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SPLENDEURS ET MISÈRES DE LA

GOUVERNANCE PAR LE DROIT DANS


LES SOCIÉTÉS HYPERMODERNES

Jean-François GAUDREAULT-DESBIENS*

INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 557

I- FIGURES DE LA MORALE DANS LE DROIT


DE LA CITÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 562

1. Les incitatifs juridiques à agir moralement


et les critères d’évaluation de la moralité
de l’action . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 563

2. Les types de moralités . . . . . . . . . . . . . . . . . 566

3. L’âme de la souris ou à qui appartient la tâche


d’insuffler de la morale dans le droit ? . . . . . . . . 573

II- MAINTIEN DE LA CONFIANCE ET GESTION


DU RISQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 574

1. Le risque identitaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . 575

2. Le risque sécuritaire : entre Hobbes et Sisyphe . . . 592

3. Le risque financier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 598

III- L’ÉTHIQUE DES MARCHÉS . . . . . . . . . . . . . . . . 600

* Vice-doyen à la recherche et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les


identités juridiques et culturelles nord-américaines et comparées, Faculté de droit,
Université de Montréal.

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556 Les Journées strasbourgeoises

1. Le marché économico-financier . . . . . . . . . . . . 600

2. Le marché des idées . . . . . . . . . . . . . . . . . . 611

3. Le marché des religions . . . . . . . . . . . . . . . . 613

IV- DE QUELQUES ÉCUEILS DANS LA REPRÉSENTATION


ET LES USAGES DU DROIT . . . . . . . . . . . . . . . . 614

1. Représentations du droit . . . . . . . . . . . . . . . 614

2. Rapport au droit et fétichisme juridique . . . . . . . 615

3. Droit et gouvernance . . . . . . . . . . . . . . . . . . 617

CONCLUSION. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 620
INTRODUCTION

Rédiger le rapport de synthèse d’un colloque de l’ampleur des


Journées strasbourgeoises représente un défi considérable. Certains
de ceux m’ayant précédé dans l’exécution de cette tâche n’ont d’ail-
leurs pas hésité à la qualifier de « risquée »1, voire de « périlleuse »2.
Aussi, loin de moi l’idée d’en proposer ici une quelconque ontologie3.
J’estime en revanche utile de préciser d’entrée de jeu la conception
que je m’en fais.

Commençons par dire ce que ce rapport de synthèse ne sera pas.


La réponse est simple : on n’y trouvera aucun résumé formel des pro-
pos des conférenciers des Journées strasbourgeoises 2008 (ci-après
« Strasbourg 2008 »). Les textes de plusieurs d’entre eux étant colligés
dans cet ouvrage, il ne servirait strictement à rien de répéter ce
qui a déjà été dit mieux que je ne pourrai jamais le faire. Quant aux
interventions qui, si l’on peut dire, n’ont pas « fait le voyage » entre le
colloque et la publication des actes de celui-ci, elles demeureront gra-
vées dans la mémoire des participants, mémoire que je me chargerai
de rafraîchir en me faisant à l’occasion l’écho de certaines de ces inter-
ventions non publiées. Cela renvoie à l’un des objectifs de ce rapport
de synthèse, qui est de conserver une part d’instantanéité en rendant
compte des débats qu’ont provoqués les différentes allocutions faites
lors du colloque.

Si je ne résumerai pas les textes des conférenciers, je me référe-


rai bien sûr à leurs propos, mais cela dans le cadre d’une synthèse cri-

1. Jean-Louis BAUDOUIN, « Conclusion et rapport de synthèse », dans : Jean-Louis


BAUDOUIN et Sonia Le BRIS, Actes des Journées strasbourgeoises de l’Institut
canadien d’études juridiques supérieures 1996. Droits de la personne : « Les
bio-droits ». Aspects nord-américains et européens, Cowansville, Éditions Yvon
Blais, 1997, p. 511, 511.
2. Marie-France BICH, « Rapport de synthèse : ‘Midnight in the Garden of Good and
Evil’« , dans : Actes des Journées strasbourgeoises de l’Institut canadien d’études
juridiques supérieures 2004. Droits de la personne : Éthique et mondialisation,
Cowansville, Édtions Yvon Blais, 2005, p. 771, p. 771.
3. Madame la juge Bich, telle qu’elle est devenue depuis, propose dans son rapport des
Journées 2004 quelques pistes de réflexion sur ce que j’appelle ici l’« ontologie » du
rapport de synthèse. Voir : ibid., p. 771-773.

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558 Les Journées strasbourgeoises

tique des principales préoccupations qu’ils ont exprimées. Car il me


semble que, malgré ce qu’il faut bien appeler le caractère un peu
éclaté du programme de Strasbourg 2008, certaines préoccupations
s’y sont bel et bien manifestées de manière récurrente. J’en identifie-
rai donc quelques-unes et m’en servirai comme tremplin, tantôt pour
prolonger la réflexion des conférenciers, tantôt pour soulever des
interrogations, parfois même pour jouer à l’avocat du diable. Inévita-
blement, l’accent que je mettrai sur certaines préoccupations plutôt
que d’autres témoignera de choix éditoriaux qui ne sont attribuables
qu’à ma subjectivité.

Ayant précisé comment je conçois mon rôle de rapporteur, quel-


ques éclaircissements demeurent nécessaires eu égard au thème qui
me paraît fédérer ceux abordés lors de Strasbourg 2008. Le thème de
ce colloque était « Droits de la personne : Éthique et droit : nouveaux
défis ». Il s’agit là d’un thème marqué par une indétermination cer-
taine. Une notion ressort toutefois, laquelle sert selon moi de liant
entre tous les sous-thèmes qui y furent étudiés. Cette notion est celle
d’éthique. Mon collègue Daniel Weinstock, du département de philo-
sophie de l’Université de Montréal, en donne une définition qui a
selon moi un potentiel considérable s’agissant de nous aider à explo-
rer les rapports entre éthique et droit. Elle a au surplus une grande
vertu, celle de la simplicité.

Weinstock dit donc de l’éthique qu’elle est la discipline qui


« tente de repérer les principes régissant le vivre-ensemble » et, plus
précisément encore, ce que nous nous devons les uns aux autres, dit-il
citant Thomas Scanlon4. Bref, elle sous-tend une réflexion sur le rap-
port à l’autre. L’éthique a en ce sens trait à l’institution et au main-
tien d’un contrat social ou, pour employer des termes à la mode,
d’un régime de gouvernance où l’homme n’est pas qu’un loup pour
l’homme.

Cette définition me semble suffisante afin d’éclairer les obser-


vations qui suivront. Il s’ensuit que je ne crois pas utile, ni particuliè-
rement intéressant du reste, de gloser sur les distinctions ontolo-
giques et, à mon avis, très largement artificielles qui ont été établies
dans la littérature philosophique entre morale et éthique5. Il n’y a de

4. Daniel WEINSTOCK, Profession éthicien, Montréal, Presses de l’Université de


Montréal, 2006, p. 15.
5. Je suis conforté dans cette conviction par le Cambridge Dictionary of Philosophy
qui, notant la correspondance entre les deux termes, définit l’éthique comme
« the philosophical study of morality. » Voir : Robert AUDI (ed.), The Cambridge
Dictionary of Philosophy, 2nd ed., Cambridge, Cambridge University Press, 1999,
p. 284, sub nom. « ethics ».
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 559

fait aucune différence étymologique entre éthique et morale, le pre-


mier mot venant du grec (êthikos) et le second du latin (mores). Cer-
tes, des philosophes se réfèrent à la « morale » pour désigner à la fois
l’ensemble de normes impératives et universelles – le champ des nor-
mes – et le sentiment d’obligation d’y obéir, et la distinguent de
l’« éthique », qui, elle, s’intéresserait plutôt au jugement pratique
s’exerçant bien sûr en fonction de normes morales mais surtout dans
un contexte social particulier et variable selon le lieu, la culture, etc.6.
Dans cette optique, la morale serait objective et universelle et l’éthi-
que, relative et idéologique et, en toute hypothèse, certainement plus
« appliquée » que la morale. En ce sens, bien qu’irréductible au droit,
l’éthique serait plus proche de celui-ci que la morale, laquelle partici-
perait quasiment d’une science pure de nature philosophique. À cet
égard, et sans exclure l’hypothèse que j’aie pu être trop influencé par
la philosophie de Ludwig Wittgenstein7, pour qui « les limites de mon
langage signifient les limites de mon monde »8, et, plus généralement,
par la sociologie et l’anthropologie, l’idée qu’une espèce de « science »
philosophique puisse avoir la velléité d’identifier des normes trans-
cendantes et universelles tend à me faire sourire. Il n’est point besoin
d’être un relativiste militant pour affirmer que les différences entre
les contextes sociaux sont susceptibles d’influer sur la conception que
l’on peut avoir des conséquences de telle ou telle obligation morale.
Et en supposant qu’une obligation de ce type puisse véritablement
être universelle – du genre « tu ne tueras point » –, sa formulation res-
tera souvent à un niveau si générique que son caractère opératoire
sera quasi inexistant, les conditions de sa mise en œuvre et de son
individuation au cas d’espèce demeurant la plupart du temps obscu-
res. Bref, peut-être les distinctions ontologiques entre morale et éthi-
que ont-elles une quelconque utilité dans le cadre d’un cours de
philosophie, mais leur potentiel heuristique me paraît plutôt limité
s’agissant d’éclairer la réflexion juridique, à moins que l’on pousse
plus loin l’analyse en établissant des distinctions plus subtiles entre
différents types d’éthique et de morale. Autrement dit, et ce au risque
de paraître amoral du fait de la référence au Malin, le diable est vrai-
ment dans les détails... Il s’agit d’une chose que les juristes, et notam-

6. Pour ne donner qu’un exemple, Michel Serres différencie la morale de l’éthique en


soulignant le caractère rationnel et universel de la première, lequel s’opposerait à
celui, relatif et « en-culturé », de la seconde. Voir : Michel SERRES, Éclaircisse-
ments : cinq entretiens avec Bruno Latour, Paris, F. Bourin, 1992, p. 278.
7. Si, du reste, l’on peut être trop influencé par Wittgenstein...
8. Je reconnais que c’est devenu un cliché que de reprendre ce passage, tant il est fré-
quemment cité, mais il n’en résume pas moins fort bien un aspect essentiel de la
pensée de Wittgenstein. Voir : Ludwig WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philoso-
phicus, Paris, Gallimard, 1962, p. 86, no 5.6. Sur Wittgenstein et le droit, on consul-
tera avec grand profit : Eduardo SILVA-ROMERO, Wittgenstein et la philosophie
du droit, Paris, Presses Universitaires de France, 2002.
560 Les Journées strasbourgeoises

ment les juges parmi eux, n’ont pas le luxe d’oublier. Aussi, bien que
cette décision soit contestable, je tiendrai donc éthique et morale pour
des synonymes.

Par ailleurs, puisque ce rapport de synthèse n’a pas non plus


vocation à être un cours de philosophie du droit, même si je me référe-
rai inévitablement à cette discipline, je n’insisterai pas outre mesure
sur les innombrables querelles ayant eu lieu dans ce champ à propos
des rapports entre droit et moralité9. Que mes lectrices et lecteurs en
soient donc avertis : ils ne trouveront pas dans le présent texte une
xième réflexion sur les célèbres différends ayant opposé sur cette
question H.L.A. Hart et Patrick Devlin10, d’une part, et le même
H.L.A. Hart et Lon Fuller, d’autre part11, pas plus qu’ils n’y verront
d’analyse des réjouissantes fulminations de Michel Villey contre le
positivisme kelsénien12.

