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Erhard Friedberg
Dans Idées économiques et sociales 2011/3 (N° 165), pages 15 à 23
Éditions Réseau Canopé
ISSN 2257-5111
DOI 10.3917/idee.165.0015
© Réseau Canopé | Téléchargé le 30/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 102.223.130.117)
Rationalité
et analyse
des organisations
Le sort du concept de rationalité ou de l’idée de l’action rationnelle dans l’analyse et la
théorie des organisations est par certains côtés paradoxal. Bien que, au moins depuis
Max Weber, le monde de l’organisation soit reconnu et désigné comme le monde
de la rationalité instrumentale, l’action humaine dans les organisations n’a pas été
immédiatement déchiffrée et interprétée à l’aide de ce concept. Il a fallu attendre le milieu
du XXe siècle pour que soit proposée une première conceptualisation du comportement
humain comme le produit d’un choix, et donc comme expression d’une rationalité, fût-elle
limitée. Et si on met à part sa réception dans la sociologie française des organisations,
qui en a fait un élément central de son mode de raisonnement, il a fallu encore une bonne
vingtaine d’années pour que cette conceptualisation soit enfin reconnue et comprise
avec toutes ses implications.
Bien que, dans son diagnostic du problème de que d’avoir permis la réfutation empirique de ce
fonctionnement des organisations de son temps, postulat simpliste et, partant, d’avoir fait de la Erhard Friedberg,
professeur
Frederick Winslow Taylor ait eu un regard beaucoup complexité des comportements humains dans les des universités
plus nuancé et beaucoup plus sociologique1, on peut organisations un sujet de réflexion et de recherche. et directeur du master
Affaires publiques
néanmoins dire, en grossissant le trait, que pour la Rappelons qu’à l’origine, ces expériences avaient été à Sciences Po (Paris).
théorie classique des organisations le comportement organisées pour contrôler une étude antérieure dont
humain ne constituait pas vraiment un problème. Les les résultats étaient inexplicables avec une perspective
1. Ainsi, son analyse
comportements négatifs, qu’on constatait et qu’on taylorienne3 et avaient été mis sur le compte d’erreurs des effets de la flânerie et
des mécanismes de méfiance
voulait notamment corriger, étaient pensés non pas de mesure. Pour contrôler ces erreurs, on décida de
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plus tard, les délices des et d’une dynamique de groupe alors que, dans l’ate- en évidence n’est ni problématisé ni élucidé. Tout se
théoriciens de l’agence.
Elle pressent bien, sans le
lier principal, la communication entre ouvrières était passe comme si, pour lui, les relations humaines se
formuler dans ces termes, pour ainsi dire impossible, etc.). Et avec ces expli- développaient dans un vide social, dans un champ
les dilemmes de confiance et
de surveillance qu’induit ce cations, on mit en évidence l’importance des senti- sans contrainte autre que la logique des sentiments
qu’on appellerait aujourd’hui le
caractère incomplet du contrat
ments, des facteurs affectifs et psychologiques pour et les lois du développement psychologique. C’est
de travail, c’est-à-dire le fait la compréhension des comportements humains dans ce qui explique que les analyses menées dans cette
que les attentes réciproques
des parties au contrat ne les organisations. perspective aient pu donner l’impression d’un « biais
peuvent pas être codifiées Cette découverte, qui paraît banale aujourd’hui, irrationaliste », se contentant trop facilement de la
de façon incontestable et
supposent donc que a constitué à l’époque une innovation majeure et a démonstration qu’à l’aune d’une rationalité instru-
les protagonistes arrivent
« à se faire confiance ».
donné naissance à un important courant de recherche mentale les comportements humains étaient « irra-
et d’action : le mouvement des relations humaines5, tionnels », en opposant ainsi la chaleur de l’affectivité
2. Les chiffres entre crochets
renvoient à la bibliographie dont la portée a été considérable. Dans son versant humaine à la froide rationalité des structures6.
en fin d’article.
empirique, ce mouvement a complètement renou- Le mouvement des relations humaines et son héri-
3. Ces résultats faisaient velé nos connaissances sur la vie concrète dans les tière, la psychologie organisationnelle d’orientation
ressortir une augmentation
de la productivité organisations à la base comme au sommet, sur les managériale, se sont échoués dans le bruit et la fureur
indépendamment pratiques de commandement et sur l’efficacité des de la contestation qui a mis en cause le caractère fonc-
des conditions physiques
de travail, ici des conditions relations hiérarchiques comme sur la réalité des inter- tionnel et instrumental, les apories non assumées et
d’éclairage.
