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L’hypothèse d’un Marx théoricien de l’anarchisme n’étant à l’évidence pas une lubie
passagère chez Rubel, il nous semble nécessaire de l’examiner de près. Cet examen
est largement justifié par la qualité même de Maximilien Rubel, dont la vie et l’œuvre
furent consacrées à la révolution et à la critique révolutionnaire. Le respect dû au
militant et à l’intellectuel révolutionnaire ne doit cependant pas nous aveugler ni
nous dispenser d’exercer à l’égard de ses thèses la réflexion. C’est là,
incontestablement, le meilleur hommage que nous puissions lui rendre.
C’est une tâche qui présente cependant une difficulté méthodologique. En effet, on
peut choisir de ne retenir que les propos et l’argumentation « anarchistes » que
Maximilien Rubel attribue à Marx, et les examiner d’un point de vue critique. Mais on
s’aperçoit que ce que Marx a dit sur ce sujet se réduit à peu de chose, et que l’essentiel
de l’argumentation de Rubel repose sur le contenu hypothétique d’un livre que Marx
aurait eu en projet, mais qu’il n’a pas eu le temps d’écrire.
Avec plus d’un siècle de recul, il n’y a plus grand monde aujourd’hui pour admettre
que ce que Marx disait de l’anarchisme, et en particulier des prises de position de
Bakounine, était de bonne foi. Il ne saurait donc être question de reprendre tel quel
l’argumentaire de Marx pour le resservir en le présentant comme une analyse des
idées de Bakounine. Une telle démarche ridiculiserait celui qui se livrerait à un tel
travail. C’est pourtant ce qu’ont fait la quasi-totalité des auteurs marxistes depuis
Marx ; le livre de Jacques Duclos, feu le secrétaire général du Parti communiste
français, étant particulièrement caractéristique à cet égard. Or, un examen
systématique de toutes les mentions de Bakounine dans le recueil d’articles Marx
critique du marxisme révèle que Rubel n’est pas exempt de ce défaut. Il est vrai que
Bakounine est loin d’être la préoccupation principale de l’auteur, mais les
nombreuses allusions qu’il en fait sont révélatrices des sources limitées auxquelles
Rubel a puisé.
Il nous a semblé que dès qu’il aborde la question des rapports entre les deux
hommes, Maximilien Rubel abandonne trop souvent le rôle du chercheur pour
assumer celui du partisan : c’est que l’affirmation de Marx comme théoricien de
l’anarchisme implique impérativement l’élimination de Bakounine du terrain et
invalide de ce fait Rubel comme penseur de l’œuvre de Bakounine, comme en
témoigne son article sur le livre de Bakounine, Étatisme et anarchie, dans le
Dictionnaire des œuvres politiques.
Notre hypothèse trouve sa confirmation dans le constat que les nombreux points de
conjonction entre les deux hommes [2] ne sont absolument pas relevés par Rubel,
trop préoccupé de souligner les différences, présentées de telle façon qu’elles ne
peuvent que susciter l’adhésion du lecteur à l’idée de la supériorité incomparable de
Marx dans tous les domaines. Or, le constat de ces nombreux points de conjonction
aurait pu servir l’objectif de Maximilien Rubel. En reconnaissant que la violence de
l’opposition entre les deux hommes était due aux fondements identiques de leur
pensée, Rubel aurait pu, dépassant le niveau anecdotique habituel du débat auquel il
s’est maintenu, trouver un point d’appui considérable à ses hypothèses (nous
émettons cette idée sans préjuger de notre opinion quant au résultat auquel Rubel
serait parvenu, évidemment...) Mais voilà, il aurait fallu « partager »...
Prenons les sections sur lesquelles Marx croyait pouvoir s’appuyer, et qui sont aussi
les sections qui trouvent chez Marx une justification de leur propre activité
institutionnelle.
Ainsi, lorsque Marx décida d’exclure les anarchistes, il était singulièrement démuni
d’atouts, mis à part son contrôle sur l’appareil de l’organisation. La situation de
Bakounine dans l’Internationale n’était pas meilleure, l’autorité réelle qu’il pouvait y
exercer pas plus grande. Lorsque la section genevoise de l’Alliance se dissout, elle ne
demande même pas l’avis de Bakounine, ce qui en dit long sur la « dictature » qu’il
devait y exercer.
Les discours hagiographiques et dogmatiques des théoriciens, et ceux qui les répètent
par cœur, sur les glorieux dirigeants du prolétariat international ont efficacement
masqué la réalité. Une fois connue la réalité dans sa crudité, les théorisations qui en
ont été faites apparaissent pour ce qu’elles sont : des impostures.
Le discours tenu par Marx, qu’il le veuille ou non, conforte les positions des sections
qui peuvent attendre une amélioration de leur sort par les élections. Les sections qui
ne peuvent rien attendre d’une action électorale penchent vers Bakounine : les
ouvriers étrangers de Genève, mal payés, méprisés, sans droits politiques ; la
jeunesse déclassée d’Italie sans avenir ; les paysans d’Andalousie et d’Italie affamés
par les grands propriétaires ; le prolétariat misérable d’Italie ; les ouvriers de
l’industrie catalane et les mineurs du Borinage, en Belgique, deux régions où existe
un prolétariat concentré et revendicatif, mais dont les moindres grèves sont noyées
dans le sang et qui ne peuvent attendre aucune réforme pacifique. Ceux-là ne
trouvent rien qui puisse les aider, les soutenir, dans le discours de Marx, d’autant que
lorsqu’il y a des marxistes (disons plutôt : des gens qui préconisent l’action légale en
se réclamant de la direction de l’Internationale),ces derniers s’occupent à casser les
mouvements revendicatifs.
Le simple exposé des positions de Bakounine vaut réfutation ; il n’est pas besoin de
s’attarder, ce qui intéresse en fait Rubel, c’est ce que dit Bakounine de Marx, et qui en
réalité ne présente pas d’intérêt. On a l’impression que Rubel n’a ouvert la page 206
d’Étatisme et anarchie que parce que Marx y est mentionné, alors que sur la page
précédente se trouve la clé de l’argumentation de Bakounine, incompréhensible si on
s’en tient à ce que Rubel en dit.
Il y a, dit en substance Bakounine, en Italie trois millions d’ouvriers surexploités,
misérables, vingt millions de paysans sans terre, et - ce que Rubel ne mentionne
pas -, des transfuges du monde bourgeois qui ont rejoint le combat pour le
socialisme, dont l’aide est précieuse (à condition qu’ils aient pris en haine les
aspirations bourgeoises à la domination, précise quand même Bakounine). Le
peuple [10] donne à ces personnes la vie, la force des éléments et un champ
d’action ; en revanche elles lui apportent des connaissances positives, des méthodes
d’abstraction et d’analyse, ainsi que l’art de s’organiser et de constituer des
alliances qui, à leur tout, créent cette force combattante éclairée sans laquelle la
victoire est inconcevable.
# Grève des bronziers parisiens en février 1867, collectes organisées par l’AIT ; grève
des tisserands et des fileurs de Roubaix, mars 1867 ; grève du bassin minier de
Fuveau, de Gardanne, Auriol, La Bouilladisse, Gréasque, avril 1867-février 1867,
adhésion des mineurs de Fuveau à l’AIT ; l’essentiel de l’activité des sections
françaises consistera à partir de 1867 à soutenir ces grèves et en actions de solidarité
pour épauler les grèves à l’étranger.
# En Belgique, grève des mineurs de Charleroi, réprimée durement par l’armée et qui
entraîne un renforcement de l’AIT ; grève des tisserands de Verviers qui veulent
conserver leur caisse de secours dans l’AIT ; grève des voiliers à Anvers ; l’AIT
soutiendra les grévistes par des fonds. Toute la partie industrialisée de la Belgique est
touchée par l’AIT.
# A Genève, grève des ouvriers du bâtiment, déclenchée dans une période favorable
de plein emploi, bien conduite, qui se termine avec succès. Solidarité internationale
efficace. Un délégué au congrès de l’AIT à Bruxelles déclara : Les bourgeois, bien que
ce soit une république, ont été plus méchants qu’ailleurs, les ouvriers ont tenu bon.
Ils n’étaient que deux sections avant la grève, maintenant ils sont vingt-quatre
sections à Genève renfermant 4.000 membres.
Ces événements peuvent être mis en regard du constat fait par Mehring, encore :
partout où la stratégie de Marx était appliquée, l’AIT disparaissait : Là où un parti
national se créait, l’Internationale se disloquait (p. 533). C’était là précisément le
danger que Bakounine n’avait cessé de dénoncer.
L’AIT recommande souvent la modération, mais elle est amenée à assumer des luttes
de plus en plus nombreuses et violentes. Sa seule existence, appuyée par quelques
succès initiaux, crée un phénomène d’entraînement, un effet cumulatif. La violence
de la répression elle-même pousse les ouvriers à s’organiser. A chaque intervention
de l’armée, les réformistes perdent du terrain, et, peu à peu, l’Internationale se
radicalise ; cette radicalisation, faut-il le préciser, n’est pas le résultat d’un débat
idéologique mais celui de l’expérience à la fois des luttes et de la pratique de la
solidarité internationale sur le terrain.
