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Chapitre 3 / L’historisme comme nouvelle philosophie de

l’histoire
Retour sur le projet diltheyen
Servanne Jollivet
Dans Académique 2015, pages 59 à 78
Éditions Presses de Sciences Po
ISBN 9782724616606
DOI 10.3917/scpo.escud.2015.01.0059
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 12/01/2024 sur www.cairn.info via Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (IP: 194.214.29.29)

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Chapitre 3 / L'HISTORISME
COMME NOUVELLE PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE
RETOUR SUR LE PROJET DILTHEYEN
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Servanne Jollivet

Loin d’être une forme tardive et galvaudée de la philosophie de l’histoire


de Hegel, l’historisme de Dilthey est né du besoin de s’affranchir des postulats
encore théologiques des métaphysiques de l’histoire, et de poser les fondements
d’une nouvelle réflexivité susceptible de penser l’histoire en la soustrayant à
toute ambition spéculative. C’est donc davantage comme un renouvellement de
la philosophie de l’histoire qu’il faut l’entendre ; une philosophie qui, refusant
toute position de surplomb, n’entend pas renoncer pour autant à penser le sens
de l’histoire, ni à présupposer son unité et sa cohérence intrinsèque.
Mots clés : historicisme – historicité – réflexivité – expérience – démarche
génétique ou archéologique

D
ès que l’on parle d’historisme* ou de philosophie de l’histoire,
les amalgames sont légion. Fréquemment réduite à son accep-
tion hégélienne, figure la plus aboutie incarnant les prétentions
spéculatives, téléologiques et totalisantes de la philosophie sur le ter-
rain de l’histoire, la philosophie de l’histoire n’a pourtant cessé de se
décliner au pluriel, souvent en réaction au modèle hégélien. Loin d’en
être une forme tardive et galvaudée, l’historisme est lui-même né du
besoin de s’affranchir des postulats encore théologiques des métaphy-
siques de l’histoire et de poser les fondements d’une nouvelle réflexi-
vité qui soit susceptible de penser l’histoire en la soustrayant à toute
ambition spéculative1. C’est donc davantage comme un renouvelle-
ment de la philosophie de l’histoire qu’il faut l’entendre, philosophie
qui, si elle refuse toute position de surplomb, n’entend pas renoncer

1. Nous nous permettons, ici, de renvoyer à notre ouvrage L’Historicisme en


question. Généalogie, débats et réception (1800-1930), Paris, Honoré
Champion, 2013.
60
HISTOIRES UNIVERSELLES ET PHILOSOPHIES DE L'HISTOIRE

pour autant à penser le sens de l’histoire, ni à présupposer son unité


et sa cohérence intrinsèque. Certes, nous croyons en avoir définitive-
ment terminé avec les « grands récits », la prétention surannée des
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projets d’« histoire universelle », censés désormais renvoyer à la naï-
veté révolue d’une autre époque. Il serait faux néanmoins de n’y voir
que de l’histoire ancienne, tant les apories contemporaines semblent
prolonger des débats déjà posés du temps de l’historisme. Car ce sont
les attentes et réquisits mêmes du geste philosophique qui sont ici mis
à l’épreuve, voire déconstruits, nous invitant à reconsidérer de manière
frontale sa capacité à penser l’histoire à partir de prérogatives qui lui
sont propres, à en interroger la légitimité, les limites et l’étendue, sans
pour autant préjuger de l’impossibilité d’une « philosophie de l’his-
toire », dût-on en revoir intégralement les présupposés.
Prenant acte de la finitude de la conscience historique et des
limites du point de vue à partir duquel l’histoire peut être considérée,
la position de Wilhelm Dilthey apparaît paradigmatique d’un tel
geste. S’il rompt explicitement avec le projet d’une histoire univer-
selle, il se réclame d’une nouvelle philosophie qui, tout en prenant
corps sur les acquis des sciences historiques, soit susceptible de
« pénétrer toujours plus profondément dans le monde historique pour
en apercevoir en quelque sorte l’âme2 ». C’est sur cette réflexivité
nouvelle que nous souhaitons revenir en partant du projet diltheyen.
L’enjeu, ici, sera d’examiner comment se constitue cette réflexivité
dès lors qu’il ne s’agit plus tant de trouver un point d’arrêt en pen-
sant le fini à la lumière d’une totalité qui l’excède que, à travers une
radicalisation de la critique kantienne, d’éclairer les modalités et
conditions de possibilité de la conscience historique, en dégageant
les « préconcepts de ce qui est contenu dans les processus vécus3 »
qui la sous-tendent.

2. Wihelm Dilthey, Die geistige Welt. Einleitung in die Philosophie des


Lebens (GS V), Leipzig, Teubner, 1957, p. 4.
3. Wihelm Dilthey, Einleitung in die Geisteswissenschaften. Versuch einer
Grundlegung für das Studium der Gesellschaft und der Geschichte (GS I),
Leipzig, Teubner, 1933, p. 86 ; trad. française Sylvie Mesure, Critique de la
raison historique. Introduction aux sciences de l’esprit et autres textes, Paris,
Cerf, 1992, p. 245.
61
L'historisme comme nouvelle philosophie de l'histoire

