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Grand témoin : Dominique Schnapper

Dominique Schnapper, Interview réalisée par Dominique Libault, Julien Damon


Dans Regards 2023/2 (N° 62), pages 15 à 23
Éditions EN3S-École nationale supérieure de Sécurité sociale
ISSN 0988-6982
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DOSSIER
L’INDIVIDU ET
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LE COLLECTIF DANS LA
PROTECTION SOCIALE

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GRAND TÉMOIN

25 PARTIE A : RÉINTERROGER LE « POT COMMUN »,


RETOUR SUR L’HISTOIRE DU LIEN ENTRE INDIVIDU
ET COLLECTIF POUR LA PROTECTION SOCIALE

69 PARTIE B : NATURE DES DROITS, DES PRESTATIONS,


DES OBLIGATIONS POUR L’INDIVIDU DANS
LA PROTECTION SOCIALE

141 PARTIE C : LIBERTÉ, INDIVIDU ET PROTECTION SOCIALE

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DÉCEMBRE 2023 • N°62

GRAND TÉMOIN
Interview réalisée par
Dominique Libault,
Directeur général de l’EN3S,
et Julien Damon,
Conseiller scientifique de l’EN3S.

Dominique Schnapper,
Directrice d’études à l’École des hautes études en
sciences sociales (EHESS)
Prix Balzan pour la sociologie en 2002, Dominique Schnapper est
membre honoraire du Conseil constitutionnel, présidente du Musée
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d’art et d’histoire du judaïsme et du Conseil des sages de la laïcité du
ministère de l’Éducation nationale. Elle a publié plus d’une vingtaine
d’ouvrages de sociologie historique sur les minorités, le chômage, le
travail et la sociologie urbaine, la nation et la citoyenneté.

M. LIBAULT
On peut penser que l’importance de la protection sociale dans la société
aujourd’hui modifie le contrat entre l’individu et la société. Mais dans quel sens
cela va-t-il ? D’un côté, certains vont dire que cela amplifie énormément le
collectif. On voit le poids des dépenses publiques, des prélèvements obligatoires,
l’extension des droits-créances.
On peut aussi dire que la protection sociale réorganise la société autour de
l’individu. L’État se met au service de l’individu avec le risque - certains diront -
de l’individu roi qui, effectivement, demande. Quelle est votre vision des choses
sur cette transformation et où va le balancier dans cette relation individu/
collectif ? Et quelle est la place de la protection sociale dans cet équilibre entre
l’individuel et le collectif ?

Mme SCHNAPPER
Je pense, d’abord, que la protection sociale est directement liée à la citoyenneté.
On ne peut pas affirmer l’égalité civile, juridique et politique des individus et en
faire la source de la légitimité sans leur assurer des conditions de vie concrètes
qui soient décentes. Le projet de redistribuer les ressources collectives est
inscrit dans le principe même de la citoyenneté, même si, concrètement, il a
fallu des décennies de luttes sociales pour l’atteindre. Le lien entre la légiti-
mité politique de la citoyenneté et la protection sociale a une origine profonde.

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GRAND TÉMOIN

D’une certaine façon, cela couronne ou consacre l’idée de l’individu-citoyen qui,


