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© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info via Université Lyon 3 (IP: 193.52.199.24)
Chapitre 8
E N T R E D R O I T S D E L ’H O M M E
ET HUMANITAIRE
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À
la solidarité sociale et apolitique en France fait écho à
l’étranger un tournant humanitaire affiché, dans la lignée des
actions menées en Algérie. Il prend une double forme : déve-
loppementaliste, en réponse aux actions croissantes des organisations
catholiques 1, et urgentiste, catalysée par le conflit au Biafra. Derrière les
images neutralisées et fondées sur le pathos, fondamentales pour
comprendre son succès sociétal, l’humanitaire, « d’emblée doté d’une
ambivalence structurelle tenant à la place instable et difficile à établir à
la fois entre et contre des modes d’action caritatifs et politiques 2 », pose
pourtant fortement la question du rapport au politique. Car s’il reste,
jusqu’au début des années 1960, surtout marqué au sceau de l’apoli-
tisme et du caritatif, émerge progressivement une nouvelle génération
d’associations prônant, sous des modes divers, la dénonciation poli-
tique, dont les French doctors deviennent les hérauts/héros. Le position-
nement du Secours populaire, entre volonté de lisser son image et
filiation communiste toujours prégnante, constitue dès lors un prisme
opératoire pour comprendre l’évolution identitaire d’une association qui
cherche à se glisser dans un espace laissé vacant, entre solidarité
confessionnelle et parti communiste.
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000
Anticolonialisme et « antifascisme »
Si, dès la fin des années 1950, le Secours populaire commence à
fonder ses campagnes sur des positions apolitiques, deux fronts ouver-
tement politiques voire partisans, considérés comme de défense des
droits de l’homme, persistent : les luttes anticolonialiste et
« antifasciste » (en fait de solidarité aux communistes victimes des
dictatures espagnole, grecque et portugaise, considérées comme un tout
par le PCF). Au-delà d’une apparente continuité, s’opère cependant sur
le premier terrain une mutation des actions, de la dénonciation parti-
sane et de la solidarité juridique à une aide humanitaire.
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L a s o li d a r i t é e n ve r s le s l u t t e s a n t i c o lo n ia l e s
La solidarité aux (ex)colonies françaises reste très politique, mais ne
dépasse guère 1962. Dans les colonies portugaises, en revanche, la chro-
nologie indépendantiste est plus tardive, centrée sur les années 1965-
1974, et la solidarité du Secours populaire glisse rapidement vers
l’humanitaire. Il aide ainsi le PAIGC de Guinée, également soutenu par
Cuba et l’URSS, en envoyant médicaments, vêtements, lait, farines et
matériel d’alphabétisation. De même, à partir de 1961, en Angola pour
le MPLA, d’idéologie marxiste et soutenu par le bloc soviétique : alors
que domine d’abord la dénonciation de la répression anticommuniste, la
solidarité repose dès 1963-1965 sur l’envoi de médicaments ; les colis
sont remis au Corps des volontaires angolais d’assistance aux réfugiés
(CVAAR), décrit comme une organisation « philanthropique, d’aide
médico-sociale, apolitique », portant assistance aux blessés et procurant
une aide médico-prophylactique aux réfugiés des pays voisins. Pour-
tant, l’indépendance proclamée (juillet 1975) et le pays plongeant dans
la guerre civile, l’association envoie directement les médicaments au
MPLA.