actions informelles qui se constituent et se cachent la normativité excessive de leurs analyses. Le renou-
4. Dans un grand atelier derrière les structures formelles. En revanche, sur le vellement ne pouvait venir que d’un renversement du
servant à l’assemblage
de petits circuits électriques plan intellectuel et conceptuel, notamment pour le regard, qui accepte de traiter les individus au travail
devant être intégrés dans des
appareils électromécaniques,
raisonnement organisationnel, les contributions de ce comme les sujets de leurs comportements et qui consi-
on choisit un petit groupe de mouvement ont finalement été décevantes. Certes, il dère donc ces derniers comme l’expression d’un choix.
volontaires qu’on mit au travail
dans un atelier à part placé a notablement enrichi la vision de l’homme au travail : Selon la belle image proposée par Michel Crozier, qui
sous les ordres de surveillants l’individu n’est pas mû uniquement par l’appétit de a été parmi les tout premiers en France à proposer une
particuliers : le relay-assembly
test room. Et on varia ensuite le gain, il est motivé aussi par son affectivité et par ses telle interprétation, les individus au travail ne disposent
régime de travail
de ce groupe-test (temps de
besoins psychologiques plus ou moins conscients. pas seulement d’une main ou d’un cœur, ils sont aussi
repos, mode de rémunération, Mais, dans son raisonnement, il reste prisonnier de et surtout une tête, un projet, une liberté [6, p. 202].
durée du travail, etc.)
en treize périodes. Pour la vision taylorienne d’un individu au travail passif, Au lieu de les concevoir, plus ou moins explicitement,
chacune, on enregistra
soigneusement, et au jour
répondant de façon stéréotypée aux stimuli auxquels comme des réceptacles passifs de l’influence des
le jour, toutes les données on le soumet. Aux stimuli économiques, il avait matrices sociales qui les ont façonnés ou comme des
pouvant renseigner d’une part,
sur le « moral » au sein simplement ajouté des stimuli affectifs. La complexité jouets de leur affectivité, on partira ici d’une concep-
du groupe (ambiance, relations considérable que pourrait entraîner l’introduction de tion qui met l’analyse de la rationalité sous-jacente des
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observe les pratiques réelles des individus. En somme, prémisses d’une rationalité absolue ou omnisciente
pour pouvoir introduire l’idée de choix rationnel dans telle qu’elle sous-tendait le modèle de décideur
l’analyse de la réalité sociale, il a fallu développer des rationnel de la théorie économique8.
éléments d’un modèle alternatif au modèle classique Ce modèle de la rationalité omnisciente contesté
du décideur rationnel de la théorie économique. par Simon (il parle à ce sujet de rationalité objective)
L’impulsion décisive d’un renouvellement de notre peut se résumer par ses trois prémisses essentielles.
compréhension de l’individu au travail est donc tout Premièrement, le décideur est supposé avoir toutes
naturellement venue de l’analyse empirique des les informations nécessaires et posséder une capa-
mécanismes cognitifs et sociaux qui sous-tendent cité illimitée pour les traiter : on est dans un univers
les choix humains. Une telle analyse permettait en de transparence et d’omniscience. Deuxièmement,
effet de renoncer aux illusions du modèle classique ce même décideur est censé avoir une idée claire de
de la rationalité omnisciente tout en restituant aux ses préférences, qui sont hiérarchisées, cohérentes
comportements humains leur « rationalité ». et stables : le décideur n’en change pas et choisit la
La construction de ce modèle alternatif qui permet solution qui est la meilleure étant donné ces préfé-
de relativiser l’idée de rationalité et de l’accommoder rences, établies ex ante et en quelque sorte une fois
à la réalité des pratiques observées est l’œuvre d’un pour toutes pour un choix donné. Et troisièmement,
grand nombre d’auteurs. C’est toutefois à Herbert ce décideur est supposé être capable de mettre en
Simon et au petit groupe qu’il anima au Carnegie œuvre un raisonnement qualifié de synoptique9. Ce
Institute of Technology durant les années 1950 que raisonnement est censé lui permettre de procéder à
revient le mérite d’avoir posé les jalons décisifs pour un examen comparatif à la fois exhaustif et simultané
renouveler notre conception de la rationalité et des de toutes les solutions possibles à son problème, avec
raisonnements qui l’utilisent. L’outil en est le concept leurs conséquences probables, et ainsi d’optimiser
de « rationalité limitée ». Quelle est son histoire et ses choix, c’est-à-dire de sélectionner la meilleure en 7. Cf. [7] et son témoignage
filmé in [5].
quelles sont ses implications ? fonction de ses préférences.