dans d’autres sociétés, est soit abandonné, soit soutenu par sa famille, par son
clan, par son groupe particulier. Dans la société des citoyens, la protection de
l’individu n’est plus assurée par ces mécanismes. L’État-providence donne des
droits aux individus, de manières différenciées que nous connaissons, indépen-
damment de sa situation familiale, par exemple. Les femmes dépendaient de
leur mari pour la protection sociale pendant longtemps, et l’évolution va vers
l’individualisation. Cela correspond à l’idée de citoyenneté. On est individuelle-
ment citoyen.
Cela dit, comme les besoins matériels sont sans limites intrinsèques, un
problème d’adéquation se pose entre des besoins qui, par définition, s’ac-
croissent avec l’enrichissement et la satisfaction des besoins primaires et
les ressources disponibles. De nouveaux besoins apparaissent. Le besoin de
vacances a été ignoré pendant des siècles. Aujourd’hui, il existe. Ce n’est qu’un
exemple, mais on pourrait les multiplier. Il y a une demande qui ne comporte, en
elle-même, pas de limite et, en même temps, des ressources qui, par définition,
sont limitées. Il y a donc une insatisfaction inscrite dans le projet de redistribu-
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tion : ce n’est jamais suffisant.
Par ailleurs, si la redistribution des richesses instaure une solidarité de fait
entre les individus, c’est une solidarité objective, abstraite et qui n’est pas
ressentie comme telle. Bénéficier de la sécurité sociale individuellement,
c’est concret, mais collectivement c’est une abstraction. C’est une abstraction
qui répond à l’abstraction de la citoyenneté. L’on a remplacé la charité des
personnes à l’égard des pauvres par la redistribution nationale, ce qui respecte
mieux la dignité de chacun des individus, mais qui, en même temps, ne donne
pas le sentiment de la solidarité. Cette redistribution peut se conjuguer avec le
sentiment de solitude.

M. LIBAULT
Vous connaissez les conceptions traditionnelles en matière de sécurité sociale.
Les solidarités étaient plus bâties autour des professions et, grosso modo, nous
allons vers une solidarité nationale. De collectivités professionnelles nous allons
vers la collectivité nationale.

Mme SCHNAPPER
C’est un sujet capital, car, au-delà des professions, l’État-providence s’est déve-
loppé dans le cadre national. Or, aujourd’hui, la dimension économique de la vie
est de moins en moins nationale. La Suède, qui est un grand pays d’État-pro-
vidence, très profondément inscrite dans son identité nationale, ayant ouvert
largement ses frontières, a aujourd’hui, avec les questions d’immigration et
d’intégration de populations d’origines différentes un problème de distribution
des richesses qui mène au vote d’extrême droite. Les citoyens rechignent à une
redistribution qui s’étend à des étrangers. Quand la redistribution est nationale
et la production internationale, et que les frontières sont ouvertes à des popu-
lations étrangères, les nationaux risquent de s’indigner.

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M. DAMON
La question portait aussi sur le fait que la protection sociale était d’abord profes-
sionnelle. On pouvait s’identifier à une collectivité, à un collectif, parce que l’on
se ressemblait professionnellement. À l’échelle nationale, on se ressemble un
peu moins.

Mme SCHNAPPER
Oui, le ressenti est plus difficile au niveau national qu’au niveau professionnel,
même si l’interdépendance est objectivement très forte.

M. LIBAULT
Objective, et en même temps, elle n’est pas forcément très perceptible. Alors,
je reprends souvent cela, mais à la fin de ses mémoires Au service de l’homme
et du droit, Pierre Laroque disait que la condition de pérennité est l’éducation
à la solidarité. Il faudrait faire une éducation à la solidarité. Partagez-vous cela
ou êtes-vous sceptique ?
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Mme SCHNAPPER
Oui, bien sûr, l’éducation est toujours la solution à tous les problèmes. Je pense
toutefois qu’il est difficile de faire comprendre ce qu’est un système de protec-
tion assuré au niveau national, et j’ai quelques doutes sur la faisabilité d’une
éducation qui transmette à la population autre chose que le sentiment que c’est
un dû et que cela va de soi. C’est un peu comme la liberté, on ne se rend pas
compte de ses avantages avant d’en être privé.

M. LIBAULT
Est-ce que la survie de la démocratie n’impose pas, quand même, de travailler
sur le fait que, effectivement, il n’y a pas cet individu consommateur roi ?

Mme SCHNAPPER
On devrait le faire, mais apparemment c’est difficile et personne ne semble
y arriver. Je suis évidemment d’accord avec cette idée. Il faudrait se rendre
compte des réussites du système de protection sociale. Quand on voit ce qui
se passe aux États-Unis, par exemple, où l’on est encore à cet égard dans la
situation du XIXe siècle, où être malade est une catastrophe financière… Mais
il reste un effet cliquet dans les pays où l’État-providence est développé : le
bien-être et la liberté sont sans doute naturels aux êtres humains et, lorsqu’ils
en ont bénéficié, ils n’en ont pas conscience puisque c’est naturel. D’où cette
insatisfaction et ces fortes mobilisations lorsque des révisions, même si elles
sont absolument nécessaires, sont annoncées.

