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David Rodin
Dans Revue internationale des sciences sociales 2005/3 (n° 185), pages 609 à 620
Éditions Érès
ISSN 0304-3037
ISBN 9782749204642
DOI 10.3917/riss.185.0609
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David Rodin
L’éthique des affaires est coincée entre deux Round Table. Le présent article s’interroge sur
théories de la responsabilité de l’entreprise qui l’image de l’entreprise qui ressort de la théorie
sont concurrentes et tout aussi erronées. D’une des partenaires : tout d’abord, cette théorie ne
part, selon le modèle de la valeur pour les action- parvient pas à poser les fondements théoriques
naires, défendu par le Prix Nobel d’économie qui seraient nécessaires pour comprendre les
Milton Friedman, l’entreprise n’a de réelles obli- obligations morales de l’entreprise ; elle va même
gations morales qu’envers ses seuls actionnaires. à l’encontre de cette notion. On peut affirmer
D’autre part, selon la théorie normative des par- sans détours que si la théorie des partenaires de
tenaires, l’entreprise a l’obligation morale de l’entreprise était correcte, il n’y aurait pas de res-
veiller aux intérêts d’un éventail de communau- ponsabilité sociale de l’entreprise.
tés, au nombre desquelles les Plus étonnant encore,
actionnaires ne sont qu’un David Rodin est chercheur à l’Oxford l’erreur structurelle sur
groupe parmi d’autres. Or, et Uehiro Centre for Practical Ethics, uni- laquelle repose la théorie des
c’est la position que nous versité d’Oxford, et chargé de partenaires se retrouve dans
défendons dans le présent recherche au Centre for Applied Philo- la théorie concurrente – la
article, si elle prétend donner sophy and Public Ethics (Université théorie de la valeur pour les
nationale d’Australie). Il a également
une définition viable de la travaillé pour le Boston Consulting actionnaires soutenue par
responsabilité morale des Group, société d’experts-conseils en Milton Friedman – ainsi que
entreprises, l’éthique des gestion au niveau mondial, et a été dans un vaste courant de la
boursier néo-zélandais de la Fondation
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qu’ils agissent dans un contexte commercial mais Cela ne nous avance guère. En revanche, la
aussi celui que les entreprises elles-mêmes peu- théorie des partenaires est beaucoup plus catégo-
vent avoir des obligations morales, ces obliga- rique sur la fonction et les objectifs de l’entre-
tions constituant à leur tour le fondement des prise elle-même. Je me rapporte ici à la théorie
obligations qui incombent à certaines personnes des partenaires proposée par Ed Freeman et
telles que dirigeants, salariés ou membres de William Evan, auteurs influents qui furent parmi
conseils d’administration. La notion de responsa- les premiers à la formuler. Selon Freeman et
bilité morale des entreprises est un élément fon- Evan, ce qui caractérise la théorie des partenaires,
damental pour la compréhension pré-théorique de c’est qu’elle affirme que l’entreprise devrait être
l’éthique des affaires. On dit souvent, par gérée au profit de ses partenaires et que l’objectif
exemple, que le fait qu’une entreprise devrait, ou même de l’entreprise est de servir d’instance per-
ne devrait pas, faire telle ou telle chose est la rai- mettant de concilier les intérêts des partenaires
son pour laquelle un dirigeant devrait adopter tel (Evan & Freeman, 1996, p. 262).
ou tel comportement. Afin de justifier la notion Cette affirmation est beaucoup plus auda-
de responsabilité des entreprises, par opposition à cieuse que la précédente car elle est cohérente
l’éthique des affaires, deux conditions préalables avec la thèse selon laquelle l’objectif fondamen-
doivent être réunies. En premier lieu, il doit être tal de l’entreprise est de servir les intérêts d’un
possible de décrire les entreprises comme des groupe particulier, les actionnaires par exemple,
« agents intentionnels » : les entreprises doivent sous réserve peut-être de se plier aux contraintes
être envisagées comme des entités capables de imposées par les obligations juridiques et morales
penser, de vouloir et d’agir. En second lieu, de l’entreprise envers les autres partenaires (par
récompense et sanction doivent être des réalités exemple, l’obligation de ne pas enfreindre leurs
pour l’entreprise ; en effet, savoir mesurer récom- droits, humains et autres). La théorie des parte-
pense et sanction est une fonction centrale dans le naires va cependant beaucoup plus loin en ce
concept de responsabilité. Pour qu’il en soit ainsi, qu’elle prive les actionnaires de leur statut privi-
les entreprises doivent avoir des intérêts réels et légié au sein de l’entreprise. Les actionnaires ne
être capables d’agir « intentionnellement ». Nous sont que des partenaires parmi d’autres. Selon
y reviendrons. cette théorie, le chef d’entreprise a pour tâche de
« maximiser » ou de « concilier » les intérêts des
groupes qui constituent les partenaires.