L’antinomie de la conscience historique

Le point de départ de la réflexion de Dilthey est la mise au jour


d’une antinomie en apparence insurmontable. Face à la multiplicité
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des formes d’existence et de pensée dévoilées par l’histoire, deux posi-
tions semblent en effet s’affronter, résolument inconciliables : d’un
côté, le recours à des postulats totalisants, avec pour prix à payer le
risque de l’extrapolation et une démarche par trop spéculative ; de
l’autre, l’abandon de toute visée universelle et la dissolution conjointe
de l’idée même d’un sens de l’histoire au profit de sa dissémination
radicale en autant de faits singuliers.
Pour dépasser cette antinomie, Dilthey en appelle à un double geste,
à la fois généalogique et structural, qui prend la forme, dès le premier
volume de son Introduction (1883), d’une « critique de la raison his-
torique ». Défini comme « critique de la faculté qu’a l’homme de se
connaître lui-même et de connaître la société et l’histoire, ses créa-
tions4 », un tel programme entend explicitement radicaliser le projet
kantien visant à résoudre les antinomies de la raison par la critique,
en prenant appui sur l’« analyse historique ». La connaissance histo-
rique demeure en effet doublement soumise à ce qu’il nomme la « loi
universelle de la relativité5 », de par le caractère changeant de son
objet tout d’abord, et de l’historicité même du geste qui s’en saisit.
Loin de dépasser cette relativité en subsumant les faits sous une pers-
pective transcendante, il lui faut au contraire désormais l’assumer de
manière radicale : non plus tenter de dépasser ce qui ne serait que
contingence de surface, mais bien l’approfondir en le portant « à la
représentation dans la conscience des relations6 » qui structurent
l’empirie. L’histoire ne doit plus tant son sens aux forces – ration-
nelles, spirituelles, éthiques, etc. – qui la traversent qu’à la mise au
jour de structures immanentes à la réalité sensible que l’« auto-
réflexion historique » doit s’efforcer de dégager. Cela implique, pour
le philosophe qui s’illustre ainsi en historien, de partir de l’empirie
pour remonter à des structures qui puissent s’attester historiquement,

4. GS I, p. 116, trad. p. 278.


5. GS I, p. 386, trad. p. 338.
6. GS I, p. 393, trad. p. 345.
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HISTOIRES UNIVERSELLES ET PHILOSOPHIES DE L'HISTOIRE

de dégager « les véritables conditions de la conscience et ses présup-


posés [tels qu’ils] sont à chercher dans un processus historique vivant,
dans un développement7 ».
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Loin de chercher à maintenir son investigation dans les bornes d’un
questionnement quid juris, rivé à la seule légitimité a priori de nos
jugements, Dilthey entend lui substituer une démarche génétique ou
archéologique, si l’on entend par là la remontée à un fondement (arche)
intrinsèquement historique. Ce faisant, il ne s’agit pas tant d’histori-
ciser la raison pure que de la fonder plus radicalement en la recon-
duisant au sol originaire de l’expérience vécue, à la compréhension
qui sous-tend en amont toute connaissance possible. Autrement dit,
de remonter du sujet kantien, pure fonction transcendantale, au vécu
de chair que Dilthey nomme l’« expérience historique de la vie » (his-
torische Lebenserfahrung), expérience toujours déjà médiatisée qui
doit elle-même son sens et son unité à la cohésion intrinsèque, vitale
(Lebenszusammenhang) qui la transit. Car ce n’est plus, comme chez
Kant ou Fichte, la conscience transcendantale ou nouménale* qui
fonde et garantit l’unité de la conscience empirique. Penser un « a
priori historique » et prendre ainsi la mesure de l’effectivité même de
la pensée, effectivité dont elle « est précisément issue et au-delà de
laquelle elle ne peut remonter8 », revient à sortir d’une telle alterna-
tive. Ce qui présuppose, en d’autres termes, de radicaliser le projet
critique contre Kant lui-même et, en transgressant l’interdit kantien,
de reconnaître au transcendantal une genèse empirique.
Pour dépasser l’antinomie, il convient, nous dit Dilthey, d’élucider
et de déconstruire les présupposés sur lesquels elle est sise. Car c’est
seulement en dépassant l’opposition « entre le point de vue transcen-
dantal [...] et le point de vue empirique objectif 9 » que la philosophie
de l’histoire pourra maintenir ses prérogatives tout en partant de
l’empirie. En remontant en deçà de cette scission, jusqu’à mettre en
cause l’opposition de l’historique au systématique, c’est bien à un
approfondissement de « la conscience même des limites de notre

7. Wihelm Dilthey, Grundelung der Wissenschaften vom Menschen, der


Gesellschaft und der Geschichte (GS XIX), Leipzig, Teubner, 1982, p. 44.
8. Wihelm Dilthey, Abhandlungen zur Grundlegung der Geisteswissens-
chaften (GS V), Stuttgart, Teubner, 1957, p. 194.
9. GS I, p. 20, trad. p. 174.
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L'historisme comme nouvelle philosophie de l'histoire

connaissance » qu’il en appelle. À ceci près que la conscience, consi-


dérée jusque-là « sans histoire » par la métaphysique, n’est plus censée
surplomber sa propre historicité, mais doit désormais être repensée
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« telle qu’elle apparaît au regard historique ». Le dépassement du dua-
lisme introduit par Kant pour résoudre les antinomies de la raison
implique en effet une sortie de la perspective transcendantale au profit
d’un geste radicalement autoréflexif « sans qu’il soit pour autant lié à
un quelconque inconditionné ou absolu ni déplacé sur le plan trans-
cendantal ou métaphysique10 ». L’enjeu, pour lui, est de remonter des
productions historiques au fondement premier qui les rend possibles,
fondement que Dilthey localise, non plus comme Kant dans la seule
subjectivité transcendantale, mais dans l’expérience vécue, qui doit
permettre de reconduire toute manifestation de la vie à l’intériorité
dont elle procède. C’est cette radicalisation de la problématique kan-
tienne qui débouche à terme chez Dilthey sur une refonte en profon-
deur des présupposés mêmes de la philosophie de l’histoire.

Résolution de l’antinomie sur le terrain de l’histoire


Admettre que l’expérience vécue constitue le socle premier en deçà
duquel il n’est pas possible de remonter revient à désamorcer une
première hypothèque, qui garantissait jusque-là la position de sur-
plomb du geste philosophique. Il faut partir de l’évidence intime qui
scelle l’expérience interne au fondement de toute conscience histo-
rique et, à travers une « analyse des faits de conscience », élucider les
présupposés qui sous-tendent notre appréhension de la réalité histo-
rique : c’est seulement ainsi, nous dit Dilthey, que l’antinomie pourra
trouver à se résoudre, « sur le sol à partir duquel elle est née », et
permettre à la pensée « de faire retour au point où peuvent être sup-
primés ses présupposés11 ».