M. DAMON
Au sujet de l’individu et du collectif, passons par les « ismes » : individualisme et
collectivisme. Quel est le principal problème pour la protection sociale ? Est-ce
le renforcement de l’individualisme ou bien est-ce ce que d’autres dénoncent
comme la montée du collectivisme, avec par exemple des prélèvements obli-
gatoires trop importants ?

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GRAND TÉMOIN

Mme SCHNAPPER
C’est la conjugaison des deux. Les individus n’ont pas de limites à leurs aspirations
et ces aspirations sont conformes à l’idée démocratique. Il en résulte un renforce-
ment de l’individualisme, mais il se paie en France, où nous avons une très forte
redistribution, par une forme de collectivisation, imposant des cotisations élevées,
sans pour autant apporter ce qu’apporte la chaleur éventuelle du collectif.

M. DAMON
Sur un sujet plus technique, qui est la cible de la protection sociale ? est-ce que
cela doit être l’individu ou la famille ?

Mme SCHNAPPER
On va toujours vers plus d’individualisation. Vous avez vu les évolutions et
les débats animés sur les handicapés lorsqu’on a voulu tenir compte des
ressources du couple pour fixer l’allocation du handicapé. Plus généralement,
l’institution familiale s’est beaucoup transformée, vers toujours plus d’indivi-
dualisation de ses membres. D’autre part, les droits sont reconnus au citoyen,
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indépendamment de sa famille, de sa religion, de sa profession, de son clan,
enfin de tous les groupes auxquels il peut appartenir.

M. LIBAULT
Iriez-vous jusqu’à dire que la sécurité sociale, cette solidarité froide, abstraite,
bureaucratique, pourrait détruire les solidarités de proximité qui existaient, ou
en tout cas les affaiblir ?

Mme SCHNAPPER
Ce qui est souhaitable, évidemment, c’est de conjuguer les formes de solidarités. On
sait que, dans beaucoup de cas, les solidarités familiales restent fortes, des trans-
missions de biens sont assurées d’une génération à l’autre. Ce sont des sentiments
profonds qui résistent. En même temps, la solidarité bureaucratique peut donner
des arguments contre les solidarités familiales. La majorité a été abaissée à 18
ans, par Valéry Giscard d’Estaing en 1974 ; cela était une mesure d’émancipation.
Mais dans certaines familles, elle a pu aboutir à mettre le fils dehors en disant :
« Maintenant, c’est ta responsabilité. » C’est ce qui peut arriver lorsque solidarité
familiale et solidarité bureaucratique ne se conjuguent pas. Si la solidarité familiale
et les transmissions de générations restent fortes dans beaucoup de milieux, dans
d’autres, son absence peut prendre le prétexte de l’État-providence.
Je suis assez frappée par la force de résistance de la famille, étant donné
les transformations récentes des normes par rapport à ce qu’était la famille
traditionnelle et les normes qui l’organisaient. Les jeunes ont bien changé… Il y
a pourtant une forme de résistance familiale, alors même que les corps inter-
médiaires sont affaiblis, qu’il s’agisse des syndicats, de la vie professionnelle,
de la vie à l’intérieur des entreprises. Dans ce dernier cas, le télétravail, dont
on peut comprendre les raisons, risque de remettre en question les relations
et l’innovation collective à l’intérieur de l’entreprise. De plus, les Églises jouent
de moins en moins leur rôle d’intégration sociale. L’Église catholique a joué
dans le passé un grand rôle pour socialiser et intégrer les immigrés italiens
et polonais. Les syndicats, les partis politiques, les Églises, sont tous affaiblis,
pour des raisons différentes, en tant que collectifs. La famille résiste mieux.