La théorie normative Freeman définit les partenaires de la façon
des parties prenantes suivante : Un partenaire au sein d’une organisa-
tion est (par définition) tout groupe ou individu
Les théories qui donnent un poids moral aux par- qui peut affecter ou être affecté par la réalisation
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notamment dans un contexte où la collusion, les contrôle si draconiens et si étendus qu’on pourrait
cartels et l’entente sur les prix sont juridiquement estimer à juste titre, comme nous le verrons plus
et moralement condamnés ? Nous reviendrons loin, qu’ils sont discutables d’un point de vue
plus loin sur ce thème qui revêt une grande moral.
importance. Elaine Sternberg soulève une autre objection
Selon que l’on considère l’une ou l’autre de pratique. Elle affirme que le fait d’imposer une
ces deux définitions, au sens étroit ou au sens responsabilité très étendue a pour effet concret
large, il conviendra d’emprunter un cheminement d’atténuer considérablement cette même respon-
différent pour justifier l’argument selon lequel les sabilité : « Une entreprise responsable devant
intérêts des partenaires doivent être pris en consi- tous n’est en réalité responsable devant
dération dans la gestion de l’entreprise. Au sens personne : une responsabilité diffuse n’a pas
étroit, tous les partenaires contribuent de façon d’existence réelle. » (Sternberg, 2000, p. 51.) Elle
importante à la réussite de l’entreprise. Par consé- ajoute, sur un ton sardonique non dépourvu de
quent, on peut affirmer que l’entreprise a des obli- bon sens, que « parmi les plus ardents défenseurs
gations envers eux à titre de réciprocité et de de la théorie des partenaires on retrouve juste-
gratitude. Au sens large, les partenaires sont essen- ment ceux qui ont le plus à gagner d’une respon-
tiellement des entités sur lesquelles les activités de sabilité diffuse : les chefs d’entreprise. En rem-
l’entreprise peuvent avoir des conséquences néga- plaçant un modèle mesurable de performance
tives ou positives. Les obligations résultant de la financière par la notion très floue de “conciliation
théorie des partenaires sont donc fondées soit sur des intérêts”, la théorie des partenaires dégage les
les effets d’une maximisation du bien-être général, chefs d’entreprise de toute responsabilité et les
soit sur les droits de certains groupes à ne pas être laisse libres de servir leurs propres intérêts »
lésés d’une façon ou d’une autre. (Sternberg, 2000, p. 51-52).
En réalité, Evan et Freeman ont recours à un Evan et Freeman reconnaissent que « dans
autre argument qui se veut d’inspiration kantienne l’entreprise d’aujourd’hui, la gestion s’apparente
mais qui se rattache directement à la gouvernance au jugement de Salomon » (Evan & Freeman,
de l’entreprise : « Toute personne a le droit d’être 1996, p. 262). Ils semblent toutefois penser que
considérée, non comme un moyen pour atteindre les chefs d’entreprise actuels sont parfaitement
un objectif de l’entreprise, mais comme une fin en capables de s’acquitter de cette tâche.
soi. Si l’entreprise moderne persiste à considérer
les personnes comme des moyens au service d’une Le « je » transcendantal
fin, ces personnes doivent au minimum participer de l’acquisition
(ou choisir de ne pas participer) aux décisions à cet
effet » (Evan & Freeman, 1996, p. 258). Mon pro- Ces objections pratiques sont importantes mais,
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Figure 1. – Le modèle de l’entreprise selon la théorie des partenaires établi par Evan et Freeman
Direction
Propriétaires Communauté
locale
L’entreprise
Fournisseurs Clients
Employés
Pour comprendre comment nous en sommes « entité abstraite », une « fiction » (Evan & Free-
arrivés là, commençons par examiner la façon man, 1996, p. 261).
dont la théorie des partenaires envisage la rela- Cette conception abstraite de l’entreprise
tion entre partenaires et l’entreprise. Penchons- n’est pas sans rappeler la conception kantienne
nous sur la représentation graphique de l’entre- du moi transcendantal ou moi nouménal énoncée
prise selon le modèle des partenaires établi par dans la Critique de la raison pure (Kant, 1787).