10. Wihelm Dilthey, Der Aufbau der geschichtlichen Welt in den Geistes-
wissenschaften (GS VII), Stuttgart, Teubner, 1958, p. 60 ; trad. française
Sylvie Mesure, L’Édification du monde historique dans les sciences de
l’esprit, Paris, Cerf, 1988.
11. Wihelm Dilthey, Weltanschauungslehre. Abhandlungen zur Philosophie
der Philosophie (GS VIII), Leipzig, Teubner, 1931, p. 7 (nous soulignons).
64
HISTOIRES UNIVERSELLES ET PHILOSOPHIES DE L'HISTOIRE

La première conséquence de ce geste est un déplacement de taille,


qui marque l’impossibilité de maintenir un point de vue transcendant.
Si l’histoire n’est désormais pensable qu’à la lumière de l’expérience
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vécue, ce n’est plus dans une ressaisie exhaustive, et après coup, du
tout que ce sens devient pensable, mais à partir de la compréhension
du contexte total qui nous est donné de manière vivante. C’est ainsi
que « se résout le problème de la signification et du sens de l’his-
toire12 », et c’est sur le terrain de l’histoire que l’antinomie trouve à
se résoudre, comme il l’écrit dans son Édification du monde histo-
rique : « Dans la compréhension du monde historique comme un
ensemble interactif qui trouve son centre en lui-même : chaque
ensemble interactif particulier contenu en lui possède, à travers la
position de valeurs et la réalisation de fins, son centre en lui-même,
mais tous sont structurellement liés à un tout dans lequel, à partir de
la signification des éléments, surgit le sens de l’ensemble du monde
sociohistorique13. »
Parce que cette unité ou cohésion de l’ensemble (Zusammenhang)
n’est pas déduite mais « originairement donnée », toute reconstruc-
tion a posteriori de son sens est vouée à être mise en échec. La ques-
tion même du sens de l’histoire se déplace ainsi de la saisie exhaustive
de la totalité de la réalité historique à la cohérence ou cohésion de
sens inhérente à un contexte spécifique. L’usage que réserve Dilthey
à la notion d’« esprit objectif » est, ce faisant, révélateur. Ce que Hegel
pensait à travers la notion d’« esprit objectif » d’une époque n’est pas
chez lui le fruit d’une déduction philosophique. Si Hegel, écrit Dilthey,
« concevait les communautés à partir de la volonté rationnelle uni-
verselle », il nous faut inverser la démarche et partir au contraire « de
la réalité de la vie ; c’est dans la vie qu’agit la totalité de l’ensemble
psychique [...] Aussi devons-nous revenir à l’ensemble structurel des
unités vitales tel qu’il se prolonge dans les communautés. Et nous ne
pouvons inscrire l’esprit objectif dans une construction idéale : il
nous faut bien plutôt prendre pour base sa réalité historique14 ».
Autrement dit : si le sens ne préexiste pas à la réalité empirique,

12. GS VII, p. 186, trad. p. 134-135.


13. GS VII, p. 138, trad. p. 93.
14. GS VII, p. 150.
65
L'historisme comme nouvelle philosophie de l'histoire

n’émergeant que dans la compréhension que nous en avons, sa pos-


sibilité même n’est pas pour autant remise en cause, mais constitue
le présupposé premier à partir duquel le projet d’une philosophie de
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l’histoire doit désormais être intégralement repensé. Plus que de
reconstruire métaphysiquement la réalité historique à partir d’un
concept, il s’agit, nous dit Dilthey, « d’analyser le donné (das Gege-
bene) » et, à partir des acquis et résultats des recherches empiriques,
de parvenir à dégager, sinon des invariants, tout du moins des struc-
tures susceptibles d’éclairer la manière dont le sens historique se
constitue pour une conscience finie.
C’est ce nexus premier, totalité de sens immanente au vécu, que
Dilthey s’attache à penser à travers ce qu’il nomme « ensemble vital »
(Lebenszusammenhang), ou encore « ensemble structural » (Struktur-
zusammenhang). Intrinsèquement historique, le sens du tout – la tota-
lité de la réalité historique – épouse ici les limites qui sont celles, nous
dit Dilthey, d’un certain système culturel (Kultursystem), d’une
communauté donnée, d’une époque ou d’une génération. Le concept
de « génération » est en effet ce qui permet, écrit-il dans l’Introduction
aux sciences de l’esprit, de « relier le cours de diverses existences et
de saisir la réalité d’un tout historique15 ». S’il semble ici hésiter dans
sa terminologie – se référant aussi bien à l’idée de « communauté »
que de « génération » –, Dilthey anticipe déjà ce que Gadamer pensera
à travers la notion d’horizon, lequel renvoie « non pas à l’action d’une
subjectivité mais se détermine à partir de la communauté qui nous
revient par la tradition16 ». C’est bien ce qu’il a en vue lorsqu’il se
réfère, plus qu’à la « conscience historique », à ce qu’il nomme la
« structure psychique acquise » (erworbener seelischer Zusammen-
hang), au sens d’un « originairement donné » qui, tout en structurant
l’expérience vécue, l’excède dans un horizon de sens partagé. Si elle
ne se limite pas au « vécu de conscience » que nous en avons, seule
l’expérience interne peut en effet nous y donner accès et seule la saisie
de sa cohésion propre, ou « force unitaire », peut nous permettre « de
comprendre, au moins dans une certaine extension, le contexte

15. GS I, p. 34.
16. Hans-Georg Gadamer, Wahrheit und Methode : Grundzüge einer phi-
losophischen Hermeneutik, Tübingen, Mohr, 1960, p. 287.
66
HISTOIRES UNIVERSELLES ET PHILOSOPHIES DE L'HISTOIRE

d’action (Wirkungszusammenhang) propre au monde historique17 ».


