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La construction sociale d'une fiction juridique : le

consommateur, 1973-1993
Louis Pinto
Dans Actes de la recherche en sciences sociales 2013/4 (N° 199), pages 4 à 27
Éditions Le Seuil
ISSN 0335-5322
ISBN 9782021120523
DOI 10.3917/arss.199.0004
© Le Seuil | Téléchargé le 17/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.251.185.74)

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Louis Pinto

Le consommateur « moyen », à la fois distinct


du bon père de famille et de la mère de famille
crédule, est celui auquel les juges sont fondés
à pardonner l’insuffisance d’un genre spécifique
de connaissances, celles présumées techniques,
ésotériques, accessibles à un petit nombre d’experts
et d’hommes de métier.
Ceux-ci, tenus de prendre en compte
un niveau de connaissances « moyen »
des consommateurs, doivent se montrer
loyaux, soucieux de leurs intérêts et de
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leurs manières probables de maîtriser
les utilisations des biens.

4
Louis Pinto

La construction sociale
d’une fiction juridique :
le consommateur, 1973-1993

Le droit de la consommation semble s’être imposé en une vingtaine d’années.


Les principales lois ayant pour objet la « protection du consommateur » ont
été votées entre 1973 et 1983, et le travail de codification de ce droit nouveau
a été accompli entre 1982 et 1990 par deux commissions successives de juristes
présidées par un professeur de droit, Jean Calais-Auloy. C’est ce qu’on se propose
d’étudier en prenant en compte l’autonomie des membres de ces instances mais
sans ignorer les sollicitations et les contraintes des champs politique et économique.
S’il a rempli une fonction de protection en faveur des consommateurs, le droit
a surtout contribué à leur donner une définition et un statut publics1. Paradoxalement,
ce travail d’officialisation a eu pour effet de naturaliser la catégorie de consommateur,
tout se passant comme s’il ne faisait que consacrer une demande de reconnaissance
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de la part d’une vaste population attendant que leur être en quelque sorte immémo- © Le Seuil | Téléchargé le 17/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.251.185.74)
rial coïncide enfin avec l’ordre légal2. Et alors que les consommateurs obtenaient
(enfin) des « droits », le droit en tant que tel pouvait demeurer invisible3.

1. Ce travail prolonge des analyses anté- (manuels, études, textes et commentaires de faute de rapporter les définitions de la du consommateur et le travail de protection
rieures sur la genèse du consommateur et jurisprudence) a été également étudiée ainsi notion aux luttes sociales dont elles sont en sa faveur, notamment : voir Marie-Sté-
son apparition dans le champ politique, voir que d’autres sources (débats et travaux de le produit et dont le droit est un instru- phane Payet, Droit de la concurrence et
Louis Pinto, « La gestion d’un label politique : l’Assemblée nationale, discours de respon- ment essentiel, se contentent de prendre droit de la consommation, Paris, Dalloz,
la consommation », Actes de la recherche sables, presse). La période concernée va le consommateur soit comme une essence 2001 ; Marta Torre-Schaub, Essai sur la
en sciences sociales, 91-92, mars 1992, des années 1970 aux années 1990, mais, anhistorique attendant le moment favorable construction juridique de la catégorie de
p. 3-19. Il repose sur une série d’entretiens à l’occasion, ce cadre a pu être débordé. d’une prise de conscience soit comme marché, Paris, LGDJ, 2002 ; Frédéric
avec des membres de la Commission de 2. Cette illusion naturaliste, loin de ne le simple corrélat d’une société où l’on Bérenger, Le Droit commun des contrats
refonte du droit de la consommation (1994- concerner que les agents, s’impose aussi consomme de plus en plus. à l’épreuve du droit spécial de la consom-
1998), sur l’analyse de documents de travail dans la quasi totalité des analyses consa- 3. Plusieurs juristes ont bien mis en évi- mation : renouvellement ou substitution ?,
de cette instance. La littérature juridique crées à la notion de consommateur qui, dence le lien entre la constitution de la figure Aix-en-Provence, PUAM, 2007.

ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 199 p. 4-27 5


Louis Pinto

En même temps qu’il donnait satisfaction, au moins dépourvue d’équivocité puisque c’est plutôt la protection
pour partie, à la cause des consommateurs, le droit des commerçants contre des concurrents peu scru-
a participé à l’objectivation politique d’une catégorie puleux qui avait inspiré dans le passé l’intervention
au détriment d’autres possibles, apportant sa force spéci- du législateur et de l’administration5.
fique à une vision du monde social fondée sur la capacité Tout se passe comme si les pouvoirs publics
de choisir et s’efforçant de réaliser les conditions de libre avaient dû trouver une voie de compromis permettant
exercice de cette capacité. Agent économique doté d’un de concilier, dans les discours et les pratiques, ces
système de préférences et de ressources, le consom- logiques hétérogènes. Non sans susciter des tensions,
mateur apparaît aussi comme co-contractant se liant ils ont pu opérer un travail de retraduction consis-
à d’autres individus à travers des relations réglées. tant à détacher un certain nombre de revendications
Cette figure, qui tient autant de l’hypothèse explicative dites « consuméristes » de toute idéologie hostile
que du modèle idéal de comportement, est une fiction, à la liberté d’entreprendre et à les inscrire dans l’ordre
une fiction marchande que le droit reconnaît comme de l’économie libérale. La protection du consomma-
légitime et qu’il contribue à faire exister dans la réalité. teur s’imposait au moment même où était proclamée
Alors que la cause du consommateur gagnait la nécessité d’éliminer les « obstacles » à la concurrence
en légitimité dans le champ politique, elle posait entre agents économiques hérités de l’après-guerre,
dans le champ économique des problèmes spéci- d’inspiration « dirigiste » ou « corporatiste ».
fiques de construction et de délimitation du marché.
C’est en particulier à travers la construction
Pour concevoir le droit de la consommation, les pro-
économique de l’Europe, horizon nouveau de
fessionnels du droit n’avaient pas à chercher à satis- la production et des échanges, que devait s’opérer
faire des intérêts externes : il leur suffisait d’agir la conversion des esprits au libéralisme6. La concur-
dans la logique conflictuelle du champ juridique d’une rence est alors envisagée comme la loi suprême
part, en s’appuyant sur des exigences universelles de l’espace de référence que constitue l’Europe
et par conséquent, les normes d’évaluation sont
d’équité dont la cause du consommateur était à leurs
appelées à changer, comme le souligne l’article
yeux l’une des meilleures illustrations, et d’autre part, préambule à l’ordonnance de 1967 « relative au
en démontrant leur capacité de résoudre un ensemble respect de la loyauté en matière de concurrence » :
de problèmes techniques et doctrinaux d’ajustement « La libre concurrence demeure la loi du marché
du droit civil, en particulier du droit des contrats, aux élargi, à laquelle les entreprises françaises seront
bientôt pleinement soumises et doivent être prépa-
conditions nouvelles d’une économie soumise à la logique
rées ». Ce texte évoque les conditions et les finalités
d’une production et d’une distribution de masse. de la concurrence : « Mais toutes les sociétés indus-
trielles ont reconnu qu’elle ne peut être mainte-
nue sans règles qui l’ordonnent et la rendent claire
L’ascension d’un ordre public économique et loyale ; elle se perd par ses excès, comme par
La constitution de la défense du consommateur en objet ses restrictions, alors qu’elle doit avoir pour seule
fin la satisfaction des besoins du consommateur
d’intervention publique, sinon en label politique résulte
au meilleur prix dans des conditions où il puisse
d’un ensemble de forces et de contraintes diverses, justement apprécier et comparer les biens
parfois contradictoires. L’une d’elles est l’action et services offerts ». L’ordonnance se réfère au
militante consumériste dont la visibilité en France n’est Traité de Rome qui instituait en 1957 le Marché
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devenue effective qu’au début des années 1970, notam- Commun à travers des dispositions visant à inter-
dire ce qui a « pour objet et pour effet d’empê-
ment grâce à une presse spécialisée de grande diffusion
cher, de restreindre ou de fausser le jeu de la
qui s’est employée à faire connaître plusieurs abus ou concurrence », à savoir non seulement les ententes
« scandales »4. C’est, en effet, au cours de cette décen- mais aussi les abus de position dominante et les
nie que sont apparues les premières lois expressément aides d’État considérées comme des entraves à
placées sous ce label. Mais la défense du consom- la concurrence. La politique de la concurrence
avait été un enjeu essentiel dans les débats
mateur a dû aussi compter avec le droit civil ainsi
sur la construction européenne dans la mesure
qu’avec les règles économico-juridiques de la concur- où celle-ci était conçue avant tout comme
rence. L’invocation des bienfaits de la concurrence, une unification économique fondée davantage
si elle s’adressait aux consommateurs, n’était pas sur un marché unique que sur d’autres aspects

4. Louis Pinto, « Le consommateur : agent lement destinées à garantir le libre jeu de civils et commerciaux en droit français », in Histoire de la qualité alimentaire, XIXe-XXe
économique et acteur politique », Revue la concurrence. À ce stade, la protection La Protection des consommateurs. Travaux siècles, Paris, Seuil, coll. « Liber », 2005.
française de sociologie, 31(2), 1990, des consommateurs n’était obtenue que de l’association Henri Capitant des amis de 6. Sur le rôle du libéralisme dans l’histoire
p. 193 sq. par contrecoup », voir André Françon, la culture juridique française, Paris, Dalloz, de la construction européenne, voir François
5. « Les premières interventions du légis- « Rapport sur la protection des consom- 1975, p. 118 ; sur la répression des fraudes Denord et Antoine Schwartz, L’Europe sociale
lateur dans ces parages ont été essentiel- mateurs dans la conclusion des contrats et falsifications, voir Alessandro Stanziani, n’aura pas lieu, Paris, Raisons d’agir, 2009.

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La construction sociale d’une fiction juridique : le consommateur, 1973-1993

tels que l’harmonisation fiscale ou la défense fonctionnement de la concurrence8. Les libéraux


des salariés ; même la politique industrielle français en étaient proches. Ainsi Valéry Giscard
commune, un temps soutenue par la France et l’Ita- d’Estaing montre que la défense des consom-
lie, a fini par être rejetée au profit d’une lutte contre mateurs – par eux-mêmes et par l’État qui les
les concentrations inspirée par l’Allemagne7. soutient – est un élément positif pour l’écono-
Dès 1979, à l’occasion d’un différend sur l’impor- mie : « Il appartient au consommateur de faire
tation dans un pays d’un bien originaire d’un contrepoids à toutes les forces qui s’opposent
autre pays européen ayant d’autres normes, à un fonctionnement clair du marché, qui cherchent
la Cour européenne marque dans un important à conserver, par des procédés divers, soit des
arrêt dit « Cassis de Dijon », la primauté de la situations de monopole, soit des rentes de situa-
circulation des biens sur les règlements nationaux. tion locale, à limiter ou à masquer la concurrence,
Le marché unique est proclamé en 1983 par qui pourtant améliore la qualité des produits
l’Acte unique qui instaure la libre circulation et réduit les prix9. » Son élection à la présidence
des biens, des services, des capitaux et des hommes de la République en 1974 a marqué l’avènement
[voir encadré, « Les bienfaits de la concurrence pour de ce qu’il a appelé le « libéralisme avancé », combi-
le consommateur », p. 8]. naison de deux traits : une apologie de la concur-
rence contre les excès présumés du « dirigisme »
L’Europe, invoquée comme garantie de croissance et une insistance sur les valeurs de la vie quoti-
contre les « égoïsmes nationaux », a été une source dienne ou de la « société civile » contre les « idéolo-
gies » conflictuelles et les systèmes « totalisants ».
de légitimité politique plus pour la « concurrence saine
Dans cette perspective, le consommateur permet-
et loyale » que pour la protection du consommateur. tait de concilier le tournant de la politique
Les déclarations et les mesures concernant celle-ci économique privilégiant désormais la lutte contre
ont été plus tardives. Dans le texte initial du Traité de les concentrations et les monopoles10 et l’imposition
Rome, il n’en est pas question. C’est seulement en 1972 d’une vision économiquement raisonnable des
consommateurs capable de contrer les critiques
qu’un sommet de chefs d’État européens fait mention
de la « société de consommation ». La promotion
de la protection et de l’information des consommateurs. du consommateur était contemporaine de celle de
En 1975, un « programme préliminaire » en matière l’administré avec laquelle elle avait plusieurs traits
de consommation est adopté par le Conseil des ministres en commun11. Alors que l’administré érigé en fin
européens. La protection des consommateurs se voit ultime de l’action de l’administration pouvait être
reconnue dans les textes européens réglant les rela- pointé contre celle-ci pour justifier les réformes
orientées vers une « rationalité » et une « souplesse »
tions entre États en 1992, puis en 1993, date à laquelle
indispensables et se voyait attribuer un ensemble
un article est inclus dans le Traité de Rome. Alors de droits de regard sur le fonctionnement de l’État,
qu’à Bruxelles, la concurrence a bénéficié dès l’origine le consommateur pouvait également être brandi
de ressources importantes correspondant à son rang comme une fin ultime de l’économie, exigeant
prééminent, d’un commissaire spécifique et d’une une lutte contre d’autres formes de corporatisme.
direction aux attributions étendues, la consommation
La défense libérale des consommateurs se définit par
ne s’est imposée que progressivement, étant souvent
opposition à des alternatives socialistes ou « dirigistes »,
associée depuis 1977, date de sa première apparition
comme le précise Christiane Scrivener, la première
dans l’organigramme de la Commission européenne,
titulaire d’un secrétariat d’État à la consommation :
à d’autres domaines (transports, marché intérieur,
« Dans le contexte d’une économie libérale fondée
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douanes, environnement, aide humanitaire, etc.).
sur le libre choix des consommateurs et la liberté
La politique de la concurrence portait l’empreinte d’entreprendre des producteurs, une politique de la
de l’ordo-libéralisme allemand, représenté par le consommation ne peut avoir pour objet d’imposer une
commissaire chargé de la concurrence entre 1958 structure différente de la consommation, ni de se subs-
et 1967, Hans von der Groeben. Version spéci-
tituer aux producteurs pour concevoir les produits12. »
fique du néo-libéralisme, cette doctrine mettait
en avant le rôle moteur de l’État qui, au lieu de Pour la plupart des juristes également, le marché
s’en remettre au laissez-faire, avait pour tâche de concurrence est un cadre qui va de soi quand
de mettre en œuvre les règles favorisant le bon il n’est pas explicitement présenté comme supérieur

