant et utile. C’est le signe d’une belle maîtrise du sujet.
Ces 100 questions permettent au final de rouvrir la « question russe ». Si
la Russie est un monde en soi, elle est aussi un acteur international de
premier plan dont le comportement s’explique souvent par des réflexes
géopolitiques spécifiques. Ces réflexes se combinent à des initiatives
politiques, militaires et diplomatiques ciblées, qui obligent à un constant
effort d’analyse. Or, ce pays demeure une énigme géographique et
historique. La Russie est un espace et un système de relations extérieures,
qui ne peuvent se comprendre sans l’héritage impérial. C’est aussi un
peuple, brûlé par l’histoire, qui ne peut être compris sans l’héritage
totalitaire. Double héritage obsédant d’où affleure un sens tragique de
l’histoire. Si les Européens de l’Ouest semblent l’avoir oublié, les Russes,
en raison des épreuves traversées, en ont toujours une conscience aiguë.
Comme Tatiana Kastouéva-Jean, qui vient d’écrire cet ouvrage pour
contribuer à une meilleure compréhension de la Russie dont nous avons
plus que jamais besoin.
Thomas GOMART,
directeur de l’Ifri.
Introduction
L’immensité de son territoire et de ses richesses naturelles éblouit, sa
culture séduit, son histoire fascine, sa politique divise et son économie
déçoit comme une éternelle promesse qui peine à se réaliser. La Russie
postsoviétique fait preuve d’un mélange étonnant de faiblesses et de
capacités de résilience et de rebondissement. On la croyait réduite au statut
d’une puissance régionale en déclin. Voilà qu’elle s’est rendue
incontournable sur les grands dossiers internationaux, de l’Ukraine à la
Syrie, en passant par l’ingérence supposée dans les élections américaines.
On a cru son économie « en lambeaux ». Voilà qu’elle affiche une
croissance – certes timide – et remonte la pente après la crise de 2014 qui a
combiné une chute du prix du pétrole sur les marchés mondiaux avec une
forte dévaluation du rouble, les sanctions occidentales et les contraintes
structurelles. Si proche et si lointaine, la Russie ne cesse d’interpeller.
D’abord, par l’héritage de son récent passé soviétique – qui, d’une manière
paradoxale, l’a laissée à la fois traumatisée et nostalgique. Ensuite, par le
modèle autoritaire et conservateur qu’elle semble promouvoir aujourd’hui
comme la meilleure parade contre le monde globalisé. Enfin, par sa
politique extérieure qui impacte directement celles des pays occidentaux,
car elle dénonce et défie l’ordre mondial post-bipolaire où l’Occident joue
un rôle central. Pour rendre ses exigences plus audibles, Moscou peut aller
jusqu’à l’usage limité de la force militaire, comme en Ukraine ou en Syrie.
Dresser en 100 questions le portrait de la Russie de Vladimir Poutine
n’est pas un mince défi. Outre la disponibilité des informations crédibles,
les difficultés – évidentes mais qui n’en sont pas moins contraignantes –
sont la coexistence des tendances contradictoires, les rapides mutations et
les multiples facettes de la Russie de Poutine. Ces facteurs jouent
pleinement autant dans les relations extérieures de la Russie que dans
l’évolution de sa société et de son régime politique.
Russie-Occident, la confrontation
Depuis la chute de l’URSS, la Russie souhaitait rejoindre rapidement le
camp occidental. Après l’intégration au Conseil de l’Europe (1996) et au
groupe du G7 (1997) sous Boris Eltsine, Vladimir Poutine a maintenu ce
cap en visant l’adhésion à l’Organisation mondiale du commerce (2012) et
à l’OCDE (suspendue à cause des sanctions). Il a été le premier leader
mondial à exprimer son soutien à George Bush après les attentats terroristes
le 11 septembre 2001 et à proposer le transit par son territoire du matériel
de guerre destiné aux forces de l’OTAN en Afghanistan. Pourtant, le
président russe se sent vite trahi lorsque l’Occident presse le cours de
l’histoire élargissant l’OTAN vers les pays de l’ex-bloc socialiste et
soutenant la chute des régimes autoritaires et corrompus dans le voisinage
russe et au Moyen-Orient.
L’apparente intégration dans le monde occidental, les intenses flux
énergétiques et financiers n’empêchent pas le développement parallèle de
l’esprit de « forteresse assiégée » et la nette montée de l’anti-
occidentalisme, perceptible dans le discours de Poutine à Munich (2007),
confirmé par la guerre avec la Géorgie (2008) et répercuté dans la
Conception de politique étrangère russe (2016). Les protestations sociales
qui ont accompagné le retour de Vladimir Poutine dans le fauteuil
présidentiel (2011-2012), les « révolutions arabes » et l’opération en Libye
(2011) ont parachevé la paranoïa anti-occidentale du Kremlin. La lutte
contre l’ingérence dans les affaires intérieures et la protection de la
souveraineté du pays deviennent le cheval de bataille du président russe.
C’est dans ce contexte qu’il faut placer la crise en Ukraine (2013) – qui
aboutit à l’annexion de la Crimée et à la guerre à l’est de ce pays, et qui
devient un véritable point de rupture avec l’Occident.
Cette crise a divisé la société russe entre, d’un côté, une minorité libérale
et pro-occidentale et, de l’autre, une majorité qui – non sans l’aide de la
propagande des chaînes de télévision publiques – a épousé les positions du
Kremlin. La nouvelle posture internationale est interprétée comme une
revanche pour les « humiliations » des années 1990, liées à la disparition de
l’URSS, la perte de territoires, l’élargissement de l’OTAN, etc. Même les
leaders de l’opposition libérale comme Alexeï Navalny ou la nouvelle
candidate à la présidentielle Xénia Sobtchak – s’ils reconnaissent la
violation du droit international – ne plaident pas pour la restitution de la
Crimée à l’Ukraine. Le coût économique et politique, les pressions et les
sanctions occidentales n’ont pas été des facteurs suffisants face à ce que les
Russes considèrent comme le rétablissement de la « justice historique » et
la récupération du rang international.
Cependant, au-delà de l’annexion de la Crimée et de la guerre dans le
Donbass – provoquant au bout de plus de trois ans aussi une certaine
lassitude dans l’opinion publique et progressivement marginalisées par les
problèmes intérieurs –, les attitudes au sein des élites et de la population
sont bien moins unanimes : ainsi, l’opération militaire en Syrie est loin
d’avoir suscité le même enthousiasme. La confrontation avec l’Occident a
fait rejouer le vieux dilemme entre les orientations occidentale/européenne
et eurasiatique de la Russie et a accéléré le tournant russe vers l’Asie, en
gestation depuis plusieurs années. Le rôle financier, économique,
commercial et militaire de la Chine a en effet augmenté et les deux pays ont
même lancé des discussions sur la coordination entre la construction de
l’Union économique eurasiatique et les « Routes de la Soie ». Or, les liens
avec l’Occident continuent d’être structurants pour les échanges
énergétiques, les investissements, le transfert des technologies. Les Russes
sont les premiers demandeurs de visas Schengen, des acheteurs actifs de
l’immobilier en Occident, consommateurs d’une large gamme de produits et
services occidentaux. La Russie est loin de chercher à rompre les liens avec
l’Europe et les États-Unis : elle mise plutôt sur l’affaiblissement du lien
transatlantique, les dissensions entre les pays européens ou des forces
politiques « compréhensives » en leur sein – pour infléchir les politiques et,
notamment, assouplir ou lever les sanctions. De leur côté, en dépit des
sanctions, les Occidentaux tentent aussi de préserver les canaux de
communication et en lancent même de nouveaux, comme le dialogue entre
les sociétés civiles russe et française dont l’idée a été formulée en mai 2017
par Emmanuel Macron recevant Vladimir Poutine à Versailles. On est très
loin d’une fermeture de portes réciproque, même si une dégradation brutale
liée à un échec patent de l’accord de Minsk II sur le règlement de la crise en
Ukraine ou un accrochage en Syrie ou sur un autre dossier régional ou
global reste possible.
Stabilité politique et sociale à toute épreuve ?
Sur le plan de la politique intérieure, tout au long des années Poutine, la
balance a penché de plus en plus vers le renforcement de l’autorité de
l’État, la centralisation, la personnalisation du pouvoir, les poursuites
ciblées des opposants. Déterminés à assurer la survie de leur modèle
politique, les dirigeants russes rejettent les valeurs libérales et la démocratie
de type occidental, mettent sous pression les organisations de la société
civile et se méfient des médias et d’Internet. Même si des « îlots »
démocratiques et libéraux subsistent (autour notamment de quelques
médias), cette évolution du pays cause des vagues d’émigration importantes
qui emportent loin de Russie de nombreux intellectuels et entrepreneurs.
Côté économique, le libéralisme n’est pas contesté dans le discours, mais le
poids de l’État est de plus en plus grand dans tous les secteurs.
La stabilité politique et sociale tant vantée par le Kremlin, par
comparaison au « chaos des années 1990 », devient un sujet moins
« vendable » qu’auparavant autant pour les élites que pour la population.
Des renvois, voire des arrestations, pour cause de corruption, de
personnalités haut placées, gouverneurs, représentants des structures de
force ou même un ministre, alimentent la nervosité des élites, alors que
pour une partie de l’opinion publique la stabilité politique s’apparente de
plus en plus à la conservation de l’injustice sociale et de l’inégalité d’accès
aux postes de responsabilité. À moyen terme, la dégradation de la situation
économique, les fragilités régionales et l’absence d’avancées dans la lutte
contre la corruption risquent de mettre en cause la popularité du régime,
même si l’exemple ukrainien dissuade d’un choix au profit d’une révolution
de la rue.
Vladimir Poutine, l’arbre qui cache la forêt russe
Who is Mister Putin ? Il n’est pas certain qu’après plus de dix-huit ans au
pouvoir (y compris la « parenthèse Medvedev » quand Poutine était Premier
ministre, entre 2008 et 2012), on connaisse précisément la réponse.
Modernisateur à l’aube, autocrate à mi-parcours, il n’a probablement pas fini
d’évoluer et de surprendre, et on découvrira d’autres évolutions de sa
personnalité au cours de son quatrième mandat.
« Poutine IV » se retrouvera inévitablement devant un dilemme : faire
perdurer à tout prix le système politique et économique tel qu’il s’est formé
depuis dix-huit ans ou tenter de le réformer, car les problèmes se sont
accumulés. Les carences industrielles, le manque d’infrastructures, un faible
investissement dans la recherche et le développement, la stagnation ou le
déclin des dépenses pour la santé publique et l’éducation sur fond de
problèmes démographiques (6,8 millions d’actifs en moins entre 2007 et
2017, selon le Service fédéral des statistiques) ne sont pas de bon augure si
la Russie cherche à assurer sa place entre l’Occident et la Chine. Les
inégalités territoriales et l’évolution de certaines régions ethniques comme la
Tchétchénie ou le Daghestan doivent attirer l’attention. L’enjeu principal du
quatrième mandat présidentiel qui débutera en mars 2018 sera de trouver des
tactiques habiles – à défaut d’une stratégie viable – pour préserver autant les
assises du régime que la nouvelle place de la Russie sur la scène
internationale.
HISTOIRE
1

Quelle mémoire les Russes ont-ils


de l’époque tsariste ?
La Grande Révolution d’Octobre et l’arrivée au pouvoir des bolcheviks
en 1917, menés par Vladimir Lénine, a mis fin au règne de la dynastie
Romanov, la lignée des tsars au pouvoir depuis le début du XVIIe siècle. Le
destin du dernier tsar Nicolas II a été tragique : après avoir renoncé au
trône, il a été exécuté, avec sa famille et quelques proches, à Ekaterinbourg,
en 1918. Les manuels d’histoire soviétique présentaient le tsar comme
responsable de la misère dans laquelle était plongé le pays et des
répressions contre le peuple, tout en décrivant la monarchie comme un
régime politique archaïque et injuste.
C’est seulement après la chute de l’URSS que Nicolas II et sa famille ont
été réhabilités et même canonisés par l’Église orthodoxe russe (en 2000).
Leurs restes reposent désormais à la cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul –
nécropole impériale russe – à Saint-Pétersbourg. Dans les années 1990,
plusieurs œuvres littéraires et cinématographiques véhiculaient une image
idéalisée de la Russie tsariste. Moyen de clore la parenthèse communiste,
cette réhabilitation contribuait aussi à la construction de la nouvelle identité
postsoviétique. Quelques appels au retour des descendants Romanov, exilés
à Paris, n’ont pourtant trouvé beaucoup d’écho ni dans les élites, ni dans la
population. En 2013, le 400e anniversaire de la maison Romanov a été
célébré sans grande pompe par une exposition et le retour d’un obélisque –
enlevé cent ans auparavant – dans le jardin Alexandre jouxtant le Kremlin.
L’idée de rétablissement d’une monarchie en Russie est populaire dans
certains milieux politiques ou artistiques. Certains, comme le célèbre
cinéaste russe Nikita Mikhalkov ou la députée Natalia Poklonskaya, sont
connus pour leur vision monarchiste. Poklonskaya est allée jusqu’à initier
en 2017 un procès pour diffamation contre le metteur en scène d’un film
(Mathilda, 2017), qui met en lumière la liaison amoureuse du jeune prince,
futur Nicolas II, avec une ballerine polonaise. Ce film a donné un nouveau
souffle à plusieurs courants radicaux orthodoxes, notamment celui de « Tsar
Dieu ».
Certains députés et hommes politiques se sont exprimés en faveur de la
restauration d’une forme de monarchie en Russie depuis l’annexion de la
Crimée qui a provoqué une consolidation de l’électorat autour de la figure
de Vladimir Poutine, perçu comme protecteur des intérêts de la nation. Au-
delà de la banale flatterie à l’égard du chef du Kremlin, leurs arguments
portent sur une manière de renforcer l’identité nationale, de consolider la
société au-delà des appartenances confessionnelles et ethniques, et de
combler l’écart qui se creuse entre les autorités et le peuple.
Cependant, ce discours reste marginal autant au sein des élites que de la
population. Le porte-parole de Poutine a dû même expliquer publiquement
que le Kremlin accueille ces idées sans enthousiasme. Quant à l’opinion
publique, même si les Russes sont attachés à un État paternaliste et aux
grands symboles nationaux, la monarchie et la transmission du pouvoir par
héritage sont loin d’être leur souhait. Début 2017 (selon un sondage du
Centre Levada 1), moins de 10 % voient la monarchie comme un modèle
souhaitable pour la Russie. Finalement, les Russes semblent davantage
nostalgiques de la période soviétique que de l’époque du tsar…

1. L’un des trois grands centres de sondage russes, à côté de WCIOM et FOM, considéré
comme le seul indépendant.
2

Les Russes sont-ils toujours fiers


de la Grande Révolution
d’Octobre (1917) ?
Événement fondateur de l’URSS, la « Grande Révolution socialiste
d’Octobre » a ouvert une nouvelle ère dans l’histoire du pays, mais aussi du
monde. Le 7 novembre, le jour où – selon le calendrier grégorien adopté par
les dirigeants soviétiques – les bolcheviks ont pris le pouvoir, a été l’une
des plus grandes fêtes nationales. C’est avec la perestroïka lancée par
Mikhaïl Gorbatchev que la lecture politique de la Révolution a été remise
en question : plusieurs textes (comme celui d’Alexandre Soljenitsyne,
Lénine à Zurich, 1989) soulignent les effets néfastes de la Révolution et
désacralisent la personnalité de Lénine. Si son nom continue à marquer la
toponymie des villes et villages russes, il n’y a plus que le Parti communiste
(KPRF) et quelques nostalgiques de l’URSS pour continuer à célébrer les
anniversaires de la Révolution.
Cent ans plus tard, la lecture des événements d’octobre 1917 reflète les
clivages politiques actuels. Pour les représentants de la mouvance
patriotique, la Révolution aurait permis de préserver l’intégrité territoriale
et l’indépendance du pays après la « révolution bourgeoise » de
février 1917, qui l’aurait affaibli et exposé à la menace occidentale. Par la
suite, les bolcheviks auraient réussi à construire un État fort, industrialisé et
progressiste. Pour la branche démocratique et libérale, la Révolution aurait
brisé le cours naturel de l’histoire russe alors que des réformes de
modernisation avaient été bien lancées au début du XXe siècle par le Premier
ministre Petr Stolypine. La suite des événements tragiques – guerre civile,
famines, collectivisation et industrialisation forcées, terreur politique, etc. –
a été catastrophique pour le pays.
La société est divisée : début 2017, la moitié de la population pense que
la Révolution a joué un rôle positif en servant de moteur au développement
économique et social, alors qu’un tiers en a une perception négative, les
autres ayant du mal à formuler un avis. Lénine figure toutefois parmi les
personnalités historiques les plus respectées et un tiers des Russes
souhaitent que son corps reste exposé au mausolée sur la place Rouge, en
plein cœur de Moscou.
L’attitude des autorités russes est aussi ambivalente, comme le révèle la
commémoration relativement modeste du centenaire de la Révolution en
2017. D’une part, l’idée d’une révolution comme mode de changement d’un
régime politique est rejetée avec véhémence. Tout appel au renversement du
pouvoir par la force est aujourd’hui qualifié d’extrémisme et toutes les
protestations sociales sont lues à travers ce prisme. Les réactions suscitées
par les « révolutions de couleur 1 » dans différents pays s’expliquent par la
même logique : ainsi, la révolution de Maïdan en Ukraine en 2014 a été
qualifiée de « coup d’État » illégitime, instigué par l’Occident. D’autre part,
le Kremlin cherche à réconcilier les périodes impériale et soviétique par
l’idée de la grandeur nationale qui unit les deux. Dans cette vision, l’URSS
se situe dans la continuité d’une Russie impériale forte, indépendante et
influente sur la scène internationale. L’histoire russe dans son ensemble
peut alors être un objet de fierté et d’unité plutôt que de rejet et de division.

1. Protestations sociales – la plupart du temps pacifiques – contre les gouvernements


autoritaires dans des pays postsoviétiques, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, qui ont
abouti au renversement de régimes comme « révolution des Roses » en Géorgie (2003),
« révolution orange » en Ukraine (2004), « révolution des Tulipes » au Kirghizstan (2005), etc.
3

Pourquoi Staline est-il toujours


populaire en Russie ?
Resté à la tête de l’Union soviétique pendant plus de trente ans, Joseph
Staline (1879-1953) incarne le pouvoir totalitaire absolu. Dictature,
propagande, purges avec l’élimination physique des « ennemis du peuple »
ou leur déportation dans les camps de travail (Goulag), collectivisation
forcée et entretien d’un climat de terreur ont été les instruments de cette
dictature sans pitié, ne tolérant aucune contestation. C’est seulement trois
ans après la mort du « Petit Père des peuples », au XXe congrès du Parti
(février 1956), que son successeur Nikita Khrouchtchev osa dénoncer les
crimes commis et le culte de la personnalité, provoquant un coup de
tonnerre en URSS à l’époque. Il faut attendre 1961 pour que le corps de
Staline, embaumé et exposé à côté de Vladimir Lénine au Mausolée, en soit
retiré et enterré à côté du mur du Kremlin.
En Occident, le stalinisme est comparé – notamment dans les travaux de
Hannah Arendt sur les totalitarismes – au nazisme de Hitler en Allemagne,
un parallèle qui a toujours été rejeté par les Russes. Ni l’URSS ni la Russie
postsoviétique n’ont jamais mené un vrai travail de mémoire historique sur
le stalinisme. Jusqu’à aujourd’hui, Staline reste la personnalité historique la
plus populaire et respectée par les Russes. Des couronnes et des œillets
rouges sont déposés chaque année sur le tombeau de l’ancien leader
soviétique, le jour de son anniversaire, le 5 mars. Les présentoirs des
librairies russes abondent en ouvrages glorifiant le passé stalinien.
Malgré les atrocités commises par le régime de Staline, une partie des
élites et de la population partagent encore aujourd’hui une admiration pour
son action. Deux raisons sont généralement évoquées. En premier lieu, le
progrès industriel et technique : pays agraire au début du siècle, l’URSS
s’est transformée en une superpuissance mondiale, rivalisant avec les États-
Unis. La création d’une bombe atomique (1955) et le premier vol dans
l’espace de Youri Gagarine (1961) n’auraient pas été possibles sans
l’industrialisation forcée lancée sous Staline. En second lieu, la victoire sur
l’Allemagne hitlérienne, même acquise au prix de plus de 40 millions de
vies soviétiques (forces armées et populations civiles), conforte la vision
d’un commandant militaire hors pair. À l’issue de la guerre, Staline étend
son empire aux pays de l’Europe centrale et orientale. Cette domination
internationale a marqué les Russes durablement ; le pays était alors craint et
respecté. Ces succès occultent finalement les répressions menées par le
régime. Selon les sondages, une écrasante majorité de Russes avoue ne pas
avoir assez d’informations sur ces répressions, tandis que la moitié préfère
finalement ne pas « remuer le passé 1 ».

1. Sondage du Centre Levada, mai 2017.


4

Quelle est la place de la « Grande


Guerre patriotique » dans la mémoire
russe ?
La Seconde Guerre mondiale, appelée la Grande Guerre patriotique
(1941-1945) par les Russes, est sans doute la pierre angulaire de la mémoire
collective russe : la victoire sur le nazisme et les sacrifices qu’elle a exigés
(40 millions de morts) s’enracinent au plus profond de la conscience
collective du peuple russe, à sa vision de soi et de son rôle dans l’histoire
européenne et mondiale. Selon tous les sondages de l’époque
postsoviétique, la victoire dans cette guerre reste l’événement le plus
marquant de l’histoire russe et la première raison de fierté nationale.
Cette guerre a toujours été perçue par la population russe comme une
guerre « sacrée » contre le « mal absolu », le nazisme hitlérien. Sa mémoire
l’est devenue tout autant. Aucune remise en doute de différents aspects de
la guerre n’est aujourd’hui tolérée. Depuis plusieurs années, les autorités
russes dénoncent les tentatives de l’Occident et de l’opposition libérale à
l’intérieur du pays de réécrire l’histoire en réduisant le rôle de l’URSS dans
la victoire. Les réactions irritées face au refus de certains leaders européens
de venir assister à la parade militaire sur la place Rouge, le Jour de la
Victoire le 9 mai, s’inscrivent dans ce contexte. La volonté de protéger cette
mémoire en excluant toute interprétation différente de la lecture officielle
s’est traduite par l’adoption d’une loi mémorielle en 2015. Cette loi
pénalise les critiques à l’égard de l’action de l’État soviétique pendant cette
guerre. La protection de cette mémoire défend par ricochet celle du régime
stalinien.
Sous Vladimir Poutine, la célébration du Jour de la Victoire a
progressivement pris une ampleur qu’elle n’avait pas toujours connue à
l’époque soviétique. Le ruban noir et orange de l’Ordre impérial et militaire
de Saint-Georges, qui en est récemment devenu le symbole, est
omniprésent. Des défilés d’enfants en uniformes paramilitaires sont
organisés. En avril 2017, le ministre de la Défense Sergueï Choïgou a même
organisé la prise d’assaut d’une maquette du Reichstag allemand construite
pour l’occasion dans le parc d’attractions Patriot, à côté de Moscou.
L’initiative citoyenne, comme le « Régiment immortel » (marche avec les
photos des ancêtres tombés au combat), a été immédiatement récupérée par
les autorités.
Le souvenir de cette guerre est utilisé par le Kremlin pour alimenter
l’idée de grandeur de la Russie. Il contribue à renforcer le patriotisme, à
cimenter la société russe, tout en consolidant la légitimité du régime actuel
qui se positionne en héritier et défenseur de la Grande Victoire. Pendant la
crise ukrainienne, la référence directe aux dangers du fascisme en Europe à
la suite de Maïdan a servi d’instrument de légitimation des décisions
politiques, de mobilisation de la société et de stigmatisation des adversaires
intérieurs et extérieurs avec une redoutable efficacité.
5

Les peuples déplacés sous Staline


en gardent-ils des séquelles ?
Pratiquée après la révolution d’Octobre (envers les Cosaques soutenant la
Garde blanche), la politique de déportation des peuples a pris une grande
ampleur pendant la Grande Guerre patriotique (1941-1945). Accusés de
haute trahison et de collaboration avec l’armée de l’Allemagne nazie,
Tchétchènes, Ingouches, Tatars de Crimée, Allemands de la Volga – au total
plus de 60 nationalités – ont été déportés en masse vers l’est du pays (Oural,
Sibérie, région de l’Altaï) et les pays d’Asie centrale.
Dans les années 1960, Nikita Khrouchtchev a conduit une réhabilitation
politique partielle sans toutefois que tous les peuples obtiennent le droit de
regagner leurs terres natales. C’est à la fin de la perestroïka que des lois
adoptées rendaient illégales les décisions de déportation, annulaient leurs
effets et qualifiaient même ces actes de génocide, terme qui a toujours été
rejeté par les milieux nationalistes. Ces événements ne sont pourtant pas au
cœur de la mémoire collective russe : si les Tatars de Crimée (ethnie
turcophone musulmane présente en Crimée depuis le XVe siècle)
commémorent tous les ans la date de déportation, le sujet est jusqu’à
présent soigneusement évité en Tchétchénie pour ne pas alimenter des
sentiments antirusses. Pourtant, en octobre 2017, le président tchétchène
Ramzan Kadyrov recourt au terme de « génocide » pour qualifier les
événements de l’époque : le Kremlin a soigneusement évité de commenter
ce propos, mais cela montre que son exploitation politique reste possible.
Le débat a été aussi ranimé par le problème des Tatars de Crimée (13 %
de la population criméenne) à la suite de l’annexion de cette presqu’île par
la Russie. Déportés en masse (environ 200 000 personnes) en mai 1944 par
les autorités soviétiques vers l’Ouzbékistan et le Kazakhstan, les Tatars de
Crimée n’ont pu regagner leurs terres qu’en 1991, terres qui entre-temps
étaient devenues ukrainiennes. Le retour n’a pas été facile, comme en
témoigne le problème du partage des terres que les autorités ukrainiennes
peinaient à résoudre. L’annexion de la Crimée par la Russie a suscité des
tensions interethniques, mais a aussi divisé la communauté tatare elle-
même. Une grande partie des Tatars semblent s’être abstenue lors du vote
au référendum de 2014 sur la réintégration avec la Russie. Le Mejlis,
l’Assemblée des Tatars de Crimée, s’est opposé avec vigueur aux
« autorités d’occupation », ce qui lui a valu d’être interdit pour des
« activités extrémistes » en avril 2016. Moscou, en revanche, a soutenu la
création d’autres organisations des Tatars, plus loyales. Les rares sondages
semblent montrer que les Tatars ne s’identifient finalement ni aux Russes,
ni aux Ukrainiens, mais privilégient leur identité ethnique et religieuse, ce
qui alimente aussi des liens de proximité avec la Turquie.
La question tatare risque de rester longtemps la pierre d’achoppement
dans les relations russo-ukrainiennes. L’Ukraine dénonce les pressions sur
la communauté des Tatars, les violations de leurs droits, la poursuite des
activistes et la fermeture des médias en langue tatare, alors que Moscou
accuse Kiev d’instrumentaliser la question dont il se désintéressait
auparavant. Cette confrontation se manifeste jusqu’au terrain artistique :
ainsi, en 2016, la chanteuse tatare de Crimée Jamala a remporté le concours
de l’Eurovision, avec la chanson 1944 sur le destin tragique de son peuple.
6

Pourquoi les Russes n’aiment-ils pas


Mikhaïl Gorbatchev ?
Rares sont les hommes politiques qui ont été autant adulés à l’étranger
que détestés dans leur propre pays comme Mikhaïl Gorbatchev, le dernier
secrétaire général du Parti communiste de l’URSS. L’Occident a voué une
véritable « Gorbimania » au père de la perestroïka (reconstruction) et de la
glasnost (transparence), dont la politique a mis fin d’un même coup au
communisme totalitaire, à la guerre froide, à l’opposition entre deux blocs
et à la course aux armements. Il a aussi ordonné le retrait des troupes
soviétiques de l’Afghanistan, a permis la réunification de l’Allemagne et a
laissé les pays d’Europe centrale et orientale retrouver leur souveraineté.
Ce n’est pourtant pas cet héritage – récompensé en 1990 par le prix
Nobel de la paix – qu’ont retenu les Russes de l’époque Gorbatchev. Ils en
gardent surtout le souvenir d’une brutale dégradation de la situation
économique et sociale. L’application à la lettre des recettes néolibérales
dans un pays qui sortait à peine de l’économie entièrement étatisée et
centralisée a abouti à la contraction du rôle de l’État et, par conséquent, des
programmes sociaux. Un appauvrissement brutal, l’apparition de clivages
sociaux très forts, ainsi que la remise en question des valeurs cultivées
depuis plusieurs décennies : l’Occident peine encore à comprendre la
violence du choc de transition. Loin d’être anecdotique, une campagne anti-
alcool a rajouté à l’impopularité de Gorbatchev, tout en privant l’État russe
d’une part de revenus.
Un autre reproche important concerne l’incapacité de Gorbatchev à
prévenir la désintégration de l’URSS et sa « naïveté » vis-à-vis de
l’Occident : il aurait « bradé » tous les acquis de la période soviétique sans
contrepartie ni condition. Ces critiques ont repris de la vigueur dans le
contexte post-annexion de la Crimée. La vague de patriotisme et de
nostalgie de l’URSS a fait alors apparaître la politique de Gorbatchev
comme à l’origine des problèmes actuels : il aurait suffi d’obtenir, lors de la
réunification de l’Allemagne ou de la dissolution du pacte de Varsovie,
l’engagement ferme de ces pays de ne pas adhérer à des alliances politiques
et militaires pour éviter l’élargissement de l’OTAN ou l’implantation des
bases militaires occidentales aux frontières russes…
En 2014, des voix se sont même élevées en Russie afin de traduire en
justice le dernier leader soviétique pour les fautes commises. De fait,
Gorbatchev incarne aujourd’hui tout l’opposé de la politique de Poutine qui
affiche comme objectifs la préservation de l’intégrité territoriale, de la
stabilité politique et sociale en interne, et l’affirmation de sa puissance à
l’international. Peu étonnant alors que Gorbatchev soit si peu populaire : en
avril 2013, 16 % des Russes avaient une vision positive et 66 % négative de
sa politique 1. On peut pourtant parier que son héritage politique et son
influence sur la trajectoire de l’histoire nationale et mondiale soient
reconsidérés un jour en Russie au-delà de la conjoncture politique.

1. Sondage du Centre Levada, avril 2013.


7

Quelles sont les raisons de la nostalgie


des Russes pour l’URSS ?
Le déficit des biens de consommation, la propagande incessante, les
dogmes communistes, l’impossibilité de voyager à l’étranger, l’absence
d’élections libres, de liberté d’expression et de religion – un Occidental
peine à comprendre l’attrait que peut présenter un tel système économique
et politique. Et pourtant, la disparition de l’URSS a été bel et bien vécue par
les Russes comme « la plus grande catastrophe géopolitique », pour
reprendre la formule du président Vladimir Poutine. Jusqu’à présent, la
grande majorité continue à penser que cette catastrophe est due au complot
de l’Occident et à la complicité des élites vénales et qu’elle aurait pu être
évitée. Cette opinion est souvent partagée non seulement par les générations
ayant grandi pendant la période de l’URSS, mais aussi par les jeunes qui ne
l’ont jamais connue.
Ce n’est ni l’époque des répressions de Staline, ni le « dégel » politique
de Khrouchtchev qui incarne l’« âge d’or » disparu, mais celle de Leonid
Brejnev, les années 1970, dites de « stagnation ». Les Russes gardent le
souvenir d’une époque de justice sociale et d’égalité. Aussi faible que soit
le niveau de vie, il était le même pour tout le monde, à l’exception de la
nomenklatura dont les privilèges n’étaient pas de grande notoriété publique.
Les prix sur les produits de première nécessité comme le pain et le lait
étaient fixés par l’État et restaient au même niveau pendant des années.
L’accès au système de santé publique et d’éducation était gratuit. Le parc de
logements appartenait à l’État qui le mettait à disposition à titre gracieux,
même si souvent il fallait s’inscrire sur les listes d’attente et que cette
attente pouvait durer des années.
Si le peuple vivait dans la pauvreté, l’URSS a bâti une puissance
industrielle et scientifique incontestable. Le vol dans l’espace de Youri
Gagarine (avril 1961) figure encore aujourd’hui parmi les premières raisons
de fierté nationale. Le sentiment d’appartenance à une grande puissance
internationale, autant crainte que respectée, s’avère un facteur puissant qui
renaît avec la politique de Vladimir Poutine depuis l’annexion de la Crimée.
Enfin, l’URSS avait fédéré des peuples aux cultures extrêmement diverses
qui vivaient pacifiquement côte à côte. L’époque de transition, avec les
difficultés économiques, la croissance des inégalités, l’éclatement des
conflits interethniques, la perte du prestige international, n’a fait que donner
du relief à ces perceptions en alimentant les mythes et la nostalgie du
paradis soviétique que Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature
(2015), a si bien saisis dans La Fin de l’homme rouge ou le temps du
désenchantement 1.

1. Actes Sud, prix Médicis essai 2013.


8

Comment les Russes ont-ils vécu


la période de transition dans
les années 1990 ?
Le passage d’un système de planification centralisée à une économie de
marché dans les années 1990, à l’aide d’une « thérapie de choc » lancée par
le gouvernement de Boris Eltsine, reste un cauchemar dans le souvenir des
Russes. Un économiste russe, Sergueï Gouriev, est allé jusqu’à comparer
l’impact de cette « période de transition » à celui d’une guerre civile pour
une société habituée au paternalisme de l’État. Les secteurs de santé
publique, d’éducation, de recherche et développement (R&D) ont été
désertés par un État affaibli et en manque de ressources. Des années plus
tard, la société russe subit encore les conséquences du faible taux de natalité
de cette période : ainsi, si le nombre de jeunes entre 15 et 19 ans (réservoir
pour les universités ou l’armée, entre autres institutions) était de
12,2 millions en 2005, il n’est plus que de 6,7 millions en 2017.
À la dégradation brutale du niveau de vie (salaires non payés, inflation à
trois chiffres causée par la libéralisation des prix, perte de l’épargne) – déjà
faible comparé aux pays occidentaux – se sont ajoutés des aspects
psychologiques marquants : perte de prestige social de plusieurs métiers
comme les médecins, les enseignants, les militaires ou les ingénieurs ;
besoin de reconversion professionnelle et d’adaptation aux normes sociales
bouleversées. Les monogorod (villes dont l’activité économique
s’organisait autour d’une seule industrie ou usine) et les entreprises du
complexe militaro-industriel ont été particulièrement vulnérables. La
différenciation sociale a été rapide, forte et perçue comme injuste. À ce
titre, la question d’une probable révision des résultats des privatisations des
actifs publics à cette époque par une poignée d’oligarques (ou au moins leur
taxation lourde) trouve toujours un écho favorable au sein de la population.
Les réformateurs des années 1990 confessent aujourd’hui les erreurs
commises : de leur propre aveu, en menant des réformes ultralibérales, ils
n’ont pas tenu compte des aspects politiques, psychologiques ou encore
ethniques. L’opinion publique accuse les élites de l’époque d’avoir appliqué
à la lettre les recettes occidentales qui ont mené à la crise économique
profonde (et notamment au krach financier d’août 1998) et ont failli
provoquer la désagrégation de la Russie, après celle de l’URSS. Depuis son
arrivée au pouvoir, Vladimir Poutine exploite habilement la comparaison
avec ce qu’il n’appelle autrement que le « chaos des années 1990 », pour
mieux mettre en valeur la stabilité économique et politique sous ses
présidences successives. La période de transition a aussi contribué à
compromettre aux yeux de beaucoup de Russes les notions de démocratie et
de libéralisme, perçues comme synonymes de désordre politique et de crise
économique et sociale.
9

Boris Eltsine est-il le père


ou le fossoyeur de la démocratie
russe ?
La perception du premier président russe Boris Eltsine est très clivée en
Russie. Pour les uns, il s’agit de celui qui a contribué à l’émergence de la
démocratie : la décennie de sa présidence aurait été celle de toutes les
libertés, de celle de s’exprimer à celle d’entreprendre. Charismatique et
populaire, il avait gagné les premières élections libres de l’histoire russe en
juin 1991. Ses réformes auraient jeté les bases nécessaires pour que le pays
surmonte rapidement la crise économique et connaisse la croissance des
années 2000. On lui devrait ainsi une Russie indépendante et souveraine,
libérée du fardeau de l’empire.
Pour les autres, il s’agit à l’inverse de celui qui, en signant les accords de
Belovej avec les leaders de l’Ukraine et de la Biélorussie, a provoqué la
chute de l’URSS, alors que ses réformes ultralibérales ont mis à rude
épreuve la population russe. En proposant aux régions de « prendre autant
de souveraineté que possible », Eltsine a failli causer la désagrégation de la
Russie dans le sillon de celle de l’URSS : le Tatarstan est alors tenté par une
indépendance et la région de l’Oural projette de battre sa propre monnaie.
Alcoolique et caractériel, il se laisse manipuler par sa famille et les
oligarques à la fin de sa présidence.
Enfin, d’autres encore reconnaissent qu’Eltsine a posé les bases
démocratiques dans le pays, mais lui reprochent de les avoir trahies
rapidement. Les tirs sur le Parlement qui s’opposait à sa volonté en
octobre 1993, la Constitution qui donnait trop de pouvoirs à l’exécutif au
détriment du législatif, les privatisations opaques et injustes, les deux
guerres de Tchétchénie, les falsifications supposées des élections en 1996
et, enfin, le transfert du pouvoir à un successeur désigné seraient autant de
facteurs qui ont préparé le terrain pour le régime autoritaire de Vladimir
Poutine.
Au fil du temps, Eltsine devient de moins en moins populaire aux yeux
de l’opinion publique russe : en 2016, à peine 14 % gardent une vision
positive de son action 1. En ce qui concerne les élites actuelles, elles
affichent une attitude paradoxale. Elles imputent une grande partie des
problèmes actuels à son héritage. Sobre et sportif, Vladimir Poutine s’est
toujours présenté comme un « anti-Eltsine » et a marqué ses distances par
rapport au « chaos des années 1990 ». En même temps, il n’a jamais
dénigré personnellement celui qui l’a fait président et dont il tenait sa
légitimité politique ; en outre, il a toujours respecté les garanties de sécurité
physiques et matérielles données à la famille de son prédécesseur dans le
tout premier oukase signé dès son arrivée au pouvoir. Comble de cette
schizophrénie, en 2015, un musée Eltsine (Eltsine-Centre) a vu le jour à
Ekaterinbourg, la ville natale du premier président de la Russie
postsoviétique. Créé sur l’initiative du Kremlin, ce centre montre un tout
autre visage de la Russie, très loin du discours officiel, celui d’un pays
aspirant à la liberté et à la démocratie.

1. Sondage du Centre Levada, février 2016.


10

Quelles sont les causes


et les conséquences des deux guerres
de Tchétchénie ?
Les relations entre les Russes et les Tchétchènes n’ont jamais été simples.
Conquise par la guerre à l’époque tsariste (1859), la Tchétchénie (région
russe située au Caucase du Nord) a souvent opposé une résistance au
pouvoir central. Pendant la Seconde Guerre mondiale (1944), la totalité de
la population tchétchène (presque 4 millions de personnes) a été accusée de
coopération avec les Allemands et déportée en Asie centrale sur l’ordre de
Staline. La chute de l’URSS et l’affaiblissement du centre fédéral ont
déclenché un mouvement indépendantiste dont le leader, Djokhar Doudaev,
s’appuie sur un retour à la tradition, la relance de l’appartenance clanique
(teïp) et l’islam comme élément structurant de l’identité tchétchène.
Soucieux d’éviter l’effet domino, le Kremlin répond à la déclaration
d’indépendance par l’envoi de troupes armées (décembre 1994) et une
répression violente qui lui vaut l’ire de l’Occident. Ce dernier ne voit dans
le conflit que l’écrasement d’un mouvement de libération nationale. La
capitale tchétchène, Grozny, est rasée par les bombardements massifs.
Cependant, en dépit de sa supériorité, l’armée fédérale se révèle incapable
de stopper la guérilla et subit de lourdes pertes. Le traité de paix russo-
tchétchène de 1996 (accords de Khassaviourt) ne fait que suspendre le
règlement définitif à un référendum à organiser avant la fin 2001. Avec ce
statut incertain, la République devient le lieu de tous les trafics, de prises
d’otages, de la criminalité et de la montée de l’islamisme radical (la charia
est instaurée en février 1999). La population russe fuit en masse la région.
Au printemps 1999, des combattants islamistes menés par le Tchétchène
Chamil Bassaev et le Jordanien Khattab lancent une attaque armée contre le
Daghestan voisin où ils cherchent à créer un califat. Peu de temps après, des
immeubles explosent dans trois villes russes (dont Moscou), faisant plus de
300 victimes. Attribués aux Tchétchènes, ces attentats signent le début de la
deuxième guerre de Tchétchénie, très différente de la première par – entre
autres facteurs – une dimension de djihad international et de terrorisme. Des
attentats-suicides se multiplient dans les villes russes, dont les plus
meurtriers seront la prise d’otages du théâtre de la Doubrovka à Moscou, fin
octobre 2002 (129 otages tués lors de l’assaut des forces spéciales), et celle
de l’école de Beslan en Ossétie du Nord, le 1er septembre 2004 (344 morts,
dont 126 enfants).
Le nouveau Premier ministre Vladimir Poutine gère la situation d’une
main de fer : il l’inscrit dans un chapitre de la lutte contre le terrorisme et
utilise la guerre comme un moyen de restauration de l’autorité de l’État et
de consolidation de l’électorat à l’approche des élections de 2000. La guerre
– officiellement appelée « opération contre-terroriste » – dure plusieurs
années, jusqu’à 2009, et finit, à la différence de la première, par une victoire
militaire incontestable des forces fédérales. Le bilan des victimes des deux
guerres reste difficile à évaluer : des estimations vont jusqu’à
160 000 personnes, combattants tchétchènes, armée fédérale et civils
confondus.
Les deux guerres tchétchènes ont eu un impact profond sur la société
russe et l’évolution de l’État. La montée des « ministères de force » (armée,
services de sécurité, services secrets), des contraintes sur les médias, la
centralisation au détriment du fédéralisme, la suppression des élections de
gouverneurs dans les régions (après l’attentat de Beslan) en sont les
conséquences directes.
11

Y a-t-il une instrumentalisation


de l’histoire en Russie ?
Le désir de préserver la paix sociale à la chute de l’Union soviétique n’a
pas permis de mener un véritable travail de mémoire et de
« désoviétisation ». L’interdiction du Parti communiste, la réorganisation du
KGB, la condamnation des crimes du régime communiste : rien de ce que
préconisait l’écrivain Alexandre Soljenitsyne dans son essai politique
Comment réaménager notre Russie ? (1990) n’a eu lieu. Les statues de
Lénine qui décorent encore les places centrales des villes russes et le
mausolée sur la place Rouge, où son corps est toujours exposé, sont les
parties émergées d’un fonds historique qui s’avère mobilisable à de
nouvelles fins politiques.
Sous Vladimir Poutine, plusieurs symboles soviétiques ont été repris ou
réhabilités, à commencer par l’hymne national. La réactivation de cette
identité soviétique n’empêche ni la restauration parallèle des symboles et de
la mémoire des personnalités historiques de l’époque impériale, ni le
rapprochement du pouvoir politique avec l’Église orthodoxe, pourtant
persécutée à l’époque soviétique. Le souvenir de la Grande Guerre
patriotique (1941-1945) et de la victoire sur le fascisme est au cœur de ce
travail de mémoire. Toute interprétation différente de la lecture officielle de
la guerre est rejetée. Pour défendre cette lecture officielle, une
« Commission contre la falsification de l’histoire au détriment des intérêts
de la Russie » a même été créée (2009-2012) et une loi mémorielle pénalise
les critiques à l’égard de l’action de l’URSS pendant la guerre. Cette
manière de protéger la mémoire amène à défendre celle du régime stalinien
et fait croître la popularité de Staline lui-même, en dépit des répressions
menées contre la société. Ainsi, le musée du Goulag, Perm-36, a été
détourné de son sens premier pour finalement justifier l’existence des
camps. Dans un documentaire télévisé du réalisateur américain Oliver
Stone en 2017, Vladimir Poutine expliquait que Staline est le « produit de
son époque », tout comme Napoléon ou Cromwell 1. En même temps, en
octobre de la même année, il a inauguré à Moscou un mémorial aux
victimes des répressions politiques. Comme pour la mémoire de la Grande
Révolution d’Octobre, le but de cette ambiguïté volontaire est de réduire les
divisions dans la société liées aux interprétations divergentes du passé. Tel
était aussi le but du « manuel d’histoire unique » pour les écoles proposé
par Vladimir Poutine en 2013 qui exclurait toute vision alternative.
Difficilement réalisable, le projet a été finalement abandonné.
La « guerre des mémoires » est visible sur le plan extérieur : Vladimir
Poutine n’a pas hésité à justifier le pacte conclu entre l’Allemagne
hitlérienne et l’URSS en 1939 (appelé « pacte Molotov-Ribbentrop »)
devant la chancelière allemande Angela Merkel. On a pu observer dans la
crise ukrainienne comment la référence directe aux dangers du fascisme en
Europe, à la suite des événements de Maïdan, a servi d’instrument de
légitimation des décisions politiques et de mobilisation de la société. L’un
des rares exemples positifs de tentative d’aller au-delà de l’interprétation en
sens unique était le travail de la commission russo-polonaise dans les
années 2000 sur les « questions difficiles » de mémoire historique.
Des films, des livres, des chansons, des manuels scolaires sont
aujourd’hui empreints d’un « culte du passé glorieux » et alimentent l’idée
de la grandeur nationale russe, alors qu’une grande partie des archives
restent toujours secrètes. Cette approche sélective de la mémoire historique
met en valeur un État omnipotent, un leader fort et une société mobilisée,
facteurs essentiels pour gagner contre tout ennemi. Ce faisant, elle
contribue à renforcer la légitimité du régime actuel en l’inscrivant dans une
perspective historique longue.