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M. DAMON
Entre l’individu isolé et le collectif étatique national, on trouve, dans votre œuvre,
l’idée d’une ethnicisation des relations sociales. Cette ethnicisation des relations
sociales, c’est la reconnaissance de collectivités particulières, de collectivités
historiques. Jusqu’où est-il possible d’aller ?

Mme SCHNAPPER
Les collectivités historiques sont parfaitement légitimes tant qu’elles ne nour-
rissent pas des valeurs qui soient contradictoires avec les valeurs communes,
comme, par exemple l’inégalité des hommes et des femmes ou la primauté
de la loi religieuse sur la loi républicaine. À partir du moment où elles restent
dans la loi républicaine, elles sont naturelles et souhaitables. Une bibliothèque
arménienne, un musée juif, cela fait partie de collectifs qui ont, peut-être main-
tenant, plus de vigueur que des partis politiques et des syndicats. Ce n’est pas
du communautarisme si l’on se rassemble autour d’un héritage historique et
culturel commun, à condition que cet héritage ne soit pas contradictoire avec
les valeurs communes, la liberté et l’égalité de tous les citoyens, et qu’ils s’ins-
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crivent dans la loi commune. Toutes les religions sont libres aussi à condition
qu’elles ne prônent pas le contraire de ce qu’est la loi commune.

M. DAMON
Aujourd’hui se pose le problème de la conciliation entre la diversification accrue
des sociétés et la capacité à maintenir un haut niveau de protection sociale.
Comment peut-on traiter de la diversification des individus, des origines, des
collectivités historiques quand cette diversification peut affaiblir le consente-
ment à cotiser pour les uns et pour les autres ?

Mme SCHNAPPER
Cela dépend de quelles diversités il s’agit. Par définition, une société rassemble
des gens divers. La question, c’est de connaître la nature de cette diversité. La
diversité qui s’inscrit dans le principe républicain, et qui n’est pas contradic-
toire avec les valeurs communes, n’est pas problématique. Il faut simplement
que les citoyens n’aient pas le sentiment que cette diversité rend illégitime la
redistribution sociale. Il faut qu’ils partagent la même conception des relations
démocratiques et respectent les lois.
La diversité peut être grande si elle s’inscrit à l’intérieur de ce que l’on appelle
des valeurs républicaines, la liberté, l’égalité de tous les citoyens, et en particu-
lier celle des femmes. On bascule dans le communautarisme quand on accepte
les sentences de tribunaux religieux qui traitent différemment les hommes et
les femmes. Dans ce cas, c’est un problème. Les diversités sont un fait et, tant
qu’elles ne remettent pas en question ce qui nous fait exister ensemble, c’est-
à-dire la citoyenneté commune, elles sont protégées par les libertés publiques.

M. DAMON
Les tendances récentes ne sont pas réjouissantes. Qu’est-ce qui peut permettre
d’espérer un équilibre plus harmonieux entre l’individu et la collectivité ?

• 19
GRAND TÉMOIN

M. LIBAULT
Je complète un peu. Certaines tendances ne poussent pas à l’optimisme, mais
en même temps on peut se dire que la société française accepte assez bien,
malgré tout, et ne remet pas en cause radicalement ce système qui fait que
toute personne, quel que soit son statut, paie ses impôts, ses cotisations à peu
près correctement.

Mme SCHNAPPER
Chacun paie ses impôts et les cotisations sociales, et devrait être pleinement
conscient que c’est nécessaire pour assurer la redistribution.

M. LIBAULT
C’est assez admis que, quel que soit son statut, son origine, etc., si l’on est
malade, on puisse être pris en charge. Personne ne le remet en cause. C’est
quand même une force pour la nation dans son ensemble.

Mme SCHNAPPER
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C’est devenu naturel. C’est le mode spontané d’exister ensemble dans nos
sociétés. Le médicament se définit par le fait qu’il est remboursé. Tout à l’heure,
nous disions que l’inconvénient était que nous n’avions plus conscience des
vertus de la protection sociale. L’avantage, c’est que nous trouvons normal de
cotiser pour en profiter.

