Trans 148 0143

Un « retour en grâce » de la philosophie d’Emmanuel
Mounier ?
Jean-François Petit
Dans Transversalités 2019/1 (n° 148), pages 143 à 154
Éditions Institut Catholique de Paris
ISSN 1286-9449
DOI 10.3917/trans.148.0143
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Transversalités, Janvier-mars 2019, n° 148, p. 143-154
UN « RETOUR EN GRÂCE » DE LA PHILOSOPHIE

D’EMMANUEL MOUNIER ?
Jean-François petit
Institut Catholique de Paris
UR « Religion, Culture et Société » – EA 7403
La pensée personnaliste de mounier est loin d’avoir terminée sa course1.

pour reprendre une distinction en forme de néologismes, l’universitarisa-

tion de sa philosophie, à la faveur de la publication récente de ses Entretiens,
est en train de s’effectuer en France sans céder aux travers de l’universi-
tarisme, à savoir en faire une activité de spécialistes coupés du monde2.
Rappelons-le : mounier, comme Sartre, quitta l’enseignement pour se
consacrer à d’autres activités, en l’occurrence la fondation de la revue
Esprit. mais, par ce choix courageux, car précaire au niveau matériel,
toute une partie de la culture contemporaine s’est développée, dans une
véritable texture interdisciplinaire avant l’heure, mêlant histoire, philoso-
phie, esthétique et théologie.
L’effritement des préventions de bon nombre de protagonistes person-
nalistes, que ce soit dans le monde associatif, éducatif, syndical ou politique,
vis-à-vis de l’université a, pour une part, disparu. La création d’un séminaire
doctoral de philosophie « emmanuel mounier » n’a pas été, de part et
1. Dernier ouvrage publié : Jean-François petit, La personne au secours de l’humain. 30

études personnalistes, paris, parole et Silence, 2018.
2. emmanuel mounieR, Entretiens 1926-1946, Rennes, puR, 2017. une soirée
académique en présence des auteurs de l’édition scientifique a eu lieu le 13 novembre 2017
à l’institut Catholique de paris, après une présentation à l’institut mémoires de l’édition
contemporaine (imeC) et avant une journée d’études « mounier-maritain » au Collège des
Bernardins le 20 janvier 2018.
143
DoSSieR
d’autre, à savoir du côté de l’institut Catholique de paris et de l’association

des amis d’emmanuel mounier, une simple « opération de sauvetage » d’un
patrimoine que la vente de la propriété des murs Blancs à Chatenay-malabry
rendait nécessaire, mais l’affirmation d’un désir d’entretenir des relations
privilégiées, de mettre à l’épreuve et au travail les intuitions et les orienta-
tions de mounier, dans le lieu même qui avait accueilli son mentor parisien,
Jacques maritain, jusqu’à son éviction en 1926 et où aura été soutenue en
2017 de nouveau une thèse à son propos3.
L’afflux des étudiants de haut niveau dans ce melting-pot de cultures
hétérogènes lui donne d’être un nouveau lieu de perpétuation de « l’inter-
nationale personnaliste », selon l’expression utilisée dans les années 1980
par Jean-marie Domenach. S’il fallait le prouver, les communications
présentées par des doctorants africain, latino-américain, polonais dans un des
derniers numéros des nouveaux Cahiers Mounier le prouvent4. on pourrait
aussi le montrer par d’autres travaux de doctorants, l’un venu du Brésil,
Henrique Klenk, dont la thèse, cherchant à faire une comparaison avec la
pensée de paulo Freire, a été soutenue dans son pays, ou un mexicain, José
Luis managa aguila, traitant des questions culturelles, sans oublier la thèse

