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Le réalisme juridique et la question des fondements des

droits de l’homme
Jules-Victor Villette
Dans Grief 2023/1 (N° 10/1), pages 51 à 65
Éditions Éditions de l'EHESS
ISSN 2275-1599
© Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 03/04/2024 sur www.cairn.info via Université de Poitiers (IP: 195.220.223.38)

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Points de vue réalistes

Le réalisme juridique
et la question des fondements
des droits de l’homme
par Michel Troper

O n a souvent reproché à la théorie générale du droit, quand


elle se distingue de la philosophie du droit, d’être excessi-
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vement formaliste. Ce reproche est injustifié, s’il signifie
que la forme que décrit cette théorie n’a aucun rapport avec la réalité du
droit. Au contraire, ceux qui ont l’ambition de décrire ce qui peut être
commun à tous les systèmes juridiques – ou au moins à plusieurs – sont
bien forcés de constater que, si le fond du droit varie d’un système à
l’autre, ils présentent quelques traits semblables, qui sont des caractères
formels : une structure, des types d’opération ou des modes de raisonne-
ment. Ces caractères font donc bien partie de la réalité du droit.
Cependant, à s’en tenir à ces caractères formels, on ne décrit qu’une
partie de la réalité pour au moins deux raisons.
D’une part, les règles de droit peuvent bien différer d’un système à
l’autre, elles sont énoncées à l’aide de termes qui réfèrent à des concepts
substantiels. Même si le régime de la propriété ou celui de la famille
varient d’un pays à l’autre, il se peut que les concepts de propriété et de
famille soient semblables et qu’il ne soit pas impossible d’en faire
la théorie.
D’autre part, il arrive que les thèses générales avancées par les théori-
ciens, même si elles portent sur la forme, rendent très mal compte de la
réalité du comportement et du mode de raisonnement et d’argumenta-
tion réels des juristes. Nous avons beau démontrer qu’il n’y a pas de
méthode qui garantisse la validité d’une interprétation, nombreux sont
les juristes qui invoquent ces méthodes avec constance. Nous pouvons
bien soutenir avec Hans Kelsen qu’il n’y a pas de lacune, que l’État n’est
pas autre chose que l’ordre juridique lui-même, que la représentation
politique n’est qu’une fiction ou encore que la distinction entre droit
public et droit privé n’a aucun sens, il reste que les juristes emploient

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effectivement tous ces concepts et recourent à ces justifications quand ils
énoncent ou appliquent des normes ; ils ne pourraient d’ailleurs pas évi-
ter de les employer. Si l’on entend décrire le droit tel qu’il est réellement
pratiqué, on ne peut donc éviter de confronter les théories aux raisonne-
ments effectifs des juristes et de rendre compte des divergences.
Une théorie réaliste doit dès lors s’attacher aussi au fond du droit,
pour décrire non pas le contenu du droit positif à un moment et dans un
pays donnés, mais les caractères généraux, c’est-à-dire les familles de
concepts, ainsi que les contraintes qui déterminent leur émergence. Je
voudrais tenter cette confrontation à propos des doctrines des droits de
l’homme et plus spécialement des déclarations des droits de la fin du
xviiie siècle, en raison de quelques difficultés bien connues que ren-
contrent toutes les théories d’inspiration positiviste.
Au nombre de ces difficultés, on trouve la question des fondements
des droits. Comme le rappelle Véronique Champeil-Desplats dans son
beau livre Théorie générale des droits et libertés, un positiviste, comme
Norberto Bobbio par exemple, peut douter que la question des fonde-
ments des droits de l’homme ait un sens 1. En effet, de trois choses
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l’une : ou bien l’on considère les textes qui proclament des droits de
l’homme comme des normes juridiques et, dans ce cas, on recherchera
le fondement de validité de ces normes, c’est-à-dire la raison pour
laquelle elles sont obligatoires, dans des normes juridiques supérieures,
mais de telles normes n’existent pas – on rencontre d’ailleurs le même
problème pour la constitution ; ou bien elles ont leur fondement dans
une norme de droit naturel, mais le droit naturel n’existe pas ; ou bien,
encore, on considère seulement le contenu de ces textes et l’on recherche
seulement ce qui peut justifier l’affirmation que les hommes ont des
droits, mais alors la réponse ne peut se trouver que dans des théories
métajuridiques, politiques ou morales, et non dans le droit positif. Bref,
les deux premières réponses mènent à des impasses et la troisième ne
nous concerne pas.
C’est pourquoi les positivistes, plutôt que de parler des fondements,
préfèrent rechercher les conditions historiques d’émergence des droits.
Mais c’est la question elle-même qui dépend du contexte historique,
entendons le contexte historique présent. Si on la pose aujourd’hui, ne
serait-ce que pour répondre qu’elle n’a pas de sens, c’est qu’on voit les
droits comme énoncés en forme de normes et que nous raisonnons en
termes de hiérarchie des normes.
On peut pourtant montrer que les droits de l’homme n’étaient pas
compris à la fin du xviiie siècle comme normatifs, mais conçus comme des
jugements de réalité et cependant qu’ils ont émergé en raison de la struc-
ture du système normatif : 1. les droits de l’homme ne sont pas des normes
juridiques ; 2. ils sont le produit de contraintes argumentatives.

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Les droits de l’homme ne sont pas
des normes juridiques

Pour le dire plus précisément, certains des énoncés contenus dans


la Déclaration des droits ne sont pas normatifs. Le premier indice est
bien sûr la forme linguistique : ils sont à l’indicatif et paraissent avoir une
valeur de vérité :
Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. […]
Le but de toute association politique est la conservation des droits
naturels et imprescriptibles de l’homme.