Ce sont la première et la troisième de ces prémisses 8. On trouve une première
esquisse de la théorie
De la rationalité omnisciente qui sont plus particulièrement la cible de Simon et de la rationalité limitée
dans la thèse d’Herbert Simon
à la rationalité subjective : des chercheurs du groupe qu’il anima au Carnegie publiée en 1947 sous le titre
la notion de « rationalité limitée » Institute of Technology durant les années 1950 et au Administrative Behavior
[8], avec une préface
Le point de départ de Simon est empirique : il ne début des années 1960. de Chester Barnard,
retrouvait pas dans les comportements administratifs D’une part, faut-il le rappeler, l’information d’un dans deux articles plus
spécialisés publiés en 1954
qu’il avait eu l’occasion d’observer dans sa ville native décideur est toujours incomplète10. La connaissance et 1956, et dans le livre
coécrit avec James March,
de Milwaukee à la fin des années 1930 les comporte- des conséquences des différentes options et de leur
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naires qu’il observait ne parlaient pas de coûts margi- main : elle est donc toujours vulnérable aux biais 10. Aujourd’hui, une telle
naux et d’optimisation, mais leurs comportements lui volontaires ou involontaires des appareils et/ou inter- affirmation semble aller de soi,
mais à l’époque c’était loin
paraissaient néanmoins raisonnables pour peu qu’on médiaires qui l’ont élaborée et transmise.Troisième- d’être une évidence partagée
par tous. Rappelons tout
se mît à la place des fonctionnaires en question. Par ment, cette information n’est jamais une donnée brute de même qu’en économie,
conséquent, il rechignait à qualifier leurs comporte- qui se donnerait à voir et à comprendre telle quelle. il a fallu attendre
les années 1970 pour
ments d’irrationnels comme le faisaient, trop faci- Sa nature est au contraire profondément ambiguë et que soient pris en compte
lement à son goût, les sciences du comportement elle demande donc à être interprétée, avec tous les de manière un peu générale
les asymétries d’information
d’alors7. Sur la base des réflexions provoquées notam- risques d’erreur que cela peut entraîner. Et, pour finir, et les coûts de transaction
qui en résultent. Et même
ment par cette expérience séminale, il entreprit de la structure cognitive du cerveau, les « heuristiques » aujourd’hui, nombre
formuler une théorie renouvelée du choix rationnel qu’il utilise pour accélérer le traitement des infor- de modèles sont encore
implicitement fondés
qui considérerait la conduite humaine, dans les orga- mations disponibles et augmenter ses capacités de sur des prémisses peu
réalistes de relative fluidité
nisations plus que partout ailleurs, comme rationnelle traitement, elles aussi strictement limitées, peuvent et transparence de l’espace
en intention, même si elle ne correspondait pas aux induire le décideur en erreur, lui faire emprunter des social.