7. Laurent Warlouzet, « Europe de la concur- Annales. Histoire, économie & société, Journal officiel, 10 juin 1977, p. 3613. juridique, préface de Jacques Ghestin,
rence et politique industrielle communau- 1, 2008, p. 23-33. 11. Philippe Bezes, Réinventer l’État. Les Paris, LGDJ, 2000, p. 120 sq.
taire. La naissance d’une opposition au sein 9. Valéry Giscard d’Estaing, ministre de l’Éco- réformes de l’administration française 12. Christiane Scrivener, secrétaire
de la CEE dans les années 1960 », Histoire, nomie et des Finances, discours au Salon (1962-2008), Paris, PUF, coll. « Le lien d’État auprès du ministre de l’Économie
économie & société, 1, 2008, p. 47-61. « Consommateurs 72 », 6 octobre 1972. social », 2009, p. 132 sq. et 158 sq. et des Finances (consommation), Conférence
8. François Denord, « Néo-libéralisme 10. Voir le rapport de Joël Le Theule, Sur le rapprochement des notions d’usa- de presse « Propositions pour une politique
et “économie sociale de marché” : les député RPR, sur la loi de contrôle de ger et de consommateur dans le droit, de la consommation », 26 mai 1976.
origines intellectuelles de la politique euro- concentration économique dans « Débats voir Nathalie Sauphanor, L’Influence du
péenne de la concurrence (1930-1950) », parlementaires de l’Assemblée nationale », droit de la consommation sur le système

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Louis Pinto

Les bienfaits de la concurrence


pour le consommateur
Professeur d’économie et ancien commissaire d’inspiration néo-libérale : « Deux principales raisons
à Bruxelles (1972-1973), Raymond Barre soulignait justifient une politique de la consommation. L’une est
en 1976 dans son discours d’investiture comme d’ordre politique : il s’agit de permettre aux consomma-
Premier ministre l’opposition entre l’acceptation de teurs de mieux exercer leur liberté de choix ; l’autre,
la concurrence et les « attitudes corporatistes » : d’ordre économique, vise à leur donner une plus grande
« S’attaquer aux facteurs structurels de l’inflation, influence sur la vie économique. […] Plusieurs projets
c’est d’abord faire en sorte que le jeu normal de de lois permettront de progresser dans ce sens.
la concurrence puisse faire disparaître les rentes Le projet de loi […] relatif à l’information et à
de situation qui sont à l’origine de profits artificiels la protection des consommateurs, dans le domaine
et abusifs. Il faut que l’apport que représentent des opérations de crédit, est destiné à protéger
les gains de productivité pour le progrès technique les consommateurs souvent les plus défavorisés,
soit incorporé dans la formation des prix. […]. qui ont recours au crédit à la consommation […]
Le Gouvernement a par ailleurs annoncé qu’il procé- Un deuxième projet de loi, relatif au contrôle de
derait, dans les six mois, à un examen approfondi la concentration économique et à la répression
des interventions économiques de l’État. Il entend des ententes, vise à instaurer une meilleure concur-
par là éviter que certains de ses concours rence. Enfin, un troisième projet de loi, qui sera
ne contribuent indirectement au maintien de situations prochainement déposé, concerne la protection
contraires à l’efficacité de l’économie ». et l’information des consommateurs1. »
Secrétaire d’État chargée de la consommation
dans le gouvernement de Raymond Barre, Christiane
1. Christiane Scrivener, secrétaire d’État chargée de
Scrivener a d’emblée situé les projets de lois de protec- la consommation, Bulletin des travaux des commissions
tion du consommateur au sein d’un dispositif global de l’Assemblée nationale, 27 avril 1977, p. 326-327.
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La construction sociale d’une fiction juridique : le consommateur, 1973-1993

pour les pays démocratiques développés. C’est ce faces du marché allaient être désormais associées dans
que déclare Jean Calais-Auloy : « La protection un droit du marché. C’est dans la mesure où il remplit
des consommateurs n’entrave pas le développement de cette fonction au service de la satisfaction du consom-
l’économie de marché. Bien au contraire : en éliminant mateur et de la prospérité économique que le marché
les abus du système, elle supprime les critiques qui tendait à être doté d’une forme de valeur intrinsèque.
pourraient être adressées à celui-ci, et elle contribue Loin d’être réductible à la multitude des transactions
finalement à son succès13. » singulières entre des agents poursuivant leur inté-
La protection du consommateur par les pouvoirs rêt isolé et égoïste, il accédait à la dignité d’un ordre
publics n’a cessé d’osciller entre deux répertoires public, ou plus exactement, il constituait un ordre
de légitimation. À l’adresse du grand public, elle public économique spécifique, à la fois autonome
témoigne du souci des autorités d’assurer le bien-être et cohérent, opposé à la logique étroitement contrac-
des citoyens tenu pour un bien en soi. À l’adresse des tuelle des relations marchandes18. Cet ordre public
responsables de l’économie, patrons, hauts fonction- consacre dans le droit la légitimité du consommateur et
naires nationaux et internationaux, elle est assignée du marché de libre concurrence, devenus complémen-
à un rang inférieur et subordonnée aux exigences du taires sinon indissociables. Une question devient, comme
marché régi par la concurrence14. Dotée d’une valeur on verra, inévitable pour les juristes : jusqu’à quel point
d’ordre public, la notion économique de marché est le droit commun des obligations se voit-il remis en cause
reconnue dans le droit, conférant une importance ou limité par ce droit nouveau ?
croissante à la libre concurrence dont la préséance
s’impose sur la notion contractuelle de consente-
La force du droit
ment15. La libre concurrence, débordant le cadre de
la régulation interne des activités de commerce, tend À travers le droit de la consommation, les pouvoirs publics
à devenir une fin en soi16 méritant d’être recherchée offraient à la cause du consommateur une consécration
comme garantie efficace du bien-être collectif. Or cette publique et légale tout en accordant aux représentants
inscription de la formation et de l’accomplissement du champ économique une garantie quant à la compa-
des préférences individuelles dans le marché considéré tibilité de cette cause avec l’ordre marchand. Le droit
comme donné interdit du même coup toute vue du a donc joué un rôle majeur comme instrument de compro-
dehors qui mettrait en question ces préférences à partir mis entre une pression collective susceptible de prendre
d’un espace ouvert de « méta-préférences » entendues une forme politique et l’exigence de mise en confor-
comme ensembles hiérarchisés de normes. mité des pratiques marchandes avec le fonctionnement
Si la consommation et la concurrence sont des d’une concurrence « libre et non faussée ». Il consacrait
domaines dotés de poids inégaux en raison des inté- des normes nouvelles, extérieures au cadre traditionnel,
rêts économiques qui leur correspondent et du capital jugé trop étroit, du droit contractuel.
social (personnel politique, responsables économiques, Dans le champ juridique, l’octroi d’un statut officiel
juristes) pouvant être mobilisé, il n’en demeure pas à un droit spécial, dit de la « consommation », à côté des
moins que la force symbolique de la première appa- autres spécialités du droit, rencontrait les attentes d’un
raissait déterminant dans la logique de justification certain nombre de juristes professionnels capables de
publique de l’ordre marchand. Alors que le marché justifier des dispositions nouvelles en les ajustant à deux
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pouvait plus difficilement passer pour un principe de sortes d’exigences : adapter le droit à des demandes
légitimité civique, le consommateur était, en revanche, sociales tenues pour légitimes et justifier la conformité de
un bon candidat pour le statut de fin ultime d’une ces innovations à des principes fondamentaux de la doc-
concurrence qui, grâce à l’allocation optimale de res- trine juridique. Toute prise de position déterminée dans
sources, devait favoriser, en matière de prix comme le champ tendait à combiner les dispositions socialement
en matière de qualité, le consommateur et donc, constituées des agents et une forme de compétence
le citoyen (« Protéger les consommateurs, c’est protéger spécifique reposant sur la quête de cohérence selon
les citoyens »17). Consommation et concurrence, les deux la lettre et/ou l’esprit des textes.

13. Propositions pour un nouveau droit de la tueux : « exemple éclairant de réglementation que leur disparité ne fausse la concurrence et 17. Jean Calais-Auloy, Droit de la consom-
consommation. Rapport de la commission de communautaire visant à harmoniser certains n’affecte la libre circulation des marchandises mation, Paris, Dalloz, 1980, p. 4.
refonte du droit de la consommation, Paris, régimes juridiques nationaux », cette directive au sein du marché commun ». 18. Sur les rapports contradictoires
La Documentation française, 1985, p. 11. « présente aussi la caractéristique de ne pas 15. M. Torre-Schaub, Essai sur la construc- entre concurrence, marché, ordre public,
14. C’est cette hiérarchie des valeurs que être exclusivement fondée sur des considé- tion juridique…, op. cit., p. 116-119. intérêt de tous et finalité supérieure, voir
rappellera en 2006 très explicitement la rations liées à la nécessité d’améliorer la 16. Alessandro Stanziani, « Introduction », in M. Torre-Schaub, Essai sur la construction
Cour de cassation dans un commentaire protection du consommateur, poursuivant Alessandro Stanziani (dir.), Dictionnaire his- juridique…, op. cit., p. 133-141.
d’une directive européenne de 1985 sur la simultanément l’objectif de rapprocher les torique d’économie-droit, XVIIIe-XXe siècles,
responsabilité du fait des produits défec- législations nationales dans le but d’éviter Paris, LGDJ, 2007, p. 12.

9
Louis Pinto

Les juristes réformateurs avaient à définir leur action connus comme militants de la cause 24. Plusieurs
en premier lieu par rapport au domaine doté de la légitimité des membres étaient liés par des relations profession-
suprême, celui du droit civil, considéré comme le droit nelles sinon d’amitié. Selon Jacques Ghestin, « sans être
« commun », socle enfermant les règles essentielles, des représentants des consommateurs, les membres
souvent anciennes. La Commission de refonte du de la Commission avaient une certaine sensibilité
droit de la consommation créée en 1982 était présidée pour les consommateurs, ils n’étaient pas manichéens
par Jean Calais-Auloy19, professeur de droit commer- et ils avaient le souci des solutions équilibrées. Moi-même,
cial et de droit des transports à Montpellier et membre je n’entends pas être un consumériste au sens ordinaire,
de la Commission des clauses abusives. Décrit comme il faut tenir compte des intérêts légitimes des parties »25.
« calme et scrupuleux », celui-ci réunissait les atouts L’action de ces réformateurs peut être envisagée
d’un président de commission. Auteur d’un Droit d’une part, au sein du champ juridique, en fonction de
de la consommation en 1980, fondateur à Montpellier l’état des relations entre les différentes fractions concer-
en 1975 du premier centre de ce genre, le Centre de nées par l’enjeu de la consommation et d’autre part,
droit de la consommation (devenu Centre de la consom- à l’extérieur du champ juridique, en fonction de l’état
mation et du marché), inspirateur de la loi Scrivener des relations entre le champ politique et le champ écono-
sur le crédit à la consommation20, il a été aussi l’un des mique. Dans une conjoncture caractérisée par la récente
premiers juristes universitaires à inscrire la consomma- victoire de la gauche, la production de droits nouveaux
tion dans l’enseignement du droit. C’est lui qui présida devait compter avec les pressions contradictoires des
la commission entre 1982 et 1985 avant de présider une syndicats de salariés et du patronat. Certains syndi-
autre commission, celle de codification du droit de la cats proposaient des mesures qui débordaient le cadre
consommation jusqu’en 1990. La commission comptait purement juridique, comme le contrôle sur les produits
un civiliste pur, Jacques Ghestin, professeur à Paris I, accordé aux comités d’entreprise et le développement
« figure incontournable du droit des obligations »21, d’accords collectifs entre entreprises et représentants
qui offrait non seulement un capital juridique élevé mais des consommateurs.
une garantie morale et intellectuelle face aux adversaires À l’inverse, le patronat soutenu par une partie du
de ce nouveau droit, n’étant guère suspect d’engouement personnel politique était nettement hostile à tout ce qui,
consumériste et jugé plutôt « réservé, hostile » à un droit en matière de mode de fabrication et de secret sur les pro-
de la consommation autonome22. Très actifs, les repré- duits, pouvait menacer la liberté d’entreprendre. Au début
sentants de la Chancellerie, défenseurs de la légitimité des années 1970, l’idée de droit de la consomma-
juridique, avaient un poids important. D’autres membres tion avait été combattue en particulier par une partie
de la commission apparaissaient par contraste comme du patronat des petites entreprises qui s’en remettait
des défenseurs plus ou moins partisans de la cause à ce qu’un juriste réformateur appelait ironiquement
des consommateurs : Luc Bihl, avocat bien connu le « ronron du droit commercial ». L’une des premières
par ses écrits en faveur de cette cause décrit comme réunions sur le droit de la consommation à Aix-en-
« passionné et extraverti », créateur à Amiens d’un Provence en 1972 a été, selon ce témoin, l’occasion
enseignement de droit de la consommation, ancien d’affrontements très vifs lors desquels les réformateurs
membre du PSU, ami de Michel Rocard ; Thierry se voyaient traités de « nazis »26. En 1975, le CNPF
Bourgoignie, professeur de droit civil à Louvain. a créé une commission « Industrie-services-commerce-
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Ni Jacques Chevallier23, professeur de droit public et consommation » dont l’une des fonctions était de © Le Seuil | Téléchargé le 17/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.251.185.74)
de sciences politiques à l’université d’Amiens, membre convertir les patrons réticents à une attitude plus ouverte
de plusieurs commissions, sollicité surtout pour ses aux problèmes de consommation. Signes de cette
compétences concernant les aspects institutionnels orientation, des postes de « Monsieur (ou Madame)
(statut de l’INC) ni même Jean Calais-Auloy n’étaient Consommateur » furent créés dans de grandes entreprises