Cela dit, quelle peut être la contribution d’une réflexion éthique


à la saisie des nouveaux défis auxquels est confronté le droit ? En
principe, une telle réflexion devrait permettre d’éclairer les problè-
mes juridiques en les resituant dans leur contexte social, ceci afin
d’en exposer le noyau dur et d’éviter que les débats qu’ils provoquent

9. On en trouve un excellent résumé dans l’article d’Otto Pfersmann sur la problé-


matique droit et morale dans : Denis ALLAND et Stéphane RIALS (dir.), Diction-
naire de la culture juridique, Paris, Quadrige/Lamy-Presses Universitaires de
France, 2003, p. 1040.
10. Patrick DEVLIN, The Enforcement of Morals, Oxford, Oxford University Press,
1965 ; Herbert L.A. HART, « Immorality and Treason », dans : Ronald DWORKIN
(dir.), The Philosophy of Law, Oxford, Oxford University Press, 1977, p. 83.
11. Herbert L.A. HART, « Positivism and the Separation of Law and Morals », (1958)
71 Harvard Law Review 593 ; Lon FULLER, « Positivism and Fidelity to Law – A
Reply to Professor Hart », (1958) 71 Harvard Law Review 630.
12. Dont voici malgré tout un extrait qui donne une idée du ton employé : « Puisque
tout système juridique est le produit d’une volonté, d’un choix arbitraire des
valeurs, il est désespérément vain d’en discuter le contenu ; la philosophie même y
renonce. [...] ; elle se résout à n’être plus qu’une logique de l’art juridique, rien que
la méthodologie d’une science réduite à décrire, objectivement, les normes que
d’autres ont choisies, et le choix est laissé à l’État, aux forces de fait, aux puissan-
ces irrationnelles. Voici donc le juriste absous d’être un technicien sans principes,
interprète passif des textes, c’est-à-dire esclave du pouvoir ; non plus arbitre entre
les forces et les intérêts, mais leur instrument. Tel est l’état de choses présent que
Radbruch et Kelsen patronnent, quelle que puisse être au demeurant la noblesse
de leurs intentions : la soumission à l’arbitraire, la démission de la raison qui
renonce à guider le droit. Cette philosophie c’est l’échec de la philosophie. » Voir :
Michel VILLEY, Leçons d’histoire de la philosophie du droit, nouv. éd., Paris, Dal-
loz, 1962, p. 97-98. Pour une tentative de revalidation de la théorie pure du droit
de Kelsen en la décrivant comme un idéal-type de la science juridique, voir : Dha-
nanjai SHIVAKUMAR, « The Pure Theory as Ideal Type : Defending Kelsen on
the Basis of Weberian Methodology », (1996) 105 Yale Law Journal 1383.
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 561

occultent leur complexité intrinsèque13. Ce type de réflexion, il con-


vient de le remarquer, ne connaît pas comme telle de fin. La réflexion
éthique encourage, par définition, une discussion infinie, des retours
en arrière, des bonds en avant, et des pas sur le côté. Cela correspond
d’ailleurs au projet intellectuel des Journées strasbourgeoises, les-
quelles encouragent conférenciers et participants à s’extirper du
droit positif strict pour poser momentanément sur lui un « regard
éloigné », selon l’expression de Lévi-Strauss14, à partir de thèmes qui,
d’un colloque à l’autre, se recoupent de manière évidente15.

J’ai signalé que, caractérisant un processus plutôt qu’un résul-


tat, l’éthique de la discussion ne connaît pas de point final à propre-
ment parler. Il faut toutefois replacer cette observation dans le
contexte du droit, et tout particulièrement dans celui du droit positif.
Dans une société pluraliste, certains dilemmes moraux sont à toutes
fins utiles indécidables et certaines opinions sur eux, incommensura-
bles. Mais la logique du droit positif, surtout lorsqu’elle s’exprime
dans le cadre du jugement judiciaire, ne peut accepter cette indécida-
bilité. Il ne s’agit pas ici d’affirmer que le droit fournit nécessairement
une « bonne réponse » à toute question délicate à laquelle peut être
confronté un juge16. Il me semble plutôt qu’il faille conceptualiser la
décision prise en exécution de l’obligation de juger comme se situant
dans un intervalle de bonnes réponses possibles dont l’une se démar-
quera des ses concurrentes du fait des raisons plus fortes qui la sous-
tendent17. Les représentations réduisant la logique juridique à un
processus intellectuel purement formel sont à cet égard trompeuses ;

13. Voir dans ce sens : D. WEINSTOCK, op. cit., note 4, p. 9.


14. Claude LÉVI-STRAUSS, Le regard éloigné, Paris, Plon, 1983.
15. Ces recoupements sont particulièrement notoires entre Strasbourg 2008 et l’édi-
tion précédente de 2004, notamment au regard du thème de la saisie juridique des
menaces terroristes et de celui de la réglementation des marchés financiers.
Cela, il faut bien le dire, complique un peu la vie du conférencier de synthèse qui
souhaite bien sûr ajouter quelque chose qui n’a pas déjà été dit par son prédéces-
seur... Or, en ce qui me concerne, la tâche est d’autant plus difficile que je souscris
entièrement aux observations faites à propos de ces thèmes par Madame la juge
Bich, loc. cit. note 2, dans son rapport de synthèse de Strasbourg 2004. J’y renvoie
donc avec plaisir mes lectrices et lecteurs.
16. Même Ronald Dworkin, qui avait défendu la thèse de la « right answer » dans ses
premiers travaux, semble maintenant voir dans cette thèse une distraction ou un
irritant. Voir : Ronald DWORKIN, « Pragmatism, Right Answers and True Bana-
lity », dans : Michael BRINT et William WEAVER (dir.), Pragmatism in Law and
Society, Boulder, Colorado, Westview Press, 1991, p. 359, 360.
17. Sur les bonnes raisons et les raisons fortes, voir : Raymond BOUDON, Raisons,
bonnes raisons, Paris, Presses Universitaires de France, 2003, p. 138-142. Pour
une critique percutante de la croyance en l’existence d’une bonne réponse, voir :
Yves-Marie MORISSETTE, « Deux ou trois choses que je sais d’elle (la rationalité
juridique) », (2000) 45 McGill Law Journal 591.
562 Les Journées strasbourgeoises

dans la plupart des cas, cette logique est en plutôt une « du raison-
nable »18. En toute hypothèse, ce qui est crucial dans le jugement judi-
ciaire est justement cette obligation de décider, bref de mettre un
point final au différend. Le juge Ian Binnie, de la Cour suprême du
Canada, rappelle d’ailleurs la logique décisionniste inspirant ce type
de jugement dans un des arrêts Marshall où, confronté à des inter-
prétations divergentes de l’histoire des relations entre Micmacs et
Britanniques et à la difficulté scientifique de déterminer une vérité
historique, il signalait que les tribunaux n’ont d’autre choix que d’a-
dopter l’une des interprétations proposées, fixant ainsi
l’interprétation historique à des fins juridiques19. La même logique se
déploie face aux controverses morales. J’ajouterai à cela que si les
juges ont l’obligation de juger « de leur mieux »20, les avocats ont, à
titre d’officiers de justice, l’obligation déontologique de les aider à
juger le mieux possible.

Ces remarques liminaires étant faites, il convient maintenant


de discuter de certaines idées-forces qui ressortent des débats tenus
lors de Strasbourg 2008. Je m’intéresserai ainsi, dans l’ordre, aux
figures de la morale dans le droit de la Cité (I), au maintien de la
confiance et à la gestion du risque (II), à l’éthique des marchés (III) et,
enfin, à certains écueils sur lesquels peuvent buter la représentation
et les usages du droit (IV). Je le ferai en adoptant comme prémisse
que le droit joue un rôle considérable dans la gouvernance des socié-
tés démocratiques21, mais que, mal utilisé ou sur-utilisé, il peut par-
fois provoquer ce que l’on appelle maintenant, en empruntant au
jargon militaire, des « dommages collatéraux ». D’où le titre balzacien
de ce texte, qui évoque les « splendeurs et misères de la gouvernance
par le droit ». Le pari que je fais est qu’une réflexion éthique sur le
droit, ses représentations et ses usages est susceptible de limiter la
possibilité que de tels dommages soient effectivement causés.

I- FIGURES DE LA MORALE DANS LE DROIT


DE LA CITÉ

Le premier thème que je souhaite aborder est celui de la place et


du rôle de la morale dans le droit de la Cité. À cet égard, trois idées-
charnières me semblent ressortir des propos des conférenciers de

18. Chaim PERELMAN, Éthique et droit, Bruxelles, Éditions de l’Université de


Bruxelles, 1990, p. 753.
19. R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456, par. 36-37.
20. Ibid., par. 37.
21. C’est également la prémisse de la contribution à cet ouvrage du professeur Sté-
phane BERNATCHEZ, « Un rapport au droit difficile – La Commisssion Bou-
chard-Taylor et l’obligation d’accommodement raisonnable », p. 69.
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 563

Strasbourg 2008. La première a trait à l’usage du droit en vue


d’inciter les personnes à agir moralement, ce qui aiguille l’attention
vers la nature des critères retenus afin d’évaluer la moralité de leurs
actions. La seconde intéresse les différents types de moralité. Enfin,
la troisième concerne l’identité des acteurs à qui appartient la tâche
d’insuffler de la morale dans le droit.

1. Les incitatifs juridiques à agir moralement et les


critères d’évaluation de la moralité de l’action

La philosophie sous-jacente à un régime juridique peut inciter


une personne à modeler son comportement d’une manière plus ou
moins conforme à la moralité. Les dispositions particulières d’un tel
régime peuvent en outre récompenser certains comportements et en
punir d’autres. Dans ce dernier cas, la nature de la sanction – civile,
pénale ou administrative – aura de surcroît un effet différenciateur
(compensatoire, dissuasif, exemplaire) qui, lui aussi, sera susceptible
d’influer sur l’issue du processus de choix rationnel menant un indi-
vidu à décider ou non de transgresser l’interdit juridique passible de
sanction22. Ici, la rationalité du choix ne se réfère pas tant à la subs-
tance de ce choix qu’au processus qui mène à lui. Cette rationalité est
souvent limitée par la qualité et la quantité de l’information dont
dispose l’individu devant effectuer le choix en question.

Un exemple simple aidera à cerner comment peut se déployer la


rationalité dans le cadre d’un tel processus, et ce, même si celui-ci
débouche sur un résultat que d’aucuns tiendraient pour « irration-
nel ». Supposons que je sois membre de l’Église raélienne et que,
médicalement sain d’esprit, je consigne dans mon testament, confor-
mément à la théologie en vigueur au sein de cette Église, ma volonté
que soit prélevé après ma mort un centimètre carré de mon os frontal
pour le préserver en vue d’un clônage éventuel23. Certains seraient
sans doute tentés de qualifier une telle croyance ainsi que l’action
ultime risquant d’en découler (le prélèvement d’une portion de mon
os frontal) de parfaitement farfelues – comme du reste bien d’autres
croyances de bien d’autres religions. Pareil jugement procéderait en
fait d’une conclusion quant à l’irrationalité du choix lui-même, lequel
n’est somme toute fondé que sur des croyances qui ne sont pas suscep-
tibles de réfutation ou de corroboration à partir de faits empirique-

22. La modélisation du processus décisionnel comme se référant à un choix rationnel,


cette rationalité fût-elle pratiquement limitée (« bounded »), constitue l’une des
contributions inestimables de l’analyse économique à la réflexion en droit. Voir
généralement là-dessus : Ejan MACKAAY et Stéphane ROUSSEAU, Analyse éco-
nomique du droit, Paris et Montréal, Dalloz et Éditions Thémis, 2008, p. 27-35.
23. <http://rael.rael.rael.free.fr/rael%20comparatif.htm>.
564 Les Journées strasbourgeoises

ment vérifiables. Pourtant, rien n’empêche que la réflexion m’ayant


incité à faire ce choix ait pu se dérouler sous le signe de la rationalité.
Plus précisément, j’ai très bien pu soupeser les avantages et inconvé-
nients des options s’offrant à moi en fonction de l’information dont je
disposais – information qui n’avait pas à se limiter à de seuls faits
avérés par la science. Ce qu’il faut retenir de cette digression est tout
simplement qu’un acteur peut rationnellement choisir d’adopter un
comportement tenu pour irrationnel par la majorité de ses congénè-
res et que le droit, dans le choix des moyens qu’il emploie pour
atteindre ses fins, ne peut ignorer ce genre de paradoxe. Ce cons-
tat est d’une importance considérable s’agissant de déterminer la
manière dont on peut en user en vue de provoquer l’adoption de
comportements jugés « moraux » ou de réduire l’écart entre le droit
positif et la moralité.

Monsieur le juge Jean-Paul Costa se demandait ainsi lors de son


exposé si certaines exigences du droit international, comme celle du
droit des traités voulant qu’en raison de leur égalité de jure et de leur
souveraineté, les États doivent unanimement consentir à certaines
prescriptions, ne constituaient pas une « prime à l’immoralité », en ce
qu’une telle exigence freinerait ou empêcherait des progrès impor-
tants qui rapprocheraient le droit positif de la moralité24. Cette obser-
vation me donne tout de suite l’occasion d’évoquer la question de la
nature des incitatifs juridiques à agir d’une manière conforme à la
moralité. Ce n’est toutefois que plus loin dans ce texte que j’y
reviendrai25, préférant pour l’instant me pencher sur l’identité du cri-
tère retenu pour évaluer cette conformité. Celle-ci est-elle évaluée en
fonction d’une conception conséquentialiste de la moralité ou, au con-
traire, en fonction d’une conception déontologique ?

L’idée sous-jacente aux théories conséquentialistes est que


notre obligation morale est « de maximiser les bienfaits causés par
nos actions, ou à tout le moins d’en minimiser les conséquences néfas-
tes »26. La plus célèbre théorie conséquentialiste est l’utilitarisme,
qui veut que nous devions avant tout être préoccupés par les consé-
quences de nos actions sur les personnes affectées par elle. C’est dans
ce cadre que John Stuart Mill a proposé un principe ayant eu un
impact considérable en droit, en l’occurrence le principe du préjudice
(« harm principle »), selon lequel le seul fondement légitime à des res-
trictions à la liberté individuelle consiste en la prévention d’un préju-

24. Jean-Paul COSTA, « Convergences et divergences du droit et de la morale : fac-


teurs d’unité et de diversité ».
25. Je le ferai notamment au regard du droit des sociétés par actions.
26. D. WEINSTOCK, op. cit., note 4, p. 17.
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 565

dice causé à autrui27. Inévitablement, la mise en œuvre de ce principe


dans le champ du droit positif ne va pas sans mal, puisqu’elle présup-
pose de déterminer en quoi consiste un préjudice (comment le recon-
naître et l’évaluer ? ; à partir de quels critères et de quelle perspective
le faire ?)28 et d’identifier le degré de proximité requis pour être tenu
d’indemniser une personne alléguant être indûment affectée par les
actions d’une autre29.