voies qui ne correspondent nullement à ses intérêts. l’absolu (optimisation), ni la meilleure étant donné
En somme, la prémisse d’une information complète, le niveau d’aspiration et les critères de satisfaction du
sans coût de recueil et de traitement, est évidemment décideur (maximisation).Aussi longtemps que toutes
une vue de l’esprit. les solutions possibles n’auront pas été analysées de
Deuxièmement, et ceci découle d’une certaine manière exhaustive, il est parfaitement raisonnable de
manière logiquement de cela, aucun décideur n’est penser que, si on avait continué la quête de solutions,
capable d’optimiser ses décisions. La complexité des on en aurait peut-être trouvé une qui aurait été encore
processus mentaux impliqués par toute véritable meilleure. On ne le saura jamais, presque par défini-
optimisation dépasse en effet, et de loin, les capacités tion. La solution retenue n’est en fait et plus modes-
de raisonnement et de traitement des informations tement que la meilleure de toutes celles qui ont été
toujours limitées d’un être humain. Pour qu’il soit passées en revue : c’est une solution raisonnable, une
légitime de parler d’optimisation, il faudrait que le bonne solution, une solution qui satisfait le décideur,
décideur soit capable d’un raisonnement synoptique, et c’est suffisant. Comme le disait Simon dans une
c’est-à-dire d’un raisonnement (1) qui mettrait à formule qui a fait date : un individu qui doit choisir
plat toutes les solutions à un problème donné, (2) les n’optimise ni ne maximise. Il en est incapable. Mais il
analyserait simultanément toutes ensemble quant à n’en cherche pas moins une solution satisfaisante eu
leurs conséquences probables, (3) les rapporterait aux égard à ce qui constitue (implicitement ou formulé de
préférences préétablies du décideur, et (4) détermi- manière explicite) son niveau d’aspiration, qui définit
11. Cette rationalité peut aussi nerait ainsi la seule meilleure, étant donné ces préfé- aussi sa rationalité et lui fournit ses critères de choix11.
être dite « procédurale »
parce que, pour arriver
rences. La description même très succincte de cette Avant d’aller plus loin, soulignons que cette formu-
à la décision, on aura suivi une procédure fait comprendre qu’elle est totalement lation n’est pas une version plus sophistiquée de la
procédure rationnelle :
sa rationalité ne lui vient pas irréaliste, ne serait-ce que du fait qu’elle suppose un maximisation, comme un certain nombre de lecteurs
de sa substance,
mais de la procédure
monde de la transparence et de l’omniscience qui de Simon l’ont cru à tort en qualifiant sa démarche
qui a été suivie pour y arriver. n’existe pas. de néorationalisme12. En fait, en soulignant le fait
À d’autres moments,
Simon (1982) parle aussi Dans la réalité, un décideur procédera donc tout que l’optimisation est impossible, cette formulation
de « rationalité subjective » autrement. Au lieu du raisonnement synoptique appelle un vrai renversement du raisonnement. Au
car elle correspondra
à la vision (perception) impossible, il mettra en œuvre un raisonnement lieu de critiquer l’apparente irrationalité d’une déci-
subjective qu’a
un décideur des contraintes
séquentiel. À partir d’une idée plus ou moins précise sion qui ne se conforme pas aux canons de la déci-
et opportunités de la situation. sur ce que serait une solution acceptable (il a en tête sion « rationnelle », il faut étudier et comprendre
12. Cf. Mongin [10]. quelques critères de satisfaction qui définissent ce le comportement comme une adaptation active et
qu’on pourra appeler son niveau d’aspiration par raisonnable aux caractéristiques d’un champ d’action
rapport auquel une solution lui apparaîtra comme avec les opportunités et les contraintes perçues par
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de situation ou de jeu », dans la mesure où les équi- que l’émergence et la cristallisation progressive
libres de pouvoir et les règles du jeu de la situation, ou des différentes options qui s’offraient à eux15, et en
mieux de la structure du jeu dans lequel le décideur essayant de comprendre comment ces acteurs ont
est inséré et auquel il participe, façonneront à leur cherché, et, éventuellement, réussi à influencer dans
tour non seulement les cadres cognitifs et normatifs à un sens ou dans un autre telle ou telle de ces caracté-
l’aide desquels les problèmes sont pensés, mais aussi ristiques. En un mot, et en reprenant la formulation
les possibilités d’intervention et d’influence dont de March et al. [17, 18], chercher à comprendre une
disposera le décideur. Une telle relativisation invite décision en en reliant le contenu à la structuration
donc à diriger la recherche dans deux directions : du champ dans lequel elle est prise, c’est essayer de
d’une part, sur l’impact des contextes organisation- voir comment cette structuration a conditionné,
nels et, d’autre part, sur la genèse et la nature des d’une part la perception du ou des problèmes par
niveaux d’aspiration, c’est-à-dire des « préférences » les acteurs, d’autre part l’émergence des solutions
des décideurs. possibles et enfin leur rencontre et leur stabilisation
La première de ces directions concerne le contexte dans une décision de choix.