19. Né en 1933, il a passé l’agrégation (droit 21. Termes d’un autre membre de la com- du fait des produits défectueux, convention même membre de la Commission, « Luc
privé) en 1961 et a été nommé professeur mission au cours d’un entretien en 1998. de Vienne sur la vente internationale des Bihl et moi, nous n’avions pas les mêmes
la même année. En 1964, il a été nommé 22. Jacques Ghestin, né en 1931, a été marchandises, commission des clauses conceptions à la Commission des clauses
à Montpellier. En 1980, il avait publié un agrégé de droit (droit privé) en 1961 et abusives, etc.). abusives. Il soutenait que dans des cam-
Droit de la consommation (op. cit.), l’un des nommé professeur en 1962. Il a été nommé 23. Né en 1943, il a passé l’agrégation pings huppés, on ne peut refuser qui que
premiers ouvrages de ce genre juridique très tôt à Paris. Consultant et arbitre en droit dans sa spécialité en 1969 et a été nommé ce soit, par exemple des romanichels. Pour
(l’ouvrage de Denise Baumann publié sous national et international, il a eu plusieurs professeur en 1970. les résidences de personnes âgées, faut-il
le même titre en 1977, Paris, Litec, était responsabilités dans le domaine universi- 24. Les autres membres de la commission accepter la liberté des personnes ou donner
intermédiaire entre droit et vulgarisation). taire, dont la création à Paris du Centre de avaient une présence plus épisodique et au gérant un pouvoir impératif ? Pour moi,
20. J ea n Ca la is - Au l oy, « Les ci nq droit des obligations (bien distingué par lui moins durable. l’organisation est nécessaire ».
réformes qui rendraient le crédit moins du droit de la consommation), a participé à 25. Entretien en 1997. Sur des « ques- 26. Entretien avec Jean Calais-Auloy
cher pour les consommateurs », Recueil plusieurs commissions officielles (groupe de tions de société », il pouvait y avoir des en 1997.
Dalloz Sirey, 1975, p. 19 sq. travail sur la sous-traitance, responsabilité divergences sensibles : ainsi, rapporte le

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La construction sociale d’une fiction juridique : le consommateur, 1973-1993

(Lesieur en 1971, Philips en 1973, Air France en 1974, À la fin des années 1980, les pouvoirs publics ayant
SNCF en 1977). L’action en faveur des consommateurs renoncé à l’ambitieux projet initial d’un droit nouveau
demandait à être entendue comme une façon de bien com- de la consommation se replient sur un projet plus
prendre l’intérêt des entrepreneurs, selon Valery Giscard modeste, celui d’une codification dite « à droit constant » :
d’Estaing, ministre de l’Économie et des Finances : une commission présidée à nouveau par Jean Calais-
« Il convient de maintenir la concurrence. S’il faut Auloy est chargée en 1987 d’élaborer un code de la
protéger contre les abus auxquels elle donne lieu, cette consommation destiné, non pas à présenter de nouvelles
protection doit naturellement respecter les limites mesures, mais à apporter de la cohérence aux nombreux
nécessaires au maintien d’une concurrence effective textes législatifs existants, votés pour la plupart entre
car le franchissement de ces limites mettrait en cause 1973 et 1983. Le rapport publié en 1990 fait l’objet
cette concurrence elle-même, principe de l’économie d’un vote favorable du Parlement en 1993.
concurrentielle et libérale »27. Il était hors de question Le bien-fondé de cette codification sera matière
de faire participer les représentants des associations à controverse. Alors que certains juristes se sont
de consommateurs ou de syndicats à la détermina- efforcés de souligner l’importance et l’originalité du
tion des caractéristiques des biens, ou de faire valoir, droit de la consommation, d’autres ont voulu n’y voir
dans l’esprit du Plan, des besoins collectifs ou des priori- qu’un simulacre, le « fruit d’un secrétariat d’État qui
tés sociales, comme l’ont souhaité certains porte-parole tentait d’exister »29. Le nouveau droit a été exposé,
de la gauche. on le verra, à plusieurs reproches, reproches techniques
Les « limites » dont parlait Giscard d’Estaing ont comme l’incomplétude du nouveau code, son éclec-
pu sembler menacées lorsque la gauche est arrivée au tisme (« auberge espagnole »30), ou de fond comme
pouvoir en 1981. La conjoncture semblait propice : l’atteinte au droit contractuel et l’équivocité des notions,
la responsable gouvernementale de la Consommation, à commencer par celle de consommateur qui n’a cessé
Catherine Lalumière, avait acquis rang de ministre d’osciller entre une définition stricte (le particulier agis-
et la promotion d’un nouveau droit constituait un sym- sant pour ses besoins propres) et une définition extensive
bole majeur pour le label politique de la consommation. (tout individu, même professionnel, en situation
Syndicats de salariés et associations de consomma- de « déséquilibre » face à un professionnel).
teurs poussaient à l’institutionnalisation d’« accords Le droit de la consommation, droit « pluridisciplinaire »,
de consommation négociés collectivement » conçus sur faisait largement appel au droit commun des contrats qui
le modèle des conventions collectives en matière de droit demeurait un cadre incontesté même si certaines inno-
du travail. Ce point était au centre du droit de la vations controversées pouvaient être introduites. Dans
consommation à venir comme l’atteste le projet ce cadre, c’est l’aspect « préventif » (et non « répressif »)
de la Commission de refonte du droit de la consom- qui prévalait31. Pour les réformateurs, le principe d’une
mation. D’emblée, le CNPF a affirmé son « opposition ligne intellectuelle spécifique était le couple notionnel
formelle à la transposition éventuelle du mécanisme « déséquilibre-équilibre », composé hybride mêlant des
des conventions collectives du travail dans le domaine notions issues des univers du droit de la concurrence
de la consommation » : « on peut se demander quelles (lutte contre les positions dominantes et pour la trans-
seraient les obligations des consommateurs » ; de telles parence des échanges) et du droit social (la défense
des faibles) : « L’existence du droit de la consommation
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conventions ne pourront qu’« imposer des contraintes
nouvelles aux entreprises françaises » ; le risque majeur se fonde sur la nécessité de rétablir un équilibre dans
est celui du « corporatisme » et de la « politisation » : les relations entre professionnels et consommateurs32. »
« Sous couvert de favoriser la concertation entre Le droit se verrait ainsi envisagé d’après des considérations
consommateurs et professionnels, on ouvre la porte fonctionnelles, voire « instrumentalisé »33.
à un renforcement du pouvoir syndical dans l’entre-
prise ». Au contraire, la CGT revendiquait « la pos-
Anciens et nouveaux classements
sibilité pour le consommateur d’infléchir le marché
pour que soient mis à sa disposition des produits Avant que le consommateur fasse son apparition
correspondant quant à leur nature, leur qualité, leur dans le droit, la protection des individus était assurée
durée, voire leur prix, aux besoins exprimés par lui »28. dans le cadre du droit civil par le droit des obligations.

27. « Débats parlementaires de l’Assem- 29. Stéphane Guy, « Une utopie : la codi- Sirey, 35e cahier, 1994, p. 292. contrats », Revue trimestrielle de droit com-
blée nationale », Journal officiel, 5 octobre fication », Revue française de droit consti- 30. Stéphane Piedelièvre, Droit de mercial, 51(1), janvier-mars 1998, p. 116.
1973, p. 4123. tutionnel, 26, 1996. De même Dominique la consommation, Paris, Economica, 32. Propositions pour un nouveau droit
28. Réponses du CNPF et de la CGT au Bureau parle d’un effet d’annonce, voir 2008, p. 1. de la consommation…, op. cit., p. 11.
questionnaire de la Commission de refonte « Remarques sur la codification du droit 31. Jean Calais-Auloy, « L’influence du 33. N. Sauphanor, L’Influence du droit
du droit de la consommation (mars 1982). de la consommation », Recueil Dalloz droit de la consommation sur le droit des de la consommation…, op. cit., p. 4-10.

11
Louis Pinto

Autrement dit, les demandeurs avaient à prouver de certaines notions du droit commun des obligations
une faute devant les tribunaux soit dans la formation pour sanctionner les abus engendrés par la situation
soit dans l’exécution du contrat impliqué par l’acte de « déséquilibre » et même pour régler des différends
marchand d’échange. La charge de la preuve entre professionnels.
leur revenait. Ils devaient convaincre les juges soit que Reprises dans le cadre nouveau de correction
le consentement donné au moment de la transaction des situations de déséquilibre, ces notions relèvent essen-
était affecté, « vicié » par la mauvaise foi de l’autre tiellement de deux rubriques juridiques. L’une, de nature
partie contractante dont la responsabilité délictuelle proprement contractuelle, concerne la garantie des
était de ce fait engagée, soit que le bien était affecté par vices cachés qui est due par le vendeur « quand même
un certain nombre de défectuosités – les « vices cachés » – il ne les aurait pas connus » (art. 1643). Acheteur et ven-
qui ne leur étaient pas apparues au moment de deur s’opposaient traditionnellement sur la question de
l’achat, ce qui engageait, dans l’exécution du contrat, savoir jusqu’à quel point le défaut était vraiment caché
la responsabilité contractuelle de l’autre partie ou si, en vue d’évaluer les dommages et réparations,
par suite tenue à échange ou réparation34. il avait échappé au vendeur. La charge de la preuve reve-
L’argumentation qui a servi à la constitution d’un nait à l’acheteur. Si la garantie de ces vices était due
droit de la consommation s’est appuyée en grande à l’acheteur, c’était traditionnellement à ce dernier de
partie sur la jurisprudence et sur les discours critiques reporter sur le vendeur un défaut de vigilance consi-
de certains juristes soulignant les limites inhérentes déré par les juges comme étant « du fait de l’homme »,
aux recours répressifs traditionnels : l’interprétation lié à un individu singulier. Pour trancher dans les
restrictive ou étroite du droit des contrats par les différends, les juges devaient élucider des questions
spécialistes se voyait opposée à la nature concrète complexes d’intentions, de partage des savoirs.
des transactions, parfois modestes, dans lesquelles Sur ce point, la jurisprudence a modifié la façon
se trouvent engagés des hommes ordinaires dépour- de traiter l’établissement de la preuve (y a-t-il, ou
vus de compétences, en particulier d’ordre juridique pas, « erreur commune » des deux parties ?) dans
ou technique. Certes, la force obligatoire du contrat la mesure où elle a tendu à définir le vendeur par la pos-
ne pouvait être radicalement remise en cause puisque session d’une connaissance spécifique sur les produits.
le principe selon lequel « les conventions légalement Cette connaissance, cessant d’être évaluée sur une
formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites » présomption singulière, « du fait de l’homme », appa-
(article 1134 du Code civil) était l’un des fondements raissait désormais attachée de façon générique à l’ac-
majeurs du droit commun que personne n’entendait tivité du vendeur sur lequel pèse une « présomption
contester, mais elle pouvait du moins être réinterprétée de connaissance irréfragable ». Dans un arrêt de 1954,
et soumise à des conditions. L’une d’elles était conforme la Cour de cassation estimait, à propos des effets mor-
au droit existant car elle n’était autre que l’alinéa 1 tels de l’explosion d’une bouteille d’un gaz présentant
du même article qui déclarait que les conventions des impuretés qu’il « convient d’assimiler au vendeur
en question « doivent être exécutées de bonne foi ». qui connaît les vices de la chose celui qui, par sa pro-
En fait, cette règle suggérant un certain « déséquilibre » fession, ne peut pas les ignorer ». Une série d’arrêts
entre les parties concernait davantage l’une d’elles, au début des années 1970 s’inscrit dans cette perspec-
le vendeur, que l’autre, l’acheteur démuni. tive38. L’évaluation controversée de la bonne foi des
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Pour rendre compte de l’évolution constatée, certains vendeurs sincèrement ignorants et de leur mauvaise
juristes ont pu parler rétrospectivement d’une juris- foi et celle des connaissances concernant les vices
prudence « pré-consumériste »35 et dire que « les gens cachés s’effacent derrière la question de savoir ce qu’un
faisaient du droit de la consommation mais sans professionnel ne saurait ignorer de par son activité.
savoir qu’ils en faisaient »36. Ne s’agit-il que d’une Cette évolution a eu des conséquences sur les clauses
question de mots ? Une bonne partie de ce qui devait contractuelles : présumé détenteur d’une connaissance
être intégré dans le droit de la consommation était sur la chose et ses vices cachés, le vendeur ne peut se
préparée au cours des années 1960 et 1970 et même prévaloir de clauses limitant sa responsabilité, quand
antérieurement, par la législation et par la jurispru- bien même elles auraient été acceptées par l’acheteur39.
dence qui proposait, indépendamment de la protection À la symétrie formelle entre contractants se substitue
des consommateurs 37, une interprétation élargie ainsi une distinction entre professionnels et profanes.