C’est ainsi que le sens de l’histoire peut être pensé à même l’expérience
historique tout en dépassant les limites qui sont celles de la conscience
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individuelle.
Si c’est bien à travers une expérience individuelle que le sens his-
torique se constitue, il ne s’agit aucunement de réduire la complexité
de l’histoire à un moment structurel du vécu – ce qui reviendrait à
« psychologiser », voire à « irrationaliser » l’histoire –, ni de juger
qu’une telle fondation s’épuise dans une perspective purement sub-
jective que Dilthey ne serait pas parvenu à dépasser. Il est vrai que
l’individu, par et pour qui l’histoire a lieu, en constitue la pierre de
touche. Mais c’est toujours en tant qu’il renvoie lui-même à ce qui
est commun, au « sentiment de communauté18 » auquel il contribue et
participe, plus qu’à sa propre subjectivité, à sa capacité à agir effec-
tivement dans un monde partagé et commun.

D’un possible dépassement du relativisme


S’il nie toute idée d’un sens préétabli et toute possibilité de trouver
« un mot simple où s’énoncerait son sens véritable », Dilthey ne
renonce pas pour autant à l’idée que l’histoire puisse être porteuse
d’une cohérence globale. Si la philosophie a jusque-là échoué à la
saisir, c’est qu’elle prétendait soumettre l’histoire à une logique extrin-
sèque, construction a priori qui substituait à l’infinie complexité de
la réalité historique des représentations générales « qui font passer
pour un être véritable ce qui n’est que l’impression totale laissée par
le cours de l’histoire, ensuite résumée en une formule abrégée19 ». La
réalité historique y était déduite d’un principe universel, réduite à
n’être qu’« une série de déterminations provenant d’un concept ». La
philosophie de l’histoire n’aurait donc mobilisé l’empirie que pour
conforter ses propres extrapolations et hypothèses.

17. GS V, p. 238.
18. GS I, p. 66.
19. GS I, p. 98, trad. p. 258.
67
L'historisme comme nouvelle philosophie de l'histoire

Une telle approche est à ses yeux non seulement anachronique et


« réellement périmée20 » mais, comme il l’écrira en toutes lettres à son
ami Yorck von Wartenburg, elle est désormais « impossible ». « Impos-
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sible », ajoute-t-il, pour autant qu’elle est « séparée21 » et qu’elle ne
tient pas compte des acquis des sciences particulières, et notamment
de la science historique ; pour autant qu’elle plie les faits à sa lecture
monolithique et univoque et prétend ressaisir, par-delà l’événemen-
tiel, la substance effective de ce qui demeure. Car l’exigence totalisante
est indissociable de sa portée ontologique : le sens de ce qu’est l’his-
toire, inaccessible à la seule conscience finie, n’apparaît qu’à la
lumière de sa totalité. Si Dilthey n’entend pas sacrifier la réalité his-
torique dans ce qu’elle a de singulier, d’individuel, il refuse, comme
y tend le positivisme*, de « laisser échapper le rapport du contenu
partiel à la totalité vivante22 ». Ce n’est pas la possibilité de penser la
réalité socio-historique comme unité qu’il conteste à la philosophie,
mais le fait qu’elle participe d’une illusion du même ordre que celle
à laquelle cède la philosophie de la nature lorsqu’elle veut rendre
compte de ce que serait en soi la réalité. Illusion à laquelle Ranke
n’aurait lui-même pas échappé lorsqu’il prétendait supprimer son
« moi » pour « montrer ce qui a réellement eu lieu ». Une fois levée
cette hypothèque ontologique, c’est la possibilité même de repenser
le monde historique comme totalité, non pas comme un tout trans-
cendant accessible au seul philosophe, par opposition à l’historien qui
serait rivé aux seuls faits, mais comme le présupposé premier à partir
duquel la réalité historique peut prendre sens, devenir intelligible dans
un contexte donné.
Si « la conscience historique [...] détruit toute croyance en une vali-
dité universelle (Allgemeingültigkeit)23 », elle ne détruit pas toute vali-
dité : elle ne laisse place qu’à une valeur relative qui n’a de sens qu’à
la lumière d’une situation ou d’un certain contexte. Comme le sou-
ligne Dilthey, il n’y a d’universalité que « selon le sens [qu’elle a pour]

20. GS I, p. 384, trad. p. 334.


21. Wihelm Dilthey, « Übersicht meines Systems », dans GS VIII, p. 176.
Dès 1883, Dilthey reconnaissait que ce n’est « qu’isolée que la philosophie
de l’histoire est un fantôme » (GS I, p. 113, trad. p. 276).
22. GS I, p. 49, trad. p. 207.
23. GS VIII, p. 77-78.
68
HISTOIRES UNIVERSELLES ET PHILOSOPHIES DE L'HISTOIRE

