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Chapitre 8.

Entre droits de l'homme et humanitaire


Axelle Brodiez-Dolino
Dans Académique 2006, pages 151 à 167
Éditions Presses de Sciences Po
ISBN 9782724609859
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 24/10/2023 sur www.cairn.info via Université Lyon 3 (IP: 193.52.199.24)

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Chapitre 8

E N T R E D R O I T S D E L ’H O M M E
ET HUMANITAIRE
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À
la solidarité sociale et apolitique en France fait écho à
l’étranger un tournant humanitaire affiché, dans la lignée des
actions menées en Algérie. Il prend une double forme : déve-
loppementaliste, en réponse aux actions croissantes des organisations
catholiques 1, et urgentiste, catalysée par le conflit au Biafra. Derrière les
images neutralisées et fondées sur le pathos, fondamentales pour
comprendre son succès sociétal, l’humanitaire, « d’emblée doté d’une
ambivalence structurelle tenant à la place instable et difficile à établir à
la fois entre et contre des modes d’action caritatifs et politiques 2 », pose
pourtant fortement la question du rapport au politique. Car s’il reste,
jusqu’au début des années 1960, surtout marqué au sceau de l’apoli-
tisme et du caritatif, émerge progressivement une nouvelle génération
d’associations prônant, sous des modes divers, la dénonciation poli-
tique, dont les French doctors deviennent les hérauts/héros. Le position-
nement du Secours populaire, entre volonté de lisser son image et
filiation communiste toujours prégnante, constitue dès lors un prisme
opératoire pour comprendre l’évolution identitaire d’une association qui
cherche à se glisser dans un espace laissé vacant, entre solidarité
confessionnelle et parti communiste.

1. François Mabille, Approches de l’internationalisme catholique, Paris,


L’Harmattan, 2002 ; François Mabille, « L’action humanitaire comme registre
d’intervention de l’Église catholique sur la scène internationale : l’exemple du
CCFD », Genèses, 48, septembre 2002, p. 30-51.
2. Annie Collovald, L’Humanitaire ou le management des dévouements.
Enquête sur un militantisme de solidarité internationale en faveur du Tiers
Monde, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, p. 30.
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

Anticolonialisme et « antifascisme »
Si, dès la fin des années 1950, le Secours populaire commence à
fonder ses campagnes sur des positions apolitiques, deux fronts ouver-
tement politiques voire partisans, considérés comme de défense des
droits de l’homme, persistent : les luttes anticolonialiste et
« antifasciste » (en fait de solidarité aux communistes victimes des
dictatures espagnole, grecque et portugaise, considérées comme un tout
par le PCF). Au-delà d’une apparente continuité, s’opère cependant sur
le premier terrain une mutation des actions, de la dénonciation parti-
sane et de la solidarité juridique à une aide humanitaire.
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L a s o li d a r i t é e n ve r s le s l u t t e s a n t i c o lo n ia l e s
La solidarité aux (ex)colonies françaises reste très politique, mais ne
dépasse guère 1962. Dans les colonies portugaises, en revanche, la chro-
nologie indépendantiste est plus tardive, centrée sur les années 1965-
1974, et la solidarité du Secours populaire glisse rapidement vers
l’humanitaire. Il aide ainsi le PAIGC de Guinée, également soutenu par
Cuba et l’URSS, en envoyant médicaments, vêtements, lait, farines et
matériel d’alphabétisation. De même, à partir de 1961, en Angola pour
le MPLA, d’idéologie marxiste et soutenu par le bloc soviétique : alors
que domine d’abord la dénonciation de la répression anticommuniste, la
solidarité repose dès 1963-1965 sur l’envoi de médicaments ; les colis
sont remis au Corps des volontaires angolais d’assistance aux réfugiés
(CVAAR), décrit comme une organisation « philanthropique, d’aide
médico-sociale, apolitique », portant assistance aux blessés et procurant
une aide médico-prophylactique aux réfugiés des pays voisins. Pour-
tant, l’indépendance proclamée (juillet 1975) et le pays plongeant dans
la guerre civile, l’association envoie directement les médicaments au
MPLA.
Cette césure se retrouve dans la solidarité aux départements d’outre-
mer. Ainsi en Martinique, le Secours populaire soutient d’abord les
victimes de grèves (1961), puis combat les mesures discriminatoires
prises à l’encontre des dirigeants communistes (1962) et organise, à la
demande du PCF 3, la solidarité morale et juridique. Pourtant, lorsque la

3. Archives du communisme français, procès-verbal du secrétariat du CC du


PCF du 17 août 1961.
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Entre droits de l’homme et humanitaire

question martiniquaise rebondit en 1963, l’association refuse désormais


de participer aux mobilisations organisées par le PCF :

« Quand les Martiniquais ont été emprisonnés ici en France, je me


rappelle que le camarade du parti communiste qui s’occupait de ces
questions-là m’avait contacté, j’ai été le voir au comité central et j’ai
dit : “Non, à présent on ne fait plus de meetings pour la libération…”
– “Ah, si on ne peut plus rien demander au Secours populaire…” –
“Non, écoute, le problème pour nous, c’est que qui est-ce qu’il va y
avoir à ce meeting ? Il va y avoir le parti communiste, la CGT, le
PSU et le Secours populaire, ça ne va pas faire avancer les choses. Le
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Secours populaire, nous, notre rôle, c’est de voir comment on peut
aider les familles des emprisonnés martiniquais ; c’est ça notre ques-
tion. À présent il ne faut plus compter sur nous”. […]. Moi, dans ma
mémoire, la rupture ça a été [là]. Avant, on nous aurait demandé
n’importe quoi, on aurait prêté notre nom ; et là je sais que là ça a
été clair ; c’est là que [Élie] Mignot a dit : “Ben si on ne peut plus
rien demander au Secours populaire…” Et j’ai dit : “Écoute mon
vieux, à présent on a une direction, on commence à gamberger et
l’intérêt de tout le monde, c’est aussi l’intérêt du parti, c’est d’avoir
une grande organisation de solidarité ; c’est ça le problème 4”. »