34. Jacques Ghestin, Conformité et garantie 36. Entretien avec Jean Calais-Auloy en 1984. lation, au moins depuis la loi sur la répres- tenu de conduire les passagers sains et
dans la vente (produits mobiliers), Paris, 37. En dehors de toute intention de pro- sion des fraudes, et par la jurisprudence saufs à destination.
LGDJ, 1983, p. 11. tection « consumériste » et dans une visée qui reconnaît une obligation de sécurité 38. J. Ghestin, Conformité et garantie…,
35. J. Calais-Auloy, « L’influence du droit de santé publique, l’intégrité physique du depuis l’arrêt de la Cour de cassation du 21 op. cit., p. 252.
de la consommation… », art. cit., p. 117. consommateur a été protégée par la légis- novembre 1911 à propos du transporteur 39. Ibid., p. 246 sq.

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La construction sociale d’une fiction juridique : le consommateur, 1973-1993

La présomption de connaissance des vices cachés a été pouvant avoir une influence sur leur décision d’achat
interprétée par la jurisprudence d’abord dans un sens comme celles qui se rapportent aux usages probables
favorable aux acheteurs avant d’être tenue pour « irréfra- des acheteurs43.
gable »40 : désormais le seul fait d’être un professionnel
suffisait à conférer un savoir rare sinon exclusif dans Une autre notion du droit contractuel se voyait
également mise en avant, celle de cause (l’inté-
le domaine où il exerce son activité, ce qui dispensait
rêt à contracter pour une partie), condition pour
les acheteurs d’un travail de preuve et les juges d’une la « validité d’une convention » selon l’article
évaluation des compétences respectives. Il en découlait 1131 du Code civil. Dans l’arrêt « Chronopost »
un devoir de s’informer pour le professionnel41. de 1996, abondamment commenté par les juristes,
L’autre rubrique, de nature délictuelle, concerne une société de transport de courrier et de colis se
voyait sanctionnée par la Cour de cassation pour
les vices de consentement que sont notamment
un retard de livraison dont elle avait cru s’exonérer
l’erreur et le dol : l’acheteur devait prouver que en se retranchant derrière une clause de limitation
le bien livré était d’une nature différente du bien sur de responsabilité mentionnée dans le contrat. Si une
lequel la vente avait été conclue ou que le consente- telle disposition pouvait être déclarée abusive et donc
ment avait été « vicié » par différentes manœuvres nulle, c’est parce qu’elle ruinait dans son principe
intentionnelles du vendeur. la prestation attendue qui reposait précisément sur
le respect scrupuleux du délai, point déterminant
Dans un arrêt de 1971, la Cour de cassation saisie
dans la demande de livraison : le demandeur était,
à propos de la vente d’une demeure d’habitation dont en effet, une société qui avait adressé au destinataire
le vendeur avait gardé le silence au sujet d’une porcherie du courrier une soumission à une adjudication pour
située dans le voisinage, étendait l’application du laquelle existait une date limite44.
vice de consentement aux cas où était dissimulé Il faudrait enfin rattacher à ces évolutions celle qui
concerne, hors du domaine contractuel, la notion
« au co-contractant un fait qui, s’il avait été connu
nouvelle de responsabilité de dommages du fait des
de lui, l’aurait empêché de contracter » 42. La « réti- produits. À la recherche de la partie à qui la faute
cence dolosive », se voyait assimilée depuis 1958 peut être attribuée tend à se substituer une
à une conduite délictueuse, le dol, « manœuvre » imputation au professionnel de la responsabilité
trompeuse visant à extorquer le consentement d’au- en raison de la connaissance qu’il est présumé
trui. Cette conduite sanctionnée a eu pour envers posséder concernant les biens qu’il produit
ou qu’il propose sur le marché. Un peu comme en
positif l’apparition d’une obligation de renseignement,
matière d’accidents du travail, ce qui tend à prévaloir
dite précontractuelle, c’est-à-dire relative à la forma- est une conception objective de la responsabi-
tion du consentement. Comme il ne pouvait plus lité immanente à l’ordre public économique45 qui
se contenter de répondre aux seules demandes impose l’obligation de réparer les conséquences d’un
formellement exprimées par l’acheteur, le vendeur dommage même en l’absence de faute personnelle.
Cette conception dite objective de la responsabilité
tendait à être tenu pour redevable d’informations
des professionnels qui ne va pas jusqu’à remettre
pertinentes dont il pouvait présumer qu’elles étaient totalement en cause les éléments « subjectifs »
de nature à peser dans le choix de l’acheteur : le rappel dans les rapports contractuels (cause, bonne foi),
de ce type d’obligations trouvait un appui dans le recours reflète une évolution générale qui, que ce soit
à la notion ancienne de « bonne foi ». Au dol conçu, pour la présomption irréfragable de connaissance,
de façon restrictive, comme une activité inten- l’obligation de résultat ou la responsabilité objec-
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tive ou sans faute du fait des produits, s’inspire
tionnelle visant à orienter les choix de l’acheteur,
du principe d’un déséquilibre à corriger au détriment
s’est substituée une conception plus large qui ne por- du principe antérieur de la faute individuelle
tait plus seulement sur des déclarations expresses (vices cachés, dol, tromperie)46.
mais aussi sur des conduites d’abstention, le silence,
un silence jugé coupable dans une situation qui aurait La définition du professionnel comme celui qui sait a eu
dû appeler des conduites positives d’aide à l’autre des effets sur les deux domaines principaux, la garantie
partie. Et d’une façon générale, la conduite du vendeur des vices cachés et les vices de consentement,
a tendu à être évaluée d’après l’obligation de fournir non un recours pouvant être mené selon l’un ou l’autre titre
seulement des données objectives, « substantielles » qui ne se cumulent pas. Un certain nombre d’obligations
sur les produits mais toutes les informations relatives pèsent désormais sur le vendeur qui ne peut s’exonérer

40. Ibid., p. 253. 43. J. Ghestin, Conformité et garantie…, commun du contrat et droit de la consom- consommateurs par le droit commun des
41. Ibid., p. 122. op. cit., p. 55 sq. mation. Nouvelles frontières ? », in Liber obligations », Revue trimestrielle de droit
42. Henri Capitant, François Terré et Yves 44. Sur cet arrêt très commenté, voir amicorum Jean Calais-Auloy. Études de commercial, 51(1), janvier-mars 1998, p. 65.
Lequette, Les Grands Arrêts de la juris- H. Capitant, F. Terré et Y. Lequette, Les droit de la consommation, Paris, Dalloz, 46. Ibid., p. 68.
prudence civile, t.2, Paris, Dalloz, 2008, Grands Arrêts de la jurisprudence civile, 2004, p. 713 sq.
p. 61 sq. op. cit., p. 111 sq. ; Denis Mazeaud, « Droit 45. Jean-Pierre Pizzio, « La protection des

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Publicité et information des consommateurs.

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Louis Pinto

de sa responsabilité en invoquant l’ignorance dans l’usage du bien s’avérant difficiles à distinguer,


ou la défaillance des moyens : étant considéré comme c’est la notion d’usage qui a été estimée prééminente49.
détenteur d’une double compétence, technique aussi Il en va de même concernant les frontières entre défaut
bien que commerciale, il doit être en mesure de pro- dans la chose (problème de vices cachés) et défaut
poser un bien de qualité satisfaisante et de prendre dans la prestation (problème de contrat).
en compte les besoins réels des clients. Il en résulte Les lois nouvelles ne se sont certainement pas
un recouvrement de notions traditionnellement contentées d’officialiser une évolution jurisprudentielle
distinguées (vices cachés/vices de consentement) et doctrinale. Si l’on en juge par les débats suscités,
et le brouillage de frontières, comme celle qui s’établit elles ont marqué une inflexion importante sur des points
entre le renseignement (sur des éléments factuels) apparus dans les textes au cours des années 1972-1978.
et le conseil (sur l’option à adopter). Les lois sur le démarchage à domicile (1972) et sur
Le travail logique et discursif sur les classements la « protection du consommateur en matière de cré-
juridiques est pour les agents du champ juridique dit » (1978) ont introduit la notion de délai de rétracta-
une activité essentielle. Dans quelle mesure le droit tion, alors que la loi sur « l’information et la protection
de la consommation introduit-il des ruptures ? du consommateur » (1978) a introduit la notion de « clauses
Représente-il une atteinte au droit civil et à la force abusives » pour les contrats d’adhésion, ces clauses
obligatoire du consentement ? Selon les points de vue, étant déclarées « nulles et non écrites ». Enfin, la loi
c’est la tradition ou l’innovation qui est accentuée ou de 1983 sur la sécurité des consommateurs a fait
minimisée, célébrée ou critiquée. Certains soutiennent apparaître une obligation autonome de sécurité.
que le nouveau droit met à mal le droit ancien, d’autres
répliquent que le nouveau « bouscule » l’ancien sans
Anciens et nouveaux personnages
le supplanter. Corrélativement, le droit commun peut être
crédité de la souplesse d’interprétation et de la fécondité Le cadre contractuel a été l’objet d’une redistribution
de ses applications à de nouvelles situations ou, des rôles qui a fonctionné par couples complémentaires.
à l’inverse, contesté pour des limites qui rendent indis- Aux figures associées du « bon père de famille » et du
pensable un droit spécifique. Si les règles propres commerçant se sont substituées celles du consommateur
à un nouveau droit présumé, celui de la consommation, et du professionnel50. Il s’agit d’un changement de termi-
sont essentiellement la prohibition des clauses abusives nologie juridique d’une portée en quelque sorte anthro-
et les délais de réflexion, le débat est resté ouvert entre pologique. En effet, les deux premières figures étaient
spécialistes sur leur portée. explicitement construites au XIXe siècle sur le principe
L’évolution jurisprudentielle avait déjà contribué de la recherche de l’intérêt51 auquel les économistes
à effacer ou à brouiller des distinctions anciennes vont proposer une expression formalisée en termes
existant entre l’obligation de renseignement et l’obli- de coûts, de bénéfices et d’utilité marginale.
gation de conseil, entre l’obligation précontractuelle La figure de commerçant était jusqu’alors définie par
(sanctionnée par la responsabilité délictuelle) et l’obli- la recherche « spéculative » du profit et par les garanties
gation contractuelle d’information (sanctionnée par de la liberté de commerce et de l’accès à une juridiction
la responsabilité contractuelle), entre la nullité du contrat spéciale52 : la quête de son intérêt propre était chose
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pour vices de consentement, la garantie de vices cachés parfaitement légitime. Le « bon père de famille »53, figure
et la résolution du contrat pour inexécution47, entre sociale et juridique ancienne54, était avant tout l’homme
le devoir de conseil et l’obligation de sécurité48. Pour certains qui se montrait capable d’assurer la préservation
biens, comme les véhicules d’occasion, non-conformité du patrimoine et la défense de la famille en usant de règles
matérielle du bien et non conformité fonctionnelle de discernement et de prudence acquises sur le mode