1. Conversation avec M. Poutine, 2017.


LE POUVOIR
SELON VLADIMIR POUTINE
12

Qui est Vladimir Poutine ?


Who is Mister Putin ? Posée à la délégation russe au Forum économique
de Davos par une journaliste américaine en 2000, cette question légendaire
traduisait autant la surprise que l’inquiétude des partenaires internationaux
de la Russie. Lorsque, en août 1999, Vladimir Poutine est nommé Premier
ministre (le quatrième en un an et demi) par un Boris Eltsine déliquescent,
personne ne pariait sur une carrière politique fulgurante de cet ancien
lieutenant-colonel du KGB, ayant fait une partie de sa carrière en
Allemagne de l’Est. Le 31 décembre 1999, la démission inattendue du
président Eltsine l’a projeté au poste de président par intérim. La période
qui précède les élections présidentielles anticipées est marquée par une série
d’explosions meurtrières à Moscou et en province, attribuées aux
Tchétchènes, et l’infiltration de commandos tchétchènes dans la république
du Daghestan au sud du pays. Les mesures musclées mises en œuvre et la
reprise de la guerre de Tchétchénie ont fait monter en flèche la cote de
Poutine. Le 26 mars 2000, il est élu président au premier tour de scrutin
avec près de 53 % des suffrages exprimés.
Si le premier oukase signé dès son entrée en fonction (7 mai 2000)
garantit l’immunité judiciaire à la famille Eltsine, il s’emploie très vite à
écarter du pouvoir les membres de son clan. Jeune, sobre, sportif, parlant
des langues étrangères : son image tranche aussi avec celle de son
prédécesseur. Sa popularité ne cesse de croître pendant les années de sa
présidence et il est réélu pour un deuxième mandat en mars 2004 avec un
score triomphal de 71 % des suffrages. Le « phénomène Poutine » repose à
ce moment sur un profond désir de stabilité économique et politique du
peuple russe, dans sa grande majorité appauvri et démoralisé par des années
de transition brutale après l’effondrement de l’URSS. « Ordre » et
« stabilité » sont les mots clés de sa politique intérieure.
Au début de son premier mandat, en dépit de la guerre de Tchétchénie,
Poutine apparaît comme un modernisateur pragmatique et éclairé. Le
contexte économique lui est favorable : l’augmentation régulière du prix de
l’énergie sur le marché mondial provoque un afflux de liquidités permettant
de financer plusieurs réformes. En 2006, le pays a quasiment remboursé sa
dette extérieure. Le niveau de vie de la population, surtout dans les grandes
villes, a nettement progressé. Cependant, la plupart des réformes
(notamment administratives et judiciaires) restent inachevées, la lutte contre
la corruption n’a jamais vraiment avancé et la diversification économique
se fait attendre. Après les avancées économiques des deux premiers
mandats (2000-2008), le troisième (2012-2018) s’écarte brutalement de
l’agenda de modernisation pour donner de plus en plus de signes de
raidissement politique et de nouvelles ambitions en relations
internationales. Du modernisateur à l’autocrate, de l’occidentaliste au
fervent détracteur des États-Unis et de l’Europe, la trajectoire politique de
Vladimir Poutine réserve encore probablement quelques surprises.
13

Pourquoi Vladimir Poutine est-il


populaire ?
La popularité de Vladimir Poutine – probablement moindre que ce
qu’indiquent les sondages, mais réelle – repose sur trois piliers. En premier
lieu, le pilier économique : le pays a connu un décollage économique
spectaculaire lors de ses deux premières présidences. Les années 2000 ont
apporté un net soulagement à différentes catégories de la population après
l’appauvrissement brutal provoqué par la chute de l’URSS. Aidé par le
niveau élevé du prix des hydrocarbures – principale matière d’exportation
et source de revenu pour le budget fédéral –, le niveau de vie global s’est
sensiblement amélioré. L’autorité de l’État, chancelante dans les années
1990, a été rétablie, et les tendances régionales centrifuges maîtrisées avec
la fin de la deuxième guerre de Tchétchénie. Grâce à une capacité financière
retrouvée, l’État a réinvesti des secteurs laissés à l’abandon. Les crises
économiques et financières de 2008-2009 et de 2014-2015 ont même pu
être traversées sans trop de conséquences néfastes, en partie grâce aux
fonds souverains constitués pendant les années de croissance. La classe
moyenne qui a émergé en Russie privilégie la stabilité économique et
politique plus que l’alternance politique et le respect des droits de l’homme.
En deuxième lieu, le rétablissement de la grandeur nationale sur la scène
internationale est aujourd’hui perçu comme le grand acquis des présidences
Poutine. Le président est arrivé au pouvoir à la faveur de la deuxième
guerre de Tchétchénie : aucun autre dirigeant n’incarne à ce point la double
image du chef politique et du chef militaire, capable d’imposer la paix et de
garantir la sécurité de l’État. L’image martiale a été renforcée par
l’annexion de la Crimée, un « exploit » qui lui est personnellement
attribué : le « manager économique efficace » devient aussi « protecteur »
contre les menaces extérieures et le « sauveur » des compatriotes russes à
l’étranger. La politique extérieure musclée est loin d’inquiéter – elle est
saluée comme un juste retour des choses après l’humiliation des années de
transition et la perte de territoires. Les sondages montrent que la popularité
de Poutine a atteint des sommets précisément lors des opérations militaires
en Tchétchénie (1999), de la guerre en Géorgie (2008) et de l’annexion de
la Crimée (2014). Facteur de continuité avec la guerre froide, la principale
menace militaire est aujourd’hui à nouveau personnifiée par l’Occident et
l’OTAN.
En troisième lieu, la valorisation des spécificités de la Russie, et de son
rôle particulier autant dans le passé (victoire lors de la Seconde Guerre
mondiale) que dans le présent (opposition à l’Occident pour façonner un
nouvel ordre mondial) et l’avenir (« gardienne » des valeurs chrétiennes),
alimente la fierté nationale. La réception de ce discours est aujourd’hui
facilitée par les faiblesses dont fait preuve l’Occident : ses difficultés à
gérer les problèmes socio-économiques et politiques, ainsi que la montée
des populismes, prouveraient que le modèle démocratique et libéral n’est
pas à la hauteur des défis du monde actuel. Cet état de choses finit de
convaincre les Russes que le pays avance dans la bonne direction sous
Vladimir Poutine.
14

Quels sont les appuis du régime


de Vladimir Poutine ?
Propulsé au pouvoir sans disposer d’une base politique, Vladimir Poutine
a dû dans un premier temps composer avec l’ancienne équipe de Boris
Eltsine dont quelques rares personnalités – comme l’ancien vice-Premier
ministre Anatoli Tchoubaïs – gardent encore une place dans le système
politique. Rapidement, plusieurs groupes sont affaiblis ou écartés des
processus décisionnels. Les oligarques ont été les premiers à être mis au
pas. La perte d’influence politique de ce groupe d’élite va de pair avec la
promotion de siloviki (les agents des structures dites de force – Défense,
Affaires intérieures, services secrets) dont Poutine est lui-même issu.
L’entourage présidentiel compte plusieurs Saint-Pétersbourgeois, des
anciens collègues des services de sécurité ou de la mairie de Saint-
Pétersbourg où il a travaillé dans la première partie des années 1990.
Cependant, une nouvelle élite semble monter aujourd’hui en Russie : plus
jeunes, sans ambitions d’autonomie politique, ils doivent leur ascension
professionnelle à Vladimir Poutine.
Moins visibles dans l’espace public, des amis proches, des anciens
voisins de datchas ou les partenaires de judo forment des clans puissants
entre lesquels Vladimir Poutine répartit les ressources et joue le rôle
d’arbitre. Des liens étroits sont tissés entre les compagnies publiques, les
milieux politiques et les structures de sécurité. Plusieurs membres du
groupe dirigeant sont aujourd’hui frappés par des sanctions occidentales à
titre personnel. Cependant, l’État a compensé leurs pertes d’une manière
généreuse à travers des appels d’offres publics lucratifs, une répartition des
actifs ou une loi rétroactive sur les avantages fiscaux à accorder aux
fortunes sous sanctions (dite loi Timtchenko). Ces élites, anciennes et
nouvelles, gagnent à rester fidèles au système, et seront de toute évidence
tentées de le faire perdurer au-delà même de Vladimir Poutine pour
préserver leurs positions, ainsi que celles de leurs enfants.
En ce qui concerne la population, plusieurs groupes ont bénéficié des
présidences Poutine. La croissance économique a permis d’améliorer la
situation des militaires, des personnels du complexe militaro-industriel et
des compagnies publiques, mais aussi des retraités et, plus tardivement et
dans une moindre mesure, des budgetniki (personnes travaillant pour les
compagnies ou les organismes financés sur le budget public, comme les
médecins et les enseignants). Le nombre des groupes socioprofessionnels
dépendant directement de l’État (fonctionnaires, retraités) s’est beaucoup
accru à cause de la croissance du poids de l’État dans l’économie et du
vieillissement de la population. La majorité de ces groupes sociaux
privilégie un modèle d’État paternaliste qui répond à cette demande en
consacrant une part importante de son budget aux dépenses sociales : cette
part a progressé de 5 % en 2007 à 30 % en 2017. S’il n’y a pas de
dégradation profonde et durable du niveau de vie, ces groupes resteront la
base de l’électorat de Vladimir Poutine.
15

Y a-t-il un culte de la personnalité


autour du président russe ?
Les photos de Vladimir Poutine torse nu ont fait le tour de la planète.
Difficiles à imaginer dans la culture politique occidentale, des articles à
l’effigie du président sont vendus dans les boutiques de souvenirs et en
ligne. À la chasse, à la pêche, sur le tatami de judo, avec un cierge à
l’église, jouant au hockey sur glace, testant de nouvelles armes, caressant
une tigresse blanche ou volant avec les cigognes… La communication du
Kremlin est soigneusement construite et met l’accent autant sur la
polyvalence et l’efficacité du président que sur sa virilité, sa santé physique
et sa rigueur morale.
Après Eltsine, alcoolique et gaffeur, les Russes sont fiers d’avoir un
président sobre et sportif, capable de vaincre les ennemis par la ruse ou par
la force, tel un héros des contes populaires. Des chansons lui sont
consacrées dès son arrivée au pouvoir. Un livre de ses citations a paru en
2015 et a été offert à tous les fonctionnaires et hommes politiques.
L’annexion de la Crimée et la confrontation avec l’Occident ont porté ce
rôle à son comble : « Tant qu’il y a Poutine, il y a la Russie », a déclaré le
vice-directeur de l’administration présidentielle Viatcheslav Volodine en
2014. Naché vsë (Notre Tout) – l’appellent ironiquement ceux qui ne
partagent pas cet engouement, et la formule même souligne le rôle central
du président. Il est aussi devenu une « marque-pays » à l’international,
adulé par des groupes politiques bien au-delà des cercles d’extrême droite
ou d’extrême gauche.
Selon les sondages, un quart des Russes perçoivent de plus en plus de
tentatives – à l’aide de la propagande véhiculée par les médias officiels – de
créer un culte de la personnalité autour du président, dont le taux de
popularité frôle les 90 %. Poutine rejette la comparaison avec le culte de
Staline et, selon Dmitri Peskov, le porte-parole de la présidence, il
désapprouve la « commercialisation de son image et de son nom ».
L’initiative de quelques députés d’adopter une loi pour défendre l’honneur
et la dignité de chef d’État n’a pas reçu l’aval du Kremlin (une telle loi a
existé à la fin de l’URSS, entre 1990 et 1991).
La « putinomanie » n’a ni la nature, ni l’ampleur, ni l’ancrage du culte de
la personnalité à la Staline, appuyé par la terreur de l’État. Le « culte » de
Poutine sert avant tout à présenter le président comme un leader sans
alternative, dont la sécurité personnelle se confond avec celle de son régime
pour prévenir toute contestation. Il n’est pas exclu que ce phénomène puisse
s’amplifier sous le quatrième mandat de Vladimir Poutine pour renflouer la
légitimité du régime et masquer la faiblesse des institutions. Cette
personnification du pouvoir dans un régime autoritaire fait de la succession
un sujet tabou et crée des risques pour sa transmission.
16

Le régime est-il répressif ?


La mémoire des Russes reste très marquée par les répressions de masse
sous Joseph Staline. La Russie n’est plus un régime totalitaire. Cependant,
des répressions ciblées sont utilisées comme un outil de contrôle sur les
élites et la société. Des procès judiciaires sont montés de toutes pièces
contre les adversaires politiques. Le premier cas marquant a été l’arrestation
en 2003 du propriétaire de la grande compagnie pétrolière Youkos, Mikhaïl
Khodorkovski, dont l’exemple a été un signal clair envoyé aux oligarques
de l’ère Eltsine de se tenir à l’écart de la politique. Plusieurs meurtres non
élucidés de journalistes, d’avocats, d’activistes de l’opposition ou encore
d’anciens agents des structures de force ont eu lieu, dont certains sur le
territoire des pays occidentaux : l’empoisonnement de l’ancien agent des
services secrets russes Alexandre Litvinenko au polonium – élément
radioactif toxique –, à Londres (2006), a ainsi eu beaucoup de
retentissement. Plus de dix ans après, on ignore toujours s’il s’agissait d’un
règlement de comptes, de l’élimination d’un témoin embarrassant ou d’une
autre raison, et quel était le degré d’implication des services spéciaux
russes.
Depuis la réélection de Poutine en 2012, dans un contexte de
protestations sociales dans les grandes villes, les poursuites judiciaires –
sélectives et arbitraires – visant les opposants politiques se sont
multipliées. Prévenir une « révolution de couleur », véritable hantise du
régime, en est le but principal. Une trentaine de protestataires de la place
Bolotnaya (6 mai 2012) ont ainsi été condamnés à des peines de prison.
Plusieurs activistes subissent des campagnes de diffamation ou
d’intimidation et des attaques physiques par des groupes se qualifiant de
patriotiques. L’antiseptique vert jeté au visage d’Alexeï Navalny, les
attaques contre les membres de ses bureaux régionaux, un journaliste
assassiné enquêtant sur la corruption, un militant décédé à la suite des coups
reçus sur le pont à côté du Kremlin où il protégeait la plaque
commémorative au nom de Boris Nemtsov, opposant politique tué en
mars 2015 sur ce même pont… L’implication du Kremlin n’est jamais
directement démontrée, alors que les agresseurs – sans parler des
commanditaires – sont rarement traduits en justice.
Face au Kremlin qui affirme qu’il n’y a pas de prisonniers politiques en
Russie, les ONG, comme Mémorial, produisent des listes de centaines de
personnes où, à côté des activistes politiques, figurent des scientifiques
accusés d’avoir partagé des informations sensibles avec les puissances
étrangères ou des citoyens poursuivis pour avoir posté des messages ou des
images violant la loi sur les réseaux sociaux. Peu ont eu droit à un procès
équitable dans un système connu pour le faible taux d’acquittement (moins
de 1 %).
Tendance beaucoup plus récente (dès le milieu du troisième mandat de
Vladimir Poutine) est la poursuite de membres d’élites fédérales et
régionales, qui n’épargne pas les structures de force – pourtant considérées
comme un pilier du système Poutine. Ces poursuites prennent la plupart du
temps la forme d’une lutte anticorruption, populaire auprès de l’opinion
publique. Plusieurs gouverneurs et même le ministre du Développement
économique Alexeï Oulioukaev (novembre 2016) ont été arrêtés et mis en
prison ou assignés à résidence pour cause de corruption. Symptôme de la
lutte des clans ou moyen de contrôler les élites par le Kremlin, cette
tendance peut s’amplifier en vue des élections présidentielles en mars 2018
et au-delà, dans les conditions d’incertitude sur la succession politique de
Vladimir Poutine, alors que la Garde nationale (Rosgvardia), créée en 2016,
a vocation à protéger le régime des « révolutions de couleur ».
17

Vladimir Poutine a-t-il un projet pour


la Russie ?
Dans son premier discours public devant le Parlement, le 16 août 1999, le
Premier ministre Vladimir Poutine affirme vouloir rétablir la stabilité,
l’ordre et la sécurité, préserver l’intégrité territoriale de la Russie et assurer
le niveau de vie de la population. Après la présidence Eltsine, ces
engagements trouveront un écho très favorable dans l’opinion publique
russe. Dix-huit ans plus tard, les objectifs politiques et sécuritaires restent
toujours de mise, alors que les objectifs économiques semblent passer au
second plan. Dans un pays multiethnique, les équilibres à préserver entre le
centre et les régions, la stabilité des républiques du Caucase du Nord, la
cohésion du territoire entre l’Est et l’Ouest sont essentiels. Après le premier
objectif de préservation d’intégrité territoriale et de stabilité vient celui de
souveraineté, compris par les dirigeants russes comme la possibilité de
décider de toutes les questions de politique intérieure et étrangère en toute
autonomie, sans aucune influence – encore moins ingérence – extérieure.
Le troisième objectif concerne la maîtrise de l’espace postsoviétique, qui
importe dans la culture stratégique russe pour assurer la sécurité des
frontières contre les menaces militaires classiques et transnationales
(terrorisme, drogues), contrer l’influence des puissances tierces, mais aussi
pour assurer des intérêts économiques et maintenir l’influence culturelle et
informationnelle. Les pays de la CEI (Communauté des États indépendants
qui regroupe les anciennes républiques soviétiques, sauf les pays baltes)
figurent comme la priorité dans toutes les doctrines stratégiques russes.
Plusieurs tentatives de réintégrer cet espace – appelé « étranger proche » en
Russie – d’une manière ou d’une autre ont été entreprises depuis la chute de
l’URSS, dont l’Union économique eurasienne est la dernière manifestation.
Aucune pour l’instant ne s’est avérée vraiment probante.
Enfin, l’objectif qui vient plus tardivement est celui de restauration du
rôle international du pays et de sa capacité à influencer les affaires du
monde. Il passe aujourd’hui par le remplacement de l’ordre mondial sous la
domination américaine par un modèle de concertation entre plusieurs
grands pôles de puissance (Russie, Chine, États-Unis…). L’Ukraine s’est
retrouvée à la croisée de tous ces intérêts russes : la crise autour de ce pays
en 2014 a été perçue comme une menace à la fois pour l’influence russe
dans l’espace postsoviétique face à l’avancée de l’UE et de l’OTAN, pour
les intérêts économiques, commerciaux et industriels de Moscou, et pour
son projet d’intégration eurasiatique. Elle a aussi montré l’exemple d’une
« révolution de couleur » – potentiellement contagieux aux yeux du
Kremlin – qui peut aboutir au renversement d’un régime en place.
Tout ce qu’entreprend aujourd’hui le Kremlin s’inscrit dans l’un de ces
objectifs, voire plusieurs. Cependant, le gros des efforts est consacré à la
gestion des crises immédiates et à la prévention des scénarios catastrophes,
sans arriver à une trajectoire stable qui permettrait non seulement de
consolider les acquis, mais d’aller vers le développement, la compétitivité
et une coopération internationale sur d’autres bases que la compétition
géopolitique.
18

Quel sera l’« après-Poutine » ?


Cette question hante les Russes autant que leurs partenaires
internationaux. En 2018, Poutine aura battu le record de Leonid Brejnev,
resté dix-huit ans au pouvoir. La concentration et la personnification du
pouvoir dans un État semi-autoritaire rendent les perspectives de transition
incertaines et les risques de déstabilisation élevés.
Quand s’ouvrira l’après-Poutine ? Le président est très populaire : 66 %
des Russes voteraient pour lui en mars 2018 1. Le système semble stable : la
situation socio-économique s’est redressée ; l’économie affiche même une
croissance de plus de 1 % ; le potentiel de protestation est faible et les
mesures de répression ciblées ont un effet dissuasif suffisant. À la
différence de l’Ukraine, aucun oligarque ne dispose d’assez de poids
politique ou d’outils médiatiques pour soutenir des protestations. Vladimir
Poutine a toutes les chances de se faire réélire en mars 2018 et d’aller
jusqu’au bout du quatrième mandat, sauf si lui-même en décide autrement.
La Constitution actuelle ne lui permet pas de se représenter en 2024 (il aura
alors 72 ans) pour un cinquième mandat, mais les options existent, soit de la
modifier (comme ce fut le cas pour la durée du mandat présidentiel, passée
de 4 à 6 ans en 2008) pour se représenter, soit de rester au cœur du pouvoir
à un autre poste, tel Deng Xiaoping en Chine, après remaniement des
institutions.
Qui prendra le relais ? Aucune passation du pouvoir n’est possible par
voie électorale. Les leaders des principaux partis politiques ne sont pas de
vrais concurrents : âgés, ils semblent plus préoccupés par la préservation de
leurs acquis au sein du système politique actuel que par l’obtention réelle
du pouvoir. Les leaders de l’opposition comme Alexeï Navalny ont peu de
chance d’être admis à participer librement à la course présidentielle. Le
scénario d’un successeur désigné par Poutine – qui devrait ensuite être
légitimé par la procédure des élections, comme ce fut le cas lors de la
passation de pouvoir entre Boris Eltsine et Vladimir Poutine en 2000 – est
évoqué comme le plus plausible. Des spéculations vont bon train à Moscou
sur la candidature du successeur, mais il se pourrait que ce soit un parfait
inconnu du public.
Beaucoup dépendra des conditions dans lesquelles se fera le transfert.
Sera-t-il soigneusement préparé ou arrivera-t-il subitement ? En fonction de
la situation socio-économique, des menaces comme le terrorisme ou les
migrations mal maîtrisées, de l’évolution de l’Occident dont le modèle
pourrait devenir plus attractif ou plus répulsif, les priorités du prochain
leader peuvent varier, ainsi que le style et les méthodes. Le choix de la
démocratisation et de la renaissance des institutions comme les réponses les
plus adéquates aux défis internes et géopolitiques est loin d’être évident. Il
est probable que – le moment venu – la succession se jouera entre les clans
nationalistes, conservateurs et étatistes qui dominent aujourd’hui la scène
politique. Les scénarios d’inertie, voire de durcissement, du régime sous le
successeur de Vladimir Poutine ne sont pas à exclure : ils feront
probablement repenser son propre héritage politique.

1. Sondage du Centre Levada, octobre 2017.


INSTITUTIONS
ET POLITIQUE INTÉRIEURE
19

La Russie est-elle une démocratie ?


« Démocratie souveraine », « démocratie dirigée », oligarchie, autocratie,
« nouveau tsarisme », « néoféodalisme autoritaire » – les définitions du
système politique russe sont nombreuses. Depuis la première présidence de
Vladimir Poutine, plusieurs tendances se succèdent ou cohabitent : libérale
et étatiste, réformiste et conservatrice. Ni entièrement répressif, ni
complètement libre, le régime est dans l’identification et la prévention
permanente d’une source de déstabilisation potentielle venant des
oligarques ou des libéraux, de la société ou des élites. Depuis le retour de
Poutine au Kremlin pour un troisième mandat en 2012 – après l’interlude
Medvedev, d’apparence plus libérale –, la balance penche fortement vers
l’autorité, la centralisation, la personnalisation du pouvoir. Dans ce système,
aucun « hasard démocratique » ne doit menacer le régime en place : les
procédures (les élections) et les institutions démocratiques (Parlement,
opposition…) sont verrouillées par l’exécutif. Leur principale fonction
consiste à légitimer les décisions prises au Kremlin. Les querelles entre
différents courants et clans de l’entourage présidentiel (« tours du
Kremlin ») créent un peu d’intrigue dans la vie politique russe, se
substituant ainsi à la lutte politique et aux principes de séparation des
pouvoirs. Seule l’opposition non parlementaire – appelée à juste titre « hors
système » – réclame le respect de l’esprit et des principes et non seulement
des formes démocratiques.
Quant à la société, elle a une perception confuse de la démocratie. Seul
un Russe sur cinq l’associe aux élections, à une alternance au pouvoir et
aux comptes que le gouvernement doit rendre au peuple 1. Une plus grande
partie de la population entend par démocratie un respect des libertés et des
droits, ainsi qu’un certain niveau de vie. Enfin, la démocratie a aussi une
connotation négative en Russie, car elle est étroitement associée à
l’instabilité économique, politique et sociale de la présidence Eltsine (1992-
1999). C’est probablement l’une des raisons pour lesquelles le soutien aux
mouvements démocratiques et libéraux est si faible, et ce pourquoi les
partis politiques de cette tendance n’arrivent pas à franchir le seuil des
suffrages nécessaires pour être représentés à la Douma (la chambre basse du
Parlement russe) depuis 2003, bien avant le durcissement actuel du régime.
Depuis l’annexion de la Crimée, la perception négative de l’Occident
influence celle de la démocratie. D’une part, les Russes ne rejettent pas les
principes démocratiques et ne sont pas prêts à renoncer aux élections.
D’autre part, ils sont de plus en plus convaincus que la Russie a besoin
d’une forme de démocratie spécifique, différente de la démocratie
occidentale (seuls 16 % des Russes veulent la démocratie comme aux États-
Unis et en Europe), conforme à son histoire et à sa voie de développement
particulière 2. Cette « démocratie à la russe » comprend le respect de l’État,
un leader fort et une idée de grandeur. Dans cette logique, il n’est pas
surprenant que beaucoup de Russes pensent que, depuis l’annexion de la
Crimée, leur pays est devenu « plus démocratique ».

1. Sondage du Centre Levada, août 2015.


2. Sondage du Centre Levada, janvier 2016.
20

Qui dirige la Russie ?


Dans le documentaire Crimée. Retour à la patrie (2015), Vladimir
Poutine explique sans ambages avoir pris personnellement la décision de
« réintégrer » la presqu’île avec l’assistance de quelques personnes de
confiance. Avec un degré de certitude élevé, on peut supposer la présence
dans ce groupe du ministre de la Défense Sergueï Choïgou, de l’ancien chef
de l’administration présidentielle Sergueï Ivanov, du directeur du Service
fédéral de sécurité (FSB) Alexandre Bortnikov et du secrétaire du Conseil
de sécurité Nikolaï Patrouchev. Il s’agit de quelques siloviki haut gradés :
issus des structures de force (armée, services de sécurité), ils occupent la
place la plus importante dans l’entourage de Vladimir Poutine depuis son
accession au pouvoir. Du domaine sécuritaire, leur influence s’est
progressivement étendue vers les secteurs économiques stratégiques, en
premier lieu l’énergie et le complexe militaro-industriel. Ce groupe
dirigeant est porteur d’une certaine vision des affaires intérieures et
internationales : le rôle central de l’État, une armée forte, une méfiance vis-
à-vis de l’Occident en font partie. Marqués par la chute de l’URSS, la perte
de territoires et l’affaiblissement interne et international du pays, les siloviki
se considèrent comme la force motrice de sa renaissance.
D’autres groupes existent dans les élites russes – comme les « libéraux »,
en charge des questions économiques et financières dans le gouvernement –
mais leur influence est moindre. Depuis le début du troisième mandat de
Vladimir Poutine, un nouveau profil monte en force : plus jeunes, plus
technocrates, les nouvelles élites ne sont pas attachées par des liens
personnels au président, mais elles lui doivent leur ascension
professionnelle. Libéraux, technocrates ou siloviki, tous affichent une
loyauté sans faille à l’égard du chef d’État qui, tel un arbitre suprême, veille
à ce qu’aucun groupe ou clan ne se renforce au détriment des autres.
C’est finalement la lutte des clans et la sanction du Kremlin – qui éclatent
au grand jour via toutes sortes de scandales de corruption – qui font office
de vie politique dans le pays. Car tout le pouvoir est concentré entre les
mains de l’exécutif au détriment des pouvoirs législatif et judiciaire. Les
gouverneurs dans les régions ne font plus le contrepoids face au centre
fédéral et la plupart des médias sont étroitement contrôlés 1. Le système ne
tolère pas l’opposition et ne permet pas un changement de pouvoir par les
urnes. En 2011, la décision de Dmitri Medvedev, à l’époque président, et de
Vladimir Poutine, Premier ministre, de permuter leurs rôles rend flagrante
toute absence de garde-fou.
En 2014, premier directeur adjoint de l’administration présidentielle,
Viatcheslav Volodine a publiquement affirmé que la Russie existait tant
qu’il existait Vladimir Poutine. Ce propos illustre bien le système
hautement centralisé et personnifié qui s’est constitué depuis l’entrée en
fonction de l’actuel président, bien au-delà des pouvoirs – déjà
prépondérants – qui lui sont conférés par la Constitution russe. Ce système
rend aujourd’hui impossible toute réforme structurelle économique ou
politique, de crainte de rompre l’équilibre établi et de se faire dépasser à
l’instar d’un Mikhaïl Gorbatchev : la perestroïka, que ce dernier avait
lancée au milieu des années 1980, a fini par balayer tout le système
soviétique, son premier et dernier président en tête.

1. Voir la question 29, « Les médias sont-ils censurés en Russie ? », et la question 35, « La
Russie est-elle un vrai État fédéral ? ».
21

Les partis politiques jouent-ils un vrai


rôle ?
La fin du système du parti unique a précédé de peu la fin de l’URSS : une
loi d’octobre 1990 a accordé aux Russes la liberté de constituer des unions
sociales, politiques et professionnelles. Depuis, le nombre de partis a
fortement varié au gré de durcissements et de libéralisations des législations
successives : au nombre de 190 avant 2001, ils étaient seulement 7 entre
2001 et 2012, avant de passer à plus de 70 aujourd’hui. Dans l’interview-
fleuve accordée au réalisateur américain Oliver Stone en 2017, Vladimir
Poutine expliquait qu’il y avait « trop de partis politiques » et que les
Russes avaient du mal à se repérer dans cette offre politique pléthorique.
À quelques exceptions près, comme le plus ancien parti démocrate
Yabloko, les principaux partis russes sont rarement nés d’une initiative
venant d’en bas. Depuis l’époque Eltsine, il s’agit souvent de créatures de
l’administration présidentielle – qui s’en cache d’ailleurs à peine. Outils de
légitimation du jeu politique, de canalisation ou de division des voix
protestataires, certains de ces partis n’ont même pas survécu aux élections
pour lesquelles ils avaient été mis en place. La création d’un parti peut aussi
être un « business-projet », vendu « clés en main » par des entrepreneurs
politiques. En revanche, les partis dont la création n’a pas été validée par les
autorités peuvent se voir refuser l’enregistrement officiel et, par conséquent,
la participation aux élections : tel a été le cas du Parti du Progrès de
l’opposant principal au régime, Alexeï Navalny.
Sous Vladimir Poutine, le jeu des partis politiques s’inscrit ainsi dans un
champ de plus en plus verrouillé par l’exécutif. En septembre 2011, lors du
XIIe congrès de Russie unie, le parti au pouvoir, le président Medvedev et le
Premier ministre Poutine ont annoncé que le premier conduirait la liste du
parti pour les législatives, tandis que le second serait candidat à la
présidentielle. Or, aucune discussion au sein du parti n’avait précédé cette
annonce surprise, ce qui prouve la subordination complète du parti à
l’exécutif. Au sein de la Douma, le débat politique est limité : Russie unie
est rarement défié par les trois autres partis représentés (Parti communiste,
Parti libéral et démocrate et Russie juste). Pour les élites, l’adhésion à
Russie unie est une marque de loyauté affichée vis-à-vis des autorités (une
majorité écrasante des fonctionnaires ou des gouverneurs régionaux en est
membre) et un facteur favorisant les ascensions professionnelles.
Convaincus que les partis n’ont aucune autonomie de décision ou qu’ils
ne luttent que pour la répartition des ressources et des rentes, seuls 12 % des
Russes leur font confiance, tandis que la grande majorité s’y refuse (33 %)
ou le fait partiellement (40 %) 1. L’absence de concurrence libre entre les
partis dans ce système de « démocratie dirigée » les empêche de remplir
leur rôle essentiel de représentation politique, de structuration du débat
public et de changement des élites par voie électorale.

1. Sondage du Centre Levada, 13 octobre 2016.


22

Quel pouvoir a le Parlement russe ?


« Le Parlement n’est pas un lieu pour le débat politique. » Vraie ou
inventée, cette formule attribuée à Boris Gryzlov, ancien président de la
Douma (2003-2011) est devenue le symbole de l’absence d’indépendance et
d’autonomie décisionnelle du pouvoir législatif en Russie. Conformément à
la Constitution adoptée sous Boris Eltsine en 1993 (inspirée du régime
politique français), le pouvoir présidentiel est prépondérant en Russie. La
Constitution accorde au président le droit d’intervenir dans tous les
domaines en adoptant des décrets présidentiels qui ont force de loi.
Cependant, dans les années 1990, le Parlement jouait un vrai rôle et
pouvait s’opposer au président : sous Boris Eltsine, le pays a connu
plusieurs crises entre les deux branches du pouvoir, dont l’une a même
abouti à une fusillade du Parlement hostile au président en octobre 1993 et
une autre a failli entraîner l’impeachment de ce dernier en 1999. La
situation est très différente depuis l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir.
Le jeu des partis politiques, les procédures des élections et, par conséquent,
la composition de la Douma (la chambre basse du Parlement russe) sont
progressivement passés sous le contrôle de l’exécutif. La chambre haute –
le Conseil de la Fédération, qui représente les intérêts des régions – était
composée sous Boris Eltsine de gouverneurs élus et des présidents des
assemblées régionales qui avaient un vrai poids politique : y siègent
désormais des représentants régionaux nommés, avec des leviers
d’influence bien plus faibles.
L’actuelle Douma compte les représentants de quatre partis : le « parti du
pouvoir », Russie unie, qui depuis sa fondation en 2001 est étroitement
associé au nom de Vladimir Poutine (lequel en a assuré la direction entre
2008 et 2011), et trois partis dits « d’opposition intégrée au système ». Cette
« opposition parlementaire » permet de canaliser les voix des nostalgiques
communistes (Parti communiste), des nationalistes (Parti libéral et
démocrate) et des partisans d’un État social (Russie juste). S’il est arrivé
que ces quatre partis expriment des divergences sur les questions
économiques et sociales, depuis l’annexion de la Crimée, ils affichent un
remarquable consensus sur toutes les grandes questions de politiques
intérieure et extérieure menées par le Kremlin. Dans un contexte de
tensions politiques extérieures, les initiatives les plus discutables ont ainsi
été approuvées par la Douma sans trop d’états d’âme, comme la loi sur
l’interdiction de l’adoption des orphelins russes par les citoyens américains
en 2014 (loi dite « Dima Yakovlev »).
Une nouvelle Douma a été élue en septembre 2016. Malgré un
renouvellement des députés et l’entrée des élus des circonscriptions à
scrutin majoritaire (qui représentent la moitié de la Douma actuelle), elle
reste une institution démocratique de façade, instrumentalisée par le
Kremlin pour légitimer ses décisions.
23

La justice est-elle indépendante ?


La Constitution russe établit la séparation entre les pouvoirs législatif,
exécutif et judiciaire. La réforme de la justice a été lancée après la chute de
l’URSS en 1991 ; des lois ont été adoptées sur l’indépendance,
l’inamovibilité et l’immunité des juges. Cependant, même sous Boris
Eltsine, la justice avait du mal à se dégager des pressions politiques : en
témoigne la difficulté à juger les exactions des soldats russes en
Tchétchénie. Dès le début des années 2000, la réforme marque le pas :
plusieurs modifications concernant le statut du juge (comme la première
nomination limitée à trois ans, avec un passage devant une commission de
qualification avant la confirmation) les obligent désormais à se soucier
davantage de la sécurité de leur propre emploi.
L’« affaire Youkos » (2003), qui a abouti à la nationalisation de cette
compagnie pétrolière et l’incarcération de son propriétaire, l’oligarque
Mikhaïl Khodorkovski, a marqué une étape cruciale dans
l’instrumentalisation de la justice par l’exécutif. Cette tendance s’est
amplifiée depuis les protestations sociales de 2011-2012. Plusieurs verdicts
prononcés à l’encontre des protestataires de la place Bolotnaya (6 mai
2012) en sont la preuve. Alexeï Navalny, l’opposant principal du Kremlin,
fait l’objet de plusieurs procès montés de toutes pièces dans le but
d’entraver ses activités politiques. Même si des « niches d’indépendance »
persistent pour les affaires courantes de moindre importance, dans
l’ensemble, la justice russe est progressivement devenue à la fois un outil de
règlement de comptes entre les groupes concurrents, y compris dans les
élites (notamment par les différentes affaires de corruption), et de répression
ciblée dont le but est autant de punir les responsables que de dissuader toute
action qui pourrait menacer le régime.
La population russe fait peu confiance à la justice : la moitié des Russes
croient à son indépendance, et encore moins parmi ceux qui y ont eu affaire.
Les procès engagés contre l’État sont considérés comme perdus d’avance à
cause du « droit téléphoné », hérité de l’époque soviétique, c’est-à-dire les
verdicts rendus sous la pression du pouvoir exécutif ou des structures de
force. Le faible taux d’acquittement dans les tribunaux russes – moins de
1 % – achève l’image d’une machine répressive. Même la montée en force
des cours d’assises n’a pas tellement changé l’état de choses, les jurés
pouvant aussi subir des pressions.
Les rares exemples de bonnes pratiques, comme le système des tribunaux
d’arbitrage où les entrepreneurs pouvaient gagner même contre l’État, sont
aussi remis en question : en 2014, la Cour suprême d’arbitrage a fusionné
avec la Cour suprême dans le but affiché d’« uniformisation des pratiques ».
Les grands entrepreneurs russes préfèrent d’ailleurs régler leurs différends
dans le cadre des juridictions étrangères. L’absence de justice indépendante
nuit autant au climat des affaires en Russie qu’à la confiance entre l’État et
les citoyens. Or, le régime actuel ne se résoudra jamais aux réformes
nécessaires de la justice qui risquent de le priver de l’un des leviers
essentiels de son pouvoir.
24

Les oligarques russes ont-ils encore


de l’influence politique ?
Le terme d’« oligarque », apparu en Russie dans les années 1990, désigne
les hommes qui ont amassé de grandes fortunes pendant la période de
transition et ont acquis en même temps un poids politique considérable.
Sous Boris Eltsine, ils pouvaient ouvertement peser sur les décisions du
gouvernement et possédaient les grands médias, notamment les chaînes de
télévision. Un petit groupe d’entre eux – dont Mikhaïl Khodorkovski, le
patron de la compagnie pétrolière Youkos – a aidé à la réélection d’Eltsine
en 1996 ; en échange, ils ont obtenu le contrôle des meilleurs actifs de
l’État, moyennant des sommes modestes. Les résultats de cette « grande
privatisation » sont encore aujourd’hui contestés par la population qui
continue à voir ces pionniers du capitalisme russe comme les pilleurs des
biens publics.
Profondément méfiant vis-à-vis des oligarques, Vladimir Poutine avait
déclaré vouloir les « supprimer en tant que classe » dès son arrivée au
pouvoir. L’affaire Youkos et l’arrestation de Khodorkovski en 2003 ont
montré que l’État pouvait reprendre à tout moment le contrôle des actifs.
Les magnats des médias Boris Berezovski et Vladimir Goussinski ont dû
quitter le pays. D’autres ont accepté les nouvelles règles du jeu : sans se
mêler – tout au moins ouvertement – de la politique, ils continuent à
s’enrichir. Néanmoins, ils savent que leur sort dépend du président et qu’ils
peuvent être à tout moment dépossédés de leurs actifs.
L’oligarchie de la première heure s’est donc progressivement affaiblie
politiquement au profit de nouveaux groupes. L’État russe ayant pris le
contrôle de pans entiers de l’économie, une « oligarchie publique » est née.
Elle se caractérise par un lien étroit entre les compagnies, les
administrations et les structures de force (armée, police, services de
sécurité). Choisie parmi les proches personnellement dévoués au président,
cette « nouvelle noblesse » bénéficie de financements publics en temps de
crise et d’un accès privilégié aux appels d’offres publics. Ce type de
système favorise les relations informelles, la rivalité entre les clans et
l’impunité en toutes circonstances.
Contre de tels avantages, l’État demande des services aux oligarques :
financer des projets phares (comme le pont qui reliera la presqu’île de
Crimée au territoire russe) ou aider à la stabilisation du rouble. Ainsi, en
décembre 2014, Poutine a publiquement expliqué qu’il avait
personnellement appelé quelques grands patrons pour leur demander de
vendre des devises et de soutenir ainsi le cours du rouble. Selon
l’expression d’un expert russe, les oligarques « portent le joug public et
labourent le champ public ». Ces élites gagnent à rester fidèles au système
et seront de toute évidence tentées de le faire perdurer, même au-delà de la
présidence Poutine.
25

Les élections sont-elles libres


et équitables ?
Si la Russie affiche toutes les caractéristiques formelles d’une
démocratie, dont la tenue régulière d’élections au niveau fédéral, régional et
municipal, leurs résultats sont aujourd’hui joués d’avance. Toute la machine
bureaucratique et administrative est mise à contribution pour assurer le
succès du candidat désigné et même le score souhaité par le Kremlin. En
2011-2012, des falsifications grossières lors des élections parlementaires
(bourrage d’urnes, votes multiples par les mêmes électeurs, etc.) ont fait
descendre dans les rues des milliers de personnes dans les grandes villes qui
réclamaient l’annulation des résultats du vote.
Cependant, les falsifications le jour du scrutin ne sont que la partie
visible de l’iceberg. D’ailleurs, l’administration présidentielle semble y
avoir désormais renoncé, notamment dans les grandes villes où est
concentré l’électorat protestataire. En revanche, dans les régions pauvres et
reculées, les gouverneurs continuent à y recourir, de peur de mécontenter
les autorités fédérales et de voir ainsi les dotations régionales revues à la
baisse. Mais, surtout, des moyens plus technocratiques sont mis en place,
permettant d’orienter le résultat des élections très en amont.
L’exemple le plus parlant est le « filtre municipal », qui oblige les
candidats à recueillir un nombre important de parrainages des députés
municipaux pour pouvoir se présenter aux élections. Tâche difficile, voire
impossible, pour un candidat de l’opposition, ce qui permet de l’écarter
rapidement de la course électorale. C’est exactement ce qui est arrivé au
populaire maire d’Ekaterinbourg, Yevgeny Roizman, à l’été 2017 ; il a été
ainsi empêché de se présenter à l’élection du gouverneur de sa région. Les
signatures de soutien recueillies par les partis politiques peuvent aussi être
invalidées au dernier moment par les autorités sous un prétexte ou un autre.
D’autres moyens – bien moins subtils et légalistes – sont utilisés pour
favoriser le candidat du pouvoir et dissuader ceux de l’opposition de se
présenter. Ces derniers subissent des campagnes d’intimidations et de
diffamation, et sont souvent privés d’accès aux médias, alors que la levée de
fonds est systématiquement entravée. Dans ces conditions, un candidat qui
n’a pas été approuvé par le système n’a aucune chance de passer. C’est le
cas d’Alexeï Navalny, l’opposant principal au régime, qui a pourtant lancé
sa campagne présidentielle de 2018 à ses risques et périls, sans savoir à quel
moment et comment le Kremlin y mettra fin. Les bénévoles engagés dans sa
campagne dans les régions, et même les personnes qui louent des locaux
pour ses bureaux, subissent des pressions.
Étroitement contrôlées, les élections en Russie ne remplissent pas leur
rôle démocratique : elles ne permettent pas le renouvellement des élites et
l’alternance politique. Vidé d’intrigue, ce jeu politique au résultat connu
d’avance intéresse de moins en moins la population russe : la plupart ne
croient pas que leur voix puisse changer quelque chose et votent par
habitude ou loyauté aux autorités. Dans ces conditions, assurer un taux de
participation élevé est le principal défi pour les élections présidentielles de
2018 afin de démontrer le soutien large de la population au régime.
26

Y a-t-il une opposition politique ?