Aussi, lorsque, vingt-cinq ans plus tard, en 1895, Engels écrira : L’ironie de l’histoire
met tout sens dessus dessous. Nous, les « révolutionnaires », les « chambardeurs »,
nous prospérons beaucoup mieux par les moyens légaux que par les moyens
illégaux et le chambardement [12], on a l’impression qu’il se trouve dans l’exacte
continuité des positions de la direction marxienne de l’AIT, malgré quelques piques
lancées à l’occasion contre les fétichistes du légalisme. Quatre ans plus tôt,
cependant, dans sa critique du programme d’Erfurt, alors que les deux principales
revendications de 1848 sont réalisées : l’unité nationale et le régime représentatif,
Engels constate avec dépit que le gouvernement possède tout pouvoir exécutif,et les
chambres n’ont même pas le pouvoir de refuser les impôts[...] La crainte d’un
renouvellement de la loi contre les socialistes paralyse l’action de la social-
démocratie, dit-il encore, confirmant l’opinion de Bakounine selon laquelle les
formes démocratiques n’offrent que peu de garanties pour le peuple [13].
On peut regretter que Rubel, dans son souci de mettre en relief les divergences entre
Bakounine et Marx, n’ait pas su en retracer la genèse, qui repose en partie, comme
nous l’avons vu, sur le soutien que leur donnaient des fractions différentes de la
classe ouvrière européenne, mais aussi pour une bonne part sur un malentendu.
L’étatisme que Bakounine reproche à Marx est essentiellement celui de Lassalle [14].
On soulève là un point de l’histoire des rapports entre Marx et la social-démocratie
allemande. Marx, en effet, n’a que tardivement pris ses distances avec Lassalle, pour
diverses raisons : parce qu’il avait besoin de lui pour se faire publier, parce qu’il lui
empruntait de l’argent et parce qu’il pensait que, malgré tout, Lassalle contribuait à
diffuser ses idées en Allemagne. Par ailleurs, Marx croyait pouvoir s’appuyer sur la
social-démocratie allemande dans sa politique au sein de l’AIT.
Si, aujourd’hui, notre désaccord avec Maximilien Rubel ne s’est pas modifié sur le
fonds, il convient peut-être de dépasser le problème et de poser d’autres questions,
sans doute plus pertinentes ; non plus : Marx est-il un théoricien de l’anarchisme ?,
mais : Pourquoi diable Rubel veut-il à tout prix faire de Marx un théoricien de
l’anarchisme ?
Marx fut donc le premier à jeter les bases rationnelles de l’utopie anarchiste et à en
définir un projet de réalisation. Cette affirmation de Rubel implique sans ambiguïté
que les auteurs contemporains de Marx tels que Proudhon et Bakounine,
traditionnellement désignés comme anarchistes, sont écartés du statut de théoriciens
à part entière, et relégués - dans le meilleur des cas - à celui de précurseurs.
La thèse de Rubel se fonde sur le contenu hypothétique d’un livre que Marx n’a pas
écrit, mais qu’il avait en projet : Le « Livre » sur l’État prévu dans le plan de
l’Économie, mais resté non écrit, ne pouvait que contenir la théorie de la société
libérée de l’État, la société anarchiste [18].
Tout l’échafaudage repose sur une hypothèse que rien ne permet de vérifier : ce livre
non écrit ne pouvait que contenir, etc., ce qui est une façon de dire que Maximilien
Rubel n’en sait rien, mais qu’il le suppose, à moins qu’il ne soit en mesure de
produire un document où Marx dit explicitement : J’ai un projet de livre sur l’État
dans lequel je développerai la théorie de la société anarchiste.
Maximilien Rubel n’a, semble-t-il, pas grand chose à produire, puisqu’il reconnaît
que la voie anarchiste suivie par Marx est implicite, c’est-à-dire non formulée : en
d’autres termes, elle doit être induite de son œuvre.
Si le marxisme réel n’a pas suivi cette voie anarchiste implicite dans la pensée de
Marx, c’est parce que des disciples peu scrupuleux ont invoqué certaines attitudes du
maître pour mettre son œuvre au service de doctrines et d’actions qui en
représentent la totale négation. Le « socialisme réalisé », selon l’expression de
Maximilien Rubel, est une dénaturation de la pensée de Marx.
Des pans entiers de l’histoire du mouvement ouvrier international sont ainsi évacués.
Limiter l’anarchisme au seul geste individuel de révolte occulte quelques pages
marquantes de l’histoire du mouvement ouvrier international, certes peu traités dans
les ouvrages qui se situent dans la lignée de l’orthodoxie élaborée par ces disciples
peu scrupuleux de Marx évoqués par Rubel.
De quoi est fait l’anarchisme de Marx, en quoi a-t-il jeté les bases rationnelles de
l’utopie anarchiste et en quoi en a-t-il défini le projet de réalisation ? On sait que
grâce à Marx, l’anarchisme s’est enrichi d’une dimension nouvelle, comme celle de la
compréhension dialectique du mouvement ouvrier perçu comme autolibération
éthique englobant l’humanité tout entière (sauf peut-être les nations réactionnaires
relevées par Engels). Nous ne nous attarderons pas à tenter de comprendre ce qu’est
la compréhension dialectique du mouvement ouvrier, ni l’autolibération éthique
englobant l’humanité tout entière. Nous nous contenterons d’essayer de repérer les
références explicites à la société sans État que Marx a pu faire dans son œuvre.
Il y a certes chez l’auteur du Capital des critiques de l’État, mais la critique de l’État
en elle-même ne définit pas l’anarchisme.
Il y a des textes où Marx fait une critique radicale d’un type déterminé d’État mais la
critique de l’État en tant que principe reste très limitée.
# Dans le tome I, Économie, des Œuvres de Marx des Éditions de la Pléiade établies
et annotées par Maximilien Rubel, on trouve 7 références à l’abolition de l’État dont 3
sont des notes de Rubel.
# Dans le tome I, Œuvres politiques, une phrase, dans les appendices, d’un texte de
1850 définit succinctement, mais très justement, le sens de l’abolition de l’État :
L’abolition de l’État n’a de sens que chez les communistes, comme conséquence
nécessaire de l’abolition des classes, avec lesquelles disparaît automatiquement le
besoin du pouvoir organisé d’une classe de rabaisser les autres classes (p. 1078).
La rubrique Abolition de l’État de l’index des idées renvoie à un passage (p. 634) où il
est question du renversement du pouvoir d’État existant, ce qui ne saurait s’inscrire
dans une perspective anarchiste. Les autres références à l’anarchisme ou à l’abolition
de l’État sont contenues soit dans l’introduction de Maximilien Rubel soit dans les
notes.
On peut s’étonner qu’un auteur qui voulait, paraît-il, faire sur l’État ce qu’il avait fait
sur le capital n’ait pas parsemé son œuvre d’indications plus nombreuses sur la
société sans État. Or, c’est là tout de même un concept déterminant de la théorie
anarchiste qui, s’il constituait une préoccupation majeure de Marx, devrait être
suffisamment présent dans son œuvre pour qu’il ne puisse être occulté par les
différents partis qui se réclament de son enseignement.
Le passage le plus précis cité par Rubel sur cette question est extrait des Prétendues
scissions dans l’Internationale :
Tous les socialistes entendent par Anarchie ceci : le but du mouvement prolétaire,
l’abolition des classes une fois atteinte, le pouvoir de l’État, qui sert à maintenir la
grande majorité productrice sous le joug d’une minorité peu nombreuse, disparaît,
et les fonctions gouvernementales se transforment en de simples fonctions
administratives.
Cette phrase de Marx est trop vague, trop générale et trop isolée dans son œuvre pour
qu’elle puisse être considérée comme une adhésion à l’anarchisme. Et surtout, elle
n’est pas un projet politique explicite dans la mesure où elle renvoie l’abolition de
l’État à un avenir indéterminé et lointain.
C’est, selon Maximilien Rubel, un texte qui passera aux yeux de Bakounine pour un
reniement des convictions « étatistes-autoritaires » de Marx [23]. Bakounine dira en
effet qu’il s’agit là d’un travestissement bouffon de la pensée de Marx.
N’ayant jamais hésité à reconnaître les points d’accord qu’il pouvait avoir avec Marx,
on peut donc s’étonner que Bakounine récuse à Marx le droit d’être en accord avec
lui-même sur l’analyse de la Commune. Il nous faudra donc examiner cette question
pour tenter de comprendre cette récusation et déterminer si elle est justifiée.
Ce livre est en effet souvent cité comme une expression typique de la pensée politique
de Marx, alors qu’il aborde cet événement d’un point de vue fédéraliste, c’est-à-dire
en opposition totale avec ses idées. Les textes de Marx qui précèdent le livre ne
laissent rien entrevoir de cette idée et les textes qui suivent n’y font jamais allusion :
le Manifeste se contente de dire que la première étape de la révolution ouvrière est la
conquête du régime démocratique, c’est-à-dire le suffrage universel, ce que confirme
Engels dans la préface des Luttes des classes en France. Le Manifeste ne dit nulle
part comment la conquête de la démocratie pourrait assurer au prolétariat
l’hégémonie politique ; Engels dit simplement dans son projet de Catéchisme que le
suffrage universel assurera directement dans les pays où la classe ouvrière est
majoritaire, la domination de cette dernière.
Bakounine ne fut pas le seul à percevoir le contraste entre les positions antérieures de
Marx et celles qu’il défend au moment de la Commune. Son biographe, Franz
Mehring, note lui aussi que La Guerre civile en France est difficilement conciliable
avec le Manifeste et que Marx y développe un point de vue proche de celui de
Bakounine : Si brillantes que fussent ces analyses, dit en effet Mehring, elles n’en
étaient pas moins légèrement en contradiction avec les idées défendues par Marx et
Engels depuis un quart de siècle et avancées déjà dans le Manifeste communiste [...]