de la prise de décision ou, si l’on veut, ses conditions La seconde direction vise l’explication des préfé-
organisationnelles et sociales. Elle porte sur la struc- rences des décideurs qui sous-tendent et génèrent
turation de l’espace d’action dont les caractéristiques leurs niveaux d’aspiration, c’est-à-dire les critères
matérielles et techniques, les règles, les procédures, de rationalité que ceux-ci utilisent, consciemment
les équilibres de pouvoir et les systèmes d’alliances ou inconsciemment, pour choisir entre les options
conditionnent la perception et, partant, la rationa- qui se présentent à eux. Bien que la logique de sa 13. Il est injuste de réduire
leur livre à ce seul aspect.
lité des décideurs. C’est cette direction qui a été le conceptualisation corresponde à une remise en cause Il introduit d’autres notions
plus directement explorée par le groupe autour de implicite de la prémisse de l’existence de préférences beaucoup plus fondamentales,
telles que celle de slack
Simon, notamment par Richard Cyert et James March stables et clairement hiérarchisées, Simon et le groupe organisationnel, c’est-à-dire
l’idée que le fonctionnement
[12] dans leur théorie behavioriste de la firme. Ils y de Carnegie ne s’étaient pas directement attaqués à d’une organisation complexe
analysent les structures organisationnelles comme cette question. Ils s’étaient contentés d’introduire repose toujours sur l’existence
de ressources en réserve
des programmes d’action standardisés, proposant de l’idée d’un niveau d’aspiration qui simplifiait en fait qui assurent à celle-ci
les interpréter comme des mécanismes qui permet- le calcul de l’agent, puisque le jugement était main- un minimum d’autonomie
face à son environnement,
tent de guider l’« allocation » de l’attention des tenant dichotomisé (mon niveau d’aspiration satis- et grâce auxquelles
son fonctionnement peut
membres de l’organisation et d’assurer ainsi à la fois fait ou non), et de suggérer l’idée que ces niveaux s’accommoder de quasi-
l’élargissement des limites de la rationalité de chacun d’aspiration pouvaient évoluer avec la décision. solutions, de redondance,
d’allocation de ressources
en autorisant des économies d’attention (les individus C’est dans une série de réflexions ultérieures que la sous-optimales, bref de toutes
les conséquences qu’entraîne
peuvent concentrer leur attention sur des événements question de la nature des préférences et de l’étude
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des instruments de gestion, c’est-à-dire l’ensemble attribue un pouvoir motivant à l’existence, chez 15. Dans son étude
de la genèse de la réforme
des règles et procédures structurant l’allocation de l’individu, d’une dissonance entre plusieurs cogni- départementale et régionale
ressources, la mesure des résultats et l’évaluation tions [20]. Il appelle cognition toute connaissance, de 1964, Catherine Grémion
ne s’est pas contentée
des hommes, produisaient des logiques locales de opinion ou croyance d’un individu sur le contexte, sur de comprendre la structuration
comportement aux effets souvent désastreux. C’est lui-même et sur son propre comportement [20, p. 3]. des champs décisionnels.
Elle a également cherché
enfin ce problème qui a fourni la matière à un grand Cette dissonance crée un état d’inconfort psycholo- à comprendre les effets
de disposition présents
nombre d’études décisionnelles14, qui ont cherché à gique qui déclenche une action tendant à la réduire. dans la solution retenue,
rendre compte de la décision finalement retenue en Un des multiples exemples qu’il prend est celui de la en étudiant notamment
les carrières administratives,
reconstruisant la manière dont les caractéristiques du dissonance cognitive postdécisionnelle. Un individu et donc les processus
antérieurs de socialisation,
champ décisionnel ont influencé tant la connaissance qui a choisi une option sur d’autres se trouve en disso- notamment professionnelle,
des acteurs et leur recherche de solutions possibles nance cognitive. Car s’il a pu hésiter avant de choisir, des décideurs.