« A n t i f a s c i s m e » : E s p a g n e , G r è c e , Po r t u g a l
En revanche, la solidarité « antifasciste » se poursuit en continuité
avec la période précédente, sans que soit visible ce tournant de 1963-
1965. Face à la répression franquiste, le Secours populaire s’insère plei-
nement dans la mobilisation communiste et répond aux impulsions du
PCF. Il agit régulièrement par l’envoi de motions au consulat d’Espagne
et à l’ONU pour l’amnistie, l’arrêt des tortures et le respect du droit
d’asile, la dénonciation des procès à huis clos, de la censure ou du
« supplice de la cage » infligé aux détenus, la revendication de l’accès
aux soins pour les détenus malades, etc. Il se mobilise lors des
répressions : pour tenter de sauver Julian Grimau, membre du comité
central du Parti communiste espagnol (novembre 1962-mai 1963) ;
contre l’exécution des six condamnés à mort de Burgos (fin 1970-début
1971), contre l’expulsion de France de Santiago Carillo (secrétaire
général du PCE, été 1971), pour une remise de peine à Narcisso Julian,

4. Entretien avec Claudius Chesne, 15 juin 2004.


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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

pour la mise en liberté de « Camacho et ses compagnons », pour sauver


Puig Antich. Lors des procès, des envois massifs de cartes visent à faire
pression, et des avocats sont délégués en observateurs. Des colis sont en
outre régulièrement transmis aux détenus et l’association collecte
chaque Noël pour financer le voyage d’enfants et de familles auprès du
père emprisonné.
Autre mobilisation enchâssée dans celle du conglomérat commu-
niste, celle en faveur de la « Grèce patriote ». Elle répond de même aux
vagues de directives du PCF et consiste principalement en dénonciation
de la répression, des conditions semble-t-il parfois inhumaines d’incar-
cération et des violations des libertés. Elle porte aussi sur les cas emblé-
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matiques, ainsi le « héros national » Manolis Glezos plusieurs fois
condamné et incarcéré. Outre l’organisation de meetings, soirées de
solidarité et délégations, l’association coopère sur le terrain avec
l’Association des familles des exilés et prisonniers politiques grecs,
basée à Athènes. L’engagement se réintensifie sous le « pouvoir des
colonels » (avril 1967), dictature soutenue par les États-Unis. Le SPF, à
qui la junte refuse toute action, parvient notamment à faire transiter des
colis de médicaments par le CICR, puis par quelques organisations
acceptant de servir de relais 5 ; un parrainage de familles d’emprisonnés
est parallèlement instauré. Se poursuivent parallèlement les envois de
cartes postales à l’ambassade et les délégations, contre les « tortures
physiques et morales » dont sont victimes les détenu(e)s ou les entraves
aux visites des prisonniers. Si Nana Mouskouri semble avoir au tout
début apporté son soutien, c’est surtout Mélina Mercouri qui fait office
« d’ambassadrice du peuple grec » ; le compositeur Mikis Théodorakis,
libéré début avril 1970, appuie lui aussi quelques campagnes. Une aide
morale et matérielle est également apportée en France aux exilés politi-
ques et l’association poursuit, au moins jusqu’en 1978, des démarches
pour l’amnistie aux citoyens grecs exilés à l’étranger et pour leur retour
au pays.
Le Portugal est également considéré comme dirigé par des
« fascistes ». Jusqu’en 1970, sévit en effet la dictature de Salazar, dont la
répression anticommuniste n’est pourtant d’abord dénoncée par le
Secours populaire que très sporadiquement. À partir de 1961, en
revanche, le Parti communiste portugais s’étant adressé au PCF,

5. Ainsi le Mouvement franco-hellénique pour une Grèce libre, le Comité


central des réfugiés politiques grecs ou le Comité Manolis Glezos (émanation
de la FIDH).
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Entre droits de l’homme et humanitaire

l’association dénonce les tortures exercées par la PIDE (police politique),


la répression, les conditions de détention dans les prisons et les
jugements ; elle se mobilise sur les cas de répression. Alors que pour
l’Angola la solidarité prend, dès 1965, un tour humanitaire, elle reste
ainsi pour le Portugal très politique. L’association soutient les opposants
politiques ayant émigré en France et vivant dans des conditions
précaires, et envoie des mandats aux familles.

Humanitaire urgentiste
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Le tournant humanitaire prend toute son ampleur dans la mobilisa-
tion en faveur du Viêtnam et se confirme à partir du Biafra, même s’il
reste le plus souvent au service de causes politiques.