Les éloges que l’Adresse du Conseil général adressait à la Commune de Paris pour
avoir commencé à détruire radicalement l’État parasite étaient difficilement
conciliables avec cette dernière conception [...] On comprend aisément que les
partisans de Bakounine aient pu facilement utiliser à leur façon l’Adresse du Conseil
général. Bakounine lui-même trouvait cocasse que Marx, dont les idées avaient été
complètement bousculées par la Commune, soit obligé, contre toute logique, [Je
souligne] de lui donner un coup de chapeau et d’adopter son programme et ses
objectifs [24].
Il ne vient pas à l’idée de Mehring que Marx ne soit pas le genre d’homme à agir
contre toute logique. Il n’entre pas dans notre propos de faire la genèse des
revirements de Marx entre le début de la guerre et l’écrasement de la Commune, mais
il nous semble utile de « décrypter » brièvement, pour Mehring, ce qui lui paraît aller
contre toute logique.
# Marx approuve la guerre parce qu’une victoire prussienne conduira à des avantages
stratégiques pour le mouvement ouvrier allemand, à la constitution d’une Allemagne
unifiée et centralisée. Lettre de Marx à Engels, 20 juillet 1870 : Les Français ont
besoin d’être rossés. Si les Prussiens sont victorieux, la centralisation du pouvoir
d’État sera utile à la centralisation de la classe ouvrière allemande.
# Les travailleurs français ne doivent pas bouger, parce qu’un éventuel soulèvement
victorieux et une défaite allemande retarderait l’unité nationale allemande :
L’Allemagne, dit-il, serait fichue pour des années voire des générations. Il ne
pourrait plus être question d’un mouvement ouvrier indépendant en Allemagne, la
revendication de l’existence nationale absorbant alors toutes les énergies (ibid.).
Engels à Marx, 15 août 1870 : Il serait absurde [...] de faire de l’antibismarckisme le
principe directeur unique de notre politique. Tout d’abord jusqu’ici - et notamment
en 1866 - Bismarck n’a-t-il pas accompli une partie de notre travail, à sa façon et
sans le vouloir, mais en l’accomplissant tout de même ?
# Pour justifier ces positions, il faut accréditer l’idée d’une guerre défensive pour les
Allemands. Marx à Engels, 17 août 1870 : La guerre est devenue
nationale.Kugelmann de son côté est accusé de ne rien entendre à la dialectique
parce qu’il avait affirmé que la guerre du côté allemand était devenue offensive [25].
Voici donc les dispositions d’esprit dans lesquelles se situaient Marx et Engels à la
veille de la Commune, dispositions attestées, sans beaucoup de contestations
possible, par leur correspondance.
L’approche critique de l’histoire des idées politiques consiste à les resituer dans leur
contexte et à les confronter avec les idées de l’époque et les documents disponibles ;
elle consiste aussi à ne pas considérer comme argent comptant ni ce qu’un auteur dit
ni les motivations qui le poussent. Elle consiste à mettre en parallèle ce que l’auteur
proclame publiquement, c’est-à-dire ce qu’il veut qu’on croie, et ce qu’il dit en privé.
C’est ce que Rubel ne fait jamais dès lors qu’il s’agit de Marx. L’Adresse est pour lui
un document dont le contenu constitue la vérité en soi, et qui ne saurait être remis en
cause.
Pour avoir une idée de ce que les fondateurs du « socialisme scientifique » pensaient
vraiment de l’abolition de l’État, il convient de se reporter à ce que dit Engels dans
une lettre à Cafiero, écrite à la même époque où Marx rédigeait La Guerre civile en
France. Il est vrai que, selon Rubel, il faut faire un distinguo entre les deux hommes.
Engels apparaît souvent comme le « gaffeur » du couple, qui dit explicitement des
choses qui doivent être sous-entendues (la notion de peuple contre-révolutionnaire,
le terrorisme aveugle contre les Slaves, etc.). Pourtant ces « gaffes » n’ont jamais été
contestées par Marx. Voici ce qu’écrit Engels : Pour ce qui est de l’abolition de l’État,
c’est une vieille phrase philosophique allemande dont nous avons beaucoup usé
lorsque nous étions des blancs-becs [27].
Si une politique se juge par sa finalité, elle se juge aussi par les moyens qu’elle se
donne pour y parvenir. Lorsque Maximilien Rubel fait du suffrage universel, hier
encore instrument de duperie, un moyen d’émancipation, il sort totalement des
cadres de référence de l’anarchisme. De même l’anarchisme ne reconnaît aucune
validité normative à des pirouettes dialectiques affirmant que le prolétariat ne
s’aliène politiquement que pour triompher de la politique et ne conquiert le pouvoir
d’État que pour l’utiliser contre la minorité anciennement dominante [...] La
conquête du pouvoir politique est un acte « bourgeois » par nature ; il ne se change
en action prolétarienne que par la finalité révolutionnaire que lui confèrent les
auteurs de ce bouleversement [28].
On peut penser que si la conquête du pouvoir politique est un acte bourgeois par
nature, aucune finalité révolutionnaire ne peut le transformer en action
prolétarienne. C’est au contraire l’action prolétarienne qui se trouvera de ce fait
transformée en action bourgeoise. Maximilien Rubel a trop longtemps mis l’accent
sur le problème de la praxis révolutionnaire pour ne pas se rendre compte que la
praxis est indissociable du but à atteindre et qu’ils se déterminent (dialectiquement)
l’un l’autre.
Il semble y avoir une confusion chez Rubel entre théorie de l’État et anarchisme. Il
n’est pas contestable que dans l’œuvre de Marx il y ait un projet lointain de
dépérissement de l’État qui est implicite dans sa théorie de l’abolition des classes
sociales. L’État, schématiquement défini comme instrument de répression au service
d’une classe dominante, disparaît avec la disparition des classes et de leurs
antagonismes. Cet argument ne fait pas du marxisme une théorie anarchiste pour
autant, dans la mesure où l’anarchisme se définit, à l’encontre de l’idée de disparition
de l’État comme finalité lointaine, comme un mouvement qui inscrit la destruction de
l’État comme processus commençant avec la révolution elle-même.
Par ailleurs, l’anti-étatisme ne saurait à lui seul définir l’anarchisme. Dans un écrit de
jeunesse, Argent, État, Prolétariat, datant de 1844, Marx se laisse aller à des
déclarations franchement antiétatiques : L’existence de l’État et l’existence de
l’esclavage sont indissociables [29] [c’est de l’esclavage de la société civile dont il
s’agit]. Maximilien Rubel, dans une note, page 1588, déclare un peu hâtivement que
cet aphorisme exprime on ne peut plus catégoriquement le credo anarchiste de
Marx. Une telle affirmation antiétatique ne peut, aux yeux de Maximilien Rubel, que
fermement établir Marx au premier rang des penseurs anarchistes. Et, répondant par
avance à l’objection selon laquelle toute la praxis ultérieure de Marx dément
totalement cette affirmation plus anarchiste que nature, Maximilien Rubel précise :
Ses déclarations ultérieures quant à la nécessité, pour la classe ouvrière, de
« conquérir » le pouvoir politique, donc de s’assurer la direction des affaires de
l’État, voire d’y exercer, en tant que classe et comme « immense majorité », sa
« dictature » sur la minorité bourgeoise légalement dépossédée de ses privilèges
économiques et politiques, ne contredisent nullement le postulat initial de la finalité
anarchiste du mouvement ouvrier [30].
Ce qui est une façon de dire qu’une praxis totalement extra-anarchiste ne contredit
nullement le postulat initial anarchiste.
Le plan de l’Économie que Marx voulait écrire n’a pu être rempli que par un sixième,
dit Rubel : La critique de l’État dont il s’était réservé l’exclusivité[sic] n’a pas même
reçu un début d’exécution, à moins de retenir les travaux épars, surtout historiques,
où Marx a jeté les fondements d’une théorie de l’anarchie [33].
Ainsi, en dépit d’une stratégie politique, d’une praxis dont Maximilien Rubel lui-
même dit qu’elle est contraire aux principes énoncés, Marx aurait écrit, s’il avait eu le
temps, une théorie anarchiste de l’État et de son abolition. Les héritiers de Marx qui,
par la suite, ont construit un capitalisme d’État peu conforme aux professions de foi
anarchistes, se sont « nourris » de cette ambiguïté, causée précisément par l’absence
du Livre sur l’État. En d’autres termes, semble croire Maximilien Rubel, si Marx
avait eu le loisir d’écrire ce Livre, son œuvre n’aurait pas revêtu cette ambiguïté (que
Rubel souligne à plusieurs reprises) ; et sa qualité d’anarchiste aurait éclaté au grand
jour. et par là même occasion, probablement, les destinées du mouvement
international auraient été différentes. Position idéaliste s’il en fut.
Pour rendre à l’œuvre de Marx (et non plus au marxisme, concept que Maximilien
Rubel rejette) sa véritable signification anarchiste, il faut donc partir de ce qui existe
(c’est-à-dire pas grand chose), des travaux épars, dont Maximilien Rubel se propose
de se faire l’exégète.
Les anarchistes pourraient légitimement demander à Maximilien Rubel s’il n’y a pas
un grosse contradiction à réaffirmer le postulat du matérialisme historique, qui fonde
l’incomparable supériorité du marxisme sur l’anarchisme, et ensuite à expliquer le
dévoiement de l’œuvre de Marx par la seule absence d’un livre qu’il n’a pas écrit.