On distingue en Russie une opposition parlementaire (appelée aussi
« intégrée dans le système ») et non parlementaire (« hors système »). La
première comprend le Parti communiste, le Parti démocrate et libéral et
Russie juste, représentés à la Douma. Leurs leaders respectifs,
G. Ziouganov (73 ans), V. Zhirinovski (71 ans) et S. Mironov (64 ans), sont
identifiés par l’opinion publique comme les principaux leaders de
l’opposition. Cependant, ces partis soutiennent entièrement la politique du
Kremlin et ne formulent que des critiques modérées sur des sujets
économiques et sociaux. Il s’agit de partenaires dociles pour les autorités
qui contribuent à entretenir l’illusion d’un débat démocratique.
En ce qui concerne l’opposition non parlementaire, elle a connu des
traitements différents en fonction de la conjoncture politique. Dans les
années 2000, certains de ses leaders ont même été intégrés dans le système :
ainsi, Nikita Belykh (Union des forces de droite, SPS) est devenu
gouverneur de la région de Kirov, et Vladimir Loukine (Yabloko) médiateur
pour les droits de l’homme. Le plus ancien parti démocrate russe, Yabloko,
a même bénéficié d’un financement public jusqu’aux dernières élections
législatives en septembre 2016.
La perception de cette opposition « hors système » a radicalement changé
depuis les manifestations de 2011-2012 : ces opposants ont même été
ouvertement traités d’« agents de l’étranger », de « cinquième colonne » et
de « traîtres à la nation », termes empruntés à l’époque de Staline. Le
corollaire de ce tournant a été le meurtre en février 2015 – attribué aux
réseaux tchétchènes – de Boris Nemtsov, vice-Premier ministre sous Boris
Eltsine et critique virulent du régime de Poutine. Impossibilité de participer
aux élections, procès judiciaires montés de toutes pièces, intimidation,
diffamation… Les moyens de dissuasion déployés contre ces opposants
dépassent de loin le cadre d’une lutte politique. Plusieurs ont fini par choisir
l’émigration.
Outre la conjoncture politique, des facteurs internes affaiblissent cette
opposition. Certains des leaders sont peu connus en dehors des grands
centres urbains dont la population est friande de réseaux sociaux. D’autres
sont impopulaires comme l’ancien Premier ministre Mikhaïl Kassianov,
dont le nom est associé à l’époque Eltsine et à la corruption. Les forces
d’opposition sont aussi desservies par la désunion entre les différentes
factions.
Enfin, les partis de l’opposition bénéficient de peu de soutiens au sein de
la population : aucun ne recueille aujourd’hui plus de 1-2 % des intentions
de vote, selon différents sondages. Le soutien aux mouvements
démocratiques et libéraux s’est largement affaissé depuis les années de
transition : dès 2003, les partis comme Yabloko ou SPS n’arrivaient plus à
franchir le seuil de suffrages nécessaires pour entrer à la Douma. Plus
surprenant, seule la moitié des Russes estiment que le pays a vraiment
besoin d’une opposition, alors que plus d’un tiers pensent qu’elle ne fait
qu’affaiblir la cohésion de la société et la stabilité intérieure 1. L’alternance
politique ne semble pas être la préoccupation majeure de la plupart des
Russes.

1. Sondage du Centre Levada, mars 2016.


27

Qui est Alexeï Navalny ?


Juriste de formation et blogueur, Alexeï Navalny (né en 1976) s’est fait
connaître par sa lutte anticorruption dès 2009 : actionnaire minoritaire de
trois grandes compagnies publiques, il dénonçait leur politique opaque de
versement des dividendes. Depuis, un long chemin a été parcouru : Navalny
est aujourd’hui un homme politique de premier plan qui affiche des
ambitions présidentielles pour 2018.
La lutte anticorruption reste au cœur de ses activités. Sa fondation FBK,
créée en 2011, mène des enquêtes dénonçant la corruption dans les plus
hauts échelons du pouvoir russe. Ces enquêtes rencontrent un grand écho
sur Internet : ainsi, le documentaire Ne l’appelez pas Dimon, sur les
luxueuses propriétés du Premier ministre Dmitri Medvedev, a été visionné
plus de 25 millions de fois en six mois sur YouTube. Roi des réseaux
sociaux, Navalny s’avère aussi doué pour les formes traditionnelles de la
lutte politique : charismatique et incisif, il ne craint pas le débat public et
maîtrise le contact direct avec l’électeur. Grâce à ce double talent, en
septembre 2013, à la grande surprise du Kremlin, Navalny est arrivé
deuxième (avec 27 % des voix) aux élections à la mairie de Moscou, sans
avoir eu l’accès aux médias publics, notamment à la télévision.
Son Parti du Progrès n’a pas obtenu l’enregistrement officiel et n’a pu
prendre part aux élections législatives de septembre 2016. Dans le cadre de
sa campagne présidentielle 2018 – lancée sans l’aval du Kremlin –, il
recueille des signatures nécessaires pour pouvoir se porter candidat
(300 000 signatures requises pour un candidat indépendant) et ouvre des
bureaux régionaux avec l’aide de centaines de bénévoles. Sa participation
aux élections présidentielles aurait pu y injecter un peu d’intrigue et
améliorer ainsi le taux de participation. Cependant, le Kremlin semble avoir
misé sur Xénia Sobtchak 1 pour remplir ce rôle, alors que Navalny est
soumis à de fortes pressions. Il fait l’objet de plusieurs accusations de
détournement de fonds, dont l’une (affaire Kirovles) lui a valu une
condamnation à cinq ans de prison avec sursis. Son frère a été condamné en
2014, dans une affaire concernant la filiale russe d’Yves Rocher, à trois ans
et demi de prison. Les fréquentes arrestations lors des actions de
protestations, des perquisitions dans les bureaux de FBK, les attaques des
activistes pro-Kremlin – dont l’une a failli lui coûter un œil… Rien ne
semble le dissuader.
Si Navalny est désormais connu à l’échelle nationale – 55 % des
personnes interrogées le connaissent et 88 % à Moscou 2 – et dispose d’un
véritable noyau de soutiens prêts à descendre dans les rues à son appel,
beaucoup ne lui font pas confiance. Pour les uns, Navalny serait une
créature de l’un des clans du Kremlin ou du FSB (héritier du KGB) qui
l’instrumentaliserait pour ses propres règlements de comptes. Pour d’autres,
il s’agirait d’un agent de la CIA, ses études à l’université américaine de
Yale alimentant ce mythe. D’autres encore lui reprochent ses vues
nationalistes (pour lesquelles il a été exclu du parti démocrate et libéral
Yabloko en 2007), ainsi qu’un style autoritaire comparable à celui de
Poutine même. Aussi controversé qu’il soit, de fait, il s’agit aujourd’hui de
la plus crédible figure d’opposition du pays qui, à ses risques et périls, met
sans cesse à l’épreuve la légitimité du régime Poutine.

1. Voir la question 28, « Xénia Sobtchak est-elle une réelle candidate à la présidentielle ? ».
2. Sondage du Centre Levada, juillet 2017.
28

Xénia Sobtchak est-elle une réelle


candidate à la présidentielle ?
La déclaration surprise (octobre 2017) de la candidature de Xénia
Sobtchak (née en 1981) à l’élection présidentielle de mars 2018 est une
aubaine pour le Kremlin – qui serait même probablement à l’origine de
cette idée. Sa participation permettrait de ranimer et de rajeunir la
campagne qui s’annonçait morne et sans suspense. Vladimir Poutine allait
se retrouver face à la « vieille garde » communiste (Guennady Ziouganov),
nationaliste (Vladimir Zhirinovski), mais aussi démocrate (Grigory
Yavlinski), dont les leaders vieillissants (73, 71 et 65 ans respectivement)
participent chacun pour la quatrième ou cinquième fois à des élections
depuis la chute de l’URSS. L’opposant principal au régime, Alexeï Navalny,
ne sera certainement pas admis à la course présidentielle, en dépit de la
campagne qu’il a déjà lancée dans les régions. La victoire de Vladimir
Poutine ne fait pas de doute, mais le peu d’intérêt pour la campagne
risquerait de dévaluer son succès.
Ayant atteint l’âge de la majorité l’année où Vladimir Poutine a accédé
au sommet du pouvoir (1999), Xénia Sobtchak est le symbole par
excellence de l’époque Poutine. Son père Anatoly Sobtchak – mort en 2000
d’une attaque cardiaque – était l’un des leaders démocratiques de la
perestroïka et le premier maire de Saint-Pétersbourg (1991-1996). À
l’époque, Vladimir Poutine était directement sous ses ordres. Les deux
hommes semblaient afficher une certaine proximité : Sobtchak aurait aidé
Poutine au début de sa carrière politique. La jeune femme est ainsi
d’emblée bien introduite dans le milieu des élites russes et son réseau est
complété au fil du temps grâce à son métier de journaliste, de rédactrice en
chef de la presse féminine (comme Officiel russe) et d’animatrice
d’émissions de télé-réalité. Sa vie privée – jusqu’à son mariage et sa
maternité toute récente – a défrayé les chroniques mondaines à l’instar
d’une « Paris Hilton » moscovite, loin des valeurs conservatrices prônées
par l’Église orthodoxe russe. Cependant, depuis les protestations sociales en
2011-2012, elle rejoint les rangs de l’opposition. Révoltée par les
falsifications des élections et la corruption, le symbole du consumérisme et
de l’apolitisme de l’époque Poutine se retourne contre celui qui est réputé
être son « parrain ».
Sa candidature a suscité de multiples critiques de tous les camps, des
soutiens du Kremlin à l’opposition parlementaire en passant par ses
collègues de l’opposition libérale. On lui reproche de jouer le même rôle
que le jeune oligarque Mikhaïl Prokhorov lors des élections présidentielles
précédentes en mai 2012 : arrivé troisième avec 8 % des voix, il a contribué
à augmenter le taux de participation, notamment dans les grandes villes, à
légitimer les élections sans mettre en péril la victoire de Vladimir Poutine,
et à prouver le faible ancrage des valeurs démocratiques et libérales.
Consciente de ses faibles chances d’être élue, d’une possible
instrumentalisation pour diviser l’opposition libérale, Sobtchak (si elle
arrive à recueillir les 100 000 signatures d’électeurs nécessaires pour
valider sa candidature) se positionne d’emblée comme une candidate
« contre tous 1 » – canal d’expression du mécontentement politique – et
promet de retirer sa candidature si Alexeï Navalny 2 arrive à obtenir le droit
de participer aux élections. L’enjeu de la participation de Sobtchak n’est pas
tellement sa victoire – peu plausible – mais sa capacité à promouvoir un
agenda démocratique, libéral et européen dans le débat électoral, plus que
n’a pu le faire un Grigory Yavlinski, leader du parti Yabloko, en trente ans
de carrière politique.

1. Allusion à la dernière ligne sur les bulletins de vote, « contre tous », qui a existé en Russie
entre 1991 et 1996.
2. Voir la question 27, « Qui est Alexeï Navalny ? ».
29

Les médias sont-ils censurés


en Russie ?
Si la Constitution interdit la censure, la Russie est loin d’être un modèle
en matière de liberté des médias : les espaces d’information totalement
contrôlés coexistent avec des îlots de liberté d’expression de plus en plus
sous contrainte. Les médias publics et, en premier lieu, les chaînes de
télévision épousent fidèlement la ligne officielle du Kremlin sans émettre la
moindre critique. Certains médias, chaînes et émissions sont même connus
pour la fabrication et la diffusion de contenus déformés, voire falsifiés, en
vue d’alimenter et de crédibiliser le discours officiel. La mainmise sur les
chaînes de télévision date de la fermeture de NTV en 2001, dont l’éclairage
critique à l’égard de l’armée fédérale lors de la deuxième guerre de
Tchétchénie avait mécontenté le Kremlin.
Pendant longtemps, la Russie a détenu le triste record de journalistes
assassinés, dont la plus connue en Occident est Anna Politkovskaya de
Novaya Gazeta. Tuée par balle dans son propre immeuble le jour de
l’anniversaire de Vladimir Poutine (7 octobre 2006), elle avait enquêté sur
les réseaux criminels tchétchènes. Si les organisateurs de son meurtre ont
été retrouvés et condamnés à des peines de prison, la question de l’identité
des commanditaires reste ouverte. De même, des menaces et des agressions
à l’encontre de journalistes de tendance libérale restent fréquentes sans
qu’on puisse établir avec certitude les vrais responsables.
Les quelques médias indépendants tiennent un discours à l’encontre de la
propagande officielle. La radio d’opposition Écho de Moscou, la télévision
Dozhd, les journaux Vedomosti, Novaya Gazeta, The New Times et d’autres
se distinguent par une liberté de ton et une ligne éditoriale très critique à
l’égard du pouvoir. Cependant, si l’expression critique reste tolérée par les
autorités, le nombre de ces médias véhiculant un point de vue alternatif
s’est réduit comme peau de chagrin ; leur activité subit de plus en plus de
contraintes juridiques, administratives et financières. L’organe de contrôle
des médias, Roskomnadzor, peut faire jouer facilement l’une des multiples
lois récentes (contre l’extrémisme, le piratage sur Internet, l’emploi de mots
grossiers dans les médias, pour la protection des enfants, etc.). La chaîne de
télévision Dozhd s’est vu refuser l’accès par les fournisseurs du câble et
doit désormais faire payer son contenu disponible sur Internet.
L’annexion de la Crimée et la guerre à l’est de l’Ukraine (2014) ont
consacré une séparation entre deux mondes de l’information en Russie, qui
ne s’écoutent et ne s’entendent plus : dans le premier, essentiellement
télévisé, règne la propagande officielle ; le second, majoritairement sur
Internet, se consacre à démonter le récit officiel. Le premier semble
dominer pour l’instant, même si les citoyens affichent une confiance
déclinante : 85 % des Russes disent s’informer grâce à la télévision alors
que seulement 59 % lui font confiance 1. Le second ne réunit qu’une part
infime de la population : l’audience quotidienne de Dozhd ou d’Écho de
Moscou représente, selon certaines estimations, à peine 1 %. La grande
majorité des Russes n’est souvent même pas au courant des problèmes
rencontrés par les médias indépendants et un tiers est convaincu de
l’absence de problème concernant la liberté des médias dans le pays.
Malgré l’existence de sources alternatives, les Russes ne sont ainsi informés
des réalités du pays que d’une manière partielle et partiale.

1. Sondage du Centre Levada, octobre 2016.


30

Internet est-il libre en Russie ?


Selon différentes sources, entre 70 et 80 % des Russes utilisent Internet.
Cependant, il semble servir davantage à se distraire et à communiquer avec
des proches qu’à s’informer. Pour la grande majorité des Russes 1, la
télévision reste la source principale d’information. Néanmoins, le
développement d’Internet a favorisé l’apparition de nouveaux médias en
ligne et de sites d’information indépendants.
La tendance des autorités russes à contrôler cet espace date de sa
naissance, mais elle a pris de l’ampleur depuis les révolutions arabes et les
protestations sociales dans les grandes villes russes en 2011-2012. La
capacité de mobilisation via les réseaux sociaux a fait prendre conscience
du « danger » que représente Internet pour la stabilité des régimes. Depuis
la révolution de Maïdan en Ukraine, une série de lois adoptées en toute
urgence – sur la protection des enfants, l’extrémisme, la lutte antiterroriste,
contre la diffamation, etc. – font peser diverses contraintes sur les
fournisseurs d’accès, les moteurs de recherche et les simples utilisateurs.
C’est ainsi que plusieurs sites d’information ont été bloqués (grani.ru, ej.ru,
kasparov.ru) ou ont vu leurs rédacteurs licenciés (lenta.ru), alors que des
utilisateurs ont parallèlement été envoyés en prison pour avoir partagé des
images et des commentaires.
Les sites qui refusent de coopérer subissent des pressions, à l’instar de
VKontakte, équivalent russe de Facebook, dont la direction a déjà été
changée en 2014. Son créateur, le jeune Pavel Dourov, a dû émigrer. C’est
désormais sa messagerie sécurisée Telegram qui est sous pression pour
manque de coopération avec les autorités. Des millions de sites semblent
avoir été fermés par l’autorité de contrôle, Roskomnadzor, dans le segment
russe d’Internet, le Runet. Les autorités russes sont les plus actives
concernant les demandes de fermeture de pages Internet adressées à
Google. La loi antiterroriste votée en 2016 oblige aussi les opérateurs de
télécommunications et Internet à stocker durant six mois le contenu des
échanges de leurs utilisateurs et à les mettre à disposition des services de
sécurité. Même les compagnies étrangères comme Facebook, Twitter ou
YouTube sont invitées à relocaliser les données personnelles des utilisateurs
sur les serveurs situés sur le sol russe : certains ont déjà cédé à ces
injonctions ; les récalcitrants, comme LinkedIn, sont interdits en Russie.
Paradoxalement, ce sont les révélations d’Edward Snowden sur les
pratiques massives de surveillance de l’Agence nationale de sécurité (NSA)
américaine qui ont aussi alimenté la propension au « contrôle souverain »
du Web en Russie. L’hébergement de cet ancien agent sur le sol russe
(2013) n’a pas été dicté par la volonté de Moscou de défendre la liberté
d’Internet. Bien au contraire, ses révélations ont permis à la Russie de
légitimer ses propres pratiques et de durcir encore plus le contrôle, mais
aussi de dénoncer l’emprise américaine sur Internet et de promouvoir le
recours aux services numériques « nationaux » d’un « Web patriotique ».
Si la Russie est très loin du modèle chinois de contrôle total, le Runet est
de plus en plus sous contrôle de l’État russe qui interprète d’une manière
large la doctrine de sécurité de l’information adoptée en décembre 2016 : il
s’agit non seulement des réseaux et des serveurs, mais aussi et avant tout
des contenus. Ce type de contrôle concerne les simples citoyens et leur vie
privée, et il est certain qu’il va se renforcer en Russie avant les prochaines
élections et au-delà. Selon l’étude annuelle des libertés sur Internet établie
par Freedom House, la Russie est passée du niveau « partiellement libre »
en 2011 à « non libre » en 2016. Or, cette situation ne semble pas
préoccuper les Russes ; ils sont 60 % à être favorables à la censure sur
Internet et à choisir la sécurité nationale au détriment des libertés
individuelles 2.

1. Sondage du Centre Levada, octobre 2016.


2. Sondage du Centre Levada, octobre 2016.
31

Quels sont les liens entre le pouvoir


politique et l’Église orthodoxe russe ?
Jusqu’à la Grande Révolution d’Octobre (1917), l’orthodoxie est sans
conteste un élément constitutif de l’État et de l’identité russes. Le pouvoir
politique et l’Église formaient un ensemble inaliénable et les tsars russes
étaient « oints de Dieu ». Arrivés au pouvoir, les bolcheviks ont lancé une
lutte acharnée contre l’« obscurantisme religieux ». Sous Staline, des
églises ont été détruites, des prêtres et des fidèles exécutés ou envoyés dans
les goulags. Cette politique dirigée contre la religion – un « opium du
peuple » selon l’expression connue de Karl Marx reprise par Lénine –
change pendant la Grande Guerre patriotique : Staline réhabilite alors
partiellement l’Église, dont l’État garde pourtant le contrôle.
L’Église renaît de ses cendres à l’époque postsoviétique : les biens
immobiliers et les terres confisqués lui sont restitués, les cathédrales sont
reconstruites avec le soutien de l’État, des compagnies publiques et des
oligarques proches du clergé. Un lien de plus en plus étroit s’établit entre
l’État et l’Église qui permet à chacun de remplir sa mission. L’État laisse
l’Église étendre son influence à l’école, à l’université, à l’armée. Les cours
de culture orthodoxe sont introduits à l’école. Une université élitiste de
physique nucléaire a même ouvert une chaire de théologie. Les avions et les
missiles allant vers la Syrie pour l’opération militaire lancée en
septembre 2015 sont bénis par les prêtres. Toutes les cérémonies officielles
exigent désormais la présence des hauts responsables du clergé, alors que
les images du président et du Premier ministre à la messe de Pâques, à la
cathédrale du Christ-Sauveur, sont retransmises sur toutes les chaînes
fédérales. Début 2013, Poutine appelle à « abandonner une interprétation
primitive et vulgaire de la laïcité ». La même année, une loi est adoptée qui
prévoit des peines (allant jusqu’à trois ans de prison) pour l’offense aux
sentiments des croyants.
De son côté, le patriarche Cyrille a soutenu la candidature de Vladimir
Poutine à l’élection présidentielle de 2012. Il a aussi appelé les croyants à
protéger la patrie par la prière et non pas par la participation aux
protestations sociales. Sans surprise, toutes les récentes lois limitant les
libertés démocratiques ont été soutenues par l’Église : en 2016, le patriarche
a même qualifié les droits de l’homme d’« hérésie globale » qui réduit la
place de Dieu dans la vie humaine. En matière de politique étrangère, le
patriarcat de Moscou est aussi d’une aide précieuse pour l’État :
l’orthodoxie sous-tend le concept de Rousskij mir 1. L’une des rares
hésitations à soutenir la politique du Kremlin qu’a manifestée le patriarche
Cyrille concerne l’annexion de la Crimée (2014), par crainte de s’aliéner les
fidèles de l’Église orthodoxe ukrainienne.
Cette alliance étroite entre le pouvoir politique et l’Église ne semble
pourtant pas refléter les attentes de la majorité des Russes, qui ne souhaitent
pas que l’Église ait plus d’influence sur les décisions politiques. Si les
scandales autour du mode de vie luxueux du patriarche et de quelques
membres du haut clergé semblent ne pas émouvoir outre mesure, le transfert
de certains biens immobiliers à l’Église – comme celui de la cathédrale-
musée national Saint-Isaac – a provoqué des actions de protestation
importantes de la part des habitants de Saint-Pétersbourg. La grande
majorité des Russes se déclare orthodoxe, mais plus de 60 % disent que
l’Église ne joue aucun rôle ou très peu dans leur vie 2. Au fond, l’Église
orthodoxe russe semble être bien plus proche du Kremlin que du peuple
russe.

1. Voir la question 85, « Qu’est-ce que Rousskij mir ? ».


2. Sondage du centre Levada, février 2016.
32

Quelle est la place de l’islam


en Russie ?
Le nombre de musulmans en Russie est estimé entre 15 et 20 millions
(environ 10-12 % de la population) auxquels il faut ajouter entre 3 et
5 millions d’immigrés d’Asie centrale, légaux ou clandestins. Dans
certaines régions russes, comme les républiques du Caucase du Nord, le
Tatarstan ou le Bachkortostan, les musulmans sont majoritaires. Cette
composition religieuse fait de la Russie le pays ayant la plus grande
communauté musulmane d’Europe. Après la chute de l’URSS, les autorités
fédérales ont investi dans la construction de nombreuses mosquées, des
projets culturels, la création d’universités musulmanes. Pour Vladimir
Poutine, « l’islam fait partie intégrante de la vie spirituelle » du pays,
discours bien accueilli par les différentes autorités musulmanes qui font
preuve de loyauté, mettent l’accent sur la coexistence pacifique entre les
grandes religions et œuvrent à éviter toute politisation de l’islam. Ainsi,
alors que la grande majorité des musulmans russes est sunnite, ils
soutiennent l’opération en Syrie, où Moscou agit en coordination avec
l’Iran chiite.
Cependant, cet islam traditionnel modéré connaît une concurrence de la
part des courants radicaux qui prônent un islam plus rigoureux. La plupart
viennent du Caucase du Nord et d’Asie centrale et on observe leur
propagation au Tatarstan et au Bachkortostan via les flux migratoires. Des
oppositions entre ces courants avaient abouti aux meurtres de quelques
leaders modérés en 2011-2012. On voit bien ces clivages sur le théâtre
syrien : un bataillon tchétchène y opère contre l’État islamique, alors que
4 000 citoyens russes ont rejoint les rangs de l’organisation terroriste et y
occupent des postes de commandement. Les autorités russes font très
attention à la séparation entre l’islam et le terrorisme, et l’opinion publique
russe semble faire plus preuve de « migratophobie » ou même
d’homophobie que d’islamophobie.
Sur le plan extérieur, la Russie entretient une relation privilégiée avec les
pays musulmans ; elle a le statut d’observateur à l’Organisation de la
coopération islamique. Le président tchétchène Ramzan Kadyrov cherche
de plus en plus à s’exprimer au nom de tous les musulmans russes, en allant
parfois à l’encontre de la politique officielle. Ainsi, en janvier 2015, il a
organisé un rassemblement de 800 000 personnes à Grozny « Je ne suis pas
Charlie » contre les caricatures du Prophète, alors que le ministre des
Affaires étrangères Sergueï Lavrov avait été dépêché à Paris pour participer
à la manifestation après l’assassinat des journalistes de Charlie Hebdo. En
2017, Kadyrov organise de nouveau un rassemblement d’un million de
personnes en soutien à la minorité musulmane rohingya, réprimée en
Birmanie, et exige que la Russie adopte une politique plus active pour
défendre les musulmans dans ce pays. Le président tchétchène mène son
propre jeu diplomatique vis-à-vis des pays arabes et notamment des
monarchies du Golfe : il cherche à attirer des investissements saoudiens
dans la République. Cette évolution – qui n’est pas toujours du goût des
autres leaders musulmans en Russie – semble aussi mettre dans l’embarras
le Kremlin qui, la plupart du temps, s’abstient de toute réaction officielle.
33

La société russe peut-elle se révolter


contre le régime de Vladimir Poutine ?
L’époque soviétique a laissé aux Russes une peur viscérale de la machine
répressive de l’État, leur apprenant le conformisme et le repli sur leur vie
personnelle et familiale. Symptôme de ce réflexe rémanent, un quart des
Russes avouent avoir peur d’exprimer librement leurs opinions devant les
sociologues 1. Pour les mêmes raisons, la répression ciblée contre les leaders
de l’opposition dissuade efficacement beaucoup de protestataires potentiels.
Le Kremlin complète ses outils d’influence sur la société par le contrôle des
médias grand public et une propagande organisée. Une série de lois a été
adoptée pour limiter l’activité des ONG, financées de l’étranger, ou mieux
contrôler Internet.
Cependant, le régime ne recourt pas qu’aux mesures restrictives et
répressives. Il coopte en s’appuyant sur le charisme personnel de Vladimir
Poutine. Le rétablissement de l’autorité de l’État après les années de
transition, l’amélioration du niveau de vie – avant le début de la dernière
crise économique en 2014 – et la politique étrangère musclée y contribuent
aussi grandement 2. Absence d’alternative politique crédible, exemple
dissuasif des protestations en Ukraine en 2014, peur pour sa propre
situation, désir de bénéficier de fonds publics sont autant de raisons de
soutenir de près ou de loin le régime.
Néanmoins, la société russe est loin d’être passive. En 2011-2012, les
actions de protestations ont éclaté à la suite d’élections législatives
falsifiées. Le régime – effrayé par la perspective d’une « révolution de
couleur » – a répondu par un durcissement du contrôle sur la société et des
répressions ciblées tout en faisant quelques concessions (facilités pour
enregistrer les partis politiques, retour partiel des élections de gouverneurs
dans les régions…) qui ne font pas disparaître pour autant la grogne sociale.
C’est l’annexion de la Crimée qui a enrayé la baisse de popularité du
régime. Ce coup de force a marqué le début du troisième mandat de
Vladimir Poutine, en répondant à la nostalgie de l’Empire russe ou
soviétique et au désir de rétablissement de la grandeur internationale du
pays. Aujourd’hui, quelques fissures dans le « consensus national post-
criméen » apparaissent : les problématiques socio-économiques (dont la
corruption) sont de nouveau au centre des préoccupations de la population.
Les protestations contre la corruption ont pris de l’ampleur en 2017 sous
l’impulsion des enquêtes de l’opposant principal au régime, Alexeï
Navalny. Ces actions de protestations en mars et en juin 2017 ont surpris
par leur étendu géographique (elles ont concerné plusieurs villes en Russie),
ainsi que par la participation des jeunes, bien plus visibles que lors des
manifestations précédentes. La tendance est actuellement double. Si le
potentiel de protestation est loin d’être épuisé, très peu de personnes (entre
5 et 10 % selon différents sondages) sont prêtes à descendre dans les rues.
À court terme, aucune « révolution de couleur » ne semble menacer le
régime Poutine, alors même que le mécontentement s’accumule.

1. Sondage du Centre Levada, janvier 2016.


2. Voir la question 13, « Pourquoi Vladimir Poutine est-il populaire ? ».
GÉOGRAPHIE ET POLITIQUE
34

La Russie est-elle européenne,


asiatique ou eurasiatique ?
La question remonte au débat entre les courants de pensée « slavophile »
et « occidentaliste » au XIXe siècle. Les données géographiques et
démographiques n’aident guère à trancher. Les trois quarts du territoire
russe (13 millions de km2 sur 17) se trouvent en Asie, alors que presque
80 % de sa population habite la partie européenne qui concentre aussi
l’essentiel de la production industrielle.
Depuis l’ouverture de la « fenêtre vers l’Europe » par l’empereur Pierre
le Grand (1672-1725), l’histoire, la culture et les vagues d’émigration lient
intimement la Russie aux pays européens. Les élites russes continuent à
envoyer leurs enfants faire des études en Europe, alors que des opposants
politiques y trouvent encore aujourd’hui refuge. En dépit de la dégradation
de la relation politique à la suite de l’annexion de la Crimée, les Russes sont
les premiers demandeurs de visas pour l’espace Schengen. Les liens
économiques sont étroits : malgré les sanctions occidentales et les contre-
mesures russes, les pays de l’Union européenne (UE) représentent
quasiment la moitié du commerce extérieur de la Russie. Cette dernière fait
partie de la plupart des institutions européennes, comme le Conseil de
l’Europe. Les liens sont aussi profonds que variés.
Les frontières entre la Russie et l’Europe sont finalement plus politiques
que géographiques, économiques ou culturelles. C’est dans les moments de
dégradation du climat politique que la question de l’appartenance
européenne ou asiatique ressurgit avec une acuité particulière. La
confrontation actuelle entre la Russie et l’Occident a remis à l’ordre du jour
les clivages : d’un côté, ceux – minoritaires aujourd’hui – qui pensent que
l’Europe est le modèle et la seule source de modernisation pour la Russie et,
de l’autre côté, ceux qui y perçoivent une menace pour ses intérêts, ses
valeurs et son identité nationale.
Le Kremlin mène désormais une politique de « pivot vers l’Est », en
premier lieu vers la Chine. Sous l’influence du discours officiel, la
population russe épouse le même virage : en 2016, seul un tiers des
personnes interrogées affirmaient que leur pays est européen, alors qu’en
1999 ils étaient deux tiers à aller jusqu’à souhaiter que le pays adhère à
l’UE. L’image de l’Europe est aujourd’hui très dégradée aux yeux des
Russes : ayant perdu sa souveraineté au profit de Bruxelles et son
autonomie stratégique face aux États-Unis, l’Europe serait aussi incapable
de défendre ses valeurs chrétiennes menacées par le mariage homosexuel,
l’islamisation et l’arrivée massive de migrants.
Un troisième courant prend de l’ampleur dans le contexte actuel, le
« néo-eurasisme » dont les racines remontent aux fondateurs de la pensée
géopolitique comme Mackinder, mais aussi aux philosophes russes du
XXe siècle, Ivan Iline et Lev Goumilev. Selon ce courant, la Russie est une
grande civilisation à part entière, vouée à maîtriser le cœur de l’Eurasie. En
août 2016, le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov affirmait ainsi
que la Russie est une puissance eurasienne qui ne doit donner de préférence
ni à l’UE ni à l’Asie : la construction de la « Grande Eurasie » serait le
meilleur moyen de défendre ses intérêts sur la scène internationale.
35

La Russie est-elle un vrai État


fédéral ?
Après quelques regroupements des régions à l’époque postsoviétique et
l’annexion de la Crimée avec la ville de Sébastopol, la Russie compte 85
« sujets de la Fédération », organisés selon le principe territorial ou
ethnique. Les régions se distinguent fortement par les richesses naturelles,
le niveau de revenu et les conditions de vie 1.
Après la chute de l’URSS, le fédéralisme russe a connu deux phases
d’évolution opposées, liées à deux périodes politiques différentes. Dans les
années 1990, le président Eltsine a proposé aux régions russes de « prendre
autant de souveraineté qu’elles pouvaient ». Des accords ont été signés
entre les autorités des régions et le centre fédéral sur la « répartition des
compétences ». Cependant, ce processus chaotique, dans les conditions de
faiblesse du centre fédéral et de crise économique, a rapidement échappé au
contrôle de Moscou. Certaines régions n’ont pas hésité à adopter des lois
qui contredisaient la législation fédérale. Cette époque, appelée « parade
des souverainetés », est considérée aujourd’hui comme celle qui a favorisé
les séparatismes et failli aboutir à la désintégration complète du pays. Les
guerres de Tchétchénie en sont le symbole tragique.
Ces tendances s’inversent avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine
qui rétablit progressivement le contrôle du centre fédéral sur les régions.
« Verticale du pouvoir » et « dictature de la loi » deviennent les principaux
mots d’ordre qui entraînent une réduction des prérogatives des gouverneurs.
Dès 2000, ils perdent leurs sièges au Conseil de la Fédération, chambre
haute du Parlement russe. La même année, le pays est divisé en sept
districts fédéraux dirigés par les représentants plénipotentiaires du
président, sortes de « super-préfets » chargés de contrôler les processus
régionaux et de garantir l’unité du droit sur tout le territoire. Après l’attaque
terroriste à l’école de Beslan (Ossétie du Nord) en 2004, les élections des
gouverneurs ont été supprimées et les candidatures sont désormais
approuvées par les assemblées législatives régionales sur proposition du
président. Les élections ont finalement été rétablies après les protestations
sociales de 2011-2012 contre les élections législatives falsifiées ; cependant,
des mécanismes – telle la nécessité de recueillir des signatures de
parrainage – sont mis en place pour éviter la participation des candidats
indésirables. À la fin du troisième mandat (2012-2018) de Vladimir
Poutine, le poste de gouverneur est devenu l’un des plus précaires en
Russie. En effet, plusieurs d’entre eux ont été accusés de corruption et mis
en prison, d’autres remplacés par des candidats plus « techniques » ou issus
des structures de force. Arrivé à échéance à l’été 2017, le dernier des
accords sur la répartition des compétences entre le pouvoir central et une
région, le Tatarstan, n’a pas été prorogé.
En même temps, les régions voient se réduire le volume des recettes
qu’elles peuvent garder dans leur budget, ainsi que le droit de décider de
leur utilisation, ce qui limite leur marge de manœuvre : le centre fédéral
concentre les ressources qu’il répartit ensuite entre les régions. Le
fédéralisme de façade masque ainsi une centralisation extrême du pouvoir,
qui ne donne aux gouverneurs ni légitimité personnelle, ni motivation pour
une gestion efficace.

1. Voir la question 47, « Le niveau de vie est-il le même à Moscou et dans les régions ? ».
36

Qu’est-ce que la Crimée pour


la Russie ?
La perte des territoires, et notamment celle de la Crimée, a certainement
contribué au sentiment d’humiliation des Russes après la chute de l’URSS.
Ce territoire, appartenant à l’Empire ottoman, a été conquis par Catherine la
Grande en 1783 qui cherchait à obtenir l’accès aux mers chaudes. Depuis
cette époque, la Crimée a une importance stratégique majeure, car c’est à
Sébastopol qu’est basée la flotte de la mer Noire. La défense de cette ville
lors de la guerre de Crimée (1853-1856) contre les troupes britanniques,
françaises et ottomanes est décrite par le grand écrivain russe Lev Tolstoï
dans les Récits de Sébastopol (1855). Sébastopol devient une ville-héros
pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que la conférence de Yalta
(1945) consacre le nouvel ordre mondial, dans lequel l’URSS est l’un des
deux principaux acteurs. Lieu de villégiature pour les élites soviétiques,
connue pour son climat et ses vignes, glorifiée dans les chansons et les
films, la presqu’île est ainsi au cœur à la fois de l’histoire, de la mémoire et
de la culture russes, mais aussi des intérêts stratégiques et sécuritaires du
pays. La grande majorité des Russes a toujours souhaité son retour, y
compris par les moyens de pression militaire sur l’Ukraine 1.
Nikita Khrouchtchev l’avait offerte en symbole d’amitié à l’Ukraine en
1954 : à l’époque, les frontières n’avaient qu’une signification
administrative et le ravitaillement de la presqu’île en eau, en gaz et en
électricité était plus facile depuis le territoire ukrainien. Aujourd’hui, ce
transfert est dénoncé comme illégal à Moscou. À la signature des accords
de Belovej (1991) qui ont mis fin à l’URSS, Boris Eltsine – trop pressé d’en
finir – n’a pas soulevé la complexe question du retour de la Crimée. En
2010, un accord a été trouvé avec l’Ukraine sur le maintien du
stationnement de la flotte de la mer Noire jusqu’à 2042 en échange d’un
bail et d’un tarif réduit sur le gaz.
La révolution de Maïdan à Kiev (2014) et le renversement du
gouvernement du président Yanoukovitch – partenaire complexe mais loyal
au Kremlin – ont fait craindre à Moscou le départ de l’Ukraine de l’orbite
russe. La perspective d’un rapprochement, voire de l’adhésion de l’Ukraine
à l’Union européenne et surtout à l’OTAN, accompagnée d’une
implantation de bases militaires otaniennes sur la presqu’île qui mettrait en
question celle de la flotte de la mer Noire, était une véritable hantise pour
les dirigeants russes. C’est alors que des militaires russes sans insignes
(appelés les « petits hommes verts ») arrivent en Crimée et qu’un
référendum est organisé dans des délais record et dans des conditions
discutables où près de 97 % de la population, majoritairement composée de
Russes, vote pour le retour de la Crimée dans le giron russe.
La « réintégration » de la Crimée a provoqué une montée d’enthousiasme
sans précédent en Russie (« Krymnach » – « la Crimée est à nous ! ») et a
fait monter en flèche la cote de popularité de Vladimir Poutine. Cette
opération musclée aurait ainsi effacé l’humiliation des années de transition
et redressé le prestige international du pays. Malgré les sanctions
occidentales qui frappent le pays – et particulièrement la Crimée et sa
population –, l’absence de reconnaissance internationale de l’appartenance
russe de la Crimée, le coût économique et financier considérable, peu de
Russes – même parmi les opposants au régime – condamnent l’annexion. Il
est peu probable que même le prochain leader politique au Kremlin accepte
de rendre la Crimée à l’Ukraine.

1. Sondage du Centre Levada, mai 1998.


37

La Tchétchénie vit-elle selon


ses propres lois ?
Après deux guerres de Tchétchénie 1, la République occupe une place à
part dans le système politique russe. Le centre fédéral a misé sur l’un des
clans, celui des Kadyrov, en lui laissant carte blanche pour neutraliser les
combattants armés et pacifier la République tchétchène. Ce pari de
« tchétchénisation » du conflit a été gagné : une grande partie des
combattants se sont reconvertis au service des Kadyrov – d’abord le père
Ahmat, puis, après son assassinat en 2004, son fils Ramzan ; certains ont
pourtant quitté le territoire tchétchène vers les autres républiques du
Caucase du Nord.
Des dotations fédérales massives ont renfloué le budget de cette région
sinistrée. Cela permet aujourd’hui à sa capitale Grozny – détruite par les
bombardements pendant la guerre – de s’afficher en « Dubaï » russe, avec
des immeubles et centres commerciaux flambant neufs le long de l’artère
centrale qui porte le nom de Vladimir Poutine. Le Kremlin semble
considérer le retour de la République dans le giron russe comme un succès
et ferme les yeux non seulement sur le détournement des fonds fédéraux, la
corruption et le train de vie luxueux des élites locales, mais surtout sur le
fait que la Tchétchénie existe hors du champ constitutionnel russe.
Si la République n’a pas obtenu l’indépendance formelle, son président
Ramzan Kadyrov a une liberté de manœuvre comme aucun autre
gouverneur russe. Il dispose de sa propre garde composée d’anciens
combattants, qui va de 20 000 à 30 000 hommes armés. L’arbitraire
administratif et policier, le culte de la personnalité du président, la
répression des opposants politiques et, plus récemment, des poursuites
contre des homosexuels, font de la Tchétchénie un véritable « étranger
intérieur 2 », dont les ramifications – sous forme de réseaux criminels
ethniques – s’étendent jusqu’à Moscou.
Kadyrov a réussi le pari improbable d’inscrire le nationalisme et
l’anticolonialisme tchétchènes dans le cadre du discours sur le patriotisme
et la grande puissance russe dont l’islam est l’un des piliers. Le tout sur
fond d’islamisation des mœurs et des comportements dans la République.
Sur le plan extérieur, un bataillon tchétchène opère en Syrie contre l’État
islamique, alors que 2 500 Tchétchènes semblent avoir rejoint les rangs de
l’organisation terroriste et y occuper des postes de responsabilité.
L’opinion publique russe a une vision majoritairement positive ou neutre
de la personnalité de Kadyrov. Cette confiance s’explique certainement par
la perception actuelle du Caucase du Nord comme région stable. En
revanche, c’est parmi les structures de force fédérales (siloviki) que
Kadyrov compte plusieurs ennemis. L’obstruction aux enquêtes des services
fédéraux en Tchétchénie était flagrante après le meurtre de l’opposant Boris
Nemtsov en février 2015, meurtre où la « piste tchétchène » a visiblement
mis le Kremlin en étau entre Kadyrov et les siloviki. Kadyrov affiche
aujourd’hui un dévouement personnel sans faille à Vladimir Poutine dont il
se présente comme un « soldat fidèle ». Mais la question de l’avenir du
pacte entre Moscou et Grozny, qui tient à l’accord personnel entre les deux
hommes, reste ouverte si l’un des deux devait sortir du jeu pour une raison
ou pour une autre.