D’ailleurs, les auteurs de la Déclaration des droits, comme ceux de


la Déclaration d’indépendance américaine affirment sans cesse qu’ils se
bornent à rappeler des principes vrais et évidents (« We hold these truths
to be self-evident ») 2. Et il en va de même des Français. Sieyès sera d
­ ’ailleurs
très explicite dans le préambule de son premier projet : « une Déclaration
des droits du citoyen n’est pas une suite de loix, mais une suite de prin-
cipes [dont il faut établir la vérité] 3 ».
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Bien entendu, certains de ces énoncés ont bien la forme de prescrip-
tions, par exemple : « La Loi n’a le droit de défendre que les actions
nuisibles à la Société. La Loi ne doit établir que des peines strictement
et évidemment nécessaires. » Mais ils sont malgré tout présentés comme
vrais par tous ceux qui prennent part au débat de 1789. On peut sans
doute les soupçonner d’user d’un artifice rhétorique et de dissimuler le
fait qu’ils expriment leurs volontés en présentant ce texte non comme
l’expression de leurs préférences morales ou politiques, mais comme des
vérités objectives. Pourtant, il y a de bonnes raisons de penser qu’il s’agit
bien dans leur esprit de jugements de fait et qu’ils pensent énoncer des
principes vrais, aptes à servir de base ou de fondement à la constitution
et aux lois. Cela ne signifie évidemment pas qu’ils étaient d’accord sur
la vérité de tel ou tel principe ni sur les conditions de la vérité, mais
qu’ils présupposaient que les principes étaient logiquement susceptibles
de vérité.
Si nous répugnons aujourd’hui à admettre une telle idée, c’est que, si
les principes sont des normes, ils ne sont pas logiquement susceptibles
d’être vrais ou faux ; et inversement, que si ce sont des jugements de fait,
on ne peut pas en dériver des normes et qu’ils ne peuvent donc pas servir
de fondements à la constitution ni aux lois et ainsi s’insérer dans la hié-
rarchie du système juridique.
Ces difficultés cependant n’en sont pas, car les principes sont des juge-
ments de réalité et ils ne sont pas compris comme supra-­constitutionnels.

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La difficulté tenant à ce que les normes
ne peuvent être ni vraies ni fausses

Certes, nous admettons aujourd’hui que les normes ne sont pas


susceptibles d’être vraies ou fausses et nous invoquons à l’appui de cette
thèse, liée au positivisme juridique, la fameuse « loi de Hume 4 ». Dans un
passage célèbre du Traité de la nature humaine, au sujet des « passions,
volitions et actions », David Hume affirme qu’« il est impossible qu’elles
soient déclarées ou vraies ou fausses et qu’elles soient ou contraires ou
conformes à la raison », ce qui signifie, d’une part, que seuls des juge-
ments de fait peuvent être vrais ou faux et, d’autre part, que d’une propo-
sition indicative on ne peut dériver une proposition prescriptive.
On sait qu’il s’agit là d’un des principaux arguments contre les théo-
ries jusnaturalistes qui prétendent dériver des normes de l’observation
de la nature : de ce que les gros poissons mangent les petits, on ne sau-
rait déduire qu’ils ont – ou n’ont pas – le droit de les manger, ni que les
forts ont le droit de dominer les faibles. De même, de ce que les hommes
naissent ou ont été créés libres, il ne s’ensuit pas qu’ils doivent le
demeurer.
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Ainsi, de deux choses l’une : ou bien les auteurs de la Déclaration
considéraient que les principes étaient réellement vrais parce qu’ils les
concevaient comme des jugements de fait, mais ils ne pouvaient en déri-
ver aucune norme, ou bien ils les concevaient comme des normes, mais
celles-ci ne pouvaient être ni vraies ni fausses. Ce qui était logiquement
impossible, c’était de les considérer comme des jugements vrais tout en
prétendant en dériver des normes.
Serait-ce donc qu’ils ignoraient la loi de Hume et qu’ils croyaient pos-
sible de dériver des règles de quelques jugements de fait, relatifs à la
nature humaine ?
En réalité, on a pu montrer que le célèbre passage de Hume n’était pas
réellement dirigé contre le jusnaturalisme, si l’on entend par là un
ensemble de règles dérivées de lois physiques 5. Personne au xviiie siècle
ne prétend déduire les lois morales des lois physiques et ce que l’on com-
prend par droit naturel est seulement ce qui est commun à tous les
hommes, parce que tous ont les mêmes besoins et les mêmes sentiments,
ce qui fait que les lois naturelles ont le même fondement que les lois
civiles (positives). C’est cette même idée qu’on rencontre chez Sieyès.
Il ne s’agit pas de normes 6.
La distinction sein/sollen ou is/ought n’a rien à voir avec cela, parce
qu’on ne doit pas demander la raison de quelque chose qui n’existe pas.
Les principes moraux ne sont déduits de rien, car ils sont évidents et on
ne les connaît que par l’intuition, c’est-à-dire que ce sont des sentiments
tout à fait semblables au sentiment esthétique.
Bien entendu, cela ne remet nullement en cause la loi de Hume, en
tant que loi logique, mais si le droit naturel est bien ce qui est commun

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à tous les hommes parce que cela correspond à leurs besoins et à leurs
sentiments communs, alors les énoncés sur le droit naturel n’expriment
pas des propositions normatives, mais des jugements relatifs au droit
naturel ainsi compris, c’est-à-dire des jugements de fait, qui peuvent être
logiquement vrais ou faux, étant entendu que c’est une tout autre ques-
tion de savoir à quelle condition on peut établir qu’ils sont vrais ou faux.
L’essentiel est ici de constater que si ce sont des jugements de fait et non
des normes, ils n’ont pas besoin de fondements.
La relation des principes à la constitution