choix mais au contraire adaptatives et soumises à des préférences. Élargissant et complétant la notion simo-
16. Le raisonnement
modifications endogènes, c’est-à-dire produites par nienne de rationalité limitée qui, à vrai dire, l’appelait chez March va plus loin,
la situation de choix elle-même (notamment Elster implicitement, elle attire l’attention sur le caractère puisqu’il inclut explicitement
la référence à la contrainte
[24]) ; et enfin (4) qu’elles ne sont pas intangibles mais essentiellement contingent et opportuniste, c’est- comme moyen pour obliger
à la découverte. Il faudrait,
au contraire soumises à des manipulations volontaires à-dire potentiellement instable et changeant, de la nous dit-il [21], appliquer
ou involontaires, conscientes ou inconscientes de la conduite humaine [25, 26]. Étant toujours le produit aux adultes la conception
pédagogique que nous avons
part des décideurs [21, 24]. à la fois d’un effet de disposition, d’un effet de position développée pour l’éducation
des enfants : à partir de
La conclusion s’impose en quelque sorte d’elle- et d’un effet de situation, celle-ci ne peut être pensée l’idée que les valeurs d’un
même. Il faut relâcher les liens entre le comportement ni en dehors des cadres que les individus tirent de leur enfant peuvent et doivent
être enrichies, il faut l’obliger
d’un individu et ses préférences, ses représentations passé, ni surtout en dehors des contraintes et opportu- à expérimenter avec de
et ses buts. Les deux ne sont liés ni de façon étroite ou nités que fournit aux individus leur contexte d’action. nouvelles valeurs, en lui
en fournissant l’occasion,
serrée (des gammes de comportement relativement L’individu rationnel dont il est question n’est ici ni si besoin aussi par la
contrainte. Et, pour lui, il n’y
variées peuvent coexister avec un même ensemble de l’atome sous-socialisé de la théorie économique, ni a aucune raison de réserver
préférences), ni de façon univoque (des préférences l’être sur-socialisé de la théorie sociologique classique ce raisonnement aux enfants.
Les adultes ne savent pas
à un moment « t » peuvent induire des choix tout qui le voyait en quelque sorte acté par les scripts et les nécessairement mieux que
les enfants ce qui est bon
comme des choix peuvent induire des préférences). empreintes culturelles que sa socialisation a laissés sur pour eux, ce qu’ils veulent,
Les préférences et les buts et, devrait-on ajouter, les lui et en lui [27]. Certes, les individus ont un passé, ce qu’ils préfèrent.
Il faudrait à la fois les
valeurs des acteurs ne sont pas figés, mais se décou- certes ils sont encastrés – comme il est d’usage de encourager à reconnaître
vrent et se modifient au contraire dans et par l’action. le dire aujourd’hui – dans une société, une culture, ce fait, et inventer les
situations et les processus
En d’autres termes et en élargissant encore ces un héritage institutionnel. Mais ils ne sont pas le (la « technologie de la
déraison ») qui leur
conclusions, il faut accepter une vision moins inten- jouet de cet héritage qui n’est jamais monolithique, permettraient de relâcher
tionnelle et linéaire de l’action humaine. Celle-ci ne mais au contraire multiple, hétérogène, ambigu et les contraintes de la rationalité
et d’explorer de nouveaux
se résume pas dans les objectifs que se donne, que contradictoire. Ils sont contraints par les capacités comportements et avec eux
de nouvelles valeurs.
proclame ou que croit poursuivre un individu. Elle (et incapacités) qu’ils ont pu développer en fonc-
laisse aussi la place à des coïncidences, au hasard tion de cela, mais leurs conduites n’en sont pas le 17. Cette position revient
à revendiquer une position
comme à la découverte. Bien plus, nos conceptions simple reflet dans la mesure où des expérimentations médiane dans l’opposition
normatives de la décision doivent être reformulées et découvertes permettant des apprentissages sont que construisent Elster
[28] et Jean-Pierre
en conséquence. Ainsi, Hirschman [22] souligne le toujours possibles. Les individus récupèrent donc un Dupuy [29] entre l’homo
sociologicus et l’homo
caractère bénéfique d’une hiding hand, qui, en nous minimum de distance par rapport à leurs expériences œconomicus. Toutefois,
cachant les conséquences compliquées et éventuelle- passées, et par rapport aux attitudes, normes et cette position est moins
éclectique qu’Elster n’a l’air
ment difficiles de nos initiatives, nous permet d’entre- valeurs développées par celles-ci. Et leurs conduites de le croire, à condition
toutefois d’enraciner l’analyse
prendre et de prendre des risques que nous n’aurions peuvent et doivent au contraire se comprendre
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au plus pressé, réagissent aux initiatives inattendues pratique qu’utilisent les gens ordinaires dans leurs
d’autres acteurs avec lesquelles leurs propres actions activités au jour le jour, n’est-elle pas tautologique ?