1. Voir la question 10, « Quelles sont les causes et les conséquences des deux guerres de
Tchétchénie ? ».
2. Inner abroad, ou « étranger intérieur », est le titre du rapport d’International Crisis Group
sur la Tchétchénie, 2015.
38

La région de Kaliningrad est-elle


en Russie ou en Europe ?
Située au bord de la mer Baltique, la région de Kaliningrad appartenait à
la Prusse-Orientale jusqu’en 1946, année où elle est passée sous
souveraineté soviétique après la Seconde Guerre mondiale. Appelée
souvent une « enclave » (ou parfois « exclave ») depuis l’indépendance
proclamée par les pays baltes, cette région est séparée du reste de la Russie
par trois frontières internationales. Sa capitale Kaliningrad (anciennement
Königsberg) se trouve à une heure et demie de vol de Moscou où certains
parmi son million d’habitants ne sont jamais allés, alors qu’ils profitent de
la proximité avec la Pologne au sud et la Lituanie au nord et à l’est pour les
voyages et le commerce transfrontaliers.
Après la période de transition difficile dans les années 1990, la région a
commencé à tirer des bénéfices de sa situation géographique dans la
décennie suivante. La création d’une zone économique spéciale avec des
avantages fiscaux l’a aidée à sortir du statut de région de transit – et de
trafics illégaux – pour développer différentes industries : automobile,
alimentation, ameublement, électronique, sans parler des activités plus
traditionnelles comme la pêche et la production d’ambre… Les autorités
régionales et les habitants voyaient Kaliningrad comme un « Hong Kong
russe », alors que le centre fédéral regardait l’ouverture de la région avec
beaucoup plus de suspicion et tentait avant tout de renforcer les liens avec
le reste du territoire russe. L’élargissement de l’UE et de l’OTAN vers les
pays baltes et la Pologne avait alimenté les craintes du Kremlin sur
l’autonomisation de la région, tout en posant avec acuité les questions de
circulation des personnes, du commerce et du transit.
Depuis le début de la confrontation ouverte avec l’Occident qui a suivi
l’annexion de la Crimée, c’est la comparaison historique avec Berlin-Ouest
pendant la guerre froide qui est souvent évoquée. Le changement de la
situation géopolitique a fait ressortir au premier plan l’importance
stratégique de cette région, où est basée la flotte russe de la mer Baltique.
La présence militaire russe y est désormais renforcée après une période de
démilitarisation pendant les années de transition. En 2016, des manœuvres
militaires avec le déploiement de missiles Iskander, potentiellement
capables d’être équipés d’ogives nucléaires, ont été perçues par l’OTAN
comme des messages à la Pologne et à la Roumanie, qui avaient accepté les
éléments de défense antimissiles sur leur territoire. Les pays baltes
craignent que les voies d’accès terrestres (passage de Suwalki) aux forces
alliées ne soient coupées en cas de crise avec la Russie et demandent à
l’OTAN l’installation des bataillons en rotation sur leur territoire.
La méfiance accrue entre l’Europe et la Russie a même entraîné un
impact négatif sur le quotidien des habitants, dont les facilités de circulation
avec les pays voisins se trouvent désormais limitées. En visite à Kaliningrad
(2015), le patriarche de l’Église orthodoxe a relativisé l’héritage
germanique de la région et souligné sa haute mission spirituelle comme
bastion idéologique du « Monde russe », à la frontière avec la civilisation
occidentale. Quelques mois plus tard, l’ONG « Maison russo-allemande » a
reçu le label d’« agent de l’étranger ». Longtemps laboratoire de
coopération entre l’UE et la Russie, la région est ainsi en train de devenir
l’otage de leur confrontation.
39

La Russie cédera-t-elle un jour les îles


Kouriles au Japon ?
Plus de soixante-dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, un
traité de paix n’est toujours pas signé entre la Russie et le Japon. L’une des
raisons principales est le différend territorial relatif aux quatre îles Kouriles
du Sud (Itouroup, Kounachir, Chikotan, Habomai), appelées « Territoires du
Nord » par le Japon. Pour la Russie, le sujet est clos, car la souveraineté de
l’URSS sur les îles a été reconnue par les différents accords conclus à la fin
de la guerre, notamment par le traité de San Francisco de 1951, alors que,
selon le Japon, ce traité ne les couvre pas. En outre, la Déclaration conjointe
russo-japonaise de 1956 évoque le « retour » seulement des deux plus
petites îles (Chikotan, Habomai) au Japon dans l’hypothèse de signature du
traité de paix. Chaque visite des hauts responsables russes sur ces îles – où
habitent moins de 20 000 habitants – provoque une réaction épidermique à
Tokyo.
Les bonnes relations personnelles entre les deux leaders actuels, Vladimir
Poutine et Shinzō Abe, qui a affirmé sa volonté de « créer une nouvelle
histoire » des relations bilatérales, ont laissé entrevoir une possible sortie de
l’impasse. Le contexte stratégique y semble aussi favorable. La Russie,
frappée par les sanctions occidentales – auxquelles le Japon s’est joint –,
cherche à rompre le « front uni » occidental, ainsi qu’à diversifier ses
relations en Asie pour éviter une dépendance excessive envers la Chine.
Elle a aussi besoin d’investissements pour développer sa partie extrême-
orientale et de savoir-faire technologique et industriel japonais. Le Japon,
quant à lui, cherche à contrebalancer la puissance chinoise dans la région.
Les deux pays ont un défi commun, qui est le problème nord-coréen.
Cependant, malgré les bonnes volontés affichées, les limites au
rapprochement sont multiples. Ces îles ont une importance stratégique pour
la Russie, car elles ferment la mer d’Okhotsk, sanctuaire des forces
stratégiques navales russes. L’alliance militaire nippo-américaine est une
source de méfiance : le retour des îles au Japon rendrait possible
l’implantation de bases et de systèmes antimissiles américains. Or, cette
alliance est essentielle pour le Japon face à la puissance chinoise et la
menace nord-coréenne. Enfin, il serait difficile d’expliquer à l’opinion
publique russe la cession des territoires – symboles de la victoire soviétique
en 1945 – dans le contexte de patriotisme suscité par le retour de la Crimée
dans le giron russe.
La politique de Moscou consiste dès lors à dissocier le règlement de la
question territoriale de la coopération économique. Les vols directs ont été
mis en place pour les descendants des habitants japonais des îles et un
développement économique conjoint des Kouriles a été décidé fin 2016,
lors de la visite de Vladimir Poutine au Japon. Il concerne plusieurs secteurs
(pêche, infrastructures, transport et tourisme), mais ses mécanismes restent
encore à préciser. Une chose est certaine, aucun retour des quatre îles au
Japon n’est envisageable à un horizon prévisible.
40

Pourquoi l’Extrême-Orient russe a-t-il


son propre ministère ?
Avec le Caucase du Nord, l’Extrême-Orient est l’une des deux grandes
régions russes à avoir son propre ministère, créé en 2012 1. L’importance
que lui accordent les autorités russes s’explique par de grands déséquilibres
démographiques, économiques et d’infrastructures existant entre les parties
est et ouest du pays. Le problème n’est pas nouveau : il se posait autant à
l’époque impériale que sous l’URSS. En dépit de certains succès (dans
l’agriculture sous les tsars et dans l’industrie à l’époque soviétique), cette
région n’arrive toujours pas à faire fructifier son potentiel.
L’Extrême-Orient occupe 36 % du territoire russe, mais accueille
seulement 5 % de la population (6,2 millions en 2016) qui ne cesse de se
réduire au fil du temps (8 millions en 1990). La densité de la population est
d’une personne sur un kilomètre carré (alors qu’elle est de 27 dans la partie
européenne). La région connaît même des inégalités fortes entre les neuf
entités fédérales qui la composent : ainsi, les revenus par habitant dans le
district autonome juif ne représentent que la moitié de ceux des oblasts de
Sakhaline ou de Magadan. Les statistiques sont impitoyables : l’Extrême-
Orient connaît les taux d’alcoolisme et de consommation de drogues parmi
les plus élevés du pays.
L’urgence de trouver une solution au dépeuplement et aux problèmes
économiques, ainsi que de rétablir un équilibre entre les parties européenne
et asiatique du pays, s’est accentuée dans le contexte de « pivot vers l’Est »
motivé par la confrontation avec l’Occident depuis la crise en Ukraine. Ce
tournant géopolitique annoncé ne serait pas crédible s’il ne s’accompagnait
pas d’un développement accéléré des territoires frontaliers de l’Asie-
Pacifique.
Une multitude de projets plus ambitieux les uns que les autres ont été
lancés par le ministère de l’Extrême-Orient. Un « anneau énergétique » doit
unir les systèmes électriques russes avec la Corée du Sud, la Chine et le
Japon. « Port libre de Vladivostok », une quinzaine de « territoires de
développement avancé » bénéficiant d’avantages fiscaux figurent parmi
d’autres projets. Surprenante initiative formulée par le Kremlin en
juin 2016, un hectare de terre est proposé gratuitement à tout citoyen russe
pour développer des projets dans l’agriculture, l’industrie, le tourisme et les
services à la personne. Presque 100 000 demandes ont été enregistrées en
un an, la majorité venant des habitants de la région, alors que les autorités
visent 800 000 demandes vers 2030. Les grands investisseurs étrangers se
voient promettre un passeport russe selon la procédure simplifiée. Les
autorités semblent compter sur les investissements asiatiques, notamment
chinois, même si les habitants sont méfiants face à la perspective
d’augmentation de la présence chinoise.
Cependant, les problèmes restent multiples. Certains sont liés aux
particularités régionales : l’étroitesse du marché de consommation local, le
sous-développement des infrastructures routières, la main-d’œuvre – bien
formée, mais peu abondante et plus chère qu’en Chine… D’autres facteurs
sont les mêmes que pour le reste du pays : le taux de crédit élevé, la chute
du pouvoir d’achat, le climat des affaires incertain… Pour l’instant, la
stimulation de la région peine à porter ses fruits. Les départs de la
population se sont quelque peu ralentis, mais la tendance négative est loin
d’être enrayée.

1. À noter que la Crimée a disposé de son ministère pour la période de transition qui a suivi
l’annexion de ce territoire, entre le printemps 2014 et l’été 2015.
ÉCONOMIE
41

La Russie est-elle un pays développé ?


L’Union soviétique a été un pays industriel développé : même si le
peuple vivait pauvrement, les secteurs aéronautique, spatial, nucléaire et le
complexe militaro-industriel rivalisaient avec la puissance américaine dès le
premier essai de la bombe atomique en 1949 et jusqu’à la chute de l’URSS.
La situation demeure paradoxale aujourd’hui. D’une part, la Russie a hérité
de l’URSS des secteurs de pointe et un niveau élevé d’éducation de sa
population, et elle a même été capable de développer de nouveaux
domaines, comme le numérique. Ainsi, il s’agit de l’un des rares pays à
avoir mis au point son propre moteur de recherche Internet (Yandex) ou un
système de géolocalisation (Glonass). D’autre part, son économie reste
dépendante des exportations des ressources naturelles, en premier lieu les
hydrocarbures, alors que la part de la production industrielle et des hautes
technologies dans ses exportations est faible (10-12 % ces dernières
années).
Jusqu’à récemment, sa trajectoire particulière de développement, jumelée
à un poids géopolitique important (membre du Conseil de sécurité de
l’ONU et puissance nucléaire), permettait à la Russie de bénéficier d’une
double appartenance au club des pays industrialisés, le G8, et à celui des
économies émergentes, les BRIC (à l’origine, le groupe comprenait le
Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine ; rejoints ultérieurement par l’Afrique
du Sud, il est désormais appelé BRICS). Ce dernier concept, forgé en 2001
par la banque Goldman Sachs, prévoyait que la croissance cumulée des
BRICS dépasserait celle des six plus grandes économies développées à
l’horizon 2040. L’appartenance à ce club était donc valorisante pour
l’économie russe, qui n’était à l’époque qu’au début d’une période de belle
croissance économique (7 % en moyenne entre 2000 et 2008), aidée par le
prix des matières premières.
La Russie s’est saisie du label des BRICS dans un double objectif :
valoriser son potentiel économique pour attirer des investisseurs, mais aussi
l’utiliser comme un multiplicateur potentiel de sa puissance globale. Elle a
développé le discours sur l’Occident qui ne serait plus le centre économique
et démographique du monde (les BRICS réunissant 40 % de la population
mondiale) et qui devrait tenir compte de la montée d’autres pôles de
puissance. La Russie a toujours poussé – avec un succès mitigé – les
BRICS à l’élaboration d’un agenda politique et à la création de structures
communes. Cette posture s’est renforcée à la suite de la confrontation avec
l’Occident après l’annexion de la Crimée en 2014.
Cependant, la présence russe dans le groupe des émergents a été
d’emblée contestée par plusieurs économistes, à cause, notamment, de sa
démographie déclinante 1, de sa dépendance aux hydrocarbures et des
faiblesses des institutions publiques. Le modèle d’émergence russe a montré
des signes de faiblesse structurelle dès 2013 – année où la croissance
économique plafonnait à 1,3 % –, bien avant les sanctions occidentales et la
chute du prix du pétrole. Si l’économie russe fait preuve d’une résilience
certaine 2, elle ne peut pas éviter la question de sa modernisation,
indépendamment de l’état des relations du pays avec l’Occident ou du
succès de l’agenda politique des BRICS.

1. Voir la question 59, « Quel est l’état de la démographie russe ? ».


2. Voir la question 51, « Comment la Russie a-t-elle résisté à la crise économique ? ».
42

Quel est le poids de l’État dans


l’économie russe ?
Dans le système soviétique, l’organe de planification Gosplan centralisait
la gestion économique de tous les secteurs et entreprises dans toutes les
régions. Avec la chute de l’État soviétique, le monopole étatique sur
l’activité économique a disparu : les Russes ont eu le droit d’entreprendre et
la propriété privée a été reconnue. Des privatisations menées dans les
années 1990 continuent à être perçues par la population comme injustes, car
elles auraient profité à un petit groupe de personnes proches du pouvoir.
L’idée de revoir les résultats de la privatisation reste encore populaire dans
la société.
D’une manière générale, l’opinion publique russe estime que l’État est le
meilleur gestionnaire des actifs économiques, dont elle attend une
répartition juste des richesses et un comportement socialement responsable.
En 2014, 60 % des Russes jugeaient insuffisante la présence de l’État russe
dans l’économie, contre 5 % qui l’estimaient excessive et 27 % justifiée 1. À
cet état d’esprit paternaliste hérité de l’époque soviétique répond la vision
de l’intérêt national des élites au pouvoir depuis le début des années 2000 :
sans renier la propriété privée ou réviser les résultats des privatisations, la
gestion des « actifs stratégiques » est passée complètement ou partiellement
entre les mains de l’État et la nationalisation de la compagnie pétrolière
Youkos (2003) a marqué le début de ce processus.
La part de l’État et des compagnies publiques dans le produit intérieur
brut (PIB) russe a doublé depuis le début de la première présidence de
Vladimir Poutine : elle est passée de 35 % à 70 % entre 2000 et 2016.
Plusieurs grandes compagnies publiques ou semi-publiques ont été créées
depuis le milieu des années 2000 dans les secteurs clés, comme Rostech
dans l’industrie de défense et Rosnano dans les technologies de pointe. En
2016, un rapport du Service fédéral antimonopole concluait ouvertement à
l’emprise du « capitalisme monopolistique d’État » en Russie. La liste des
compagnies qui doivent être privatisées ou dans lesquelles l’État est censé
réduire sa part a été établie en 2012, mais ces projets ont pris du retard : la
conjoncture économique, peu propice à une vente bénéfique, joue
certainement un rôle, mais la volonté de l’État de se séparer de ces biens
suscite également des interrogations.
Si certains économistes russes, comme le conseiller du président Sergueï
Glaziev, réclament un plus grand contrôle de l’État sur l’économie, la
plupart s’accordent à dire que le haut degré de la monopolisation entrave la
concurrence, handicape le développement du secteur privé, rend la gestion
des compagnies opaque et aboutit à la confusion entre les intérêts publics et
privés. Ainsi, ne sont pas clairement identifiés les bénéficiaires finaux de la
privatisation de 19,5 % des actions de Rosneft (début 2017), la plus grande
compagnie pétrolière russe, dirigée par un proche de Poutine, Igor Setchine.
Ce mode de gestion privilégie souvent d’autres objectifs que la rentabilité et
l’efficacité économique.

1. Sondage du Centre Levada, décembre 2014.


43

Peut-on entreprendre en Russie ?


L’entreprise privée n’existait pas en URSS où l’État régulait l’ensemble
des secteurs économiques dans le moindre détail. L’entrepreneuriat n’a été
légalisé qu’à la fin de l’époque soviétique (loi de mai 1988) sous Mikhaïl
Gorbatchev. Des milliers d’étudiants, enseignants ou fonctionnaires se sont
alors lancés dans la création des premières entreprises, appelées
« coopératives ». Les oligarques russes aiment encore raconter leurs débuts
professionnels dans la fabrication artisanale de jeans, la location de films
vidéo ou la vente des premiers ordinateurs.
Aujourd’hui, plus de 5 millions de micro, petites et moyennes entreprises
existent en Russie dans les domaines du commerce, du bâtiment, de
l’agriculture, de l’hôtellerie, etc., qui contribuent à la création de 20 % du
PIB du pays, chiffre bien inférieur aux pays développés et émergents où il
dépasse parfois 50 %. Selon les statistiques officielles, la part de l’activité
entrepreneuriale dans les revenus de la population russe ne représente que
8 % en 2016 (15 % en 2000), le reste venant de salaires, d’allocations
sociales et de revenus sur l’immobilier.
Si plusieurs problèmes des années 1990, perçues comme l’époque du
« capitalisme sauvage », ont été surmontés, entreprendre en Russie reste
une affaire risquée. Tous les ans, plusieurs rapports de différentes
associations d’entrepreneurs tirent la sonnette d’alarme sur la fiscalité
lourde, la législation instable, les multiples inspections qui engendrent de la
corruption, un accès difficile au crédit, l’absence de justice indépendante,
les pressions de la part des structures de force allant jusqu’à l’expropriation
d’un business rentable (reïderstvo), etc. Le président Poutine s’est
personnellement exprimé à plusieurs reprises sur le besoin de réduire les
différentes pressions, de simplifier les procédures administratives et d’aider
les entrepreneurs. Le climat des affaires est donc loin d’être facile, même si
la Russie a progressé de manière spectaculaire dans le classement
international « Doing Business » de la Banque mondiale : elle est passée de
la 120e place en 2012 à la 35e en 2018.
Les entrepreneurs s’adaptent, se ménageant leurs propres accès aux
administrations locales ou fédérales. Les plus grandes entreprises ont
développé des stratégies de réduction des risques (utilisation des zones à
fiscalité attractive, IPO, clauses contractuelles de compétence des tribunaux
étrangers, etc.). D’autres préfèrent rester dans le « secteur gris » de
l’économie 1. Les sondages montrent que l’entrepreneuriat n’est pas un
domaine attractif pour les Russes : selon l’Indice global d’entrepreneuriat
établi tous les ans par l’université de Saint-Pétersbourg, moins de 5 % des
Russes souhaitent lancer une affaire, alors que dans plusieurs pays
émergents et en développement, cet indicateur varie entre 20 et 60 %. Les
préférences professionnelles des Russes vont vers les grandes compagnies
d’État, la fonction publique, les structures de force et de maintien de
l’ordre. Ces emplois sont considérés comme moins risqués, mieux
rémunérés et plus protégés par l’État en cas de crise. Cela pose un vrai
problème dans un pays qui a un besoin vital de diversifier les sources de sa
croissance économique.

1. Voir la question 52, « Quelle est la place de l’économie informelle en Russie ? ».


44

La Russie est-elle attractive pour


les investisseurs étrangers ?
En mai 2014, le président de la Banque centrale européenne, Mario
Draghi, évaluait les sorties de capitaux de Russie depuis le début de l’année
à 160 milliards d’euros, soit 10 % du PIB du pays. Les marchés semblaient
avoir réagi de manière brutale au facteur géopolitique (annexion de la
Crimée et crise en Ukraine) et aux sanctions occidentales dans un contexte
dégradé par la chute du prix du pétrole sur le marché mondial. Le rouble
connut alors une forte dévaluation, perdant 60 % de sa valeur entre 2014 et
2015. Les grandes agences de notation internationales ont dégradé la note
de la Russie et la récession se profilait à l’horizon.
Deux ans plus tard, la situation est très différente. Début 2016, les
banques d’investissement classent la Russie parmi les pays émergents les
plus attractifs et les investisseurs reviennent dans le pays. Le prix du pétrole
est stabilisé, les indicateurs macroéconomiques sont au vert. La dette
publique est en dessous de 17 % du PIB ; la balance commerciale est
excédentaire. La Russie dispose d’importantes réserves de change et les
fonds souverains créés dans les années 2000 grâce aux revenus des
exportations d’hydrocarbures ont bien amorti le choc de la crise.
Autant dire que l’économie russe réserve de fortes surprises. Sa
principale caractéristique est finalement une combinaison paradoxale entre
fragilité et résilience, tendance et contre-tendance. Fuite des capitaux ? Oui,
mais une partie des capitaux revient via les off-shore : Bahamas, îles
Vierges, Jersey et Bermudes sont de loin les premiers investisseurs
étrangers, bien avant la France, l’Allemagne et la Chine. Alors, retour des
capitaux ? Toutefois, une grosse partie n’est pas investie dans le secteur
réel, mais relève des mouvements spéculatifs sur les écarts de rendement
entre les obligations ou les devises (carry trade). En 2016, l’arrivée des
capitaux est en outre due à la privatisation de 19,5 % des actions du géant
pétrolier Rosneft, transaction opaque dont les bénéficiaires finaux ne sont
pas connus. Substitution aux importations ? Certes, la production agricole
russe affiche de bons résultats, mais les matières premières comme les
graines et les équipements de production sont souvent importés. La
croissance industrielle ? Probable, mais le Service fédéral des statistiques a
changé ses méthodes de calcul…
Ces signes ambivalents perturbent même les investisseurs les plus
avertis. Les PME étrangères s’aventurent peu en Russie, les investissements
sont essentiellement portés par de grandes entreprises dont les contrats sont
négociés au plus haut niveau, avec parfois la participation des chefs d’État.
Le manque de main-d’œuvre, le vieillissement de la population, la faible
productivité du travail, le poids de l’État et des compagnies publiques dans
l’économie (70 % du PIB) – autant de facteurs qui peuvent être dissuasifs.
La Russie gagnerait à rendre son économie plus « lisible » pour les
investisseurs en même temps que moins sujette aux fluctuations de la
conjoncture énergétique globale.
45

Y a-t-il une classe moyenne


en Russie ?
La définition de la classe moyenne est complexe : elle comprend le
niveau de revenus et de consommation, la formation, le patrimoine
immobilier, le statut professionnel et social, et même l’auto-perception de
son appartenance à cette catégorie de la société. En fonction de ces critères
et des comparaisons internationales, les différentes estimations de la classe
moyenne en Russie varient fortement, entre 5 % et 60 %, le décalage
rendant les analyses difficiles et politiquement manipulables.
Après les difficultés économiques des années 1990, l’économie russe a
affiché une croissance de 7 % en moyenne entre 2000 et 2008. La montée
de la classe moyenne était alors visible dans les grandes villes où le paysage
urbain changeait, avec l’apparition de restaurants, de lieux de distraction et
de centres commerciaux modernes, et à l’international avec l’augmentation
des flux touristiques en provenance de Russie et même l’achat de
l’immobilier. L’augmentation du nombre de crédits accordés pour
l’immobilier ou des voitures reflète cette tendance. Cependant, la croissance
des années 2000 n’a pas profité d’une manière égale à toutes les couches de
la population : ainsi, en 2016, 60 % des Russes avouent n’avoir jamais été à
l’étranger 1, tandis que 63 % n’ont pas d’épargne 2. La dernière crise
économique de 2014-2015 a fortement réduit le pouvoir d’achat de la classe
moyenne, dont le segment inférieur a dû s’adapter en économisant sur la
consommation, en reportant les achats de biens durables et en baissant la
gamme de produits consommés.
Les théories sociologiques classiques (dont les travaux de Seymour
Martin Lipset des années 1950 font référence) décrivent la classe moyenne
comme porteuse naturelle des idéaux démocratiques et libéraux : la
croissance des revenus, du niveau de vie et d’éducation créerait une
demande de modernisation et de démocratisation. Cet impact politique
semblait se vérifier en Russie lors des protestations sociales en 2011-2012,
expliquées par la « colère de la classe moyenne » contre un régime
autocratique corrompu où les élections sont truquées et les ascenseurs
sociaux ne fonctionnent pas. Or, il s’avère que la même classe est aussi
animée par la crainte de perdre ses acquis : elle reste attachée à la stabilité
politique et fait preuve d’un conservatisme social. En Russie, c’est la
structure de cette classe moyenne qui est également intéressante : elle est
majoritairement composée des siloviki (agents des « structures de force »),
des employés des compagnies publiques, des fonctionnaires dont les
revenus dépendent de l’État dont le budget dépend à son tour de la rente
énergétique. Créée « par le haut », cette classe moyenne considère l’État
comme la source principale de son bien-être et se tourne vers lui en temps
de crise.

1. Sondage du Centre Levada, avril 2016.


2. Sondage du Centre WCIOM, août 2017.
46

Y a-t-il beaucoup de pauvres


en Russie ?
Aujourd’hui, sont officiellement considérés comme pauvres ceux dont les
revenus ne dépassent pas 10 000 roubles par mois, soit environ 150 euros.
De 1999 à 2013, leur nombre n’a cessé de se réduire (passant de 40 millions
en 1999 à 16 millions en 2013), mais la dernière crise économique (2014-
2015) et la dévaluation brutale du rouble ont provoqué la chute des revenus
et du pouvoir d’achat. En 2016, le nombre de pauvres est officiellement
évalué à 20 millions, soit 13,5 % de la population. Si le chiffre est
comparable avec certains pays européens, c’est l’inversion de la tendance
positive qui inquiète les autorités. Il y a un débat sur les solutions : le
gouvernement réfléchit à l’augmentation du salaire minimum, alors que les
économistes estiment que cette mesure seule ne suffit pas, car elle peut être
pénalisante pour les PME et n’incite pas à l’amélioration de la productivité
du travail.
Le problème de la pauvreté va de pair avec celui des inégalités et de la
justice sociale. En 2017, le célèbre économiste français Thomas Piketty a
cosigné une étude sur l’inégalité de la répartition des richesses en Russie 1 :
1 % des Russes posséderaient ainsi 20-25 % de la richesse nationale du
pays. Il est probable que ces chiffres ne sont pas complets : l’équivalent des
trois quarts du produit intérieur brut de la Russie serait placé dans les
paradis fiscaux, alors que le calcul des inégalités se base sur les données
nationales.
La pauvreté et l’inégalité sont un problème pour l’économie, la politique
et la cohésion sociale. La première entraîne l’augmentation des phénomènes
négatifs comme le divorce ou l’alcoolisme. La seconde cultive les attentes
paternalistes envers l’État et la nostalgie de l’époque soviétique où la
faiblesse des salaires était compensée par des services publics gratuits ou
presque gratuits : logement, éducation, santé publique, services publics
communaux, etc. Toute promesse de répartition plus égalitaire des
richesses, d’annulation des résultats de privatisations des années 1990
trouve un terrain fertile auprès de cette population. L’écart se creuse entre
« eux » (les élites) et « nous » (le peuple). La plupart des Russes ne pensent
pas que la situation sur le plan de la justice sociale puisse s’améliorer
prochainement. L’inégalité sociale criante est probablement l’un des plus
grands échecs des présidences de Vladimir Poutine et l’une des fragilités de
son régime.

1. Filip Novokmet, Thomas Piketty, Gabriel Zucman, « From Soviets to Oligarchs. Inequality
and Property in Russia (1905-2016) », NBER Working Paper, août 2017.
47

Le niveau de vie est-il le même


à Moscou et dans les régions ?
De grandes disparités géographiques, sociales, économiques,
démographiques existent entre les régions russes qui se distinguent par le
climat, les richesses naturelles, le niveau de vie, la qualité et le prix du
logement, la suffisance d’infrastructures, et tant d’autres facteurs. En 2016,
le revenu des habitants de Moscou est de 60 000 roubles par mois en
moyenne (moins de 1 000 euros), alors que le chômage dans la capitale est
de 1,6 %. Les chiffres correspondants pour l’Ingouchie, l’une des régions
les plus pauvres de Russie, sont de 15 000 roubles (250 euros) par mois et
de 28 % 1.
Une géographe et économiste russe, Natalia Zoubarevitch, a formulé le
concept des « quatre Russies » pour montrer les clivages régionaux
existants. La première est celle des grandes agglomérations urbaines avec
une économie postindustrielle développée et une offre d’emplois abondante
pour les cadres qualifiés. Ces grandes villes ont connu une modernisation
économique et sociale plus rapide et profonde que le reste du pays. La
deuxième Russie est celle des centres industriels à situation économique
variable : parfois dépressive comme dans les monogorod (les villes
dépendant d’une seule industrie héritée de l’époque soviétique), parfois
bien portant comme dans les villes où le complexe militaro-industriel
profite des commandes publiques pour les industries d’armements. La
troisième est la Russie agricole : depuis l’embargo sur les produits
alimentaires occidentaux, ces régions bénéficient de l’accroissement des
investissements dans le cadre de la politique de substitutions aux
importations. Enfin, la quatrième, la plus pauvre, est composée de régions –
souvent ethniques – comme les républiques du Caucase du Nord ou de
Touva (en Sibérie) dont les économies sont maintenues à flot grâce aux
dotations fédérales.
Aujourd’hui, trois régions russes – Moscou et deux régions productrices
d’hydrocarbures, Khantys-Mansis et Yamalo-Nenetz – sont à l’origine de
presque la moitié des impôts destinés au budget fédéral. Ces régions
concentrent aussi un quart des investissements du pays. Les budgets
régionaux dépendent directement des activités économiques : ils sont
composés d’impôts sur les bénéfices des entreprises, sur les revenus des
personnes physiques et de droits d’accise perçus sur certains produits
comme le tabac et l’alcool. Pour cette raison, il n’est pas surprenant que
Moscou, avec la concentration des sièges d’entreprises et la densité de
population, tire son épingle du jeu. La mairie de Moscou complète les
allocations sociales, les retraites et les salaires, et subventionne les services
publics communaux pour certaines catégories sociales, davantage que dans
d’autres régions. À côté de la capitale, jalousée et mal-aimée dans le reste
du pays, plus de la moitié des régions affichent des déficits budgétaires,
creusés par les promesses électorales de Vladimir Poutine d’augmenter les
salaires dans le secteur public. Le Caucase du Nord, l’Extrême-Orient et la
Crimée reçoivent aujourd’hui les plus grandes dotations fédérales, ce qui
reflète les priorités politiques et géopolitiques. Malgré les discours
récurrents sur le besoin de développer des pôles régionaux qui pourraient
rivaliser avec Moscou ou de décentraliser pour favoriser l’initiative
régionale, la vraie politique de cohésion territoriale se fait toujours attendre
en Russie.

1. Données officielles du Service fédéral des statistiques, 2017.


48

La Russie est-elle une puissance


scientifique et technologique ?
La Russie a hérité de l’URSS un fort potentiel scientifique et
technologique, notamment dans les domaines de puissance : armement,
nucléaire, aéronautique et spatial. L’organisation de l’espace russe autour
des « villes scientifiques » (naukogrades) comme Doubna (à côté de
Moscou) ou Novossibirsk reste encore marquée par cet héritage. La Russie
est un acteur majeur dans les grands projets scientifiques internationaux
comme ITER (réacteur expérimental de fusion nucléaire), le Grand
collisionneur de hadrons (accélérateur de particules) ou la Station spatiale
internationale. Les échanges scientifiques ne sont pas frappés par les
sanctions et des coopérations se maintiennent et se développent, notamment
dans le spatial – où le savoir-faire russe est resté à la pointe depuis le
premier vol de Youri Gagarine dans l’espace en avril 1961. Les pays en
développement sont demandeurs des technologies du nucléaire civil russe.
L’opération militaire en Syrie a notamment stimulé les ventes
d’armements ; plusieurs pays, y compris un membre de l’OTAN comme la
Turquie, sont ainsi intéressés par l’acquisition des systèmes antimissiles S-
400. Ces axes de coopération sont aussi des vecteurs de l’influence
géopolitique russe.
Cependant, la Russie a du mal à renouveler cet héritage scientifique et
technologique et à développer de nouveaux domaines, notamment dans la
recherche et développement (R&D) civile. Sa visibilité internationale
comme le nombre de publications dans les revues référencées (Science
Citation Index Expanded) ne cessent de baisser. Entre 2011 et 2015, les
chercheurs russes ont totalisé 1,78 % des publications, contre 13,87 % pour
la Chine ou 4,55 % pour la France. En 2015, les Russes ont déposé 1 % des
demandes de brevets à l’international, alors que le chiffre correspondant
pour la Chine approche des 30 %. Cette tendance a lieu malgré
l’augmentation des investissements et le lancement de plusieurs projets
depuis le milieu des années 2000 : universités de recherches nationales et
fédérales, plateformes technologiques, laboratoires internationaux sous la
direction de chercheurs à renommée mondiale, centre innovant de Skolkovo
censé reproduire le succès de la Silicon Valley, etc. Malgré quelques succès
ponctuels, un certain retour de l’intérêt pour la recherche chez les jeunes, le
renouvellement des équipements, un effet systémique est loin d’être obtenu.
Plusieurs raisons expliquent cette difficulté. Même si elles se sont
accrues par rapport aux années 1990, les dépenses intérieures pour la R&D
en Russie ne représentent que 1,1 % du PIB en 2015, alors que la moyenne
des pays de l’OCDE est de 2,38 %. Pendant une trop longue période, mal
payés, les chercheurs ont fui vers d’autres secteurs ou à l’étranger : la
Russie est le seul des pays industrialisés à voir le nombre de ses chercheurs
se réduire (– 17,5 % depuis 2000). Le vieillissement des cadres est aussi
visible : un quart des chercheurs russes ont plus de 60 ans et les départs des
jeunes à l’étranger ou vers d’autres secteurs sont loin d’être enrayés. Enfin,
l’organisation de la science reste verticale et bureaucratisée comme à
l’époque soviétique, alors que l’État est à l’origine de 67,5 % des
financements. À l’environnement institutionnel peu stimulant s’ajoutent les
difficultés d’intégration à la recherche internationale dans beaucoup de
domaines, qui peuvent se creuser à nouveau dans le contexte d’une
confrontation avec l’Occident.
49

La Russie peut-elle moderniser


son économie ?
La nécessité de diversifier l’économie et de la rendre moins dépendante
du prix du pétrole sur le marché mondial fait partie du discours récurrent en
Russie. Après le coup de frein de l’« affaire Youkos » (compagnie pétrolière
nationalisée en 2003) dans le contexte des prix élevés du pétrole, la
question de la diversification a été marginalisée avant de revenir en force
avec l’arrivée de Dmitri Medvedev au pouvoir en 2008 et la crise financière
de 2009. Plusieurs réformes ont été lancées sous Medvedev dans les
domaines de l’éducation supérieure, de la recherche, du développement et
de l’innovation sans pourtant vraiment aboutir, malgré quelques succès
limités, telle la dotation de certaines universités leaders en équipements de
recherche modernes.
La croissance russe s’essoufflait dès 2013, avant la crise en Ukraine, les
sanctions occidentales et alors même que le prix du baril de pétrole était à
plus de 100 dollars. Le modèle touchait à ses limites en raison du sous-
investissement dans l’appareil de production, d’une monopolisation des
secteurs qui paralysait l’initiative privée, de la bureaucratisation et de la
corruption. Les quelques succès, parfois mitigés, comme le téléphone
portable Yotaphone ou les tentatives de substitution aux importations dans
le secteur agro-alimentaire, sont des touches qui ne changent pas le tableau
de fond et la baisse de la part des hydrocarbures dans les exportations russes
entre 2015 et 2016 – objet de fierté des autorités russes – doit plus à la
baisse du prix du pétrole et à la dévaluation du rouble. Les produits de
hautes technologies ne représentent que 10-12 % des exportations russes (à
titre de comparaison, ils représentent 25 % pour la Chine). Dans ce cadre,
l’engouement actuel des autorités russes pour l’économie numérique,
comme le bitcoin ou la blockchain, laisse sceptique.
La raison principale de cette situation est probablement l’absence d’une
véritable urgence des réformes structurelles. La résilience de la population,
l’existence de coussins de sécurité comme les deux fonds souverains
constitués dans les années 2000, la gestion technique habile de la Banque
centrale ont permis jusqu’à présent de gérer les crises à court terme et de
repousser les réformes qui pourraient être impopulaires. Les dépenses du
budget montrent que l’économie n’est pas prioritaire pour le
gouvernement : presque 30 % du budget est consacré à la défense et à la
sécurité et presque autant à la politique sociale. Comme souvent dans son
histoire, la Russie de Poutine fait le choix de la « puissance pauvre 1 ».
Enfin, une économie moderne suppose un accompagnement politique
approprié : le respect de la propriété privée, une justice indépendante, la
lutte contre la corruption, etc. En dépit de l’imitation du débat entre
plusieurs courants économiques, la nature politique du régime ne permet
pas de s’attaquer aux piliers de sa stabilité : répartition de la rente
énergétique, monopolisation de l’économie, indépendance de la justice, etc.
Initier un vrai changement économique peut dépasser et emporter celui qui
en est à l’origine, comme ce fut le cas de la perestroïka lancée par Mikhaïl
Gorbatchev en 1985.

1. Le terme a été conçu par le chercheur français Georges Sokoloff dans La Puissance pauvre.
Une histoire de la Russie de 1815 à nos jours, Paris, Fayard, 1993.
50

Les infrastructures et les réseaux


de transport sont-ils bien développés ?
Étendue du territoire, climat, fleuves couverts de glace une partie de
l’année, sol gelé : autant de défis pour les infrastructures et les transports
russes. À l’époque soviétique, des projets gigantesques, telle la ligne
ferroviaire Magistrale Baïkal-Amour (BAM), ont forgé le prestige de la
science et de l’ingénierie russes. Les infrastructures ont souffert du manque
d’investissements à la chute de l’URSS et, en 2009, l’accident de la centrale
hydraulique Sayano-Chouchensk en Sibérie (qui a entraîné la mort de plus
de 70 personnes) en a été une preuve tragique.
À l’époque postsoviétique, les investissements dans les infrastructures
ont tout d’abord été dictés par la volonté de réduire la dépendance aux
anciennes républiques soviétiques. Deux nouvelles bases de lancement
(cosmodromes), Plesetsk et Vostotchny, ont été construites pour remplacer
Baïkonour, revenu au Kazakhstan. De nouveaux ports sur la mer Baltique se
sont substitués à ceux des pays baltes. De nouveaux pipelines comme Nord
Stream 1 (sous la mer Baltique vers l’Allemagne) et Blue Stream (sous la
mer Noire vers la Turquie) ont contourné le territoire des voisins ex-
soviétiques : le transit par l’Ukraine est ainsi passé de 80 à 40 % et la
construction de la deuxième branche du Nord Stream souhaitée par Moscou
– si elle a lieu – le réduira encore plus. Les raisons géopolitiques se mêlent
aux raisons économiques pour pousser à l’augmentation des capacités
d’exportation des hydrocarbures et à la diversification des marchés : c’est
tout le sens du projet de pipeline Sila Sibiri (Force de la Sibérie) qui doit
commencer à livrer du gaz à la Chine dès 2018. Dans les grands projets
d’infrastructure, le pont de Kertch – en construction actuellement –, qui va
relier la presqu’île de Crimée au reste du territoire russe, a non seulement
une importance économique, mais aussi politique et symbolique. La quête
du prestige international a aussi incité la Russie à investir dans plusieurs
infrastructures liées aux grands forums internationaux et manifestations
sportives, comme le sommet de l’APEC (Forum de coopération
économique Asie-Pacifique) en 2012 à Vladivostok, les Jeux olympiques
d’hiver à Sotchi de 2014 ou la Coupe du monde de football en 2018.
Les grandes villes ont bien profité de la croissance des années 2000. Des
aéroports construits ou modernisés, des lignes de train qui les relient aux
gares, des routes circulaires périurbaines ont fait progresser la Russie dans
les classements internationaux de la qualité des infrastructures (35e place sur
138 pays en 2016, selon The Global Competitiveness Index 2016-2017, du
Forum économique de Davos). Cependant, si les avancées sont notables,
beaucoup reste à faire, notamment concernant les réseaux ferroviaires et
routiers. La densité du réseau ferroviaire à l’est du pays est beaucoup plus
faible que dans la partie européenne. Lancé sous le tsar Alexandre III, le
Transsibérien, le plus long chemin de fer au monde, relie les parties est et
ouest du pays. Son électrification n’a été terminée qu’en 2002 et sa
modernisation est nécessaire pour rester concurrentiel face à d’autres
projets qui prévoient de relier l’Asie à l’Europe, notamment ceux de la
« Route de la Soie » (OBOR), lancée par la Chine en 2013. Une seule ligne
de train rapide fonctionne – celle entre Moscou et Saint-Pétersbourg ;
plusieurs autres, comme la ligne de TGV Moscou-Kazan, sont encore au
stade de conception. Un train entre Moscou et Ekaterinbourg met
aujourd’hui au minimum 28 heures pour parcourir les 1 700 kilomètres qui
séparent les deux villes, alors qu’un TGV aurait mis quatre fois moins de
temps. Enfin, le plus grand pays du monde dispose de moins de 800 000
kilomètres de routes, alors que les pays de l’Union européenne (UE 27) en
comptent plus de 5 millions. Plusieurs territoires russes ne sont pas
accessibles en hiver par les routes. Les infrastructures et les réseaux de
transport restent un enjeu majeur pour le développement du pays, l’égalité
régionale et la cohésion territoriale.
51

Comment la Russie a-t-elle résisté


à la crise économique ?
En janvier 2015, le président américain Barack Obama affirmait que
l’économie russe était en ruine. Un constat hâtif : après de fortes
perturbations en 2014 dues à la chute du prix mondial du pétrole et, dans
une moindre mesure, aux sanctions occidentales, l’économie russe s’est
stabilisée et affiche même une légère croissance en 2017. La même année,
le chômage est de 5,8 %, l’inflation est contenue à moins de 5 % et le
rouble est beaucoup plus fort qu’attendu, alors que le déficit budgétaire
(3,8 % du PIB) et la dette extérieure sont à un niveau plus bas que dans la
plupart des pays occidentaux. Les réserves de change restent importantes
(432 milliards de dollars en décembre 2017) et la balance commerciale est
excédentaire. La politique monétaire, la gestion du déficit budgétaire et les
mesures anticrises ont rassuré les institutions financières et les agences de
notation internationales qui ont corrigé à la hausse leurs prévisions.
L’un des facteurs qui a permis à l’économie russe de tenir le choc est le
Fonds de stabilisation, créé en 2004 sur l’exemple norvégien, à l’initiative
du ministre des Finances de l’époque, Alexeï Koudrine. Sorte de tirelire,
constituée grâce aux surplus de la rente énergétique pendant la période des
prix élevés sur les hydrocarbures, il sert à adoucir les chocs des crises
économiques et financières. Mais les raisons de la résilience de l’économie
russe ne se limitent évidemment pas à ce coussin de sécurité (divisé dès
2008 en Fonds de réserve et Fonds de bien-être national, le second devant
servir à équilibrer le système de retraites et pouvant être utilisé pour
financer la construction des infrastructures). Le secteur d’extraction
d’hydrocarbures a profité d’investissements faits avant les sanctions ;
l’agriculture a été quelque peu favorisée par l’embargo contre les produits
alimentaires occidentaux et les subsides publics accordés ; le complexe
militaro-industriel a bénéficié de plusieurs commandes publiques. Soutenus
par l’État, les trois ont affiché une croissance. Le rôle prédominant de l’État
dans l’économie russe a ses avantages : il lui permet de mobiliser les
ressources à sa guise, les diriger vers les brèches urgentes à refermer,
mobiliser l’épargne retraite de la population, etc.
Il est probable qu’une partie des explications de la résilience russe aux
crises échappent à l’œil même des observateurs avertis. Ainsi, en 2016,
Rosneftegaz, une structure intermédiaire et opaque qui détient une part
d’actions des géants gazier et pétrolier Gazprom et Rosneft, a été qualifiée
par Poutine de « deuxième budget » de l’État qu’il peut mobiliser en cas de
besoin. Enfin, paradoxalement, l’économie grise contribue aussi à la
résilience de la population – qui a connu d’autres crises plus sévères à
l’époque postsoviétique – et à la souplesse du marché du travail 1.
Néanmoins, si tous ces facteurs permettent de résister aux chocs à court
terme, ils n’incitent pas à lancer des réformes structurelles. L’habileté de la
gestion anticrise tactique permet de reporter sans cesse les changements
stratégiques pour la nécessaire diversification de l’économie russe.