La seconde raison qui conduirait un positiviste à douter qu’il puisse


s’agir de jugements de fait est que ceux-ci ne peuvent servir de fonde-
ments à la constitution et s’insérer dans une hiérarchie des normes.
Logiquement, les constituants n’auraient pas pu éviter de considérer les
droits comme des normes et même, selon certains, comme des normes
supra-constitutionnelles.
En réalité, à aucun moment les constituants n’ont envisagé de dériver
des normes de ces jugements de fait, qu’il s’agisse de normes législatives
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ou de normes constitutionnelles.
Les lois ne seront pas dérivées, au moins en 1789, des principes
inscrits dans la Déclaration des droits et, même s’ils peuvent servir de
standard pour évaluer l’action du pouvoir législatif et du pouvoir exé-
cutif, c’est seulement d’un point de vue moral et politique. Comme
l’indique le préambule, si l’Assemblée nationale a résolu de faire cette
déclaration, c’est « afin que les actes du pouvoir législatif, et ceux du
pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but
de toute institution politique, en soient plus respectés ». Aussi ne sau-
rait-il être question d’un mécanisme quelconque pour sanctionner un
comportement ou des actes non conformes. Au contraire, il est inter-
dit aux tribunaux de s’immiscer dans la fonction législative, ce qui
implique l’interdiction de contrôler les lois, notamment par rapport à
la Déclaration des droits, mais aussi de les interpréter à la lumière
desdits droits.
À aucun moment, la Déclaration des droits n’est présentée comme
obligatoire. Par exemple, en 1795, plusieurs orateurs avaient affirmé,
comme une vérité d’évidence, qu’elle n’était pas une loi. C’est notam-
ment le cas de Boissy d’Anglas dans le discours préliminaire prononcé à
la Convention au nom de la commission des Onze, le 5 messidor :
Cette déclaration, dit-il, n’est pas une loi, et il est bon de le répéter,
mais elle doit être le recueil de tous les principes sur lesquels repose
l’organisation sociale : c’est le préambule nécessaire de toute consti-
tution libre et juste ; c’est le guide des législateurs 7.

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Certains proposeront même de dire expressément que « la Déclara-
tion des droits et des devoirs n’est pas une loi. Elle doit être uniquement
considérée comme la base du pacte social 8. »
Cela ne signifie d’ailleurs pas que ce texte n’est qu’un décor ou que les
droits qu’il proclame ne sont pas réellement garantis, mais que cette
garantie sera assurée seulement grâce une bonne ingénierie constitution-
nelle et non par le moyen de règles, autrement dit qu’elle résultera de la
balance des pouvoirs 9. D’ailleurs, la constitution elle-même n’est pas
réellement obligatoire. Si, en effet, il n’y a pas de relation hiérarchique
entre la Déclaration des droits et les lois, il n’y en a pas non plus entre la
Déclaration des droits et la constitution.
On peut certes être tenté d’invoquer une célèbre formule de Sieyès
en 1795, selon laquelle la constitution est obligatoire ou elle n’est rien.
Mais cette expression doit être replacée dans son contexte. Il ne s’agissait
pour Sieyès que de justifier l’institution de son jury constitutionnaire,
qui devait examiner les actes des Conseils au regard de la constitution et
ne le faire que d’un point de vue procédural.
En réalité, si les auteurs de la constitution veulent évidemment qu’elle
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soit appliquée, ils ne misent pas pour cela sur la hiérarchie des normes,
même pas sur la supériorité de la constitution sur la loi, mais sur l’effi-
cacité de ses mécanismes internes 10. C’est pourquoi, si la constitution
elle-même n’est pas conçue comme une norme mais comme un méca-
nisme, autrement dit comme un fait, il n’est nul besoin de concevoir une
norme qui lui soit supérieure et qui fonde sa validité et, en effet, la
Déclaration des droits n’est en rien supérieure à la constitution. Elle
n’habilite pas une autorité à produire une constitution et elle ne prescrit
pas de produire une constitution d’un certain type.
Tout au plus faut-il espérer que, pourvu que la constitution ait été
construite avec ingéniosité, les lois seront modérées et la liberté sera
garantie. C’est en ce sens qu’Alexander Hamilton peut dire que
« the constitution is a bill of rights ». En d’autres termes, on n’a pas besoin
d’un texte proclamant expressément les droits, parce qu’ils seront
garantis par la structure même de la constitution.
Cependant, si les droits ne sont pas des normes, ils peuvent néan-
moins servir de fondements, pourvu que l’on entende par là non pas le
fondement de la validité, c’est-à-dire du caractère obligatoire d’une
norme, mais des principes qui fonctionnent comme des axiomes mathé-
matiques. Le terme utilisé par Jefferson, « vérités évidentes », désigne,
au xviiie siècle, les axiomes, c’est-à-dire des propositions qu’on ne peut
pas dériver d’autres propositions, qui seraient plus fondamentales
encore. Ils n’ont pas eux-mêmes de fondements, mais sont connais-
sables ; ils peuvent servir à dériver et surtout à justifier d’autres proposi-
tions. C’est même pour pouvoir remplir cette fonction qu’on a été
contraint de les produire.