Pour sa part, le déontologisme veut pour l’essentiel que certai-


nes obligations aient une autorité morale intrinsèque (l’impératif
catégorique kantien), de sorte que l’on doive toujours s’y conformer, et
ce, indépendamment des conséquences des actions qu’elles inspi-
rent30. On s’en doute, le degré de « ferme propos » qu’exigerait d’un
simple mortel la concrétisation sans faille d’une telle philosophie en
ferait possiblement un candidat à la sainteté pour l’Église catholique
ou, si l’on préfère la psychologie à la religion, pourrait être vu comme
le signe d’une pathologie masochiste frisant la perversion. Encore
une fois, tout est une question de perspective... Il reste toutefois que
l’intégrisme philosophique, qu’il soit d’obédience utilitariste ou déon-
tologiste, s’accommode assez mal de la complexité de la condition
humaine. Cette seule raison devrait suffire à convaincre les juristes,
si besoin est, de refuser de se cantonner systématiquement dans le
conséquentialisme ou, au contraire, dans le déontologisme, ce que
peu font de tout façon. La professeure Chantal Cutajar insistait à cet
égard sur la nécessité en droit de concilier l’utile et le juste31. Il arrive

27. John STUART MILL, De la liberté, Zurich, Éditions du Grand Midi, 1987. Voir sur
cette question : Joel FEINBERG, The Moral Limits of Criminal Law, vol. 1, Harm
to Others, New York, Oxford University Press, 1984 ; Joel FEINBERG, The Moral
Limits of Criminal Law, vol. 2, Offense to Others, New York, Oxford University
Press, 1985.
28. La question de la perspective est ici cruciale, comme nous l’ont enseigné les fémi-
nistes juridiques. On peut par exemple affirmer que la détermination de l’exis-
tence et de la gravité du préjudice découlant potentiellement de la pornographie
hardcore variera considérablement selon que l’on est une femme ou non, encore
qu’il faille se prémunir contre l’essentialisation des identités et des perspectives.
29. Cette activité d’identification est loin de mener à des résultats univoques. Pen-
sons, en droit civil québécois, au « autrui » de l’arrêt Congrégation des Petits Frères
de Marie c. Regent Taxi and Transport Ltd., [1929] R.C.S. 650, et, en common law,
au « neighbour » du célébrissime arrêt Donoghue v. Stevenson, [1932] A.C. 562.
30. D. WEINSTOCK, op. cit., note 4, p. 17. Dans son rapport de synthèse des Journées
strasbourgeoises 2004, Marie-France Bich donnait cette illustration classique
d’une action inspirée par un déontologisme radical, en l’occurrence celle de l’indi-
vidu qui, moralement tenu de ne pas mentir, révèle à la Gestapo où se cache son
voisin juif, avec les conséquences prévisibles qui s’ensuivent. Voir : M.-F. BICH,
loc. cit., note 2, p. 776, note 14. On notera que cet exemple d’adhésion « pure » à une
telle conception morale met en évidence de ce que l’on appelle généralement, dans
le langage commun, un « manque de jugement ».
31. Chantal CUTAJAR, « L’État face au terrorisme : comment réagir ? », p. 321.
566 Les Journées strasbourgeoises

en effet qu’un conséquentialiste doive reconnaître que la fin ne


justifie pas toujours les moyens et qu’un déontologiste soit tenu
d’admettre que la fin les justifie parfois, plutôt que jamais. Loin d’être
un défaut selon moi, le pragmatisme est essentiel en droit, à condition
qu’il s’inscrive dans un cadre principiel à la fois assumé et justifié.

2. Les types de moralités

Le juge Jean-Paul Costa notait que la Cour européenne des


droits de l’homme cherche à rapprocher des sociétés européennes dis-
semblables autour d’un consensus commun et à moraliser le droit
judiciaire en élaborant un noyau dur procédural duquel on ne saurait
déroger32. Dans cette optique, la Cour, dit-il, a conçu la morale comme
ayant un élément d’extériorité, d’où la recherche de consensus euro-
péens sur une série de questions.

Partagé par de nombreux tribunaux à travers le monde, ce pro-


jet d’identifier des consensus sociaux qui indiqueraient une direction
morale à suivre met en lumière l’existence de deux grands types de
morales, la conventionnelle et la critique. Grosso modo, la morale
conventionnelle érige en référent moral la conception collective domi-
nante du bien ou de la vie bonne, faisant en sorte que c’est à l’aune de
standards moraux communautaires que la moralité des comporte-
ments individuels est évaluée. Cette moralité conventionnelle a évi-
demment vocation à évoluer. Par exemple, la moralité convention-
nelle proscrivait à une époque des pratiques sexuelles qui sont
aujourd’hui banales et, par conséquent, banalisées. À l’inverse, la
morale critique sert d’étalon à l’aune duquel évaluer les morales
conventionnelles et, partant, se donne à voir comme ayant un carac-
tère universel ou intemporel33.

Revenant au recours par les tribunaux à des consensus sociaux


réels ou imaginés qui renvoient à une morale conventionnelle, il

32. J.-P. COSTA, loc. cit., note 22.


33. D’autres distinctions ont également pu être établies, qui donnent parfois un sens
différent à la notion de morale conventionnelle. Ainsi, Dworkin distingue celle-ci
de la morale convergente : « Une communauté fait preuve d’une morale conver-
gente lorsque ses membres sont d’accord pour affirmer la même règle normative
(ou environ la même), mais qu’ils ne prennent pas en compte le fait de cet accord
en tant que constituant une part essentielle des motifs d’affirmer cette règle. Une
communauté fait preuve d’une morale conventionnelle si ses membres prennent
cet accord pour essentiel. » Voir là-dessus : Ronald DWORKIN, Prendre les droits
au sérieux, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 118. Autrement dit,
Dworkin attribue un sens plus fort à la morale convergente, dont l’existence est
indépendante de celle d’une pratique sociale correspondant à la règle morale en
cause.
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 567

convient d’observer que, pour inévitable qu’elle puisse être parfois,


surtout comme option de dernier recours34, pareille démarche n’est
pas nécessairement garante d’une protection robuste des droits fon-
damentaux. De fait, la positivisation d’une morale conventionnelle
peut mener à faire prévaloir la règle de la majorité sur toute autre
considération, notamment en assimilant abusivement la volonté de
cette majorité à la présence d’un consensus.

Par ailleurs, si la présence, encore une fois réelle ou imaginée,


d’un consensus social peut parfois être jugée suffisante pour autori-
ser une restriction à un droit fondamental, l’absence d’un tel consen-
sus peut elle aussi agir comme justification à une restriction du même
ordre. Comme l’a noté Pierre Bosset35, c’est notamment ce qui est
arrivé dans une affaire relative au voile islamique. En effet, dans
l’affaire Sahin c. Turquie, la Cour européenne des droits de l’homme a
vu dans l’absence de consensus européen sur la liberté de porter le
hijab dans des contextes équivalents à celui de l’espèce un fait impor-
tant justifiant l’invocation de la marge nationale d’appréciation
ayant permis de valider la prohibition totale turque36. On peut se
demander à cet égard si la morale de cette histoire ne serait pas que
plus les tribunaux tendent à se référer à un consensus social quel-
conque, en affirmant sa présence ou, au contraire, son absence,
plus les droits fondamentaux risquent de sortir amochés d’une telle
démarche judiciaire. Que cette hypothèse soit valide ou non, se pose
également la question de savoir si, dans un cas comme l’affaire Sahin,
la recherche d’un consensus social et la conclusion factuelle négative
établie quant à son existence ne constituent pas une rationalisation,
via le recours à une morale conventionnelle contrariant la mise en
œuvre du droit fondamental en cause, de ce qui n’est rien d’autre
qu’une démission normative de la part du tribunal. Bref, le recours
judiciaire à une moralité conventionnelle pour déterminer l’étendue
d’un droit fondamental, ou la proportionnalité d’une restriction à ce
droit, est plus problématique qu’un recours semblable lorsqu’il s’agit
d’évaluer, disons, le caractère raisonnable des heures de fermeture
des bars dans une ville de province...

En outre, – et il s’agit là d’une considération épistémique impor-


tante –, par quel moyen un tribunal peut-il identifier ou cerner un
consensus social censé refléter une morale conventionnelle dont on
tirerait des conséquences juridiques ? S’agit-il vraiment là d’un fait
34. Voir : Herbert L.A. HART, The Concept of Law, 2nd ed., Oxford, Clarendon Press,
1994.
35. Pierre BOSSET, « Droits de la personne et accommodements raisonnables : Le
droit est-il mondialisé ? », p. 13.
36. Sahin c. Turquie [GC], no 44774/98, 10 novembre 2005. Voir aussi l’arrêt Kervanci
c. France, no 31645/04, 4 décembre 2008, commenté par P. BOSSET, ibid., p. 13.
568 Les Journées strasbourgeoises

tellement notoire et incontestable qu’il en devient susceptible de


connaissance d’office, avec pour conséquence que les parties sont dis-
pensées d’en faire la preuve ? Ou n’est-ce pas plutôt une projection sur
la société que le juge fait de ses conceptions personnelles de ce qui est
bien ou mal, projection que le recours au standard du consensus
social camoufle et objectivise ? D’où l’importance de se prémunir, que
l’on soit juge ou avocat, contre la tentation de recourir à la pétition de
principe en décrétant trop aisément tel ou tel fait « évident », « irréfu-
table » ou « indéniable »37. Cela dit, j’ajouterai, bien sûr avec égards,
qu’il sera toujours plus confortable pour un juge de recourir à la péti-
tion de principe s’il siège au faîte de la hiérarchie judiciaire d’un État
que s’il exerce en première instance.

L’hypothèse de la projection sur la société des conceptions per-


sonnelles du juge ne manque pas de se poser au Canada – pensons au
recours occasionnel à un parfois nébuleux consensus social pour
étayer l’existence de certains principes de justice fondamentale sous
l’empire de l’article 7 de la Charte canadienne38 ou le recours, en droit
criminel, aux « normes sociales de tolérance », malgré, reconnais-
sons-le, les multiples mises en garde de la Cour suprême contre
l’influence de la subjectivité judiciaire dans la mise en œuvre de ce
standard39. Or, comme le soulignait encore Pierre Bosset, de tels
consensus sociaux, lorsqu’invoqués par les juges, ne risquent-ils pas
parfois d’encoder des stéréotypes, surtout, ajouterai-je, s’ils ne font

37. Dans l’arrêt R. c. D.D., [2000] 2 R.C.S. 275, la Cour suprême était entre autres
saisie de l’argument selon lequel le délai de dénonciation dans un cas d’agression
sexuelle d’une enfant mettait en doute la crédibilité de cette dernière. Contraire-
ment à la minorité qui aurait permis un témoignage d’expert pour contrer cet
argument sur la base de son opposition au consensus scientifique en vigueur, la
majorité affirme qu’une telle preuve n’est pas nécessaire. Sans se référer formelle-
ment à la connaissance d’office, la majorité tient pour un « fait » que le moment de
la dénonciation ne signifie rien, qualifiant au surplus ce « fait » d’« énoncé de prin-
cipe évident » (par. 59) ou de proposition « simple et irréfutable » ou « indéniable »
(par. 66). L’usage de ces qualificatifs m’inspire deux brèves remarques. D’une
part, même si l’on se réjouit de la position majoritaire qui refuse d’imposer à la vic-
time le fardeau de prouver que le délai ne devrait pas influer sur l’évaluation de sa
crédibilité, on note cependant que cette « évidence » n’en était pas une pour les
juges de la minorité. Certes utile sur le plan rhétorique, le discours de l’« évi-
dence » ou de l’« irréfutabilité » tend plutôt ici à occulter les considérations de
principe plus importantes pouvant légitimer la position majoritaire.
38. Voir particulièrement : Rodriguez c. Colombie-Britannique (P.G.), [1993] 3 R.C.S.
519, 591 ; R. c. Malmo-Levine ; R. c. Caine, [2003] 3 R.C.S. 571, par. 113.
39. Voir, récemment : Towne Cinema Theatres Ltd. c. R., [1985] 1 R.C.S. 494 ; R. c.
Butler, [1992] 1 R.C.S. 452 ; R. c. Tremblay, [1993] 2 R.C.S. 932 ; R. c. Mara, [1997]
2 R.C.S. 630 ; R. c. Labaye, [2005] 3 R.C.S. 728. On constatera cependant que le cri-
tère du préjudice semble prendre le pas sur celui des normes sociales de tolérance,
tel que formulé traditionnellement, ce que regrettent les juges Bastarache et
LeBel dans leur opinion dissidente dans l’affaire Labaye, opinion qui est du reste
fortement imprégnée d’une conception conventionnelle de la moralité.
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 569

l’objet d’aucune preuve ? Et en supposant qu’existe vraiment un


consensus sur une question donnée, les conséquences à en tirer sont-
elles toujours évidentes ? Il faut par exemple se garder de présumer,
comme nous le rappelle Rachida Azdouz, que de la seule présence de
consensus sociaux découle nécessairement une éthique du vivre-
ensemble40. Les vigoureux débats survenus récemment dans plu-
sieurs pays relativement à la configuration idéale que devraient
prendre les rapports entre l’État et les religions l’ont montré à l’envi.
En fait, il ne faut surtout pas perdre de vue que c’est le conflit, plutôt
que le consensus, qui caractérise les sociétés pluralistes41, d’où la
nécessité, mais en même temps l’insuffisance, d’une éthique de la dis-
cussion telle que celle évoquée précédemment 42.