1. Voir la question 53, « Le chômage est-il élevé en Russie ? ».


52

Quelle est la place de l’économie


informelle en Russie ?
« Économie informelle », « économie grise », « économie parallèle »,
« économie de l’ombre » ou « de garage » – les termes sont nombreux pour
désigner cette part de l’économie nationale qui échappe aux contrats
juridiques et aux services fiscaux (il ne s’agit pas d’activités illégales, mais
non déclarées). L’économie de l’ombre est répandue dans le bâtiment, les
services à la personne, l’agriculture, la pêche et d’autres secteurs. Plusieurs
raisons expliquent en général sa vivacité : un taux d’imposition élevé,
l’instabilité de la législation, une procédure lourde de déclaration d’une
activité entrepreneuriale, les pressions administratives, des inspections
excessives et le racket. Ainsi, en 2013, l’augmentation brutale des
cotisations d’assurances a abouti à l’arrêt d’activité officiel – et
probablement au départ dans le secteur gris – de 300 000 auto-
entrepreneurs, chiffre surprenant pour un pays où les autorités affirment
sans cesse leur volonté de favoriser les petites et moyennes entreprises
(PME).
Le phénomène est loin d’être propre à la Russie, mais les proportions y
sont particulièrement inquiétantes. Son évaluation varie fortement : très
élevé dans les années 1990, il a connu une forte réduction avec la réforme
fiscale et le développement des moyens de contrôle électronique, sans
pourtant jamais disparaître. Le Service fédéral des statistiques – qui se base
sur les écarts entre des revenus et des dépenses des ménages – évalue la part
de cette économie entre 15 et 20 % du produit intérieur brut en 2016.
Souvent, il ne s’agit pas de l’emploi principal, mais d’une source de revenu
supplémentaire qui permet d’arrondir les fins de mois ou d’une partie du
salaire versée dans une enveloppe. Selon les autorités, cette économie
souterraine ferait perdre au pays des milliards de roubles.
Le gouvernement tente de faire sortir le secteur gris de l’ombre. La
dernière initiative date de 2016 : il s’agit de la taxe sur les « parasites »,
terme hérité de l’époque soviétique et appliqué à toute personne majeure et
valide qui ne travaille pas officiellement et qui n’est pas enregistrée comme
chômeur. Finalement, ce projet de loi a été suspendu, probablement à cause
de l’exemple de la Biélorussie voisine où le même type de loi a provoqué
des protestations sociales d’une grande ampleur au printemps 2017.
L’existence de cette économie a un impact paradoxal. D’une part, elle
contribue à donner de la souplesse au marché de l’emploi. En période de
récession, quand il y a une chute des revenus, l’économie de l’ombre
augmente la capacité d’adaptation de la population à la dégradation de la
situation économique, réduit les risques du chômage et de la pauvreté.
D’autre part, outre le manque fiscal à gagner, ce système conserve aussi les
emplois peu productifs et technologiquement obsolètes qui ne contribuent
pas au développement du capital humain. Pour lutter contre ce secteur de
l’ombre, le gouvernement devrait s’attaquer à la création des emplois –
notamment hautement qualifiés et mieux rémunérés –, ainsi qu’à la
stabilisation du système fiscal et à la réduction des pressions sur le monde
des affaires plutôt que de recourir à des lois répressives.
53

Le chômage est-il élevé en Russie ?


Le faible taux de chômage (5,5 % en 2016) fait la fierté des autorités
russes. Phénomène surprenant : même pendant la période de crise 2008-
2009, quand le PIB du pays a chuté de presque 9 %, le chômage est resté à
un niveau « raisonnable » de 8,3 % – et pendant la crise de 2014, son taux
était même de 5,2 %. Une partie de l’explication est statistique : la plupart
des Russes ne se déclarent pas comme chômeurs. L’allocation trop basse –
inférieure au minimum vital – n’incite pas à faire des démarches
administratives complexes. Par ailleurs, beaucoup de Russes seraient
employés dans l’économie informelle sans se déclarer 1. Les évaluations du
« vrai chômage » sont donc peu fiables : en 2013, Olga Golodetz, le vice-
Premier ministre, chargée des questions sociales, avouait même ignorer
l’occupation professionnelle de 38 millions de Russes, soit 44 % de la
population active.
Au-delà du problème statistique, il existe de vraies particularités du
marché du travail russe qui contribuent à un faible taux de chômage. Les
compagnies russes réagissent face à la crise de manière différente aux
entreprises occidentales : elles préfèrent réduire le temps de travail (des
journées ou des semaines raccourcies, voire des congés non payés) ou les
salaires plutôt que de renvoyer le personnel. Les salaires sont souvent
composés en Russie de deux parties : un minimum fixe et une partie
variable (primes, compensations, bonus). La partie variable n’est pas
toujours réglementée par le contrat de travail, alors qu’elle peut représenter
la moitié des sommes touchées par l’employé. C’est cette deuxième partie
qui se trouve souvent réduite en temps de crise. Cette solution est
finalement considérée comme la moins mauvaise par toutes les parties : elle
permet aux entreprises de survivre à la crise, aux salariés de garder
formellement leurs postes et aux autorités de continuer à afficher des
indicateurs économiques rassurants. L’absence de syndicats forts en Russie,
capables de défendre les salariés devant les entrepreneurs, favorise cette
situation. Ces particularités du marché du travail russe permettent d’adoucir
les conséquences sociales des chocs économiques. Cependant, elles ont
aussi des revers, car elles permettent aux entreprises inefficaces de rester
viables et de préserver les postes peu productifs et limitent la mobilité des
ressources humaines.
D’autres problèmes touchent le marché du travail en Russie comme la
réduction de la population active à la suite des problèmes démographiques 2.
Enfin, il ne faut pas oublier que si le chômage dans l’ensemble du pays est
faible, certaines régions en souffrent plus que d’autres. Ainsi, en 2016, le
chômage à Moscou est de 1,6 %, alors qu’il est de 28 % en Ingouchie, une
région du Caucase du Nord. Les personnes qui ne trouvent pas de travail
dans les villages et les petites villes russes se déplacent vers les grandes
villes, où elles ne se font souvent embaucher que pour un travail saisonnier,
précaire et mal rémunéré. La conservation de la faible productivité de
travail, de multiples emplois peu qualifiés et mal payés, comme le manque
de ressources humaines sont de vrais défis pour la modernisation du pays.

1. Voir la question 52, « Quelle est la place de l’économie informelle en Russie ? ».


2. Voir la question 59, « Quel est l’état de la démographie russe ? ».
54

Quel est l’impact des sanctions


occidentales sur l’économie russe ?
À la suite de l’annexion de la Crimée et de la guerre à l’est de l’Ukraine,
des sanctions ont été imposées à la Russie par les États-Unis, l’Union
européenne, le Japon, l’Australie et le Canada. Au total, plus d’une
quarantaine de pays ont estimé que la violation de l’intégrité territoriale de
l’Ukraine ne pouvait pas rester sans réponse. Les sanctions comprennent
des volets symboliques (la Russie a été exclue du G8 dont elle faisait partie
depuis 2006), personnels (gel des avoirs et interdiction de visas pour plus
d’une centaine de hauts responsables) et sectoriels (finance, extraction des
hydrocarbures et complexe militaro-industriel). Les dernières, les plus
sensibles, ont été adoptées après le crash du MH17 dans le ciel ukrainien en
juillet 2014 dont l’armée ukrainienne et le Kremlin s’accusent
mutuellement. Des sanctions particulières frappent la Crimée. Ce sont les
sanctions sectorielles qui sont les plus douloureuses : la capacité d’emprunt
des compagnies et banques russes est limitée, alors que le transfert des
technologies militaires et à double usage et des équipements modernes sont
interdits. Au total, environ 10 % de l’économie russe serait touchée par les
sanctions, auxquelles la Russie a répondu à son tour par un embargo sur les
importations de produits alimentaires occidentaux.
L’impact des sanctions sur l’économie russe semble très mitigé. Elles
n’empêchent pas la Russie de rester un acteur économique global : le pays
est membre de l’OMC, son commerce extérieur et la plupart des
transactions financières ne sont pas entravés et Moscou investit même des
sommes considérables dans les bons du Trésor américain. Sa production de
pétrole et de gaz a battu tous les records en 2016 grâce aux investissements
effectués avant les sanctions. Certains secteurs ont bénéficié de crédits
publics importants pour développer la substitution aux importations
(comme l’agriculture ou le complexe militaro-industriel) avec un succès
parfois variable.
En même temps, les organisations internationales comme le FMI et la
Banque mondiale chiffrent les pertes entre – 0,5 et – 1,5 % du PIB par an.
Les dommages sont difficiles à évaluer à cause de deux facteurs. D’une
part, les sanctions ont coïncidé avec la chute du prix mondial du pétrole
dont les exportations et les revenus du budget russe sont dépendants.
D’autre part, le ralentissement de la croissance en Russie a été enregistré
dès 2012, bien avant les sanctions et les perturbations sur le marché
mondial des hydrocarbures. D’ailleurs, la contraction de l’économie russe
semble s’arrêter fin 2016, alors même que les sanctions sont maintenues.
Selon les sondages, la majorité de la population ne semble pas être
préoccupée par l’impact des sanctions 1.
Cependant, il est probable que l’effet de sanctions soit plus visible sur le
long terme. En octobre 2016, à un Forum d’investissement à Moscou,
Poutine a reconnu le problème du transfert des technologies, notamment
pour l’extraction des hydrocarbures. Les effets indirects des sanctions sont
aussi importants : ils contribuent aux incertitudes et à la dégradation du
climat des affaires. Ainsi, même les secteurs qui ne sont pas concernés
subissent un recul d’investissements nationaux et étrangers. Cette situation
risque d’aggraver à terme les difficultés structurelles de l’économie russe,
de ralentir le développement et d’empêcher la diversification.

1. Sondage du Centre Levada, mai 2017.


55

Quand les sanctions seront-elles


levées ?
L’effet politique comme l’impact économique des sanctions sont
difficiles à évaluer précisément. Elles n’ont pas incité Moscou à infléchir sa
politique étrangère musclée en Ukraine et en Syrie. Néanmoins, les
contraintes que les sanctions font peser sur l’économie russe semblent
motiver le Kremlin à chercher une normalisation des relations avec
l’Occident sous une forme ou sous une autre pour permettre leur levée. En
interne, les sanctions sont politiquement exploitées pour alimenter l’image
d’un Occident ennemi. L’opinion publique soutient le cap du Kremlin :
selon les sondages, moins de 20 % des Russes perçoivent les sanctions
comme un problème, alors que la moitié est convaincue qu’elles nuisent
plus à l’Occident qu’à la Russie 1.
Cette dernière idée est aussi répandue en Occident où plusieurs forces
politiques et les milieux économiques déploient des efforts de lobbying en
faveur de la levée des sanctions. Ainsi, en avril 2016, sous la pression de
certains députés, l’Assemblée nationale française a adopté une résolution
allant dans ce sens. Certains rapports chiffrent à plusieurs milliards de
dollars les pertes dues à l’embargo russe et soulignent aussi l’impact sur
l’emploi dans certains secteurs, comme l’agriculture. Cependant, une partie
des difficultés sont dues à la dégradation de la situation économique
générale en Russie, la dévaluation du rouble et la perte du pouvoir d’achat
par la population. La chute du commerce des produits qui ne sont pas
directement touchés par l’embargo en est la preuve.
Avec des impacts économique et politique si ambigus, les sanctions
peuvent-elles être levées ou au moins assouplies rapidement ? Rien n’est
moins sûr. La levée des sanctions est conditionnée aux accords de Minsk
concernant le règlement du conflit à l’est de l’Ukraine. Or, les négociations
sont dans l’impasse depuis plusieurs mois, la Russie et l’Ukraine se rejetant
la faute, et les sanctions sont régulièrement prolongées. Celles sur la Crimée
vont rester pour une période indéfinie, aucune possibilité de reconnaissance
de l’annexion par l’Occident ne se profilant à un horizon prévisible. Durant
l’été 2017, les États-Unis ont même durci leurs sanctions à l’encontre de la
Russie : certaines clauses (soutien au régime syrien, ingérence dans les
élections américaines) vont au-delà de la crise ukrainienne et rendent les
sanctions prolongeables à l’infini. À titre d’exemple, l’amendement
Jackson-Vanik de 1974, qui limitait les relations commerciales avec les
pays entravant l’émigration et violant les droits de l’homme, n’a été levé
qu’en 2012 – bien après la chute de l’URSS – et pour être tout de suite
remplacé par une autre série de sanctions liées à la mort d’un juriste russe
qui enquêtait sur la corruption (Magnitski Act). Preuve que les sanctions
sont plus faciles à introduire qu’à lever…

1. Sondage du Centre Levada, avril 2017.


56

Qui sont les principaux partenaires


commerciaux de la Russie ?
Il existe un certain décalage entre les priorités de politique étrangère
affichées dans les déclarations et documents officiels de Moscou et les
réalités économiques et commerciales. Ainsi, depuis la chute de l’URSS, la
Russie déclare prioritaires les anciennes républiques soviétiques (sans
compter les pays baltes), dont les liens avec Moscou sont à géométrie
variable. La Russie et la Biélorussie – qui représente la moitié des échanges
commerciaux russes avec les pays de l’espace postsoviétique – font
officiellement partie de l’État de l’Union, ce qui n’a pourtant pas empêché
des conflits commerciaux bilatéraux, notamment dans le domaine gazier.
C’est avec l’Ukraine que le commerce a subi la plus grande chute dans la
zone postsoviétique (– 70 % depuis 2014), à cause du conflit en cours, des
sanctions réciproques, de la rupture des liens de production industrielle, de
la baisse du transit par le territoire ukrainien et de l’arrêt des livraisons du
gaz russe à ce pays qui s’approvisionne désormais auprès des fournisseurs
occidentaux.
Depuis 2015, une Union économique eurasienne (basée sur une union
douanière) lie la Russie, le Kazakhstan, la Biélorussie, l’Arménie et le
Kirghizstan. Cependant, les pays de l’Union ne représentent que 12 % des
échanges commerciaux russes en 2016. L’Union n’empêche pas des conflits
commerciaux entre ses membres : ainsi, la Russie a accusé le Kazakhstan et
surtout la Biélorussie de contribuer au passage des produits alimentaires
occidentaux sous embargo depuis 2014 sur le territoire russe. D’une
manière générale, la Russie recourt très facilement aux embargos
alimentaires comme mode de sanction politique. L’exemple turc est
révélateur à cet égard : un embargo a été appliqué sur les fruits et légumes
peu de temps après qu’Ankara a abattu un avion militaire russe en 2015 ; sa
levée a été décidée par le Kremlin dès que la Turquie a reconnu sa faute.
Ces mesures sont sensibles pour certains pays de l’espace postsoviétique
dont la Russie est le marché principal (vins moldaves, lait biélorusse, etc.).
La prise de distance politique avec l’Union européenne et les politiques
de sanctions et contre-sanctions depuis 2015 s’accompagnent de la baisse
des échanges commerciaux : si l’UE reste le partenaire commercial majeur
avec 42,8 % du commerce russe en 2016, cette part s’élevait à 50 % avant
la crise en Ukraine. Cependant, l’explication semble être aussi économique
et financière et liée à la chute des prix du pétrole et du gaz,
traditionnellement le premier poste des exportations russes (62 % en 2016),
et la dévaluation du rouble. Les échanges avec l’Allemagne (− 11 % entre
2015 et 2016), les Pays-Bas (− 17 %) et l’Italie (− 35 %) sont en baisse,
alors que la France fait figure d’exception dans l’UE (+ 14 %). Les États-
Unis, qui ne représentent que 3,3 % du commerce russe, restent peu touchés
par les conséquences des sanctions et des contre-sanctions.
Enfin, le « grand tournant vers l’Est » annoncé par Moscou après la crise
en Ukraine commence à se traduire dans les échanges commerciaux : les
pays d’Asie représentent 30 % dans le commerce russe (14 % pour la seule
Chine). Les hydrocarbures prédominent aussi dans ces échanges, mais les
exportations russes de produits alimentaires, de constructions mécaniques,
de voitures affichent une nette croissance. Après le Vietnam, la Russie
cherche à établir des zones de libre-échange avec l’Inde et Singapour. La
dynamique des relations avec les pays asiatiques est ainsi de plus en plus
autonome à l’égard de l’état des relations entre la Russie et l’Occident.
57

Le tourisme est-il bien développé


en Russie ?
Selon l’Organisation mondiale du tourisme, la Russie – avec plus de
30 millions de touristes en 2016 – fait partie des dix destinations les plus
prisées. La tendance à la hausse depuis 2014 – favorisée par une forte
dévaluation du rouble – appuie l’ambition de l’Agence fédérale du tourisme
de faire partie des trois leaders mondiaux et d’augmenter ainsi la
contribution du tourisme au produit intérieur brut (cette part représente
1,5 % aujourd’hui). Les perspectives du développement touristique sont
discutées au niveau du président et du gouvernement et déclinées en
différentes stratégies nationales et régionales.
Traditionnellement, la Russie attire des touristes d’âge moyen ou des
seniors qui visitent les lieux culturels et historiques de Moscou, Saint-
Pétersbourg et les villes de l’« Anneau d’or » autour de la capitale. Les
destinations et les types de tourisme se diversifient aujourd’hui bien au-delà
des sentiers battus. La Russie avait beaucoup investi dans les
infrastructures, les hôtels et les aéroports, notamment à l’occasion des
forums internationaux et des manifestations sportives comme le sommet de
l’APEC (Forum de coopération économique Asie-Pacifique) en 2012 à
Vladivostok, les Jeux olympiques d’hiver à Sotchi de 2014 ou la Coupe du
monde de football en 2018. On peut aujourd’hui y voyager avec le même
confort que dans les pays développés, mais aussi trouver des endroits
reculés et dépaysants. Le potentiel est grand pour les croisières sur les
fleuves ou le tourisme ethnographique, sportif, gastronomique et
écologique.
Facteur nouveau – en accord avec son « grand tournant vers l’Est »
annoncé –, la Russie cible désormais les pays d’Asie avec les sites situés à
l’Extrême-Orient et en Sibérie, comme les volcans et la vallée des geysers
de Kamtchatka, le lac Baïkal ou les montagnes de la région d’Altaï. Les
pays de l’ex-URSS restent à l’origine des premiers flux touristiques en
Russie, qui attire de plus en plus de Chinois (980 000 touristes en 2016),
d’Allemands (390 000), d’Américains (180 000), d’Israéliens (150 000) et
de Sud-Coréens (143 000). Les deux derniers pays, ainsi que l’Iran,
profitent désormais d’un régime sans visas.
Réelles ou imaginaires, les raisons de dissuader les touristes ne manquent
pas : elles vont de la difficulté de la langue à l’image internationale négative
du régime Poutine. Il est peu probable que certaines destinations comme la
Crimée – annexée, sous sanctions – ou la Tchétchénie, qui a connu la
guerre, attirent dans l’immédiat beaucoup de touristes étrangers. Cependant,
au-delà de ces exemples, la dynamique positive du tourisme en Russie est
surprenante par le décalage qu’elle affiche avec l’idée d’un pays isolé ou
replié sur lui-même.
SOCIÉTÉ
58

Qu’est-ce qu’être Russe aujourd’hui ?


« Orthodoxie, autocratie et esprit national », cette célèbre phrase du
comte Ouvarov, ministre de l’Éducation dans la première partie du
XIXe siècle, a longtemps symbolisé la Russie tsariste. L’idéologie marxiste-
léniniste et l’idéal communiste partagé définissaient l’identité soviétique.
Un quart de siècle après la chute de l’URSS, pris entre difficultés
économiques et préoccupations sécuritaires, traumatisés par la perte du
territoire et du rang international, les Russes peinent toujours à trouver leur
nouvelle identité. Naître et vivre en Russie, parler russe, être orthodoxe et
respecter les autorités – tel était le « portrait » d’un Russe qui ressortait des
sondages avant l’annexion de la Crimée et la confrontation avec l’Occident
qui s’en est suivie 1. Depuis, la Russie postsoviétique est plus que jamais à
la recherche d’une nouvelle idée nationale pour souder son unité, préserver
son identité et assurer sa place à côté des mondes occidental, musulman,
chinois et autres.
En novembre 2016, un projet de loi a été proposé par le Kremlin sur la
« nation russienne » ; il n’a pas abouti, faute de contenu précis. Au début de
la même année, Vladimir Poutine avait affirmé que la Russie ne pouvait pas
avoir une autre idée nationale que le patriotisme, mais sa définition est
restée floue. Si la grande idée nationale postsoviétique tarde à être
formulée, trois discours trouvent un écho favorable dans la société russe,
auxquels seule une petite partie de l’intelligentzia, partisane de la voie
européenne pour la Russie, s’oppose publiquement.
Le premier est celui sur sa voie de développement spécifique qui doit être
définie d’une manière souveraine. La taille du territoire, la richesse des
ressources, la composition multiethnique, l’histoire, les sacrifices lors de la
Seconde Guerre mondiale, l’orthodoxie, la vocation régionale particulière
justifieraient la spécificité russe, qui devrait être valorisée et protégée face
aux ingérences étrangères, avant tout occidentales, à travers les
« révolutions de couleur ».
Le deuxième discours porte sur l’idée de la grandeur nationale. Cette
notion de « grandeur » est radicalement différente de celle des Américains :
si pour le président Donald Trump, élu sous le slogan « Make America
Great Again », la grandeur traduit une priorité donnée aux affaires
nationales, les Russes l’entendent comme l’affirmation de la puissance
internationale qui passe, entre autres, par la défense du passé glorieux du
pays dont la victoire dans la Seconde Guerre mondiale est un élément
central. La récupération du rang de grande puissance est évoquée dans les
sondages comme le plus grand succès des présidences Poutine.
Le troisième discours est celui des valeurs conservatrices 2. Au-delà de la
propagande, les trois discours semblent répondre à un besoin de
reconnaissance après des années de transition perçues comme celles
d’humiliation nationale 3. Et, surtout, les trois justifient une prise de distance
avec l’Occident, voire la confrontation.

1. Sondage du Centre Levada, novembre 2012.


2. Voir la question 68, « La société russe est-elle conservatrice ? ».
3. Voir la question 78, « Pourquoi les Russes se sentent-ils humiliés et encerclés ? ».
59

Quel est l’état de la démographie


russe ?
Depuis 2012, les autorités russes sont fières de l’augmentation – légère
mais réelle – du nombre de naissances dans le pays. Le taux de fécondité est
passé de 1,17 enfant par femme au début des années 2000 à 1,76 en 2016 et
même plus dans certaines régions ethniques du Caucase du Nord comme la
Tchétchénie (2,6 enfants par femme). L’une des mesures phares souvent
évoquées parmi les facteurs à impact positif est la politique de « capital
maternel » lancée en 2007 : il s’agit d’une somme versée à la mère à partir
du deuxième enfant. Relativement modeste (l’équivalent de moins de
7 000 euros), elle est censée être investie dans l’achat d’un logement ou le
paiement des études de l’enfant. Autres nouvelles positives, le taux de
mortalité affiche une baisse, alors que l’espérance de vie augmente : de
65 ans en 2000, elle est passée à 72 ans en 2016. Cependant, certaines de
ces tendances optimistes ne semblent pas durables ; l’horizon
démographique russe reste source d’inquiétudes.
En premier lieu, en 2016, la tendance à l’augmentation du nombre de
naissances fléchit et les démographes anticipent son inversion en raison de
la réduction du nombre de jeunes femmes en âge de procréer, conséquence
du faible taux de naissance pendant les années de transition. Leur nombre
devrait ainsi se réduire d’un demi-million par an d’ici 2023. En outre, les
mesures comme le « capital maternel » contribueraient plus à avancer le
calendrier et à rapprocher les naissances qu’à augmenter le nombre
d’enfants par femme.
Le deuxième facteur inquiétant est lié au vieillissement de la population.
La Russie compte aujourd’hui 36,6 millions de retraités, soit un quart de la
population. En parallèle, le nombre des personnes actives se réduit, passant
de 90 millions en 2005 à 83 millions en 2017 (en comptant la population de
Crimée et Sébastopol depuis 2014). Pour les employeurs russes ou
étrangers, le manque de cadres qualifiés – que les flux de migrants ne
compensent pas – est un sujet de vive préoccupation. Le troisième facteur
d’inquiétude est la surmortalité masculine (en 2016, l’espérance de vie des
hommes en Russie est de 66,5 ans contre 77 pour les femmes), due à la
consommation d’alcool, les comportements à risque et autres causes
externes.
Dans ces conditions, la plupart des démographes tirent la sonnette
d’alarme. Le recours aux migrations est une solution qui est de moins en
moins bien perçue par la société ; les problèmes que les migrations peuvent
poser en Europe – et notamment en France – sont souvent pointés du doigt.
La piste d’une augmentation du taux de natalité est donc privilégiée. Des
députés ont avancé des initiatives sur l’interdiction des avortements et le
besoin de valoriser l’image d’une famille avec trois enfants. Cependant, ces
initiatives ne trouvent pas d’écho favorable, en dépit de la montée du
conservatisme dans la société russe sous l’influence à la fois du discours
politique du Kremlin et de l’Église orthodoxe : la majorité des Russes ne
souhaite pas l’ingérence de l’État dans la vie privée et familiale 1. Urgente,
une politique pronataliste active et cohérente (aides aux modes de garde,
avantages fiscaux importants aux familles avec des enfants, allocations
familiales suffisantes, etc.) n’a pas pu être mise en place, même pendant les
années 2000 où la Russie a connu une forte croissance économique.
L’actuelle réduction des ressources budgétaires due aux prix bas de
l’énergie crée des conditions encore moins propices à une telle politique,
malgré quelques mesures financières récemment annoncées par Vladimir
Poutine.

1. Sondage du Centre Levada, mars 2017.


60

L’émigration est-elle importante


en Russie ?
Tout au long du XXe siècle, la Russie n’a cessé de perdre ses talents dans
les guerres, la collectivisation et les purges staliniennes. Les vagues
d’émigration ont aussi privé le pays d’une partie de ses forces vives. Les
statistiques postsoviétiques illustrent bien le rapport direct entre la
dynamique de l’émigration et la situation économique et politique.
Beaucoup de Russes ont quitté le pays à la chute de l’URSS et pendant les
années 1990 le nombre des départs est passé de 675 000 en 1991 à 214 000
en 1999, essentiellement pour des raisons économiques. L’ampleur de
l’émigration s’est considérablement réduite pendant les deux premiers
mandats de Vladimir Poutine (de 145 000 en 2000 à 40 000 en 2008),
marqués par une stabilisation économique et politique du pays. Elle s’est
maintenue sous la barre des 40 000 lors de la présidence de Dmitri
Medvedev (2008-2012), placée sous le signe de la modernisation et de
l’ouverture, et a repris de plus belle au retour au pouvoir de Poutine en
2012. Selon le Service fédéral des statistiques, les départs dépassent les
300 000 par an depuis 2015.
Le fait que ce dernier chiffre représente presque dix fois le nombre de
départs au pic de la crise économique de 2008-2009 prouve que le
durcissement politique du régime depuis le début du troisième mandat de
Poutine alimente probablement le désir d’émigration plus encore que les
raisons économiques. L’insatisfaction devant les perspectives personnelles
et professionnelles, l’insécurité pour les opposants politiques, les
empiètements sur la liberté d’entreprendre font fuir entrepreneurs,
oligarques, artistes, activistes et tant d’autres. Les intentions de départ
apparaissent élevées parmi les jeunes et les personnes les plus éduquées.
En 2017, le vice-Premier ministre Olga Golodetz a évalué le nombre total
des Russes à l’étranger à 1,5 million de personnes, aux États-Unis, en
Allemagne, en Israël, en Finlande, en Australie, au Canada, mais aussi dans
les pays baltes, et, depuis la révolution de Maïdan en 2014, en Ukraine.
L’évaluation précise est en réalité difficile : la plupart des émigrés ne
rompent pas le lien avec le pays, ne renoncent pas à la citoyenneté russe et
font la navette entre deux pays. Un décalage fort est observé entre les
départs enregistrés par les services de migrations russes et le nombre –
beaucoup plus élevé – de demandes de cartes de séjour et de naturalisation
dans différents pays d’accueil.
Sous-évaluée par les autorités, la dernière vague de départs est
inquiétante par sa composition qualitative : les économistes renommés
Sergueï Gouriev, Konstantine Sonine et Sergueï Aleksachenko, ou Pavel
Dourov, le fondateur du « Facebook russe » VKontakte, n’en sont que les
têtes d’affiche. Malgré le tapage médiatique qui a entouré l’obtention d’un
passeport russe par l’acteur français Gérard Depardieu (2013) ou
l’Américain Steven Seagal (2016), la Russie accueille beaucoup de
migrants des pays postsoviétiques avec un niveau de formation
généralement moins élevé que celui des candidats au départ. Combinée aux
tendances démographiques défavorables 1, la « fuite des cerveaux » met en
péril le développement et la compétitivité internationale de la Russie.

1. Voir la question 59, « Quel est l’état de la démographie russe ? ».


61

La Russie est-elle une terre


d’immigration ?
La Russie a longtemps été le deuxième pays d’immigration derrière les
États-Unis. Depuis peu, elle est passée à la troisième place, derrière
l’Allemagne. Dans les années 1990, les flux de migrants comprenaient
essentiellement des Russes et des russophones fuyant les anciennes
républiques soviétiques, en pleine construction nationale. La composition
des flux change dans les années 2000 : l’économie russe, en pleine
croissance, a besoin d’une main-d’œuvre bon marché et son dynamisme
attire de plus en plus de citoyens des pays voisins. Les pays de l’Asie
centrale sont à l’origine des principaux flux vers la Russie, même si le
nombre d’arrivants d’Ukraine depuis le début de la crise en 2014 a
quadruplé. Les transferts de fonds par ces migrants vers les pays d’origine
représentent des sommes significatives : un tiers du PIB du Tadjikistan
serait composé de ces virements. La crise économique en Russie et la
dévaluation du rouble ont contribué à la réduction des flux de migrants de
près de 25 % en 2015, lesquels, depuis, sont progressivement remontés
grâce à la stabilisation de la situation économique.
Concentrés dans les grandes villes russes et leurs agglomérations, les
migrants occupent souvent des emplois peu ou pas qualifiés dans les
secteurs du bâtiment, de la restauration, de la voirie, des services à la
personne et du commerce. L’immigration illégale – par définition difficile à
chiffrer – est considérée comme très élevée. Les conditions de vie et de
travail des migrants sont souvent difficiles ; ils peuvent être victimes d’abus
de la part des employeurs et des administrations. Cette situation en fait des
proies faciles pour la propagande extrémiste et les réseaux terroristes. Après
l’attentat commis en mars 2017 à Saint-Pétersbourg par un ressortissant
d’Asie centrale ayant acquis un passeport russe, le directeur du Service
fédéral de sécurité (FSB), Alexandre Bortnikov, a qualifié les migrants de
cette zone de « noyau du terrorisme » en Russie. L’État tente d’adapter sa
politique migratoire aux flux croissants et de prévenir des risques par la
mise en place de quotas, de patentes et d’un examen obligatoire de russe,
mais il se heurte à la mauvaise foi des employeurs et à la corruption
ambiante qui permet d’acheter tout certificat nécessaire.
Au fil du temps, la présence des migrants est devenue très visible, par
leur concentration dans certains quartiers, des mosquées, des prières
collectives dans la rue lors des grandes fêtes religieuses, des classes avec de
plus en plus d’enfants parlant mal russe. Cela alimente la
« migrantophobie » ambiante : 66 % des Russes souhaiteraient limiter le
nombre des migrants 1 et le discours teinté de nationalisme de l’opposant
principal Alexeï Navalny, qui propose d’introduire des visas avec les pays
de l’Asie centrale, trouve un écho favorable chez une bonne partie de la
population. Or, le gouvernement ne peut pas lancer ce type de restrictions
qui compromettraient les tentatives de réintégrer l’espace postsoviétique et
de construire l’Union économique eurasienne dont l’un des piliers est la
libre circulation de la main-d’œuvre dont l’économie russe a besoin.

1. Sondage du Centre Levada, août 2017.


62

Les Russes sont-ils nationalistes ?


Les différents sondages révèlent que beaucoup de Russes éprouvent des
sentiments négatifs vis-à-vis d’autres nationalités, et notamment des
immigrés. Les propos du maire de Moscou Sergueï Sobyanine en mai 2013
– « Il vaut mieux que les gens qui parlent mal russe, qui ont une autre
culture, vivent dans leur propre pays » – résument cyniquement cette
attitude. Cependant, le constat de xénophobie serait simpliste pour
caractériser l’évolution de la société russe depuis la fin de l’époque
soviétique, qui a varié dans le temps en fonction de la conjoncture politique
et a vacillé entre le nationalisme ethnique et impérial.
L’expression du nationalisme ethnique, relativement faible dans les
années 1990, monte dans les années 2000. L’un des facteurs principaux
d’explication est l’immigration des pays de l’Asie centrale et du Caucase
vers la Russie (les habitants du Caucase du Nord, pourtant citoyens russes,
ne sont souvent pas mieux perçus que les migrants étrangers). À cette
époque, le taux de criminalité liée à la haine raciale dans le pays est parmi
les plus forts. Les accrochages impliquant, notamment, les ressortissants du
Caucase pouvaient facilement dégénérer (comme en décembre 2010 sur la
place du Manège à Moscou, à la suite du décès d’un jeune supporter de
football). Les nationalistes, critiques vis-à-vis du régime, accusé de laxisme
en matière de politique migratoire, se sont retrouvés à côté des libéraux
dans les protestations sociales en 2011-2012. L’année 2013 a été le pic de la
« migrantophobie » : le thème a même été exploité politiquement dans la
campagne électorale pour la mairie de Moscou.
L’annexion de la Crimée a changé la donne : le thème « peuple russe –
peuple divisé » et la protection des Russes à l’étranger rallient au Kremlin
les nationalistes, dont plusieurs soutiennent le projet de Novorossya à l’est
de l’Ukraine. Fortes de la nouvelle vague de patriotisme alimentée par la
propagande officielle, les autorités remanient la carte nationaliste. D’une
part, certains éléments ultraradicaux sont neutralisés : à ce titre, le procès
des membres de l’Organisation de combat des nationalistes russes BORN,
condamnés à de lourdes peines, est significatif. Le sujet n’est plus exploité
publiquement : en 2016, le directeur de l’Agence fédérale pour les
nationalités, Igor Barinov, a même appelé tous les partis politiques à faire
des relations interethniques et interconfessionnelles un tabou durant la
campagne électorale législative. D’autre part, le nationalisme russe évolue
aujourd’hui vers des formes inédites qui mélangent des éléments
civilisationnels, religieux et spirituels sur fond ethnique et impérial et qui
cherchent ainsi à distinguer la Russie avant tout de la civilisation
occidentale.
63

Les Russes sont-ils les plus diplômés


au monde ?
Selon un adage que les Russes se plaisent à répéter, le pays a deux
avantages comparatifs : ses ressources naturelles et sa population éduquée.
Le nombre d’universités et d’étudiants a doublé depuis la fin de l’époque
soviétique et les indicateurs statistiques (le nombre de places dans les
universités, la durée des études, le taux d’adultes diplômés du cycle
supérieur) érigent la Russie en leader mondial. Paradoxalement, ces
performances quantitatives ne semblent pas se traduire dans la productivité
et ne font pas non plus de la Russie un leader technologique, scientifique et
industriel mondial. La part des hautes technologies dans les exportations
russes est faible ; le nombre de publications scientifiques dans les revues de
référence mondiales, le taux de citation des chercheurs russes ou le nombre
de brevets internationaux déposés stagnent, voire baissent, depuis la chute
de l’URSS, alors que les mêmes indicateurs pour la Chine ne cessent de
progresser.
Parmi l’ensemble de facteurs qui expliquent le décalage entre le niveau
de formation de la population et son impact sur l’économie figure la baisse
de la qualité des formations à laquelle la période de transition dans les
années 1990 a largement contribué. À cette époque, le manque
d’investissements publics a poussé les universités à chercher à gagner de
l’argent par tous les moyens : ouvrir des cours du soir et par
correspondance, des formations payantes, des succursales et des cursus qui
n’avaient rien à voir avec la spécialisation de l’établissement, mais
bénéficiaient d’une demande solvable. L’engouement pour les diplômes du
supérieur dans la population, combiné à la situation déplorable des
enseignants et des universités, a engendré des pratiques de fraude et de
corruption allant jusqu’à l’achat pur et simple d’un diplôme ou d’une thèse.
L’ensemble de ces tendances a progressivement abouti à une baisse
générale de la qualité des enseignements et à une dévaluation des diplômes.
C’est au milieu des années 2000, sous la présidence de Dmitri Medvedev,
qu’apparut l’urgence des réformes dans le secteur de l’enseignement, portée
par le discours sur le besoin de moderniser l’économie, de gagner en
attractivité et de devenir une « puissance éducative émergente ». La
stratégie du gouvernement consiste alors à concentrer des moyens
importants sur un nombre limité (une quarantaine) d’universités, censées
devenir des leaders mondiaux. Certaines sont des établissements
d’excellence hérités de l’époque soviétique, d’autres – moins nombreuses –
ont vu le jour après la chute de l’URSS. Ces processus sont aujourd’hui
ralentis par la crise économique et une nouvelle posture de la Russie sur la
scène internationale qui défend sa voie de développement spécifique et
rejette les modèles autant européen qu’américain, qui avaient pourtant été
les points de repère lors du lancement des réformes. Si les réformes sont
loin de leur aboutissement, elles contribuent d’ores et déjà à un système
d’éducation à plusieurs vitesses.
64

Y a-t-il beaucoup d’étudiants étrangers


en Russie ?
L’enseignement est aujourd’hui un marché global où s’exerce une forte
concurrence. Or, si le classement international des universités russes s’est
légèrement amélioré depuis le début de la période postsoviétique, il reste
modeste. Ainsi, en 2017, seules trois universités figurent parmi les 500
établissements de l’Academic Ranking of World Universities (connu
comme le classement de Shanghai) – contre, par exemple, plus d’une
vingtaine d’universités françaises.
Néanmoins, selon le Service fédéral des statistiques, le nombre
d’étudiants étrangers en Russie a presque quadruplé entre 2000 (59 000,
soit 1,4 % de tous les étudiants en Russie) et 2016 (207 000, soit 5,3 %). La
plupart des étudiants étrangers viennent des anciennes républiques
soviétiques : à lui seul, le Kazakhstan totalise un quart des étudiants
étrangers en Russie (52 000 étudiants en 2016). Le nombre d’étudiants
originaires de Chine, d’Inde et d’autres pays asiatiques augmente
constamment, alors que les étudiants occidentaux restent relativement peu
nombreux (moins de 3 000 en 2016). Parmi les filières prisées par les
étrangers figurent les métiers d’ingénieur (21,7 %), la médecine (17,2 %),
l’économie et la gestion (15,9 %) et la langue russe (11,8 %).
Au total, la Russie accueille environ 3 % de tous les étudiants étrangers
dans le monde (en 2013, dernières données disponibles de l’OCDE), alors
que les États-Unis en reçoivent 19 %, la Grande-Bretagne 10 %, l’Australie
et la France 6 % chacune, et l’Allemagne 5 %. Si le coût d’une année
universitaire en Russie est très compétitif, l’attractivité des parcours
universitaires souffre de plusieurs maux. Il s’agit autant des problèmes du
secteur universitaire (manque de campus modernes et de cours en anglais, à
quelques exceptions notables, difficulté d’attirer des professeurs de
renommée mondiale, insuffisance d’offres postdoctorales) que des
conditions de vie réputées difficiles (climat, xénophobie, corruption).
Pourtant, plusieurs mesures ont été prises depuis les années 2000 pour un
meilleur positionnement de l’enseignement supérieur russe au niveau
mondial, à la fois pour des raisons économiques, démographiques et de
prestige international. Depuis 2003, la Russie a adhéré au processus
d’harmonisation des parcours universitaires, dit processus de Bologne. Une
liste de 200 universités a été établie par le gouvernement en 2012, dont les
diplômes sont directement reconnus en Russie. En 2013, un objectif a été
fixé par le président Poutine de faire figurer cinq universités russes parmi
les cent meilleures universités mondiales (Programme 5/100) et des moyens
importants ont été dédiés à cet objectif. Des sites Internet en langues
étrangères, comme StudyinRussia, ont été lancés pour expliquer les
avantages d’étudier en Russie, ainsi que les démarches à suivre. Un long
chemin reste à parcourir avant que le pays puisse se positionner comme
leader sur le marché éducatif global, mais le processus même d’ouverture et
d’intégration à l’international par l’éducation compte autant que le résultat
final.
65

Qui sont les prix Nobel russes ?