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La nécessité de proclamer la vérité des principes

Nous pouvons identifier deux types de contraintes qui contribuent


à proclamer les droits de l’homme en tant que principes vrais : la hié-
rarchie des normes et la nécessité de trouver une justification aux droits
de l’homme.
Une contrainte résultant de la hiérarchie des normes

Une hiérarchie des normes est nécessairement fondée sur un prin-


cipe extra-systémique, qui n’a lui-même pas de fondement. On a pu ainsi
interpréter la norme fondamentale de Kelsen comme une norme
extra-systémique, parce qu’elle permet de répondre à la question du fon-
dement de la constitution en faisant appel à une norme qui n’appartient
pas à l’ordre juridique positif et qui est seulement présupposée.
On remarque que, dans la théorie kelsénienne, ce fondement est seule-
ment dynamique, en ce sens que la constitution est valide non pas parce
qu’elle a tel ou tel contenu, par exemple qu’elle établit une démocratie
ou proclame les droits fondamentaux, mais seulement parce que la
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norme fondamentale ordonne de lui obéir.
Les théories juridico-politiques de l’Ancien Régime apportent une
autre réponse dynamique à la question des fondements, c’est-à-dire à
la question de savoir pourquoi les actes du roi sont valides et obliga-
toires alors qu’il n’a pas été habilité par une norme juridique supé-
rieure, émise par une autorité supérieure ; cette réponse est simple : il
faut leur obéir non pas parce que ces actes sont justes, mais seulement
parce qu’il les a voulus ; il n’a besoin d’aucune habilitation parce qu’il
est lui-même suprême, en d’autres termes, « souverain », et il est sou-
verain de droit divin.
Comme chez Kelsen, le fondement ultime est extra-systémique.
De même que la norme fondamentale n’est pas une norme positive valide
– une norme valide a été posée conformément à une norme supérieure,
tandis que, par définition, il n’y a pas de norme supérieure à la norme
fondamentale –, le droit divin ne confère pas la royauté comme le ferait
une habilitation, comme celle que le roi peut lui-même donner à ses
officiers, mais comme un sacrement qui transforme son être même.
Et, comme dans la Théorie pure du droit, le droit divin se borne à investir
le roi, mais ne fournit aucune justification au contenu des actes qu’il
accomplira 11. Ces actes ne sont pas valides parce qu’ils sont justes ou
parce que le roi aura appliqué une règle divine, mais seulement parce
qu’il les a voulus.
Cette réponse présente néanmoins une triple différence avec celle de
Kelsen (la norme fondamentale).
La première est ontologique. La théorie de Kelsen, au moins celle du
« premier » Kelsen, est fondée sur une conception des normes comme

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entités idéales, qui ne sont pas et ne pourraient pas être produites par la
volonté, car elles appartiennent à la sphère du devoir-être, tandis que la
volonté est un fait, qui relève de la sphère de l’être. Le fondement de
validité d’une norme ne peut donc se trouver que dans une autre norme
et jamais dans un fait ou un jugement de fait. Lorsqu’une autorité énonce
une prescription, cette prescription n’est pas une norme valide – dans la
langue de Kelsen, « elle n’a pas la signification objective d’une norme » –
en raison de cette volonté, mais seulement parce que la norme supé-
rieure a fait de l’acte de volonté la condition nécessaire et suffisante de
la validité. Cette norme supérieure est une habilitation et son contenu
est le suivant : « si tel individu ou tel collège exprime, dans certaines
conditions et au terme d’une certaine procédure, la volonté d’émettre
une norme, alors cette norme devra être tenue pour valide et obliga-
toire ». C’est pourquoi Kelsen soutient qu’on ne peut comprendre la
constitution comme une norme valide et obligatoire qu’en présupposant
qu’elle trouve son fondement dans une norme supérieure.
Le système juridique de l’Ancien Régime, mais aussi celui des révolu-
tions américaine et française, repose sur une ontologie très différente,
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héritée du droit romain, selon laquelle le droit est une expression de la
volonté 12. Chacune des normes est valide parce qu’elle a été voulue par
le roi ou par une autorité, juge ou fonctionnaire, déléguée ou habilitée
par une loi produite par le roi. Mais ce dernier, quant à lui, n’a été habilité
par aucune autorité politique 13. On doit donc admettre qu’il possède une
qualité propre, conférée par le droit divin, qui lui permet de produire des
lois sans y avoir été habilité. Cette qualité, qui est liée à son être particu-
lier, c’est la souveraineté. Elle est indépendante des qualités de l’individu
qui la possède, de sa vertu par exemple, mais est liée à son être même.
Elle ne dépend par conséquent que de la nature de son pouvoir. Il n’est
pas souverain parce que divin, mais divin parce que souverain.
Le droit divin lui-même n’est en effet pas une norme d’habilitation,
mais une transformation divine de la personne du roi par le sacre, qui
est un sacrement et qui le rend comparable à un dieu, comme il ressort
du fameux discours de Jacques Ier au parlement d’Angleterre en 1609 14.
C’est cette transformation qui lui donne accessoirement le pouvoir de
guérir les malades, mais principalement celui de gouverner. Comme
l’écrit Marie-France Renoux-Zagamé, « la volonté du souverain tend à se
voir reconnaître le même statut que celui de la volonté divine 15 ».
Au point que les décisions par lesquelles les parlements refusent l’enre-
gistrement des lois du roi doivent être justifiées par l’idée qu’ils ne font
qu’appliquer la volonté que le souverain aurait lui-même exprimée s’il
n’avait pas été trompé 16.
Cette justification ne peut pas fonctionner tout à fait de manière sem-
blable si le souverain n’est plus le roi mais le peuple, dont la souveraineté
ne vient pas de Dieu. Il faut en conséquence que cette qualité lui vienne

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du droit naturel. C’est pourquoi le premier principe de la Déclaration
française des droits est que la souveraineté réside dans la nation.
La Déclaration d’indépendance américaine était quant à elle parfaite-
ment explicite :
Sometimes it becomes necessary for a group of people to declare their
independence from a government they used to be connected to. They
have a right to do so under natural law 17.