se combinent et s’entremêlent irréductiblement. Ne ressemble-t-elle pas à un simple tour de passe-
Leurs comportements doivent donc se lire comme le passe intellectuel qui permet de qualifier indistincte-
résultat distribué des intentions croisées d’un certain ment tous les comportements comme rationnels et
nombre d’acteurs cherchant chacun à poursuivre ce ne perd-elle pas de ce fait tout intérêt réel ? En dehors
qu’il considère (avec sa rationalité limitée) comme de considérations méthodologiques pour l’analyse des
son intérêt, sans jamais y parvenir complètement. Et, organisations développées ailleurs [31, p. 210-221], il
dans ce processus, ils seront naturellement amenés à me semble qu’il y a au moins une raison de fond pour
reconsidérer les finalités de leur action, à en décou- répondre par un « non » catégorique à cette seconde
vrir ou à en inventer d’autres, à « rationaliser » ex post question.
leur action. Il n’est donc pas nécessaire de réserver le Il s’agit d’une raison d’hygiène mentale. Prise au
qualificatif « rationnel » à des actions réfléchies, c’est- sérieux et avec toutes ses implications, comme nous
à-dire médiatisées par un calcul sur la base d’objectifs venons de le faire, la notion de rationalité limitée est
fixés au départ. On peut relâcher cette définition et une réhabilitation de l’intelligence ordinaire et une
considérer comme rationnel un comportement qui relativisation tout aussi radicale de l’idée de rationa-
est simplement actif, c’est-à-dire qui correspond à un lité. Elle nous dit que la rationalité n’est pas de ce
choix effectué sous contrainte, parmi un ensemble monde, que nous devons nous résigner au fait que nous
d’opportunités présentes dans un contexte d’action sommes incapables d’optimiser, de trouver l’unique
donné, avec la rationalité limitée qui nous caractérise bonne solution. Les solutions, car il y en a toujours
tous [26, 11, 31]. plusieurs, n’existent pas en dehors de notre capacité
Rendant passibles d’une analyse rationnelle toutes à en délibérer et à structurer des processus de déci-
les conduites humaines sans préjuger de l’origine, de sion qui soient aussi « rationnels » que possibles, sans
la substance ou du contenu de leurs rationalités, une que jamais quiconque puisse sérieusement prétendre
telle vision élargie de la rationalité oblige à respecter clore la délibération avec l’argument d’autorité qu’il
les comportements observés et à en rechercher les connaît la solution « rationnelle », c’est-à-dire celle
18. Par là, elle est le meilleur « bonnes raisons18 ». Ce faisant, elle brouille complète- qui s’imposerait du seul fait qu’elle serait optimale.
sinon l’unique antidote
contre le technocratisme : ment la distinction souvent faite entre la « rationalité » Comprise ainsi, cette notion est un antidote puissant
aussi bonne et approfondie des structures d’une organisation et « l’irrationalité » contre la prétention des experts d’avoir raison à cause
qu’ait été la préparation
d’une décision, celle-ci reste des comportements des membres de cette organi- de leur expertise, contre l’impérialisme des techno-
tributaire d’une rationalité
limitée, donc passible
sation. Elle met au contraire sur le même pied les crates qui croient pouvoir définir la bonne solution
de remises en question, rapports entre les membres d’une organisation et les avec une « analyse scientifique » du problème et qui
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d’opposer l’irrationalité des exécutants et leur « résis- des experts et autres acteurs qui ont participé à la
tance au changement » à la sagesse et l’intelligence préparation) et, partant, passible de remises en ques-
des dirigeants, l’irrationalité du comportement des tion, de rajouts, de négociations, d’arrangements et
individus à la rationalité de la politique publique ou de compromis. La rationalité limitée est l’autre face
du projet de changement. Aussi bonne et bien menée de la démocratie, qui est bâtie sur la prémisse de
qu’ait été la préparation d’une décision, aussi large l’importance de la délibération dans la mesure où
qu’ait été la consultation qui l’a précédée, elle reste tout problème a plusieurs solutions, tout système a
toujours tributaire d’une rationalité limitée (celle plusieurs équilibres.
Bibliographie
[1] ROETHLISBERGER F. J., DICKSON W. J. ET AL., Management and the Worker, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1939.
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