47. J. Ghestin, Conformité et garantie…, 51. Évoquant l’anthropologie sous-jacente la « passion », comme l’a montré Albert O. notamment F. Bérenger, Le Droit commun
op. cit., p. 106 et 173. au Code Napoléon, Xavier Martin écrit : « La Hirschmann, l’intérêt peut être subdivisé des contrats…, op. cit., p. 60-61.
48. Gérard Cas et Didier Ferrier, Traité personne humaine n’y apparaît guère que en deux directions : la recherche capita- 54. Isabelle Céléa, « La notion juridique de
de droit de la consommation, Paris, PUF, sous la forme d’une mécanique d’appétits liste du profit de l’entrepreneur et la bonne bon père de famille du XVIe au XVIIIe siècle »,
1986, p. 453. législativement orientable. Ces appétits gestion du patrimoine en laquelle le « père in Résolution des conflits. Jalons pour une
49. J. Ghestin, Conformité et garantie…, sont de deux sortes : l’homme n’est qu’un de famille » excelle. anthropologie du droit. Textes réunis par
op. cit., p. 201. composé d’intérêts et de penchants. Les 52. A. Stanziani, « Commerçant », in Jacqueline Houareau-Dodinau et Pascal
50. Cette rupture est soulignée par F. Béren- intérêts offrent une commodité précieuse à A. Stanziani (dir.), Dictionnaire historique Texier, Limoges, PULIM, 2003, p. 115-133 ;
ger, Le Droit commun des contrats…, qui légifère : leur jeu mécanique est ration- d’économie-droit…, op. cit., p. 50 sq., David Herlihy et Christiane Klapisch-Zuber,
op. cit., p. 61, 65, 87 ; voir également nellement prévisible […]. Les penchants ainsi que, dans le même ouvrage, Marta Les Toscans et leurs familles. Une étude du
Alessandro Stanziani, « Commerçant » et sont en l’humanité la part d’irrationnel sus- Torre-Schaub, « Liberté de commerce et castato florentin de 1427, Paris, Presses
« Consommateur », in A. Stanziani (dir.), ceptible d’échapper au contrôle de l’intérêt » libre concurrence », op. cit., p. 213 sq. de sciences po/Éd. de l’EHESS, 1978,
Dictionnaire historique d’économie-droit…, (« Nature humaine et Code Napoléon », 53. Sur le bon père de famille, au sein p. 595 sq.
op. cit., p. 49-57 et p. 81-89. Droits, 2, 1985, p. 118-119). Opposé à d’une littérature très abondante, voir

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La construction sociale d’une fiction juridique : le consommateur, 1973-1993

implicite de la transmission familiale et continûment ignorantes de leurs besoins réels, exposées aux tentations
entretenues par la « diligence ». Sans être pour autant de la mode et du standing. Devant les députés, le rap-
un agent rationnel visant à l’optimisation des gains, porteur du projet de loi sur le démarchage et la vente
il se savait agir dans un ordre social où tout le monde, à domicile en 1972 présente ainsi sa vision des vic-
en particulier les vendeurs, cherchait à satisfaire times des démarcheurs : « il peut être tentant d’abuser
son intérêt. Par suite, la vertu principale avant tout enga- de l’ignorance, de l’isolement, de la crédulité, ou tout sim-
gement dans une relation marchande était la « curio- plement de la timidité d’une personne âgée ou d’une mère
sité », manière d’être raisonnablement suspicieuse qui de famille pour lui faire acheter ou commander plus
porte à se défier des simples apparences et à enquê- ou moins n’importe quoi »58 ; « j’ai présents à l’esprit
ter sur les biens convoités ou les non-dits de l’offre55. les regards désespérés des mères de famille qui n’ont
« Le contractant qui s’est trompé parce qu’il a été trop pu résister à l’abondance verbale du monsieur bien mis
crédule ou négligeant dans ses vérifications ne doit s’en et si persuasif ; de ces femmes qui, souvent, ont
prendre qu’à lui-même » proclamait en 1901 la Cour du mal à boucler la fin de mois et qui, en l’absence de leur
de cassation56. Une fois accompli, l’engagement semblait, mari au travail, et pour avoir la paix, consentent finale-
en principe, irréversible et l’acheteur mécontent n’avait ment à signer des traites lourdes et nombreuses qu’elles
d’autre ressource que de prouver des fautes de l’autre par- ne pourront ensuite honorer »59. La protection des
tie manifestes et sanctionnées par la loi (fraudes, escro- consommateurs, initialement ciblée sur cette population
queries, etc.). Dans ce cas, il devait saisir la justice, ce qui sans défense, reprenait en partie les fonctions sociales
n’était pas commode pour des transactions de la vie quo- de protection des classes populaires, mais dans un cadre
tidienne. Avant d’en parvenir à ces extrémités, il pouvait nouveau, celui d’un marché de masse où l’ensemble
compter sur la valeur symbolique des garanties tacites des consommateurs se trouvait concerné.
procurées conjointement par la qualité des biens Le déséquilibre, loin d’être une déficience constatée
et par la notoriété des artisans et commerçants. a posteriori, est ainsi constitutif de la notion indissocia-
Les premières lois sur la protection des consommateurs blement descriptive et prescriptive de consommateur :
ont été essentiellement dirigées contre les pratiques « Définir le consommateur, c’est dans le même
commerciales dites « agressives » : en 1953, la vente temps affirmer la nécessité de sa protection 60 . »
à la « boule de neige » (réduction sur un bien subor- Agent économique dans un univers marchand,
donnée à l’obtention d’autres acheteurs), en 1961 le consommateur s’y trouve défini précisément par
la vente par envoi forcé, en 1972 la loi sur le démar- la reconnaissance de sa faiblesse et par l’exigence
chage à domicile. Cette législation a visé de tout autres de protection par la loi. Et cette faiblesse étant
figures sociales que les précédentes : il s’agit, cette fois, de nature cognitive, il en résulte que c’est au niveau
des individus dépourvus des savoirs qui leur auraient de l’information que doit se jouer la recherche d’un
permis de résister à des vendeurs agissant non pas équilibre satisfaisant entre consommateurs et pro-
simplement par intérêt, ce qui aurait semblé légitime, fessionnels : information au coup par coup sur tel
mais, de façon plus ou moins subtile, par dissimulation ou tel bien ou service ; formation sur le moyen et le
de l’intérêt. Ce rapport inégal illustre à l’état pratique long terme afin de doter les consommateurs, si pos-
le modèle de ce que les économistes ont formalisé sible dès l’enfance, des habitudes de réflexion leur
comme « asymétrie d’information »57. Les individus vul- permettant de résister aux séductions et aux trompe-
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nérables considérés ne sont pas seulement les membres ries de ceux qui abusent de la puissance économique
des classes populaires en général, ce sont plus préci- possédée. La crédulité originelle doit être élimi-
sément les « mères de famille » (et de familles nom- née et remplacée par une forme de bonne volonté
breuses), figures inversées des « bons pères de famille », informationnelle qui porte à s’instruire, à comparer,
hommes bourgeois dotés des moyens de résister à discriminer les qualités importantes et les qualités
aux boniments des vendeurs : elles sont crédules, superficielles, décoratives, futiles (de type « gadget »).

55. Sur l’estimation de la valeur des biens Le marché des voitures d’occasion, étu- un véhicule d’occasion doit être présenté 59. Jean-Claude Petit, « Débats de l’As-
dans un univers d’incertitude (et de dissimu- dié dans cet article classique, est le lieu au client avec le maximum d’informations semblée nationale », Journal officiel, 2
lation), la France des XVIIe et XVIIIe siècles, par excellence de controverses sur la pertinentes. Même si l’incertitude ne peut octobre 1971, p. 4212.
voir Jean-Yves Grenier, L’Économie d’Ancien qualité des biens et sur la connaissance être éliminée, le consommateur n’est pas 60. M.-S. Payet, Droit de la concurrence et
Régime. Un monde de l’échange et de l’incer- des défauts dont disposent les experts voué à un simple tirage au sort. droit de la consommation, op. cit., p. 5. « Le
titude, Paris, Albin Michel, 1996, p. 60 sq. et les profanes, ce dont témoignent de 58. Jean-Claude Petit (député « Répu- consommateur protégé est l’homo juridicus.
56. J. Ghestin, Conformité et garantie…, nombreux jugements des tribunaux. En blicain indépendant » de la majorité Le consommateur dont on recherche la défi-
op. cit., p. 123-124. rapprochant en 1954, pour les obligations présidentielle), rapporteur du projet nition pour délimiter le champ d’application
57. George A. Akerlof, “The market for des vendeurs, véhicules d’occasion et de loi sur le démarchage et la vente des dispositions légales n’est qu’un mot.
‘lemons’: quality uncertainty and the véhicules neufs, la jurisprudence a tendu à domicile, « Débats de l’Assemblée Les fondements du droit de la consom-
market mechanism”, Quarterly Journal à atténuer les effets de « l’incertitude sur nationale », Journal officiel, 18 octobre mation doivent être trouvés dans ce droit
of Economics, 84(3), 1970, p. 488-500. la qualité » : compte tenu de son usure, 1972, p. 4215. lui-même » (p. 105).

17
Louis Pinto

« Devant la difficulté de protéger efficacement ce mineur dans le consentement est le fait de l’acheteur ;
qu’est le consommateur, ne pourrait-on pas essayer l’ignorance de vices cachés est acceptable
seulement si l’acheteur est privé d’accès
de l’émanciper, de le rendre capable de résister par
à une information ayant une conséquence sur
lui-même aux inévitables agressions du commerce son consentement. Ainsi, l’invocation de consom-
moderne ? C’est à ce dessein que répond la politique mateurs « adultes » et « responsables » s’accom-
d’information des consommateurs » 61. Équivalent pagne d’une mise en garde contre un « excès »
de l’instruction civique et morale, la « formation de protection, forme d’« assistance » qui
du consommateur », l’un des lieux communs du dis- dispense de se prendre en charge en faisant
appel à des tutelles superflues. En matière de
cours sur la défense des consommateurs, s’inscrit
publicité, la notion ancienne de dolus bonus
dans la lignée des discours traditionnels hygiénistes ne peut être congédiée : l’exagération qui fait
et d’éducation populaire célébrant les vertus à la fois partie du jeu n’est pas dol 65, et seul l’acheteur
intellectuelles et éthiques de l’instruction du plus stupide peut se laisser prendre. En matière
grand nombre. Le consommateur doit devenir majeur de sécurité, tout ne saurait être prévu par la loi :
« Il en serait ainsi, par exemple, pour les
et ne pas tout attendre des lois : « La demande ne
couteaux de cuisine ou les allumettes. De même
peut être sensible au prix que si le consommateur sait faudrait-il interdire la fabrication des fusils de
acheter et si son désir de choisir attentivement des pro- chasse dans la mesure où l’on soutiendrait qu’il
duits et des services comparables n’est pas contrarié est prévisible qu’un rural ou un citadin, trompé
par des procédés promotionnels susceptibles d’avoir par son épouse, pourrait utiliser cette arme
une incidence sur son comportement normal contre l’époux volage 66. »
de consommateur »62.
La dimension du savoir tend à substituer au couple
Ainsi, la protection du consommateur implique
traditionnel de l’acheteur et du vendeur (ou du créancier
la f i xation d’une norme de connaissance qui
et du débiteur) un autre couple. Le consommateur
n’est autre que la ligne de partage entre deux formes
n’a plus affaire à un commerçant mais à un profes-
de faiblesse : celle dont on peut légitimement s’exonérer
sionnel, figure en laquelle se trouvent réunies celles
et celle qui semble inexcusable. Celle-ci est telle qu’au-
de commerçant et de fabricant. En effet, le pro-
cun dispositif institutionnel ne saurait être mis en œuvre
fessionnel comme détenteur de savoirs spécialisés
pour la corriger : on pouvait et devait s’informer 63.
et d’une compétence propre est le personnage com-
Dans l’échelle des compétences, il y a donc place pour
plémentaire du consommateur avisé et responsable.
une position « moyenne » de bonne volonté, distincte
Il est lui-même diligent, avide d’informations sur
de l’antique vertu de diligence, qui trouve un support
les produits, sur les attentes des consommateurs.
dans des modes codifiés de transmission des savoirs,
Corrélativement, la jurisprudence a utilisé la notion
notices, modes d’emploi, tests comparatifs. L’aspiration
d’ignorance au profit d’acheteurs professionnels
à se conformer au modèle idéal est ce qui fait la dignité
mais non spécialistes du bien acquis : c’est ainsi que
propre du consommateur.
la Cour de cassation a estimé par un arrêt de 1987
Le consommateur « moyen », à la fois distinct qu’un agent immobilier ayant acquis un système
du bon père de famille et de la mère de famille d’alarme non approprié à ses besoins était « dans
crédule, est celui auquel les juges sont fondés le même état d’ignorance que n’importe quel consom-
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à pardonner l’insuffisance d’un genre spécifique mateur »67. Les limitations que la législation apporte
de connaissances, celles présumées techniques,
aux activités des vendeurs a pour contrepartie
ésotériques, accessibles à un petit nombre
d’experts et d’hommes de métier. Ceux-ci, tenus la reconnaissance de ceci que la recherche du profit
de prendre en compte un niveau de connais- n’est pas exclusive d’autres préoccupations qui sont
sances « moyen » des consommateurs, doivent d’ordre « déontologique » : bénéficiant de façon plus
se montrer loyaux, soucieux de leurs intérêts ou moins implicite, de l’extension de la terminologie
et de leurs manières probables de maîtriser
anglo-saxonne des professions, le vendeur bénéficie en
les utilisations des biens64.
Mais ce n’est pas dire que le consommateur soit tant que professionnel d’une forme de légitimité à travers
autorisé à l’ignorance, à la passivité, à l’« assis- une qualification fondée sur des connaissances
tance ». L’erreur est inexcusable lorsque la faute techniques et sur des règles éthiques.