Evan et Freeman (figure 1). Kant pensait qu’il est nécessaire de poser l’exis-
L’entreprise, au centre, est entourée de ses tence d’un sujet de l’expérience totalement abs-
groupes de partenaires les plus proches (défini- trait pour expliquer comment les perceptions et
tion étroite), représentés à l’extrémité de rayons les pensées d’un être humain s’unifient pour for-
qui figurent des enjeux moraux réciproques : pro- mer les expériences d’un sujet unique ; en
priétaires, direction, communauté locale, clients, d’autres termes, comment se peut-il que toutes
employés et fournisseurs. On peut chicaner sur mes pensées et mes expériences soient unifiées
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Bien entendu, la théorie des partenaires n’a l’un et l’autre cas, il s’agit d’un ensemble de
pas pour vocation de s’arrêter à l’image abstraite mécanismes formels destinés à résoudre les
d’une entreprise envisagée comme une entité conflits d’intérêts et à concilier des intérêts
vide et purement formelle mais plutôt d’étendre opposés. En tant que tels, on ne saurait leur
la portée morale de l’entreprise à tous les intérêts imputer de responsabilités morales.
des partenaires. Il est essentiel de comprendre, De même, toujours selon ce modèle théo-
toutefois, pourquoi cette conception vide et for- rique, on ne peut pas dire de l’entreprise qu’elle
melle de l’entreprise est prise comme point de a des intérêts. Lorsque Evan et Freeman décri-
départ de la théorie. En refusant d’assimiler l’en- vent les changements structurels qui seraient
treprise aux intérêts d’un groupe spécifique de nécessaires pour que la pratique des entreprises
partenaires (les propriétaires ou les dirigeants, par devienne conforme à la théorie des partenaires,
exemple), la conception abstraite de l’entreprise ils évoquent l’élection d’un membre spécial au
renvoie l’image d’une entité située à égale dis- conseil d’administration, « l’administrateur
tance, d’un point de vue moral, de tous les parte- métaphysique », chargé de représenter les inté-
naires, exactement comme sur le graphique éla- rêts de l’entreprise elle-même, par opposition
boré par Evan et Freeman. De là, en empruntant aux divers groupes de partenaires associés à
tel ou tel argument moral (dans le cas d’Evan et l’entreprise. On est en pleine fiction. Si on l’abs-
de Freeman, il s’agit d’un argument vaguement trait des intérêts des propriétaires, des diri-
kantien), on peut parvenir à la conclusion que le geants, des employés et des clients, l’entreprise
but de l’entreprise est d’être une instance chargée n’a plus d’intérêts. Ainsi, quand on dit par
de promouvoir et d’équilibrer les intérêts de tous exemple que l’entreprise a intérêt à accroître ses
les partenaires. ventes ou à conquérir de nouveaux marchés,
Or, ainsi formulée, la théorie des parte- c’est tout simplement parce que les actionnaires
naires nie la possibilité même de responsabilité ont intérêt à voir augmenter les profits, considé-
des entreprises. Comme je l’ai dit plus haut, rés comme étant extérieurs à l’entreprise. L’en-
toute justification viable du concept de respon- treprise ayant un statut purement abstrait, on ne
sabilité de l’entreprise suppose que deux condi- peut lui prêter aucun intérêt, pas même celui de
tions soient réunies. En premier lieu, il faut pou- sa survie. Or, à moins d’avoir des intérêts, un
voir expliquer comment l’entreprise peut être un agent ne peut se voir infliger de sanction. La
« agent intentionnel ». En second lieu, il faut théorie des partenaires ne nous permet pas d’im-
que l’entreprise ait la capacité d’être tenue res- puter des responsabilités morales à l’entreprise ;
ponsable de ses actes et d’être sanctionnée, ce de même, selon cette même théorie, l’idée de
qui suppose au minimum que l’entreprise ait des sanctionner l’entreprise ou de la tenir pour res-
intérêts réels. Selon la conception abstraite de ponsable de ses actions n’a pas de sens.