Si Marx avait été anarchiste, il aurait écrit son Livre sur l’État.
Conclusion
A aucun moment il n’y a la tentative de faire une synthèse de l’apport de ces auteurs
avec la pensée de Marx, qui est considérée semble-t-il comme un bloc d’acier, pour
reprendre les termes de Lénine ; ce dernier considérait que rien ne pouvait être ôté de
la pensée de Marx, Rubel considère que rien ne peut y être ajouté.
René Berthier
[2] Il n’entre pas dans l’objet de ce travail de détailler cette question. Le lecteur
pourra se reporter à mon ouvrage Bakounine politique - révolution en Europe
centrale, Éd. du Monde libertaire.
[5] Et lorsque la circulaire [il s’agit du teste polémique que Marx rédigea pour la
Conseil général : Les prétendues scissions dans l’Internationale] accusait le « jeune
Guillaume » d’avoir taxé les « ouvriers des fabriques » genevois d’affreux
bourgeois, elle omettait purement et simplement de dire que le terme « ouvriers de
fabrique » désignait à Genève une couche d’ouvriers privilégiés, bien rémunérés,
travaillant dans les industries de luxe et qui avaient passé les compromis électoraux
plus ou moins douteux avec certains partis bourgeois. Franz Mehring, Karl Marx -
Histoire de sa vie, Éditions sociales, p. 529.
[6] ranz Mehring, Karl Marx - Histoire de sa vie, Éditions sociales, p. 522.
[11] Dans une lettre à Liebknecht du 8 avril 1870, Bakounine fait remarquer que la
majorité des étudiants russes se trouvent dans la situation de n’avoir absolument
aucune carrière, aucun moyen assuré d’existence devant elle, ce qui fait qu’avant
tout, elle est révolutionnaire par position, et c’est la manière la plus sérieuse et la
plus réelle, selon moi d’être révolutionnaire. Il est significatif que ce sont ces mêmes
intellectuels petits-bourgeois qui constitueront l’écrasante majorité des cadres du
parti bolchevik, trente ans plus tard...
[14] La critique par Bakounine de l’étatisme de Marx recouvre deux réalités, qu’il
n’entre pas dans notre sujet de développer : La stratégie de conquête du pouvoir
d’État par les élections ; la conception étatique du communisme.
[15] C’est la réaction que j’ai eue en publiant en 1895 un texte polémique dans
Informations et réflexions libertaires (oct-nov. 1985), Rubel, Marx et Bakounine.
[16] Étatisme et anarchie est une synthèse des idées de Bakounine sur l’histoire et la
politique des États Européens, leur formation et leur perspective d’évolution dans le
cadre d’une stratégie du mouvement ouvrier. Le sujet central n’en est pas Marx, quoi
qu’en pense Rubel, mais l’Allemagne et la Russie. C’est en effet une réflexion sur le
rôle respectif de l’Allemagne et de la Russie dans l’histoire européenne et sur leur
statut de centre de la réaction en Europe. Le fait que Bakounine pense - en
argumentant - que l’Allemagne a acquis, avec la constitution de l’unité nationale, ce
statut de centre de la réaction, se résume chez Rubel par l’accusation de
germanophobie, ce qui évidemment évacue l’analyse des explications de Bakounine.
On peut distinguer nettement deux parties (le livre, inclus dans le tome IV des
Œuvres chez Champ libre, commence p. 201 et finit p. 362) : I. # Histoire de
l’Europe et géopolitique : Russie (p. 209) # autriche (p. 227) # Russie - empire
allemand (p. 250) # Perspective de guerre entre russie et Allemagne (p. 260) #
Expansionnisme russe en Asie orientale (p. 273). II. Le libéralisme allemand (p.
286) : 1815-1830 Gallophobie des romantiques tudesques (p. 298) # 1830-1840
Imitation du libéralisme français (p. 303) # 1840-1848 Le radicalisme (p. 314) #
1848-1850 Mort du libéralisme (p. 319) # 1850-1870 Triomphe de la monarchie
prussienne (p. 335).
[17] Le lecteur pourra utilement se reporter à l’ouvrage de Claude Berger, Marx,
l’association, l’anti-Lénine, qui est une réflexion originale sur le thème de
l’association chez Marx en tant que théorie et pratique de l’auto-émancipation du
prolétariat. Sa démarche va dans le même sens que celle de Rubel, mais à aucun
moment il n’éprouve le besoin de faire de Marx un théoricien de l’anarchisme. Petite
bibliothèque Payot, 1974.
[19] Bakounine avait prévu que, après sa propre exclusion de l’AIT, au congrès de La
Haye, le même sort serait réservé à tous les oppositionnels. S’apercevant qu’ils
avaient été manipulés par un congrès truqué, les résolutions votées à ce congrès
furent désavouées, entre le 15 septembre 1872 et le 14 février 1873, par les Jurassiens,
les Français, les Belges, les Espagnols, les Italiens, les Américains, les Anglais, les
hollandais. Voyant cela, le nouveau conseil général, transféré à... New York ! publie
le 26 janvier 1873 une résolution déclarant que tous ceux qui ne reconnaissent pas les
résolutions du congrès de La Haye se placent en dehors de l’Association
internationale des travailleurs et cessent d’en faire partie. Dire par conséquent que
Marx et ses proches ont en somme exclu de l’AIT la quasi-totalité du prolétariat
international n’est pas un abus de langage ! L’argument : Il s’est exclu lui-même
resservira beaucoup par la suite...
[24] Franz Mehring, Karl Marx - Histoire de sa vie, Éditions sociales, p. 504.
[26] L’État et la Révolution joue dans la mythologie léninienne le même rôle que La
Guerre civile en France. C’est un curieux destin que Marx, comme Lénine, confrontés
à une révolution, aient été contraints d’oper un travestissement bouffon de leur
pensée pour aller (temporairement il est vrai) dans le sens de l’histoire...
[30] Marx, Œuvres, La Pléiade, vol. III, p. 1588, note de Maximilien Rubel
[31] Marx, Œuvres, La Pléiade, vol. III, note de Maximilien Rubel, p. 1588
1. Dans son texte, Louis Janover revient une fois de plus, et à juste titre, sur l’usage
que font nombre de nos idéologues modernes, ou demi-portions d’idéologues à la
Serge July, du terme “ libertaire ”, inconsidérément accolé à “ libéral ” dans un
accouplement qui ressemble à s’y méprendre à celui de la carpe et du lapin. Ne
parlons même pas de ce professeur classé à la “ gauche de la gauche ” qui, en lançant
le “ concept ” de “ social-démocratie libertaire ”, a montré qu’on peut être docteur ès
sciences politiques et ne pas savoir de quoi on parle. Si les “ marxistes ” de naguère
avaient une connaissance (plus ou moins) vague de l’œuvre de Marx, les ignorantins
(ou les faux innocents) qui aujourd’hui usent et abusent de ce mot-là opèrent un
véritable vol à main armée sur un terme qu’ils ont vidé au préalable de toute la charge
que l’Histoire y avait déposée, depuis sa création par Joseph Déjacque jusqu’au “
Concepto confederal del comunismo libertario ” adopté par la CNT en mai 1936.
2. L. Janover nous autorisera à lui signaler que si elle n’a pas donné, sur ce chapitre,
l’équivalent des rigoureuses analyses de Rubel ou Castoriadis, la critique anarchiste
est allée quand même plus loin que la simple “ condamnation morale ” qu’il lui
attribue un peu chichement. Qu’il se reporte, par exemple, à l’extrait cité dans le n° 13
de notre revue (p. 124) d’une brochure publiée en 1928 à Paris par un groupe anarcho-
communiste russe en exil, dont nous ne relèverons ici que les deux premières phrases
traduites par notre camarade Frank Mintz : “ Dans la pratique, dans le fond, […], le
régime de la dictature soviétique, c’est le capitalisme. […] La caractéristique
fondamentale du capitalisme – l’antagonisme entre les formes et les rapports sociaux
– n’est effacée que formellement, par les décrets juridiques ”.
3. Qu’on se rappelle l’amitié qui unit l’anarchiste Fernand Pelloutier, l’incomparable
animateur de ce berceau du syndicalisme révolutionnaire que furent les Bourses du
travail, et le marxiste Georges Sorel, ainsi que la volonté de ce dernier et de son
disciple Édouard Berth de concilier l’enseignement de Marx et de Proudhon. Au sujet
de l’opposition traditionnelle entre anarchisme et marxisme (et, ajoutons-nous, des
improbables “ synthèses ” entre l’un et l’autre), on citera ici, en conclusion, ce
qu’était la position de Rubel : “ La véritable problématique, écrivait-il, n’est pas dans
des antinomies telles que l’anarchisme et le marxisme, le marxisme et le réformisme
ou le marxisme et le révisionnisme ; elle est dans l’opposition du jacobinisme et de
l’auto-émancipation ” (Marx critique du marxisme, p. 421).
La démocratie est l'énigme résolue de toutes les Constitutions. Ici, la Constitution est incessamment
ramenée à son fondement réel, à l'homme réel, au peuple réel; elle est posée non seulement en soi,
d'après son essence, mais d'après son existence, d'après la réalité, comme l'œuvre propre du peuple.
La Constitution apparaît telle qu'elle est, un libre produit de l'homme - .