Parmi les lauréats du prix Nobel depuis 1901, on compte une petite
trentaine originaires de la Russie tsariste, de l’URSS et de la Russie
postsoviétique. À titre de comparaison, en 2014, les États-Unis en
comptaient plus de 350, la Grande-Bretagne 120, l’Allemagne 104 et la
France 59. Les scientifiques russes expliquent ce nombre relativement
modeste par le secret dont étaient entourées la plupart des recherches de
pointe à l’époque soviétique, menées essentiellement par et pour le
complexe militaro-industriel. Certains des derniers prix Nobel russophones
travaillent depuis longtemps dans des laboratoires étrangers – comme les
physiciens Andreï Geim (Pays-Bas) et Konstantin Novoselov (Royaume-
Uni), primés en 2010.
Deux prix, de littérature et de la paix, ont toujours été perçus en URSS et
en Russie à travers un prisme politique. Boris Pasternak, prix Nobel de
littérature 1958, a fini par y renoncer pour éviter les pressions sur lui et ses
proches (le prix a été remis à son fils à l’époque de la perestroïka, en 1989).
Les prix Nobel de littérature et de la paix accordés respectivement à
Alexandre Soljenitsyne (1970) et à Andreï Sakharov (1975) ont été
interprétés comme un soutien aux critiques du régime soviétique.
Aujourd’hui, l’opinion russe perçoit ce prix comme une récompense donnée
à ceux qui partagent les valeurs occidentales et œuvrent à leur domination
dans le monde. Le prix Nobel de la paix remis à Barack Obama (2009),
alors que les troupes américaines étaient encore en Irak, a suscité beaucoup
de critiques, renforcées après le lancement de l’opération en Libye. Le prix
Nobel de littérature attribué à Bob Dylan (2016) a été accueilli comme la
confirmation de la domination culturelle américaine. La récompense pour la
Biélorusse Svetlana Alexievitch – pourtant premier prix de littérature
depuis la chute de l’URSS pour un écrivain russophone (2015) – a suscité
peu d’enthousiasme : au contraire, plusieurs y ont vu une tentative
d’humilier la Russie en récompensant un regard critique sur son histoire.
La Russie n’a pas lancé son propre prix à l’instar de la Chine, qui a créé
en 2010 le prix Confucius de la paix afin de « promouvoir la paix dans le
monde du point de vue de l’Orient ». Parmi ses lauréats figurent Kofi
Annan, Fidel Castro, Robert Mugabe et… Vladimir Poutine. Ce dernier a
été proposé à plusieurs reprises pour le prix Nobel de la paix (la dernière
fois en 2016, par un Français, pour sa lutte contre le terrorisme à travers
l’opération militaire en Syrie). Dans un contexte politique marqué par
l’annexion de la Crimée, l’action russe à l’est de l’Ukraine et l’opération
militaire en Syrie, ainsi que le rétrécissement des libertés démocratiques en
Russie, cette proposition semble avoir peu d’avenir.
66

Quel rôle a l’Académie des sciences


de Russie ?
Fondée par Pierre le Grand en 1724, l’Académie des sciences de Russie
(RAN) a été depuis sa création le principal organisme de recherche
fondamentale du pays. À l’époque soviétique, ses instituts formaient un
ensemble séparé, entretenant peu de liens avec les universités, à l’exception
de quelques chaires gérées en commun. Dès le début des années 2000, des
rapports accablants sur la RAN pointaient l’utilisation inefficace des
financements, une productivité insuffisante, un faible lien avec
l’enseignement et la recherche appliquée, ainsi qu’un vieillissement des
cadres. Juge et partie, l’Académie recevait des financements qu’elle
répartissait entre ses instituts dont elle évaluait elle-même les résultats.
À l’époque postsoviétique, la RAN a été le secteur qui a le plus
longtemps résisté à toute tentative de réforme. L’élite académique se
défendait contre les critiques et estimait que les conditions pour le
développement de la science et des technologies en Russie restaient
extrêmement défavorables, en évoquant un faible niveau de financement
par chercheur, le manque de cadres, l’absence de politique fiscale
favorable, etc. Au vu de ces conditions, les résultats de la RAN étaient
présentés comme exceptionnels. Préoccupée par cette bataille, l’Académie
postsoviétique n’a jamais réussi à imposer son expertise scientifique pour
les projets du gouvernement et n’a pas cherché à devenir une haute autorité
morale sur des sujets socio-économiques et politiques de première
importance.
Une confrontation, tantôt latente, tantôt ouverte, entre le gouvernement et
la direction de la RAN, a duré pendant plus de deux décennies, toute
réforme tentée par le gouvernement se heurtant à une levée de boucliers des
milieux académiques au nom de la liberté de la science. Faute de pouvoir
réformer, l’État a lancé des stratégies de contournement de la RAN,
notamment de développement de la recherche dans les universités russes
dès le milieu des années 2000. En juin 2013, le ministère de l’Éducation et
de la Recherche a enfin lancé une réforme radicale de l’institution, guidée
par la volonté de séparer les fonctions scientifiques et gestionnaires. La
gestion des biens de la RAN, des instituts qui lui sont affiliés et des
« commandes publiques » a été confiée à une nouvelle agence fédérale qui
dépend directement du gouvernement (FANO). Selon la direction de la
RAN, cette réforme ne serait guidée que par la volonté de capter ses terres
et biens immobiliers (260 000 hectares de terres, 14 000 biens immobiliers).
La réforme a sonné le glas de l’existence de l’Académie sous sa forme
originelle. Le gouvernement semble sortir vainqueur du rapport de force,
même s’il pas réussi à imposer sa vision de l’Académie comme un pur
« club honorifique » de savants en la privant de tout pouvoir décisionnel.
Néanmoins, les enjeux économiques, politiques et bureaucratiques de la
réforme semblent avoir primé les considérations scientifiques et aucun
problème de fond de la recherche en Russie n’a été réglé 1. Les relations
entre le gouvernement et l’Académie risquent de prendre une nouvelle
tournure avec l’élection en septembre 2017 d’un nouveau président de la
RAN, Alexandre Serguéev, dont le programme comprend l’augmentation
des financements de la recherche fondamentale et la « réintégration de la
RAN à l’économie nationale » par le biais des grands projets.

1. Voir la question 48, « La Russie est-elle une puissance scientifique et technologique ? ».


67

La culture russe est-elle bridée


par le régime ?
En URSS, les relations entre le pouvoir et la culture ont été définies par
l’idéologie et la censure, toute œuvre devant correspondre aux dogmes du
marxisme-léninisme et à la morale communiste. Des avant-gardistes traités
par Nikita Khrouchtchev de « dégénérés » (1962), une exposition d’art
moderne en plein air rasée par les bulldozers sous Leonid Brejnev (1974),
des œuvres censurées ou interdites, des artistes poursuivis ou poussés à
émigrer, et le samizdat (édition clandestine d’œuvres de dissidents) sont des
marqueurs culturels de l’époque soviétique.
Le régime de Vladimir Poutine ne recourt pas à la censure, ce que le
président ne cesse de souligner lors de ses rencontres – régulières – avec le
monde culturel. Mais l’évolution du régime impacte ceux qui ne veulent pas
être marginalisés dans l’espace public ou connaître des difficultés
financières. Peu de créateurs peuvent renoncer aux financements de l’État à
l’instar du metteur en scène Andrey Zvyaguintsev, après les critiques
virulentes de son film Léviathan (2014), jugé « antirusse » par le ministère
de la Culture, qui l’avait pourtant financé.
Depuis les actions de protestations sociales en 2011-2012 contre les
élections parlementaires falsifiées, le monde culturel russe est divisé entre
les partisans du régime et ses détracteurs. Les clivages se sont aggravés à la
suite de l’annexion de la Crimée et de la guerre à l’est de l’Ukraine. En
parallèle, la montée des valeurs conservatrices soutenues par l’Église
orthodoxe russe, la loi adoptée en 2013 sur la protection des sentiments des
croyants, l’activisme – probablement instrumentalisé – des mouvements
ultra-orthodoxes et nationalistes ont déjà abouti à la fermeture d’expositions
ou au retrait de films et spectacles. Si Poutine promet de couper court aux
actes d’hooliganisme contre les œuvres culturelles, il demande également
aux artistes de faire preuve de responsabilité, d’autocontrôle et de respect
des règles éthiques. Le porte-parole du président, Dmitri Peskov, a déclaré
en 2017 que les bénéficiaires des fonds publics doivent répondre à certains
critères et que l’État peut indiquer ses sujets de préférence. Autant
d’invitations à l’autocensure bien connue à l’époque soviétique.
Loin des grandes déclarations politiques, différents moyens de pression
peuvent être exercés à l’encontre des artistes – sans qu’on sache si elle
émane directement du Kremlin, de l’un de ses clans ou des initiatives
d’activistes – qui vont de la pression sur les propriétaires des locaux à louer
jusqu’aux accusations de corruption. L’arrestation médiatisée à l’été 2017
du metteur en scène critique à l’égard du régime, Kiril Serebryannikov,
pour détournement de fonds, a engendré de vives craintes même chez les
artistes loyaux au régime et a relancé le débat sur les relations à entretenir
entre le monde culturel et le pouvoir autoritaire. Le plus paradoxal est que
la culture russe est foisonnante sous Vladimir Poutine, et les Russes, avant
tout dans les grandes villes, sont de grands amateurs de théâtre – autant
classique que moderne –, d’expositions et de concerts. Beaucoup d’œuvres
– y compris très critiques à l’égard du régime – échappent au « contrôle
manuel » du Kremlin. Cependant, les règles du jeu sont floues, les moyens
de pression variés, la menace présente et les artistes vulnérables.
68

La société russe est-elle


conservatrice ?
Peu se souviennent du Parti conservateur russe qui avait été créé dans les
dernières années de l’URSS par le dissident Lev Oubojko. En 2005, le parti
a été dissous faute d’adhérents. Les temps ont bien changé depuis : la
Russie d’aujourd’hui se positionne en chef de file d’un conservatisme ayant
vocation à préserver la civilisation chrétienne contre les défis d’un monde
globalisé, postmoderne et multiculturel. Il s’agit aussi de l’une des facettes
de son opposition à l’Occident qui se conçoit en termes géopolitiques et
idéologiques.
Des lois ont été adoptées dans ce sens, comme celle sur la défense des
sentiments des croyants (2013) à la suite de l’affaire Pussy Riot, un groupe
punk russe condamné en 2013 à deux ans de prison ferme pour avoir
accompli une performance anti-Poutine dans la cathédrale du Christ-
Sauveur à Moscou. La plupart de ces lois permettent une interprétation
large et aident ainsi à lutter contre les opposants politiques ou à fermer les
sites et les médias indésirables. De son côté, l’Église orthodoxe s’appuie sur
des groupes d’activistes radicaux pour s’ingérer de plus en plus souvent
dans la vie culturelle, en réclamant l’interdiction d’une pièce de théâtre,
d’une exposition ou d’un film qui ne correspondraient pas à la « tradition
morale russe ».
Le discours sur les valeurs conservatrices porté à la fois par les autorités
politiques et l’Église orthodoxe russe semble correspondre à la demande
croissante de conservatisme de la population, en l’amplifiant en retour.
Cependant, il ne correspond pas aux comportements observés. Ainsi, la
grande majorité des Russes (presque 70 %) se déclare orthodoxe, mais seuls
4 % vont régulièrement à l’église 1. Plus surprenant encore, près d’un tiers
de ceux qui se disent orthodoxes… ne croient pas en Dieu, preuve que
l’orthodoxie est un marqueur d’une identification ethnique et culturelle plus
que celle de la foi. Le taux de divorce en Russie (un mariage sur deux) est
le même qu’en France. Près de 80 % des Russes défendent la planification
familiale et l’utilisation des contraceptifs, et seulement 2 % sont pour
l’interdiction complète de l’avortement 2. Les Russes ont un regard libéré
sur le concubinage et les rapports sexuels avant le mariage. L’attitude à
l’égard de la GPA (gestation pour autrui) est loin d’être conservatrice : la
plupart la voient d’un œil bienveillant, surtout s’il s’agit du seul moyen
pour la famille d’avoir des enfants. Mais, surtout, la majorité des Russes
s’oppose à l’ingérence de l’État et de l’Église dans la vie privée et familiale,
sauf s’il s’agit de financer les programmes de l’éducation, y compris les
cours d’éducation sexuelle à l’école. Les initiatives de quelques députés
pour interdire l’avortement ou sanctionner financièrement les divorces sont
donc en décalage avec les comportements et la sensibilité de la population.
Seule la question de l’homosexualité semble réellement faire exception 3.

1. Sondage du WCIOM, avril 2015.


2. Sondage du Centre Levada, mars 2017.
3. Voir la question 70, « Les Russes sont-ils homophobes ? ».
69

Pourquoi la corruption est-elle


si importante en Russie ?
La corruption n’est propre ni à la Russie, ni à l’époque actuelle.
Cependant, elle semble beaucoup plus importante aujourd’hui en Russie
que dans des pays ayant un niveau de vie comparable. Les différentes
études nationales et internationales évaluent les dommages causés par la
corruption entre 7 et 25 % du produit intérieur brut. La lutte anticorruption
est officiellement un cheval de bataille de Vladimir Poutine depuis son
arrivée au pouvoir. Plusieurs mesures ont ponctué ses mandats, même si
leur application n’a souvent été que sélective. De nouvelles technologies
(enchères électroniques pour les achats publics, portail des services
administratifs) ont été mises à contribution pour assurer plus de
transparence, couplées avec la réforme de la police et l’augmentation des
salaires et du niveau de vie, importante pour enrayer la « petite corruption »
au quotidien.
Néanmoins, ces mesures ne semblent pas avoir apporté le résultat
attendu. La perception de la corruption reste aussi élevée, autant dans
l’opinion publique russe qu’au niveau international. Ainsi, selon l’indice de
perception de la corruption de Transparency International, la Russie est
toujours parmi les derniers de la classe (131e sur 176 en 2016). La
perception de la « grande corruption », celle qui touche les échelons
supérieurs du pouvoir, semble même avoir progressé : 80 % environ des
Russes estiment que les organes du pouvoir sont complètement ou
fortement touchés par ce fléau 1. En mars et juin 2017, le documentaire Ne
l’appelez pas Dimon de l’opposant Alexeï Navalny, qui dénonçait les
luxueuses propriétés du Premier ministre Dmitri Medvedev, a fait descendre
dans la rue des milliers de personnes dans plusieurs villes russes. Pour
l’opposition libérale, le président est au cœur du système corrompu.
Dans une économie de rente, la faiblesse des institutions démocratiques,
l’absence de vraie opposition politique, de liberté des médias, de société
civile forte et de justice indépendante sont les facteurs qui favorisent le
phénomène. L’interpénétration entre les milieux des affaires, la politique et
les structures de force, ainsi que la forte présence de l’État dans les secteurs
économiques l’aggravent encore plus. Enfin, la bureaucratie
surdimensionnée, la réglementation complexe et difficile à respecter
ouvrent la porte à la corruption, qui met de l’huile dans les rouages pour
fluidifier les échanges entre les agents économiques en contournant les
règles.
Sur le plan politique, pendant longtemps, la corruption semblait nourrir
les loyautés vis-à-vis du système qui protégeait les « siens ». La situation
évolue : durant le troisième mandat de Vladimir Poutine, les affaires de
corruption n’épargnent ni gouverneurs, ni représentants des structures de
force, ni ministres, sans qu’on soit certain s’il s’agit d’une vraie volonté
d’en finir ou d’une lutte entre les clans pour une répartition des ressources
et de l’influence. Les effets de la corruption sont évidemment néfastes pour
l’entrepreneuriat, la croissance et l’investissement, mais ils érodent aussi la
confiance de la population envers le régime.

1. Sondage du Centre Levada, mars 2017.


70

Les Russes sont-ils homophobes ?


En privé ou en public, peu de sujets suscitent autant de rejet unanime
chez les Russes de tous bords politiques que l’homosexualité. Les degrés de
cette attitude négative varient du mépris affiché à la violence verbale et
physique. La Russie a aussi connu plusieurs cas de harcèlement sur les
réseaux sociaux par des groupes ultra-orthodoxes et nationalistes, des
agressions et des meurtres particulièrement cruels de personnes à
l’« orientation sexuelle non traditionnelle ». Si les chiffres sont difficiles à
connaître – les victimes se déclarent rarement pour éviter de se dévoiler en
public –, les différentes organisations de défense des droits des minorités
sexuelles nationales et internationales classent la Russie parmi les pays les
moins tolérants à cet égard.
Le président Poutine peut raconter en public des plaisanteries douteuses
sur les « uniformes bleus clairs » (couleur symbolisant les gays en Russie),
mais il affirme toujours fermement l’absence de toute discrimination à
l’égard des homosexuels. La société russe s’exprime avec moins de
nuances : en 2013, 38 % des Russes estimaient qu’il faut soigner les
homosexuels et 47 % qu’ils ne doivent pas bénéficier des mêmes droits que
les autres citoyens 1. Les explications d’une telle attitude sont multiples. La
Russie n’a pas connu de révolution sexuelle comparable à celle des années
1960 en France. L’homosexualité s’inscrit mal dans les valeurs orthodoxes
ou communistes : à l’époque soviétique, elle était même passible de prison
(l’article correspondant a existé dans le Code pénal entre 1934 et 1993).
Le contexte de confrontation grandissante avec l’Occident a fait de ce
sujet – avec l’aide de la propagande officielle – une ligne de partage entre la
Russie, gardienne des valeurs traditionnelles, et un Occident « décadent ».
Le mariage gay – « péché » et « symptôme d’apocalypse » d’une société,
selon le chef de l’Église orthodoxe russe, le patriarche Cyrille – alimente
l’image de l’ennemi occidental. C’est par cette voie insidieuse que
l’Occident essayerait de démolir autant l’identité que la démographie russe.
Adoptée en 2013, la loi contre la propagande de l’homosexualité parmi les
mineurs a été reconnue comme discriminatoire par la Cour européenne des
droits de l’homme, mais largement approuvée par la population russe. Les
restrictions à l’adoption des enfants russes par les Occidentaux sont
justifiées par les craintes qu’ils ne tombent entre les mains de couples gays,
la pédophilie et l’homosexualité étant largement amalgamées par les
Russes.
Le sujet tourne au scandale international en 2017 après la révélation par
un journal de l’opposition russe, Novaya Gazeta, d’enlèvements, de tortures
et de meurtres d’homosexuels en Tchétchénie. Les autorités tchétchènes
nient autant la véracité des faits que l’existence d’homosexuels dans cette
République musulmane traditionaliste. La question des droits des
homosexuels a ainsi évolué du sujet de vie privée à un sujet hautement
politisé à l’intérieur du pays et à l’international, en faisant au passage des
victimes humaines.

1. Sondage du Centre Levada, avril 2013.


71

La société russe est-elle sexiste ?


Dans Conversations avec M. Poutine, le long documentaire du réalisateur
américain Oliver Stone, Vladimir Poutine explique qu’il n’a pas de
« mauvais jours » pour la bonne raison qu’il n’est pas une femme.
Plaisanterie sexiste en présence de la chancelière allemande Angela Merkel,
remarque misogyne adressée indirectement à Hillary Clinton… Les propos
du président russe scandalisent souvent les médias occidentaux, mais ne
provoquent aucun émoi chez la grande majorité des Russes.
Pourtant, les femmes soviétiques ont eu le droit de vote en 1917,
longtemps avant les Françaises (1945). La première femme ministre dans
l’histoire, ainsi que la première femme ambassadeur, était une Soviétique,
Alexandra Kollontaï. À l’époque soviétique, le travail des femmes à égalité
avec les hommes était glorifié par le discours officiel, alors que le statut de
femme au foyer était mal perçu par la société. En 1989, elles représentaient
le tiers du Congrès des députés du peuple, grâce aux quotas que leur
réservait le Parti communiste de l’URSS.
D’après le Global Gender Gap Report, préparé tous les ans par le Forum
économique de Davos, la Russie postsoviétique est bien classée en matière
d’accès des femmes à l’éducation, à la santé et au marché du travail.
Cependant, comme dans plusieurs autres pays, des progrès restent à
accomplir en matière d’égalité des salaires : les femmes russes sont payées
de 25 à 30 % de moins que les hommes. Plus on monte dans la hiérarchie
du monde des entreprises, moins on y trouve de femmes : elles dirigent
13 % des entreprises russes. Le même problème touche la fonction publique
et la vie politique : depuis 1991, le pays a connu au total dix ministres
femmes. Dans la Douma (chambre basse du Parlement russe) actuelle, les
femmes représentent 15,5 % des parlementaires et dans le Conseil de la
Fédération (chambre haute, présidée d’ailleurs par une femme, Valentina
Matvienko) 16 %. Le progrès est indéniable, car les chiffres respectifs au
début des années 1990 étaient de 10 % et de 1 %. En mars 2017, le Premier
ministre Dmitri Medvedev a fait adopter une « Stratégie nationale de
l’action dans l’intérêt de la femme pour 2017-2020 » concernant les
salaires, la santé, la prévention de la violence et le soutien à la participation
des femmes à la vie politique. Il est d’autant plus surprenant dans ce
contexte de voir la Douma adopter en 2016 une loi sur la décriminalisation
de la violence familiale (sauf récidive), à laquelle la majorité de la société a
exprimé un soutien.
En fait, si l’on observe un progrès dans l’égalité des sexes dans le
domaine professionnel, une certaine archaïsation des attitudes est observée
dans la vie privée et familiale, favorisée par la montée du discours sur les
valeurs conservatrices qui prône la répartition traditionnelle des rôles entre
les hommes et les femmes. Cette nouvelle tendance influence certainement
le regard sur le rôle de la femme dans la vie politique : les sociologues
constatent le recul du nombre de personnes – autant chez les hommes que
chez les femmes – qui souhaiteraient une plus grande participation des
femmes à la vie politique et aux postes de responsabilité : ainsi, en 2017,
53 % des Russes sont opposés à ce qu’une femme devienne présidente du
pays 1.

1. Sondage du Centre Levada, octobre 2017.


72

La société russe est-elle militarisée ?


Depuis le début de la confrontation entre la Russie et les pays
occidentaux, la presse officielle et les revues militaires russes abondent en
articles dénonçant les tentatives occidentales d’exercer une influence sur la
société russe et appelant à y résister en renforçant le « travail patriotique »,
avant tout auprès des jeunes. Le retour de l’éducation patriotique dans les
écoles – qui reprend largement les méthodes et les formes soviétiques
militarisées – est en réalité très antérieur à cette crise, même si celle-ci lui
donne un nouveau sens et une intensité plus forte.
Dès l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, plusieurs pratiques
soviétiques renaissent de leurs cendres, comme des cours de « préparation
militaire de base » dans les écoles ou les normes sportives « Prêt au travail
et à la défense » (GTO). Depuis l’annexion de la Crimée, une véritable
hystérie anti-occidentale, abondamment alimentée par la propagande,
pousse à aller au-delà de la réactivation de ces pratiques soviétiques. En
octobre 2016, Yunarmia (Armée des jeunes) compte dans ses rangs
26 000 enfants entre 11 et 18 ans qui suivent des entraînements sportifs et
militaires. Le parc d’attractions Patriot accueille des jeunes qui peuvent se
familiariser avec les équipements militaires. Une maquette du Reichstag
allemand y a été installée : le ministre de la Défense Sergueï Choïgou en a
organisé une prise d’assaut en avril 2017, peu avant l’anniversaire de la
victoire sur l’Allemagne nazie. L’affichage extérieur du patriotisme devient
de bon ton et la symbolique militaire est à la mode.
L’objectif du travail patriotico-militaire est double. D’une part, il vise à
améliorer l’image des forces armées auprès des jeunes, à encourager une
attitude positive envers la conscription et, enfin, à susciter chez les jeunes
des vocations militaires. On assiste d’ailleurs à une multiplication de
différents cursus – très prisés – selon le modèle impérial ou soviétique, qui
préparent les jeunes aux carrières militaires (écoles et classes des cadets).
Nombreux sont les parents qui souhaitent voir leurs enfants faire le service
militaire, voire une carrière dans l’armée ou dans d’autres structures de
force. Les établissements militaires et l’armée semblent en effet ne plus
connaître les mêmes problèmes de recrutement que dans les années 1990 et
le début des années 2000.
Le deuxième objectif de l’éducation militaro-patriotique est politique :
elle permet de cimenter la loyauté vis-à-vis du régime. La société russe ne
montre aucune réticence au retour de l’éducation patriotico-militaire dans
les écoles. Les raisons en sont multiples et vont de la nostalgie des parents,
qui retrouvent des éléments de leur jeunesse, à la perception de l’existence
d’une menace militaire directe que ressent la majorité des Russes.
Cependant, l’accès à l’information et le degré d’ouverture du pays limitent
l’ampleur et l’impact de ce type de méthodes sur la jeunesse russe, plus
« connectée », plus individualiste et plus libre d’esprit qu’à l’époque
soviétique.
73

En quoi croit la jeunesse russe ?


Mieux formés, plus connectés et dopés aux réseaux sociaux, les jeunes
Russes s’intéressent moins à la culture et à la politique que leurs parents. À
part ces caractéristiques, dresser le portrait d’un jeune Russe moyen relève
du défi, tant les conditions de vie diffèrent en fonction du milieu social ou
de la région. En 2016, un jeune Moscovite intègre un marché du travail qui
affiche 1,8 % de chômage et un salaire moyen mensuel de 64 000 roubles
(1 000 euros), tandis que les indicateurs respectifs pour le Caucase du Nord
sont de 11 % et de 22 000 roubles (350 euros).
En outre, dans une société où le népotisme et les pratiques informelles
ont de solides racines, il est impossible de comparer les perspectives de
carrière professionnelle d’un fils de haut fonctionnaire occupant des postes
à responsabilité avant la trentaine à celles de ses compatriotes devant percer
par eux-mêmes. Les visions politiques de la société russe et de son avenir
seront aussi contrastées entre un jeune membre d’un mouvement pro-
Kremlin et un blogueur soutenant l’opposant au régime Alexeï Navalny.
Enfin, la perception du monde extérieur distinguera les jeunes Russes qui
voyagent ou qui font des études à l’étranger de ceux – majoritaires – qui
n’ont jamais quitté le pays.
La jeunesse postsoviétique semble apolitique. Selon la « Stratégie de la
politique de la Fédération de Russie à l’égard des jeunes jusqu’à 2016 »,
moins de la moitié participe aux élections au niveau fédéral, seulement
33 % s’intéressent à la politique, alors que 1-2 % y prennent une part active
et que 2,7 % sont membres de différentes associations. Dans ces conditions,
la participation visible des jeunes aux actions de protestations en mars et en
juin 2017 a été une mauvaise surprise pour les autorités qui se sont alors
précipitées à renforcer l’« éducation patriotique » dans les écoles et les
universités, à auditionner de jeunes blogueurs au Parlement et à commander
des études pour mieux comprendre cette « génération Poutine », dont
beaucoup n’ont pas connu d’autres présidents à la tête du pays.
Les sondages se veulent pourtant rassurants pour les autorités : la vision
des jeunes Russes n’est pas si différente de celle des adultes. Certes, ils
expriment un mécontentement face au faible niveau des salaires et la
corruption. Cependant, 48 % des jeunes croient que le pays va dans la
bonne direction (contre 21 % qui pensent le contraire). Leur potentiel de
protestation semble faible : 80 % n’envisagent pas de prendre part à des
actions de protestation et 76 % approuvent l’action de Vladimir Poutine,
surtout en matière de politique étrangère. Ils partagent plutôt les idées de
gauche sur une meilleure protection sociale, une plus grande présence de
l’État dans les domaines économiques et sont peu préoccupés par les droits
civiques, la liberté d’expression, la faiblesse des institutions
démocratiques 1, etc. Si l’on croit ces sondages, la prochaine génération des
élites russes ne seront pas des interlocuteurs plus commodes pour
l’Occident que leurs prédécesseurs.

1. Sondage de la Fondation de l’opinion publique FOM, octobre 2016.


74

Vodka, sida et drogues sont-ils


les trois fléaux de la santé publique
en Russie ?
L’un des grands clichés sur les Russes est évidemment leur penchant
pour la vodka. Selon une étude de l’Organisation mondiale de la santé
(2015), avec plus de 14 litres d’alcool pur (éthanol) par habitant âgé de plus
de 15 ans, le pays figure parmi les cinq plus grands consommateurs à côté
d’autres républiques ex-soviétiques. Ces statistiques font écho à plusieurs
autres études, selon lesquelles une mortalité élevée parmi les hommes avant
l’âge de la retraite est due précisément à la surconsommation d’alcool.
L’Agence nationale de protection du consommateur (Rospotrebnadzor)
enregistre néanmoins une évolution des comportements et la baisse de plus
de 25 % de la consommation de tout type d’alcool dans le pays entre 2009
et 2016. La consommation de vodka est particulièrement affectée : les
Russes semblent boire désormais bien plus de bière. Pour autant, les
chiffres officiels ne tiennent pas compte des alcools frelatés ou des produits
techniques contenant de l’alcool qui font des ravages, notamment dans les
régions reculées et en milieu rural. En décembre 2016, un grand scandale a
secoué le pays : près de 80 personnes sont mortes à Irkoutsk après avoir
consommé un produit destiné à parfumer le bain.
Au cours des dernières années, plusieurs mesures ont été prises pour
mieux réglementer les ventes au détail d’alcool, interdire la publicité et
fermer les points de vente situés à proximité des écoles. Les statistiques de
santé publique concernant la consommation d’alcool montrent quelques
tendances positives : le nombre de malades suivis par des établissements
spécialisés a été divisé par deux depuis les années 1990. La situation est
certes différente selon les régions : certaines, comme Magadan à l’Extrême-
Orient, font exploser la moyenne nationale, alors que les régions
musulmanes du Caucase du Nord ne consomment quasiment pas d’alcool.
En avril 2017, pratiquement 30 % des Russes affirment ne jamais boire
d’alcool et encore autant en boivent moins d’une fois par mois 1.
Les chiffres de consommation de drogue connaissent une légère baisse,
mais restent extrêmement élevés : selon le Service fédéral du contrôle des
stupéfiants, le pays comptait plus de 7 millions de consommateurs de
drogues diverses en 2016. Parallèlement, le nombre de malades du sida n’a
cessé de progresser depuis la chute de l’URSS. En 2016, la ministre de la
Santé, Veronika Skvortsova, a provoqué un tollé en citant le chiffre d’un
million de malades et en précisant que dans une vingtaine de régions la
situation était critique. Fin 2017, le programme commun des Nations unies
sur le sida (ONUSIDA) a déclaré que la Russie était le troisième pays du
monde en termes de nouvelles infections par le sida, après l’Afrique de Sud
et le Nigeria. L’organisation pointe l’indifférence, sinon les préjugés, qui
entoure ce problème en Russie, mais aussi le manque de volonté politique
face à l’ampleur de l’épidémie. Les stratégies de prévention et les
traitements de substitution qui sont appliquées en Occident pour lutter
contre la consommation des drogues ou le sida sont souvent rejetées par les
élites et la société russes au profit des approches plus conservatrices (dont,
par exemple, le renforcement de l’éducation morale et religieuse à l’école).
Dans ce contexte, il est inquiétant de constater la réduction du budget
fédéral pour la santé depuis 2014. Combinée à des réformes d’optimisation
des structures médicales, cela aboutit à une baisse du nombre de médecins
et de places dans les hôpitaux, confirmée par les statistiques officielles
russes. Le secteur privé draine les meilleurs médecins et un système de
santé à deux vitesses entre le public et le privé s’est progressivement créé,
alors que les élites russes préfèrent, quant à elles, se faire soigner à
l’étranger.

1. Sondage du Centre Levada, avril 2017.


75

L’environnement est-il un enjeu pour


les Russes ?
L’année 2017 a été déclarée par Vladimir Poutine celle de la protection
de l’environnement en Russie. Visites dans les réserves naturelles, vol avec
des cigognes, voyages en Arctique – tout au long de ses mandats
présidentiels, le président russe s’est toujours montré sensible à cette
question. Les citoyens sont préoccupés par la situation écologique : 56 %
l’estiment « mauvaise » ou « très mauvaise » 1 dans leurs regions.
Paradoxalement, ces préoccupations ont peu d’effets sur leurs pratiques
dans la vie courante : les Russes n’effectuent pas de tri sélectif et sont peu
sensibilisés à la pollution liée à l’utilisation des voitures ou de l’air
conditionné. Par ailleurs, la population est peu informée des activités des
écologistes, ne croit pas vraiment à l’efficacité de leur action et les soutient
peu, estimant que c’est à l’État de prendre en charge la gestion de ces
problèmes. À quelques rares reprises dans l’histoire postsoviétique, les
activistes ont réussi à fortement mobiliser l’opinion publique : pour éloigner
le tracé d’un oléoduc du lac Baïkal (2006) et pour empêcher la construction
d’une autoroute à travers la forêt de Khimki, à côté de Moscou (2012).
Les compagnies russes voient dans les normes écologiques davantage
une contrainte économique et une source de corruption qu’une opportunité
de modernisation. Ainsi, le gouvernement a mis plusieurs années à obtenir
que les compagnies énergétiques recyclent le gaz de torche (gaz associé au
pétrole brûlé à l’aide de torchères). Il y a eu aussi des cas
d’instrumentalisation de la question écologique : ainsi, en 2006, le projet
pétrolier et gazier Sakhalin 2, dirigé par Shell, a été menacé d’arrêt pour
non-respect des normes environnementales. Cet argument, contesté par
l’entreprise, a aidé le gouvernement russe à renégocier le contrat initial de
partage de la production et à faire entrer Gazprom dans le consortium.
Sur le plan international, la Russie a rejoint la lutte contre le changement
climatique en signant le protocole de Kyoto en 1999 ou, plus récemment,
l’accord de Paris en 2015 (COP 21). Cependant, l’effet pratique de ses
engagements est faible. La Russie n’a pas prolongé ses engagements pour la
deuxième période du protocole de Kyoto (2013-2020). Dans le cadre de
l’accord de Paris, la Russie a déclaré son intention de réduire de 30 % les
émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 par rapport au niveau de 1990.
Or, suite à la chute de la production industrielle à l’époque postsoviétique,
les émissions russes sont déjà très en dessous de ce seuil.
Un discours ambigu est tenu sur le caractère anthropologique du
réchauffement climatique : en mars 2017, le président russe l’a attribué aux
« cycles globaux sur Terre ». On a pu aussi entendre les responsables
politiques russes évoquer ses potentiels effets bénéfiques pour l’économie
nationale grâce à l’augmentation de la part des terres arables, à la fonte des
glaces qui faciliterait l’extraction des ressources naturelles au nord du
cercle polaire et la navigation sur les voies arctiques. Même ambiguïté sur
l’« économie verte » : la « Stratégie de la sécurité économique jusqu’à
2030 » (adoptée en mai 2017) stipule même que son développement est une
« menace » pour le modèle économique russe basé sur les exportations des
énergies fossiles. Les questions écologiques passent ainsi après les intérêts
économiques et financiers, mais aussi après les projets de prestige comme
les Jeux olympiques de Sotchi de 2014, critiqués pour l’impact des
constructions sur les espaces naturels.

1. Sondage du Centre Levada, juin 2016.


76

Trouve-t-on encore des appartements


communautaires en Russie ?
Les kommunalki, les appartements communautaires partagés par
plusieurs familles, font partie intégrante de l’histoire, ainsi que de la
littérature et du cinéma soviétique. Leur apparition date de la Grande
Révolution d’Octobre (1917) : les autorités bolcheviks ont réquisitionné les
grands appartements bourgeois pour les diviser en plus petits lots et loger
des ouvriers et des paysans à côté des anciens propriétaires. Chacune des
familles avait sa chambre, mais partageait avec les autres la cuisine et les
sanitaires. Le ménage, la consommation de l’électricité et de l’eau,
l’utilisation des fourneaux – tout pouvait être objet de querelles
quotidiennes. Censée parer à la crise du logement, cette vie commune
forcée a créé une réalité sociale particulière dont l’une des facettes était la
surveillance réciproque des habitants et les dénonciations. « Ce serait des
gens ordinaires… s’ils n’étaient pas corrompus par la question du
logement » : cette phrase d’un personnage du roman culte de Mikhaïl
Boulgakov, Le Maître et Marguerite, est restée longtemps populaire. La
construction sous Nikita Khrouchtchev de khroutchevki – bâtiments types à
quatre étages que connaît chaque ville russe – a permis de reloger des
milliers de familles dans les appartements – certes, petits, mais individuels.
Aujourd’hui, les kommunalki de l’époque soviétique ont quasiment
disparu. Dans les années 1990, les appartements ont été privatisés
moyennant des sommes modiques versés à l’État, seul propriétaire
immobilier en URSS. Les kommunalki, délabrés, mais à allure bourgeoise et
à position géographique centrale, étaient prisés par les nouveaux riches qui
proposaient aux anciens occupants de les reloger dans les petits
appartements individuels des banlieues. À Moscou et à Saint-Pétersbourg,
quelques Russes entrepreneurs organisent encore des visites guidées dans
les derniers kommunalki pour les curieux ou les nostalgiques.
Cependant, un nouveau type d’appartements communautaires est apparu
dans les grandes villes. Parfois résultat du mauvais partage de l’héritage ou
d’un divorce, cette émergence est aussi due à la cherté de l’immobilier,
particulièrement à Moscou. En 2017, un mètre carré dans la capitale coûte
en moyenne 205 000 roubles (2 300 euros), alors que le salaire moyen tous
secteurs confondus est de 65 000 roubles (moins de 1 000 euros). Il arrive
donc qu’un ménage achète (ou loue) juste une pièce dans un appartement,
ce qui donne en outre le droit à un permis de résidence à Moscou. Le parc
de ce type de logement communautaire est évalué à moins de 2 %. Les
autorités n’arrivent pas à en venir à bout malgré les multiples programmes
de relogement : de nouveaux appartements communautaires se recréent
immédiatement.
L’accès au crédit immobilier (le taux d’emprunt atteint pourtant 13 % en
2016) a beaucoup contribué à améliorer la situation en matière de logement.
Néanmoins, selon le Service fédéral des statistiques, en 2016, 19 % des
logements n’ont pas d’eau courante, 23 % pas de canalisation, 15 % pas de
chauffage, 32 % pas d’eau chaude, 33 % pas de gaz. Les campagnes de
charité lancées à la télévision russe pour aider les personnes âgées dans les
villages à acheter du bois à chauffer pour l’hiver surprennent
particulièrement dans un pays qui se veut une puissance énergétique.
77

Quelle importance le sport a-t-il pour


les Russes ?
Les jeux sportifs traditionnels russes – lapta (jeu de ballon et de batte) et
gorodki (jeu de quilles) – ont depuis longtemps cédé la place au football en
été et au hockey sur glace en hiver. Les études d’audimat à la télévision
montrent que les Russes suivent attentivement les compétitions de volley-
ball, de basket-ball, de tennis, de natation, de ski et de patinage artistique,
mais le football reste le leader incontestable.
Le sport est une affaire de santé publique. En 2017, l’État russe y
consacre 0,5 % du produit intérieur brut ; à titre de comparaison, les
dépenses d’un pays comme la France sont de 2 % du PIB. Divers rapports
soulignent l’insuffisance des investissements et le manque d’équipements
publics à des prix accessibles dans les différentes parties du pays.
Néanmoins, le nombre des équipements construits tous les ans en vertu des
programmes fédéraux spéciaux augmente. La part de Russes pratiquant
régulièrement un sport progresse aussi : elle est passée de 15 % en 2008 à
environ 32 % en 2016. Les autorités cherchent à l’augmenter, notamment
parmi les jeunes. Ainsi, en mars 2014, un oukase présidentiel remet à
l’ordre du jour les normes sportives soviétiques GTO (« Prêt au travail et à
la défense »). Le sport pour les jeunes va ainsi souvent de pair avec
l’éducation patriotique et militaire.
Le sport est au cœur des relations informelles au sommet de l’État et
permet d’entretenir une proximité directe avec le président. Plusieurs
membres d’élites russes avaient suivi Boris Eltsine dans son engouement
pour le tennis, tout comme certains qui partagent aujourd’hui avec Vladimir
Poutine la passion pour le hockey sur glace (« Ligue de nuit »), tels le
ministre de la Défense Sergueï Choïgou, le gouverneur de la région de
Moscou Andreï Vorobiev ou les frères entrepreneurs Arkady et Boris
Rottenberg. Anciens partenaires de judo de Vladimir Poutine, ces derniers
sont réputés pour avoir une relation de confiance avec le président, ce qui
semble bénéfique pour obtenir des contrats publics. Plusieurs membres
d’élites sont des sponsors des clubs et membres des fédérations sportives.
Le sport est aussi une affaire de prestige international. Sensible à l’image
de son pays, Vladimir Poutine a mis tout son poids pour que la Russie
accueille les Jeux olympiques d’hiver en 2014. Organisés dans la ville de
Sotchi – au climat subtropical – ces Jeux se sont avérés les plus chers de
l’histoire. En dépit de plusieurs scandales qui ont précédé la compétition
(concernant l’attribution des appels d’offres, le coût des constructions, les
conditions de travail des migrants, le respect de l’environnement), le défi
sportif a été relevé avec brio : la Russie a triomphé dans plusieurs sports
avec 33 médailles dont 13 médailles d’or, alors qu’aux Jeux de Vancouver,
quatre ans auparavant, la délégation russe s’était classée seulement 11e. Or,
cette victoire ne tarde pas à être ternie par un scandale international autour
d’un système de dopage institutionnalisé, impliquant des officiels russes au
plus haut niveau.
Ainsi, toute l’équipe des athlètes russes a été écartée des JO de Rio. En
décembre 2017, le Comité international olympique a annoncé la suspension
de la Russie pour les Jeux olympiques d’hiver 2018, organisés à
Pyeongchang en Corée du Sud. Il s’agit d’une première dans l’histoire.
Plusieurs athlètes russes se sont vu retirer les médailles gagnés lors des JO
de Sotchi en 2014, alors que Vitali Moutko, vice-Premier ministre et ancien
ministre des Sports, a été suspendu à vie de toute activité olympique.
Contrairement aux attentes, la Russie ne boycottera pas les JO de
Pyeongchang et les sportifs russes ayant fait preuve de leur probité sportive
pourront participer sous la bannière olympique.
Si les Russes condamnent l’utilisation des produits dopants dans le sport,
ils estiment que leurs sportifs ne sont pas plus dopés que les autres et que
les autorités sportives internationales font preuve d’une attitude partiale à
leur égard. En 2018, la Coupe du monde de football sera un défi autant
sportif pour l’équipe nationale que politique pour les autorités russes.
POLITIQUE ÉTRANGÈRE
78

Pourquoi les Russes se sentent-ils


humiliés et encerclés ?
À la différence de l’Europe, la Russie postsoviétique n’a pas vraiment
bénéficié de « dividendes de la paix » : depuis la chute de l’URSS, l’armée
russe a mené des guerres ou des campagnes militaires sur son sol (deux
guerres de Tchétchénie, des opérations militaires au Daghestan) ou à ses
frontières (Tadjikistan, Transnistrie, Géorgie, Ukraine), avant d’aller au-
delà de sa zone d’influence directe (Syrie). En fait, dans la perception de ce
membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, la menace
d’une guerre, venant de l’intérieur ou de l’extérieur, n’a jamais
complètement disparu : en janvier 2016, 65 % des Russes disaient ressentir
une menace militaire directe venant d’autres pays 1. L’Occident – et en
premier lieu l’OTAN – incarne aujourd’hui cette menace militaire pour
Moscou : les élargissements successifs de l’Alliance vers les frontières
russes, ses interventions hors de sa zone de responsabilité, les frappes sur la
Serbie, les opérations en Irak, en Afghanistan, en Libye, et leurs
conséquences peu concluantes, voire désastreuses, ont alimenté la vision
d’un Occident agressif.
Deux autres facteurs d’ordre très différent ont renforcé le sentiment
d’insécurité des Russes depuis la dislocation de l’URSS. D’une part, dans
les années 1990 et 2000, la Russie a fait partie des pays les plus touchés par
les attentats terroristes, à côté de la Somalie, de l’Afghanistan et de l’Irak.
L’une des raisons de sa vive préoccupation de l’évolution au Moyen-Orient
est le risque de propagation du terrorisme, du radicalisme et de l’islamisme
qui – via les frontières poreuses avec les pays de l’Asie centrale – peuvent
affecter le sud du pays. À ce titre, l’action occidentale au Moyen-Orient et
la déstabilisation des régimes autoritaires, mais laïcs, ont été interprétées
comme génératrices de ce type de risque. D’autre part, les autorités sont
vigilantes face à toute action qui menacerait l’intégrité territoriale du pays
et la stabilité du régime. Les « révolutions de couleur » dans l’espace
postsoviétique et au Moyen-Orient qui ont abouti à la chute des régimes – et
qui dans la perception des dirigeants russes sont immanquablement
instiguées par l’Occident – sont une véritable hantise du Kremlin.
Enfin, à ces préoccupations stratégiques actuelles s’ajoute le souvenir
encore vif de la chute de l’URSS et des années de transition qui l’ont suivie.
« Grande catastrophe géopolitique » selon Vladimir Poutine, la disparition
de l’URSS a entraîné la perte de la stabilité économique et sociale, de la
gratuité de plusieurs services publics, mais aussi des territoires, du rang et
du prestige international. Les raisons de la chute de l’URSS n’ont jamais été
vraiment comprises et acceptées par les Russes. Plus d’un quart de siècle
plus tard, 56 % des Russes regrettent encore sa disparition, 51 % pensent
qu’elle aurait pu être évitée et 52 % croient à un complot des élites
nationales ou de l’Occident 2. On voit bien que ce dernier est véritablement
au cœur des préoccupations, des craintes et des frustrations russes. Effacer
l’humiliation d’une défaite perçue comme accidentelle et injuste, telle est la
corde sensible – amplifiée par la propagande officielle – sur laquelle jouent
les autorités russes depuis l’annexion de la Crimée.