de philosophie soutenue à Lyon par l’actuel vicaire général du diocèse de
ouagadougou, le père alfred ouédraogo.
en ce début de xxie siècle, l’heure est particulièrement à la réévaluation
du siècle passé. Le changement de millénaire a donné lieu à de nombreuses
et vastes entreprises d’établissements de bilan. La philosophie personnaliste
n’a pas échappé à ce mouvement. L’histoire de la philosophie peut se
transformer en un « lieu de mémoire » vide de sens, qui englue dans une
tradition fossilisée, sans saveur ni couleur, comme elle peut donner des
ressources pour affronter les questions du présent.
C’est ce travail d’« anamnèse philosophique » dans une société qui a du
mal avec son passé comme avec son avenir, qu’il faut désormais poursuivre,
en disposant notamment de ce document précieux que représentent les
Entretiens d’emmanuel mounier, un chaînon partiellement manquant
désormais réparé, grâce au travail d’arrache-pied réalisé sous la direction
3. Felix ReSCH, Dieu seul, le théocentrisme de Jacques Maritain. thèse sous la direction
d’emmanuel Falque soutenue le 24 novembre 2017.
4. Cf. marek LanGoWSKi, « La vulnérabilité selon emmanuel mounier » ; adrián
GaRCía, « Le personnalisme latino-américain » ; eustache nomiBe, « La “perspective eurafri-
caine” selon emmanuel mounier », Cahiers Emmanuel Mounier, nº 3, 2016-2017.
144
un « retour en grâce » de La pHiLosopHie d’emmanueL mounier ?
d’yves Roullière et Bernard Comte. À quoi correspond ce « retour en

grâce » du personnalisme ? C’est ce qu’il faut démontrer ici d’un point de
vue d’histoire de la philosophie5.
La réévaluation des philosophies du xxe siècle

Dans un premier temps, il faut essayer de comprendre la demande de
réévaluation des philosophies du xxe siècle, comme celles de Sartre, Camus,
mounier ou Gabriel marcel, Levinas, Ricœur ou michel Henry, pour ne
parler que de quelques penseurs français sur lesquels viennent travailler des
étudiants du monde entier à l’institut Catholique de paris. S’agit-il du
simple effet de mode, d’une « inflation mémorielle » dont parle Ricœur dans
La mémoire, l’histoire, l’oubli6 ? S’agit-il, dans un monde marqué par de plus
grandes incertitudes, de s’orienter à frais nouveaux dans la pensée ? S’agit-
il d’une circulation plus rapide et plus créative des grandes pensées à travers
le monde ?
en fait, il y a, selon nous, plus qu’une simple « demande de mémoire ».
Face à un air du temps prompt à privilégier unilatéralement le présent et à

vivre une « accélération furieuse »7, la philosophie rappelle, à commencer
pour elle-même, l’impérieux devoir de mémoire. en effet, la philosophie ne
gagne rien à éviter les leçons du passé. pour cela, il lui faut exhumer les
belles pages ou celles moins glorieuses de son histoire ou retisser le fil
d’ariane qui la lie à des figures ayant sombré dans l’oubli.
Ce travail d’interrogation de la mémoire est parfois risqué. parce qu’il se
situe toujours à l’intersection des problèmes du passé et de l’avenir, il s’expose
en philosophie au danger de relancer des débats stériles, inutiles, voire
dangereux. mais il peut aussi faire surgir des tensions fécondes, des conditions
de possibilité aptes à penser des problèmes théoriques et pratiques du monde
actuel. au plan méthodologique, tout en valorisant le récit des témoins, il donne
des gages à de nouvelles générations. il leur permet de rechercher de
« nouveaux caps ». mais, pour ne pas sombrer dans un pur perspectivisme,
c’est d’abord l’éclairage de l’existence présente qui doit être entrepris.
5. Cf. Jean-François petit, Philosophie et théologie dans la formation du personnalisme

d’Emmanuel Mounier, paris, Cerf, 2006, p. 1-18.
6. paul RiCœuR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, paris, Seuil, 2000.
7. Harmut RoSa, Accélération. Une critique sociale du temps, paris, La Découverte,
2010.
145
DoSSieR
ainsi, une « anamnèse décomplexée » des philosophies du xxe siècle peut

donner la possibilité d’une organisation différente du présent. Éclairé dans
une lumière plus originelle, il devient le lieu de construction alternative du
réel. Ce qui paraissait bloqué reçoit des lumières nouvelles. Ce qui avait paru
problématique autrefois reçoit des interprétations plus justes. Le « retour en
grâce » de la philosophie d’emmanuel mounier participe de ce vaste
mouvement, la centralité de l’interrogation sur ses concepts organisateurs,
personne et communauté, aidant.
Une contribution à la réémergence de la figure philosophique de