De même que la religion ne crée pas l'homme, que l'homme crée la religion, ce n'est pas la
Constitution qui crée le peuple, mais le peuple qui crée la Constitution. La démocratie est, en quelque
sorte. à toutes les autres formes de l'Etat, ce que le christianisme est à toutes les autres religions. Le
christianisme est la religion par excellence, l'essence de la religion. l'homme déifié considéré comme
une religion particulière. De même, la démocratie est l'essence de toute Constitution politique :
l'homme socialisé considéra comme Constitution politique particulière... L'homme n'existe pas à cause
de la loi, c'est la loi qui existe à cause de l'homme : c'est une existence humaine, tandis que dans les
autres (formes politiques) l'homme est l'existence légale. Tel est le caractère fondamental de la
démocratie -.
IV La dictature du prolétariat
Conclusion
Maximilien Rubel
" Depuis bien des années, le peuple n'a rien fait pour lui-même. Il n'a même pas
existé, car il n'a pas joui de la vie. Son existence a servi à d'autres, leur procurant
les jouissances de la vie; il a été par rapport à lui-même comme un non-être...
Quel travailleur peut dire qu'il vit ? à moins de dire qu'il vit quand il dépérit à
petit feu, en produisant, avec l'estomac vide et des membres épuisés, ce qui sert à
faire vivre d'autres hommes. L'existence de l'ouvrier est négative. Il est vivant
pour la production, la misère et l'esclavage:, mort pour la joie et le bonheur... Le
peuple est le souffre-douleur de la Société. " 1
" C'est l'ignorance qui nous fait incessamment travailler non pour nous, mais pour
les autres ; c'est l'ignorance qui nous fait combattre et prodiguer notre sang et
notre vie pour assurer au petit nombre le pouvoir de faire toujours de nous leurs
instruments ; c'est l'ignorance qui nous empêche de nous connaître et, sans une
connaissance claire de nous-mêmes, nous resterons toujours l'instrument des
autres, les esclaves de la classe qui consomme " (l.c., p. 386).
L'auteur de ces lignes exprime donc d'une manière,on ne peut plus simple et
directe non seulement la quintessence des doctrines critiques exposées dans toute
une littérature de réformateurs et d'économistes radicaux depuis la Révolution
française, mais aussi le sens profond de ce qui constituera désormais la pensée
baptisée " socialiste ". Le terme " socialisme " fait d'ailleurs son apparition à cette
époque, tant en Angleterre qu'en France (2). La situation du travailleur dans la
période de l'essor de l'industrialisme, telle que la décrivent des auteurs comme
Buret, Villermé, Flora Tristan, fait penser à l'existence d'une nouvelle forme
d'esclavage. En lisant Benbow, on se rend compte que ce sont précisément des
hommes comme lui . témoins ou acteurs du combat émancipateur se déroulant
dans les pays industriels, qui ont révélé pour la première, fois le secret intime des
luttes ouvrières : l'union consciente et autonome de masses de prolétaires en vue
d'une transformation radicale du mode de vie et de travail né avec le système
capitaliste. L'abolition de cet esclavage était d'emblée conçue comme la tâche non
pas de minorités politiques ou d'élites éclairées, mais de l'ensemble des victimes
elles-mêmes parvenues à l'intelligence de leur destin tragique, dans l'ère du
machinisme et de l'accumulation du capital.
" Si nos seigneurs et maîtres ont de très bonnes raisons pour nous maintenir dans
l'ignorance, nous en avons de plus fortes encore pour acquérir la connaissance...
Le savoir dont nous avons besoin est très facile à acquérir; ce n'est pas celui qu'on
acquiert dans les écoles ou dans les livres... La connaissance dont nous avons
besoin est celle de nous-mêmes : la connaissance de notre propre pouvoir, de
notre immense puissance et du droit que nous avons de mettre en action cette
immense puissance" (1.c., p. 386).
" Le remède qui doit améliorer votre situation et vous arracher à la ruine finale et
éternelle est en vous, mêmes. C'est simplement l'unité de pensée et d'action.
Pensez ensemble, agissez ensemble et vous soulèverez des montagnes d'injustices
d'oppression et de misères et de besoins " (l.c., p. 387).
par eux, l'unité de pensée et d'action. C'est à ce point de son discours que Benbow
formule avec la plus grande clarté le principe d'action qui deviendra quinze ans
plus tard la substance révolutionnaire du socialisme dit scientifique :
" De toutes les folies dont la nature humaine peut se rendre coupable, il n'y en a
pas de plus grande que de croire que les autres feront pour nous ce que nous
devrions faire pour nous-mêmes. Si les autres ne sentent pas comme nous, si les
autres ne sont pas opprimés, volés, pillés et dégradés, comment peuvent -ils
entrer dans nos sentiments ? Attendre l'aide des tories, des wighs, des libéraux,
attendre l'aide des classes moyennes ou de toute autre classe que celle qui souffre,
c'est pure folie " (l.c., p. 387).
Tel est l'énoncé du postulat que les auteurs du Manifeste communiste vont définir
comme "historische Selbsttätigkeit" du prolétariat. Pour traduire le concept
central de notre recherche, nous proposons un terme d'étvmologie grecque qui
rend exactement le sens du mot allemand : autopraxis (4)
" Aber sie erblicken auf deri Seite des, Proletaraits keine geschichtliche
Selbsttätigkeit, keine ihm eigentümliche politische Bewegung. " (5)
Sont visés ici les " inventeurs " des " systèmes proprement socialistes et
communistes ", et nous apprenons même le nom de trois parmi les plus célèbres
utopistes : Saint Simon, Fourier, Owen. Ils "aperçoivent", nous dit le Manifeste, "
l'antagonisme des classes ainsi que l'action des éléments dissolvants dans la
société dominante elle-même. Toutefois... ".
Cette période de grève générale devait durer un mois, pendant lequel les classes
productrices momentanément en état de désertion du travail se réuniraient en
congrès pour proclamer une Constitution universelle, un nouveau droit
garantissant l'égalité des droits et des libertés, des jouissances et des sacrifices.
Edouard Dolléans insiste à juste titre sur le caractère auto-émancipateur du projet
de Benbow qui, cependant, avait des antécédents intellectuels dont l'auteur,
curieusement, rappelle plus particulièrement celui auquel on s'attendait le moins
:les coutumes du " plus ancien des Peuples ", le Sabbat, l'année de libération tous
les sept ans et le Jubilé chez les Hébreux.
" Le congrès des classes productrices aura pour principal, mission d'établir, pour
l'humanité tout entière, un code de lois instituant l'égalité des droits, des
jouissances et du travail. Ce code universel, instituant l'égalité dans la répartition
du travail et des produits, n'est qu'une réédition des codes de la Nature des
réformateurs sociaux du XVIIIème siècle. Ce qui est nouveau, c'est le moyen par
lequel cette égalité sera réalisée. La méthode de régénération sociale est neuve
d'une double façon. Ici, il ne s'agit plus de faire appel au bon tyran ou à l'opinion
éclairée par les directeurs de conscience sociale, mais aux classes productrices
elles-mêmes ; d'autre part, les classes spoliées montreront leur puissance non par
une révolte sanglante, par une insurrection à main armée contre les classes
spoliatrices, mais par un simple arrêt du travail et de la production " (ibid.).
Cette remarque est trop lapidaire pour satisfaire le lecteur qui, aujourd'hui,
réfléchit sur le destin du mouvement ouvrier depuis ses origines et qui croit avoir
nombre de raisons pour rester sceptique quant aux perspectives de ce qui se
présente désormais sous les étiquettes de " socialisme " et de " communisme " .
Les abus de langage, devenu la plaie de la communication intellectuelle entre les
individus et les nations, font que tout discours sérieux engage, d'autant plus la
responsabilité morale des interlocuteurs que les termes employés sont imprécis ou
proposés sans, être définis au préalable. S'agissant du problème de l'auto-
émancipation du prolétariat, la répétition incessante des stéréotypes
révolutionnaires et des clichés baptisés " scientifiques " ou " marxistes " n'est pas
de nature à apporter la clarté dans un débat qui ne fait que commencer: la
Selbsttâtigkeit dite historique, et qui était pour Marx un phénomène évident, est-
elle aujourd'hui comprise et définie à la lumière de toute l'expérience historique
tant du XIXème siècle que du siècle qui est le nôtre ?
Cet intermède interrogatif n'a rien d'ironique, car Ia seule lecture de l'appel de
Benbow suffit à montrer que nous sommes en pleine mythologie si nous nous
abandonnons, ne fût-ce qu'un instant, à l'idée que la situation des classes
ouvrières dans notre siècle marque un progrès notable sur ce qu'elle fut au siècle
passé. C'est l'image de l'Europe dévastée par les guerres napoléoniennes, avec ses
séquelles socio-économiques, qui a donné l'impulsion au mouvement chartiste
postérieur à cette littérature radicale dont la brochure de Benbow nous fournit un
modèle. Ce formidable projet de non-violence subversive qu'était le " Mois sacré
" du prolétariat britannique proposé en 1832 était conçu dans le même esprit
révolutionnaire qui inspira au XIXème siècle les artisans de la Commune de
1871, les conseils ouvriers d'Allemagne en 1918-1919 et les soviets russes en
1905 et en 1917. Ce sont là les seules véritables manifestations de cette
autopraxis révolutionnaire dont Marx a constaté l'existence et mesuré la portée
historique en 1848, pour se croire autorisé, en critiquant les utopistes, à prédire
l'imminence du déclin de la civilisation du capital et de la bourgeoisie.