Ainsi la souveraineté du peuple ou de la nation, comme celle du roi,


est-elle nécessairement une qualité de l’être, mais cette qualité vient de
Dieu pour le roi et de la nature pour le peuple. Le principe qui affirme
cette qualité n’est pas une norme, mais un jugement de réalité. Il est
donc logiquement susceptible d’être vrai ou faux. Le mot « principe » ne
doit pas tromper : comme on l’a vu, c’est un principe au sens où un
axiome est appelé principe.
La deuxième différence est liée à la conception kelsénienne du fonde-
ment. Pour Kelsen, il s’agit toujours du fondement de la validité, qui
n’est pas seulement le caractère obligatoire de la norme, mais son mode
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d’existence, ce qui fait qu’elle est une norme, au point qu’il ne peut y
avoir de norme non valide. Et le fondement d’une norme se trouve tou-
jours dans une norme supérieure. C’est pourquoi, on l’a vu, il doit conce-
voir le fondement extra-systémique comme résidant dans une norme,
présupposée ou fictive. Et ce fondement est, dans la conception kelsé-
nienne, principalement dynamique.
En effet, une norme est valide pourvu qu’elle soit conforme à une
norme supérieure : si cette norme supérieure est une norme d’habilita-
tion, la norme inférieure produite conformément à la procédure pres-
crite est valide, quel que soit son contenu. Mais c’est également le cas si,
bien qu’elle ordonne ou interdise un certain contenu, elle n’ordonne pas
de sanction au cas où la norme inférieure aurait un contenu contraire.
Ni la norme fondamentale ni même la constitution, lorsqu’il n’existe pas
de contrôle de constitutionnalité des lois, ne peuvent servir de fonde-
ment de validité ou de justification d’un point de vue statique.
Mais, dès lors que la souveraineté n’est qu’une qualité de l’être, il n’est
nul besoin de fondement en ce sens. Il suffit de constater que cette qua-
lité se trouve dans la nature. Le droit naturel remplace avantageusement
le droit divin : de ce fait, il faut affirmer d’abord, puisque les hommes
sont nés libres, que le but de toute association ne peut être que la conser-
vation des droits naturels, d’où il s’ensuit que la souveraineté réside « par
essence » dans la nation, que la nation ou le peuple se donne une consti-
tution, à savoir un mode de gouvernement conforme à sa nature, en
d’autres termes un gouvernement constitutionnel, c’est-à-dire limité,
propre à préserver la liberté et à réaliser le but de la société 18. Ces prin-
cipes peuvent donc parfaitement être dits « vrais ».

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Grief-10-1-volume.indb 59 14/03/2023 16:35


Cependant, ils ne forment pas un fondement au sens juridique du
terme : ni la constitution ni la législation ne tirent leur validité de leur
conformité à ces principes et, ceux-ci n’étant pas eux-mêmes des normes,
ils n’ont pas besoin de fondement.
La troisième différence tient au caractère des principes extra-­
systémiques qui justifient la souveraineté et l’ensemble du droit positif.
Dans le système de Kelsen, comme dans la monarchie, ils sont dynamiques
en ce sens qu’ils constituent le fondement de la norme suprême de l’ordre
juridique, sans pour autant prescrire le contenu d’une politique.
Cependant, cette idée que le droit serait un système essentiellement
dynamique ne vaut que pour l’identification des normes juridiques, mais
non pour l’examen de leur validité. À cet égard, le système est également
statique. Certes, une prescription présente le caractère d’une norme
valide dès lors qu’elle a été émise par l’autorité habilitée et selon la pro-
cédure prescrite par une norme supérieure. Mais, il ne s’agit là que d’une
validité prima facie : si une norme n’est jamais nulle de plein droit, cer-
taines sont annulables et, pour les annuler ou les maintenir en vigueur,
on examine également la conformité, ou tout au moins la compatibilité,
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de leur contenu avec celui d’une norme supérieure.
Quant à celles qui ne sont pas annulables, elles peuvent néanmoins
être justifiées, non certes, par rapport à une norme juridique, mais par
rapport à des principes extra-systémiques, les principes tirés du droit
naturel. C’est bien sûr le cas de la constitution elle-même et c’est le
rôle de la Déclaration des droits que de permettre la justification de
l’existence et du contenu de la constitution. Mais ce sera aussi le cas
de la législation, que l’on pourra évaluer au regard du droit naturel.
C’est la raison pour laquelle Sieyès proposait en 1795 d’organiser la
procédure législative sur le modèle d’une procédure juridictionnelle :
le corps législatif, après avoir entendu les représentants du peuple et
ceux du gouvernement, trancherait en appliquant les principes du
droit naturel.
Comment connaît-on les principes du droit naturel ?

Contrairement aux normes, qui ne sont pas susceptibles d’être vraies


ou fausses et qui ne sont pas connaissables, mais seulement produites par
la volonté, les principes peuvent être connus de différentes façons 19.
D’abord parce qu’ils sont « évidents ». Ce n’est pas seulement Jefferson
qui, dans la Déclaration d’indépendance, invoque l’évidence, ce sont
aussi de nombreux philosophes des Lumières. Ainsi, Quesnay, dont
­l’influence est très grande sur les constituants de 1789, qui a rédigé
­l’article « évidence » pour l’Encyclopédie et qui la définit de la sorte :
« Ainsi j’entends par évidence, une certitude à laquelle il nous est aussi
impossible de nous r­ efuser. » Si le terme « évidence » n’apparaît pas dans
la Déclaration des droits, on trouve l’adverbe « évidemment » (la loi ne