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bilité morale des entreprises, et pas seulement de connus, mais aussi les nouveaux intervenants
leurs dirigeants, et si nous pouvons le faire, c’est possibles sur le marché, les producteurs de pro-
parce que les entreprises ne sont pas des entités duits de remplacement, les acheteurs (c’est-à-dire
juridiques totalement abstraites, mais des entités les clients) et les fournisseurs.
commerciales et sociales concrètes qui sont Cette observation est importante pour la
gérées au profit d’un ensemble précis d’intérêts théorie normative des partenaires. Nous avons
par des groupes précis grâce à des structures déci- noté plus haut que l’idée selon laquelle les
sionnelles précises. Si nous voulons rendre concurrents devraient être considérés comme des
compte de manière correcte de la responsabilité partenaires, dont les intérêts représentent des
morale de l’entreprise, nous devons partir d’une créances morales pour l’entreprise, fait véritable-
conception de l’entreprise qui soit concrète plutôt ment problème pour la théorie des partenaires. Il
qu’abstraite. Une prise en compte réaliste de la y a d’autres mots pour qualifier la gestion d’une
responsabilité morale de l’entreprise ne peut entreprise avec la coopération des concurrents et
découler que de la reconnaissance, de la descrip- en tenant compte de leurs intérêts. On parle de
tion et de l’analyse de ces intérêts et relations collusion, de cartel et d’entente sur les prix, et il
bien précis. s’agit d’infractions pénales dans la plupart des
juridictions. Cela souligne le rôle particulier que
La conception abstraite joue la concurrence dans l’éthique des affaires.
de l’entreprise dans la stratégie La concurrence n’est pas simplement une activité
concurrentielle discrétionnaire pour les entreprises. Les entre-
prises sont moralement obligées d’entrer en
Avant d’étudier comment cet objectif peut être concurrence et il leur est moralement interdit de
atteint, j’aimerais envisager cette question sous s’entendre avec leurs concurrents afin d’optimi-
un angle différent, en examinant comment fonc- ser des profits partagés. Cette obligation résulte
tionne la conception abstraite de l’entreprise dans des bénéfices sociaux de la concurrence entre les
la théorie de la stratégie concurrentielle. entreprises et des effets extrêmement négatifs
L’ouvrage de Michael Porter, Competitive constatés en l’absence de concurrence.
Strategy (Choix stratégiques et concurrence) est Bien sûr, cela ne veut pas dire que les entre-
l’un des textes fondateurs de la théorie de la stra- prises n’ont aucune obligation morale vis-à-vis
tégie concurrentielle. C’est un cadre extrême- de leurs concurrents. Les concurrents doivent res-
ment perspicace et révélateur pour l’analyse de la pecter tout un ensemble d’interdits qui consti-
structure concurrentielle des entreprises (Porter, tuent et précisent les termes d’une concurrence
1980). Les gains financiers qu’une entreprise loyale. Mais ils ne sont pas tenus d’optimiser ou
donnée peut obtenir à long terme dans une d’équilibrer les intérêts des uns et des autres sur
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ou de réduire la qualité des produits. Selon la qu’objet de concurrence, nous sommes arrivés à
théorie normative des partenaires, aussi bien les une notion vide purement formelle – un centre
fournisseurs que les clients sont considérés théorique de concurrence qui est distinct de la
comme des groupes de partenaires « proches », main-d’œuvre, de la direction ou du capital.