Par ailleurs, même si l’on adhère à une conception réduisant le


travail judiciaire d’identification des consensus à une simple projec-
tion par le juge de ses préjugés ou de ses opinions43, il reste que, dans
une société libérale valorisant un certain nombre de principes fonda-
mentaux, notamment la liberté, l’égalité et le respect de la dignité
inhérente de la personne humaine, certains consensus sociaux sont
susceptibles de heurter ces principes et, partant, ne sauraient être
invoqués à quelque fin normative que ce soit. De sorte que le recours
judiciaire au consensus social trahit plus souvent qu’autrement une
logique de libre-service. On s’y réfère lorsque, existant, le consensus
nous convient ; on le rejette s’il ne nous convient pas ; enfin, on
l’imagine si, bien que son existence ne puisse être démontrée ou niée,
on peut tirer un avantage rhétorique à en discerner les contours dans
le magma factuel qui est soumis au tribunal.

Enfin, une dernière question se pose : indépendamment de


la possibilité ou de la nécessité, le cas échéant, de cerner empirique-
ment les contours d’un consensus social porteur d’une moralité con-
ventionnelle, combien de véritables consensus ayant une portée
normative sont-ils identifiables dans une société caractérisée par une
pluralité de conceptions parfois irréconciliables du bien ou de la vie
bonne ? Cette question appelle deux remarques.

40. Voir généralement Rachida AZDOUZ, « L’obligation d’accommodement : mesure


intégrative ou ségrégative ? », p. 129.
41. Alain TOURAINE, Qu’est-ce que la démocratie ?, Paris, Fayard, 1994, p. 55 et
p. 90.
42. À cet égard, Rachida Azdouz note fort justement qu’il importe « de ne pas tout
ramener au dialogue interculturel et aux bons sentiments. » Voir : R. AZDOUZ,
loc. cit., note 40, p. 129.
43. On aura compris, j’espère, que je ne souscris pas à une telle vision, même si je
reconnais que le juge doit inévitablement apprendre à gérer ses préconceptions et
ses opinions personnelles.
570 Les Journées strasbourgeoises

D’une part, il est probable que, dans une telle société, les
seuls consensus vraiment susceptibles d’émerger sont ceux que John
Rawls appelait des « consensus par recoupement » (« overlapping
consensus »). Plus que de simples modus vivendi ponctuels, les
consensus par recoupement reflètent une entente durable conclue à
propos des principes fondamentaux de justice politique devant régir
la société par des citoyens adhérant à des doctrines compréhensives
(ou des raisons ou arguments inspirés d’une conception particulière
du bien) parfois inconciliables44. Pour l’essentiel, ce qui importe est
que chacun, à partir des ressources que lui offre la doctrine compré-
hensive à laquelle il adhère, accepte les fondements d’une justice poli-
tique où liberté et égalité jouent un rôle central. On parle donc ici d’un
consensus véritablement libéral, où, pour reprendre le cliché, la
liberté de l’un s’arrête là où commence celle de l’autre. Répétons-le :
les participants à un tel consensus doivent accepter les fondements
d’une justice politique dont la liberté et l’égalité constituent les fonde-
ments, en plus d’être en mesure d’écouter, de comprendre et de res-
pecter, à défaut de les partager, les raisons de leurs concitoyens
adhérant à une doctrine compréhensive opposée à la leur. En ce sens,
Rawls ne convie à l’élaboration d’un consensus par recoupement que
les doctrines compréhensives qui se montrent « raisonnables », ce qui,
dans le concret, signifie qu’elles acceptent dans une certaine mesure
l’expression des choix individuels et tolèrent la contradiction. Cela
exige qu’elles ne s’érigent pas en systèmes idéologiques complète-
ment fermés, ce qui exclut, ipso facto, la plupart des idéologies
fondamentalistes45.

D’autre part, un consensus par recoupement est, par définition,


fort mince (en supposant qu’il puisse même émerger46, ce qui ne doit
pas être tenu pour acquis). Cela nous renvoie à l’absence, dans
les sociétés pluralistes, de consensus plus forts dont on pourrait
faire découler des conséquences normatives précises. Aussi faut-il se
demander s’il ne serait pas préférable, vu les obstacles évoqués précé-
demment, que les tribunaux adoptent comme politique de s’en tenir à
des arguments normatifs47 plutôt que de recourir, avec un succès iné-

44. John RAWLS, Political Liberalism, New York, Columbia University Press, 1993,
p. 158-168.
45. Ibid., p. 170. Sur le fondamentalisme, voir : Malise RUTHVEN, Fundamentalism.
The Search for Meaning, Oxford, Oxford University Press, 2004.
46. À bien des égards, et même si Rawls serait certainement en désaccord avec cette
proposition, il ressemble plus à un compromis durable perçu et accepté comme un
pis-aller.
47. Voir à ce sujet la dimension normative de la « good faith thesis » défendue par Ste-
ven J. Burton, qui la résume ainsi : « [The good faith thesis] understands the law
as a provider of legal reasons, not necessarily results. It understands the legiti-
macy of adjudication to depend on respect for the reasons, not agreement with the
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 571

gal ou trop aléatoire, à des standards encodant des référents pseudo-


empiriques qui ouvrent la porte à l’imposition, sous le couvert d’une
moralité conventionnelle, d’une moralité particulière qui pourrait
n’être autre que celle des juges saisis d’une espèce donnée ou, pis
encore peut-être, celle d’une majorité sociale ignorante des exigences
du libéralisme48.

Je ne voudrais pas que l’on se méprenne sur le sens de mes pro-


pos. Je ne prétends nullement, en exprimant des réserves au sujet du
recours au consensus social par les juges, que le droit doive être disso-
cié du social ou que les juges ne peuvent ni ne doivent se référer au
consensus. Le droit est, bien sûr, un phénomène social ; il s’inscrit
dans une société particulière et tente tant bien que mal de répondre à
ses besoins changeants. Il doit en ce sens se préoccuper de l’état de
cette société ainsi que des perceptions et attentes que les individus
qui la composent ont à son égard. Dans cette perspective, la légitimité
du droit est entre autres fonction de la capacité des acteurs qui le pro-
duisent d’éviter que ne se crée un écart trop grand entre lui et la
société ou, alternativement, de leur capacité de persuader la société
du bien-fondé des écarts avec ce qui paraît constituer le consensus
social du moment. D’où ce que l’on pourrait appeler la mission péda-
gogique du jugement judiciaire. Bref, saisi sous cet angle générique,
le droit reflète inévitablement des consensus sociaux. Aussi, mes
réserves ne procèdent pas tant d’une conception normative des rap-
ports entre droit et fait que de préoccupations épistémologiques.
Ce sont certains usages spécifiques du recours au consensus qui me
semblent soulever des questions épineuses, notamment lorsque ce
recours s’intègre à une démarche d’identification ou d’application
d’un standard ou d’un critère évaluatif. Les critères évaluatifs sont
certes omniprésents en droit et leur application à un ensemble de
faits avérés est en partie fonction du regard que pose le juge sur leur
signification au regard de ces faits. Mais il faut toutefois distinguer

results, in cases. The good faith thesis claims that judges are bound in law to
uphold the conventional law, even when they have discretion, by acting only on
reasons warranted by that law as grounds for judicial decision. A companion the-
sis – the « permissible discretion thesis » – claims that, when exercised in good
faith, judicial discretion is compatible with the legitimacy of adjudication in a
constitutional democracy. » Voir : Steven J. BURTON, Judging in Good Faith,
Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. xii. La référence faite ici à la
« conventional law » désigne pour l’essentiel les normes, présupposés et pratiques
reconnus par les membres de la communauté juridique comme justifications
potentielles d’actions ou comme fondements d’une perspective critique légitime.
Voir : ibid., p. 234.
48. Voir généralement : Stéphane BERNATCHEZ, « La fonction paradoxale de la
morale et de l’éthique dans le discours judiciaire », (2006) 85 Revue du Barreau
canadien 221.
572 Les Journées strasbourgeoises

l’usage de tels critères pour évaluer les actions ou les intentions d’un
individu (par exemple, sa bonne foi ou son intention coupable) de leur
usage pour estimer l’opinion d’une société dans son entier.

On pense par exemple au critère de la norme de tolérance de la


société, auquel on se réfère souvent en droit pénal canadien. On dit
ainsi qu’un spectacle sera indécent « si le préjudice social qu’il
engendre, compte tenu des circonstances dans lesquelles il a lieu, est
tel que la collectivité ne tolérerait pas qu’il ait lieu »49. Même si cette
norme est celle de « l’ensemble de la société », son application doit être
faite de manière contextualisée, de sorte que « [...] ce que la société
peut tolérer variera en fonction du lieu où l’acte se produit et de la
composition de l’auditoire »50. Mais il reste que l’évaluation du niveau
de tolérance de la société, qui renvoie à une moralité conventionnelle,
est faite par le juge, et ce, essentiellement à partir de conjectures.
Dans cette optique, la position récemment adoptée par la Cour
suprême dans l’arrêt Labaye me paraît prometteuse ou, en tout cas,
moins ouverte à l’imposition arbitraire de consensus imaginés. Cette
position, dont la portée exacte reste à préciser, veut que

[f]aire reposer l’indécence criminelle sur le préjudice représente un


progrès important dans ce domaine compliqué du droit. Le préjudice ou
le risque appréciable de préjudice est plus facile à prouver qu’une
norme sociale. De plus, l’exigence d’un risque de préjudice incompatible
avec le bon fonctionnement de la société met ce domaine du droit au dia-
pason avec la vaste majorité des infractions criminelles, qui reposent
sur la nécessité de protéger la société contre divers préjudices.51

La Cour ajoute à cet égard que :

[l]’incompatibilité avec le bon fonctionnement de la société va plus loin


qu’un test fondé sur la tolérance. La question n’est pas de savoir ce que
les personnes ou la société pensent de la conduite, mais si l’autoriser
entraîne un préjudice qui menace fondamentalement le fonctionne-
ment de notre société. À la première étape, ce critère veut que le préju-
dice soit lié à une valeur officiellement reconnue. Mais au-delà, il doit
être établi hors de tout doute raisonnable que la conduite, en raison non
seulement de sa nature, mais aussi de son degré, va jusqu’à menacer le
bon fonctionnement de notre société.52

49. R. c. Mara, supra, note 39, par. 33


50. R. c. Tremblay, supra, note 39, p. 960.
51. R. c. Labaye, supra, note 39, par. 24.
52. Ibid., par. 56.
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 573

En exigeant la preuve d’un préjudice démontré comme incompatible


avec le bon fonctionnement de la société, on tente, me semble-t-il, de
réduire la possibilité d’arbitraire lié au recours à un consensus social
estimé représentatif de « ce que les personnes ou la société pensent de
la conduite », pour reprendre les mots de la Cour suprême, mais qui
relève pour l’essentiel de conjectures quant à une moralité conven-
tionnelle dont un juge, moins bien outillé à cet égard que le législa-
teur, peut difficilement saisir les contours.

En toute hypothèse, le constat de la difficulté d’identifier les


contours d’une moralité conventionnelle dans les sociétés pluralistes
mène à une observation importante eu égard à la dynamique des
rapports entre droit et moralité dans de telles sociétés : plus le
pluralisme social de celles-ci augmente et plus il devient difficile
d’identifier des consensus forts susceptibles d’encadrer avec une rela-
tive précision, voire de déterminer, les choix normatifs, plus les
acteurs sociaux vont chercher à faire triompher la moralité particu-
lière à laquelle ils adhèrent en se servant du droit, et notamment des
droits fondamentaux. Autrement dit, la fragmentation d’une mora-
lité conventionnelle à vocation pan-sociétale en une multiplicité de
micro-moralités tend à provoquer un processus de juridicisation des
référents moraux particuliers53, qui débouche plus souvent qu’au-
trement sur la judiciarisation des débats relatifs à ces référents. En
fait, comme le souligne le sociologue Guy Rocher, le droit est devenu
« le dernier lieu où la morale commune peut espérer faire un certain
consensus. Ou plus exactement, on fait appel au droit comme substi-
tut à la morale pour se prononcer sur des questions de conscience »54.
On assiste en quelque sorte à un « retour du refoulé moral » dans le
droit positif, ce qui montre, si besoin était, l’actualité du thème de
Strasbourg 2008.