Cette césure se retrouve dans la solidarité aux départements d’outre-
mer. Ainsi en Martinique, le Secours populaire soutient d’abord les
victimes de grèves (1961), puis combat les mesures discriminatoires
prises à l’encontre des dirigeants communistes (1962) et organise, à la
demande du PCF 3, la solidarité morale et juridique. Pourtant, lorsque la
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Entre droits de l’homme et humanitaire
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Secours populaire, nous, notre rôle, c’est de voir comment on peut
aider les familles des emprisonnés martiniquais ; c’est ça notre ques-
tion. À présent il ne faut plus compter sur nous”. […]. Moi, dans ma
mémoire, la rupture ça a été [là]. Avant, on nous aurait demandé
n’importe quoi, on aurait prêté notre nom ; et là je sais que là ça a
été clair ; c’est là que [Élie] Mignot a dit : “Ben si on ne peut plus
rien demander au Secours populaire…” Et j’ai dit : “Écoute mon
vieux, à présent on a une direction, on commence à gamberger et
l’intérêt de tout le monde, c’est aussi l’intérêt du parti, c’est d’avoir
une grande organisation de solidarité ; c’est ça le problème 4”. »
« A n t i f a s c i s m e » : E s p a g n e , G r è c e , Po r t u g a l
En revanche, la solidarité « antifasciste » se poursuit en continuité
avec la période précédente, sans que soit visible ce tournant de 1963-
1965. Face à la répression franquiste, le Secours populaire s’insère plei-
nement dans la mobilisation communiste et répond aux impulsions du
PCF. Il agit régulièrement par l’envoi de motions au consulat d’Espagne
et à l’ONU pour l’amnistie, l’arrêt des tortures et le respect du droit
d’asile, la dénonciation des procès à huis clos, de la censure ou du
« supplice de la cage » infligé aux détenus, la revendication de l’accès
aux soins pour les détenus malades, etc. Il se mobilise lors des
répressions : pour tenter de sauver Julian Grimau, membre du comité
central du Parti communiste espagnol (novembre 1962-mai 1963) ;
contre l’exécution des six condamnés à mort de Burgos (fin 1970-début
1971), contre l’expulsion de France de Santiago Carillo (secrétaire
général du PCE, été 1971), pour une remise de peine à Narcisso Julian,
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matiques, ainsi le « héros national » Manolis Glezos plusieurs fois
condamné et incarcéré. Outre l’organisation de meetings, soirées de
solidarité et délégations, l’association coopère sur le terrain avec
l’Association des familles des exilés et prisonniers politiques grecs,
basée à Athènes. L’engagement se réintensifie sous le « pouvoir des
colonels » (avril 1967), dictature soutenue par les États-Unis. Le SPF, à
qui la junte refuse toute action, parvient notamment à faire transiter des
colis de médicaments par le CICR, puis par quelques organisations
acceptant de servir de relais 5 ; un parrainage de familles d’emprisonnés
est parallèlement instauré. Se poursuivent parallèlement les envois de
cartes postales à l’ambassade et les délégations, contre les « tortures
physiques et morales » dont sont victimes les détenu(e)s ou les entraves
aux visites des prisonniers. Si Nana Mouskouri semble avoir au tout
début apporté son soutien, c’est surtout Mélina Mercouri qui fait office
« d’ambassadrice du peuple grec » ; le compositeur Mikis Théodorakis,
libéré début avril 1970, appuie lui aussi quelques campagnes. Une aide
morale et matérielle est également apportée en France aux exilés politi-
ques et l’association poursuit, au moins jusqu’en 1978, des démarches
pour l’amnistie aux citoyens grecs exilés à l’étranger et pour leur retour
au pays.
Le Portugal est également considéré comme dirigé par des
« fascistes ». Jusqu’en 1970, sévit en effet la dictature de Salazar, dont la
répression anticommuniste n’est pourtant d’abord dénoncée par le
Secours populaire que très sporadiquement. À partir de 1961, en
revanche, le Parti communiste portugais s’étant adressé au PCF,
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Humanitaire urgentiste
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Le tournant humanitaire prend toute son ampleur dans la mobilisa-
tion en faveur du Viêtnam et se confirme à partir du Biafra, même s’il
reste le plus souvent au service de causes politiques.