c’est-à-dire au profit desquels l’entreprise est Mais cette conclusion fausse complètement
censée être gérée en partie. Mais s’il est vrai la nature de la question que nous avons posée au
qu’une entreprise a l’obligation morale d’entrer départ. L’entreprise, conçue de manière abstraite
en compétition et de ne pas s’entendre avec ses selon cette méthode, ne pourrait pas être l’objet
concurrents, il faut que les limites de ses obliga- de la concurrence dans le monde réel, pour la
tions vis-à-vis de ses clients et fournisseurs en tant simple raison qu’elle ne peut entrer en concur-
que partenaires soient circonscrites avec soin. rence. Elle n’a ni la force de travail avec laquelle
Cela ressemble fort à un début de contestation produire des biens et services, ni le personnel
de nombreuses formes d’obligations couramment dirigeant pour fixer des politiques, ni les capitaux
attribuées à l’entreprise. Mais je veux orienter la pour acheter usines et équipements.
discussion dans une autre direction. Posons la ques- Ce paradoxe a également une manifestation
tion dans l’autre sens. Au lieu de s’interroger sur la opérationnelle. On ressort des nombreux travaux
nature et l’importance des concurrents de l’entre- sur la stratégie de gestion qu’une source impor-
prise (quels sont les vrais concurrents de l’entre- tante de l’avantage concurrentiel provient des
prise ?), nous pourrions nous demander quelle est la capacités et des dispositions de la direction et du
nature et l’importance de l’entreprise concurrente personnel. Si les membres de la direction et du
elle-même (quelle est exactement l’entité qui entre personnel sont considérés (et se considèrent
en concurrence, celle qui est au centre des cinq eux-mêmes) comme faisant partie de la concur-
forces selon Porter ?). Pour reformuler cette ques- rence extérieure à l’entreprise, c’est-à-dire
tion, quel est l’objet de la concurrence ? comme fournisseurs contractuels de main-
Les clients et les fournisseurs sont extérieurs d’œuvre et de gestion à une entité qui est fonda-
à l’entreprise considérée ici comme un objet de mentalement en position de concurrence vis-à-vis
concurrence. Ils sont extérieurs précisément d’eux, il est improbable qu’ils travaillent avec un
parce qu’ils participent à la concurrence avec maximum d’engagement et d’énergie. Les diri-
l’entreprise. Mais faisons un pas de plus : qui sont geants et les travailleurs ne contribueront effica-
les fournisseurs de l’entreprise ? Manifestement, cement aux objectifs de l’entreprise que s’ils se
il s’agit entre autres de prestataires extérieurs qui considèrent eux-mêmes, au moins en partie,
fournissent des matières premières et des produits comme des éléments internes plutôt qu’externes à
de consommation à l’entreprise. Mais il y a aussi l’entreprise/organisation concurrentielle.
les nombreux groupes qui sont dans l’ensemble Cela implique que si l’entreprise veut partici-
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Figure 2.
mais aux groupes et particuliers qui ont de fait le propriétaires de l’entreprise et ils sont donc habi-
contrôle de l’entreprise et dont l’entreprise repré- lités, moralement et juridiquement, à bénéficier
sente et favorise de fait les intérêts. Le cercle en des excédents dégagés par l’entreprise. L’entre-
pointillés à droite délimite le pourtour approxi- prise sert aussi, de manière plus limitée, les inté-
matif de fait de l’entreprise en identifiant les rêts des dirigeants et des employés en leur four-
groupes qui ont le plus de contrôle sur les actions nissant des salaires, des avantages et un travail
et la politique de l’entreprise et dont les intérêts satisfaisant. Lorsque nous parlons des intérêts
sont le plus directement servis par l’entreprise. Il d’une entreprise, nous faisons référence à l’inté-
s’agit de la direction, des employés et (du fait de rêt sous-jacent de ceux qui ont de fait un droit sur
leur élection au conseil d’administration) des les produits de l’entreprise. Si une entreprise est
actionnaires qui ont le plus de pouvoir pour sanctionnée par le versement d’une amende ou de
orienter les activités de l’entreprise. Ce sont les taxes, parce que ses activités sont restreintes ou
actionnaires qui, en tant que propriétaires de l’en- lorsqu’elle est morcelée, on peut dire à juste titre
treprise, sont les bénéficiaires essentiels des acti- que les intérêts de l’entreprise sont lésés parce
vités de l’entreprise. que sont lésés les intérêts de ceux qui ont en fait
Si l’on définit l’entreprise selon cet des droits sur l’entreprise : les actionnaires, les
ensemble concret d’agents et d’intérêts, et non dirigeants et les employés. Un des objectifs prin-
comme une entité abstraite, il est alors possible cipaux de la gouvernance de l’entreprise est donc
de remplir les deux conditions préalables de la de mettre en adéquation le contrôle de l’entre-
responsabilité morale de l’entreprise : capacité prise et l’intérêt dans l’entreprise. Le principe
pour agir et intérêts susceptibles d’être pénalisés fondamental est que ceux dont les intérêts sont
par une sanction. servis par l’entreprise doivent avoir le contrôle
Premièrement, il est possible de rendre effectif de ses activités et devraient donc aussi
compte de la façon dont les entreprises peuvent subir les conséquences pénalisantes de tout
avoir des intentions et une capacité d’action méfait de l’entreprise.