3. L’âme de la souris ou à qui appartient la tâche


d’insuffler de la morale dans le droit ?

Comme le savent depuis longtemps médecins, biologistes et


autres scientifiques, on apprend beaucoup à étudier les souris. Et l’on
apprend également beaucoup à s’attarder au traitement que le droit
positif réserve parfois à ces mammifères. On y constate notamment
que la saisie juridique de la Mus musculus ouvre d’intéressantes pis-
tes de réflexion sur le rôle des tribunaux s’agissant de rapprocher le
droit de la morale, en supposant bien sûr qu’ils aient cette velléité.

53. Mark VAN HOECKE, Law as Communication, Oxford, Hart Publishing, 2002,
p. 206.
54. Guy ROCHER, Études de sociologie du droit et de l’éthique, Montréal, Éditions
Thémis, 1996, p. 8.
574 Les Journées strasbourgeoises

Une de ces pistes se trouve dans une citation du juge Ian Binnie,
de la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Harvard College c.
Canada (Commissaire aux brevets). Le juge Binnie y affirmait en
effet ceci : « Je ne crois pas qu’une cour de justice soit l’instance
appropriée pour débattre du mystère de la vie d’une souris »55. Dans
son opinion minoritaire, à laquelle souscrivirent trois de ses collè-
gues, il estimait que la Loi sur les marques de commerce n’empêchait
pas le brevetage de l’« onco-souris », charmant rongeur porteur d’une
mutation génétique orchestrée par les chercheurs de Harvard et qui
le rendait moins résistant aux cancers de toutes sortes. Observant
perspicacement qu’« [i]l existe une distinction qualitative entre les
rongeurs et les êtres humains »56, le juge Binnie mettait en doute la
position majoritaire qui, en se fondant sur des arguments conséquen-
tialistes hypothétiques du genre « slippery slope » (« cela commence
par la souris, ce sera bientôt les humains qui seront modifiés généti-
quement »), avait interprété la loi comme ne permettant pas le
brevetage de la « Frankensouris » de Harvard.

Indépendamment de l’opinion que l’on puisse avoir sur la ques-


tion débattue dans cette affaire Harvard College, la citation du juge
Binnie me paraît fort éclairante en ce qu’elle aiguille le débat de la
convergence du droit et de la morale vers la question de l’autorité et
de la légitimité relatives dont sont investis les organes de l’État lors-
qu’il s’agit précisément de faire converger l’un vers l’autre. Certes, il y
a parfois lieu de favoriser leur convergence, mais il faut en même
temps être conscient que tous les domaines du droit n’autorisent
peut-être pas les juges à faire des interventions moralisantes de
même échelle. Je pose donc la question suivante : hormis les cas où il
s’agit de droits fondamentaux ou de ce cas donnant ouverture à une
intervention fondée sur une assise textuelle spécifique ou un principe
de droit reconnu (comme la bonne foi ou l’abus de droit dans la tra-
dition romano-germanique ou les recours en equity dans celle de
common law), appartient-il aux tribunaux de provoquer cette conver-
gence ou, au contraire, cette responsabilité ne relève-t-elle pas du
domaine des politiques législatives et, partant, du législateur ?

II- MAINTIEN DE LA CONFIANCE ET GESTION


DU RISQUE

Le principe de la primauté du droit présuppose une relation de


confiance entre les justiciables et les organes de l’État, confiance qui

55. Harvard College v. Canada (Commissioner of Patents), [2002] 4 R.C.S. 45, par. 78.
56. Ibid., par. 102.
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 575

doit essaimer vers la société civile. Autant en philosophie qu’en ana-


lyse économique du droit, on définit grosso modo la confiance comme
se référant à l’autorité qu’une personne en position de vulnérabilité
reconnaît à une autre en position privilégiée pour agir en son nom et
pour son bénéfice57. Dans cette optique, l’hypothèse que la confiance
soit trompée soulève inévitablement des questions d’ordre éthique.
En outre, une réduction du niveau de confiance dans les relations
sociales est susceptible d’accroître la complexité de ces relations, en
incitant notamment les acteurs sociaux à les formaliser davantage,
voire à les juridiciser, avec les conséquences sociopolitiques et écono-
miques que l’on peut imaginer58. En d’autres termes, la décroissance
du niveau de confiance régnant au sein d’une société représente la
perte d’un important capital social, qu’il peut être difficile de rega-
gner.

Cela dit, le niveau de confiance qui, concrètement, s’installera


entre X et Y dépendra d’une multiplicité de facteurs. L’un d’eux tient
dans la qualité de l’environnement juridique. La règle de droit incite-
t-elle ou non à la confiance ? Quel est le risque que s’épuise la
confiance dans une relation sociale, qu’elle soit juridicisée ou non ?
Comment le droit étatique peut-il aider les acteurs sociaux à gérer le
risque dans divers domaines, de manière à ce qu’ils maintiennent
leur confiance en leurs associés, en leurs concitoyens et dans les insti-
tutions ? Les tribunaux assument-ils une responsabilité particulière
de maintenir le capital de confiance envers certaines institutions
sociales – le marché, par exemple ? Ont-ils en outre la responsabilité,
lorsqu’ils ont la compétence institutionnelle de le faire, de réorienter
le droit dans un domaine qui est frappé par une crise de confiance ?

Plusieurs conférenciers ayant participé à Strasbourg 2008 ont


abordé cette problématique de la gestion juridique du risque et de la
confiance. Ils l’ont fait sous les angles 1) du risque identitaire, 2) du
risque sécuritaire et 3) du risque financier.

1. Le risque identitaire

Voyons tout d’abord le risque identitaire. Ce risque renvoie


à des préoccupations exprimées aussi bien par des participants
au débat québécois sur les accommodements religieux que par les
tenants de la régulation de l’expression blasphématoire, dont il a

57. Pour une intéressante étude des rapports entre confiance et droit, voir : Larry E.
RIBSTEIN, « Law v. Trust », (2001) 81 Boston University Law Review 553.
58. On lira avec profit là-dessus : Niklas LUHMAN, La confiance. Un mécanisme de
réduction de la complexité sociale, Paris, Économica, 2006.
576 Les Journées strasbourgeoises

beaucoup été question à Strasbourg, ou encore par ceux qui, dans une
perspective plus large, s’intéressent à la configuration des rapports
entre l’État et les religions.

À la faveur de la modernité juridique, la plupart des États démo-


cratiques ont établi une ligne de partage entre le spirituel et le tempo-
rel et, tout en protégeant la liberté de religion, ont à divers degrés
réduit l’influence formelle du référent religieux sur l’élaboration des
politiques gouvernementales. Il n’est dès lors pas étonnant que la
réaffirmation du religieux dans l’espace public s’avère difficile à
gérer.

Mais pourquoi ce retour du religieux, dont la montée en puis-


sance de l’Islam, et particulièrement d’un Islam traditionnaliste,
constitue peut-être le marqueur le plus éclatant ? Selon le sociologue
Jean Baubérot, divers facteurs l’expliquent, mais tout particulière-
ment un désenchantement par rapport au projet des Lumières et à
celui, plus récent, de la mondialisation, que d’importants mouve-
ments migratoires et des mutations sociales d’ampleur considérable
contribuent à accroître59. Un peu partout, des individus frappés par
ce désenchantement développent la perception qu’ils sont en quelque
sorte en « panne d’avenir », une panne qu’ils cherchent à réparer en se
retournant vers un passé religieux qu’ils transforment en projet
d’avenir mobilisateur, ce qui lui confère inévitablement une dimen-
sion politique. Leur tâche est d’autant plus facile que, comme le
remarquait le professeur Sami Aoun en réponse à une question d’un
participant de Strasbourg 200860, ils observent les craquements dans
le projet moderne occidental et voient que les porteurs de ce projet en
font, en Occident même, une défense relativement timorée.

Le malaise identitaire semble donc être double. Le débat qué-


bécois sur les accommodements religieux en témoigne. Comme le
signale Rachida Azdouz, au Québec, une majorité fragile se sent
menacée et cherche à réaffirmer des consensus sociaux découlant de
la Révolution tranquille, alors que des minorités, notamment reli-
gieuses, se sentent parfois exclues du « Nous » québécois en plus de
subir une certaine marginalisation sur le plan socioéconomique61. En
pareil contexte, l’interaction avec l’autre peut être perçue comme
menant potentiellement à des compromissions dont on ne voit plus la
fin, de sorte que chaque « accommodement » est vu comme un pas de

59. Jean BAUBÉROT, « La crise des accommodements raisonnables », p. 93, p. 99.


60. Pour la contribution de cet auteur, voir : Sami AOUN, « Laïcité et islam au
Québec ! Des « raisons » à accommoder », p. 109.
61. Voir généralement : R. AZDOUZ, loc. cit., note 40.
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 577

plus sur la pente glissante du renoncement de soi. Bref, cette interac-


tion porteuse d’acculturation réciproque mettrait en place les condi-
tions gagnantes pour que se réalise le risque de perdre une identité
à laquelle on tient, mais dont on idéalise peut-être aussi un peu trop
la « pureté ». Des symboles comme le crucifix à l’Assemblée nationale
du Québec ou le port de couvre-chefs religieux peuvent en ce sens don-
ner l’impression, probablement fausse, que l’on est protégé contre des
mutations sociales qui nous effraient et dont on ne connaît pas l’issue.

Le risque identitaire, réel ou appréhendé, est aussi un facteur


influant sur les attitudes adoptées à l’égard de la problématique du
blasphème, forme d’expression dont plusieurs religieux à travers le
monde exigent qu’elle soit réglementée plus sévèrement. Pour des
tenants d’une conception libérale de l’expression, comme Yves Bois-
vert et Richard Malka, conférenciers à Strasbourg, les revendications
de plus en plus nombreuses visant à instaurer, par divers moyens
(dont le recours judiciaire), une censure plus étanche du blasphème,
menacent les démocraties occidentales. Selon eux, ces démocraties
perdraient leur âme si elles compromettaient sur les possibilités
d’exercer la liberté d’expression contre des figures ou des idées
religieuses.

Cette liberté se trouve, de fait, au cœur du projet politico-


juridique issu des Lumières, dont il convient de ne pas oublier la
genèse. À cet égard, si la reconnaissance de la liberté de religion visait
l’objectif de garantir à tous les croyants une immunité contre les
persécutions dirigées contre eux par des États contrôlés par des
majorités soucieuses d’imposer leur foi, au besoin par la force, la
reconnaissance de la liberté d’expression a avalisé l’idée que la libre
expression des individus est essentielle à l’établissement et au main-
tien d’une société démocratique, à l’épanouissement individuel, ainsi
qu’à la recherche de la « vérité », une vérité qui, loin d’être objective et
immuable, doit constamment demeurer ouverte aux remises en ques-
tion. À l’époque des Lumières, où la démocratie n’était encore souvent
qu’une vue de l’esprit et où l’État cédait fréquemment à la « tenta-
tion totalitaire »62, la protection de la liberté d’expression était
donc envisagée comme un moyen d’empêcher l’enchâssement officiel,
notamment par le droit, d’orthodoxies politiques ou religieuses quel-
conques. L’expression du doute, que des individus présumés autono-
mes et rationnels étaient censés savoir eux-mêmes gérer, sans que
l’État ne le fasse à leur place, a ainsi constitué une considération cen-
trale dans la valorisation, et plus tard dans la positivisation, de la

62. J’emprunte ici au titre d’un célèbre ouvrage du philosophe Jean-François REVEL,
La tentation totalitaire, Paris, Robert Laffont, 1976.
578 Les Journées strasbourgeoises

liberté d’expression (ainsi que celle, corollaire, de la liberté d’ex-


pression religieuse). De sorte qu’il n’est pas nécessairement exagéré
d’affirmer que des restrictions indues de cette liberté, c’est-à-dire
ayant une portée trop vaste et adoptées sans tenir compte de leurs
répercussions à long terme, menacent l’identité politique des démo-
craties.

Ceux qui prônent un contrôle plus strict du blasphème voient


en revanche dans cette forme d’expression une atteinte directe
à l’identité des croyants. Dans le cas de croyants associés à des
mouvances fondamentalistes, la critique de leur dieu ou de figures
sacrées de leur religion sera invariablement reçue comme une atta-
que contre leur foi et contre leur groupe d’appartenance. L’argument
selon lequel on doit distinguer l’attaque contre la foi ou la théologie
d’un groupe religieux de la campagne de dénigrement dirigée contre
le groupe comme tel n’a, dans leur esprit, aucun sens. Envisagée sous
cet angle, leur revendication à l’égard du droit vise aussi à réduire ce
qu’ils perçoivent comme un risque de type identitaire.