L e V iê t n a m , p r e m i è r e m o bil i s a t i o n
s t r i c t e m e n t h u m a n it a i r e
L’attitude du PCF durant la guerre du Viêtnam s’articule en trois
temps 6. De 1963 à 1965, le parti est en situation de quasi-hégémonie
dans la campagne, a pour mot d’ordre « Paix au Viêtnam » et s’appuie
principalement sur le Mouvement de la paix. De 1966 à 1968, il est
contesté par les mouvements d’extrême gauche qui s’appuient sur un
mot d’ordre plus offensif, « FNL vaincra », et se trouve dès lors poussé à
intensifier son action et à politiser ses mots d’ordre. De 1967-1968 à
1973 enfin, cherchant à reconquérir l’hégémonie, il multiplie manifesta-
tions et meetings, lance des initiatives de grande envergure, se tourne
vers les intellectuels et les jeunes. En comparaison, la chronologie du
Secours populaire apparaît décalée, très linéaire et peu dense ; contrai-
rement à la guerre d’Algérie, sa mobilisation reste modérée. Surtout,
ayant depuis dix ans progressivement déterminé sa propre ligne
d’action, il refuse pour la première fois de plier aux sollicitations du PCF
et affirme une identité strictement humanitaire.
Dès juin 1964, le PCF demande à ses organisations de mener
campagne pour la fin de l’intervention américaine au Viêtnam ; l’UFF,
la JC et les fédérations CGT répondent à la directive, et le Mouvement
de la paix, réactivé, se voit confier un rôle prépondérant. Début
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humanitaire » pour l’achat d’ambulances « qui permettront de secourir
des femmes et des enfants viêtnamiens 7 » : laissant à d’autres la cause
des combattants, l’association vient en aide aux civils. De façon révéla-
trice, le PCF n’évoquera jamais dans ses directives cette initiative
durable, alors qu’il soutient toujours fortement le Mouvement de la
paix. Plus encore, il oriente ce dernier, jusqu’alors centré sur l’organisa-
tion de manifestations et de pétitions, vers des actions à caractère
médical voire humanitaire (collecte de médicaments, centralisation de
l’organisation du « comité de paix des médecins »). Deux organisations
de masse et un comité ad hoc mènent donc concomitamment des
actions similaires, avec cependant une différence fondamentale : alors
que le Mouvement de la paix relaie les revendications politiques du PCF
(« contre l’impérialisme américain », pour « l’entière solidarité au peuple
viêtnamien dans sa lutte pour l’indépendance nationale et l’unité du
pays 8 »), le Secours populaire refuse catégoriquement de prendre
position et de stigmatiser un quelconque responsable.
Jusqu’au bout, l’association s’en tient à cette ligne. De la mi-1965 à
la fin 1967, l’essentiel de son action consiste en envoi d’une quinzaine
d’ambulances à la Croix-Rouge nord-viêtnamienne, qui deviennent son
« emblème 9 ». Elle fait en outre envoyer des antibiotiques, du plasma
sanguin, du matériel chirurgical et des médicaments. Dans cette action
strictement humanitaire, par la forme comme par le fond, le Secours
populaire, qui vient d’adhérer à l’UNIOPSS, délaisse le conglomérat
communiste et retente, début 1967, le lancement d’un appel commun
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Il accepte néanmoins de participer à l’opération « Un bateau pour le
Viêtnam », lancée par le PCF fin octobre 1967 et comprenant trente-six
organisations appartenant toutes, sauf six 10, au conglomérat. Mais il ne
cache pas ses réticences face au texte de l’appel, qui affirme le soutien
au « peuple viêtnamien dans sa lutte héroïque pour l’indépendance de
son pays, la liberté et la paix », alors que l’association refuse toute prise
de position sur l’issue politique souhaitable du conflit. Le bilan du
Secours populaire représente in fine une part importante du tonnage
comme des sommes collectées 11. Les campagnes deviennent ensuite
moins soutenues, l’association développant ses actions sur d’autres
fronts et ne participant à aucune des mobilisations politiques
orchestrées par le parti.
La guerre du Viêtnam voit donc une scission ouverte du conglo-
mérat. D’un côté le PCF, le Mouvement de la paix, l’UFF, la CGT et la JC
tiennent un discours fortement politisé, mais peinent à s’élargir ; de
l’autre, le Secours populaire refuse toute prise de position politique et
suscite au PCF une incompréhension accompagnée de tensions :
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humaines. Et lui, l’ambassadeur, il intervient derrière en disant :
“bon, c’est bien, je remercie le Secours populaire, c’est bien de nous
donner des ambulances, mais ce dont on a besoin, c’est des armes”.