" Il faudra former désormais des comités du gestion des classes ouvrières dans
chaque ville, cité, village et commune à travers le Royaume Uni. Les comités
devront se familiariser eux-mêmes avec tous les détails du plan et être prêts à
employer toute leur énergie et leur persévérance à le mettre en exécution aussi
rapidement et efficacement que possible. " (8)
La tâche de ces " comités d'organisation " était de veiller à ce qu'il y ait de
fréquentes réunions pour discuter des problèmes à l'ordre du jour, d'empêcher les
excès d'intempérance des participants qui devaient disposer de provisions pour la
première semaine au moins de la Fête; celles destinées aux trois semaines
restantes devaient provenir des fonds fournis par les municipalités respective - les
taxations et les exactions d'en haut faisant place à un nouveau pouvoir souverain,
celui de la majorité.
Cette réaction fut négative, mais le mouvement chartiste n'eut jamais vraiment
l'appui des larges masses de la population angoissées par la peur de la crise et du
chômage ; c'est seulement trois ans plus tard que l'on assistera à un sursaut du
chartisme révolutionnaire, quand éclatera la grande grève connue sous le nom de
" plug-pot ", dernière tentative d'une action dont les mobiles et les objectifs
n'eurent presque plus rien de commun avec les visées de Benbow. Mais le
mouvement ouvrier avait atteint une certaine maturité qui suscitera l'admiration
des observateurs socialistes du continent depuis toujours fascinés par les progrès
et les effets de l'industrialisme du Royaume-Uni. Car si Benbow a pu se
passionner pour l'idée de la grève général, c'est qu'il existait déjà en Grande-
Bretagne une longue tradition de luttes ouvrières et une certaine expérience des
grèves partielles. Les travaux des historiens spécialisés et les récits des voyageurs
sont suffisamment éclairants à ce sujet et font parfaitement comprendre le
pourquoi de l'essor d'un puissant mouvement d'idées axé moins sur les problèmes
abstraits du destin de l'homme que sur la problématique du progrès technique en
tant que source de misère humaine (13).
" Nous voulons avoir, nous aussi, une voix dans les délibérations publiques sur le
bonheur et le malheur de l'humanité, car nous, le peuple portant blouses, gilets,
sarraus et casquettes, nous sommes les plus nombreux, les plus robustes et
pourtant les moins considérés des hommes sur la vaste terre de Dieu. De mémoire
d'homme, d'autres que nous ont toujours défendu nos intérêts ou plutôt les leurs -
c'est pourquoi il est plus que temps que nous devenions enfin majeurs et que nous
nous débarrassions de leur tutelle odieuse et ennuyeuse. Celui qui ne partage pas
nos joies et nos malheurs, comment pourrait-il s'en faire une idée ? Sans cette
idée, sans cette expérience pratique, comment serait-il capable de proposer et de
réaliser des moyens pour améliorer notre condition morale et physique. Même s'il
le voulait, il n'en serait pas capable, car seule l'expérience rend sage et intelligent.
Celui qui veut juger correctement la situation de l'ouvrier doit être lui-même
ouvrier, sans quoi il ne pourra avoir une notion des peines qui s'y rattachent... Le
médecin ne peut avoir une notion parfaite d'une maladie qu'à condition d'en avoir
souffert lui-même. " (17)
Il y aurait long à dire sur les efforts déployés par des ouvriers pour créer des "
clubs " ou associations de culture tant en France qu'en Angleterre, voire en Suisse
(clubs ouvriers de lecture). C'est à Londres que venaient s'établir les expatriés
d'Allemagne pour s'y grouper en " clubs ", tel que le " club pour l'entraide et
l'instruction mutuels " (Verein zur gegenseitigen Unterstützung und Belehrung)
où les membres de la " Jeune Allemagne " secrète trouvaient une base pour leur
agitation politique. Parmi ces clubs, il convient de nommer la Deutsche
Bildungsgesellschaft fiir Arbeiter créée en 1840. Son fondateur, Karl Schapper,
qui avait déjà joué un rôle dans la création de la Jeune Allemagne et surtout dans
la Ligue des Justes, sera en 1847 parmi les protagonistes de ce qui deviendra la
Ligue des Communistes. Le club allemand avait une double activité et, par
l'entremise de Schapper, entretenait des relation avec la Ligue des Justes de Paris
et avec Weitling en Suisse (18).
" Voici mon opinion, écrivait-il à sa famille en 1833 ; si quelque chose dans notre
temps doit venir à notre secours, c'est bien la violence. Nous savons ce que nous
pouvons attendre de nos souverains. Tout ce qu'ils ont accordé, leur fut arraché
par la contrainte. Et même ce qu'ils ont accordé, ils nous l'ont jeté comme une
grâce que nous avons mendié et comme un misérable hochet pour enfants, afin de
faire oublier à l'éternel badaud appelé peuple son maillot trop étroit. (...) Nos
députés sont une satire sur la saine raison; nous pouvons naviguer avec cela
encore un siècle, et quand nous aurons fait le bilan, on s'apercevra que le peuple
paie les beaux discours de ses représentants toujours plus cher que l'empereur
romain qui fit don de 20000 florins à son poète de cour pour quelques méchants
vers. On reproche aux jeunes gens d'employer la violence. Ne sommes-nous pas
dans un état permanent de violence ? Comme nous sommes nés et avons été
élevés en prison, nous ne nous apercevons plus que nous vivons dans une fosse
les pieds et les mains enchaînés et le bâillon sur la bouche. Qu'appelez-vous un
état légal? Une loi qui fait de la grande masse des citoyens le bétail à corvée
chargé de satisfaire les besoins non naturels d'un minorité insignifiante et
corrompue ? " (21)
Büchner se dit prêt à lutter par tous les moyens contre cet état de choses, bien que
dans les circonstances d'alors "tout mouvement révolutionnaire" lui paraisse "une
entreprise vaine" ; aussi ne partage-t-il pas " l'aveuglement de ceux qui voient
dans les Allemands un peuple prêt à combattre pour son droit ".
On n'a pas assez mesuré jusqu'ici la véritable portée de ce principe qui apparaît
dans le Manifeste, texte anonyme, sans que rien ne laisse soupçonner qu'il s'agit
précisément du présupposé essentiel des conceptions exposées par Marx avant
1848. On comprend, dès lors, qu'il ait décidé de s'associer à la praxis
prolétarienne en adhérant à une organisation composée surtout par des non-
intellectuels. Il n'est pas exagéré d'affirmer que la méconnaissance de ce principe
et de ses implications logiques est à la base du triomphe du marxisme comme
idéologie et de son échec comme pensée éthique de la révolution. Sans tenir
compte d'un texte qui exclut toute équivoque quant aux postulats d'action qu'il
énonce à l'intention de toute intelligentsia prête à épouser les intérêts de la classe
exploitée et opprimée, les idéologues de parti se réclamant de l'enseignement
marxien n'ont pas hésité à se faire les complices de nouvelles formes d'autorité
politiques et policières ; chacune de leur démarche s'est inscrite dans le sens de la
négation de l'autopraxis du prolétariat et de la confirmation de ces nouvelles
hiérarchies qui, sous d'autres formes et avec d'autres noms, ne font que reproduire
les modes de domination et d'asservissement traditionnels.
Le Manifeste communiste, texte quasi sacré aux yeux des théologiens marxistes,
érige l'autopraxis des esclaves modernes en postulat éthique par excellence, non
sans lui prêter un déguisement verbal ambigu en le qualifiant d'" historique >.
Comme plus tard pour Nietzsche, le concept d'"histoire" signifie ici à la fois
l'événement "monumental" vu dans le temps présent et la vision "critique" de
l'événement passé pour un futur meilleur. S'interrogeant sur l'utilité de la
conception monumentale du passé, l'intérêt pour le classique et le rare, Nietzsche
déclare que nous autres vivants nous pouvons en conclure que "le grand fait qui
fut autrefois était dans tous les cas possible et que par conséquent il sera bien
encore un jour de nouveau possible" - a moins que des gens impuissants et veules
s'en emparent, les scélérats romantiques qui s'inspirent du monumental à des fins
de destruction ou qui, sous prétexte d'"objectivité", s'adonnent à l'injustice et à la
superstition. " Objectivité et justice n'ont rien de commun ", affirme Nietzsche,
qui s'interroge sur les effets destructeurs que produirait une "justice historique"
exercée dans la seule intention de juger sans pitié. "Si nul instinct constructif
n'agit derrière l'instinct historique, si l'on ne détruit pas et si on ne liquide pas afin
qu'un avenir vivant déjà dans l'espoir construise sa maison sur le sol libéré, si
seule domine la justice, l'instinct créateur s'affaiblit et se décourage." Nietzsche
en veut surtout à l'historiographie archéologique et, prenant pour cible la
philosophie hégélienne, il en signale la croyance néfaste et paralysante dans le
présent comme le sens et le but de l'histoire passée, le résultat fatal du "processus
universel". Cette philosophie "a mis l'histoire à la place des autre puissances
spirituelles, l'art et la religion, dans la mesure où elle est le concept se réalisant
lui-même' et 'la dialectique des esprits des peuples' et le 'Jugement dernier'
" (23).Nietzsche n'a que mépris pour les apologistes et statisticiens de l'histoire
mais aussi pour les historiens écrivant " du point de vue des masses " qui ne
méritent d'être considérées qu'en tant que "copies évanescentes des grands
hommes (...), puis comme obstacle contre les grands, et enfin comme instruments
des grands". Son mépris des masses va de pair avec son culte de la vraie culture,
le modèle restant le concept grec de la culture en tant qu'unité harmonieuse de la
vie et de la pensée, de l'apparence et de la volonté, à l'antipode de l'idolâtrie du
fait accompli. Prendre pour modèle ne signifie pas copier, mais créer d'après des
normes critiques pour parvenir à cette unité du style artistique dans les
manifestations vitales d'un peuple dont la culture est la négation de la barbarie -
mais aussi de la " maladie historique ".