1. Sondage du Centre Levada, janvier 2016.


2. Sondage du Centre Levada, novembre 2016.
79

Comment la Russie est-elle devenue


incontournable dans la géopolitique
mondiale ?
La Russie n’a jamais manqué d’outils d’influence. Membre du Conseil de
sécurité de l’ONU, elle recourt fréquemment à son droit de veto – souvent
avec le soutien de la Chine. Ainsi, elle l’a utilisé à plusieurs reprises pour
s’opposer aux résolutions sur la Syrie initiées par l’Occident. Forte de l’un
des plus importants arsenaux nucléaires, la Russie est l’un des piliers de la
stabilité stratégique européenne et globale. Puissance énergétique, elle a
recouru à plusieurs reprises à ce levier pour parvenir à ses buts dans
l’espace postsoviétique. Bien plus difficile à prouver, l’exportation des
pratiques de corruption – y compris au plus haut niveau – semble être une
méthode courante, notamment dans le domaine énergétique des pays de
l’ancien bloc socialiste. Enfin, avec les États postsoviétiques, plusieurs
canaux d’influence fonctionnent, à commencer par la présence des
russophones sur leurs territoires et par les liens entre les structures de force,
hérités de l’époque soviétique. Depuis l’annexion de la Crimée, trois outils
sont privilégiés par le Kremlin. Tout d’abord, l’emploi limité de la force
militaire : en Syrie, les frappes aériennes et l’installation des systèmes
antimissiles S-400 ont bouleversé la donne et ont permis à la Russie d’en
tirer des bénéfices diplomatiques et politiques. Le deuxième outil relève de
la « guerre hybride » ou « non linéaire » : cette définition en vogue
comprend la propagande, la guerre d’information, la diffusion de fake news
(fausses nouvelles) et d’autres méthodes d’influence qui sèment le doute
chez l’adversaire, permet de nier sa propre implication et rend la riposte
difficile. Enfin, le troisième relève du domaine cyber. On soupçonne des
hackers russes d’ingérence dans les élections américaines en faveur de
Donald Trump. Sans qu’on puisse aujourd’hui établir les responsabilités et
comprendre la véritable implication de l’État russe, l’impact est déjà
considérable : la Russie n’est plus seulement perçue comme un perturbateur
sur la scène internationale, mais comme une menace directe pour les
démocraties occidentales.
Les succès diplomatiques et politiques russes semblent évidents. Les
négociations d’Astana sur la Syrie entre les puissances régionales – Russie,
Turquie, Iran – excluent l’Occident. Après les événements en Ukraine, il est
peu probable que la question de l’élargissement de l’OTAN vers ce pays ou
la Géorgie soit remise à l’ordre du jour dans un avenir prévisible. Par
ailleurs, d’autres tendances se manifestent, beaucoup moins favorables à la
Russie, qui risquent d’alimenter son sentiment d’insécurité. Plusieurs pays
de l’Union européenne, où l’on observait la baisse des dépenses militaires
et des effectifs, s’engagent désormais à inverser la tendance. La demande
est plus grande – notamment dans les pays baltes et en Pologne – pour une
plus forte présence des troupes de l’OTAN sur leurs territoires. Les pays
neutres comme la Finlande et la Suède réfléchissent à un rapprochement
avec l’Alliance atlantique. Les succès militaires et diplomatiques tactiques
peuvent finalement contribuer à dégrader l’environnement stratégique russe
à plus long terme et l’inciter à la recherche de nouvelles réponses.
80

Qui sont les alliés de la Russie ?


À l’époque soviétique, l’URSS était à la tête du pacte de Varsovie, une
alliance politique et militaire conclue entre les pays du bloc socialiste face à
l’OTAN. L’alliance a été dissoute à la chute de l’URSS en 1991 et la Russie
estime toujours que l’OTAN devait suivre le même sort pour éviter de
nouvelles lignes de division en Europe. Depuis, la Russie n’a rebâti aucune
alliance durable autour d’elle, alors que plusieurs de ses anciens alliés ont
rejoint l’OTAN et même pour certains, comme la Pologne et la Roumanie,
ont accepté les éléments de défense antimissile américains sur leur territoire
dans le but de se prémunir précisément contre la « menace russe ».
En 2014, le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a cité parmi
les alliés de la Russie quatre groupes de pays : l’Organisation du traité de
sécurité collective (OTSC, créée en 1992, elle comprend aujourd’hui, outre
la Russie, l’Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan, la
Biélorussie) ; les partenaires des projets d’intégration eurasienne (le
Kazakhstan, la Biélorussie, l’Arménie, le Kirghizistan) ; l’Organisation de
coopération de Shanghai (OCS, qui réunit depuis 2001 le Kazakhstan, le
Kirghizstan, la Chine, la Russie, le Tadjikistan, l’Ouzbékistan et, depuis
2017, l’Inde et le Pakistan), ainsi que les BRICS (le Brésil, la Russie,
l’Inde, la Chine, l’Afrique du Sud). Au premier abord, la liste est
impressionnante, car ces pays concentrent la moitié de la population et un
tiers du PIB mondial. On peut ajouter à ces liens institutionnalisés l’axe
Turquie-Iran-Russie qui s’est formé autour du conflit en Syrie, un autre allié
russe au Moyen-Orient, la coopération avec la Serbie en Europe centrale ou
encore le Vietnam avec lequel la Russie a signé un accord sur une zone de
libre-échange.
Si ces alliances sont utiles à la Russie pour des raisons économiques ou
géopolitiques, aucune n’est inconditionnelle, symétrique, exclusive et
irréversible. Une partie – OTSC ou Union économique eurasienne – est
déséquilibrée économiquement, militairement et politiquement au profit de
la Russie. L’intégration militaire au sein de l’OTSC est « en panne » :
Moscou privilégie clairement les partenariats bilatéraux en fonction de ses
priorités géopolitiques. Avec la Chine, la coopération est de plus en plus
étroite, mais le différentiel de puissance économique et financière est au
profit de la Chine. L’OCS est souvent paralysée par les craintes russes à
l’égard de la force de frappe financière de la Chine et risque de l’être encore
plus à cause des rivalités entre les deux nouveaux membres, l’Inde et le
Pakistan. La Chine n’hésite pas à lancer ses propres projets comme les
« Routes de la Soie » ou à traiter sur une base bilatérale avec les pays
d’Asie centrale. Les échanges intra-zone sont faibles au sein de l’Union
économique eurasienne, et pour plusieurs pays, à commencer par la Russie
elle-même, les premiers partenaires commerciaux sont l’Union européenne
ou la Chine. Au sein des BRICS, l’élaboration d’un agenda politique
commun sur fond d’anti-occidentalisme a peu de chance d’aboutir. Dans le
cas turc, la rapidité du retournement de l’alliance a été frappante après
qu’un avion militaire russe eut été abattu fin 2015. Enfin, aucun des alliés
russes n’a suivi Moscou pour reconnaître l’annexion de la Crimée ou
l’indépendance de l’Abkhazie ou de l’Ossétie du Sud.
La question des alliances est étroitement liée à celle de la souveraineté.
Durant l’été 2014, à une séance du Conseil de sécurité, Vladimir Poutine
tranche le dilemme sans équivoque : « Dieu soit loué, la Russie ne fait
partie d’aucune alliance et c’est le gage de notre souveraineté… » Les
critiques de cette position russe la qualifient de « solitude stratégique » ou
d’« isolement splendide ». Mais, finalement, ce choix est conforme à
l’histoire russe : depuis l’empereur Alexandre III, « l’armée et la flotte sont
les seules alliées de la Russie ».
81

Quel est l’état de l’outil militaire


russe ?
Les défaillances de l’armée fédérale lors des guerres de Tchétchénie
(1994-1996, 1999-2000) ou face à l’armée géorgienne (août 2008) – malgré
les victoires militaires obtenues à un prix élevé – semblaient
symptomatiques du déclin militaire de la Russie. Pendant plusieurs années
depuis la chute de l’URSS, le manque de financements, les faibles soldes
des militaires, l’obsolescence des équipements, le phénomène de bizutage
ont fait de l’armée russe le symbole de la misère, de l’inefficacité et de
l’injustice. Dans ces conditions, peu de familles souhaitaient que leurs
enfants fassent leur service militaire : le nombre d’ouklonistes (personnes
cherchant à échapper au service militaire) était élevé et des réseaux de
corruption qui aidaient à y échapper se sont développés.
Depuis la guerre en Géorgie (2008), la situation a radicalement évolué.
Renouant avec la profonde culture militaire russe, Vladimir Poutine s’est
investi dans la modernisation d’un outil militaire crédible pour appuyer le
retour de la Russie sur les scènes régionales et internationale. La remontée
en puissance a été possible grâce à l’augmentation du budget militaire : en
2016, la Russie est l’un des trois leaders mondiaux par le niveau de
dépenses militaires. Si en montant absolu (69 milliards de dollars), elle
dépense neuf fois moins que les États-Unis (611 milliards) et trois fois
moins que la Chine (215 milliards) 1, la part de la dépense militaire dans son
PIB – ceci en dépit de la dégradation de la situation économique – reste la
plus élevée de ces trois pays (5,3 % pour la Russie, 3,3 % pour les États-
Unis et 1,9 % pour la Chine).
La portée de la modernisation de l’outil militaire russe en termes
capacitaires est jugée inégale selon les secteurs et les programmes de
modernisation engagés, et les ambitions des programmes de réarmement
semblent excéder les capacités de financement disponibles. Cependant, les
opérations en Crimée, à l’est de l’Ukraine, et surtout en Syrie, témoignent
d’un savoir-faire opérationnel incontestable. La « vitrine » syrienne a
rempli le carnet de commandes d’armements russes, notamment des
systèmes antimissiles S-400 convoités même par un membre de l’OTAN
comme la Turquie. La Russie est aujourd’hui le deuxième exportateur
d’armes (23 % des ventes mondiales) derrière les États-Unis (33 %). Grâce
à la crédibilité retrouvée de l’outil militaire, la Russie a aujourd’hui une
capacité suffisante pour peser dans l’espace postsoviétique, mais aussi sur
les équilibres globaux via une présence importante dans les quatre
domaines : mer, air, espace et cyber. Présence qui se manifeste aussi par des
manœuvres militaires de grande ampleur, ainsi que par les violations des
espaces maritime et aérien de différents pays.
L’image des forces militaires s’est aussi améliorée auprès de l’opinion
publique russe, dont la grande majorité (84 %) fait désormais confiance à
l’armée pour défendre le pays en cas de menace militaire 2. Les effectifs de
l’armée ont grimpé de 25 % entre 2011 et 2014 pour atteindre
850 000 personnes (sans compter les compagnies militaires privées
auxquelles la Russie semble recourir d’une manière tacite, notamment en
Syrie). Le nombre de kontraktniki (professionnels sous contrat) dans
l’armée russe dépasse désormais le nombre de conscrits et les hauts gradés
militaires déclarent ne plus rencontrer de problèmes de recrutement. Les
carrières militaires sont populaires, ce qui contribue au développement des
écoles et des classes de cadets pour les enfants. Outre les objectifs de
politique extérieure, l’outil militaire aide ainsi à remplir ceux de la politique
intérieure, en alimentant le patriotisme et en contribuant à la mobilisation
de la société russe.

1. Source : SIPRI Yearbook, 2017.


2. Sondage du Centre Levada, février 2017.
82

Quelles sont les relations de la Russie


avec les anciennes républiques
soviétiques depuis la chute
de l’URSS ?
Les États de l’espace postsoviétique occupent une place centrale dans la
politique extérieure russe pour des raisons économiques, géopolitiques,
stratégiques, militaires, mais aussi du fait de la densité des liens culturels,
familiaux et autres. Sans faire partie du territoire national, ces pays – avant
tout l’Ukraine et la Biélorussie – ne sont pas perçus comme complètement
étrangers : ils sont ainsi appelés « étranger proche ». Les Russes continuent
à regretter la chute de l’URSS : en janvier 2017, ils sont encore 25 % à
estimer que Moscou doit retenir ces pays sous son contrôle, y compris par
la force 1.
Aucune des anciennes républiques soviétiques – sauf les pays baltes,
membres de l’UE et de l’OTAN depuis 2004 – n’est devenue un modèle de
transition économique et politique réussie : plusieurs de ces économies
fragiles sont toujours dirigées par des leaders autocrates vieillissants. Cet
espace est traversé par des tendances contradictoires : la volonté de
réintégration avec la Russie sur de nouvelles bases coexiste avec la
recherche d’une réduction de la dépendance à son égard par la
diversification des partenariats extérieurs. Si la Biélorussie, l’Arménie, le
Kazakhstan, le Kirghizstan affichent une proximité avec Moscou, la
Géorgie et l’Ukraine se sont éloignées de son orbite à la suite des conflits
militaires, alors que la Moldavie, l’Azerbaïdjan, l’Ouzbékistan, le
Turkménistan et le Tadjikistan ont des positions variables.
Restant toujours le centre de gravité économique, Moscou a pourtant
beaucoup perdu de ses positions commerciales, industrielles et énergétiques
qu’elle tente de préserver à l’aide de différents projets d’intégration comme
l’Union économique eurasienne 2. Mais, pour plusieurs pays
postsoviétiques, l’Union européenne ou la Chine sont désormais les
premiers partenaires commerciaux et sources d’investissements. Cependant,
la Russie garde encore plusieurs atouts. Elle a une capacité d’accorder des
crédits ou des tarifs avantageux pour son gaz, nécessaires pour maintenir à
flot les économies inefficaces comme celle de la Biélorussie. Le marché
russe reste le plus important pour la production industrielle ou agricole de
plusieurs pays, et les embargos sur ces produits sont l’un des moyens de
pression auxquels la Russie recourt avec efficacité. Enfin, la Russie est le
centre d’attraction pour les migrants de cette zone qui, à part la Géorgie,
bénéficient d’un régime sans visas.
L’outil militaire modernisé, les bases militaires dont la Russie dispose sur
les territoires de l’Arménie, du Kirghizstan, du Tadjikistan, le territoire
séparatiste de Transnistrie et des républiques autoproclamées d’Abkhazie et
d’Ossétie du Sud, les ventes d’armes à plusieurs pays de la région, les
« conflits gelés 3 », le rôle clé dans les organisations régionales de sécurité
font de la Russie un acteur incontournable de la région. Avec le
remplacement progressif des générations des leaders au pouvoir, l’avenir
commun de cet espace dépendra de la capacité de la Russie à répondre aux
attentes économiques, tout en respectant la souveraineté nationale et
l’indépendance de ces pays, qui se construisent précisément dans
l’opposition à Moscou.

1. Sondage du Centre Levada, janvier 2017.


2. Voir la question 83, « Quelles sont les perspectives d’intégration pour les pays
postsoviétiques ? ».
3. Voir la question 84, « Pourquoi y a-t-il autant de “conflits gelés” dans l’espace
postsoviétique ? ».
83

Quelles sont les perspectives


d’intégration pour les pays
postsoviétiques ?
La Communauté des États indépendants (CEI) a été créée à la chute de
l’URSS pour préserver les liens économiques et commerciaux et un
minimum de coordination politique entre douze anciennes républiques
soviétiques (sans les pays baltes). En dépit des sommets régulièrement
organisés, la CEI s’est avérée une structure amorphe et peu efficace.
L’intégration en son sein se fait à des degrés variables, la présence de
certains membres est une pure formalité, tandis que la Géorgie s’en est
retirée.
Ce sont la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan qui sont les acteurs les
plus actifs de l’intégration de l’ancien espace soviétique. Les deux premiers
pays sont d’ailleurs liés par un État d’Union (depuis 1997), qui n’est
pourtant jamais devenu un véritable espace politique, économique,
militaire, monétaire, douanier et culturel commun. Après plusieurs
initiatives d’intégration plus ou moins abouties (comme l’Union douanière
en 1995), la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan, rejoints plus tard par
l’Arménie et le Kirghizstan, ont lancé en 2015 le projet de l’Union
économique eurasienne (UEEA). S’inspirant du modèle de l’Union
européenne, il a pour but d’assurer la libre circulation des marchandises,
des services, des capitaux et de la main-d’œuvre.
Le projet a débuté dans des conditions économiques et politiques
difficiles liées à la crise économique en Russie et aux sanctions
occidentales. Côté économique, les relations dans l’Union sont
déséquilibrées en faveur de la Russie et les échanges intra-zone ne
représentent que 10 à 12 % du volume du commerce extérieur de ses
membres. Côté politique, en dépit du discours sur l’égalité des partenaires,
plusieurs décisions sont prises par Moscou sans consultation des autres
membres de l’Union : tel était le cas de l’embargo alimentaire pour
répondre aux sanctions occidentales ou de la coordination avec le projet
chinois des « Routes de la Soie ». L’annexion de la Crimée, la guerre à l’est
de l’Ukraine, les déclarations du Kremlin sur la fragilité de l’État kazakh
ont porté un coup à la confiance des autres partenaires à l’égard de Moscou.
Fait significatif, ces alliés les plus proches de la Russie n’ont pas reconnu
l’annexion de la Crimée et cherchent à diversifier leurs relations extérieures
vers l’Union européenne, la Chine ou d’autres acteurs régionaux comme la
Turquie et l’Iran.
La Russie perçoit différemment le rôle de ces acteurs extérieurs dans
l’espace postsoviétique. L’Union européenne est vue comme une rivale
économique et stratégique : les pressions sur l’Arménie, fortement
dépendante de la Russie, ont poussé ce pays à refuser de signer l’Accord
d’association avec l’UE en 2013 et à rejoindre l’UEEA. À l’inverse, le
projet chinois des nouvelles « Routes de la Soie » n’est pas interprété
comme concurrent : la Russie ne cesse de souligner la complémentarité des
deux projets et d’œuvrer à leur plus étroite coordination.
L’avenir du projet d’intégration eurasiatique va dépendre de plusieurs
facteurs qui comprennent la conjoncture économique, l’évolution des
régimes politiques des pays dont certains sont dirigés par les mêmes leaders
autocrates depuis la fin de l’époque soviétique, la maîtrise des menaces
comme le terrorisme ou la montée des islamismes, les relations avec
d’autres puissances. Mais beaucoup dépendra aussi de l’évolution de la
Russie qui doit démontrer l’attractivité économique et politique de son
projet d’intégration dans un espace en proie à de fortes tendances
centrifuges.
84

Pourquoi y a-t-il autant de « conflits


gelés » dans l’espace postsoviétique ?
On peut souvent entendre que la chute de l’Empire soviétique a été
pacifique. C’est vite oublier que sa désintégration s’est accompagnée de
conflits armés sur les territoires nationaux des anciennes républiques
soviétiques (guerre civile au Tadjikistan, 1992-1997), entre les républiques
voisines (Haut-Karabagh, région à majorité arménienne située sur le
territoire de l’Azerbaïdjan) ou de cession des régions à minorité ethnique
(Transnistrie, territoire russophone en Moldavie ; Abkhazie et Ossétie du
Sud en Géorgie). Après des phases armées sanglantes, ces conflits dits
« gelés » ne trouvent toujours pas de solution. Aucune de ces républiques
n’est reconnue au niveau international. Avec des économies fragiles, elles
sont dépendantes des financements russes. L’existence de ces conflits
permet à la Russie d’avoir des bases militaires sur plusieurs territoires :
Arménie, Transnistrie, Abkhazie et Ossétie du Sud.
Bien que regroupés sous le même terme de « conflits gelés », ils n’ont
pas la même genèse, la même évolution et les réactions russes ont été
différentes. Ainsi, l’indépendance de la Transnistrie ou du Haut-Karabagh
n’a pas été reconnue par Moscou, contrairement à l’Abkhazie et l’Ossétie
du Sud. Dans les deux dernières, la Russie avait même délivré des
passeports russes aux habitants avant la guerre avec la Géorgie en
août 2008, ce qui a servi de moyen pour légitimer son intervention au nom
de la défense de ses citoyens. Au Haut-Karabagh, la Russie n’est pas partie
prenante du conflit, mais elle vend des armes aux deux protagonistes,
Arménie et Azerbaïdjan.
À l’est de l’Ukraine, la région du Donbass risque de devenir le cinquième
« conflit gelé » de l’espace postsoviétique, malgré tous les efforts déployés
par la France et l’Allemagne dans le cadre du processus de Minsk. Signe
qu’elle ne voit pas d’issue rapide au conflit, en février 2017, la Russie a
reconnu des documents officiels émis par les autorités des républiques
sécessionnistes de Donetsk et de Lougansk. C’est aussi Moscou qui verse
des pensions de retraites et des salaires aux fonctionnaires dans ces
républiques, alors que Kiev a cessé ces paiements (sauf pour les personnes
qui quittent ces territoires et s’enregistrent comme personnes déplacées).
La confrontation entre la Russie, d’un côté, et l’Ukraine et l’Occident, de
l’autre, risque d’avoir un impact sur l’évolution des conflits gelés. En effet,
l’Ukraine et la Russie sont des garants du processus de paix en Transnistrie.
Dans le conflit du Haut-Karabagh, la Russie et l’Occident coordonnent
leurs efforts dans le cadre du groupe de Minsk de l’OSCE. La crise
ukrainienne et l’annexion de la Crimée ont poussé la Géorgie à accélérer la
signature et la ratification de l’Accord d’association avec l’Union
européenne (juin 2014). En réponse, la Russie a signé un accord d’alliance
et de partenariat stratégique avec l’Abkhazie (novembre 2014), avant d’en
signer un similaire avec l’Ossétie du Sud (mars 2015).
Il est peu probable qu’une des républiques mentionnées ait de réelles
chances de rejoindre la Russie, en dépit de leurs souhaits exprimés dans ce
sens et même des référendums tenus dans certaines d’entre elles en faveur
de l’adhésion. À ce titre, la Crimée reste un exemple unique. Les « conflits
gelés » sur le territoire des républiques postsoviétiques servent d’instrument
qui permet de contrôler le choix stratégique des pays voisins et de garantir
leur non-adhésion à l’OTAN et à l’Union européenne.
85

Qu’est-ce que Rousskij mir ?


Rousskij mir (« Monde russe »), au-delà des frontières étatiques, était au
départ un concept qui semble consister à promouvoir la langue et la culture
russes à l’instar de la francophonie pour la France. Porté à l’origine par
quelques penseurs et philosophes soucieux des liens à entretenir entre la
Russie et les russophones de l’espace postsoviétique – au nombre de
25 millions lors de la chute de l’URSS –, il fait son entrée dans le discours
officiel en 2007. La mission est alors confiée aux institutions spécialement
créées, comme l’Agence gouvernementale Rossotroudnitchestvo et la
Fondation Rousskij Mir.
Pourtant, le concept – tout en restant assez large et flou – acquiert
progressivement d’autres dimensions : religieux, politique, national,
idéologique, civilisationnel et géopolitique. La composante orthodoxe
devient centrale avec l’arrivée en 2009 à la tête de l’Église du nouveau
patriarche Cyrille, qui définit la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine comme
le noyau dur du Monde russe et met l’accent sur la foi plutôt que sur
l’appartenance ethnique. Il ne néglige pas pour autant une composante
politique : en 2014, le Conseil mondial du peuple russe, présidé par le
patriarche, définit comme Russe « toute personne qui se considère comme
Russe et n’a pas d’autres préférences ethniques ; qui parle et pense en
russe ; qui reconnaît l’orthodoxie comme le fondement de la culture
spirituelle nationale », mais qui aussi « ressent une solidarité avec le destin
du peuple russe ».
Dans la loi sur la Défense adoptée en 2009, Moscou déclare son intention
de protéger ses « compatriotes » à l’étranger, y compris en utilisant ses
forces armées. Dans ce contexte, la distribution des passeports russes dans
les républiques séparatistes d’Abkhazie, d’Ossétie du Sud, ou en Crimée
avant son annexion, n’a rien d’un acte anodin. La question de la protection
des compatriotes russes se retrouve au cœur de la crise en Ukraine. L’idée
du Rousskij mir s’est avérée mobilisatrice et explique en grande partie le
soutien de la population à l’annexion de la Crimée et à la politique dans
l’est de l’Ukraine. Pour la première fois, lors du discours sur le
rattachement de la Crimée en mars 2014, Vladimir Poutine emprunte aux
nationalistes russes le terme de « peuple divisé ». Ce discours irrédentiste
aboutit à l’idée de Novorossya (Nouvelle Russie) – qui regrouperait
plusieurs régions de l’est de l’Ukraine. Lancée par le président, elle est
finalement abandonnée, ce qui provoque une déception profonde chez la
frange la plus nationaliste de la population. Le concept de Monde russe
devient alors le flambeau des forces radicales, parfois même antisémites et
néonazies, qui affluent de tous côtés de la Russie vers l’est de l’Ukraine
pour le défendre les armes à la main. Enfin, dernière évolution : dans le
contexte de confrontation avec l’Occident, le Monde russe acquiert une
dimension civilisationnelle qui doit défendre sa spécificité face à la
civilisation occidentale.
L’annexion de la Crimée au nom de la défense des russophones, la guerre
à l’est de l’Ukraine, le propos de Vladimir Poutine sur le caractère récent et
fragile de l’État kazakh ont réveillé beaucoup de craintes dans les États
voisins qui ont de grandes communautés russophones. Le Monde russe n’y
est plus perçu comme un projet culturel et linguistique, mais expansionniste
et impérial qui comporte un fort potentiel irrédentiste et peut servir de canal
de déstabilisation.
86

Quelles sont les raisons du conflit


avec l’Ukraine ?
En février 2014, au bout de plusieurs semaines de confrontation, la
« révolution de Maïdan » – « Révolution de la dignité » pour les
Ukrainiens – aboutit au renversement du régime du président Viktor
Yanoukovitch. Le refus de ce dernier de signer l’Accord d’association avec
l’Union européenne au profit d’un accord avec l’Union économique
eurasienne sous l’égide de la Russie avait fait descendre les gens dans la
rue. Moscou a répondu par l’annexion de la Crimée et l’instigation des
protestations contre les autorités centrales de Kiev dans une partie des
régions à l’est de l’Ukraine, le Donbass. Depuis le début, Moscou nie
vigoureusement son implication directe dans ce qu’il appelle un « conflit
intérieur » ukrainien. Les lectures opposées sur ces événements ont
provoqué des clivages profonds en Russie, en Ukraine et ailleurs.
La réaction violente de Moscou à cette crise s’explique par plusieurs
menaces qu’elle a perçues pour ses intérêts vitaux. Sur le plan sécuritaire, la
crise a été interprétée comme porteuse d’un triple danger : la perte de la
base navale de la flotte de la mer Noire en Crimée, l’avancée de l’OTAN
vers les frontières russes dans la foulée de l’élargissement de l’Union
européenne et, enfin, l’exemple potentiellement contagieux d’une
révolution sociale renversant un régime corrompu. Juste avant la crise, la
Russie a essayé d’obtenir de l’Ukraine l’abandon de la signature de son
Accord d’association avec l’UE : des crédits et des tarifs avantageux pour le
gaz ont été proposés en échange au gouvernement Yanoukovitch.
L’insistance russe s’expliquait, entre autres, par la crainte de perdre le
marché ukrainien et de voir se rompre les liens industriels établis de longue
date, notamment dans le domaine de la coopération militaro-industrielle. La
perspective d’un échec du projet de l’Union économique eurasienne, où
l’Ukraine – deuxième grand marché de l’espace postsoviétique avec
45 millions de consommateurs – devait jouer un rôle important, et, enfin, la
déstabilisation potentielle des voies de transit énergétique vers l’Europe
occidentale, ont aussi alimenté les appréhensions de Moscou. Dans la
lecture du pouvoir russe, sa réaction à la crise ukrainienne ne serait que de
la « légitime défense » pour freiner l’expansion économique et politique
occidentale vers des territoires considérés comme faisant partie de sa zone
d’intérêts privilégiés.
Enfin, l’écrasante majorité de la société russe a adhéré à l’interprétation
de la crise ukrainienne à travers le prisme du « coup d’État illégitime » et
du « retour du fascisme » en Europe et des risques pour la population
russophone. Aucune contestation de la politique russe en Ukraine n’a
émané d’une société saisie par un élan patriotique et en proie à une intense
propagande. Bien au contraire, la crise en Ukraine a été largement, voire
exclusivement, attribuée aux manigances occidentales contre la Russie.
Ayant fait plus de 10 000 morts selon les rapports de l’ONU, elle est un
véritable point de rupture dans l’histoire postsoviétique qui a profondément
influencé non seulement les relations de la Russie avec l’Ukraine et
l’Occident, mais aussi l’évolution du régime politique et de son rapport à la
société civile.
87

La Russie a-t-elle violé le droit


international en annexant la Crimée ?
L’Acte d’Helsinki (1975) et la Charte de Paris (1990) stipulent le
principe d’inviolabilité des frontières. Par le mémorandum de Budapest
(1994), l’Ukraine acceptait de transférer son stock d’armes nucléaires hérité
de l’époque soviétique à la Russie contre les garanties de sa sécurité, son
indépendance et son intégrité territoriale par Moscou, Washington et
Londres. Le traité de l’Amitié, de la Coopération et du Partenariat conclu
entre la Russie et l’Ukraine (1997) garantissait aussi l’intégrité territoriale
de cette dernière – avec la Crimée en son sein. Pour l’Occident et plusieurs
autres pays 1, la Russie a donc annexé la Crimée en violation de tous les
accords conclus après la Seconde Guerre mondiale et la chute de l’URSS.
Une majorité écrasante des Russes reste pourtant convaincue que Moscou
n’a pas violé le droit international en annexant la Crimée et le terme même
d’« annexion » est catégoriquement rejeté : on parle plutôt de la
« réintégration », du « retour » ou du « rattachement » de la Crimée.
Moscou évoque le précédent de l’indépendance du Kosovo – qu’il n’a
d’ailleurs jamais reconnue – pour donner une base juridique à son action,
mais au fond, l’argument russe ne relève pas du droit. Avec la Crimée, le
cadre légal a été rejeté comme contraignant au profit d’une politique
présentée comme « juste » et perçue comme telle par une majorité écrasante
de la population.
« Juste » pour des raisons immédiates tenant à la crise (protection des
populations russophones contre le nationalisme ukrainien), mais aussi pour
des raisons plus profondes qu’aucun cadre légal ne permettrait
d’appréhender : le rétablissement de la justice historique, la volonté de
revanche sur les humiliations de l’époque postsoviétique, la perte de
territoires, etc. L’annexion de la Crimée a permis en outre de garantir le
maintien de la base militaire de la flotte de la mer Noire à Sébastopol.
Aucun argument occidental ne semble pouvoir remettre en cause la
politique du Kremlin : 38 % des Russes estiment même que la cause justifie
le mensonge sur la présence de soldats ou de matériel militaire russe en
Ukraine 2. La violation du droit international est même comprise comme
l’attribut d’une grande puissance dont les États-Unis abusent fréquemment
eux-mêmes.
Le droit international comprend une contradiction profonde entre le
principe de l’intégrité du territoire et celui du droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes. La Russie a toujours privilégié le premier ; la Crimée
représente une rupture avec cette tradition. Mais Moscou n’a aucun intérêt à
emprunter systématiquement cette direction ; d’ailleurs, il essaie de
présenter le « rattachement » de la Crimée comme un cas sui generis et de
le laisser hors de toute négociation sur le conflit avec l’Ukraine.
L’autodétermination des peuples est en effet une boîte de Pandore pour un
pays multiethnique et multiconfessionnel comme la Russie.

1. En 2016, seuls six pays avaient reconnu la Crimée comme faisant partie de la Russie
(Afghanistan, Venezuela, Cuba, Nicaragua, Corée du Nord et Syrie).
2. Sondage du Centre Levada, avril 2015.
88

Quelles sont les raisons


de l’intervention russe en Syrie ?
En septembre 2015, depuis la tribune de l’ONU, le président russe
Vladimir Poutine a appelé à la création d’une large coalition internationale
antiterroriste pour lutter contre l’organisation État islamique. Avec ou sans
les Occidentaux, le Kremlin préparait déjà le terrain pour une intervention
militaire en Syrie. Première intervention en dehors de la zone d’influence
traditionnelle depuis la guerre en Afghanistan (1979-1989), elle marque le
« grand retour » de la puissance russe au Moyen-Orient et reflète à l’échelle
régionale les objectifs mondiaux poursuivis par la Russie et sa nouvelle
posture internationale, tout en la renforçant en retour.
La lutte contre le terrorisme – objectif officiellement déclaré – est un axe
majeur de la politique de Moscou depuis l’arrivée de Vladimir Poutine au
pouvoir, dans un contexte d’opération antiterroriste en Tchétchénie.
L’émergence de l’État islamique concerne directement la Russie en raison
du nombre de ses ressortissants qui combattent dans ses rangs (environ
4 000 personnes, selon les estimations officielles russes), mais aussi à cause
de la perméabilité du Caucase du Nord et des républiques d’Asie centrale
aux flux djihadistes.
Le bombardement par l’armée russe des diverses forces d’opposition au
régime syrien montre qu’un autre objectif majeur était de sauver le régime
de Bachar al-Assad, alors sur le point de vaciller. Régime autoritaire, mais
laïc, selon Moscou, il serait le seul à même de préserver l’intégrité du pays
et d’éviter l’arrivée des islamistes au pouvoir. Les « printemps arabes »,
l’opération en Libye et le sort de ses alliés Saddam Hussein en Irak et
Mouammar Kadhafi en Libye ont incité les Russes à prévenir à tout prix la
répétition d’un scénario analogue en Syrie. Le ministre de la Défense
Sergueï Choïgou a d’ailleurs ouvertement affirmé en février 2017 que
l’opération militaire en Syrie a permis de « briser la chaîne des révolutions
de couleur » au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.
Enfin, en Syrie, comme ailleurs, la Russie poursuit un objectif
international : contrer toute forme d’ingérence occidentale et retrouver son
statut de grande puissance. Au Moyen-Orient, elle se positionne en acteur
responsable face aux fluctuations de la stratégie et aux échecs occidentaux,
mais aussi en défenseur des chrétiens d’Orient, en prolongeant ainsi la
tradition de la Russie impériale. Enfin, cette guerre – menée par
l’intermédiaire de groupes locaux (proxies) – a, certes, engendré des
tensions fortes dans les relations avec l’Occident, mais a permis à la Russie
de sortir de l’isolement à la suite de l’annexion de la Crimée et le conflit à
l’est de l’Ukraine. Elle a aussi permis de préserver les intérêts économiques
concernant les livraisons d’armes, mais aussi militaires et stratégiques
comme le maintien des facilités navales à Tartous, seul point de
ravitaillement et de réparation de la marine russe en mer Méditerranée, et
une base aérienne russe dans le pays, à Hmeimim.
Ces résultats n’ont finalement demandé qu’une mobilisation limitée des
ressources financières, humaines et militaires (4 000 à 5 000 hommes et 50
à 70 avions et hélicoptères, selon les estimations). L’opinion publique est
restée peu sensible aux pertes humaines – faibles et officiellement sous-
évaluées –, alors que les bombardements des civils en Syrie ont été
vigoureusement niés par le commandement russe. La Syrie a offert à la
Russie un théâtre pour l’entraînement de ses troupes et une vitrine pour la
démonstration de la force de ses armes et de la performance de ses
équipements. Avec les points d’orgue que sont la prise d’Alep et le concert
d’un célèbre orchestre dans Palmyre libérée, l’opération est un succès
militaire, diplomatique, mais aussi en termes d’image. De quoi convaincre
Vladimir Poutine de l’efficacité d’un usage limité de l’outil militaire.
89

Quels sont les atouts russes au Moyen-


Orient ?
À l’époque de la guerre froide, l’influence de l’URSS au Moyen-Orient
était comparable à celle des États-Unis. Plusieurs pays arabes, comme
l’Algérie, l’Égypte, l’Irak, la Libye et la Syrie, ont choisi le modèle
socialiste et sont devenus des alliés. Des générations d’officiers, de
médecins, d’ingénieurs de ces pays ont été formées à Moscou. Depuis la
chute de l’URSS, la région ne figurait pourtant pas dans les priorités de la
politique étrangère russe, doublée par les ex-républiques soviétiques,
l’Occident, la Chine et autres pays asiatiques. Après presque trois décennies
de retrait, la Russie a opéré un retour en force dans la région avec
l’opération militaire en Syrie.
La spécificité de la position russe consiste en sa capacité à dialoguer avec
tous les acteurs étatiques, les groupes et les courants dans la région, y
compris ceux qui entretiennent des relations conflictuelles entre eux,
comme les sunnites et les chiites, l’Arabie Saoudite et l’Iran, la Turquie et
les Kurdes, Israël et le Hezbollah. Les leaders de la région se rendent
désormais plus souvent à Moscou qu’à Washington. Le secret du succès de
la diplomatie russe est le pragmatisme, l’absence d’approche idéologique, la
capacité de se tenir à l’écart des rivalités, le respect de la souveraineté et des
frontières actuelles des États, et le respect des engagements
indépendamment de la conjoncture.
Ces positions lui permettent de poursuivre sans entraves ses objectifs
sécuritaires, militaires, économiques, stratégiques, géopolitiques et
énergétiques. Des États comme l’Algérie, la Syrie, l’Iran, l’Égypte et l’Irak
figurent parmi les acheteurs réguliers d’armements russes, ce qui les rend
dépendants des techniciens et des pièces détachées nécessaires à la
maintenance. En novembre 2016, la Russie a réussi à conclure un accord
avec l’Arabie Saoudite et l’OPEP (Organisation des pays exportateurs de
pétrole) sur le gel de la production pour freiner la chute du prix du pétrole.
Forte de ses compétences en matière de nucléaire civil, Rosatom a plusieurs
contrats en cours en Iran, en Jordanie, en Turquie et en Égypte. La Russie
fournit 30 % du gaz consommé par la Turquie. Rivale russe dans la région
depuis l’époque tsariste et membre de l’OTAN aujourd’hui, la Turquie a
mené des opérations aériennes communes contre l’État islamique avec la
Russie et souhaite lui acheter le système de défense antimissiles S-400. La
Russie est le principal fournisseur de blé à l’Égypte qui était l’une des
principales destinations touristiques pour les Russes (jusqu’au crash d’un
avion de ligne russe en 2015, ayant causé 224 morts), avec la Turquie. La
population d’Israël compte un quart de russophones et un régime sans visas
lie les deux pays depuis 2008, alors que la Russie est membre du Quartet
pour le règlement du conflit israélo-palestinien.
À la différence des États-Unis, la Russie n’a pas d’alliés permanents, ce
qui, d’une part, explique les revirements rapides des alliances (comme avec
la Turquie après la destruction de l’avion russe à l’automne 2015), mais,
d’autre part, donne de la souplesse pour défendre les intérêts nationaux en
fonction des situations de manière pragmatique. Les manœuvres et la
recherche des compromis sont constants. Moscou peut aussi recourir à des
pressions : ainsi, le facteur kurde est un levier potentiel contre Damas,
Téhéran, Bagdad et Ankara, tout comme les livraisons d’armes aux voisins
d’Israël ou encore de gaz pour la Turquie. Le retour russe porte un coup à
l’influence et à l’autorité de l’Occident dans la région : son action n’est plus
possible sans tenir compte de la réaction de Moscou, notamment en Libye
où la Russie mène aujourd’hui un jeu habile entre le général Haftar et le
gouvernement Sarraj.
90

Peut-on parler d’une nouvelle guerre


froide entre la Russie et l’Occident ?
L’expression de « guerre froide » est remise au goût du jour pour décrire
l’état des relations actuelles entre la Russie et l’Occident. Depuis la fin de la
Seconde Guerre mondiale et jusqu’à la chute de l’URSS, les États-Unis et la
Russie s’affrontaient dans les domaines économique, politique, idéologique
dans le cadre d’un système bipolaire et la crainte était forte de voir une crise
déboucher sur un conflit nucléaire. Si quelques parallèles peuvent, en effet,
être établis avec cette époque, tels que des positions opposées sur les
dossiers globaux et régionaux, l’affrontement sur le territoire de pays tiers
comme l’Ukraine et la Syrie, etc., la situation a pourtant beaucoup évolué
depuis la chute de l’URSS.
La Russie postsoviétique a vu ses positions s’affaiblir (en termes de
territoire, population, production industrielle, dépense militaire). Moscou
n’est plus à la tête d’un bloc politique et militaire comparable au pacte de
Varsovie et ne dispose ni de la même capacité d’influence, ni de la même
attraction sur les pays alliés 1. Certes, ses positions anti-occidentales
trouvent un écho dans plusieurs pays qui ne vont pourtant pas jusqu’à un
engagement actif à ses côtés. Même les alliés les plus proches, comme le
Kazakhstan, la Biélorussie et l’Arménie, ne la suivent pas toujours : preuve
d’un manquement à la discipline du bloc inimaginable à l’époque
soviétique, ces pays n’ont reconnu ni l’indépendance de l’Abkhazie et de
l’Ossétie du Sud, ni l’annexion de la Crimée. Les anciennes républiques
soviétiques, devenues indépendantes, défendent fermement leurs choix
souverains.
Aucun « rideau de fer » ne sépare aujourd’hui la Russie du reste du
monde où les rivalités économiques et commerciales se superposent aux
logiques de coopération. Les Russes voyagent, ont accès aux flux
d’information globaux et, malgré les multiples tentatives du Kremlin, le
contrôle d’Internet est loin des méthodes chinoises. Les différences
idéologiques avec l’Occident – où les élites russes envoient leurs enfants
faire des études et investissent dans l’immobilier – sont moindres que ce
que les autorités russes voudraient faire croire 2. Les politiques de Moscou
sont guidées par le pragmatisme, alors qu’aucune grande idéologie
universelle ne sous-tend aujourd’hui son action. Le cas turc montre avec
quelle rapidité, au gré de la conjoncture géopolitique, un pays peut passer
en quelques mois du rang d’ami à celui d’ennemi avant de revenir de
nouveau au premier statut.
Bien plus fluide que pendant la guerre froide, l’ordre mondial ne connaît
plus de séparation nette en deux blocs. La Russie est d’ailleurs la première à
appeler à l’émergence d’un « monde multipolaire » où un rôle primordial
serait aussi joué par la Chine. Des acteurs transnationaux ou intranationaux
menacent les États au-delà des clivages géopolitiques traditionnels, comme
le montre le cas de l’État islamique. Les paradigmes rigides et hiérarchisés
de la guerre froide peuvent probablement aider à sortir de quelques
blocages entre la Russie et l’Occident, comme les négociations sur la
stabilité stratégique, l’arme nucléaire, le contrôle des armements, mais ils
sont impuissants devant les menaces transversales comme le terrorisme,
l’extrémisme, le radicalisme, qui n’obéissent à aucune règle bipolaire.