Il a mis tout mon truc en l’air 13… »
Se greffe ici, outre la divergence de fond sur ce que doit être une
organisation de masse – autonome et large, ou strictement suiveuse poli-
tiquement –, la concurrence conjoncturelle des « éléments gauchistes »,
qui tentent « d’exploiter contre le parti communiste la cause viêtna-
mienne, et de contester au parti sa place dans la lutte pour la solidarité
au Viêtnam 14. » Poussé à prendre des positions moins timorées, le PCF
doit donc, sur les refus de son Secours populaire, miser sur le Mouve-
ment de la paix et les comités ad hoc, y compris pour les actions
humanitaires.
Un épisode politique vient pourtant perturber la campagne stricte-
ment humanitaire du Secours populaire, « l’affaire Debris et Menras ».
Deux jeunes français coopérants au Viêtnam déploient, au printemps
1971, le drapeau du FNL sur un monument public de Saïgon, en solida-
rité avec la résistance armée et pour faire diversion durant une opéra-
tion de distribution de tracts. Arrêtés, ils sont condamnés à la prison par
le tribunal militaire de Saïgon. Gilbert Avril, secrétaire (communiste) de
la fédération du Secours populaire du Nord, demande alors la mobilisa-
tion de l’association. La cause est cependant peu orthodoxe eu égard à
la ligne refusant de prendre position sur le bien-fondé de la guerre, et la
fédération du Nord orchestre d’abord seule la campagne, obtenant
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gles, et des aides à la reconstruction (envoi de semences, de matériel
scolaire et médical). L’association aide en outre, avec France terre
d’asile, les réfugiés cambodgiens et viêtnamiens en France.
B i a f r a : u n c o n f l i t r e f o n d a t e u r p o u r l’ h u m a n i t a i r e
Contrairement à la majorité des conflits de la période, celui du Biafra
représente une lutte interne dépourvue d’enjeux de guerre froide. C’est
aussi le premier conflit « moderne » où la télévision, qui gagne à vitesse
accélérée les foyers européens, joue un rôle fondamental dans la
« topique du sentiment ». Suivant la chronologie générale, le Secours
populaire ne réagit qu’à partir de juin 1968, quand arrivent dans les
foyers les premières images d’enfants décharnés, « les plus fortes depuis
l’ouverture des camps nazis 15 ». Son appel de juillet en faveur des
enfants biafrais est soutenu par le PCF et l’action s’intensifie début
septembre, toujours fondée sur la « brutalité » des reportages
télévisuels : « Voir sous ses yeux des petits enfants poursuivis, massa-
crés comme des bêtes féroces, des files de réfugiés épuisés le long des
routes, et le regard insoutenable d’enfants, presque encore des bébés et
déjà des vieillards… 16. » Comme les autres, il reste pris au piège de ce
conflit interne et contraint d’aider de façon équilibrée les deux parties,
Croix-Rouge du Gabon (biafrais) et du Nigeria (populations fédérales).
Les actions semblent baisser en intensité en 1969 et se terminent avec
l’effondrement du Biafra en janvier 1970.