L e V iê t n a m , p r e m i è r e m o bil i s a t i o n
s t r i c t e m e n t h u m a n it a i r e
L’attitude du PCF durant la guerre du Viêtnam s’articule en trois
temps 6. De 1963 à 1965, le parti est en situation de quasi-hégémonie
dans la campagne, a pour mot d’ordre « Paix au Viêtnam » et s’appuie
principalement sur le Mouvement de la paix. De 1966 à 1968, il est
contesté par les mouvements d’extrême gauche qui s’appuient sur un
mot d’ordre plus offensif, « FNL vaincra », et se trouve dès lors poussé à
intensifier son action et à politiser ses mots d’ordre. De 1967-1968 à
1973 enfin, cherchant à reconquérir l’hégémonie, il multiplie manifesta-
tions et meetings, lance des initiatives de grande envergure, se tourne
vers les intellectuels et les jeunes. En comparaison, la chronologie du
Secours populaire apparaît décalée, très linéaire et peu dense ; contrai-
rement à la guerre d’Algérie, sa mobilisation reste modérée. Surtout,
ayant depuis dix ans progressivement déterminé sa propre ligne
d’action, il refuse pour la première fois de plier aux sollicitations du PCF
et affirme une identité strictement humanitaire.
Dès juin 1964, le PCF demande à ses organisations de mener
campagne pour la fin de l’intervention américaine au Viêtnam ; l’UFF,
la JC et les fédérations CGT répondent à la directive, et le Mouvement
de la paix, réactivé, se voit confier un rôle prépondérant. Début

6. Marc Lazar, « Le Parti communiste français et l’action de solidarité avec le


Viêtnam », dans Christopher Goscha et Maurice Vaisse (dir.), La Guerre du
Viêtnam et l’Europe, 1963-1973, Bruxelles, Bruylant, 2003.
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

avril 1965, le parti accroît la mobilisation, se déclarant même fin mai


prêt à envoyer des troupes de volontaires. La multiplication d’initiatives
reste cependant toujours boudée par le Secours populaire, qui regarde
d’un autre côté et vise à « rechercher avec toutes les associations de
solidarité et de charité les moyens pour soulager les innocentes victimes
de ce terrible fléau, pour faire aboutir les démarches » – il songe plus
particulièrement, mais sans succès, au Secours catholique, à la Croix-
Rouge, à la CIMADE et à l’Armée du Salut.
Sa première mobilisation concrète date finalement de début
juillet 1965. Complétant et/ou concurrençant la collecte communiste de
médicaments, il ouvre une « grande souscription nationale
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humanitaire » pour l’achat d’ambulances « qui permettront de secourir
des femmes et des enfants viêtnamiens 7 » : laissant à d’autres la cause
des combattants, l’association vient en aide aux civils. De façon révéla-
trice, le PCF n’évoquera jamais dans ses directives cette initiative
durable, alors qu’il soutient toujours fortement le Mouvement de la
paix. Plus encore, il oriente ce dernier, jusqu’alors centré sur l’organisa-
tion de manifestations et de pétitions, vers des actions à caractère
médical voire humanitaire (collecte de médicaments, centralisation de
l’organisation du « comité de paix des médecins »). Deux organisations
de masse et un comité ad hoc mènent donc concomitamment des
actions similaires, avec cependant une différence fondamentale : alors
que le Mouvement de la paix relaie les revendications politiques du PCF
(« contre l’impérialisme américain », pour « l’entière solidarité au peuple
viêtnamien dans sa lutte pour l’indépendance nationale et l’unité du
pays 8 »), le Secours populaire refuse catégoriquement de prendre
position et de stigmatiser un quelconque responsable.
Jusqu’au bout, l’association s’en tient à cette ligne. De la mi-1965 à
la fin 1967, l’essentiel de son action consiste en envoi d’une quinzaine
d’ambulances à la Croix-Rouge nord-viêtnamienne, qui deviennent son
« emblème 9 ». Elle fait en outre envoyer des antibiotiques, du plasma
sanguin, du matériel chirurgical et des médicaments. Dans cette action
strictement humanitaire, par la forme comme par le fond, le Secours
populaire, qui vient d’adhérer à l’UNIOPSS, délaisse le conglomérat
communiste et retente, début 1967, le lancement d’un appel commun

7. La Défense, juillet 1965.


8. Archives du communisme français, compte rendu du comité central des 23-
24 septembre 1965, rapport de Raymond Guyot sur la situation au Viêtnam et
la lutte pour la paix.
9. La Défense, mars 1968.
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Entre droits de l’homme et humanitaire

avec la Croix-Rouge, le Secours catholique et la CIMADE pour aider les


populations civiles du Viêtnam. Mais l’entreprise échoue à nouveau,
seule la CIMADE acceptant la proposition. L’association ne s’autorise
qu’une rhétorique dénuée de positionnement partisan, reposant sur la
réactivation du champ sémantique du « drame de conscience » – le
conflit étant lui-même souvent qualifié de « drame » ou de « tragédie ».
L’invocation de la « complexité » de la situation sonne comme une
opposition à la vision binaire présentée par le PCF. Le SPF ne prend
jamais explicitement position pour l’un ou l’autre camp, mais « pour la
paix » ; il se revendique comme une « œuvre humanitaire » au chevet
« des innocentes victimes, femmes, vieillards, enfants ».
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Il accepte néanmoins de participer à l’opération « Un bateau pour le
Viêtnam », lancée par le PCF fin octobre 1967 et comprenant trente-six
organisations appartenant toutes, sauf six 10, au conglomérat. Mais il ne
cache pas ses réticences face au texte de l’appel, qui affirme le soutien
au « peuple viêtnamien dans sa lutte héroïque pour l’indépendance de
son pays, la liberté et la paix », alors que l’association refuse toute prise
de position sur l’issue politique souhaitable du conflit. Le bilan du
Secours populaire représente in fine une part importante du tonnage
comme des sommes collectées 11. Les campagnes deviennent ensuite
moins soutenues, l’association développant ses actions sur d’autres
fronts et ne participant à aucune des mobilisations politiques
orchestrées par le parti.
La guerre du Viêtnam voit donc une scission ouverte du conglo-
mérat. D’un côté le PCF, le Mouvement de la paix, l’UFF, la CGT et la JC
tiennent un discours fortement politisé, mais peinent à s’élargir ; de
l’autre, le Secours populaire refuse toute prise de position politique et
suscite au PCF une incompréhension accompagnée de tensions :