la conscience historique », de vérités « que dans les limites du point


de vue à partir duquel elles ont été forgées24 », de valeurs que pour
une communauté, un certain milieu ou système de référence, qui
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constitue pour ainsi dire le cadre au-delà duquel il n’est plus possible
de remonter. Assumer cette historicité ne signifie pas renoncer à
l’espoir que l’esprit puisse « produire à partir de lui-même un savoir
valide » qui soit « capable de résister parfaitement au scepticisme his-
torique à l’égard des faits25 ». Ce n’est pas un hasard si Dilthey se
réfère ici à Ranke et reprend en termes positifs sa critique de la télé-
ologie* hégélienne – son refus de « tout théorème présupposant un
développement progressif d’ordre ascendant26 » – au profit de la recon-
naissance d’une finalité intrinsèque à chaque singularité historique.
« Comme l’individu, chaque système culturel, chaque communauté
trouve en soi-même son point d’ancrage (Mittelpunkt)27. » Autocen-
trée, toute époque est porteuse de son propre « sens, de sa signification
et de ses valeurs28 ». Ainsi est-il encore possible de prétendre, au sein
d’un horizon donné, à l’objectivité et à la véracité d’une connaissance,
à la fiabilité d’un jugement de valeur. Poser à l’inverse son caractère
partiel et limité nous amènerait à relativiser ce contexte, ce qui pré-
supposerait, sinon un point de vue surplombant, du moins de le
mesurer à l’aune d’un schème transcendant, d’une totalité qui l’excède.
Parce que toute époque est centrée sur elle-même et est, pour ainsi
dire, le seul horizon, indépassable, elle ne peut que valoir pour elle-
même, ce en quoi elle constitue précisément l’unique « point
d’ancrage » à partir duquel quelque chose peut être dit relatif, pôle de
référence stable qui seul donne sens à l’idée même de relativité. La
perspective, ici, s’inverse, et ce qui valait comme relatif, dans une
perspective transcendante, vaut désormais comme seul point
d’ancrage possible. Tant que Dilthey s’en tient à cette limitation
contextuelle, il n’est pas faux d’affirmer qu’il parvient à dépasser le
relativisme, tout du moins à un niveau gnoséologique*.

24. GS VII, p. 80.


25. GS VII, p. 162, trad. p. 114.
26. GS VII, p. 244.
27. GS VII, p. 154.
28. GS VIII, p. 102.
69
L'historisme comme nouvelle philosophie de l'histoire

C’est donc en nous libérant des « dernières chaînes que la science


de la nature et la philosophie n’ont pas encore brisées29 », à savoir en
mettant au jour la relativité de leurs présupposés, qu’ils soient posi-
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tivistes ou spéculatifs, que la conscience historique est censée nous
libérer du scepticisme engendré par le conflit et l’antagonisme des
positions. La conscience historique que nous avons de la finitude de
toute apparition historique, de toute situation humaine ou sociale, de
la relativité de toutes sortes de croyance est l’ultime étape par laquelle
l’homme s’affranchit. Par elle, l’homme accède à la souveraineté, ce
qui lui permet de tirer avantage de chacun de ses vécus, de s’y adonner
entièrement, sans parti pris, comme si aucun système philosophique,
aucune croyance ne pouvait plus le contraindre30.
Au lieu de céder au scepticisme face à « l’anarchie des convic-
tions », au conflit en apparence insoluble des systèmes, aux « antino-
mies métaphysiques », la conscience historique rend ainsi caduque
toute échelle de valeurs extrinsèque. Cela nous permet non seulement
de sortir d’un rapport de concurrence entre les différents systèmes,
visions du monde ou positions philosophiques, mais de démystifier et
de relativiser ce que nous prenions auparavant pour des vérités abso-
lues. À terme, telle serait la seule et véritable « utilité de la conscience
historique », nous dit Dilthey, que de nous aider à désabsolutiser les
évidences, qu’elles soient de nature métaphysique ou tout simplement
liées à « la manière de voir qui est familière à chacun31 ». En nous
faisant prendre conscience de la relativité de toute chose, non seule-
ment elle nous libère des rets de la pensée dogmatique, mais elle nous
permet de substituer au conflit des positions la reconnaissance du
pluralisme et de la coexistence d’une diversité de visions du monde
historiquement déterminées, et par là limitées, relatives. C’est donc
sur le terrain de l’histoire que peut se résoudre l’aporie relativiste que
la solution transcendantale kantienne n’était pas parvenue à dépasser.
À ceci près qu’il ne s’agit plus de mobiliser une position de surplomb
susceptible de nous offrir, pour la dépasser, « une vue d’ensemble sur

29. GS V, p. 9, trad. p. 35-36.


30. GS VII, p. 290.
31. Wihelm Dilthey, Vom Aufgang des geschichtlichen Bewusstseins
(GS XI), Leipzig, Teubner, 1936, p. XIX.
70
HISTOIRES UNIVERSELLES ET PHILOSOPHIES DE L'HISTOIRE

le conflit des systèmes », mais de déconstruire ses présupposés, notam-


ment « la croyance en une validité universelle (Allgemeingültigkeit) de
tout système philosophique32 ».
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Renouvellement de la philosophie de l’histoire
et fondement anthropologique
Une aporie subsiste. Est-il légitime, comme le souligne Gadamer,
de passer « de la constitution d’un contexte dans l’expérience de vie
de l’individu à un contexte historique qui n’est plus vécu, ni éprouvé
par aucun individu33 » ? Limiter la recherche du sens historique à un
contexte fini suffit-il pour sortir d’un tel dilemme ? Car, une fois
dépassé l’antinomie – en acceptant la relativité et la limitation du sens
à la lumière d’un certain contexte –, on se retrouve confrontés à un
autre problème non moins redoutable : comment envisager le passage
d’un contexte à l’autre, si tant est que l’historien puisse dépasser son
propre ancrage et son propre conditionnement historiques ? Affirmer,
comme le soutient Dilthey, que chaque position contient « de manière
unilatérale une partie de la vérité34 », c’est présupposer de nouveau
un horizon de vérité avec lequel coïnciderait la totalité du processus
historique. Si chaque vision du monde est considérée comme « vraie »,
chacune demeure « unilatérale. Il ne nous est pas accordé de voir ces
côtés ensemble. Nous ne pouvons voir la pure lumière de la vérité
que dans des réfractions séparées35 ». Autrement dit, aucun contexte
n’est jamais clos sur lui-même, il est toujours partie prenante d’une
totalité plus vaste.
Si la philosophie de l’histoire n’était jusqu’ici possible, comme chez
Hegel, que dans l’horizon présupposé d’une fin de l’histoire, accom-
plissement de la réflexivité de l’esprit sur lui-même, Dilthey se refuse
néanmoins à outrepasser les limites qui sont celles de la conscience