Il y a chez Marx une toute autre conception des massés qui font l'histoire, mais ne
l'écrivent pas. L'historiographie telle qu'il l'entend est autant compréhension du
passé que vision du futur, mais les critères d'observation ne sont pas les mêmes
dans les deux démarches. Quant à la culture, elle peut être "apportée" à la masse
inculte, mais cet acte de communication n'a rien d'un don généreux offert par une
élite d'intellectuels, le fait de l'existence de penseurs communistes n'autorisant
pas à envisager le rapport classe-parti comme une relation de subordination de la
première à l'égard du second. C'est, pourrait-on dire, l'exact contraire : la masse
esclave médiatise la prise de conscience par rapport à ceux qui prétendent au
privilège d'une culture qui n'est en dernier ressort que la contrepartie relative de
l'inculture générale.
C'est le thème que Marx développe dans le chapitre II du Manifeste, " Prolétaires
et Communistes "
"Quelle est la position des communistes vis-à-vis des prolétaires en général ?"
Les communistes ne forment pas un parti distinct en face des autres partis
ouvriers.
" Ils n'ont pas d'intérêts distincts de ceux du prolétariat dans son ensemble.
" Ils ne posent pas de principes particuliers d'après lesquels ils prétendent
modeler le mouvement prolétarien.
" Voici ce qui distingue les communistes des autres partis prolétariens : d'une part,
dans les diverses luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font
valoir les intérêts communs du prolétariat tout entier, sans considération de
nationalité; d'autre part, dans les diverses phases de la lutte entre le prolétariat et
la bourgeoisie, ils représentent toujours l'intérêt du mouvement dans son
ensemble. " (24)
Suit le passage cité plus haut sur la supériorité théorique des communistes, cette
profession de foi se terminant par une définition du but recherché par les
communistes.
" Je n'ai aucune aptitude pour un pareil office de définisseur : chaque fois que j'ai
abordé une question, j'ai trouvé que mes recherches aboutissaient à poser de
nouveaux problèmes, d'autant plus inquiétants que j'avais poussé plus loin mes
investigations. Mais peut être, après tout, la philosophie n'est-elle qu'une
reconnaissance des abîmes entre lesquels circule le sentier que suit le vulgaire
avec la sérénité des somnambules. "
" Au cours de sa carrière révolutionnaire, Marx n'a pas toujours été bien inspiré et
trop souvent il a suivi des inspirations qui appartiennent au passé ; dans -
manque la page 798
Sorel tombait sous la critique fondamentale de Marx qui décelait sans peine sous
une certaine forme de mysticisme le rôle mystificateur des idéologies
romantiques, alors qu'il savait retenir la leçon rationnelle de l'utopisme
anticipateur et imaginatif pour lequel Sorel ne marquera aucune sympathie.
Moins "marxiste" que Sorel, Mars restait pourtant proche de ce dernier dans toute
sa conception de l'autopraxis historique du prolétariat, conception qui n'a rien
d'une philosophie de l'histoire; elle a tout d'un enseignement de création sociale
proposé aux masses exploitées et aliénées au nom d'un idéal - ou, si l'on préfère,
d'un projet rationnel de communauté humaine; bref, qui a tout d'une éthique
s'enracinant tant dans la connaissance historique que dans l'observation des
progrès scientifiques et techniques. Produit intellectuel qui, aux yeux de Sorel,
tend à orienter les esprit vers des réformes discutables, l'utopie refuse le mythe
social qui ne tolère pas de critique de détail et qui, comme dans la grève générale,
est un mode de représentation mettant en œuvre l'affectivité profonde des
travailleurs en état de révolte. En somme, Sorel cherche la racine psychologique
du mouvement ouvrier non dans la conscience des révoltés mais dans une sorte
d'inspiration instinctive pré-intellectuelle marquée par un héroïsme inné chez
l'individu.
" Considérant
" Que l'émancipation de la classe ouvrière doit étre l'œuvre des travailleurs eux-
mêmes... " (1864).
D'autres que Hess vont s'efforcer de découvrir la clef de cette énigme qui n'était
autre que l' " émancipation de tout le peuple ", victime du paupérisme,
phénomène des Temps modernes révélateur d'un état pratiquement aussi cruel que
l'esclavage: " On découvre soudain qu'au XIX° siècle il existe encore des ilotes.
" (31) En examinant les tendances des partis politiques en Allemagne, Hess se
réjouissait du progrès de la conscience politique du peuple qui annonçait, selon
lui, la conquête prochaine de la démocratie sous la forme de la liberté de la presse
et de la représentation dans les divers corps publics de la nation. Il ne tardera pas
à passer, pour ainsi dire en fraude, des idées communistes, attirant l'attention des
lecteurs de la Rheinische Zeitung sur la figure du tailleur Wilhelm Weitling,
rédacteur d'un journal ouvrier paraissant en Suisse. Hess commentait un article de
Weitling sur "La forme de gouvernement du principe communiste", où l'auteur
exposait la thèse apparemment originale selon laquelle tout travail se change, à
un certain niveau de perfection, en science; ainsi, la future forme de
gouvernement sera non le règne du peuple, mais le règne de la science - voilà
donc défini, selon Weitling, le " principe communiste ", thèse qu'il allait
développer dans son livre Garanties de l'harmonie et de la liberté (32).
Si Weitling a exercé sur Marx une influence plus grande encore que Hess, ce n'est
pas pour avoir offert aux ouvriers le plan - inspiré tant de l'utopie de Fourier que
des idées de Saint-Simon et d'Owen - d'une société fondée sur la communauté des
biens, mais surtout parce que son activité littéraire en faisait le modèle vivant du
prolétaire intellectuellement auto-émancipé. Il participera à l'action de
propagande et d'auto-éducation menée par la Ligue des Justes à Paris et en Suisse
et, dès son premier écrit - l'Humanité .telle qu'elle est et telle qu'elle devrait être -
paru en1838 il devancera dans sa critique radicale des institution établies les
entreprises similaires de Cabet, Louis Blanc et Proudhon. Rien d'étonnant à ce
qu'il ait représenté aux yeux de Marx l'incarnation même du principe de
l'autopraxis prolétarienne. A côté de naïvetés évidentes, on trouve dans ses "idées
d'une réorganisation de la société " (33) un programme extrêmement réaliste de
réformes " pour les périodes de transition " . Voici la liste de ces moyens
généralement proposés et que Weitling n'accepte pas sans des réserves qui
témoignent de l'acuité de son sens critique :
Amélioration des écoles ; l'éducation des enfants des pauvres aux frais de l'Etat.
Il y aura des pauvres cultivés qui ne seront plus assez stupides pour supporter
passivement misère et privations, et trop fiers pour mendier leurs subsistances.
2. Liberté de la presse. C'est le sel, mais pas la nourriture. Cette liberté ne sera
jamais parfaite dans le système de l'argent. La liberté vraie, la liberté de tous
n'est possible qu'après l'abolition de la monnaie et de la propriété.
4. Réduction des impôts sur le nécessaire, augmentation des impôts sur les
produits de luxe. Dans le système monétaire, le riche est maître et sait charger les
ouvriers du fardeau des impôts. Tant qu'on n'aura aboli la monnaie, toute
réduction d'impôt sera inefficace.
5. Impôt sur la fortune. Moyen révolutionnaire ? Oui, mais c'est pour diminuer le
nombre des riches augmenter celui des membres de la classe moyenne c'est
améliorer la condition des ouvriers, rendre la pauvreté plus supportable. Le
.système d'argent s'en trouve renforcé et il rend plus difficile la lutte de la classe
laborieuse.
Weitling est sceptique sur les chances d'une révolution réalisée sans l'emploi de la
violence physique: ceux qui possèdent pouvoir et argent restent sourds à la voix
de la raison et c'est pourquoi tous les grands changement été préparés par des
guerres et des révolutions. " Il y aura toujours des révolutions, mais elles ne
seront pas toujours sanglantes." (34) La persistance de l'état actuel rend peut
probable une période paisible de transition car la misère des populations, en
France comme en Angleterre et même en Allemagne, ne cesse de croître. Pour
aboutir à une réforme sociale profonde, il faut éduquer et éclairer, mais pousser
rapidement à son comble le désordre existant pour obliger les gouvernements à
prendre les mesures qui posent. En cas de refus, les responsables seront mis à la
raison, mais la lutte ne visera pas les personnes :
" Laissons les hommes politiques faire la guerre contre les personnes, faire la
révolution sanglante; à nous de faire la guerre contre la propriété ou la révolution
intellectuelle. " (35) Vers la fin de son livre, Weitling donne libre cours à son
imagination pour décrire la période de transition la souhaitable: la venue au
pouvoir de l'administration d'un homme faisant son honneur et son bonheur à
réaliser principe de la révolution. Cet homme sera " un nouveau messie, plus
grand que le premier " (36). Par cette vision messianique, Weitling laisse percer
une défaillance de son esprit qui deviendra plus manifeste encore dans son écrit
sur l'Evangile du pauvre pécheur, mélange de critique biblique d'une lucidité
étonnante et de prétention messianique chargée d'une affectivité pathologique.
Cela n'a pas empêché Marx de rendre hommage à ce "prophète de sa classe"
comme l'appelait Ludwig Feuerbach (37).