« Ça m’a valu quelques difficultés avec mes responsables 12, parce


qu’ils disaient : “tu ne fais rien, t’es neutre”. Je disais : “Non, je suis

10. Christianisme social, la CIMADE, les Étudiants socialistes unifiés, le PSU,


le Parti de la jeune République et Témoignage chrétien.
11. 430 000 francs en espèces et 780 000 francs en marchandises, soit un
total de 1,21 millions de francs (l’équivalent de 1,173 millions d’euros). À
titre de comparaison, le PCF a collecté pour 2,16 millions de francs, le Mouve-
ment de la paix pour 465 750 francs, la JC pour 230 150 francs, l’association
médicale franco-viêtnamienne pour 23 500 francs, la CIMADE pour
50 000 francs et la LDH pour 2 866 francs (L’Humanité, 24 février 1968).
12. On notera ce terme, par lequel Julien Lauprêtre désigne les dirigeants du
PCF.
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pas neutre ! Je ne donne pas à la Croix-Rouge américaine, je donne


à la Croix-Rouge nord-viêtnamienne !” On avait trouvé cette forme
humanitaire : au lieu d’envoyer de l’argent, envoyer des ambulances
pour le Viêtnam. Ça m’a valu aussi de grandes difficultés avec
l’ambassade viêtnamienne à Paris. La première fois qu’on a amené
une ambulance […] on avait invité la presse – il y avait la télévision
américaine, d’ailleurs, qui était là – pour la remise des clés. Et j’avais
reçu l’ambassadeur du Viêtnam avant, je lui avais expliqué ce
qu’était le Secours populaire et il m’avait dit : “Oui, oui, c’est bien”.
Moi je fais tout mon jeu sur le caractère humanitaire de notre
démarche : l’ambulance, ça représentait la vie, sauver des vies
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humaines. Et lui, l’ambassadeur, il intervient derrière en disant :
“bon, c’est bien, je remercie le Secours populaire, c’est bien de nous
donner des ambulances, mais ce dont on a besoin, c’est des armes”.
Il a mis tout mon truc en l’air 13… »

Se greffe ici, outre la divergence de fond sur ce que doit être une
organisation de masse – autonome et large, ou strictement suiveuse poli-
tiquement –, la concurrence conjoncturelle des « éléments gauchistes »,
qui tentent « d’exploiter contre le parti communiste la cause viêtna-
mienne, et de contester au parti sa place dans la lutte pour la solidarité
au Viêtnam 14. » Poussé à prendre des positions moins timorées, le PCF
doit donc, sur les refus de son Secours populaire, miser sur le Mouve-
ment de la paix et les comités ad hoc, y compris pour les actions
humanitaires.
Un épisode politique vient pourtant perturber la campagne stricte-
ment humanitaire du Secours populaire, « l’affaire Debris et Menras ».
Deux jeunes français coopérants au Viêtnam déploient, au printemps
1971, le drapeau du FNL sur un monument public de Saïgon, en solida-
rité avec la résistance armée et pour faire diversion durant une opéra-
tion de distribution de tracts. Arrêtés, ils sont condamnés à la prison par
le tribunal militaire de Saïgon. Gilbert Avril, secrétaire (communiste) de
la fédération du Secours populaire du Nord, demande alors la mobilisa-
tion de l’association. La cause est cependant peu orthodoxe eu égard à
la ligne refusant de prendre position sur le bien-fondé de la guerre, et la
fédération du Nord orchestre d’abord seule la campagne, obtenant

13. Entretien avec Julien Lauprêtre du 20 août 2002.


14. Archives du communisme français, procès-verbal du secrétariat du CC du
PCF du 19 décembre 1967.
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Entre droits de l’homme et humanitaire

l’appui du consulat de France et du ministère des Affaires étrangères. La


rhétorique reste apolitique : « sans prendre position », mais « en consi-
dérant le caractère humain » de l’affaire, les « bonnes volontés » sont
invitées à signer la pétition. Ce n’est que dans un second temps que
l’association nationale accepte de cautionner la campagne ; celle-ci
perdure après la libération des coopérants et avec le soutien du PCF,
contre les conditions de détention à Saïgon, les viols et les tortures, et
pour la libération des détenus.
La solidarité humanitaire du SPF en faveur du Viêtnam se poursuit
après le cessez-le-feu, avec désormais le soutien du parti. Aux secours
d’urgence succèdent des parrainages d’enfants devenus sourds ou aveu-
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gles, et des aides à la reconstruction (envoi de semences, de matériel
scolaire et médical). L’association aide en outre, avec France terre
d’asile, les réfugiés cambodgiens et viêtnamiens en France.

B i a f r a : u n c o n f l i t r e f o n d a t e u r p o u r l’ h u m a n i t a i r e
Contrairement à la majorité des conflits de la période, celui du Biafra
représente une lutte interne dépourvue d’enjeux de guerre froide. C’est
aussi le premier conflit « moderne » où la télévision, qui gagne à vitesse
accélérée les foyers européens, joue un rôle fondamental dans la
« topique du sentiment ». Suivant la chronologie générale, le Secours
populaire ne réagit qu’à partir de juin 1968, quand arrivent dans les
foyers les premières images d’enfants décharnés, « les plus fortes depuis
l’ouverture des camps nazis 15 ». Son appel de juillet en faveur des
enfants biafrais est soutenu par le PCF et l’action s’intensifie début
septembre, toujours fondée sur la « brutalité » des reportages
télévisuels : « Voir sous ses yeux des petits enfants poursuivis, massa-
crés comme des bêtes féroces, des files de réfugiés épuisés le long des
routes, et le regard insoutenable d’enfants, presque encore des bébés et
déjà des vieillards… 16. » Comme les autres, il reste pris au piège de ce
conflit interne et contraint d’aider de façon équilibrée les deux parties,
Croix-Rouge du Gabon (biafrais) et du Nigeria (populations fédérales).
Les actions semblent baisser en intensité en 1969 et se terminent avec
l’effondrement du Biafra en janvier 1970.