60 Points de vue réalistes grief 2023 n° 10/1

Grief-10-1-volume.indb 60 14/03/2023 16:35


peut prévoir que des peines évidemment nécessaires) et le préambule
affirme que ces principes sont « incontestables ».
L’évidence est non seulement l’instrument qui permet de connaître les
principes du droit naturel, c’est même le critère qui distingue le droit
naturel du droit positif. Comme l’écrit Quesnay : « Le droit naturel des
hommes diffère du droit légitime ou du droit décerné par les loix
humaines, en ce qu’il est reconnu avec évidence par les lumières de la
raison 20. » Le recours à l’évidence ne va pas sans poser quelques pro-
blèmes 21. Il a une fonction rhétorique qu’il remplit imparfaitement,
parce que ce qui est évident pour les uns ne l’est pas pour les autres.
Jefferson l’admet d’ailleurs implicitement puisqu’il écrit « nous tenons
ces vérités pour évidentes ». Du reste, au cours des débats français sur la
Déclaration des droits, on retranche le mot évidemment de l’article 5 qui
était d’abord rédigé ainsi : « La Loi n’a le droit de défendre que les actions
évidemment nuisibles à la Société », parce qu’on craint que les citoyens
ne contestent les lois dont ils prétendraient qu’elles défendent des
actions qui ne seraient pas évidemment nuisibles à leurs yeux 22.
Il n’est toutefois pas impossible de concilier la relativité des percep-
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tions de ce qui est évident avec l’universalisme, comme pour la variété
des langues et les différences de goût en art, en invoquant « le plan
magnifique de la variété de la nature 23 ».
Il y a en outre plusieurs analogies dans les rapports que le droit et l’art
entretiennent respectivement avec la nature selon les conceptions des
Lumières. Les règles de droit doivent s’inspirer de la nature comme les
règles de l’art et, là aussi, il s’agit non pas de n’importe quelle réalité
naturelle, mais de la nature juste, précisément comme l’art doit chercher
à imiter la nature belle. Il faut, pour discerner cette nature juste ou cette
nature belle, une qualité particulière, une sensibilité, une intuition, dans
le premier cas, le goût dans le second. Dans les deux cas, ces qualités
s’acquièrent par l’éducation, mais il est possible d’établir une hiérarchie
de valeurs. Dans le cas de l’art, le génie, qui est une aptitude particulière
à percevoir la nature belle, permet de transgresser les règles et d’en fon-
der de nouvelles. Il suffit ensuite d’un talent ordinaire pour les appliquer.
Et, de même, les droits de l’homme proviennent de la découverte des
principes vrais que le législateur ne fera qu’appliquer.
Mais si les principes sont compris comme des propositions indica-
tives, comment peuvent-ils servir de fondements à des propositions
normatives ?
Dans quel sens les principes de la Déclaration des droits
sont-ils le fondement de la constitution et de la législation ?

On doit d’abord souligner qu’un énoncé indicatif peut servir de


fondement logique à un autre énoncé indicatif : s’il est vrai que les
hommes sont nés et demeurent libres et égaux et si la liberté est la

grief 2023 n° 10/1 Michel Troper 61

Grief-10-1-volume.indb 61 14/03/2023 16:35


­ égation de l’esclavage, alors on peut en conclure que la loi ne saurait
n
autoriser l’escla­vage. Cela ne signifie évidemment pas qu’on ne pourrait
autoriser l’esclavage ou qu’on serait tenu de l’abolir, car cette conclusion,
bien qu’elle soit logiquement valide, n’est pas elle-même une norme
valide. Comme l’écrivait Letizia Gianformaggio, la validité de l’inférence
n’est pas l’inférence de la validité 24. La Déclaration des droits est alors
non un fondement juridique, mais un fondement politique ou moral.
En d’autres termes, si les normes constitutionnelles ou législatives
n’existent qu’à la condition d’avoir été édictées, la Déclaration des droits
peut leur servir de justification.
Ce même raisonnement s’applique à tous les énoncés de la Déclara-
tion des droits qui sont des définitions. Ainsi, l’article 16 définit une
constitution comme une séparation des pouvoirs. D’où l’on peut déduire
que toute atteinte à la séparation des pouvoirs l’est à la constitution et
que si une atteinte est un crime, alors toute tentative par une autorité
d’empiéter sur les compétences d’une autre, spécialement sur celles du
pouvoir législatif, est criminelle. Et, si l’on considère que l’interprétation
des lois permet de les refaire, on peut déduire qu’elle est criminelle.
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Une autre manière de tirer des propositions normatives de proposi-
tions indicatives est d’insérer une prémisse normative, ce que fait la
Déclaration 25. Dès lors, tout ce qui est utile ou précieux est un droit ; la
liberté de communiquer les pensées et des opinions est précieuse, donc
elle est un droit. Et la Déclaration en tire une conséquence supplémen-
taire quant au contenu de ce droit : « tout Citoyen peut donc parler,
écrire, imprimer librement ».
La Déclaration tire encore des conséquences normatives d’une propo-
sition indicative affirmant une relation entre moyens et fins. Si une
constitution a pour but d’assurer le bonheur des hommes ou l’utilité
commune, on peut dériver tels droits ou devoirs qui sont des moyens
nécessaires d’y parvenir, par exemple l’article 17, qui affirme que la pro-
priété est un droit inaliénable, mais que l’on peut en être privé « lorsque
la nécessité publique l’exige évidemment ».
Cependant, les propositions normatives dérivées de ces propositions
indicatives ne sont pas des normes tant qu’elles n’ont pas été posées.
Elles peuvent néanmoins servir de fondements.
Les principes du droit naturel sont bien les fondements de droits

Ce ne sont évidemment pas des fondements juridiques, parce que la


validité formelle ou matérielle de normes constitutionnelles ou législa-
tives ne dépend pas de leur conformité à ces principes, mais ceux-ci
servent de justification et sont même nécessaires à la justification, et cela
de deux manières.
D’une part, dans l’argumentation des juristes qui, mesurant la validité
d’une décision à sa conformité à une norme juridique supérieure, doivent