61. Jean Calais-Auloy, « Les ventes agres- ils du cœur ? », Recueil Dalloz Sirey, 5e dence en matière de publicité trompeuse, consommateurs, « Débats de l’Assemblée
sives », Recueil Dalloz Sirey, 1970, p. 40. cahier, 1990. voir G. Cas et D. Ferrier, Traité de droit nationale », Journal officiel, 9 décembre
62. Claude Martin, rapporteur de loi sur 63. J. Ghestin, Conformité et garantie…, de la consommation, op. cit., p. 283. 1977, p. 8552.
ventes avec primes (UDR), « Débats de op. cit., p. 68. 65. Ibid., p. 85. 67. Jean Beauchard, Droit de la distribu-
l’Assemblée nationale », Journal officiel, 64. Le consommateur « moyen » présumé 66. Aliette Crépin (députée « Réforma- tion et de la consommation, Paris, PUF,
18 octobre 1972, p. 4212 ; Philippe « normalement intelligent et attentif » teurs démocrates sociaux »), rappor- 1998, p. 354
Le Tourneau, « Les professionnels ont- apparaît notamment dans la jurispru- teur loi information et protection des

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La construction sociale d’une fiction juridique : le consommateur, 1973-1993

Tout en assurant la protection des consommateurs, Bref, le statut des professionnels contient un devoir
le droit de la consommation offre ainsi une reconnais- de prévoir les comportements d’individus en situation
sance du statut de professionnel68. Ce statut se caractérise d’infériorité. Ce déséquilibre cognitif est ce qui définit
par la soumission aux impératifs imposés par leurs devoirs et par là, leur valeur irremplaçable.
le consommateur légitime conçu par le droit. Est légitime C’est donc sur une double fiction anthropologique
l’ignorance éventuelle de celui-ci : il ne peut tout com- que le droit de la consommation apparaît fondé :
prendre malgré ses efforts et a besoin d’être « informé ». celle du consommateur mineur, figure euphémisée
Est légitime « l’attente » concernant les conditions des classes populaires, et celle du consommateur
de jouissance d’un bien ou d’un service autant et majeur capable de choisir de façon éclairée. Chacune
plus que les caractéristiques substantielles du bien69. est porteuse d’une forme d’universalité, la première
La possibilité d’user du bien comme on peut raisonnable- parce qu’elle concerne l’essentiel de la population
ment l’espérer constitue le principe de l’attente : d’où l’in- des consommateurs et qu’elle mérite protection,
sistance mise sur l’obligation de résultat, par opposition et la seconde parce qu’elle est un modèle pour tous79.
à l’obligation de moyen qui peut n’apparaître que formelle. Peut-être le professionnel est-il une troisième fiction,
Est légitime, en outre, l’« attente » du consommateur celle qui incarne la loyauté d’un vendeur capable
moyen en matière de sécurité. Après quelques années de réprimer son intérêt immédiat et de faire béné-
de débat terminologique entre droite et gauche 70, ficier autrui de son savoir. Or une fiction juridique
prévaut une vision élargie, « objective » (et non n’est pas un fantasme mais, grâce au droit, un artifice
plus purement civiliste)71 de la sécurité : en dehors efficient qui engendre des croyances et, donc, des pra-
des « conditions normales d’utilisation » (selon tiques80, même s’il n’est pas vraiment lui-même objet
les termes de la première loi en la matière, dite loi de croyance : elle donne à voir les agents sociaux sous
Scrivener), connues d’un consommateur averti le rapport des normes qu’elle inscrit dans le réel à travers
et conforme à la destination de ce bien, il y a des usages des prescriptions, des sanctions, une anthropologie
d’un bien qui, bien qu’anormaux ou exceptionnels, pratique fondée sur la catégorie de choix éclairé.
peuvent « dans des conditions raisonnablement prévi- A lors même que l’on perçoit l’écart à la réalité,
sibles », selon les termes de la loi de 198372, être jugés on doit faire comme si quelque chose comme le consom-
porteurs d’un risque que les professionnels doivent mateur existait pour que soit possible une relation
prévoir et donc, éliminer : « la sécurité des personnes marchande dans un univers de concurrence. Les indivi-
doit être jugée d’après l’attente légitime du public, dus singuliers soumis au discours légitime de l’État sur
et non par référence à l’opinion des professionnels »73. les consommateurs qu’ils sont, n’ont, quant à eux, rien
Est légitime, enfin, la « confiance » des consommateurs à opposer à ce discours et peuvent, au mieux, le faire
qui les « dispense d’investigations trop poussées »74 : jouer à leur profit quand les circonstances le permettent
non seulement, le vendeur ne doit pas abuser de sa posi- (situations de surendettement, plaintes adressées
tion, mais de plus, il doit maîtriser les effets prévisibles à la presse, à la Répression des fraudes, etc.). C’est bien
de ses propos ou de ses silences sur le consentement ce discours qui s’impose dans l’espace des instances
des acheteurs. L’obligation de renseignement concerne, de représentation des consommateurs.
par exemple, le vendeur d’un lit rabattable à propos
des précautions d’installation à prendre75, le vendeur
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La construction juridique
de tuiles tenu d’informer sur leur inadaptation à des cli-
de la faculté de choisir
mats froids76, le pharmacien tenu d’informer sur les effets
secondaires d’un médicament 77 ou le vendeur tenu La protection des consommateurs dans les années 1970
d’informer son client sur l’obtention d’une autorisation et 1980 a visé à « rétablir » une situation d’« équilibre »
administrative indispensable à l’installation d’un matériel78. avec les professionnels, à la fois, selon ses promoteurs,

68. Didier Ferrier, « Le droit de la consom- voir Muriel Fabre-Magnan, Essai d’une 75. Cour de cassation, 15 mai 1979. toujours inclure une étude proprement
mation, élément d’un droit civil profession- théorie de l’obligation d’information dans 76. Cour de cassation, 4 octobre 1977. sémantique des référents et de la façon
nel », Liber amicorum Jean Calais-Auloy…, les contrats, préface Jacques Ghestin, 77. Cour de cassation, 8 avril 1986. dont ils rendent vraies les assertions qui
op. cit., p. 383. L’un des arguments de cet Paris, LGDJ, 1992, p. 132. 78. Cour d’appel de Paris, 13 mai 1987. les concernent. Selon Yan Thomas, la
auteur est que la notion de professionnel 70. Voir les débats à l’Assemblée nationale 79. « Certes le droit de la consomma- fiction de droit est une « négation du vrai
est plus précise que celle de consom- du 9 décembre 1977 et du 21 juin 1983. tion est surtout destiné à protéger les manifeste » qui « transgresse, pour le fon-
mateur. Un autre auteur affirme que le 71. Jean Calais-Auloy, « L’influence du droit consommateurs les plus faibles. Mais, der autrement, l’ordre même de la nature
droit de la consommation est assez peu de la consommation… », art. cit., p. 68. sauf exception, son bénéfice s’étend à tous des choses » : elle joue de simulation dans
accessible aux consommateurs ordinaires, 72. Termes repris dans l’article L 221-1 les consommateurs », voir J. Calais-Auloy, le détail pour mieux préserver la vérité
voir D. Bureau, « Remarques sur la codi- du Code de la consommation. Droit de la consommation, op. cit., p. 4. du tout, voir Yan Thomas « Les artifices
fication du droit de la consommation », 73. Propositions pour un nouveau droit de 80. L’analyse de la construction sociale de la vérité en droit commun médiéval »,
art. cit., p. 292. la consommation…, op. cit., p. 77. des catégories, plutôt que de se confiner L’Homme, 175-176, 2005, p. 129.
69. L’information doit être « pertinente », 74. Ibid., p. 32. dans l’étude des classements, devrait

19
Louis Pinto

par souci d’équité et en vue d’assurer un fonctionnement valoir ces exigences en s’élevant au dessus des points
conforme aux exigences d’un marché concurrentiel. de vue partiels de particuliers parfois portés à s’engager
Il s’agit de favoriser les conditions permettant de s’ap- de façon inconsidérée.
procher du modèle d’une concurrence sinon parfaite, Si le rapport à l’information, source de « déséquilibre »,
du moins « efficace » ou « suffisante »81 : accessibilité permet d’établir une distinction essentielle entre
et transparence de l’information et équité des rapports le consommateur et le professionnel, ce critère s’avère
entre les agents économiques. Ce que le fonctionne- relativement ambigu puisque des professionnels
ment effectif du marché ne permet pas d’atteindre peuvent, en face d’autres professionnels, se trouver
doit être réalisé jusqu’à un certain point par le droit82. aussi démunis que les consommateurs profanes
Le droit de la concurrence assure une partie de ces qui n’ont pas le monopole de l’ignorance. C’est pour-
conditions, celles qui concernent les relations entre quoi le débat sur la notion de consommateur semble
entreprises, tandis que le droit de la consommation inépuisable, voire indécidable. Selon que l’on rap-
assure l’autre partie, celle qui concerne les relations porte le consommateur à une population réelle (ceux
entre professionnels et consommateurs. Face aux qui utilisent les biens pour leur usage privé) ou à une
professionnels qui se voient soumis à des règles juri- activité en contexte (absence de « rapport direct » avec
diques et déontologiques à la mesure de leurs respon- la nature de sa propre activité professionnelle, comme
sabilités, les consommateurs bénéficient d’un travail le garagiste achetant un ordinateur pour sa comp-
juridique de construction d’une capacité qu’ils pos- tabilité), c’est une définition restreinte ou large
sèdent non pas nécessairement de façon réelle mais, qui en est proposée. La première solution a pour
au moins, de façon éminente : la faculté de choisir. elle une certaine pureté « consumériste », alors que
La contribution des juristes repose en grande partie la seconde peut se prévaloir d’une certaine cohérence
sur le renforcement qu’ils entendent apporter à l’inté- dans l’application du critère de l’équilibre cognitif
grité du consentement dans la relation entre les deux et de la protection de la partie faible.
parties contractantes inégales, condition de possibilité On a vu que l’obligation de renseignement
d’une conduite rationnelle. et de conseil déjà reconnue par la jurisprudence s’est
La plupart des spécialistes soulignent l’importance trouvée inscrite dans la définition du professionnel.
du rôle imparti à l’information. Ainsi la commission L’autonomisation de cette obligation a eu pour fonc-
de refonte du droit de la consommation affirme-t-elle : tion d’harmoniser les différentes solutions offertes
« Le déséquilibre dans les relations entre profes- aux demandeurs en rapprochant l’obligation précon-
sionnels et consommateurs tient principalement tractuelle, l’obligation contractuelle d’information
à l’inégalité de leur information. […] L’information et l’inexécution de contrat84. À l’obligation d’infor-
des consommateurs est, de surcroît, un facteur mation au sens large peuvent être rattachées nombre
de développement de la concurrence : mieux infor- de dispositions légales ou réglementaires. Il s’agit,
més, les consommateurs sauront mieux choisir. en premier lieu, de présenter aux consommateurs cer-
Ils se tourneront vers les produits et les services taines informations de façon claire (grosseur minimale
dont le rapport qualité-prix est le plus favorable83. » des caractères, symboles, images), de fournir sous
La loi intervient non plus, comme autrefois, pour forme écrite les éléments publics indispensables à leur
réprimer après coup un abus – l’arsenal juridique est jugement, comme l’affichage obligatoire du prix (1971),
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tenu pour globalement suffisant –, mais plutôt pour l’étiquetage indiquant la composition des produits © Le Seuil | Téléchargé le 17/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.251.185.74)
prévenir : aux partenaires de la relation marchande elle alimentaires préemballés (1972), leur date de péremp-
impose des conditions préalables destinées à garantir tion (1973), etc. En deuxième lieu, l’information
la transparence des opérations, la loyauté et la confiance donnée doit être fiable. Les débats sur la réglementation
mutuelles. Cette intervention d’un tiers dans le domaine de la publicité ont oscillé entre une conception restric-
contractuel se fait au nom d’exigences supérieures, tive qui supposait une intention mensongère de l’an-
celles de l’ordre public économique : c’est pour assurer nonceur sur des caractéristiques précises (loi de 1963)
la loyauté des transactions et, surtout, pour garantir et une conception plus large qui insistait sur les consé-
le fonctionnement régulier du marché dont elle ne saurait quences probables d’un message, sinon ouvertement
se désintéresser, que la puissance publique entend faire et délibérément mensonger, du moins jugé « de nature

81. Ce qui ne signifie pas « effective », concurrentiel en trompe-l’œil », Revue inter- Sologne étudié par Marie-France Garcia à la nature des dispositifs utilisables.
« réelle », mais simplement conforme à nationale de droit économique, 22(1), 2008, (« La construction sociale d’un marché 83. Propositions pour un nouveau droit de
la possibilité de la concurrence dans des p. 67-91. parfait : le marché au cadran de Fontaines- la consommation, op. cit., p. 31.
situations de déséquilibre manifeste comme 82. Le problème posé n’est pas sans res- en-Sologne », Actes de la recherche en 84. J. Ghestin, Conformité et garantie…,
l’a montré Fabrice Riem, voir « Concurrence semblance avec celui qu’ont eu à résoudre sciences sociales, 65, novembre 1986, op. cit., p. 117.
effective ou concurrence efficace ? L’ordre les inventeurs du marché des fraises de p. 2-13) : ce qui diffère tient, bien entendu,

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La construction sociale d’une fiction juridique : le consommateur, 1973-1993