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affluent vers l’Inde, il est l’un des premiers organismes à prodiguer son
aide dans les camps. Sa vaste campagne « pour sauver les enfants réfu-
giés bengalis » est soutenue par le PCF et les organisations de masse, mais
aussi par la Croix-Rouge française, la LDH, la CFDT, la Ligue de l’ensei-
gnement, le Comité français contre la faim, les Associations familiales
protestantes, Peuple et culture, la Confédération syndicale des Familles,
le SNI, la FEN ou encore Témoignage chrétien… Ainsi, alors qu’en France
la mobilisation reste « marginale 17 », il est l’une des rares associations à
intervenir, fédérant les dons des organisations de gauche, voire de quel-
ques neutres et de droite. Comme pour le Biafra, la rhétorique insiste sur
les insupportables images télévisuelles et « les insoutenables regards des
enfants qui vont mourir et ne comprennent pas 18. »
Si la mobilisation française est autrement plus vaste en faveur du
Chili démocratique, le Secours populaire conserve ce rôle fédérateur et
acquiert de surcroît, contrairement au Viêtnam, un rôle de leader incon-
testé au sein du conglomérat. S’insérant dans le concert unanime de
protestations, il met sous le boisseau sa rhétorique depuis dix ans
euphémisée et adopte des propos aussi virulents que politiquement
dénonciateurs. Jusqu’à la fin des années 1970, seront dénoncés les
tortures, les exécutions sommaires et l’état de la répression, parallèle-
ment aux démarches faites auprès du ministère des Affaires étrangères,
de l’ONU, du HCR et du CICR. La solidarité matérielle est organisée dès
les débuts, mais indépendamment du PCF qui fédère pourtant derrière
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aussi, pour la première fois, d’une majorité d’organisations non commu-
nistes 21 et de dix-sept pays étrangers 22. En valeur comme en volume, la
cargaison constitue sa plus vaste initiative : 800 m3 partent du Havre mi-
décembre et arrivent à Valparaiso fin janvier. Le produit devait être récep-
tionné par le Comité de coopération pour la paix au Chili 23, organisme créé
par un évêque auxiliaire de Santiago, mais dans l’intervalle dissous par le
gouvernement Pinochet. Lui-même interdit par la junte, le Secours popu-
laire doit donc doublement user de subterfuge et, via Léon Dujardin, prêtre
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laire décide, à l’automne 1977, de produire un disque au bénéfice des
cantines populaires, parrainé par Michel Piccoli 25, qui permet en un an
de financer un million de repas. Il entreprend également la vente de
produits artisanaux fabriqués par les femmes des cantines populaires
(colliers, arpilleras).
U n e s o li d ar it é i s o l é e :
l e P r o c h e -O r ie n t p a l e st i n ie n
Au-delà de l’image lissée par le Biafra ou au chevet des causes
consensuelles à gauche, le Secours populaire développe parallèlement
des actions humanitaires plus strictement confinées au monde commu-
niste et, contrairement au Viêtnam, avec le franc soutien du PCF. Ainsi
au Proche-Orient suite à la guerre des Six Jours, en faveur des réfugiés
de Palestine et de Syrie ; mais les vêtements et médicaments sont remis
à la Croix-Rouge libanaise et la rhétorique reste humanitaire, s’atta-
chant exclusivement aux « dizaines de milliers de réfugiés, blessés,
femmes, enfants, vieillards innocents ». Lorsque les combats reprennent,
à l’automne 1970, cette fois entre Arabes, l’association collecte toujours
« pour les victimes civiles de Jordanie », avec le soutien du parti ; les
dons sont cependant désormais remis au Croissant Rouge palestinien,
créé par l’OLP pour être l’association-sœur du Secours populaire26. La
solidarité se reporte ensuite sur les réfugiés palestiniens du Sud-Liban,
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confessions 27 ». Il accepte néanmoins de faire charger sa contribution.
Humanitaire et concurrence
face aux catholiques
L’aide au développement participe au Secours populaire de logiques
similaires à l’humanitaire urgentiste, mais se veut en outre une concur-
rence aux organisations catholiques sur leur propre terrain. Il s’agit
donc d’une contre-réaction, la lutte contre la faim étant elle-même
apparue au début des années 1950 dans le monde catholique pour
contrer l’influence du communisme 28. Suite à la campagne de la FAO en
faveur des pays sous-développés (1960-1965), les organisations catholi-
ques créent, avec le soutien du pape Jean XXIII, le Comité catholique
contre la faim (CCCF, juin 1961) 29. Celui-ci répond au double souci de
ne pas perdre les « peuples prolétaires » et de lutter contre la marginali-
sation de l’Église catholique dans la société 30. Occupant rapidement
l’espace délaissé dans le champ du temporel, il devient permanent en
1966 sous le nom de Comité catholique contre la faim et pour le déve-
loppement (CCFD). Le monde communiste reste, quant à lui, presque
totalement insensible à la question : sa solidarité au Tiers Monde se
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sation et du néocolonialisme, appelant des réponses d’ordre politique : à
l’heure où l’association cherche des échappatoires au positionnement
partisan et une redéfinition de son rôle, l’aide au développement est
perçue comme un mode nouveau d’action, transcendant les clivages
partisans et religieux. Ce terrain encore peu labouré, à l’abri des contro-
verses 31, permet sans risque la parole politique. De façon significative, il
est le seul sur lequel l’association s’autorise encore à « dénoncer les
causes » et à pointer « la véritable origine du problème pour trouver la
solution 32 ».