62 Points de vue réalistes grief 2023 n° 10/1

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s’arrêter au niveau de la norme la plus élevée – celle qui n’est pas contrô-
lable –, il est utile de justifier que cette norme ultime est elle-même
conforme ou contraire, d’un point de vue dynamique et aussi statique, à
une norme encore supérieure, mais extra-systémique. Les principes du
droit naturel remplissent cette fonction rhétorique.
D’autre part, ils peuvent servir à guider le législateur. Comme l’écrit
Paul-Pierre Lemercier de la Rivière : « On doit remarquer ici que le terme
de faire des loix est une façon de parler fort impropre, et qu’on ne doit
point entendre par cette expression, le droit, le pouvoir d’imaginer,
d’inven­ter et d’instituer des loix positives qui ne soient pas déjà faites,
c’est-à-dire, qui ne soient pas des conséquences nécessaires de celles qui
constituent l’ordre naturel et essentiel de la société » 26. Le modèle de jury
législatif de Sieyès, dont on sait qu’il fut en partie influencé par les phy-
siocrates, procède de la même idée. Le droit naturel est donc nécessaire
pour fournir, sinon un fondement de validité à la constitution et à la
législation, du moins une justification de caractère statique.
On comprend alors la tentation, lorsque la constitution a été elle-
même comprise comme une norme, parce que les juges l’ont traitée
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comme une norme (Marbury vs Madison), de comprendre aussi les droits
comme des normes et de demander, comme pour les autres normes,
quels sont leurs fondements. Ni la Déclaration d’indépendance améri-
caine ni la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne sont des
normes, mais elles le sont devenues.

*
* *

Si l’on pose sur un plan purement théorique la question des fonde-


ments juridiques des droits de l’homme, Bobbio a incontestablement
raison : cette question n’a aucun sens, car ou bien ces principes sont
juridiques, ils constituent le fondement ultime du système et n’ont pas
eux-mêmes de fondements, ou ils ne le sont pas et ne sauraient davan-
tage avoir de fondements juridiques. Néanmoins, si l’on demande non
pas quels pourraient être les fondements des principes énoncés dans une
déclaration des droits, mais ce qui pourrait expliquer ce fait incontes-
table que les juristes les invoquent et se posent la question de leurs
fondements, alors, il faut traiter la question sur un plan non pas théo-
rique, mais historique, c’est-à-dire dans le contexte historique de la fin
du xviiie siècle dans lequel opéraient les constituants américains et
français.
Or, dans ce contexte, ils ont été soumis à toute une série de contraintes
nées de la hiérarchie des normes et de la nécessité de monter dans l’argu­
mentation pour invoquer des principes extra-juridiques dérivés d’une
philosophie du droit naturel qui se relie à une théorie des émotions et à
une philosophie de l’art.

grief 2023 n° 10/1 Michel Troper 63

Grief-10-1-volume.indb 63 14/03/2023 16:35


Notes
1 V. Champeil-Desplats, Théorie générale des droits et libertés. Perspective analy-
tique, Paris, Dalloz, 2019, p. 84.
2 « Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes » (trad. par
T. Jefferson).
3 S. Rials (dir.), La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen [1789], Paris,
Hachette, 1989, p. 591.
4 D. Hume, Traité de la nature humaine, 2 vol., trad., préf. et notes d’A.-L. Leroy,
Paris, Aubier, 1946 [1740], III.1.1.
5 P. Milton, « David Hume and the Eighteenth-Century Conception of Natural
Law », Legal Studies, vol. 2, no 1, 1982, p. 14-33 ; J. Finnis, Natural Law and Natu-
ral Rights, 2e éd., Oxford, Oxford University Press, 2011 [1980], p. 54 et suiv.
6 Hume visait non le jusnaturalisme ainsi entendu, mais le rationalisme éthique,
l’idée que par la raison seule on pourrait découvrir des principes moraux ou
fonder une action. Pour lui, ce sont les passions qui nous y conduisent et c’est la
communauté des sentiments qui rendent possible une morale, et cette commu-
nauté de sentiments est elle-même le reflet de notre commune nature humaine.
7 Discours préliminaire sur le projet de constitution, séance du 5 messidor An III,
Moniteur universel, t. 25, p. 109. Voir les débats reproduits partiellement dans
M. Troper, Terminer la révolution. La Constitution de 1795, Paris, Fayard, 2006, p. 301.
8 Le député P. Lehardy, 26 thermidor, Moniteur universel, t. 25, p. 501. Certes Pierre
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Daunou obtient-il le rejet de cet article, cependant c’est en soutenant non pas
qu’elle est bien une loi, mais qu’il serait dangereux de dire qu’elle n’en est pas une.
9 C’est en ce sens qu’Alexander Hamilton avait estimé un temps qu’une déclaration
était inutile, car la constitution elle-même valait déclaration : « The truth is, after
all the declamations we have heard, that the Constitution is itself, in every rational
sense, and to every useful purpose, a bill of rights » (Le Fédéraliste, no 84, 28 mai
1788). Voir B. Manin, « Les deux libéralismes : la règle et la balance », dans C. Biet
et I. Théry (dir.), La famille, la loi, l’État. De la Révolution au Code civil, Paris,
Imprimerie nationale-Centre Georges Pompidou, 1989, p. 372-389.
10 Voir M. Troper, « La machine et la norme. Deux modèles de constitution » [1999],
dans La théorie du droit, le droit, l’État, Paris, Puf, 2001, p. 147-162.
11 H. Kelsen, Théorie pure du droit [1934], trad. de la 2e éd. de 1959 par C. Eisen-
mann, Paris, Dalloz, 1962.
12 Alchourrón et Bulygin appellent cette ontologie expressive par opposition à
l’ontologie hylétique : voir C. E. Alchourrón et E. Bulygin, Sobre la existencia de
las normas jurídicas, Valencia (Venezuela), Oficina latinoamericana de investi-
gaciones jurídicas y sociales-Rectorado-Faculdad de derecho, 1980 ; id.,
« The Expressive Conception of Norms », dans R. Hilpinen (dir.), New Studies
in Deontic Logic, Dordrecht, D. Reidel, 1981, p. 95-124.
13 F. Martin, « Jean Bodin et les formes », dans Études d’histoire du droit offerts à
Albert Rigaudière, Paris, Économica, 2009, p. 233-253.
14 « Kings are justly called Gods, for that they exercise a manner or resemblance of divine
power upon earth. For if you will consider the attributes to God, you shall see how
they agree in the person of a king. God hath power to create, or destroy, make, or
unmake at his pleasure, to give life, or send death, to judge all, and to be judged nor
accountable to none […] » (« Les rois sont justement appelés dieux, parce qu’ils
exercent une sorte de puissance qui ressemble à la puissance divine sur terre. Car
si vous considérez les attributs de Dieu, vous verrez comme ils conviennent à la
personne d’un roi. Dieu a le pouvoir de créer, ou détruire, de faire ou défaire à
son gré, de donner la vie ou d’envoyer à la mort, pour juger tous les hommes, et
de n’être jugé ni responsable devant personne […] » [ma traduction]).