15. Alain Destexhe, L’Humanitaire impossible…, op. cit.


16. La Défense, octobre 1968.
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

Le Seco urs populaire, fé dérateur de la gauche


au che ve t des c auses h um anit aires : Ben gale e t Ch ili
Par ses conséquences, le Biafra bouleverse l’humanitaire. L’éthique
de la Croix-Rouge est concurrencée par celle des French doctors, et
l’absolu silence par la légitime dénonciation. Cette évolution majeure
semble se traduire, au Secours populaire, par des appétences à allier
plus ouvertement action humanitaire et cause politique.
Lors de la crise bengalie, le SPF est déjà sur place, venant d’apporter
son aide aux victimes des violentes inondations puis du cyclone au
Pakistan oriental. Quand, en mars 1971, neuf millions de réfugiés
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affluent vers l’Inde, il est l’un des premiers organismes à prodiguer son
aide dans les camps. Sa vaste campagne « pour sauver les enfants réfu-
giés bengalis » est soutenue par le PCF et les organisations de masse, mais
aussi par la Croix-Rouge française, la LDH, la CFDT, la Ligue de l’ensei-
gnement, le Comité français contre la faim, les Associations familiales
protestantes, Peuple et culture, la Confédération syndicale des Familles,
le SNI, la FEN ou encore Témoignage chrétien… Ainsi, alors qu’en France
la mobilisation reste « marginale 17 », il est l’une des rares associations à
intervenir, fédérant les dons des organisations de gauche, voire de quel-
ques neutres et de droite. Comme pour le Biafra, la rhétorique insiste sur
les insupportables images télévisuelles et « les insoutenables regards des
enfants qui vont mourir et ne comprennent pas 18. »
Si la mobilisation française est autrement plus vaste en faveur du
Chili démocratique, le Secours populaire conserve ce rôle fédérateur et
acquiert de surcroît, contrairement au Viêtnam, un rôle de leader incon-
testé au sein du conglomérat. S’insérant dans le concert unanime de
protestations, il met sous le boisseau sa rhétorique depuis dix ans
euphémisée et adopte des propos aussi virulents que politiquement
dénonciateurs. Jusqu’à la fin des années 1970, seront dénoncés les
tortures, les exécutions sommaires et l’état de la répression, parallèle-
ment aux démarches faites auprès du ministère des Affaires étrangères,
de l’ONU, du HCR et du CICR. La solidarité matérielle est organisée dès
les débuts, mais indépendamment du PCF qui fédère pourtant derrière

17. Rony Brauman, L’Action humanitaire, op. cit., p. 63.


18. La Défense, novembre 1971.
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Entre droits de l’homme et humanitaire

ses mots d’ordre politiques dix-huit organisations d’une gauche large 19 ;


des fonds sont remis au Comité de coordination des mouvements de
solidarité en faveur du Chili 20 pour l’achat de vêtements et de couver-
tures, et des démarches entreprises auprès du CICR pour l’acheminement
de colis et de mandats dans les prisons et les camps. Une aide est égale-
ment prodiguée en France aux réfugiés politiques, avec l’aide de la
CIMADE et/ou de municipalités.
C’est cependant surtout par la préparation d’un nouveau bateau que
s’illustre le Secours populaire. Sollicité à l’été 1975 par les Chiliens du
bureau international des syndicats pour faire acheminer le produit de la
solidarité internationale, il rassemble les collectes du conglomérat, mais
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aussi, pour la première fois, d’une majorité d’organisations non commu-
nistes 21 et de dix-sept pays étrangers 22. En valeur comme en volume, la
cargaison constitue sa plus vaste initiative : 800 m3 partent du Havre mi-
décembre et arrivent à Valparaiso fin janvier. Le produit devait être récep-
tionné par le Comité de coopération pour la paix au Chili 23, organisme créé
par un évêque auxiliaire de Santiago, mais dans l’intervalle dissous par le
gouvernement Pinochet. Lui-même interdit par la junte, le Secours popu-
laire doit donc doublement user de subterfuge et, via Léon Dujardin, prêtre