32. GS VIII, p. 77-78.


33. Hans-Georg Gadamer, Wahrheit und Methode, op. cit., p. 228, trad.
p. 243.
34. Wihelm Dilthey, Die Wissenschaften vom Menschen, der Gesellschaft
und der Geschichte : Vorarbeiten zur Einleitung in die Geisteswissenschaften
(GS XVIII), Leipzig, Teubner, 1977, p. 73 ; trad. française Critique de la
raison historique..., op. cit., p. 87.
35. Wihelm Dilthey, GS VIII, p. 221.
71
L'historisme comme nouvelle philosophie de l'histoire

finie. Cela implique, par une psychologie « compréhensive », de


« découvrir la cohésion universelle qui sous-tend les faits psychi-
ques36 » afin d’offrir un socle et un « ferme appui » au geste philoso-
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phique. Ressaisissant son projet à la toute fin de sa vie, Dilthey
imputera l’échec des philosophies de l’histoire antérieures au fait que
« jusqu’à maintenant, l’expérience totale, complète et non mutilée n’a
pas été placée au fondement de la philosophie, que la réalité totale et
complète ne l’a jamais été non plus37 ». Si les reconstructions de l’his-
toire ont été vaines ou partielles, c’est qu’elles n’ont pas été suffisam-
ment radicales, qu’elles sont restées rivées à une saisie exhaustive du
tout au lieu de ressaisir, en amont, le socle même à partir duquel le
devenir historique est pensable comme un tout et peut prendre sens
dans l’unité d’une même histoire.
Dans ses derniers textes, il n’est certes plus question de psycho-
logie, mais le geste, à travers ce qu’il nomme désormais une « philo-
sophie de la philosophie », est similaire : geste autoréflexif par lequel
la pensée se prend elle-même pour objet et parvient à ressaisir « la
condition dernière à partir de laquelle tout ce qui vient déterminer la
vie trouve son unité38 ». Il ne s’agit plus seulement d’accéder au fond
commun qui sous-tend les sciences particulières mais, de manière plus
radicale, de repenser « la totalité de ce qui nous apparaît dans l’expé-
rience vécue et dans la compréhension » à la lumière non plus seule-
ment de cette expérience, historiquement située et contingente, mais
de « la vie, comme ensemble contenant le genre humain39 ». Inacces-
sible aux sciences particulières qui demeurent toujours partielles, limi-
tées à un objet déterminé, la démarche ne peut s’accomplir, comme
le souligne Dilthey, que « dans un but philosophique et avec des
moyens philosophiques40 ». C’est ce déplacement qui va lui permettre
de maintenir les prérogatives d’une philosophie de l’histoire, totali-
sante et universelle, sans recourir à une extrapolation spéculative.
Pour être ressaisie comme totalité, l’histoire n’a plus à être, unifiée,

36. Wihelm Dilthey, Psychologie als Erfahrungswissenschaft : Vorlesungen


zur Psychologie und Anthropologie (GS XXI), Leipzig, Teubner, 1997, p. 22.
37. GS VIII, p. 171.
38. GS VIII, p. 188-189.
39. GS VII, p. 136.
40. GS I, p. 251.
72
HISTOIRES UNIVERSELLES ET PHILOSOPHIES DE L'HISTOIRE

déduite conceptuellement comme chez Hegel, mais éclairée en amont


à la lumière de l’horizon commun qui permet de la penser à travers
la diversité de ses expressions. Le mouvement n’est donc plus celui,
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vertical, d’une transcendance venant s’incarner dans l’histoire, mais
celui, circulaire, qui lie la partie au tout auquel elle participe dans la
compréhension que nous en avons. Ce qui requiert de rabattre l’his-
toire sur la vie en la pensant, nous dit Dilthey, « à partir de la conti-
nuité de l’humanité prise comme un tout41 ».
Postuler que la nature humaine reste identique à elle-même
constitue en effet à ses yeux le seul moyen d’assurer, par-delà les
changements et la variabilité des conditions d’existence, une certaine
continuité à l’histoire. C’est cette idée d’un substrat commun qui
permet à l’historien – « celui qui étudie l’histoire étant le même que
celui qui la fait42 » – de comparer et d’étudier des époques éloignées,
de dépasser le caractère en apparence insurmontable de différences
en elles-mêmes inconciliables. L’autoréflexion ou ressaisie (Selbstbe-
sinnung) conduit tout naturellement à une réflexion (Besinnung) plus
large sur l’humanité. Le schème, certes, semble encore progressiste,
voire cumulatif, puisqu’il présuppose non seulement la continuité,
mais une certaine évolution du genre humain. Il ne s’agit cependant,
précise Dilthey, ni d’une « identité de nature » ni d’un postulat onto-
logique, mais d’un « principe de parenté » ou d’une similarité (Glei-
chartigkeit) entre le connaissant et le connu qui renvoie davantage à
un rapport analogique qu’à une stricte identité. Il en relativisera d’ail-
leurs la portée, reconnaissant que la vie psychique est elle-même
« soumise au cours de l’histoire à une constante transformation. Elle
n’est pas calculable d’avance, elle est relative, limitée et ne peut par
conséquent fournir aux expériences une unité qui serait universelle-
ment valable43 ».
En présupposant, par-delà la multiplicité des systèmes culturels,
une nature humaine homogène, Dilthey semble retomber dans l’aporie
qui était celle de l’ancienne philosophie de l’histoire. Il s’agit pourtant
d’un pur réquisit gnoséologique, qui n’exclut aucunement la