Sans souscrire entièrement à cette conception, le professeur


Marc-François Bernier, spécialiste en éthique journalistique, a tou-
tefois évoqué lors de sa communication à Strasbourg des arguments
conséquentialistes qui mettaient en lumière les réactions possibles
au blasphème et leurs conséquences sur des personnes innocentes et
étrangères au débat, pour justifier une attitude de réserve de la part
des organes de presse lorsqu’il s’agit de publier des images ou des
paroles susceptibles d’être jugées blasphématoires. Il ne va cepen-
dant pas jusqu’à proposer la juridicisation de ce devoir de réserve afin
qu’il se mute en limite formelle à la liberté d’expression.

Tout en appuyant l’idée d’une autorégulation de ces organes de


presse, le professeur Emmanuel Derieux semble pour sa part plus
réceptif à l’imposition de restrictions juridiques de divers types à
cette liberté63. Proposant une défense et une illustration de la concep-
tion française de la liberté d’expression64, qui tente de concilier la
liberté des personnes qui l’exercent avec les droits et intérêts de celles
qui reçoivent (ou subissent) l’expression, il juge inséparables les idées
de liberté d’expression et de responsabilité dans l’expression. Adop-
tant dans cette foulée une définition étroite de la censure, le profes-
seur Derieux estime « nécessaires » ou « indispensables » diverses

63. Emmanuel DERIEUX, « Droit et déontologie des médias. Limites et garanties de


la liberté d’expression en droit français et européen », p. 287.
64. Voir aussi : Jean MORANGE, « La conception française de la liberté d’expres-
sion », dans : Élizabeth ZOLLER (dir.), La liberté d’expression aux Etats-Unis et en
Europe, Paris, Dalloz, 2008, p. 157.
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 579

formes de restrictions à la liberté d’expression, comme celles fondées


sur les droits à l’image, à la réputation ou à la vie privée, ou encore
celles instaurées pour préserver l’ordre public ou la paix sociale ou
religieuse, dès lors qu’elles sont édictées par la loi et qu’elles sont
connues de leurs destinataires. Or, dans plusieurs des hypothèses
qu’il évoque, ces restrictions à la liberté d’expression visent à proté-
ger les intérêts identitaires d’individus ou de groupes contre le risque
de préjudice que leur feraient courir certaines formes d’expression.

Cela dit, comment réduire ou gérer le risque identitaire, quelle


qu’en soit la nature précise ? Quel est le rôle du droit à cet égard, en
supposant qu’il puisse jouer un rôle quelconque ? À un niveau discur-
sif, Rachida Azdouz propose le dialogue interculturel comme pre-
mière stratégie de réduction du risque identitaire dans une société
pluraliste. Il faut questionner, revalider, reformuler ou réaffirmer
régulièrement les consensus. Mais si le dialogue interculturel offre
une « voie pour se connaître et se reconnaître », il ne suffit pas à assu-
rer la paix sociale, ajoute Azdouz65. Dialoguer n’est pas persuader,
renchérissait Stéphane Bernatchez lors des débats tenus à Stras-
bourg. Il faut donc que les leaders politiques et religieux incitent à la
modération identitaire et trouvent le discours apte à persuader leurs
ouailles. En toute hypothèse, dès lors qu’un conflit mettant en cause
la gestion du risque identitaire se trouve déféré à un tribunal, la
logique décisionniste du droit forcera les parties non pas seulement à
dialoguer, mais aussi à persuader. Et, inévitablement, l’une d’entre
elles y parviendra mieux que les autres.

On peut par ailleurs voir dans la doctrine des accommodements


raisonnables à la fois une manière de réduire le sentiment de menace
identitaire qu’éprouvent les minorités religieuses, en l’occurrence
par la reconnaissance dans certaines circonstances d’un droit à
l’accommodement, et un outil d’amenuisement du risque identitaire
qu’une majorité insécure croit peser sur elle, cette fois par la recon-
naissance de la possibilité que l’accommodement demandé puisse
être refusé s’il impose une contrainte dite « excessive ». Mais cette lec-
ture de l’application de la doctrine de l’accommodement n’est précisé-
ment qu’une lecture. Un conflit identitaire n’est pas réductible à un
conflit de droits. Ce n’est ainsi que de manière incidente que des
motifs se qualifiant à titre de contrainte excessive pourront contri-
buer à réduire le risque identitaire perçu, à tort ou à raison, comme
menaçant une collectivité ou une institution. En effet, la contrainte
excessive renvoie primordialement à des considérations fonctionnel-

65. R. AZDOUZ, loc. cit., note 40, p. 129.


580 Les Journées strasbourgeoises

les démontrées plutôt qu’à de simples conjectures. Or, dans une démo-
cratie où les institutions sont stables, le risque identitaire demeure
pour l’essentiel dans l’ordre de la conjecture, voire du « senti ».

Aussi peut-on soutenir que la gestion juridique de ce risque doit


passer par d’autres moyens. Je crois que l’un d’entre eux est celui pro-
posé par Rachida Azdouz et qui tient, d’une part, dans une meilleure
prise en compte du contexte social du droit pour, lorsque cela se jus-
tifie, tenir compte des effets discriminatoires de certaines normes
vues comme partiellement constitutives de ce risque, et, d’autre part,
dans une réflexion sur les orientations sous-tendant les normes subs-
tantielles pour mesurer si elles tendent à exacerber ou à réduire les
risques identitaires66. Une telle réflexion pourrait par exemple viser
la conception extrêmement subjective de la liberté de religion adop-
tée en droit canadien depuis l’arrêt Amselem67, qui constitue selon
certains (dont l’auteur de ces lignes) une incitation à l’absolutisation
des croyances et, partant, au fondamentalisme68. Peut-être inévi-
table compte tenu des déclinaisons multiples que peut prendre la
croyance, cette conception subjective, qui trouve écho dans la saisie
que fait du phénomène religieux la Cour européenne des droits de
l’homme69, mériterait néanmoins d’être balisée autrement que par la
simple exigence de sincérité de la croyance70. C’est là où le droit envi-
sagé comme outil permettant de distinguer ce qui doit être mieux pro-

66. Ibid.
67. Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551.
68. Je me suis longuement exprimé là-dessus dans : Jean-François GAUDREAULT-
DESBIENS, « Quelques angles morts du débat sur l’accommodement raisonnable
à la lumière de la question du port de signes religieux à l’école publique : réflexions
en forme de points d’interrogation », dans : Myriam JÉZÉQUEL (dir.), Les accom-
modements raisonnables. Quoi, comment, jusqu’où ? Des outils pour tous, Cowans-
ville, Éditions Yvon Blais, 2007, p. 241. J’ajoute que l’opinion majoritaire de la
Cour suprême dans Bruker c. Markovitz, 2007 CSC 54, semble révéler un certain
malaise quant à la mise en application de l’approche subjectiviste préconisée dans
Amselem. En effet, la Cour s’y réfère à l’absence en droit hébraïque de toute norme
religieuse obligeant le mari à refuser le divorce religieux appelé « get ». Il convient
de citer la version originale anglaise de l’opinion de la juge Abella : « This conces-
sion confirms, in my view, that his refusal to provide the get was based less on reli-
gious conviction than on the fact that he was angry at Ms. Bruker. His religion
does not require him to refuse to give Ms. Bruker a get. The contrary is true. There
is no doubt that at Jewish law he could refuse to give one, but that is very different
from Mr. Marcovitz being prevented by a tenet of his religious beliefs from com-
plying with a legal obligation he voluntarily entered into and of which he took the
negotiated benefits. » (mes italiques) Tout se passe ici comme si une dimension
objective était réintroduite dans l’analyse. La Cour suprême sera éventuellement
appelée à éclaircir ce paradoxe.
69. Voir là-dessus : Sophie LATRAVERSE, « La mise en œuvre du principe de
non-discrimination en matière religieuse en France : une approche centrée sur
l’appréciation de la contrainte raisonnable », p. 45.
70. Je fais à cet égard l’hypothèse que, malgré les mises en garde que formule l’opinion
majoritaire de la Cour suprême dans l’arrêt Amselem quant à l’évaluation de la
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 581

tégé de ce qui doit l’être moins (ce qui ne veut pas dire « pas du tout
protégé »), notamment en ce qui a trait aux manifestations extérieu-
res de la croyance, peut jouer un rôle utile, particulièrement en vue de
valoriser les interprétations religieuses qui sont les plus compatibles
avec les valeurs libérales fondamentales. Cela rejoint en quelque
sorte l’exigence rawlsienne de la « raisonnabilité » des doctrines
compréhensives comme précondition de leur participation au consen-
sus par recoupement.

En toute hypothèse, les droits fondamentaux, y compris la


liberté de religion, méritent mieux qu’un mode d’appréhension fondé
sur le modèle du supermarché, où tout s’achète et se consomme, et où
le croyant est avant tout traité comme un client-roi tenant la société
en état plutôt que comme le titulaire d’un droit jugé fondamental tant
pour lui que pour la société71. Ce qui est en cause ici, c’est l’ins-
trumentalisation des valeurs que protègent de tels droits, et, s’agis-
sant de la croyance, il y a fort à parier que ce phénomène d’instru-
mentalisation s’accroîtra à mesure que se confirmera la remontée en
puissance du référent religieux. Dans cette optique, l’idée de se pen-

sincérité d’une croyance, cette exigence risque de se muter en échappatoire s’il


existe un début de preuve démontrant une instrumentalisation du référent reli-
gieux, pour des tribunaux soucieux d’éviter que les revendications religieuses ne
les submergent à la suite de l’ouverture tous azimuts de la valve subjectiviste
dans Amselem... C’est d’ailleurs ce que la Cour suprême elle-même a fait dans l’ar-
rêt Bruker c. Markovitz, supra, note 68, où, en mettant en exergue la frustration
avérée du mari à l’égard de son ex-femme, elle tire de cette frustration la conclu-
sion que l’argument religieux qu’il invoquait ne reposait pas sur une croyance sin-
cère... Or, croyance religieuse sincère et frustration matrimoniale sont-elles
mutuellement exclusives ?
71. Une espèce récente me paraît bien illustrer cette attitude où le croyant/client-roi
tente de tenir la société en état. Dans Val-Morin (Municipalité) c. Congregation of
the Followers of the Rabbis of Belz to Strengthen Torah, [2005] R.J.Q. 2629 (C.S.),
confirmé à [2008] R.J.Q. 879 (C.A.) ; requête pour permission d’appeler rejetée par
la Cour suprême du Canada le 25 septembre 2008, no 32663), une ordonnance de
cessation d’utilisation d’un bâtiment comme synagogue avait été émise contre une
congrégation hassidique, cet usage allant à l’encontre d’un règlement de zonage.
Confirmant le jugement de première instance, la Cour d’appel a estimé, à bon
droit selon moi, que même si les contraintes indirectes qu’imposait le règlement
municipal à la liberté d’utiliser le chalet comme lieu de culte interpellaient la
liberté de religion, leur effet était négligeable puisque le même règlement pré-
voyait d’autres zones où des lieux de culte pouvaient être construits ou exploités et
où, du reste, la congrégation possédait déjà un terrain vacant. Bref, dans ce
contexte, la Cour d’appel statue que « [l]a liberté de religion n’emporte pas le droit
de célébrer le culte ou d’établir une école d’enseignement religieux à l’endroit de
son choix. » (Je souligne, par. 46.) Fait intéressant, à l’instar du juge de première
instance, la Cour observe que la congrégation en cause avait agi de mauvaise foi
pendant plusieurs années en faisant de fausses déclarations à la municipalité
quant à l’usage réel de l’immeuble, pour ensuite tenter de protéger son usage
religieux dérogatoire en invoquant directement la liberté de religion.
582 Les Journées strasbourgeoises

cher sur le phénomène religieux à partir d’une éthique de la croyance,


où les raisons sincères du croyant feraient l’objet d’un examen plus
strict pourrait être une piste intéressante à explorer72, à condition
toutefois que le droit demeure ouvert à des rationalités alternatives.
N’est-ce pas là, d’ailleurs, l’une des caractéristiques d’un droit que
l’on pourrait qualifier de « raisonnable » ? Comme le souligne le juge
italien Gustavo Zagrebelsky, « [l]e droit est « raisonnable » quand il se
prête à être soumis à cette exigence de composition et d’ouverture,
quand il n’est pas fermé à la coexistence pluraliste »73. Cette coexis-
tence pluraliste, en revanche, ne saurait s’accommoder d’un relati-
visme radical érigeant en absolus les frontières religieuses74. De la
même manière, il n’incombe à mon sens au droit étatique d’une
société pluraliste aucune obligation morale de soutenir, sous prétexte
de se conformer à un impératif philosophique de « reconnaissance »,
les pratiques, religieuses ou autres, qui entendent cet idéal de coexis-
tence comme se référant à un alignement de ghettos identitaires dont
les habitants seraient protégés contre toute forme d’acculturation.
Cela vaut a fortiori pour les sociétés qui, tout en se déclarant for-
mellement multiculturelles comme le Canada, veulent également
demeurer libérales75. Dans de telles sociétés, où la reconnaissance de
l’un est souvent perçue comme la non-reconnaissance de l’autre et où
le besoin de reconnaissance emprunte fréquemment le sentier du
« narcissisme des petites différences »76, il convient de méditer sur ces
paroles du politologue italien Giovanni Sartori : « Le pluralisme [...]
naît avec la tolérance [...], et la tolérance n’exalte pas l’autre et
l’altérité : elle les accepte. »77