19. Voir en particulier L’Humanité des 12 septembre 1973, 15 septembre


1973, 20 septembre 1973 et 27 septembre 1973 : PCF, PS, MRG, PSU,
Objectif socialiste, CGT, CFDT, FEN, UNEF, Union des grandes écoles, Jeunesse
socialiste, UNCAL, Jeunes radicaux de gauche, Jeunes de la CGT et de la
CFDT, JOC, Mouvement des jeunesses communistes. La 18e serait la JOCF (20
septembre) ou la LDH (15 septembre). On notera en tout cas l’absence du
Mouvement de la paix.
20. Ce comité regroupe diverses tendances politiques, syndicales et religieuses,
dont l’action consiste à aider les réfugiés chiliens en Argentine, à lutter contre
les exécutions sommaires et les tortures, à organiser la défense juridique et la
solidarité aux emprisonnés du Chili.
21. Francs et franches camarades, Entraide sociale, Témoignage chrétien,
Union des jeunes pour le progrès, CFDT, Ligue des droits de l’homme, Ligue de
l’enseignement, JOC, Peuple et culture, Fédérations départementales des asso-
ciations de familles du parti socialiste, Comité de vigilance et d’action pour la
protection de l’enfance malheureuse, Association protestante familiale, Mouve-
ment des radicaux de gauche, Fédération national des malades, infirmes et
paralysés, etc. (La Défense, novembre 1975).
22. La Finlande, la Suède, la RFA, l’Algérie, la Suisse, l’Autriche, le Dane-
mark, les États-Unis, l’Autriche, ainsi que des pays d’Amérique latine du bloc
de l’Est : l’URSS, la Tchécoslovaquie, la RDA, la Yougoslavie, la Hongrie, la
Roumanie, la Bulgarie, la Pologne.
23. Les actions du Comité de coopération consistent en prestations médicales
pour des personnes exclues des services de santé dans le cadre de policliniques,
assistance juridique, organisation de cantines pour enfants et aide à la créa-
tion d’entreprises.
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

et secrétaire national, recourt à l’aide du Vatican, seules les Caritas possé-


dant la capacité logistique et des autorisations. Les colis sont finalement
acheminés au nom de la Caritas allemande et le contenu réparti entre les
Caritas locales et le Vicariat de la solidarité 24.
Jusqu’à la fin des années 1970, l’action se poursuit en faveur de la
Caritas chilienne, qui ravitaille des cantines populaires, et du Vicariat de
la solidarité, qui mène des actions de défense des droits, contre la dénu-
trition des enfants et de lutte contre le chômage (création de coopéra-
tives et d’ateliers de travail artisanal). Apparaissent des formes
précurseurs dans le « marketing de solidarité » : pour entretenir une
solidarité dont la nécessité s’estompe dans l’opinion, le Secours popu-
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laire décide, à l’automne 1977, de produire un disque au bénéfice des
cantines populaires, parrainé par Michel Piccoli 25, qui permet en un an
de financer un million de repas. Il entreprend également la vente de
produits artisanaux fabriqués par les femmes des cantines populaires
(colliers, arpilleras).

U n e s o li d ar it é i s o l é e :
l e P r o c h e -O r ie n t p a l e st i n ie n
Au-delà de l’image lissée par le Biafra ou au chevet des causes
consensuelles à gauche, le Secours populaire développe parallèlement
des actions humanitaires plus strictement confinées au monde commu-
niste et, contrairement au Viêtnam, avec le franc soutien du PCF. Ainsi
au Proche-Orient suite à la guerre des Six Jours, en faveur des réfugiés
de Palestine et de Syrie ; mais les vêtements et médicaments sont remis
à la Croix-Rouge libanaise et la rhétorique reste humanitaire, s’atta-
chant exclusivement aux « dizaines de milliers de réfugiés, blessés,
femmes, enfants, vieillards innocents ». Lorsque les combats reprennent,
à l’automne 1970, cette fois entre Arabes, l’association collecte toujours
« pour les victimes civiles de Jordanie », avec le soutien du parti ; les
dons sont cependant désormais remis au Croissant Rouge palestinien,
créé par l’OLP pour être l’association-sœur du Secours populaire26. La
solidarité se reporte ensuite sur les réfugiés palestiniens du Sud-Liban,

24. Reconstitution sous un nouveau nom du Comité de coopération dissous.


25. Le disque sort le 20 décembre, avec des chansons de Georges Brassens,
Julien Clerc, Jean Ferrat, Juliette Gréco, Maxime Le Forestier, Colette Magny,
Yves Montand, Mouloudji, Georges Moustaki, Serge Reggiani, Francesca
Solleville et Anne Sylvestre.
26. Entretien avec Claudius Chesne, 15 juin 2004.
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Entre droits de l’homme et humanitaire

nouvel épicentre du conflit, et le SPF gagne en juin 1974 une nouvelle


association-sœur, baptisée « Secours populaire libanais » (SPL) en
remerciement de son soutien. La création du SPL catalyse l’engagement
dans la région, et les envois de médicaments et de fonds pour la cons-
truction d’hôpitaux se multiplient au fil de la dégradation de la situa-
tion. Dans la continuité de la ligne décidée depuis le début des années
1960, il ne s’associe plus aux manifestations du conglomérat. Ainsi, fin
1976, lors du bateau organisé par le Mouvement de la paix, il refuse de
signer un appel « comportant des prises de position de caractère
politique », alors que l’association de solidarité « rassemble dans un but
humanitaire des hommes et des femmes de toutes opinions, de toutes
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confessions 27 ». Il accepte néanmoins de faire charger sa contribution.

Humanitaire et concurrence
face aux catholiques
L’aide au développement participe au Secours populaire de logiques
similaires à l’humanitaire urgentiste, mais se veut en outre une concur-
rence aux organisations catholiques sur leur propre terrain. Il s’agit
donc d’une contre-réaction, la lutte contre la faim étant elle-même
apparue au début des années 1950 dans le monde catholique pour
contrer l’influence du communisme 28. Suite à la campagne de la FAO en
faveur des pays sous-développés (1960-1965), les organisations catholi-
ques créent, avec le soutien du pape Jean XXIII, le Comité catholique
contre la faim (CCCF, juin 1961) 29. Celui-ci répond au double souci de
ne pas perdre les « peuples prolétaires » et de lutter contre la marginali-
sation de l’Église catholique dans la société 30. Occupant rapidement
l’espace délaissé dans le champ du temporel, il devient permanent en
1966 sous le nom de Comité catholique contre la faim et pour le déve-
loppement (CCFD). Le monde communiste reste, quant à lui, presque
totalement insensible à la question : sa solidarité au Tiers Monde se