41. GS VII, p. 256.


42. GS VII, p. 278.
43. GS I, p. 406, trad. p. 359.
73
L'historisme comme nouvelle philosophie de l'histoire

reconnaissance de la relativité d’un tel fondement : non seulement la


notion même d’humanité « se dissout dans le processus de l’histoire44 »,
mais elle est davantage, comme il le concèdera à Paul Yorck von
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Wartenburg (1835-1897), à comprendre en termes d’appartenance
(Zugehörigkeit) que de similitude ou d’identité. Conscient très vite des
limites d’une approche trop psychologique – la cohérence du monde
historique étant dans un premier temps reconduite à l’identité pré-
supposée du psychisme humain –, Dilthey entend élargir son geste en
direction d’une philosophie de la vie. Mais, s’il ne présuppose aucun
fondement ontologique ou substantiel, et se refuse à recourir à un
schème progressiste, ne retombe-t-il pas dans l’aporie spéculative qu’il
dénonçait lui-même ? Ne fait-il pas marche arrière en présupposant
une identité au fondement de toute histoire – ce en quoi il réintro-
duirait subrepticement, si ce n’est une finalité immanente, du moins
un présupposé premier sur lequel l’histoire n’aurait pas prise ? Pour
autant qu’elle prétende ressaisir ses propres conditions, la réflexivité
historique ne semble en effet pouvoir se soustraire à l’exigence tota-
lisante. Et, assurément, le présupposé d’un tel retour sur soi d’une
conscience finie consciente de sa propre finitude peut paraître aussi
problématique que l’illusion totalisante qui était l’apanage de
l’ancienne philosophie spéculative. Car l’historisme prétend bien, en
partant de l’empirie – de ce qui constitue réellement et non abstrai-
tement l’histoire –, élucider en retour les présupposés sur lesquels
s’appuie toute philosophie de l’histoire. De deux choses l’une : soit
l’on part du principe qu’il est possible de rétrocéder ainsi, de présup-
posé en présupposé, auquel cas cette élucidation s’avère infinie ; soit
la critique trouve son point d’arrêt dans un socle lui-même in fine
anhistorique, qu’il soit de facture psychologique, anthropologique ou
débouche sur une ontologie* de l’historicité telle qu’on la trouvera
ensuite radicalisée chez Heidegger.
L’intérêt de la pensée de Dilthey tient assurément au fait qu’il a
tenté de se prémunir contre ces deux extrêmes, geste qui lui permet
d’assumer la portée critique du positivisme historique, sans pour
autant renoncer aux ambitions d’une philosophie de l’histoire,

44. GS VIII, p. 77.


74
HISTOIRES UNIVERSELLES ET PHILOSOPHIES DE L'HISTOIRE

fût-elle résolument non métaphysique. Telle est la tâche qui revient


à ce qu’il nomme, dans ses derniers textes, une « philosophie de la
philosophie » dont la visée est, en s’accomplissant comme « philoso-
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phie de la vie » (Lebensphilosophie), de ressaisir « la condition der-
nière à partir de laquelle tout ce qui vient déterminer la vie trouve
son unité45 ». Dilthey semble renouer ici avec ses ambitions pre-
mières, qui était de constituer, dès les années 1860, une discipline
réflexive qu’il appelait alors « histoire de l’histoire », ou encore « his-
toire de la naissance de l’expérience historique ». À ceci près qu’il
ne s’agit plus seulement, désormais, de refonder les sciences parti-
culières en découvrant l’historicité sur laquelle elles sont sises, mais
bien de développer une nouvelle philosophie de l’histoire qui soit en
mesure d’élucider ses propres présupposés. À terme, c’est bien le
projet d’une « histoire universelle » qui se voit ici intégralement
repensé, avec l’intention explicite de rendre compte, par-delà ses
multiples formes historiques, d’une même nature humaine, dût-elle
valoir comme simple horizon régulateur. En « élargissant l’horizon
de la vie individuelle et [...] ouvrant, dans les sciences de l’esprit, la
voie qui, à travers ce qui est commun, conduit à l’universel46 », le
projet diltheyen s’offre la possibilité de dépasser le solipsisme auquel
on tente souvent de le réduire. Un pas est néanmoins franchi, et non
moins problématique, en passant de ce qui nous « est commun » à
« l’universel », visée ultime du geste autoréflexif permettant de fonder
l’autonomie de l’esprit de manière radicale, y compris à l’égard de
son propre contexte d’émergence. Un tel geste requiert une réflexi-
vité qui n’est plus seulement critique, mais bien herméneutique*, qu’il
n’accomplira lui-même qu’à la fin de son œuvre, lorsque la philo-
sophie de l’histoire ne fera plus qu’une avec une « philosophie de la
philosophie » censée marquer la réflexivité la plus aboutie, non de
l’esprit, mais de la conscience historique et finie sur elle-même.

45. GS VIII, p. 188-189.


46. GS VII, p. 141, trad. p. 95. Voir également GS VII, p. 99, trad. p. 54 :
« Les vérités universelles constituent [...] non le fondement des sciences de
l’esprit, mais leur ultime résultat. »
75
L'historisme comme nouvelle philosophie de l'histoire