Mounier
Le personnalisme communautaire fait donc partie de ces philosophies en
train d’être réévaluées. mais, pour bien le comprendre, il faut d’abord
analyser les raisons de son occultation.
Les raisons d’un oubli

Historiquement, le personnalisme né de la philosophie d’emmanuel

mounier s’est structuré en quatre périodes: celle des fondations (1932-1934),
celle de la mise à l’épreuve des intuitions fondatrices (1934-1945), celle de
la reconnaissance internationale (1945-1950) et celle de l’approfondissement
philosophique par les successeurs de mounier (1950-1965). À partir de là,
le personnalisme a semblé durablement éclipsé.
plusieurs raisons peuvent en être données. Jean-marie Domenach,
directeur de la revue Esprit de 1957 à 1976, en aura dressé en 1982 un
spectre assez complet8. en premier lieu, la mort brutale de mounier en 1950
aura privé le mouvement personnaliste et la revue Esprit de son principal
animateur, au moment même où la montée en puissance de la société
d’abondance transformait les idées en produits de consommation et fit
prédominer le privé sur le public.
D’un point de vue philosophique, le débat entre marxisme, existentia-
lisme et personnalisme sur la meilleure façon d’instaurer une liberté raison-
nable face à une société perçue à l’époque comme « nihiliste » s’estompait
8. Jean-marie DomenaCH, « L’internationale personnaliste » dans Le personnalisme

d’Emmanuel Mounier, hier et demain. Pour un cinquantenaire, paris, Seuil, 1982, p. 165-
176.
146
face à la déconstruction systématique des humanismes menée par le

freudisme lacanien, le néo-marxisme althussérien et surtout le structuralisme
de Lévi-Strauss et de Foucault. Supplanté d’abord par l’existentialisme
sartrien, réputé lui aussi « humaniste », le « naïf » personnalisme fut récusé
en bloc par ceux qui proclamaient la « mort » de la philosophie et
annonçaient la « mort de l’homme ».
une raison supplémentaire doit être évoquée. par choix, comme par
nécessité, le personnalisme de mounier n’était pas forcément destiné en
premier lieu à des universitaires. plus radicalement encore que la philoso-
phie de Sartre, dont l’aura l’éclipsait déjà après-guerre, le personnalisme
s’adressait à un public de gens cultivés mais hors des instances purement
académiques. mounier était d’ailleurs convaincu, bien avant Sartre, qu’alain
Renaut qualifia, non sans raison, de « dernier philosophe », que l’université
n’était pas le lieu où devait s’accomplir sa vocation et son travail. Le
personnalisme ne put donc pas se « réfugier » au sein des universités, à
l’exception notable en France, des facultés catholiques de philosophie, en
particulier celle de Lyon où des figures tutélaires comme celle de Jean
Lacroix, l’ami philosophe de mounier, veillaient9.