27. La Défense, décembre 1976.


28. François Mabille, Approches de l’internationalisme catholique, Paris,
L’Harmattan, 2001.
29. Le CCCF comporte une quinzaine d’organisations catholiques membres,
mais c’est le Secours catholique, qui possède la plus forte capacité logistique,
qui organise l’aide matérielle.
30. François Mabille, « L’action humanitaire comme registre d’intervention de
l’Église catholique sur la scène internationale : l’exemple du CCFD », Genèses,
48, septembre 2002, p. 30-51.
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

veut directement politique, par des soutiens financiers, diplomatiques et


en armement. On ne note que l’aide apportée aux réfugiés d’Algérie
(1960-1964), dans une optique oscillant entre urgence et développe-
ment. Ainsi, alors que le Secours populaire est à un tournant dans son
appréhension de la solidarité, le prisme de l’aide au développement
s’avère aussi opératoire que l’humanitaire d’urgence pour comprendre
ses mutations identitaires.
La première trace de préoccupation pour la question date de
décembre 1959, mais reste éphémère et le thème ne ressurgit véritable-
ment qu’en 1964. La faim dans le monde est analysée autant comme
une perversion du système capitaliste que comme un fruit de la coloni-
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sation et du néocolonialisme, appelant des réponses d’ordre politique : à
l’heure où l’association cherche des échappatoires au positionnement
partisan et une redéfinition de son rôle, l’aide au développement est
perçue comme un mode nouveau d’action, transcendant les clivages
partisans et religieux. Ce terrain encore peu labouré, à l’abri des contro-
verses 31, permet sans risque la parole politique. De façon significative, il
est le seul sur lequel l’association s’autorise encore à « dénoncer les
causes » et à pointer « la véritable origine du problème pour trouver la
solution 32 ».
Les premières actions concrètes ne débutent pourtant qu’en 1966, en
Inde (envoi de poudre de lait, riz et engrais), puis au Maroc (parrainage
d’une école), et restent éphémères. C’est finalement Madagascar, terre
d’une ancienne solidarité partisane, qui sert de laboratoire pour une
action de long terme. À partir de 1967, le Secours populaire y soutient la
« bataille pour l’instruction » de son vieux partenaire, le Comité de soli-
darité de Madagascar, puis accompagne son ouverture au développe-
ment agricole (construction de puits d’irrigation et de barrages, achat de
pompes, de charrues à traction animale et de tracteurs, de pulvérisateurs
et autres faucheuses à riz).
Comme pour l’humanitaire d’urgence, le véritable catalyseur est
cependant la médiatisation télévisuelle, via la dramatique découverte de
la sécheresse en Afrique noire au printemps 1973. Ignorante de la
région, l’association envoie des correspondants trouver des points de
chute sécurisés, s’assurer de la distribution et de la bonne utilisation des

31. Voir pour la période très contemporaine, mais la réflexion est applicable
aux années 1960-1970, Philippe Juhem, « La légitimation de la cause
humanitaire : un discours sans adversaires », Mots, 65, mars 2001.
32. La Défense, avril 1969.
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165
Entre droits de l’homme et humanitaire

fonds, faire des comptes rendus. Sa campagne est soutenue par le PCF.
Si les réponses immédiates sont de l’ordre de l’urgence, décision est
prise dès l’été d’entreprendre parallèlement une action de développe-
ment, pour « apporter aux populations des moyens techniques leur
permettant de faire face plus efficacement au fléau de la sécheresse 33. »
Chaque fédération entreprend ses propres parrainages : la Loire soutient
une communauté nomade du Niger, Paris un village du Sénégal… Les
collectes s’appuient sur l’action des jeunes et semblent avoir le vent en
poupe (initiatives dans les écoles, les lycées et les MJC ; organisation de
rencontres, conférences, collectes de lait, argent et médicaments). Le
bilan est rapidement conséquent : de mai 1973 à janvier 1974, 50
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tonnes sont acheminées vers les pays du Sahel, auxquelles s’ajoutent les
dons en argent. En juillet 1974, 25 puits ont été creusés, 10 hectares
d’arbres plantés, une maternité construite. En octobre 1974, 210 tonnes
de lait, farines lactées, vivres et médicaments ont été envoyés et
550 000 francs 34 consacrés à la construction de 37 puits. Il est surtout
encourageant : en 1974, un médecin dit être parvenu, grâce à l’aide des
comités du Secours populaire, à sauver 300 enfants.
La perduration de la sensibilisation télévisuelle encourage la systé-
matisation de cette aide, qui fait l’objet de campagnes régulières :
« Sahel 1975 » rapporte plus de neuf cent mille francs 35 traduits en deux
cent vingt tonnes de matériel, puis « Sahel 1976 »… Les jeunes sont
toujours les plus actifs, de la vente d’objets et l’assemblage de carrés de
tricots pour constituer des couvertures au lavage de voitures, vente de
crêpes et viennoiseries et autres animations sur les marchés. L’action se
concentre plus particulièrement sur quelques zones, pour lesquelles est
entreprise une action quasi complète destinée à « enclencher le cercle du
développement 36 » médical, agricole et scolaire : Léna, village de Haute
Volta, devient un laboratoire pour le passage de la houe à la culture
attelée, la construction de puits profonds en ciment, l’apprentissage de
la couture par les jeunes filles, le développement de l’éducation et de
l’hygiène, la construction de dispensaires.
En 1978, quatorze fédérations mènent des initiatives au Tchad, douze
en Haute Volta, trois au Sénégal, deux au Togo, une à Madagascar et
une au Niger. Cette campagne, qui a pris une importance considérable,