M. DAMON
Peut-on imaginer des ruptures de solidarités, des gens qui refuseraient de
payer ? Par exemple, générationnellement, des jeunes qui diraient qu’ils ne
veulent pas cotiser pour un système dont ils ne bénéficieraient pas ?

Mme SCHNAPPER
Il peut y avoir - et l’on en a quelques traces chez les jeunes - un refus de s’en-
gager dans toutes institutions. Beaucoup de jeunes diplômés de pharmacie, de
kinésithérapie, etc., refusent de s’installer, ne veulent faire que des remplace-
ments. J’observe également que les « antivax », s’ils étaient malades, allaient
à l’hôpital. Un sujet clé consiste à se rendre compte qu’un système collectif
de protection sociale repose sur le travail et la contribution de chacun d’entre
nous, de chaque individu. Le sentiment que la redistribution sociale est naturelle
peut être dangereux mais, en même temps, personne ne le remet vraiment en
question.

M. LIBAULT
Il n’est pas remis en question dans ses conséquences, mais effectivement dans
ses droits et devoirs, c’est-à-dire ce que cela implique comme implications
des citoyens. D’où, selon moi, la nécessité d’investir dans l’éducation sur ces
thèmes. Parce que, finalement, la sécurité sociale c’est beaucoup d’économie,
de finances publiques, de sociologie, de droit. Enfin, c’est quelque chose d’assez
fondamental dans la société française et, finalement, c’est assez peu enseigné.

20 •
DÉCEMBRE 2023 • N°62

Mme SCHNAPPER
C’est considéré comme ennuyeux. Lorsque j’avais travaillé sur la sécurité
sociale, j’avais noté que c’était enseigné de façon bureaucratique. Les respon-
sables du système détaillaient la législation, l’organisation et les problèmes de
gestion des organismes. Les enseignants à Sciences Po, de mon temps, étaient
éminemment respectables, mais leurs cours peu attrayants. Trop souvent,
les cours et les informations sur la sécurité sociale consistaient à décrire les
droits, le système et les charges des gestionnaires. Ils n’abordaient pas le sens
politique et le lien avec le projet démocratique. C’est pourtant cela qui est fonda-
mental. C’est la forme actuelle de la démocratie et il faut que nous n’oubliions
pas le sens politique de ce régime, car c’est un projet politique et il importe
de le comprendre et, éventuellement, de le défendre. C’est l’inquiétude qu’on
peut nourrir sur la « démocratie providentielle ». Il ne faut pas que le projet
démocratique consiste exclusivement à assurer le bien-être des populations,
même si c’est évidemment important. Mais le citoyen doit être prêt à défendre
son pays et, éventuellement, de faire la guerre s’il est attaqué, de défendre la
démocratie contre des pays autoritaires ou totalitaires. Il ne faut pas oublier la
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dimension politique du projet de la social-démocratie. L’État régalien doit exister
et le citoyen doit être impliqué dans son projet.

M. LIBAULT
Je voudrais revenir un instant sur les pays d’Europe du Nord. On est frappés par
le fait que, y compris des gouvernements de gauche, y adoptent une conception
du collectif qui est très nationale. Comment analysez-vous cette évolution ?

Mme SCHNAPPER
C’est toujours le problème du national lorsque la production économique est
mondialisée. Comme on ne peut redistribuer que ce qui a été produit, il existe le
risque d’un décalage entre la production qui n’est pas nationale et la redistribu-
tion qui, elle, est nationale. Il y a, par ailleurs, l’ouverture des frontières, qui est
conforme aux valeurs démocratiques, mais qui introduit un élément de diversité
qui peut être considéré comme illégitime. C’est ce que l’on voit au Danemark et
en Suède. Le nombre d’immigrés et leurs caractéristiques, très différentes de
celles de la population locale, font que cette dernière accepte difficilement la
solidarité, même objective, qu’organise l’État providence.