Ces raisons auraient pu conduire à l’effacement universitaire définitif du
personnalisme, philosophie jugée peu conceptuelle par les amateurs de
« systèmes forts ». or, c’est justement sa « force faible » qui fait son intérêt
épistémologique et sa très grande plasticité, apte à la rendre aujourd’hui
attractive dans de nombreux domaines de la connaissance.
tout se passe comme si la philosophie de mounier aura été le cas typique
de « l’oubli de réserve » dont parle Ricœur, à savoir un oubli « mobilisable »
pour l’avenir, non un oubli destructeur, mais un oubli qui préserve. effecti-
vement, le passé personnaliste nous est désormais aujourd’hui plus directe-
ment accessible et la disparition des témoins rend peut-être aussi le travail
historique plus distancié. mais les raisons de cette réémergence du person-
nalisme sont elles aussi complexes.
Les raisons d’une réémergence

pour reprendre la typologie de Ricœur, on peut dire que pendant
longtemps, le personnalisme a fait l’objet d’une « mémoire manipulée ». en
9. Cf. emmanuel GaBeLLieRi et paul moReau (éd.), Humanisme et philosophie citoyenne.

Joseph Vialatoux et Jean Lacroix, paris, DDB – Lethielleux, 2010.
147
DoSSieR
effet, pendant de nombreuses années, le trouble a été jeté sur l’œuvre de

mounier. Des polémiques sur le prétendu passé « vichyssois » de mounier
furent engagées, dans une grande méconnaissance des rapports complexes
entre mounier et le « régime de Vichy », par des auteurs comme Bernard-
Henri Lévy, zeev Sternhell et leurs continuateurs. La publication d’une
édition annotée des numéros d’Esprit aura tenté de mettre fin à ces erreurs
lourdes de ces « bateleurs médiatiques »10.
après avoir longtemps été accusé de vouloir « marxiser le christia-
nisme » ou de « christianiser le marxisme », mounier aura été suspecté de
« crypto-fascisme » : son anticommunisme et son anticapitalisme l’auraient
conduit à des compromissions coupables avec la Révolution nationale. Ces
attaques, dénuées de tout fondement historique sérieux, suscitèrent une
série de mises au point très argumentées, parmi lesquelles il faut citer celles
de michel Winock, Jean-marie Domenach, Étienne Borne, Jean-Louis
Schlegel. Ces clarifications ouvrirent la possibilité d’études nouvelles sur les
liens entre personnalisme et fascisme, sans faire de mounier, comme le
prétendit, de façon purement fantaisiste, marc Fumaroli, le « ministre de la
Culture du régime de Vichy ».

Le terrain de la « mémoire manipulée » ainsi mieux dégagé, malgré des
récidives régulières, une plus grande attention pouvait être portée à la
« mémoire empêchée » : plus qu’une présence massive sur le devant de la
scène philosophique, le personnalisme aura irrigué de façon continue et
souvent souterraine bien des secteurs de la pensée contemporaine. paul
Ricœur n’était heureusement pas avare de reconnaissance vis-à-vis de la
philosophie de mounier, notamment par ses articles fondamentaux « meurt
le personnalisme, revient la personne ! » (1983) ou « approches de la
personne » (1990), même si son travail sur l’herméneutique et la phénomé-
nologie l’entraîna sur d’autres terrains11.
pour reprendre l’une de ses expressions, devenue classique par la suite,
le personnalisme reste une « matrice philosophique », proposant « des
tonalités, des tenues théoriques et pratiques, capables d’une ou plusieurs
systématisations philosophiques »12. Discrètement, le personnalisme a ainsi
10. Esprit de novembre 1940 à août 1941, Reproduction intégrale présentée et annotée
par Bernard Comte, paris, esprit, 2004.
11. paul RiCœuR, Lectures, t. 2 : La contrée des philosophes, paris, Seuil, 1999, p. 195-
221.
12. paul RiCœuR, « une philosophie personnaliste », Esprit, décembre 1950, p. 852-887.
148
participé à la construction d’une anthropologie, d’une pédagogie, d’une