33. La Défense, septembre 1973.


34. Soit l’équivalent de 341 600 euros.
35. Soit l’équivalent de 500 100 euros.
36. La Défense, novembre 1976.
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LE SECOURS POPULAIRE FRANÇAIS, 1945-2000

n’a pourtant pas été sans réticences. En 1974, « certains sont persuadés
au Secours populaire qu’elle ne représente que quelques gouttes de
bienfaits dans un océan de malheur 37 ». De fait, elle n’ambitionne
qu’une action localisée et le sauvetage de quelques vies sur des millions
menacées. Sa réussite tient finalement à trois facteurs. D’abord, la mobi-
lisation de la jeunesse, qui entre massivement dans l’association suite à
Mai 1968. La très forte médiatisation ensuite : car « la connaissance de
la souffrance pointe vers l’obligation d’assistance 38 ». Enfin, le Secours
populaire se glisse dans le créneau laïque laissé vacant à gauche : rien
ne fait alors pendant à la mobilisation des organisations chrétiennes, le
parti socialiste ne possède aucune association de solidarité, les grandes
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organisations humanitaires sont naissantes et centrées sur l’urgence.
L’une des originalités du SPF, qu’il faudrait néanmoins confirmer par
des études approfondies sur d’autres associations, réside peut-être dans
l’iconographie utilisée. Qu’il s’agisse de campagnes d’urgence ou de
développement, les associations tendent à montrer des corps décharnés,
presque sans vie, recourant de façon prédominante à la « topique du
sentiment ». Le Secours populaire en use d’abord abondamment, à
l’instar des associations catholiques. Puis, à partir de 1974, apparaissent
non plus des corps symbolisant l’amont du don, mais l’aval : enfants
mangeant, le regard vif ; adultes travaillant au milieu des puits et des
bâtiments en dur. Cette nouvelle iconographie n’appartient à aucune des
trois topiques décrites par Luc Boltanski : bien que visant toujours à
susciter le don, elle ne montre plus la « souffrance à distance » et évite
l’image de sous-humanité (regards éteints, corps quasi réduits au sque-
lette). Au contraire de l’iconographie humanitaire hégémonique où,
« parce que son altérité la caractérise, la qualité humanitaire de la
victime joue comme le reflet inversé d’un Occident publicitaire 39 », le
Secours populaire représente des égaux (travail, sourire, corps charnus),
sans pour autant abolir une altérité visible dans le paysage ou la couleur
de la peau. Cette divergence importante pourrait renvoyer aux spécifi-
cités de deux cultures distinctes, bien qu’en convergence, l’une puisant
ses racines à l’aumône chrétienne, l’autre à la solidarité communiste.

37. La Défense, février 1974.


38. Luc Boltanski, La Souffrance à distance, op. cit., p. 38.
39. Philippe Mesnard, La Victime écran. La représentation humanitaire en
question, Paris, Textuel, 2002.
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167
Entre droits de l’homme et humanitaire

Le Secours populaire opère donc un processus de glissement du


partisan à l’humanitaire, dont la défense des droits de l’homme peut
constituer le pivot. S’il continue, jusqu’au milieu des années 1970, à
prendre des positions très politisées dans le cas de la lutte « antifasciste »,
qui transcende peu le monde communiste, il s’en tient, pour les campa-
gnes à forte visibilité, à une action exclusivement humanitaire. S’éloi-
gnant sinon dans la pratique, du moins dans le discours, du
conglomérat, il se rapproche corrélativement des organisations catholi-
ques dans une optique duale, indissociablement de concurrence et de
complémentarité, qui participe pleinement de sa stratégie de mutation
d’image. Jusqu’au Viêtnam au milieu du gué – sorti d’un conglomérat
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communiste dont il récuse le fonctionnement mais non encore inséré, en
dépit de ses tentatives, dans le pool caritatif –, il parvient avec le bateau
pour le Chili à la reconnaissance comme organisation humanitaire et à la
coopération avec les principales organisations, Caritas et CIMADE.
Les services des Renseignements généraux perçoivent pourtant
toujours les actions menées à l’étranger comme la preuve, sinon de la
persistance de son inféodation au PCF, du moins de sa mise au « service
de la propagande communiste 40 ». Or l’analyse montre qu’il n’y a plus
suivisme des directives du parti, mais autonomie de pensée et d’action.
Si l’organisation matricielle ne se prive certes pas de suggérer ou
d’inciter, et si elle soutient le plus souvent, elle n’a plus le pouvoir
d’imposer. Le fonctionnement classique du conglomérat se trouve de
facto remis en cause : il n’y a plus subordination explicite, mais
synergie et complémentarité. Lorsque le parti accepte cette répartition,
le fonctionnement est harmonieux (Proche-Orient, réfugiés bengalis,
Chili). Mais lorsque le Secours populaire est sommé de prendre des posi-
tions partisanes, il y a affrontement, voire défection (Viêtnam). Les
vicissitudes de ces relations doivent aussi à la conjoncture politique :
quand le parti est pressé sur sa gauche (tournant des années 1960-
1970), il ne peut accepter les résistances de son Secours populaire et
doit se retourner sur le Mouvement de la paix ; tandis qu’en période de
programme commun, les actions humanitaires de son organisation de
masse constituent un indéniable atout et une preuve supplémentaire de
son ouverture politique.

40. Fontainebleau, CAC, archives du ministère de l’Intérieur, service des


Renseignements généraux, 1982 0299, bulletin quotidien du 26 janvier 1967.

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