Journaliste libéral mais déjà gagné à la cause de la misère en état de révolte, Marx
sera fortement impressionné par la figure de Weitling. Mais un autre observateur
de la marche catastrophique de l'industrialisme et du paupérisme en Angleterre a
pu lui apprendre qu'un phénomène tout nouveau était en train de se produire dans
le processus du transformation des sociétés modernes. Friedrich Engels - initié au
communisme par Moses Hess, le Kommunist enrabbi - lui envoyait de Londres et
de Lancashire des récits et des réflexions sur les perspectives révolutionnaire du
mouvement chartiste. Il ne pouvait pas lui échapper que telle remarque du
correspondant averti laissait entrevoir l'entrée en scène de l'homme de masse :
" Si le chartisme prend patience et attend jusqu'à ce qu'il ait gagné pour sa cause
la majorité de la Chambre des Communes, il pourra tenir maintes années encore
des meetings et revendiquer les six points de la charte du peuple; la bourgeoisie
ne consentira jamais à se laisser exclure des Communes en octroyant le seul
suffrage universel : en cédant sur ce point, elle sera fatalement battue aux voix
par le nombre immense des non-possédants. C'est pourquoi le chartisme n'a pas
encore pu prendre racine parmi les gens cultivés en Angleterre, et il n'y réussira
guère dans un proche avenir. Quand on parle ici de chartistes et de radicaux, ou
entend presque exclusivement la lie du peuple, la masse des prolétaires, et en fait
les quelques porte-parole cultivés du parti disparaissent dans la masse. " (38).
" ... Par sa masse, cette classe est devenue la plus puissante en Angleterre, et
malheur aux Anglais riches. si elle prend conscience de ce fait."
Jusqu'à présent, elle n'y est pas encore parvenue. Le prolétariat anglais n'a encore
que le pressentiment de sa puissance, et le fruit de ce pressentiment fut la révolte
de l'été passé. Le caractère de cette révolte été complètement méconnu sur le
continent. "
Engels critique le caractère légal de cette révolte, les chartistes ayant été hantés
par l'idée fixe d'une " révolution dans la légalité ". Or, cette révolution ne pourra
être que violente, étant donné que l'Angleterre vit encore sous de institutions
féodales, que le droit anglais est encore tout imprégné d'esprit médiéval et que le
développement tout contradictoire de l'industrie anglaise - prise entre la nécessité
de produire sous le régime de la concurrence extérieure et le désir de se protéger
des importations par des taxe prohibitives - conduit fatalement aux crises
porteuses de chômage. Bref, la révolution en Angleterre sera violente "mais
comme tout ce qui se passe en Angleterre, ce seront les intérêts et non les
principes qui commenceront cette révolution et la mèneront à terme; les principes
ne peuvent se développer qu'à partir des intérêts, autrement dit la révolution sera
sociale et non politique." (39)
Engels décrit ce qui sera repris et résumé dans le Manifeste Communiste comme
auto-constitution du prolétariat en classe et en parti. L'accent y sera mis fortement
sur la nature auto-pratique de ce processus de création, l'aboutissement ne
pouvant être qu'une transformation foncière des rapports sociaux en raison d'une
véritable mutation, intellectuelle des individus broyés par le mécanisme de
production industrielle et de l'économie de profit. Dans tout ce que Engels a écrit
sur les progrès du socialisme en Angleterre, Marx a pu déceler la conviction qu'il
s'agissait d'un événement sans précédent dans l'histoire - sauf peut-être aux
époques des révolutions religieuses -, l'initiative étant due pour la première fois
non aux couches cultivées mais aux pauvres et incultes. En Allemagne, le
mouvement est parti de la classe cultivée, alors qu'en Angleterre les élites
intellectuelles restent aveugles face aux signes du temps; l'intérêt pour la
littérature émancipatrice est inexistant chez, les élites dites cultivées et politiques,
alors que les couches populaires se passionnent pour les traités des économistes
socialistes anglais ou pour les écrits de Renan, Rousseau, Voltaire, Holbach
traduits par des éditeurs de second rang tout autant que Thomas Paine, Byron et
Shelley.
" Certes oui : bienheureux sont les pauvres, car le royaume du ciel leur appartient,
et avant longtemps peut être le royaume de ce monde également. " (41)
" Celui qui n'a pas vu les Irlandais ne peut les connaître. Donnez moi deux cent
mille Irlandais et je vous démolis instantanément toute la monarchie britannique".
Tandis que Engels faisait ainsi sur le vif l'expérience de l'autopraxis ouvrière,
Marx se jetait à corps perdu, dans un océan de lectures, comme impatient de
rattraper le retard imposé par son activité journalistique. L'étude des révolutions
bourgeoises et du fonctionnement de la démocratie américaine - particulièrement
dans les ouvrages de A. de Tocqueville, G. de Beaumont et Thomas Hamilton -lui
a apporté les dernières lumières sur ce que la propagande communiste de Hess,
Weitling et Engels et - sans. doute involontairement - le livre de Lorenz Stein
(43) semblaient démontrer au-delà de toute espèce de doute: le besoin et la
nécessité d'une révolution d'essence absolument nouvelle, aussi nouvelle que les
conquêtes de la science et de la technique - mais nouvelle aussi par la catégorie
des hommes appelés à la mettre en œuvre et à la faire triompher, nouvelle surtout
par sa finalité éthique, puisque la révolution à venir devait aboutir à
l'émancipation du genre humain. Pour accepter ces lumières, autrement dit pour
concevoir une évolution historique capable d'arracher l'homme à son existence
préhistorique et susceptible d'avoir pour porteur l'homme de masse, l'être le plus
proche de cet état barbare, Marx a dû procéder à un profond examen: de
conscience - disons même: à une purification par le vide dont l'enjeu n'était autre
que la pensée politique de Hegel.
Le travail inachevé qui nous est parvenu révèle un Marx tout à fait décidé de se
séparer sans idée de retour du maître dialecticien qui réduisait le peuple à l'état de
matière informe aux mains de l'Etat, de la bureaucratie et du monarque. Ce n'est
pas que la démocratie glorifiée par Marx soit sans plus réductible au concept
traditionnel, tel du moins que les penseurs libéraux l'entendaient sans se laisser
troubler par les appréhensions prémonitoires qu'un Tocqueville, ou un Thomas
Hamilton osaient exprimer. Au bout de la révolution démocratique, Marx
prévoyait comme ces derniers - mais en y mettant tous ses espoirs - le règne de
l'homme de masse, du producteur, aboutissement de l'autopraxis révolutionnaire
de la classe chargée et se chargeant d'une " mission historique ", c'est-à-dire
éthique: l'émancipation de l'homme par l'abolition du capital et de l'Etat et la
création de la communauté mondiale "autogérée" en passant par une phase de
domination dictatoriale marquée par certains des stigmates de l'ère bourgeoise.
Tel est la nature de la transformation matérielle et spirituelle que Marx désigne
par le concept d'auto-émancipation, en donnant à l'utopie libératrice son plus haut
statut de paradigme éthique. La dictature du prolétariat n'est qu'un des modes
d'émancipation qui sont autant d'étapes historiques, de l'autopraxis des hommes
du travail, des esclaves modernes paradoxalement appelés à réaliser le rêve
millénaire des penseurs pour qui l'humanité souffrante n'était que prétexte à
délectation philanthropique, matière à charité ou tout au plus, moyen à utiliser à
des fins imposées d'en haut au nom des droits et des privilèges usurpés.
Dans son affrontement avec Hegel, Marx s'est interrogé tout particulièrement sur
la possibilité, au-delà de toute forme et réforme politique, d'abolir, en théorie
comme en pratique, le divorce entre l'Etat et la société, la généralité et la
singularité, le citoyen et l'homme. La démocratie représentative lui paraissait
alors s'identifier à l' " Etat rationnel ", jusqu'au jour où, ayant compris que la
véritable représentation du pouvoir législatif devait avoir le caractère d'une
fonction représentative - " à la manière, par exemple, dont le cordonnier, dans la
mesure où il accomplit un besoin social, est mon représentant " -, la vision d'une
société non politique s'est imposée à son esprit en tant qu'utopie rationnelle de
l'accomplissement humain. Utopie de la raison collective devenue praxis
spontanée, " autopraxis historique " du prolétariat selon les termes du Manifeste
communiste, la société entrevue apparaissait comme le produit, naturel d'une
humanité consciente du dilemme fatal auquel l'acculaient ses propre réussites
dans le domaine de la science et de ses applications pratiques : survivre avec le
secours et la maîtrise de la technique ou disparaître vaincue et asservie par la
technique. Utopie comme projet de construction à formules et prétentions toutes "
scientifiques" . présentée en tant que libre décision et mission librement .
acceptée par l'immense majorité de l'espèce, la majorité productrice du capital
étranger et aliénant, donc de soi propre esclavage et de sa propre aliénation.
NOTES
1. Trad. d'E. DOLLÉANIS dans " La naissance du chartisme
(1830-1837) ", Revue d'histoire des doctrines économiques et
sociales, 1909, 4, p. 384 sq. La brochure de Benbow y est
reproduite à la suite du texte de Dolléans.
15. Voir l'article contre Ruge paru dans Vorwärts !, Paris, 1844,
où Marx parle des " écrits géniaux de Weitling qui, au point de
vue théorique, dépassent même, souvent, les ouvrages de
Proudhon, tout en y étant bien inférieurs quant à l'exécution dans
le détail ".
27. Ibid
38. " Englische Ansicht über die innern Krisen ", R11.Z., 8
décembre 1842. Mew, i, p. 454.