64 Points de vue réalistes grief 2023 n° 10/1

Grief-10-1-volume.indb 64 14/03/2023 16:35


15 M.-F. Renoux-Zagamé, Du droit de Dieu au droit de l’homme, Paris, Puf, 2003,
p. 214.
16 F. Di Donato, L’ideologia dei robins nella Francia dei Lumi. Costituzionalismo e
assolutismo nell’esperienza politico-istituzionale della magistratura di antico regime,
1715-1788, Naples, Edizioni scientifiche italiane, 2003 ; id., 9871. Statualità civiltà
libertà. Scritti di storia costituzionale, Naples, Editoriale scientifica, 2021.
17 « Lorsque, dans le cours des événements humains, il devient nécessaire pour
un peuple de dissoudre les liens politiques qui l’ont attaché à un autre et de
prendre, parmi les puissances de la Terre, la place séparée et égale à laquelle les
lois de la nature et du Dieu de la nature lui donnent droit » (dans la traduction,
assez libre, de Jefferson).
18 Comme le note Jean Ehrard, « pour éviter que le droit positif heurte violem-
ment le droit naturel, il suffit d’un gouvernement conforme à sa nature ». Voir
J. Ehrard, L’idée de nature en France dans la première moitié du xviiie siècle, Paris,
Albin Michel, 1994 [1963], p. 489.
19 « Art. 16. Une société bien ordonnée a des principes et des lois. Les premiers
soumettent la raison, les secondes commandent à la volonté » (J. Mavidal et
E. Laurent [dir.], Archives parlementaires de 1787 à 1860, 1re série, t. VIII,
Du 5 mai 1789 au 15 septembre 1789, Annexe à la séance de l’Assemblée natio-
nale du 12 août 1789, Charte contenant la Constitution française dans ses
objets fondamentaux, proposée par Charles-François Bouche, p. 400).
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20 F. Quesnay, « Observations sur le Droit naturel des hommes réunis en société »,
Journal de l’agriculture, du commerce et des finances, 1765, p. 4-35. Voir M. Lutfalla,
« L’évidence, fondement nécessaire et suffisant de l’ordre naturel chez Quesnay
et Morelly », Revue d’histoire économique et sociale, vol. 41, no 2, 1963, p. 213-249.
21 S. Levinson, « Book Review. Self-Evident Truths in the Declaration of Indepen-
dence », Texas Law Review, vol. 57, no 5, 1979, p. 847-858 ; K. E. Tunstall (dir.),
Self-Evident Truths ? Human Rights and the Enlightenment, New York, Bloomsbury,
2012 ; M. P. Zuckert, « Self-Evident Truth and the Declaration of Independence »,
The Review of Politics, vol. 49, no 3, 1987, p. 319-339. Récemment, en français,
D. Baranger, « Notes sur l’apparition de la souveraineté (et des droits de l’homme) »,
Jus Politicum, no 9, 2013, juspoliticum.com/article/Notes-sur-l-­apparition-de-la-
souverainete-et-des-droits-de-l-homme-656.html (consulté en mars 2023).
22 J. Mavidal et E. Laurent (dir.), Archives parlementaires de 1787 à 1860, 1re série,
t. VIII, Du 5 mai 1789 au 15 septembre 1789, Séance du vendredi 21 août 1789,
au matin, p. 464.
23 G. Girard, Les vrais principes de la langue françoise, introd. par P. Swiggers,
Genève, Droz, 1982 [1747], en ligne : gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8254q
(consulté en mars 2023).
24 L. Gianformaggio, In difesa del sillogismo pratico. Ovvero alcuni argomenti
­Kelseniani allà prova, Milan, Giuffrè, 1987.
25 Voir J. R. Searle, « How to Derive “Ought” From “Is” », The Philosophical Review,
vol. 73, no 1, 1964, p. 43-58 ; et la réfutation : J. Thomson et J. Thomson, « How
Not to Derive “Ought” From “Is” ». The Philosophical Review, vol. 73, no 4, 1964,
p. 512-516.
26 P.-P. Lemercier de la Rivière, L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques,
Paris, P. Geuthner, 1910 [1767], p. 81 ; cité par M. Albertone, « Ordre naturel et
loi positive. Deux physiocrates légistes : Le Mercier de la Rivière et Le Trosne »,
Revue d’histoire des Facultés de droit, 2022, hors série Lectures de…, no 6, Penser
la loi, essai sur le législateur des temps modernes de D. Baranger, p. 15-43, en
ligne : univ-droit.fr/docs/contributions/3436555/2-rhfd-lectures-de-n-6-d-­
baranger-penser-la-loi-par-m-albertone.pdf (consulté en mars 2023).

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