Les premières actions concrètes ne débutent pourtant qu’en 1966, en
Inde (envoi de poudre de lait, riz et engrais), puis au Maroc (parrainage
d’une école), et restent éphémères. C’est finalement Madagascar, terre
d’une ancienne solidarité partisane, qui sert de laboratoire pour une
action de long terme. À partir de 1967, le Secours populaire y soutient la
« bataille pour l’instruction » de son vieux partenaire, le Comité de soli-
darité de Madagascar, puis accompagne son ouverture au développe-
ment agricole (construction de puits d’irrigation et de barrages, achat de
pompes, de charrues à traction animale et de tracteurs, de pulvérisateurs
et autres faucheuses à riz).
Comme pour l’humanitaire d’urgence, le véritable catalyseur est
cependant la médiatisation télévisuelle, via la dramatique découverte de
la sécheresse en Afrique noire au printemps 1973. Ignorante de la
région, l’association envoie des correspondants trouver des points de
chute sécurisés, s’assurer de la distribution et de la bonne utilisation des
31. Voir pour la période très contemporaine, mais la réflexion est applicable
aux années 1960-1970, Philippe Juhem, « La légitimation de la cause
humanitaire : un discours sans adversaires », Mots, 65, mars 2001.
32. La Défense, avril 1969.
09_II-BRODIEZ_Chap08.fm Page 165 Mercredi, 5. avril 2006 7:43 07
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fonds, faire des comptes rendus. Sa campagne est soutenue par le PCF.
Si les réponses immédiates sont de l’ordre de l’urgence, décision est
prise dès l’été d’entreprendre parallèlement une action de développe-
ment, pour « apporter aux populations des moyens techniques leur
permettant de faire face plus efficacement au fléau de la sécheresse 33. »
Chaque fédération entreprend ses propres parrainages : la Loire soutient
une communauté nomade du Niger, Paris un village du Sénégal… Les
collectes s’appuient sur l’action des jeunes et semblent avoir le vent en
poupe (initiatives dans les écoles, les lycées et les MJC ; organisation de
rencontres, conférences, collectes de lait, argent et médicaments). Le
bilan est rapidement conséquent : de mai 1973 à janvier 1974, 50
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tonnes sont acheminées vers les pays du Sahel, auxquelles s’ajoutent les
dons en argent. En juillet 1974, 25 puits ont été creusés, 10 hectares
d’arbres plantés, une maternité construite. En octobre 1974, 210 tonnes
de lait, farines lactées, vivres et médicaments ont été envoyés et
550 000 francs 34 consacrés à la construction de 37 puits. Il est surtout
encourageant : en 1974, un médecin dit être parvenu, grâce à l’aide des
comités du Secours populaire, à sauver 300 enfants.
La perduration de la sensibilisation télévisuelle encourage la systé-
matisation de cette aide, qui fait l’objet de campagnes régulières :
« Sahel 1975 » rapporte plus de neuf cent mille francs 35 traduits en deux
cent vingt tonnes de matériel, puis « Sahel 1976 »… Les jeunes sont
toujours les plus actifs, de la vente d’objets et l’assemblage de carrés de
tricots pour constituer des couvertures au lavage de voitures, vente de
crêpes et viennoiseries et autres animations sur les marchés. L’action se
concentre plus particulièrement sur quelques zones, pour lesquelles est
entreprise une action quasi complète destinée à « enclencher le cercle du
développement 36 » médical, agricole et scolaire : Léna, village de Haute
Volta, devient un laboratoire pour le passage de la houe à la culture
attelée, la construction de puits profonds en ciment, l’apprentissage de
la couture par les jeunes filles, le développement de l’éducation et de
l’hygiène, la construction de dispensaires.