morale selon les éléments de la structure de déci- Cette présentation est très schématique et
sion interne de l’entreprise de Peter French (CID) aurait besoin d’être considérablement dévelop-
(French, 1984). Cette structure est composée de pée. Mais cela pourrait être une démarche plau-
deux parties. La première est un organigramme sible pour étudier un élément important de la res-
qui décrit la position, l’autorité et la responsabi- ponsabilité morale de l’entreprise, à savoir ses
lité des dirigeants dans la hiérarchie de l’entre- obligations vis-à-vis de groupes extérieurs à l’en-
prise. La deuxième partie est un ensemble de treprise tels que les partenaires extérieurs. Ces
règles concernant les décisions d’entreprise, par obligations ne sont pas et ne peuvent pas être
exemple les articles d’association, la politique de d’optimiser ces intérêts comme le prétend la
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contribuent à la contrôler et partagent ses béné- dans un deuxième temps, appliquer et équilibrer
fices. Différentes formes d’obligations et des deux modèles très différents d’interaction norma-
mécanismes de règlement des conflits s’impo- tive et d’évaluation.
sent dans ces cas-là. Peut-être que l’image Il est clair que cette réalité complexe ne peut
appropriée ici renvoie davantage à celle présen- être réduite aux structures simples de la théorie
tée dans la théorie des partenaires, à savoir une des partenaires ou de la théorie de la valeur pour
instance politique servant à équilibrer et optimi- les actionnaires. Les mécanismes non différen-
ser les intérêts. ciés associant politique et coopération proposés
Pour compliquer encore les choses, la ligne par la théorie des partenaires comme régissant les
de partage théorique entre les groupes « internes » relations entre tous les groupes de partenaires ne
et « externes » à l’entreprise est poreuse, variable permet pas de reconnaître la primauté morale des
et souvent imprécise. Comme l’indique le dia- droits des actionnaires en tant que propriétaires
gramme donné plus haut, la concurrence et la de l’entreprise. D’autre part, la théorie de la
coopération sont les deux extrêmes d’un phéno- valeur pour les actionnaires est erronée car elle
mène continu. La plupart des relations dans le considère que les droits moraux des actionnaires,
monde des affaires comprennent un mélange com- et les obligations des dirigeants en tant qu’agents
plexe des deux. Ce caractère des relations com- des actionnaires, constituent l’ensemble de
merciales, toujours présent à un certain degré, a été l’éthique des affaires. Comme je l’ai indiqué, la
considérablement amplifié par plusieurs tendances responsabilité morale de l’entreprise existe dans
actuelles. L’externalisation et la gestion de la une large mesure parce que les dirigeants admi-
chaîne des approvisionnements, par exemple, nistrent les entreprises pour promouvoir les inté-
brouillent la distinction entre fournisseurs internes rêts des actionnaires. C’est seulement parce
et externes à l’entreprise. qu’une entreprise est administrée par un groupe
Si cette vision ambivalente des relations précis de personnes qu’elle peut avoir la capacité
commerciales est correcte, un bilan complet de d’agir. C’est uniquement parce qu’une entreprise
l’éthique des affaires sera une tâche extrêmement sert un groupe précis d’intérêts qu’elle peut être
ardue. Il faudra décrire et démêler le réseau com- sanctionnée et récompensée.
plexe de relations entre particuliers et groupes qui
expliquent le comportement des entreprises et, Traduit de l’anglais
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Références
EVAN, W.M. ; FREEMAN, E. 1996. J.H. Kaler eds, An Introduction FREEMAN, E. 1984. Strategic
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