L’idée-force de ce qui précède est que, quelle que soit soit son
orientation, le droit a un rôle important à jouer dans la gestion des
risques identitaires. C’est d’ailleurs là une des thèses que défend
Stéphane Bernatchez dans son analyse du difficile rapport au droit

72. Sur l’idée d’éthique de la croyance dans sa formulation contemporaine, voir : Jac-
ques BOUVERESSE, Peut-on ne pas croire ?, Paris, Agone, 2007, p. 77 et s.
73. Gustavo ZAGREBELSKY, Le droit en douceur, Aix et Paris, Presses Universitai-
res d’Aix-Marseille et Économica, 2000, p. 143.
74. Pour une intéressante dissection de la pensée relativiste, on lira avec profit : Ray-
mond BOUDON, Renouveler la démocratie. Éloge du sens commun, Paris, Odile
Jacob, 2006, p. 57 et s.
75. Katherine SWINTON, « Multiculturalism and the Canadian Diversity » dans :
H. Patrick GLENN et Monique OUELLETTE (dir.), La culture, la justice et le
droit, Montréal, Institut canadien d’administration de la justice et Éditions Thé-
mis, 1994, p. 78, 92.
76. Sigmund FREUD, « Civilization and its Discontents », dans : Civilization, Society
and Religion : Group Psychology, Civilization and its Discontents and Other
Works, London / New York, Penguin Books, 1985, p. 251, 305.
77. Giovanni SARTORI, Pluralisme, multiculturalisme et étrangers, Paris, Éditions
des Syrthes, 2003, p. 52.
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 583

que révèle le rapport Bouchard-Taylor sur la diversité culturelle et


ses modalités d’accommodement 78 . Le professeur Bernatchez
reproche en effet aux auteurs du rapport d’ignorer le rôle que le droit
peut jouer, et que, de fait, il joue, dans la gouvernance des sociétés
plurielles79. Se pose toutefois la question de savoir, comme l’ont noté
d’autres participants aux Journées strasbourgeoises 2008, si le droit
a vocation à tout régir. On peut ainsi se demander quelle peut être sa
contribution à la réduction d’un autre type de risque identitaire, celui
qu’éclose un conflit ethno-religieux provoqué ou attisé par des formes
d’expression que des croyants jugent offensantes. Cette contribution
passe-t-elle par la censure de ces formes d’expression, qu’il faut tout
de même distinguer de l’incitation à la haine proprement dite ?

Avec égards, je ne le crois pas. Il est certes louable de se préoc-


cuper, sur le plan éthique, des conséquences de son expression.
De même, comme le note le professeur Derieux, l’absolutisation de la
liberté d’expression est problématique si elle mène à occulter les
conséquences parfois délétères de certains usages de cette liberté. De
fait, celle-ci s’exerce toujours dans des contextes marqués par des
rapports de pouvoir et des déséquilibres potentiels entre les moyens
d’expression des uns et des autres. Cela dit, la modernité juridique,
on l’a souligné, s’est en partie bâtie sur la possibilité de critiquer
autant les préceptes religieux que les divinités ou les clercs qui admi-
nistrent leur fonds de commerce théologique, si l’on peut dire. En ce
sens, poser de nouvelles limites juridiques à cette liberté, et même
maintenir celles qui existent déjà sous une forme ou une autre80, me
paraît extrêmement problématique dans une démocratie libérale.

78. COMMISSION DE CONSULTATION SUR LES PRATIQUES D’ACCOMMO-


DEMENTS RELIÉES AUX DIFFÉRENCES CULTURELLES (Gérard BOU-
CHARD et Charles TAYLOR, coprésidents), Fonder l’avenir. Le temps de la
conciliation, Québec, Commission de consultation sur les pratiques d’accommode-
ment reliées aux différences culturelles, 2008, en ligne : <http://www.accommode-
ments. qc.ca>.
79. Stéphane BERNATCHEZ, loc. cit., note 19.
80. C’est notamment le cas, au Canada, du paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur
les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, qui se lit ainsi : « Constitue un acte
discriminatoire le fait, pour une personne ou un groupe de personnes agissant
d’un commun accord, d’utiliser ou de faire utiliser un téléphone de façon répétée
en recourant ou en faisant recourir aux services d’une entreprise de télécommuni-
cation relevant de la compétence du Parlement pour aborder ou faire aborder des
questions susceptibles d’exposer à la haine ou au mépris des personnes apparte-
nant à un groupe identifiable sur la base des critères énoncés à l’article 3. » Les cri-
tères en question sont la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la
religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de
famille, l’état de personne graciée ou la déficience. Le paragraphe 13(1) a été
déclaré valide par une majorité de juges de la Cour suprême dans l’arrêt Canada
(C.D.P.) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892. À l’instar du professeur Richard Moon dans
un rapport récent, et pour les raisons que celui-ci expose en détail, j’estime que les
584 Les Journées strasbourgeoises

J’insiste : alors même qu’en certains cercles, on revendique le


renforcement des infractions de « dénigrement de doctrines religieu-
ses » (ou leurs équivalents fonctionnels), le simple maintien de cel-
les-ci, l’expansion de la portée de la faute de diffamation pour qu’elle
vise les préjudices collectifs aussi bien qu’individuels, ou encore
l’assujettissement de l’exercice de la liberté d’expression à de multi-
ples restrictions liées à la raison d’État ou à la protection des sensibi-
lités des uns et des autres sous le couvert des très vagues « droits
d’autrui », constituent tous des choix liberticides. Le second para-
graphe de l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de
l’homme et des libertés fondamentales81, que le professeur Derieux
reproche à la Cour européenne des droits de l’homme de trop sou-
vent ignorer82, offre selon moi un exemple d’une mesure potentielle-
ment liberticide, laquelle est paradoxalement enchâssée dans un
instrument de protection des droits. Je tiens donc un arrêt comme
celui prononcé par la Cour européenne dans l’affaire Otto-Premin-
ger-Institut c. Autriche83, où fut validée au regard de l’article 10(2) de
la Convention la saisie d’un film anti-clérical ridiculisant des objets
de vénération de la religion chrétienne, pour un exemple à ne pas
suivre, cela dit bien sûr avec égards84. Il convient du reste d’ajouter,

risques que fait peser cette disposition sur la liberté d’expression sont tels qu’elle
devrait être abrogée. Voir : Richard MOON, Rapport présenté à la Commission
canadienne des droits de la personne concernant l’article 13 de la Loi canadienne
sur les droits de la personne et la réglementation de la propagande haineuse sur
internet, Commission canadienne des droits de la personne, 2008, en ligne :
<http://www.chrc-ccdp.ca/publications/report_moon_rapport/summary_ resume-
fr.asp>.
81. La disposition au complet se lit ainsi :
1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’o-
pinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées
sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de
frontière. Le présent article (art. 10) n’empêche pas les Etats de soumettre
les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autori-
sations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut
être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues
par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocra-
tique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la
défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la
morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher
la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’im-
partialité du pouvoir judiciaire.
82. E. DERIEUX, loc. cit., note 60, p. 297.
83. Otto-Preminger-Institut c. Autriche (1994), 295 C.E.D.H. (Sér. A) 19.
84. J’avoue être également fort sceptique à l’égard de certaines dispositions conte-
nues dans des codes des droits de la personne qui, bien que poursuivant l’objectif
louable de faire échec aux pratiques discriminatoires, sont néanmoins formulées
d’une manière tellement vague que toute expression potentiellement offensante
risque de tomber sous leur coupe. J’ai évoqué l’article 13 de la Loi canadienne
sur les droits de la personne, mais l’on trouve pire. À titre d’exemple, pensons à
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 585

au profit des lecteurs canadiens, que si les tribunaux québécois


avaient appliqué des standards comme ceux adoptés dans l’arrêt
Otto-Preminger-Institut, il est probable que la présentation au Qué-
bec de la pièce féministe Les fées ont soif, violemment anti-catholique,
aurait été interdite à la fin des années 197085. Bref, si une société libé-
rale peut vraisemblablement s’accommoder de dispositions pénali-
sant la propagande haineuse, dans la mesure où la définition de cette
infraction est assez étroite et où la preuve de sa commission doit
satisfaire au fardeau prévu en matière criminelle86, les restrictions
juridiques imposées aux formes d’expression offensantes devraient,
me semble-t-il, être réduites au strict minimum. À ce que je sache,
Tartuffe n’a jamais été tenu pour un role model dans les sociétés libé-
rales. N’oublions du reste surtout pas, comme le suggérait le juge Oli-
ver Wendell Holmes, que la liberté d’expression est consacrée comme
liberté fondamentale dans les sociétés démocratiques non pas pour
protéger le discours auquel on souscrit mais plutôt pour protéger
celui qui nous répugne87. Mais bien sûr toute société, fût-elle démo-
cratique, n’est nécessairement, ou également, libérale. Et, force est

l’article 14 du Saskatchewan Human Rights Code, S.S. 1979, c. S-24.1, qui se lit
ainsi :
« 14(1) No person shall publish or display, or cause or permit to be published or
displayed, on any lands or premises or in a newspaper, through a television or
radio broadcasting station or any other broadcasting device, or in any printed
matter or publication or by means of any other medium that the person owns, con-
trols, distributes or sells, any representation, including any notice, sign, symbol,
emblem, article, statement or other representation :
(a) tending or likely to tend to deprive, abridge or otherwise restrict the enjoyment
by any person or class of persons, on the basis of a prohibited ground, of any right
to which that person or class of persons is entitled under law ; or
(b) that exposes or tends to expose to hatred, ridicules, belittles or otherwise
affronts the dignity of any person or class of persons on the basis of a prohibited
ground.
(2) Nothing in subsection (1) restricts the right to freedom of expression under the
law upon any subject. »
La Cour d’appel de la Saskatchewan a malgré tout déclaré cette disposition valide
sur le plan constitutionnel. Bien qu’elle ait été reconnue comme violant l’alinéa
2(b) de la Charte canadienne des droits de la personne, elle a été validée, après
avoir fait l’objet d’une interprétation restrictive, sous l’empire de l’article 1 de la
Charte, tel qu’interprété à la lumière de l’arrêt Canada (C.D.P.) c. Taylor, supra,
note 76. Voir : Saskatchewan Human Rights Commission v. Bell, 1994 CanLII
4699 (C.A. Sask.).
85. Jeunes Canadiens pour une civilisation chrétienne c. Fondation du Théâtre du
Nouveau Monde, [1979] C.S. 181, confirmé à Jeunes Canadiens pour une civilisa-
tion chrétienne c. Fondation du Théâtre du Nouveau Monde, [1979] C.A. 491. Sur
cette affaire, voir : Jean-François GAUDREAULT-DESBIENS, « La sexualisation
du sacré et la régulation des offenses à la religion. Un bref retour sur l’affaire des
Fées ont soif », (2006) 15(1) Bulletin d’histoire politique 34.
86. Voir l’article 319 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, tel qu’interprété dans
R. c. Krymowski, [2005] 1 R.C.S. 101. Sur la validité constitutionnelle de cette dis-
position législative, voir : R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697.
87. United States v. Schwimmer, 279 U.S. 644 (1929), p. 654-655.
586 Les Journées strasbourgeoises

de le reconnaître, autant la démocratie que le libéralisme connais-


sent plusieurs acceptions, dont les configurations particulières sont
en partie déterminées par l’aire culturelle où ces deux idées sont
mises en œuvre. Dans cette optique, même si tout ne s’explique pas
par la culture (et encore moins la culture juridique), les positions
qu’un juriste adoptera à l’égard de telle ou telle question seront dans
une certaine mesure fonction des mécanismes de socialisation profes-
sionnelle qui ont cours dans son pays. Ainsi, selon qu’un juriste est
socialisé à la tradition française en matière de liberté d’expression,
comme par exemple le professeur Derieux, ou qu’il l’est plutôt à la tra-
dition anglo-américaine, de laquelle je me sens certainement plus
proche, l’évaluation de la légitimité et de la proportionnalité des
restrictions à la liberté d’expression variera grandement. D’où l’im-
portance, comme l’évoque Me Sophie Latraverse dans sa contribution
à cet ouvrage, de tenir compte des conceptions juridiques « profon-
des » sous-tendant l’analyse des questions difficiles en droit com-
paré88.