M. DAMON
Est-ce que, d’un regard international, on peut tirer des spécificités françaises
sur ce sujet de l’individu et du collectif avec cette médiation de la protection
sociale ? Est-ce que la France est plus problématique en termes démocratiques,
ou moins problématique en termes démocratiques parce qu’elle a une protec-
tion sociale plus dense qu’ailleurs ?

Mme SCHNAPPER
Je ne sais pas. En effet, c’est un problème intéressant. Le niveau de la redistri-
bution chez nous est supérieur à celui des Anglais, il n’y a aucun doute. Pour
d’autres pays, comme l’Allemagne, la comparaison est moins aisée. Je sais que
les Néerlandais ont un système qui conjugue une protection basique assurée
par la redistribution nationale complétée par un système d’assurance privée.

• 21
GRAND TÉMOIN

Cela semble un bon système. On assure, par la redistribution nationale, le


minimum qui permet aux gens de vivre, ce qui évite l’extrême pauvreté, mais
en même temps c’est de la responsabilité des individus de prévoir leur propre
retraite. En France, le système est surtout étatique. Je ne sais pas comment
répondre précisément à la question que vous posez, sinon en soulignant que
les différentes démocraties ont mis en place différents systèmes de protection
sociale, plus ou moins denses, plus ou moins étatiques selon les formes des
compromis politiques nationaux. Ce qui interdit d’emprunter directement les
dispositions des autres pays pour les appliquer chez soi.

M. DAMON
Entre l’individu et le collectif, on trouve aussi les associations.

Mme SCHNAPPER
Les travaux sociologiques montrent un affaiblissement de leur rôle. Tocqueville
a expliqué que les associations compensaient la faiblesse de l’État central par
leur nombre et leur activité aux États-Unis de l’époque. Aujourd’hui, à la suite
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des travaux de Putnam, les sociologues montrent que l’affaiblissement des
solidarités et du sentiment civique n’est pas compensé par les associations,
qui s’investissent en priorité pour réaliser non des projets civiques, mais des
projets personnels, comme le sport. Au passage, je note qu’il y a un groupe qui
fonctionne bien, entre l’individu et le collectif, ce sont les groupes de supporters
des équipes de football. Peut-être faudrait-il s’inspirer de ce modèle…

M. DAMON
Une question de vocabulaire : pourquoi parler de démocratie providentielle et
d’État d’intervention sociale et culturelle plutôt que d’État-providence ?

Mme SCHNAPPER
C’est parce que les solidarités collectives et les protections sociales ne passent
pas toujours par l’État, je ne voulais pas opposer les pays d’État-providence à
ceux qui ont des formes de redistribution qui ne sont pas étatiques. Par démo-
cratie providentielle, je parle d’une forme de la démocratie qui intervient dans
toutes les dimensions de la vie sociale, mais pas nécessairement par l’État.
Quand on dit État-providence on pense sécurité sociale. Or l’intervention de l’État
est beaucoup plus large. On a un État-providence culturel, un État providence
sportif, etc.

M. DAMON
Les constats généraux sont assez pessimistes. De quel côté peut-on être plus
optimiste ?

Mme SCHNAPPER
Dans tous les autres pays, on dit que la France est un pays formidable et gâté !
Il ne faut pas l’oublier. Cela dit, notre système est peut-être formidable, mais il
est coûteux. Et certaines vérités simples sont fondamentales à rappeler. Avant
de redistribuer, il faut produire. Le rapport entre le nombre d’actifs et d’inactifs

22 •
DÉCEMBRE 2023 • N°62

n’est pas un simple problème technique, c’est un vrai problème moral et démo-
cratique. Il faut prendre conscience de ces éléments de base. On dépend de la
production et de la pyramide des âges. Le problème de la solidarité des généra-
tions se pose. Là où je retrouve l’inspiration de Laroque, il faut former les jeunes
générations. Comme les êtres humains ne sont pas naturellement altruistes, il
faut leur faire prendre conscience de leur intérêt personnel à l’existence d’une
solidarité collective et du sens démocratique de cette solidarité. L’ignorance ou
le déni de ces vérités élémentaires serait inquiétant pour l’avenir.
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