théologie à la base de la réforme catholique du concile Vatican ii, d’une
psychologie du travail, d’une phénoménologie des attitudes morales, d’une
théorie de l’engagement ou d’une vision de l’économie.
mais il faut bien reconnaître que la disparition brutale de mounier en
1950 suscita une telle émotion que les études qui suivirent restèrent
empreintes de cette tonalité, parfois au détriment d’une investigation sérieuse
des forces et faiblesses du personnalisme.
La réémergence actuelle du personnalisme provient donc d’une meilleure
distanciation et d’efforts d’organisation internationale, notamment après les
colloques de l’unesco (paris, 2000)13 et de l’université pontificale salésienne
(Rome, 2005)14. Beaucoup ont dû faire le deuil d’une « résurrection » rapide
du personnalisme dans les années 1970 sur le devant de la scène philoso-
phique. après mai 1968, on pensait en effet, un peu rapidement, que certains
thèmes fondamentaux du personnalisme étaient en train de revenir au premier
plan : retour à la description d’un sujet personnel, écrasé par les contraintes
collectives, participation à la critique du productivisme, recherche d’une issue

révolutionnaire au-delà de l’échec tragique du « marxisme réalisé ».
on crut même voir dans les « nouveaux philosophes » comme andré
Glucksmann, disparu en 2015, une reprise des thèmes personnalistes : indivi-
dualisme et capitalisme s’appelant réciproquement, même volonté de
puissance dans le capitalisme et le socialisme, prise de conscience du
caractère nécessairement moral de toute révolution. Dans les années 1990,
l’économiste alain Leroux est allé jusqu’à faire du personnalisme une
idéologie alternative au libéralisme et au socialisme, rompant ainsi avec la
présentation « canonique » du personnalisme comme « anti-idéologie »,
selon la formule du philosophe lyonnais Jean Lacroix15.
une autre raison de la réémergence du personnalisme est la republication
des œuvres de mounier. Le travail de réédition, quarante après sa parution,
de Mounier et sa génération, et dans des éditions de poche, par exemple de
13. Guy Coq (éd.), Emmanuel Mounier, l’actualité d’un grand témoin, parole et silence,
t. 1 (2003), t. 2 (2006).
14. mario toSo, zbigniew FoRmeLLa et attilio DaneSe, Emmanuel Mounier. Persona
e umanesimo relazionale, Roma, LaS, 2005, 2 t.
15. alain LeRoux, Une société à vivre. Refonder le personnalisme, paris, puF, 1999. Voir
Jean LaCRoix, Le personnalisme comme anti-idéologie, paris, puF, 1972.
149
DoSSieR
L’éveil de l’Afrique noire, son récit de voyage en afrique en 1948, qui

intéresse beaucoup les doctorants africains sur les origines des études
postcoloniales, est loin d’être achevé, puisque après ces Entretiens, vient
d’être mise en chantier une nouvelle édition contextualisée des Œuvres
complètes, devenues introuvables et pour tout dire, ayant besoin d’être
rendues accessibles à un nouveau public de chercheurs16.
en procédant de la sorte, nous ne sombrons pas dans l’académisme
universitaire mais nous confortons une reprise en main pédagogique de
l’œuvre de mounier pour prévenir tout ce qui risque de l’éloigner encore plus
de la culture vivante actuelle.
Un questionnement nécessaire
néanmoins, il nous manque encore des investigations de fond pour
montrer comment la philosophie de la personne et de la communauté peut
répondre à une reconfiguration critique et féconde du présent. nous ne
pouvons que donner des orientations pour la recherche, mais il faut bien dire
que mounier échappe nécessairement à tous ceux qui voudraient un peu vite