En 1978, quatorze fédérations mènent des initiatives au Tchad, douze
en Haute Volta, trois au Sénégal, deux au Togo, une à Madagascar et
une au Niger. Cette campagne, qui a pris une importance considérable,
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000
n’a pourtant pas été sans réticences. En 1974, « certains sont persuadés
au Secours populaire qu’elle ne représente que quelques gouttes de
bienfaits dans un océan de malheur 37 ». De fait, elle n’ambitionne
qu’une action localisée et le sauvetage de quelques vies sur des millions
menacées. Sa réussite tient finalement à trois facteurs. D’abord, la mobi-
lisation de la jeunesse, qui entre massivement dans l’association suite à
Mai 1968. La très forte médiatisation ensuite : car « la connaissance de
la souffrance pointe vers l’obligation d’assistance 38 ». Enfin, le Secours
populaire se glisse dans le créneau laïque laissé vacant à gauche : rien
ne fait alors pendant à la mobilisation des organisations chrétiennes, le
parti socialiste ne possède aucune association de solidarité, les grandes
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organisations humanitaires sont naissantes et centrées sur l’urgence.
L’une des originalités du SPF, qu’il faudrait néanmoins confirmer par
des études approfondies sur d’autres associations, réside peut-être dans
l’iconographie utilisée. Qu’il s’agisse de campagnes d’urgence ou de
développement, les associations tendent à montrer des corps décharnés,
presque sans vie, recourant de façon prédominante à la « topique du
sentiment ». Le Secours populaire en use d’abord abondamment, à
l’instar des associations catholiques. Puis, à partir de 1974, apparaissent
non plus des corps symbolisant l’amont du don, mais l’aval : enfants
mangeant, le regard vif ; adultes travaillant au milieu des puits et des
bâtiments en dur. Cette nouvelle iconographie n’appartient à aucune des
trois topiques décrites par Luc Boltanski : bien que visant toujours à
susciter le don, elle ne montre plus la « souffrance à distance » et évite
l’image de sous-humanité (regards éteints, corps quasi réduits au sque-
lette). Au contraire de l’iconographie humanitaire hégémonique où,
« parce que son altérité la caractérise, la qualité humanitaire de la
victime joue comme le reflet inversé d’un Occident publicitaire 39 », le
Secours populaire représente des égaux (travail, sourire, corps charnus),
sans pour autant abolir une altérité visible dans le paysage ou la couleur
de la peau. Cette divergence importante pourrait renvoyer aux spécifi-
cités de deux cultures distinctes, bien qu’en convergence, l’une puisant
ses racines à l’aumône chrétienne, l’autre à la solidarité communiste.
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Entre droits de l’homme et humanitaire
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communiste dont il récuse le fonctionnement mais non encore inséré, en
dépit de ses tentatives, dans le pool caritatif –, il parvient avec le bateau
pour le Chili à la reconnaissance comme organisation humanitaire et à la
coopération avec les principales organisations, Caritas et CIMADE.
Les services des Renseignements généraux perçoivent pourtant
toujours les actions menées à l’étranger comme la preuve, sinon de la
persistance de son inféodation au PCF, du moins de sa mise au « service
de la propagande communiste 40 ». Or l’analyse montre qu’il n’y a plus
suivisme des directives du parti, mais autonomie de pensée et d’action.
Si l’organisation matricielle ne se prive certes pas de suggérer ou
d’inciter, et si elle soutient le plus souvent, elle n’a plus le pouvoir
d’imposer. Le fonctionnement classique du conglomérat se trouve de
facto remis en cause : il n’y a plus subordination explicite, mais
synergie et complémentarité. Lorsque le parti accepte cette répartition,
le fonctionnement est harmonieux (Proche-Orient, réfugiés bengalis,
Chili). Mais lorsque le Secours populaire est sommé de prendre des posi-
tions partisanes, il y a affrontement, voire défection (Viêtnam). Les
vicissitudes de ces relations doivent aussi à la conjoncture politique :
quand le parti est pressé sur sa gauche (tournant des années 1960-
1970), il ne peut accepter les résistances de son Secours populaire et
doit se retourner sur le Mouvement de la paix ; tandis qu’en période de
programme commun, les actions humanitaires de son organisation de
masse constituent un indéniable atout et une preuve supplémentaire de
son ouverture politique.