à induire en erreur » (loi de 1973). Mais l’acquisition tendre à pénaliser ou à éliminer le crédit à la consom-
d’éléments de jugement ne suffit pas : en troisième mation pour les biens de luxe, dont l’inventaire serait,
lieu, le consentement du consommateur doit être bien sûr à préciser, et à bonifier le coût du crédit
obtenu dans des conditions qui en garantissent l’au- pour les biens jugés d’usage fondamental, c’est-à-dire
thenticité ; un peu comme l’électeur face à l’urne 85, pour la panoplie minimum du ménage moderne qui
le consommateur doit bénéficier d’une certaine sérénité. serait définie par les associations de consommateurs
Dans ce sens vont les mesures qui privilégient ce et devrait porter un label garantissant ses qualités
que les juristes appellent le formalisme de l’écrit par réelles, c’est-à-dire les avantages coût-prestation,
rapport à l’engagement instantané : des documents la robustesse, la sécurité d’emploi, l’économie d’énergie
doivent être présentés en bonne et due forme, soumis réalisable87. » Une politique sociale du crédit se trouvait
à signature. Or la lecture demande du temps, le temps ainsi associée à la défense des consommateurs
de réfléchir et donc le temps de persévérer dans l’acte des classes populaires88.
d’achat ou de changer d’avis. C’est précisément pour Enfin, à défaut d’intervenir dans le détail des
soustraire l’acheteur à la pression de vendeurs désireux innombrables transactions marchandes, l’État s’est
de conclure au plus vite qu’ont été introduits des délais vu attribuer par la loi de 1978 sur l’information du
de réflexion et de rétractation d’abord dans la loi sur consommateur un droit de regard sur une classe
le démarchage à domicile (1972) et confirmés dans les déterminée de contrats, les contrats dits d’adhésion,
lois de 1978 (protection et information du consom- généralement imposés sans négociation préalable
mateur en matière de crédit, protection et informa- à un nombre élevé de particuliers présumés impuis-
tion du consommateur de biens et de services), droits sants à résister à des grandes entreprises souvent en
inédits dans le droit commun. Le formalisme juri- position de monopole. En effet, il suffisait jusqu’alors
dique, avec ses clauses préliminaires imposées de certaines clauses écrites insérées dans un contrat par
aux parties contractantes, semblait étendre son emprise la partie la plus puissante, pour que celle-ci obtienne
et ce au détriment de la doctrine consensualiste une atténuation ou un effacement d’engagements,
des volontés créatrices de convention. par exemple en matière de délai de livraison. La loi
La protection du consentement « éclairé » a réputé nulles, « non écrites » les « clauses abusives »
du consommateur en matière de crédit n’était pas ayant pour propriété de refléter moins le libre accord
dépourvue d’ambiguïté puisqu’elle reconnaissait d’un des parties que le rapport de forces entre elles imposé
côté, la faiblesse de certains individus incapables par un « abus de puissance économique ». Le consen-
de mesurer les conséquences de leur engagement, tout tement du consommateur était directement concerné
en refusant d’un autre côté, de contester la légitimité dans la mesure où la loi offrait une certaine sécurité
de la demande de crédit et donc, de l’offre de crédit, en permettant d’épargner un travail nécessairement
ce qui aurait été perçu comme un symptôme de « diri- coûteux d’information sur la conformité du contrat.
gisme ». Le crédit à la consommation, en général loué En mettant en valeur l’information pour le consom-
ou toléré même avec des réserves, était présenté par mateur, le droit de la consommation procurait l’ins-
un député socialiste comme mystificateur : « tout est trument par lequel pourrait se réaliser la traduction
mis en œuvre pour pousser les consommateurs entre les deux registres distincts : le consentement
à s’endetter lourdement afin de posséder les objets libre, propre au droit civil, et la faculté de choisir,
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qu’on leur présente comme les signes de la réussite présupposé du marché de concurrence. Alors que © Le Seuil | Téléchargé le 17/04/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.251.185.74)
sociale alors que les besoins fondamentaux ne sont la qualité du consentement avait été jusqu’alors assi-
pas satisfaits – logement, santé, transports – parce milée à l’engagement de la volonté du co-contractant,
qu’ils nécessitent des investissements collectifs ». elle s’est vue constituée en problème à travers la figure
Si cette critique du crédit interprétée dans un registre du consommateur faible, celui dont la vulnérabi-
moralisateur pouvait être entendue par des députés de lité découlait essentiellement de l’ignorance. Ainsi,
droite86, le même député prenait à contre-pied ses collè- l’information, en même temps qu’elle assure le choix
gues en proposant d’agir, à l’encontre de la doxa libérale, raisonnable parmi une multitude d’options apparaît
sur l’offre de crédit à travers une confrontation aussi comme une garantie de la validité des conventions.
collective et publique : « Une première action devrait Les deux registres tendent bien à se recouvrir.

85. L’intégrité de l’opinion personnelle en 86. Jean Foyer déplore la propension information et protection des consomma- Plot, « Les enjeux d’une mise en risque. La
matière politique a été garantie par la techno- contemporaine, flattée par le crédit, à teurs en matière de crédit, « Débats de construction du surendettement comme
logie électorale de l’isoloir comme l’a montré « tout vouloir tout de suite », « Débats de l’Assemblée nationale », Journal officiel, 6 problème public (1989-2010) », Paris,
Alain Garrigou, notamment in « Le secret de l’Assemblée nationale », Journal officiel, octobre 1977, p. 5922. université Paris-Dauphine, 2011.
l’isoloir », Actes de la recherche en sciences 6 octobre 1977, p. 5926. 88. Sur les problèmes posés par la diffu-
sociales, 71-72, mars 1988, p. 22-45. 87. Louis Darinot, « Intervention sur la loi sion du crédit voir la thèse de Sébastien

21
Louis Pinto

Les luttes pour la définition qui est le droit commun des contrats. Le droit
du droit de la consommation de la consommation n’est pas autonome, il ne se suffit
pas à lui-même. On peut le qualifier de spécifique,
Derrière la question de savoir s’il faut réunir et isoler mot moins fort qu’autonome93. »
dans un code les lois relatives à la protection Expression d’un travail sur les classements
des consommateurs, se dessine parmi les juristes une ligne juridiques, le droit de la consommation a consisté,
de partage, avec d’un côté, les conservateurs qui dans une certaine mesure, à agir sur le cadre du
entendent préser ver à tout pri x la suprématie droit existant en introduisant des notions étrangères
du droit des obligations et de l’autre, les réformateurs et nouvelles comme celle d’équilibre entre les parties
qui entendent contribuer au renouvellement de ce droit. et de protection de la partie faible. Le droit des obligations
Les premiers ont pu compter avec la force de la tradition s’est vu ainsi incité à prendre en considération des exi-
juridique et les seconds avec l’alliance entre un pouvoir gences externes d’ordre public économique. Mais sans
politique soucieux de manifester son soutien à la cause aller jusqu’à se renier, car après tout, comme l’observe
du consommateur et des organisations œuvrant dans un spécialiste de droit du marché, l’essentiel, à savoir
la même direction. Mais la légitimité du droit nouveau « l’échange de prestations librement déterminées par
est faible, comparée à celle du droit civil, discipline les parties », demeure préservé comme « sanctuaire
prestigieuse et établie qui constitue l’un des fonde- intouchable de la liberté contractuelle » : « il est notable,
ments principaux de la culture juridique d’universitaires par exemple, que la prohibition des clauses abusives
et de juges89. Ces derniers n’étaient pas nécessairement ne puisse atteindre, ni la définition de l’objet principal du
empressés de comprendre les litiges de consommation contrat, ni l’adéquation du prix ou de la rémunération
autrement que dans les termes, jugés satisfaisants, au bien vendu ou au service offert »94.
du droit des contrats et des obligations90. L’enseignement Loin d’être accessoires, les luttes de classement
du droit de la consommation, limité à quelques uni- permettent d’imposer les principes de vision et de divi-
versités, se rattachait à plusieurs branches du droit sion sur lesquels reposent les conceptions du droit et
et si la prudente revendication de « pluridisciplina- de ses fonctions. Comment ranger le droit de la consom-
rité »91 apparaît à ses partisans comme la plus réaliste, mation dans les divisions existantes ? Étiré entre
elle pouvait aussi bien être taxée d’éclectique par les le souci de « protection des plus faibles »95 et le droit
adversaires92. En outre, les débouchés semblaient limi- du marché, entre un « droit social » et un « droit
tés à l’horizon de quelques organismes administratifs économique »96, le droit de la consommation serait-
ou associatifs, locaux ou régionaux, sans permettre il plutôt un droit « de gauche » ou plutôt un droit
d’accéder à des fonctions de consultation et d’exper- « de droite »97 ? ou simplement un compromis98 ?
tise. Bref, le capital indispensable à la constitution Ne doit-on pas parler de droit « spécial » ou « déro-
du nouveau droit ne pouvait être obtenu qu’à travers gatoire » (irrémédiablement marqué par ses origines
la caution de détenteurs d’un capital juridique acquis militantes)99 ? Et, d’ailleurs, existe-t-il100 ?
dans les spécialités reconnues qui ne pouvaient s’en- Sur le plan doctrinal, la confrontation s’effectue
gager qu’avec prudence. Jean Calais-Auloy lui-même à travers des visions concurrentes du droit civil. Sans
ne pouvait faire autrement que de reconnaître la légitimité dénier nécessairement la légitimité des demandes
de l’ordre disciplinaire : « Le droit de la consommation exprimées au nom des consommateurs, les conser-
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est, pour une bonne part, un droit des contrats. […] vateurs estiment qu’elles ne rendent nullement
Dans la mesure où il concerne des contrats, le droit indispensable la création d’un droit spécial car elles
de la consommation est nécessairement lié au droit civil, peuvent être satisfaites dans le cadre du droit commun.

89. Certains juristes ont pu craindre que (« qu’entendez-vous par “litiges de consom- çoise Labarthe (dir.), Faut-il recodifier le droit de cassation, 2006. Gérard Cas et Didier
les juges s’arrogent, grâce aux nouvelles mation”, par “droit de la consommation” ? »). de la consommation ?, Paris, Economica, Ferrier parlaient de « correctifs sociaux »
lois, un pouvoir excessif sur des terrains où, 91. J. Calais-Auloy, Droit de la consomma- 2004, p. 82). du droit économique (Traité de droit de la
comme la publicité ou les clauses abusives, tion, op. cit., p. 20. 93. J. Calais-Auloy, « L’influence du droit consommation, op. cit., p. 255).
ils disposent d’un pouvoir d’appréciation 92. Dix ans après la codification du droit de la consommation… », art. cit., p. 115. 97. Claude Lucas de Leyssac et Gilbert
in concreto. Dans le cas des clauses abusives, de la consommation, Dominique Bureau, 94. Laurent Aynès, « Vers une déontologie Parléani, Droit du marché, Paris, PUF,
la jurisprudence de la Cour de cassation a professeur de droit international privé et du contrat », Conférence du 11 mai 2006 2002, p. 109.
été jugée « en dents de scie », reconnaissant de droit des affaires à Paris II, estimant à la Cour de cassation. 98. Guy Raymond, Droit de la consomma-
puis annulant l’initiative accordée aux juges de que le droit de la consommation est hété- 95. Guy Raymond, « Les contrats de tion, Paris, Litec, 2008, p. 2.
fond, voir H. Capitant, F. Terré et Y. Lequette, rogène, non spécifique, dépourvu de critère consommation », in Jean Calais-Auloy et 99. Jean Beauchard, « Remarques sur
Les Grands Arrêts de la jurisprudence civile, distinctif, voudrait non « pas de recodifica- Hervé Causse (dir.), Après le code de la le Code de la consommation », in Jean
op. cit., p. 121 et 145 sq. tion du code de la consommation mais sa consommation, grands problèmes choisis, Beauchard et Pierre Couvrat (dir.), Droit
90. Quelques démarches entreprises en vue disparition pure et simple en faveur d’une Paris, Litec, 1995, p. 57. civil, procédure, linguistique juridique. Écrits
d’un entretien sur ces litiges auprès de magis- application généralisée de ses dispositions 96. Denis Mazeaud, « Le droit de la en hommage à Gérard Cornu, Paris, PUF,
trats se sont soldées dans les années 1990 à titre de droit commun » («Vers un critère consommation est-il un droit social ou un 1994, p. 12.
par des propos ironiques ou condescendants général », in Dominique Fenouillet et Fran- droit économique ? », Conférence à la Cour 100. Ibid., p. 23.