faire de lui, après péguy, un « maître d’école », après le colloque consacré
à ce dernier en 201417.
Faire re-rentrer mounier par ses Entretiens dans l’histoire de la culture,
des institutions françaises, des relations entre philosophes, n’affaiblit en rien
son potentiel de « révolution » au sens où le séminaire doctoral de 2015 a
voulu l’entendre, à savoir la participation à la création de nouvelles pratiques,
théories et imaginaires, tel que l’indiquait le syllabus :
Le regain d’intérêt pour les questions ayant trait à l’émancipation, lié aux
mobilisations contemporaines et aux nouvelles théories critiques, oblige à
faire retour sur les concepts centraux de révolution et de libération. Ceux-
ci ont joué un rôle central dans la révolution « personnaliste et communau-
taire » d’emmanuel mounier. on verra en quoi ils dépendent encore d’une
approche classique de l’aliénation, du mythe romantique de la résistance, de
leur rapport aux téléologies de l’histoire et aux questions théologiques18.
16. emmanuel mounieR, L’éveil de l’Afrique noire, paris, presses de la Renaissance, 2007.
252. Benoît CHantRe, Camille RiquieR et Frédéric WoRmS (éd.), Pensée de Péguy, DDB,
2015.
253. Cf. présentation du séminaire doctoral emmanuel mounier, Faculté de philosophie,
institut catholique de paris, programme 2015-2016.
150
Ce n’est pas le moindre mérite de certains chercheurs de vouloir subvertir

une logique universitaire qui chercherait, dans ses mécanismes d’auto-
reproduction, d’uniformisation (indifférente au ton et au contenu), et d’engen-
drement, de transformer le personnalisme en une « nouvelle orthodoxie »,
incapable justement d’en rester à sa valeur profondément matricielle.
C’est pourquoi on doit encore réfléchir sur une entreprise, qui certes, pour
les Entretiens aboutit à un fort volume de 1 000 pages, mais qui, on le sait
aussi, a échappé au naufrage éditorial à plusieurs reprises19. Commençons
par l’interrogation sur les finalités.
La publication de l’intégralité des Entretiens avait-elle en elle-même sa
propre raison d’être, sa propre justification ? on serait tenté de dire qu’on a
bien vécu 60 ans en s’en passant ! mais, au fil des ans, cette auto-mutilation,
consentie par prudence et par respect des personnes encore vivantes
essentiellement, n’avait plus sa raison d’être et nourrissait la suspicion, dans
« l’idéologie de la transparence » bien connue, que, finalement, il y aurait
encore des choses à cacher. La réponse donnée désormais est suffisamment
claire : non, il n’y a rien à occulter de l’existence de mounier, une vie et une

pensée suffisamment riches pour participer au façonnement, à la formation
de la personne d’aujourd’hui, dit en d’autres termes, de participer à son
humanisation intégrale.
une fois ce service rendu, on ne peut espérer que cette mise en circula-
tion donnera lieu à des hypothèses de recherche et de lignes d’analyse
nécessitant un effort conséquent. L’effort de contextualisation opéré – même
si l’on peut regretter ici que les notes infra-paginales des Entretiens n’aient
pas pu être plus développées – l’effort critique pourra être entrepris.
trop souvent, le travail d’historien de la philosophie se borne à une recons-
titution de ce qui a été pensé. mais il n’est pas souhaitable pour le philosophe
de toujours vouloir laisser à d’autres le soin d’interpréter la philosophie. Bien
des travaux montreront la fécondité du personnalisme par des chemins et sur
des sujets inattendus. mais pour un philosophe aussi respectueux de la vie que
mounier, on ne saurait préjuger des résultats espérés20.
254. nicolas WeiLL, « Lire emmanuel mounier en personne », Le Monde, 7 juillet 2017,
p. 6-7.
255. Jean-François petit, « La philosophie comme passion du réel chez emmanuel
mounier », dans mario toSo, zbigniew FoRmeLLa et attilio DaneSe (éd.), Emmanuel
Mounier. Persona e umanesimo relazionale, Roma, LaS, 2005, vol. 1, p. 51-57.
151
DoSSieR
C’est pourquoi, au rebours d’une « mise au pas » du personnalisme, qui