Une position à nuancer

Levant les deux hypothèques – téléologique et transcendante – sur


lesquelles repose traditionnellement la philosophie de l’histoire, Dil-
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they renonce donc bien à toute « histoire universelle » (Weltgeschichte)
au sens où l’entendait Hegel, puis Ranke à sa suite. La perspective
totalisante qu’il maintient, comme il s’en explique dans son Introduc-
tion aux sciences de l’esprit, ne vise plus tant à ressaisir l’ensemble
du processus historique que, en partant de ses multiples formes his-
toriques, à rendre compte d’une unique, et universelle, nature
humaine. Avec pour visée, à terme, d’offrir aux différentes sciences
de l’esprit un socle commun que chaque discipline viendrait éclairer,
selon son champ propre et sa spécialisation respective. Mais cette
tâche demeure ouverte. De telle sorte que, pour espérer parvenir à un
tel horizon, il faudrait, admet-il, « attendre la fin de l’histoire47 ». Ce
qui ne signifie pas pour autant renoncer à ce qu’il nomme une « phi-
losophie de l’histoire au sens plein du terme48 ». « Philosophie de la
philosophie », cette « philosophie de l’histoire » d’un genre nouveau,
résolument postkantienne, n’est certes plus destinée à ressaisir le sens,
la substance, le mouvement de la réalité historique, dont elle serait
censée donner le fin mot par un quelconque procédé dialectique, mais
à découvrir les présupposés historiques sous-jacents qui sous-tendent
la réflexivité chaque fois à l’œuvre dans les sciences particulières.
D’un côté, la philosophie de l’histoire fournit le fondement anthropo-
logique qui permet à l’historien de sortir de son propre contexte. De
l’autre, les sciences empiriques offrent à l’approche philosophique un
garde-fou qui la prémunit contre des spéculations indues. De la phi-
losophie à l’histoire, il n’y a donc pas de rupture, mais passage insen-
sible, écrit Dilthey, des acquis de l’histoire empirique à l’élaboration
d’une histoire universelle.
« Il appert que l’une n’est pas possible sans l’autre. La logique de
l’histoire reste inachevée sans la construction d’un processus uni-
versel, elle n’est qu’une théorie logique de l’histoire empirique ; la

47. GS VII, p. 233.


48. Wihelm Dilthey, Studien zur Geschichte des deutschen Geistes (GS III),
Leipzig, Teubner, 1927, p. 17.
76
HISTOIRES UNIVERSELLES ET PHILOSOPHIES DE L'HISTOIRE

construction, sans une empirie bénéficiant d’une caution logique, est


un édifice sans fondation, et reste une configuration idéale, une
esquisse rêvée par l’esprit ou une ébauche dictée par un arbitraire
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souverain49. » Et Dilthey d’ajouter : tant qu’elle n’est pas prête à se
soumettre aux nouveaux acquis de la science historique, la philoso-
phie de l’histoire peut tout aussi bien renoncer à ses prétentions. À
elle seule, la science historique ne peut donc, comme le prétendait
Ranke, présenter objectivement la vérité tout entière, ni même accéder
à un sens qui soit universel. Car elle puise « ses propres présupposés
dans la compréhension. La compréhension d’une partie du cours de
l’histoire ne s’accomplit ainsi finalement que dans la relation
qu’entretient la partie au tout. La vue d’ensemble sur la totalité his-
torique présuppose en retour de comprendre la partie qui en parti-
cipe50 ». Mais l’accès au tout n’est pas réservé à une compréhension
exhaustive. Il n’est possible que si l’on présuppose d’emblée un
horizon de sens commun. Si le sens trouve à s’unifier, ce n’est donc
pas seulement en vertu de la réflexivité historique. Il est pour ainsi
dire toujours déjà présupposé par le geste herméneutique, de telle
sorte que la philosophie de l’histoire diltheyenne demeure, à terme,
suspendue à une théorie de la compréhension qui semble échapper
au travail historique. Il est certes possible que la destruction dil-
theyenne des présuppositions de l’antinomie n’ait pas été assez radi-
cale, du fait d’un résidu scientiste qui le portait à croire pouvoir
conjurer le relativisme à travers la quête d’un ultime point
d’Archimède. Qu’il soit amené à le trouver dans le vécu, dans l’homo-
généité présupposée de la psyché humaine ou, plus tard, à travers la
notion unifiante de « vie », Dilthey n’a assurément jamais renoncé à
l’ambition fondamentale qui est traditionnellement celle de la philo-
sophie, dût-elle assumer sa propre historicité.
Si le problème se pose initialement en termes gnoséologiques,
visant à « réédifier » le monde historique à travers une refondation des
sciences de l’esprit, la « philosophie de l’histoire » ne peut donc, in
fine, se limiter à sa seule portée critique. « Seule l’histoire dit à

49. GS III, p. 70.


50. GS VII, p. 185.
77
L'historisme comme nouvelle philosophie de l'histoire

l’homme ce qu’il est51 », et c’est seulement par ce détour que l’homme


peut espérer s’émanciper de ses anciennes tutelles et faire son deuil
de toute métaphysique. Et Dilthey d’ajouter, ce en quoi il demeure
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bien un fils des Lumières, que cet affranchissement ne présuppose pas
tant de les avoir dépassées que d’y voir autant d’étapes nécessaires.
Si elle nous paraît désormais révolue, la métaphysique de l’histoire
doit ainsi être considérée, non pas comme une erreur ou un fourvoie-
ment, mais bien comme « un stade nécessaire dans l’évolution spiri-
tuelle des peuples européens52 ». Le renouvellement de la philosophie
de l’histoire marque un seuil et une étape considérable « dont il est
encore difficile de mesurer les conséquences pour la vision que
l’homme a du monde53 ». Certes, ce n’est encore qu’un « rêve », comme
Dilthey le reconnaît au terme de sa vie, « l’histoire [n’étant] encore
qu’à son enfance54 ». Mais elle n’incarne pas moins à ses yeux l’espoir
d’une époque où l’homme, parachevant cette réflexivité, parviendra,
sans deus ex machina, à mieux comprendre ce qui structure, en son
historicité même, son rapport au monde. Outrepassant la seule
connaissance que nous pouvons en avoir, il en va, nous dit Dilthey,
de la confiance que nous avons en ce monde, qui seule nous permet
de nous consacrer « à chacun de nos vécus, de nous y adonner entiè-
rement, sans parti pris », en assumant son caractère contingent, sans
chercher à s’en remettre à une tutelle transcendante ou extrinsèque.

51. GS VIII, p. 226.


52. GS I, p. 126, trad. p. 289.
53. GS XI, p. XIX.
54. GS XVIII, p. 206.
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