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La construction sociale d’une fiction juridique : le consommateur, 1973-1993

Loin de « moderniser » la relation contractuelle, […] 2) elle tend à faire du consommateur un ignorant
le droit de la consommation leur apparaît comme et un incapable majeur ; l’esprit de sécurité et le refus
la mise en forme d’un « projet anti-contractuel » du risque sont les maladies mortelles des sociétés
encourageant la « volonté de se lier et de se délier » industrielles contemporaines106. » Jean Carbonnier
pour reprendre les termes d’un spécialiste très se montre sévère : « Le droit de la consommation
réputé du droit des contrats101. Sous prétexte se signale également par des originalités ambi-
de favoriser un consentement dit libre et éclairé, guës. D’abord il infantilise. Sa présomption diffuse
des dispositions comme les délais de réf lexion est que face à un professionnel, le non-professionnel
et de rétractation suivies de celles sur le surendette- est comme un enfant. […] Le risque, pour la société
ment102 sont suspectes d’encourager l’esprit d’assis- est que les adultes prennent l’habitude de se compor-
tance, l’irresponsabilité, et donc, de ruiner la force ter en enfants107. » Ensuite, le formalisme informatif
obligatoire du contrat, principe fondamental du droit engendre une « surabondance d’information »108 dont
contractuel. Lors du débat parlementaire sur la loi le coût pèse en dernier ressort sur le consommateur
relative à la protection et à l’information des et que surtout, il est incapable de mettre à profit.
consommateurs en matière de crédit, Jean Foyer, Dernier argument : la « sécurité juridique », garante
ancien ministre de la Justice et juriste de forma- de constance et de prévisibilité dans l’application
tion, avance que ce type de disposition inédite « pré- des règles de droit, est également menacée.
sente l’inconvénient de traiter les Français comme Loin de contester les principes du droit des obliga-
des assistés, des incapables majeurs, des irres- tions, les réformateurs s’en présentent souvent comme
ponsables. Cela ne me paraît pas être dans la ligne les meilleurs défenseurs en adoptant le thème de la
de la société libérale avancée, laquelle comporte, nécessaire évolution, condition de la préservation
certes, une protection préventive du consentement très de l’essentiel. A insi, les mesures de protection
développée mais impose aussi, une fois que la parole du consentement des consommateurs ne leur appa-
a été donnée et le contrat conclu en connaissance raissent pas comme des restrictions apportées
de cause et par un consentement éclairé, le respect aux libres conventions mais, au contraire, comme
de la convention »103. Le rapporteur de la loi va dans la meilleure façon de les garantir109. L’« insuffisance
le même sens : « Comptant sur sa faculté de renon- de la théorie classique du contrat et l’inadéquation
ciation, le consommateur aura tendance à prendre du dogme de l’autonomie de la volonté » sont sou-
des engagements dont, ensuite, par négligence lignées par plusieurs juristes, dont Jacques Ghestin
ou passivité, il ne pourra plus se défaire. Il est alors et Jean Calais-Auloy110. Peu suspect de tentations
permis de se demander si finalement la possibilité « gauchistes » ou « marxistes », un juriste se présentant
pour le consommateur de revenir sur ses engage- lui même comme disciple, collègue et ami de Calais-
ments ne sera pas le meilleur argument commercial Auloy, écrit : « Le droit de la consommation a été
des vendeurs »104. Pour un autre orateur du même bord rêvé comme politiquement subversif pendant que
politique, il s’agit d’un « coup de canif dans le droit des d’autres faisaient ce cauchemar. Il est devenu, entre rêve
obligations et dans le régime contractuel qui constitue et cauchemar, une réalité sociale, certes imparfaite :
une des pièces maîtresses de la société dans laquelle parfois trop protecteur, tantôt insuffisamment, mais
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nous vivons »105. nullement subversif111. »
L’excès de protection irait à l’encontre des buts Soucieux d’éviter de se voir reprocher de porter
proclamés : « La législation consumériste produit atteinte à la doctrine civiliste, les réformateurs s’efforcent
dans son ensemble des effets pervers, peu visibles de défendre farouchement la notion de contrat tout
et diffus […] 1) elle coûte cher, obère les fabricants en critiquant ce qui leur paraît en constituer seulement

101. Georges Rouhette, « “Droit de la 104. Jean-Claude Burckel (député UDR), Annick Batteur, « La protection illusoire 109. Guy Raymond pour qui le droit de la
consommation” et théorie générale du rapporteur de la loi information et protection du consommateur par le droit spécial consommation, concret et humaniste, ne
contrat », in Études offertes à René Rodière, des consommateurs en matière de crédit, de la consommation : réflexions sur la régle- remet pas en cause le droit des contrats,
Paris, Dalloz, 1981, p. 258 et 265-266. « Débats de l’Assemblée nationale », Journal mentation nouvelle régissant le contrat voir G. Raymond, Droit de la consommation,
Voir aussi D. Bureau, « Remarques sur la officiel, 6 octobre 1977, p. 5918. de vente de voyages », Recueil Dalloz Sirey, op. cit., p. 49-50.
codification du droit de la consommation », 105. Charles Bignon (député UDR), inter- 10e cahier, 1996. 110. Jacques Ghestin, Traité de droit civil.
art. cit., p. 292 et 296. vention sur la loi information et protection 107. Jean Carbonnier, Droit et passion La formation du contrat, Paris, LGDJ, 1993,
102. F. Bérenger, Le Droit commun des des consommateurs en matière de crédit, du droit sous la Ve République, Paris, Flam- p. 116-117 ; J. Calais-Auloy, « L’influence du
contrats…, op. cit., p. 136. « Débats de l’Assemblée nationale », Journal marion, 1996, p. 182, cité par C. Lucas droit de la consommation… », art. cit., p. 117.
103. Jean Foyer (député UDR), interven- officiel, 6 octobre 1977, p. 5925. de Leyssac et G. Parléani, Droit du marché, 111. Henri Temple, « Le droit de la consom-
tion sur la loi information et protection 106. Philippe Malaurie, « L’effet per- op. cit., p. 81. mation est-il subversif ? », Liber amicorum
des consommateurs en matière de crédit, vers des lois », in J. Beauchard et P. 108. Agathe Lepage, « Les paradoxes du Jean Calais-Auloy…, op. cit., p. 1090.
« Débats de l’Assemblée nationale », Journal Couvrat (dir.), Droit civil, procédure, formalisme informatif », in Liber amicorum
officiel, 6 octobre 1977, p. 5927. linguistique juridique..., op.cit. p. 311 ; Jean Calais-Auloy…, op. cit., p. 606.

23
Louis Pinto

une mauvaise interprétation : la mythologie rétrospecti- dans la notion de concurrence : « le consommateur


vement reconstruite de l’« autonomie de la volonté »112. est le moteur de la compétition » ; il « est le bénéficiaire
Dans leur tentative de réaliser un retour aux sources final de la concurrence », bref : « le consommateur-
des principes fondamentaux et de l’esprit du code, client est devenu le roi que n’avait jamais été
ils trouvent un appui auprès de quelques civilistes ortho- le consommateur-usager d’un service public ou d’un
doxes non hostiles à certaines innovations juridiques113. monopole »121. Cette dernière thèse est défendue par
La force obligatoire du contrat ne se réduit pas, selon les auteurs d’un manuel qui, tout en soutenant que
eux, au seul accord des volontés, ce que proclamait déjà « les deux disciplines convergent dans leur quête
l’article 1135 du Code civil (« Les conventions obligent d’équilibre et de loyauté » et dans leur action pour
non seulement à ce qui y est exprimé, mais encore « réguler les déséquilibres apparus sur le marché »
à toutes les suites que l’équité, l’usage ou la loi donnent au profit du consommateur, soutiennent qu’elles ont
à l’obligation d’après sa nature »). Suivant une ligne néanmoins des « objectifs différents »122. Très proche
illustrée notamment par Émile Durkheim, pour qui du champ économique et bénéficiant de débou-
la « concordance affirmée des volontés en présence »114 chés professionnels plus nombreux et plus grati-
n’est pas fondée sur elle-même, ils considèrent que fiants que ceux du droit de la consommation, le droit
le contrat fait appel à des valeurs supérieures non de la concurrence apparaît comme la spécialité domi-
dérivables du seul accord des contractants115. D’après nante. Face à celle-ci, les défenseurs de la spécialité
l’éminent civiliste de la Commission, l’accord générateur dominée doivent simultanément reconnaître la proxi-
de conventions « ne s’exerce que dans les limites plus mité des spécialités123 et affirmer le caractère spécifique
ou moins étroites des compétences qui leur sont recon- et irréductible de la consommation. Pour eux, la cause
nues par le droit objectif »116, alors que le président de du consommateur ne saurait être ravalée à un simple
la Commission invoque « la bonne foi contractuelle »117. moyen au service des seules finalités du marché.
Le contrat instaure un lien durable et les professionnels Ils peuvent craindre que la référence à un ordre public
doivent savoir prendre la mesure des implications économique puisse substituer des considérations
de ces engagements dans les différentes phases de la fonctionnelles d’opportunité et d’efficience éco-
relation marchande, depuis la prise de contact initiale nomiques124, par nature souples et révisables, à des
jusqu’à l’exécution du contrat. considérations autonomes d’équité et de conformité
Les défenseurs du droit de la consommation ont à la règle et donc, susciter un renversement des rap-
eu aussi à se situer par rapport au droit de la concur- ports de force dans le champ juridique au profit du
rence et aux perspectives d’alliance qu’enferme son seul droit du marché : la loi, cessant d’être « une règle
essor au sein du droit du marché118. « La symbiose générale et permanente » ne serait plus désormais,
est si étroite que, sans perdre leur identité, les deux comme le redoutait Jean Carbonnier, une des auto-
matières pourraient être groupées dans un ensemble rités en droit civil, qu’« un procédé de gouvernement
qui serait le droit du marché » déclare l’initiateur ou de gestion »125, et ne ferait que refléter une simple
du droit de la consommation119. Pour nombre d’auteurs, « instrumentalisation du droit »126.
les droits de la consommation et de la concurrence sont
censés se compléter120, mais, selon la position occupée, Le consommateur s’est vu défini par le droit selon
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la balance penche d’un côté plutôt que de l’autre. deux logiques en partie divergentes, mais appelées
Pour les uns, la protection des consommateurs est à se combiner, à la fois comme un co-contractant dans
une cause autonome ; pour les autres elle est englobée l’esprit du code civil et comme un acheteur de biens

112. F. Bérenger, Le Droit commun des dans les contrats », Recueil Dalloz Sirey, M. Torre-Schaub, Essai sur la construction associés dans plusieurs ouvrages ainsi
contrats…, op. cit., p. 59. Cette notion, 1er cahier, 1982, p. 10. De même Denis juridique…, op. cit., p. 176-179. que dans des intitulés de cours et de
loin de se trouver dans le droit civil, aurait Mazeaud, « Loyauté, solidarité, frater- 119. Jean Calais-Auloy et Franck Stein- filières d’enseignement.
simplement été inventée par des théo- nité : la nouvelle devise contractuelle ? », metz, Droit de la consommation, Paris, 124. M.-S. Payet, Droit de la concurrence
riciens du droit à la fin du XIXe siècle. in L’Avenir du droit. Mélanges en hom- Dalloz, 1996, p. 16. et droit de la consommation, op. cit., p. 4-9.
113. Entre conservateurs et réforma- mage à François Terré, Paris, PUF, Dalloz, 120. C. Lucas de Leyssac et G. Parléani, 125. Cité in M.-S. Payet, Droit de la
teurs, nombre de juristes adoptent une 1999, p. 603-634. Droit du marché, op. cit., p. 87 ; voir aussi concurrence et droit de la consommation,
attitude distanciée de dédramatisation 116. Jacques Ghestin, « La notion de Jean-Pierre Pizzio, « La protection des op. cit., p. 1.
des oppositions, voir ainsi Yves Picod et contrat », Recueil Dalloz Sirey, 23e cahier, consommateurs est-elle une entrave à 126. Agathe Lepage, « Les paradoxes
Hélène Davo, Droit de la consommation, 1990, p. 156. Durkheim, dans le texte cité la concurrence ? », in Yves Serra et Jean du formalisme informatif », in Liber
Paris, Armand Colin, 2005, p. 5. plus haut, parle de cet « intermédiaire » Calais-Auloy (dir.), Concurrence et consom- amicorum Jean Calais-Auloy…, op. cit.,
114. Émile Durkheim, Leçons de socio- entre volontés qui seul peut « produire mation, Paris, Dalloz-Sirey,1994, p. 86. p. 616. Par suite, le droit peut, comme
logie, Paris, PUF, 1950, p. 194. des effets juridiques ». 121. .C. Lucas de Leyssac et G. Parléani, tout instrument, être soumis à l’évaluation
115. « Il est permis de penser que l’utile 117. J. Calais-Auloy, « L’influence du droit Droit du marché, op. cit., p. 113 et 114. de son « effectivité » : voir N. Saupha-
et le juste sont les principes fondamen- de la consommation… », art. cit., p. 117. 122. Y. Picod et H. Davo, Droit de la nor, L’Influence du droit de la consomma-
taux de la théorie générale des contrats », 118. Sur la tension entre droit des consommation, op. cit., p. 16-17. tion…, op. cit., p. 10 et 17.
voir Jacques Ghestin, « L’utile et le juste contrats et droit de la concurrence, voir 123. Les deux domaines tendent à être

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La construction sociale d’une fiction juridique : le consommateur, 1973-1993

et services inséré dans un ordre public économique, la distribution des revenus, effet du fonctionnement
le marché concurrentiel. S’il a procuré des garanties du marché du travail, et la constitution de l’offre,
légales nouvelles à la protection des consommateurs, domaine par excellence de l’« entreprise ». Le droit
le droit de la consommation a en même temps imposé a ainsi participé à la neutralisation des oppositions entre
les limites au sein desquelles cette protection devait groupes sociaux grâce à la fiction d’un individu générique
s’exercer, celles de l’économie libérale qui mettaient doté de la capacité naturelle, mais socialement protégée,
hors de portée du débat public et de l’action politique de choisir le meilleur grâce à la compétition libre et loyale
les présupposés sociaux de fonctionnement du marché des professionnels. Une fiction qui, pour être efficiente,
des biens de consommation, au nombre desquels ne peut s’appuyer sur la seule force du droit.
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JUIN 2013, soldes, Lille.


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