voudrait le rendre plus « compétitif », « fonctionnel », « adaptatif », l’opéra-
tion éditoriale est en fait de longue haleine et ouvre la pensée personnaliste
à des significations cosmopolitiques. mounier et les autres non-confor-
mistes de son temps, en premier lieu Jacques ellul, constataient la dissymé-
trie grandissante entre le développement des techniques et la fixation de la
vie dans des formes superficielles. Face à la montée de l’insignifiance, on
ne peut que se réjouir si des configurations latérales, marginales, à partir de
ces Entretiens créent de nouvelles utopies, engagent de nouvelles perspec-
tives dans l’espace public contemporain.
en ce sens, l’examen des sources de la philosophie de mounier,
cartésiennes, bergsoniennes et péguystes essentiellement, ne doit pas viser
seulement à reconstituer avec le plus d’exactitude l’intégralité du corpus de
ses œuvres. mounier relate fidèlement les principaux événements dont il a été
le témoin dans ses Entretiens. mais d’un point de vue philosophique, ses
dossiers thématiques conservés à l’institut mémoires de l’édition contempo-
raine (imeC) présentent aussi un grand intérêt pour les chercheurs aujourd’hui.

Complétés par les propres livres de mounier du fonds dédié à l’institut
Catholique de paris, ils donnent un excellent état de la documentation du
philosophe et de l’étendue de ses travaux. Souvent, ses archives décrivent
une totalité de possibles, dans laquelle mounier a finalement tranché. À lui
le choix d’une impulsion initiale pour fonder le personnalisme, à ses
continuateurs le rapport à des préoccupations présentes : mounier n’a pas
écrit une philosophie pour répondre aux questions du xxie siècle. il faut donc
s’efforcer au plan méthodologique de faire apparaître « sa » différence et sa
créativité pour concourir à sa justification philosophique.
par effort de justification, nous entendons le bien-fondé d’une recherche
sur la pertinence de la philosophie de mounier face aux exigences du monde
contemporain.
Cette justification est d’abord interne au personnalisme, tant dans sa
logique thématique, d’organisation ou d’exposition et comme doctrine
philosophique compréhensive. en d’autres termes, il s’agit de mettre en
évidence la réussite de l’auto-fondation du personnalisme en restituant ses
méthodes, ses exigences et sa valeur heuristique.
mais cette justification se doit aussi d’être externe. en ce sens, on doit
montrer que le personnalisme participe à une désignation féconde du présent.
152
La requête est celle d’une approche fructueuse de l’environnement mais aussi

d’une appartenance sans ambiguïtés à l’espace philosophique.
La meilleure façon de prévenir d’éventuelles objections, à vrai dire qui
sont aussi faites à d’autres comme Camus, est de situer résolument notre
recherche dans une compréhension de l’espace philosophique comme une
communauté inclusive de relations interpersonnelles ordonnées. mounier,
toujours soucieux de confronter les résultats de son travail et heureux, dans
sa prison – puisqu’il avait été accusé de participer à la Résistance aux
occupants nazis pendant la Seconde Guerre mondiale – que son Traité du
Caractère le fasse vivre « avec cent hommes divers », n’aurait pas dédaigné
cette posture21. L’ouverture de terrains d’investigation nouveaux pour le
personnalisme est à ce prix : non la reproduction stérile d’un discours stéréo-
typé sur le personnalisme mais l’insertion dans l’activité communicationnelle
pour définir avec d’autres les valeurs, les normes, les rôles nécessaires
pour toute la communauté humaine. il s’agit ainsi de participer à l’influence,
au rayonnement, à l’action vivante du personnalisme, par la recherche de
l’assentiment rationnellement motivé d’un public apte à le juger philoso-
phiquement.