1. Voir la question 80, « Qui sont les alliés de la Russie ? ».


2. Voir la question 68, « La société russe est-elle conservatrice ? ».
91

Quelles sont les perspectives


des relations russo-américaines sous
le mandat de Donald Trump ?
L’enthousiasme et les attentes suscités en Russie par l’élection de Donald
Trump – après une dégradation forte des relations sous la présidence de
Barack Obama – se sont rapidement évanouis. Certes, la poignée de main
entre les deux présidents en marge du sommet du G20, à Hambourg en
juillet 2017, a été abondamment et positivement commentée. Cependant,
quelques jours auparavant, en Pologne, Donald Trump réaffirmait son
soutien à la clause de défense collective du traité de l’OTAN et insistait sur
la nécessité de défendre la civilisation occidentale. À la fin de l’été, le
président américain a promulgué le texte sur de nouvelles sanctions contre
la Russie (ainsi que l’Iran et la Corée du Nord), lui donnant force de loi. Les
Russes analysent désormais ces sanctions comme une composante
structurelle de la relation bilatérale et sont convaincus qu’elles seront
maintenues indépendamment de l’évolution de la situation en Ukraine.
Réponse tardive au dernier geste de l’administration Obama, qui, en
décembre 2016, avait expulsé 35 diplomates russes soupçonnés d’ingérence
dans le scrutin présidentiel, Moscou a demandé la réduction des effectifs de
l’ambassade américaine (755 personnes sur 1 200). Dans ce climat se
perdent les quelques rares nouvelles positives comme les avancées sur le
cessez-le-feu dans le sud de la Syrie.
Un an après l’élection de Trump, les élites russes sont face à deux
évidences. Tout d’abord, la Russie n’est pas la priorité de la politique
étrangère américaine ; elle passe après la Corée du Nord, l’Iran et la Chine.
Ensuite, les soupçons sur l’ingérence de Moscou dans les élections
américaines et les liens supposés de l’entourage proche du président avec la
Russie entravent réellement sa marge de manœuvre. Moscou se trouve ainsi
face à un président faible dont la figure ne peut plus servir ni de baromètre
des succès de la diplomatie russe face à un adversaire crédible, ni
d’épouvantail qu’il faut combattre à tout prix. Le rétablissement du statut de
grande puissance de la Russie – auprès de son opinion publique et à
l’international – s’est construit dans l’opposition à la puissance américaine.
Or, cette image est difficile à entretenir face à un adversaire handicapé par
la désorganisation des processus politiques et l’absence de réelle stratégie.
Forts de leur culture stratégique, les Russes tentent de rappeler la
puissance américaine à ses devoirs. Ainsi, le dernier dirigeant de l’URSS,
Mikhaïl Gorbatchev, a appelé les deux présidents à enfin organiser un
« vrai » sommet bilatéral pour discuter de la stabilité stratégique et de la
reconduction du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire qu’il
avait cosigné avec le président Reagan en 1987. À l’instar de Gorbatchev,
beaucoup de personnes dans les milieux décisionnels russes plaident pour
les bonnes vieilles recettes de la guerre froide afin de surmonter la crise des
relations russo-américaines. Or, il n’y a aucune certitude que le deal-maker
américain comprenne l’intérêt et la pertinence d’une approche stratégique.
Il est peu probable que cette situation dure tout au long du mandat de
Trump. Le nœud gordien de l’« enquête russe » se dénouera d’une manière
ou d’une autre à Washington. Le président Poutine prépare sa réélection en
mars 2018 et aura certainement besoin d’une carte internationale forte à
jouer. Cette première année du mandat républicain a finalement entraîné
une paralysie – que les Russes espèrent temporaire – des relations russo-
américaines.
92

La Chine est-elle la meilleure alliée


de la Russie ?
Un rapprochement avec la Chine a été prôné dès les années 1990 par
quelques rares hommes politiques russes, comme l’ancien Premier ministre
Evgueny Primakov (1929-2015), dans le but de rééquilibrer les politiques
européenne et asiatique de la Russie. Mais la crainte d’une expansion
économique, démographique, géopolitique et militaire chinoise au
détriment des intérêts russes a été présente après la chute de l’URSS. Cette
perception a pourtant rapidement évolué au fil des succès diplomatiques :
en 1997, les derniers différends frontaliers ont été réglés et la Chine a été
déclarée « partenaire stratégique » de la Russie.
L’économie et le commerce sont le moteur de ce partenariat. La Russie
souhaite « attraper le vent chinois dans les voiles de l’économie russe »,
selon l’expression de Vladimir Poutine en 2012. Ce souhait a des visées
internes : le développement de l’Extrême-Orient. La complémentarité
énergétique pousse également au rapprochement : la Chine a besoin
d’hydrocarbures et la Russie cherche à développer ses gisements en Sibérie
orientale et à diversifier ses voies d’exportations, trop axées sur le marché
européen. À partir de 2010, la Chine est le premier partenaire commercial
de la Russie, totalisant aujourd’hui presque 14 % de son commerce
international.
Le début de la crise en Ukraine confère à ce partenariat un sens
géopolitique et une dimension stratégique. Sans reconnaître l’annexion de
la Crimée, la Chine donne à la Russie la possibilité de démontrer qu’elle est
loin d’être isolée par les sanctions occidentales. Mais la conjoncture
politique n’est que le début d’un dessein qui va bien au-delà : les deux
régimes autoritaires partagent le principe de non-ingérence dans les affaires
intérieures et tendent vers la construction d’un nouvel ordre mondial dont
l’Occident ne serait plus le centre. Ils activent les enceintes non
occidentales (Organisation de coopération de Shanghai, le groupe des
BRICS) et lancent des institutions concurrentes au FMI et à la Banque
mondiale (comme Asian Infrastructure Investment Bank, AIIB). Les deux
pays mènent des manœuvres militaires communes et se mettent d’accord
pour coordonner leurs grands projets d’intégration régionale, « Route de la
Soie » pour la Chine et Union économique eurasienne pour la Russie : les
discours officiels enthousiastes mettent l’accent sur la complémentarité
entre les deux et le potentiel de l’action russo-chinoise dans la « Grande
Eurasie ».
Si ce partenariat ouvre des opportunités économiques à la Russie – qui
restent encore à concrétiser pour beaucoup de projets –, il affiche aussi une
forte asymétrie. À la suite des pressions économiques et politiques
occidentales, la Russie affaiblit son pouvoir de négociation et fait des
concessions à la Chine qu’elle se refusait auparavant : les ventes d’armes
sophistiquées, l’ouverture du capital des entreprises stratégiques comme le
pétrolier Rosneft, la prise de participation à des gisements d’hydrocarbures
importants… Les bénéfices économiques et politiques à court et moyen
terme s’accompagnent de risques à plus long terme. Pour éviter une
dépendance excessive, la Russie cherche à accompagner son « tournant vers
l’Est » par un renforcement des relations avec d’autres pays asiatiques,
avant tout l’Inde et le Japon. La question reste ouverte de savoir si le
partenariat sino-russe en restera au stade d’« axe de convenance » ou
passera au niveau d’une véritable alliance stratégique affectant, à court et
moyen terme, les équilibres globaux.
93

Quelle importance la Russie accorde-


t-elle à l’Arctique ?
La Russie, qui possède près de la moitié des terres et les plus longues
côtes en Arctique, considère cette zone comme d’importance majeure pour
ses intérêts autant économiques et énergétiques que stratégiques et
militaires. En septembre 2008, Dmitri Medvedev, à l’époque président,
déclarait que la production des régions de l’Arctique représentait 20 % du
produit intérieur brut et 22 % des exportations russes. Ses richesses
naturelles variées, avant tout en hydrocarbures, qui pourraient compenser le
déclin des gisements traditionnels, sont perçues comme le gage du
développement économique futur de la Russie et de son positionnement en
tant que leader énergétique mondial. Cependant, les difficultés techniques
de l’exploration des gisements arctiques, combinées à la baisse actuelle des
prix du pétrole et aux sanctions qui limitent l’accès de la Russie aux
technologies occidentales, mettent en question le développement des projets
énergétiques dans cette zone.
D’autres perspectives économiques sont liées à la pêche, au tourisme et
au transport : l’Arctique offre la voie de communication la plus rapide entre
l’Europe et l’Asie-Pacifique. La Russie prévoit d’augmenter les
investissements dans les infrastructures arctiques, notamment dans la route
maritime du Nord (Sevmorput’), ce qui contribuerait également à la
valorisation des territoires en Sibérie et en Extrême-Orient russe. Enfin,
l’Arctique, qui abrite une grande partie de l’arsenal nucléaire russe
(péninsule de Kola) et sert de base et de zone opérationnelle principale de la
flotte du Nord, a une grande importance stratégique pour Moscou qui y
augmente actuellement sa présence militaire. La Russie crée des brigades
arctiques, rééquipe et modernise les infrastructures militaires anciennes et
en construit de nouvelles. Sergueï Choïgou, ministre de la Défense russe, a
déclaré en 2014 son intention de faire stationner les troupes russes tout le
long de la côte arctique, de Mourmansk à Tchoukotka. Inquiets de la
militarisation de la région et de l’accroissement des patrouilles stratégiques
aériennes et maritimes depuis 2009, les pays de l’OTAN mènent à leur tour
des exercices, auxquels la Russie répond par des manœuvres militaires de
grande envergure.
Depuis l’expédition scientifique de 2007, au cours de laquelle un drapeau
russe avait été symboliquement planté à la verticale du pôle Nord, la Russie
mène une stratégie de puissance de plus en plus affirmée dans la région,
attisée encore plus par le contexte de confrontation avec l’Occident depuis
la crise en Ukraine. Mise en parallèle avec la militarisation de la Crimée et
de Kaliningrad, cette politique cherche à renforcer les flancs occidental et
septentrional de la Russie face à l’OTAN, perçue comme une menace par le
Kremlin. Le Conseil de l’Arctique dont la Russie fait partie est
généralement cité comme un exemple efficace de coopération entre
l’Occident et la Russie, mais il exclut les problématiques de sécurité de ses
compétences. L’escalade militaire dans cette zone reste peu probable et la
Russie a tout intérêt à maintenir un climat propice à la coopération et au
développement économique. Néanmoins, sa volonté de leadership régional
et l’accent mis sur les moyens militaires pour l’assurer comportent des
risques de tensions avec les États voisins.
94

La Russie a-t-elle une « arme


énergétique » ?
La Russie est aujourd’hui le deuxième producteur de gaz naturel après les
États-Unis, le deuxième producteur de pétrole derrière l’Arabie Saoudite et
le sixième producteur de charbon. En 2016, les hydrocarbures
représentaient environ 40 % des revenus de son budget et presque 60 % de
ses exportations 1. La politique énergétique russe s’inscrit dans une vision
faisant des richesses naturelles les principaux actifs vitaux pour la stabilité
intérieure du pays au même titre que pour son influence internationale. Les
géants gazier Gazprom et pétrolier Rosneft – directement contrôlés par le
Kremlin – sont les deux principaux vecteurs de cette politique. En outre,
Rosatom, le géant du nucléaire civil russe – aux exportations croissantes
des centrales et des technologies vers les pays en développement et
émergents –, contribue également au renforcement de l’influence
énergétique de la Russie à travers le monde.
Sur le plan intérieur, la reprise en main par l’État du secteur énergétique,
cette « poule aux œufs d’or » pour reprendre l’expression de Vladimir
Poutine, date de la nationalisation de la compagnie pétrolière Youkos en
2003. Les revenus des exportations d’hydrocarbures sont répartis entre les
fonds souverains (qui servent de « coussins de sécurité » en cas de crise,
mais aussi de sources de financement de grands projets d’infrastructures),
les grandes corporations d’État (Rosnano, Rostech) ou les projets de
prestige international (Jeux olympiques de Sotchi en 2014, Coupe du
monde de football en 2018). La rente énergétique a aussi servi à financer la
reconstruction de l’appareil militaire russe. Enfin, elle permet de gagner des
soutiens au régime auprès de larges pans de la population grâce à
l’augmentation des salaires et des retraites. Cependant, la Russie n’a pas
échappé aux maux liés à la rente énergétique, allant de la vulnérabilité à la
conjoncture des marchés du pétrole et de la difficulté de diversifier
l’économie à une forte inégalité sociale et une corruption endémique.
Dans l’espace postsoviétique, les tarifs du gaz ont pendant longtemps
servi d’instrument de pression et de maintien à flot des économies
postsoviétiques inefficaces et corrompues. Dans les années 2000, des
« guerres gazières » ont éclaté entre la Russie, d’une part, et la Biélorussie
et l’Ukraine, d’autre part. La Russie cherche à réduire sa dépendance au
transit via l’Ukraine grâce à la construction de nouveaux pipelines qui
contournent son territoire : la part du gaz russe qui transite par l’Ukraine
vers l’Union européenne s’est ainsi réduite de 80 à 40 % depuis la
construction de North Stream. Poussés par la Russie, North Stream 2 et
Turkstream peuvent encore réduire cette dépendance, voire la supprimer.
Ces projets divisent les pays européens, tiraillés, d’une part, entre le
soutien à l’Ukraine, la volonté de diversifier les fournisseurs (en 2016, la
Russie est à l’origine de 42 % du gaz importé par l’UE), de réduire la
dépendance aux énergies fossiles pour respecter les engagements
climatiques, et, d’autre part, le prix compétitif du gaz russe et les intérêts
des compagnies énergétiques européennes partenaires de Gazprom. Les
responsables russes, quant à eux, ne semblent pas suffisamment anticiper
les transformations majeures des marchés énergétiques et continuent à
croire à l’avenir du pétrole et du gaz.

1. Selon les données du Service fédéral des statistiques (Rosstat).


95

La Russie a-t-elle un soft power ?


Le père du concept de soft power (« puissance douce »), l’Américain
Joseph Nye, le définit comme « la capacité d’un acteur politique à infléchir
le comportement d’autres acteurs par l’attraction plutôt que par la coercition
ou la rétribution ». Autrement dit, pas besoin d’un « bâton » militaire ou
d’une « carotte » économique si le modèle de développement, les valeurs et
la politique sont suffisamment attractifs. Le soft power aide à créer un
environnement régional et mondial favorable aux intérêts économiques,
politiques et stratégiques de la puissance en question. L’Union européenne,
qui exerce un attrait certain sur les pays de l’ex-bloc soviétique, en a
toujours été le meilleur exemple.
La Russie interprète le soft power quelque peu différemment, à savoir
comme une politique active d’influence par les moyens non militaires,
indépendamment de l’attractivité du modèle. Plusieurs stratégies ont été
mises en place depuis le début des années 2000 – en particulier depuis la
« révolution orange » en Ukraine en 2004 – pour renforcer l’influence russe
dans l’« étranger proche », mais aussi « séduire » le public occidental.
Trois axes d’actions ont été privilégiés. D’abord, la promotion de la
langue et de la culture russes avant tout dans les républiques
postsoviétiques, les rapports avec les « compatriotes à l’étranger » ou les
liens universitaires et scientifiques via les outils classiques comme les cours
de langue, les projets de coopération et d’édition, l’organisation de
conférences, l’implantation de centres culturels, etc. L’Église orthodoxe
russe contribue aussi avec succès à renforcer les liens avec certains de ces
pays. Deuxièmement, de puissants relais médiatiques portent la voix de la
Russie au-delà de l’espace postsoviétique : la chaîne d’information en
continu RT (Russia Today) et l’agence d’information Sputnik proposent un
point de vue « alternatif » à celui des médias occidentaux 1. Troisièmement,
de grands projets destinés à rehausser l’image de la Russie ont été financés,
de la présidence du G8 en 2006 aux Jeux olympiques d’hiver de Sotchi en
2014 et à la Coupe du monde de football en 2018. Dès 2006, l’État russe a
même investi dans les services des agences de communication américaines
pour promouvoir l’image d’un pays moderne, ouvert et technologiquement
avancé.
Pourtant, le soft power russe et la préoccupation de l’image internationale
n’ont pas empêché le raidissement parallèle de la politique étrangère russe,
dont les points d’orgue ont été la guerre en Géorgie en août 2008,
l’annexion de la Crimée en 2014 et l’opération militaire en Syrie lancée en
2015. La question centrale du soft power russe est celle de l’articulation
avec le recours à la force (hard power). La pensée stratégique russe – par la
voix du chef de l’état-major Valéry Guérassimov – comprend l’influence
sur les esprits comme partie intégrante de la « guerre hybride » ou « non
linéaire ». L’impact du soft power russe est finalement mitigé. Il a contribué
à une forte polarisation des perceptions : une grande partie des populations
américaines et européennes n’ont jamais eu une opinion aussi mauvaise de
la Russie qu’après l’annexion de la Crimée, alors qu’une autre partie lui est
complètement acquise 2.

1. Voir la question 97, « La Russie mène-t-elle une guerre de l’information contre


l’Occident ? ».
2. Voir la question 96, « Pourquoi la politique de Vladimir Poutine exerce-t-elle de l’attrait sur
les sociétés occidentales ? ».
96

Pourquoi la politique de Vladimir


Poutine exerce-t-elle de l’attrait
sur les sociétés occidentales ?
La Russie exerce une influence indéniable sur une partie non négligeable
des élites politiques et des sociétés occidentales. Il s’agit de proximités
politiques et idéologiques affichées sur les valeurs et une vision du monde
partagée. L’accueil chaleureux réservé à Marine Le Pen en 2017 à quelques
semaines des élections présidentielles en France, ainsi que les crédits russes
accordés à son parti ont évidemment attiré l’attention. Mais, au-delà des
extrêmes droites et des extrêmes gauches, les partis politiques mainstream
se laissent aussi séduire par la politique de Poutine et son style autoritaire.
En France, sur cinq candidats majeurs de la dernière élection présidentielle
au printemps 2017, trois défendaient, à des degrés divers, la politique du
Kremlin (François Fillon, Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen).
La personnalité même du président russe a beaucoup d’admirateurs.
Vladimir Poutine est perçu comme un leader fort, capable de défendre les
intérêts de la Russie contre les États-Unis, et de réparer ce qui est présenté
comme des humiliations et des injustices historiques infligées à son peuple.
Cette posture fascine assez largement en Europe, où certains milieux sont
désenchantés par la faiblesse du leadership dans les démocraties
occidentales. Comme Vladimir Poutine, ils trouvent qu’une poigne de fer
est indispensable pour résister aux défis du monde globalisé.
Le facteur russe peut être instrumentalisé en politique intérieure ou dans
les négociations entre pays européens : en pleine crise de la dette grecque,
la visite d’Alexis Tsipras en Russie a mis la pression sur Bruxelles, et aussi
sur l’Allemagne. Les traditionalistes apprécient le tournant conservateur
affiché par la Russie, qui se pose en ferme défenseur des valeurs morales
traditionnelles et dénonce le « relativisme moral », l’« athéisme militant » et
l’« abandon des valeurs traditionnelles religieuses et familiales » par
l’Occident. L’anti-américanisme s’avère fort en Europe : c’est auprès de ce
public que le discours russe sur la domination américaine trouve un bon
écho. Les eurosceptiques et les souverainistes sont sensibles au discours sur
la perte de souveraineté nationale par les pays européens et leur incapacité à
défendre leur intérêt national. Les réalistes estiment que les normes morales
n’ont pas à conditionner les relations entre les États et font peu de cas de la
violation des droits de l’homme et de l’état de la démocratie en Russie.
Selon eux, la lutte antiterroriste est prioritaire et fait de la Russie un
partenaire indispensable. Enfin, plusieurs entreprises occidentales, très
engagées en Russie, font du lobbying pour la levée des sanctions auprès de
leurs gouvernements respectifs. Tous ces facteurs expliquent pourquoi la
politique russe en Ukraine ou en Syrie trouve un accueil aussi favorable
parmi les représentants des milieux politiques, économiques et académiques
dans différents pays de l’Union européenne. Ce type d’attitude n’a rien de
nouveau : quelques années avant la perestroïka, le secrétaire général du
Parti communiste français, Georges Marchais, défendait bien le « bilan
globalement positif » des régimes socialistes et soutenait la guerre de
l’URSS en Afghanistan.
97

La Russie mène-t-elle une guerre


de l’information contre l’Occident ?
C’est au milieu des années 2000 que les premiers relais de
communication vers l’étranger sont mis en place par Moscou pour porter sa
voix au-delà de l’espace postsoviétique, diffuser sa vision du monde et
défendre ses intérêts. En Occident, plusieurs médias financés par le Kremlin
diffusent l’information conforme à son agenda stratégique : les plus connus
sont la chaîne de télévision RT (qui va bientôt diffuser en français) et
l’agence d’information internationale Sputnik.
Conformément à la « doctrine Guérassimov » (du nom du chef de l’état-
major russe) sur la guerre « non linéaire », la communication stratégique est
un outil au moins aussi précieux et efficace que l’emploi de la force
militaire. L’annexion de la Crimée par la Russie et la guerre à l’est de
l’Ukraine donnent lieu, depuis février 2014, à une véritable « guerre de
l’information » qui vise aussi directement l’Occident. Le but est double :
d’une part, contrer et démentir tout discours considéré comme « antirusse »
et « anti-Poutine » ; d’autre part, promouvoir sa propre lecture des relations
internationales, fondée sur la dénonciation de la domination américaine, la
promotion de la Russie comme un pôle de puissance dans un ordre mondial
multipolaire, ainsi que sur la réhabilitation des « valeurs traditionnelles »
face à la « décadence occidentale ».
Les méthodes utilisées par la propagande russe ne consistent pas
seulement à inventer des fake news : ce n’est que la partie la plus visible de
l’iceberg. Le discours des médias russes s’attache plutôt à relativiser le bien
et le mal, à semer la confusion et à faire douter du bien-fondé de l’action
des gouvernements occidentaux, à diviser les sociétés et à briser la cohésion
occidentale. Souvent, le discours russe fait appel aux émotions et évite de
s’appuyer sur les faits. D’autres approches – avec les mêmes buts – sont
utilisées sur Internet : des « usines de trolls » emploient des centaines de
blogueurs chargés de parasiter les discussions en ligne, d’attiser le débat sur
des sujets sensibles pour les sociétés occidentales, de rédiger des
commentaires tendancieux, de multiplier les interprétations biaisées, et de
faire de la provocation verbale, voire de l’intimidation. Les méthodes de
désinformation et de manipulation étaient déjà connues à l’époque
soviétique sous le terme de « mesures actives ».
L’impact de cette « guerre », ainsi que la taille de l’audience, est difficile
à mesurer. La direction de RT se compare à la Deutsche Welle ou à la
chaîne chinoise CCTV, alors que ses détracteurs dénoncent le gonflement
artificiel des chiffres d’audience. Côté occidental, les résistances
s’organisent : des initiatives gouvernementales et non gouvernementales se
multiplient dans les pays de l’Europe centrale, orientale et occidentale pour
déconstruire le discours russe, chiffres et faits en main. La méfiance est à
son comble depuis les soupçons d’ingérence russe dans les élections
américaines. En mai 2017, face à Poutine, le président Macron a
ouvertement traité les médias russes en France d’« organes d’influence » à
l’origine de « contrevérités infamantes ». Les États-Unis demandent
désormais à RT de se faire enregistrer comme « agent de l’étranger ». Au-
delà de la destruction de la confiance dans l’immédiat, l’enjeu principal est
l’évolution de ces médias à moyen terme et leur capacité à se positionner en
« médias normaux » et à gagner la confiance de différents publics.
98

La langue russe perd-elle ses positions


dans le monde ?
Le russe serait aujourd’hui considéré comme langue maternelle par
environ 170 millions de personnes dans le monde (huitième langue la plus
parlée). Cependant, depuis la chute de l’URSS, le nombre de russophones –
qui ne comprend pas seulement des Russes ethniques – ne cesse de se
réduire. Dans les anciennes républiques soviétiques – régions où le nombre
de russophones est historiquement élevé –, cette diminution s’explique tout
d’abord par les départs de Russes ethniques vers la Fédération de Russie
dans les années 1990 et 2000. Leur nombre serait ainsi passé de 25 à
15 millions entre 1990 et 2010. Mais le russe a aussi reculé dans ces pays
devant leur affirmation identitaire, qui comprend la promotion de la langue
nationale et peut aller jusqu’à la prise de mesures volontaires de
« dérussification » (fermeture des écoles russes ou des chaînes de télévision
en russe, adoption de lois qui obligent à utiliser la langue nationale, etc.).
Dans la plupart des pays postsoviétiques, la question de la langue est
hautement politisée. On a pu voir dans le conflit éclaté en Ukraine en 2014
le rejet violent par l’est du pays d’un projet de loi visant à réduire l’emploi
du russe et à promouvoir l’ukrainien.
Les statistiques concernant le nombre de russophones varient fortement
en fonction des sources, mais les situations semblent très différentes selon
les pays. Seule la Biélorussie, où les trois quarts de la population préfèrent
parler russe, lui a accordé le statut de langue officielle. Le russe reste
largement répandu comme langue de communication courante dans
plusieurs autres pays de l’espace postsoviétique, comme le Kazakhstan ou
la Moldavie où ses positions marquent pourtant aussi un recul, notamment
parmi les jeunes. Ainsi, le Kazakhstan mène une politique de favorisation
des élites parlant la langue nationale, ce qui entraîne le départ des
russophones vers la Russie. Geste fortement symbolique, ce pays a
abandonné l’alphabet cyrillique au profit du latin en avril 2017. Dans les
pays baltes, le nombre de russophones reste important (30 % en Estonie et
en Lettonie, 8 % en Lituanie), mais il se réduit aussi rapidement à cause de
la politique de dérussification menée par les autorités nationales, et
régulièrement dénoncée par Moscou. Des tendances négatives, concernant
notamment l’apprentissage du russe par les jeunes générations, sont aussi à
l’œuvre dans les républiques du Caucase du Sud et de l’Asie centrale. Seule
l’Arménie fait figure d’exception, où la population manifeste l’envie
d’apprendre le russe. À l’inverse de la tendance décrite, dans l’espace
numérique la langue russe reste très utilisée grâce à la popularité des
réseaux sociaux et des moteurs de recherche russes (Yandex, VKontakte,
Mail.ru).
En ce qui concerne l’Ukraine, trois ans après le début du conflit avec la
Russie, une nouvelle loi sur l’éducation rend obligatoire l’enseignement en
ukrainien dans les écoles secondaires. Un pays comme la Géorgie ne
compterait plus que quelques pourcents de russophones. Comme dans le cas
ukrainien, le facteur géopolitique – la guerre russo-géorgienne de 2008 – a
joué ici un rôle très négatif. La nouvelle posture internationale de la Russie
depuis l’annexion de la Crimée semble avoir un impact paradoxal : elle
alimenterait un certain regain d’intérêt pour le pays et sa langue en
Occident et en Asie – sans qu’on puisse s’appuyer sur des chiffres fiables –,
mais également des craintes dans les pays postsoviétiques pour lesquels la
défense de l’indépendance nationale passe aussi par la souveraineté
linguistique.
99

Y a-t-il beaucoup de Russes


en France ?
La France est depuis longtemps la terre d’asile privilégiée pour les
Russes : elle a accueilli plusieurs vagues d’émigrés, d’ampleur inégale et de
profils sociologiques différents. Vers 1840 arrivent les premiers émigrés
politiques qui fuient le règne du tsar autocrate Nicolas Ier. La révolution de
1917 et la guerre civile font partir un nombre beaucoup plus grand de
Russes vers la France. Il est difficile d’établir avec exactitude les chiffres en
raison des différents statuts des réfugiés, mais ils seraient plus de 70 000
vers la fin des années 1930. En 1923, Lénine signe un décret qui bannit des
intellectuels russes et leurs familles de Russie, dont une grande partie
s’installe en France et parmi lesquels on compte plusieurs artistes et
écrivains illustres. Des années 1970 date une autre vague d’émigration
politique russe en France. Elle se compose de dissidents expulsés par les
autorités soviétiques ou de transfuges qui ont choisi de ne pas rentrer lors de
leurs voyages ou missions en Occident. Un point commun réunit les
représentants de toutes ces vagues : la France incarne pour eux la liberté
d’opinion et d’expression dont ils ne disposent pas dans leur terre natale.
Enfin, la disparition du rideau de fer provoque une nouvelle vague de
départs de Russie : cette fois, les raisons sont plutôt économiques et
sociales. À partir des années 2000, les motivations d’émigration se
diversifient en même temps que s’intensifient les relations bilatérales
commerciales, scientifiques ou culturelles, alors que les raisons politiques
reviennent également en force. Des hommes d’affaires font la navette entre
les deux pays. Des oligarques installent leurs familles sur la Côte d’Azur et
achètent de l’immobilier à Paris. Les universités et les grandes écoles
françaises accueillent près de 5 000 étudiants russes (la France est le
troisième pays d’accueil pour les étudiants russes en mobilité
internationale). Des femmes russes se marient avec des Français : on parle
de 12 000 couples franco-russes. Enfin, les deux guerres de Tchétchénie ont
fait augmenter le nombre de demandes d’asile politique en Europe par les
ressortissants originaires du Caucase du Nord. En 2013, plus de 3 000
dossiers de demandeurs d’asile sont traités en France, qui perpétue ainsi la
tradition de terre d’accueil politique pour les ex-Soviétiques. Tout
récemment, le durcissement du régime de Vladimir Poutine a poussé au
départ vers la France quelques personnes, dont Sergueï Gouriev, économiste
et ancien recteur d’une grande école russe, ou l’artiste performeur Petr
Pavlensky.
Il est finalement difficile de connaître le nombre exact de Russes vivant
en France. Tous ne sont pas enregistrés auprès du consulat de Russie en
France et une grande partie est désormais naturalisée. Les estimations de la
communauté russe varient de 30 000 à 300 000 personnes, pourtant
beaucoup moins qu’en Allemagne voisine qui accueillerait un million de
Russes. La plupart des Russes sont très qualifiés, même si l’on observe
parfois une inadéquation entre le niveau élevé de diplôme et l’emploi
trouvé. Ils sont bien intégrés dans la société française, maintiennent des
liens étroits avec le pays d’origine et apprennent la langue et la culture à
leurs enfants. Droit, immobilier, commerce, enseignement de langues, de
musique ou de peinture, tenue d’épiceries russes, traduction, recherche,
associations culturelles et événementielles… Les Russes de France
excellent dans beaucoup de métiers qui lient les deux pays.
100

Quel est l’état des relations entre


la France et la Russie ?
Des liens historiques de longue date sont entretenus entre la France et la
Russie et l’attirance culturelle réciproque est indéniable. Cependant, les
incompréhensions entre les sociétés se sont aussi accumulées au fil du
temps. Les Russes peinent à comprendre l’évolution de la société française :
les problématiques des migrants ou du « mariage pour tous » sont
interprétées comme des symptômes du déclin et de la dégradation morale.
En parallèle, le discours universaliste de Paris sur les droits de l’homme, les
minorités, la laïcité et l’état de la démocratie n’est plus audible en Russie,
en pleine affirmation de sa voie spécifique et de son droit à la différence par
rapport au modèle de démocratie libérale à l’occidentale.
En dépit de l’existence de nombreux mécanismes de coopération
bilatérale, les relations politiques ont évolué en dents de scie depuis la chute
de l’URSS : l’opposition commune à l’intervention américaine en Irak
(2003) en a été un point d’orgue, alors que la participation de la France aux
bombardements de la Yougoslavie (1999) et à l’opération en Libye (2011) a
marqué les points les plus bas. La Russie critique le manque d’autonomie
stratégique de la France et sa perte de souveraineté au profit de l’OTAN et
de l’Union européenne. La « question russe » a pesé sur le débat électoral
en France. Moscou avait misé sur les forces eurosceptiques et anti-
atlantistes, comme le Front national qui a bénéficié des soutiens (crédits)
russes et dont le leader, Marine Le Pen, a été reçu au Kremlin en mars 2017,
quelques semaines avant les élections présidentielles.
Les relations économiques ont connu en revanche une trajectoire
ascendante : avec 4,7 % de part de marché, la France est le cinquième
fournisseur de la Russie en 2016. Sans tenir compte des investissements
provenant de zones à fiscalité attractive, elle est le premier investisseur
étranger en Russie en flux d’investissements directs à l’étranger en 2016, et
le deuxième investisseur en termes de stock, derrière l’Allemagne. En ce
qui concerne les investissements russes en France, ils se concentrent
essentiellement dans l’agroalimentaire (vins, champagne) et l’immobilier, et
semblent rencontrer plusieurs difficultés liées en partie à l’accès au crédit.
Depuis la crise ukrainienne en 2014, la France mène une politique qui
combine fermeté et dialogue. Outre les sanctions, les relations ont été
passablement dégradées par l’annulation sous François Hollande de la vente
des porte-hélicoptères Mistral et de la visite de Vladimir Poutine à Paris en
octobre 2016 pour inaugurer la nouvelle cathédrale orthodoxe quai Branly,
ainsi que par les oppositions franco-russes au Conseil de sécurité de l’ONU
sur le dossier syrien. En même temps, la France est un partenaire majeur de
la Russie dans les négociations de Minsk, à côté de l’Allemagne, pour le
règlement de la crise ukrainienne. Au fond, les enjeux des relations franco-
russes dépassent le cadre bilatéral : ils touchent directement à plusieurs
dossiers clés pour Paris, à savoir la sécurité européenne, l’équilibre de ses
alliances avec l’UE, l’OTAN ou le couple franco-allemand. Comme au
temps de la guerre froide, le défi pour la France est de trouver une voie qui
permette de maintenir un dialogue efficace avec Moscou sans mettre en
cause ses alliances stratégiques et sans laisser affaiblir le bloc occidental, ce
qui serait une rupture totale avec l’héritage du général de Gaulle.
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Paris, Éditions du Rocher, 1978.
CARRÈRE, Emmanuel, Limonov, Paris, POL, 2011.
EROFEEV, Victor, Ce bon Staline, Paris, Albin Michel, 2005.
GRAS, Cédric, L’Hiver aux trousses. Voyage en Russie d’Extrême-Orient,
Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2016.
MAKINE, Andreï, Requiem pour l’Est, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2001.
TESSON, Sylvain, Dans les forêts de Sibérie, Paris, Gallimard, coll. « Folio »,
2011.
Dans la même collection
GUIDÈRE Mathieu, L’État islamique en 100 questions, 2016.
DJALILI Mohammad-Reza et KELLNER Thierry, L’Iran en 100 questions, 2016.
CHAST François, Les Médicaments en 100 questions, 2016.
GRENARD Fabrice, avec AZÉMA Jean-Pierre, Les Français sous l’Occupation en 100 questions, 2016.
MORILLOT Juliette et MALOVIC Dorian, La Corée du Nord en 100 questions, 2016.
DAZI-HÉNI Fatiha, L’Arabie Saoudite en 100 questions, 2017.
SCHMID Dorothée, La Turquie en 100 questions, 2017.
PIQUET Emmanuelle, Le Harcèlement scolaire en 100 questions, 2017.
LUIZARD Pierre-Jean, Chiites et sunnites, la grande discorde en 100 questions, 2017.
NIQUET Valérie, La Puissance chinoise en 100 questions, 2017.
FAURE Michel, Cuba en 100 questions, 2018.
Du même auteur
(dir), Les universités russes sont-elles compétitives ?, Paris, CNRS Éditions, 2013.
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sur www.tallandier.com
Table of Contents
Titre
Copyright
Sommaire
Préface
Introduction
HISTOIRE
1 - Quelle mémoire les Russes ont-ils de l’époque tsariste ?
2 - Les Russes sont-ils toujours fiers de la Grande Révolution
d’Octobre (1917) ?
3 - Pourquoi Staline est-il toujours populaire en Russie ?
4 - Quelle est la place de la « Grande Guerre patriotique » dans
la mémoire russe ?
5 - Les peuples déplacés sous Staline en gardent-ils des séquelles ?
6 - Pourquoi les Russes n’aiment-ils pas Mikhaïl Gorbatchev ?
7 - Quelles sont les raisons de la nostalgie des Russes pour l’URSS ?
8 - Comment les Russes ont-ils vécu la période de transition dans
les années 1990 ?
9 - Boris Eltsine est-il le père ou le fossoyeur de la démocratie russe ?
10 - Quelles sont les causes et les conséquences des deux guerres
de Tchétchénie ?
11 - Y a-t-il une instrumentalisation de l’histoire en Russie ?
LE POUVOIR SELON VLADIMIR POUTINE
12 - Qui est Vladimir Poutine ?
13 - Pourquoi Vladimir Poutine est-il populaire ?
14 - Quels sont les appuis du régime de Vladimir Poutine ?
15 - Y a-t-il un culte de la personnalité autour du président russe ?
16 - Le régime est-il répressif ?
17 - Vladimir Poutine a-t-il un projet pour la Russie ?
18 - Quel sera l’« après-Poutine » ?
INSTITUTIONS ET POLITIQUE INTÉRIEURE
19 - La Russie est-elle une démocratie ?
20 - Qui dirige la Russie ?
21 - Les partis politiques jouent-ils un vrai rôle ?
22 - Quel pouvoir a le Parlement russe ?
23 - La justice est-elle indépendante ?
24 - Les oligarques russes ont-ils encore de l’influence politique ?
25 - Les élections sont-elles libres et équitables ?
26 - Y a-t-il une opposition politique ?
27 - Qui est Alexeï Navalny ?
28 - Xénia Sobtchak est-elle une réelle candidate à la présidentielle ?
29 - Les médias sont-ils censurés en Russie ?
30 - Internet est-il libre en Russie ?
31 - Quels sont les liens entre le pouvoir politique et l’Église
orthodoxe russe ?
32 - Quelle est la place de l’islam en Russie ?
33 - La société russe peut-elle se révolter contre le régime de Vladimir
Poutine ?
GÉOGRAPHIE ET POLITIQUE
34 - La Russie est-elle européenne, asiatique ou eurasiatique ?
35 - La Russie est-elle un vrai État fédéral ?
36 - Qu’est-ce que la Crimée pour la Russie ?
37 - La Tchétchénie vit-elle selon ses propres lois ?
38 - La région de Kaliningrad est-elle en Russie ou en Europe ?
39 - La Russie cédera-t-elle un jour les îles Kouriles au Japon ?
40 - Pourquoi l’Extrême-Orient russe a-t-il son propre ministère ?
ÉCONOMIE
41 - La Russie est-elle un pays développé ?
42 - Quel est le poids de l’État dans l’économie russe ?
43 - Peut-on entreprendre en Russie ?
44 - La Russie est-elle attractive pour les investisseurs étrangers ?
45 - Y a-t-il une classe moyenne en Russie ?
46 - Y a-t-il beaucoup de pauvres en Russie ?
47 - Le niveau de vie est-il le même à Moscou et dans les régions ?
48 - La Russie est-elle une puissance scientifique et technologique ?
49 - La Russie peut-elle moderniser son économie ?
50 - Les infrastructures et les réseaux de transport sont-ils bien
développés ?
51 - Comment la Russie a-t-elle résisté à la crise économique ?
52 - Quelle est la place de l’économie informelle en Russie ?
53 - Le chômage est-il élevé en Russie ?
54 - Quel est l’impact des sanctions occidentales sur l’économie
russe ?
55 - Quand les sanctions seront-elles levées ?
56 - Qui sont les principaux partenaires commerciaux de la Russie ?
57 - Le tourisme est-il bien développé en Russie ?
SOCIÉTÉ
58 - Qu’est-ce qu’être Russe aujourd’hui ?
59 - Quel est l’état de la démographie russe ?
60 - L’émigration est-elle importante en Russie ?
61 - La Russie est-elle une terre d’immigration ?
62 - Les Russes sont-ils nationalistes ?
63 - Les Russes sont-ils les plus diplômés au monde ?
64 - Y a-t-il beaucoup d’étudiants étrangers en Russie ?
65 - Qui sont les prix Nobel russes ?
66 - Quel rôle a l’Académie des sciences de Russie ?
67 - La culture russe est-elle bridée par le régime ?
68 - La société russe est-elle conservatrice ?
69 - Pourquoi la corruption est-elle si importante en Russie ?
70 - Les Russes sont-ils homophobes ?
71 - La société russe est-elle sexiste ?
72 - La société russe est-elle militarisée ?
73 - En quoi croit la jeunesse russe ?
74 - Vodka, sida et drogues sont-ils les trois fléaux de la santé publique
en Russie ?
75 - L’environnement est-il un enjeu pour les Russes ?
76 - Trouve-t-on encore des appartements communautaires en Russie ?
77 - Quelle importance le sport a-t-il pour les Russes ?
POLITIQUE ÉTRANGÈRE
78 - Pourquoi les Russes se sentent-ils humiliés et encerclés ?
79 - Comment la Russie est-elle devenue incontournable dans
la géopolitique mondiale ?
80 - Qui sont les alliés de la Russie ?
81 - Quel est l’état de l’outil militaire russe ?
82 - Quelles sont les relations de la Russie avec les anciennes
républiques soviétiques depuis la chute de l’URSS ?
83 - Quelles sont les perspectives d’intégration pour les pays
postsoviétiques ?
84 - Pourquoi y a-t-il autant de « conflits gelés » dans l’espace
postsoviétique ?
85 - Qu’est-ce que Rousskij mir ?
86 - Quelles sont les raisons du conflit avec l’Ukraine ?
87 - La Russie a-t-elle violé le droit international en annexant
la Crimée ?
88 - Quelles sont les raisons de l’intervention russe en Syrie ?
89 - Quels sont les atouts russes au Moyen-Orient ?
90 - Peut-on parler d’une nouvelle guerre froide entre la Russie
et l’Occident ?
91 - Quelles sont les perspectives des relations russo-américaines sous
le mandat de Donald Trump ?
92 - La Chine est-elle la meilleure alliée de la Russie ?
93 - Quelle importance la Russie accorde-t-elle à l’Arctique ?
94 - La Russie a-t-elle une « arme énergétique » ?
95 - La Russie a-t-elle un soft power ?
96 - Pourquoi la politique de Vladimir Poutine exerce-t-elle de l’attrait
sur les sociétés occidentales ?
97 - La Russie mène-t-elle une guerre de l’information contre
l’Occident ?
98 - La langue russe perd-elle ses positions dans le monde ?
99 - Y a-t-il beaucoup de Russes en France ?
100 - Quel est l’état des relations entre la France et la Russie ?
Bibliographie sélective
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