Comme le fait remarquer Jean-Louis Vieillard-Baron, la réception des
textes est toujours révélatrice de ceux qui lisent les textes et les interprètent.
il existe là un cercle herméneutique entre le sens des textes et le projet de
sens des lecteurs. Le personnalisme peut-il aider à une salutaire conversion
dans un monde très marqué par un individualisme possessif ? L’homme
contemporain, plus que jamais, n’a-t-il pas besoin d’une nouvelle compré-
hension de lui-même, du sens de son existence présente, inconcevable sans
référence à un passé et ouvert à un avenir ?
La philosophie personnaliste n’a donc pas à être justifiée au nom d’une
ambition strictement cognitive. Celle-ci n’accède à sa signification réelle que
dans la pratique. elle ne renonce pas à expliquer les conditions et les
modalités d’une conduite consciente d’elle-même et authentique dans la vie.
Dès lors, le personnalisme pourra répondre à une véritable attente contem-
poraine, sans lui faire jouer indûment un rôle thérapeutique ou oraculaire.
21. Jean-François petit, « L’expérience d’emmanuel mounier en prison. un rapport

singulier à la loi », Colloque du Centre international de recherche sur la barbarie et la
déshumanisation « La Loi à l’épreuve de la déportation », université catholique de Lille, 15-
17 mars 2018.
153
DoSSieR
Justifier le bien-fondé philosophique du personnalisme ne revient pas à

laisser croire qu’il détiendrait les « clés du monde » mais qu’il aide à penser
ce que l’on appelle, en approfondissant une formule de mounier, la
« mondialisation du désordre établi ».
plus largement, c’est en définitive en tant que la philosophie personna-
liste peut raisonnablement participer aux débats et aux processus par lesquels
la société moderne réfléchit sur son identité qu’elle continuera de trouver sa
meilleure justification. Le « kairos » philosophique des années 2000 aura
permis de faire la jointure avec les derniers grands témoins vivants de
mounier, le philosophe Ricœur ou l’historien andré mandouze, pour ne citer
qu’eux. il aura réacclimaté dans le champ philosophique la pensée de
mounier qui était en train de disparaître. Vingt ans après, un nouveau cycle
de réception, à la faveur de la mondialisation croissante, est sans doute en
train de s’ouvrir.
Jean-François petit
154

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Un « retour en grâce » de la philosophie d’Emmanuel

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Transversalités, Janvier-mars 2019, n° 148, p. 143-154

UN « RETOUR EN GRÂCE » DE LA PHILOSOPHIE

La pensée personnaliste de mounier est loin d’avoir terminée sa course1.

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1. Dernier ouvrage publié : Jean-François petit, La personne au secours de l’humain. 30

d’autre, à savoir du côté de l’institut Catholique de paris et de l’association

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un « retour en grâce » de La pHiLosopHie d’emmanueL mounier ?

d’yves Roullière et Bernard Comte. À quoi correspond ce « retour en

La réévaluation des philosophies du xxe siècle

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5. Cf. Jean-François petit, Philosophie et théologie dans la formation du personnalisme

ainsi, une « anamnèse décomplexée » des philosophies du xxe siècle peut

Une contribution à la réémergence de la figure philosophique de

Les raisons d’un oubli

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8. Jean-marie DomenaCH, « L’internationale personnaliste » dans Le personnalisme

un « retour en grâce » de La pHiLosopHie d’emmanueL mounier ?

face à la déconstruction systématique des humanismes menée par le

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Les raisons d’une réémergence

9. Cf. emmanuel GaBeLLieRi et paul moReau (éd.), Humanisme et philosophie citoyenne.

effet, pendant de nombreuses années, le trouble a été jeté sur l’œuvre de

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un « retour en grâce » de La pHiLosopHie d’emmanueL mounier ?

participé à la construction d’une anthropologie, d’une pédagogie, d’une

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L’éveil de l’Afrique noire, son récit de voyage en afrique en 1948, qui

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un « retour en grâce » de La pHiLosopHie d’emmanueL mounier ?

Ce n’est pas le moindre mérite de certains chercheurs de vouloir subvertir

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C’est pourquoi, au rebours d’une « mise au pas » du personnalisme, qui

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un « retour en grâce » de La pHiLosopHie d’emmanueL mounier ?

La requête est celle d’une approche fructueuse de l’environnement mais aussi

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21. Jean-François petit, « L’expérience d’emmanuel mounier en prison. un rapport

Justifier le bien-fondé philosophique du personnalisme ne revient pas à

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