Il est vrai, cela dit, que certains croyants assimilent la critique


des préceptes et de la cosmologie de leur religion à une attaque
dirigée contre leur humanité. À ceux-là il est demandé de faire l’ef-
fort de rationaliser leur réaction émotive, peut-être légitime, mais
non constitutive d’un préjudice reconnaissable par le droit d’une
société libérale, et de canaliser cette réaction afin qu’elle s’exprime
pacifiquement, même si son ton peut demeurer virulent89. Dans
une société libérale, autant l’individu profondément vexé dans ses
croyances religieuses, croyances qu’il tient du reste pour inattaqua-
bles, que celui qui les estime farfelues et dangereuses peuvent dénon-
cer leurs opinions respectives si, d’une part, ils demeurent dans le
champ du discours et renoncent à la violence physique, et si, d’autre
part, ils évitent de sombrer dans la propagande haineuse, telle
qu’étroitement balisée par le droit.

À cet égard, la seule crainte que soit troublée la paix ethno-reli-


gieuse ne constitue pas à mon sens une raison forte justifiant la cen-
sure de l’expression offensante. D’une part, l’argument se référant à
la crainte que soit troublée la paix pour fonder des restrictions parfois
considérables à la liberté d’expression me semble encoder un stéréo-
type négatif du croyant, en le tenant pour généralement irrationnel
sous prétexte qu’il est profondément attaché à une foi reposant sur

88. Voir généralement : S. LATRAVERSE, loc. cit., note 69.


89. J’ai déjà élaboré sur ce thème dans : Jean-François GAUDREAULT-DESBIENS,
« From Sisyphus’s Dilemma to Sisyphus’s Duty ? A Meditation on the Regulation
of Hate Propaganda in Relation to Hate Crimes and Genocide », (2001) 46 McGill
Law Journal 1117.
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 587

des postulats non susceptibles de réfutation empirique. Compte tenu


du contexte contemporain où un Islam radical se fait de plus en
plus audible, ce stéréotype du croyant se présente plus souvent
qu’autrement sous la forme d’un stéréotype du Musulman. Or, il
s’agit bien d’un stéréotype puisque rien, sur le plan empirique, ne
permet d’affirmer l’irrationalité systématique des Musulmans (ou de
quelque autre groupe de croyants, du reste). L’affaire des caricatures
de Mahomet en donne une illustration probante, me semble-t-il. De
fait, si leur publication a certes provoqué quelques débordements,
l’immense majorité des Musulmans occidentaux, voire des Musul-
mans en général, ont « fait ce que doit », c’est-à-dire que leurs protes-
tations se sont élevées dans le respect du droit, en l’occurence par le
truchement de manifestations pacifiques.

D’autre part, l’argument du « trouble à la paix » est insidieux,


pour ne pas dire carrément pervers. En supposant qu’on l’adopte, il
suffirait que ceux qui s’estiment offensés par telle ou telle expression
troublent de facto l’ordre public ou la paix pour que le droit conforte a
posteriori leur conduite originellement illégale, ce qui constituerait
une subversion grave de l’idée de primauté du droit. L’argument
imputant aux auteurs d’une expression offensante, mais néanmoins
non violente ou ne pouvant raisonnablement être considérée comme
incitant à la violence ou à la haine contre les idées ou les individus
qu’elle critique, une part de responsabilité pour les actions violentes
illégales de ceux qui s’estiment offensés par l’expression en question,
est aussi extrêmement faible.

Est-il par ailleurs besoin de souligner que l’offense, en tant que


concept indéterminé et subjectif, pourrait à la limite justifier de pro-
hiber tout et son contraire ? Faut-il proscrire le hijab parce que cer-
tains trouvent offensant le message de soumission de la femme qu’ils
lui attribuent, mais qui n’est qu’une interprétation parmi d’autres de
ce symbole polysémique ? Faut-il prohiber les robes-soleil parce que
certains religieux les considèrent offensantes car incitant les hom-
mes à la concupiscence ? Ne perdons pas de vue ici que l’argument de
l’offense n’est pas à sens unique : autant des croyants peuvent légiti-
mement s’indigner contre telle ou telle représentation, jugée inique,
de leurs objets de vénération ou de leurs pratiques, autant des non-
croyants peuvent légitimement s’indigner de pratiques religieuses
qui, de leur point de vue, offensent des principes séculiers auxquels
ils peuvent tenir autant que des croyants tiennent à leurs principes
religieux, ce que l’on oublie souvent. Dans une société libérale, les
épistémologies, qu’elles soient séculières ou religieuses, ne sauraient
être au-dessus de la critique. L’idée de non-hiérarchisation des droits
588 Les Journées strasbourgeoises

et libertés exige sur ce plan que l’on évite tout exceptionnalisme, qu’il
soit religieux ou autre.

Compte tenu du thème de la discussion dans laquelle elle


s’insère, cette dernière observation soulève toutefois deux questions.

La première peut être formulée ainsi : la liberté d’expression


est-elle prise aussi au sérieux que d’autres droits ou libertés ? Les
réponses sont évidemment susceptibles de varier selon les contextes.
S’agissant toutefois du Québec, puisque c’est l’ordre juridique que
je connais le mieux, je ne suis pas sûr qu’il faille répondre par
l’affirmative. De fait, des développements survenus depuis quelques
années trahissent selon moi une certaine désinvolture à l’égard de
cette liberté, que ce soit sous le couvert de la protection du droit à
l’image ou sous celui de la protection du droit à la réputation.

Je pense ainsi, dans le premier cas, à l’arrêt de la Cour suprême


dans l’affaire Aubry c. Éditions Vice-Versa inc.90. Sous prétexte de
protéger le droit à l’image d’une personne qui affirmait avoir subi un
préjudice du fait de la captation photographique de son image, préju-
dice dont l’existence était du reste étayée par une preuve d’une excep-
tionnelle minceur91, on y a évacué toute discussion sérieuse de
l’effet paralysant d’une conception expansive du droit à l’image sur
l’exercice de la liberté d’expression artistique92. Le second cas est
celui étudié par la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Lafferty,
Harwood & Partners c. Parizeau93, où l’on jugea constitutive d’une
diffamation l’analogie faite entre l’argumentaire, à forte teneur émo-
tive, de leaders indépendantistes québécois et l’argumentaire des
nationalistes allemands, tel qu’il était formulé à l’époque de la
montée en puissance du nazisme. Il est évident que l’analogie était
insultante et odieuse pour des politiciens qui avaient toujours scru-
puleusement inscrit leur action politique dans le cadre démocratique.
En revanche, des figures publiques promouvant un projet nationa-
liste devraient-elles nécessairement être protégées contre toute ana-

90. Aubry c. Éditions Vice-Versa inc., [1998] 1 R.C.S. 591.


91. Fait qu’avaient noté, selon moi justement, les juges dissidents en Cour suprême
(le juge en chef Lamer et le juge Major) ainsi que le juge Baudouin, dissident en
Cour d’appel du Québec. Dans ce dernier cas, voir : Éditions Vice-Versa inc. c.
Aubry, 1996 CanLII 5770.
92. Je renvoie mes lecteurs à la critique étoffée de cet arrêt que proposait peu de
temps après son prononcé mon colllègue Pierre TRUDEL, « Droit à l’image : la vie
privée devient veto privé – Aubry c. Éditions Vice-versa inc. », (1998) 77 Revue du
Barreau canadien 456.
93. Lafferty, Harwood & Partners c. Parizeau, 2003 CanLII 32941 (CAQ). Voir aussi,
dans le même esprit, Gilles E. Néron Communication Marketing inc. c. Chambre
des notaires, [2004] 3 R.C.S. 95.
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 589

logie, fût-elle abusive, faite avec un autre projet nationaliste, même si


ce dernier a complètement dérapé dans les tristes circonstances que
l’on connaît ? Malgré l’indignation légitime qu’ont pu ressentir les
personnages publics injustement visés par l’analogie en cause, je suis
loin d’être convaincu que le droit positif devrait reconnaître le type de
préjudice qu’ils alléguaient avoir subi94. Je note toutefois que la Cour
d’appel a récemment adopté une position considérablement plus
favorable à la liberté d’expression en refusant de donner raison
à un groupe de chauffeurs de taxi d’origine arabe ou haïtienne qui
s’étaient sentis diffamés par les propos caricaturaux et discriminatoi-
res d’un animateur de tribune téléphonique. En l’espèce, la Cour
rejette la possibilité de compenser une diffamation collective dans
des circonstances où il est impossible d’individualiser le préjudice
subi95. Cette décision n’exclut cependant pas la possibilité qu’une dif-
famation collective puisse, dans d’autres circonstances, être constitu-
tive d’un préjudice individuel, sous réserve évidemment que preuve
en soit faite96.

Enfin, le sort du blasphème criminel reste toujours en sus-


pens97.
94. L’opinion dissidente du juge Pelletier me paraît à cet égard plus convaincante que
l’opinion majoritaire de la Cour d’appel dans Lafferty, Harwood & Partners c.
Parizeau, ibid.
95. Diffusion Métromédia CMR inc. c. Bou Malhab, 2008 QCCA 1938.
96. Ortenberg c. Plamondon, (1915) 24 B.R. 69. Voir là-dessus : Sylvio NORMAND,
« L’affaire Plamondon : un cas d’antisémitisme à Québec au début du XXe siècle »,
(2007) 48 Cahiers de droit 477.
97. L’article 296 du Code criminel, supra, note 86, prohibe encore le libelle blasphé-
matoire, tout en aménageant une défense à ceux qui expriment, « de bonne foi et
dans un langage convenable », des opinions sur des sujets religieux. Très peu,
voire jamais, employé, cet article pose peut-être certains problèmes sur le plan
constitutionnel. De fait, la référence qui y est faite au « langage convenable », avec
tout ce qu’elle a de vague et de subjectif, ne me paraît pas protéger adéquatement
la liberté d’expression garantie à l’alinéa 2b) de la Charte canadienne. Il ne m’ap-
partient pas ici d’explorer davantage cette hypothèse. Je note toutefois que, dans
une espèce où la Cour suprême du Canada se penchait notamment sur le type de
préjudice exigé en vue de mettre en œuvre les normes criminelles relatives à l’in-
décence, la Cour émet des commentaires qui révèlent une conception foncière-
ment libérale des rapports entre valeurs fondamentales canadiennes et valeurs
religieuses et qui, même s’ils ne déterminent pas directement la question de
savoir si l’expression offensante d’un point de vue religieux peut validement faire
l’objet d’une prohibition criminelle, laissent néanmoins à penser que la marge de
manœuvre dont dispose le législateur fédéral à cet égard pourrait s’avérer assez
étroite. Il convient donc de citer in extenso les passages pertinents de l’arrêt R. c.
Labaye, supra, note 39, par. 32-35 :
« Pour engager la responsabilité pénale, le préjudice doit être un préjudice que la
société reconnaît officiellement comme incompatible avec son bon fonctionne-
ment : Butler, p. 485. La condition relative à la reconnaissance sociale officielle
assure l’objectivité du critère. L’examen n’est pas fondé sur des conceptions per-
sonnelles de ce qui constitue un préjudice, ni sur les enseignements de telle ou
telle idéologie, mais sur ce que la société a reconnu, par ses lois fondamentales,
590 Les Journées strasbourgeoises

Ces observations sur les effets délétères que peuvent engendrer,


au regard de la liberté d’expression, des droits à l’image et à la réputa-
tion interprétés trop largement aiguillent l’attention vers un pro-
blème connexe, qui n’est pas directement lié à la gestion du risque
identitaire, mais qui n’en reste pas moins très sérieux, en l’occurrence
celui de l’usage du droit à des fins d’intimidation en vue d’inhiber
l’expression « dérangeante ». Je me réfère ici aux poursuites-bâillons,
par lesquelles des acteurs usent de leur position favorable sur le plan
économique pour en inciter d’autres à se taire en leur signifiant une
action en dommages alléguant, souvent abusivement, atteinte au
droit à la réputation, mais qui forcent néanmoins ces derniers à
dépenser des sommes considérables pour se défendre, sommes dont
ils ne disposent pas nécessairement. Dans le contexte très propice
du discours des droits, le recours au tribunal ne constitue alors plus
seulement l’exercice d’un droit présomptif mais bel et bien un acte
d’intimidation. Très souvent, les personnes qui se livrent à ce jeu sont
des entités corporatives, des personnes morales, qui se servent des
droits formellement reconnus à toute personne pour protéger des
intérêts qui sont essentiellement économiques et qui, partant, se
situent très loin des intérêts primordialement identitaires et extra-
patrimoniaux justifiant la protection du droit à la réputation des per-
sonnes physiques. Pourtant, le droit ne distingue pas entre les deux

comme essentiel. Des opinions sur le préjudice que peut causer la conduite en
cause, si répandues soient-elles, ne suffisent pas pour fonder une condamna-
tion. Cela ne signifie pas que les valeurs sociales n’ont plus aucun rôle à jouer. Au
contraire, pour justifier une conclusion d’indécence, il faut démontrer que le pré-
judice se rattache à une valeur fondamentale exprimée dans la Constitution ou les
lois fondamentales semblables de notre société, telles les déclarations des droits,
par lesquelles la société reconnaît officiellement que le type de préjudice en cause
peut être incompatible avec son bon fonctionnement. Contrairement au test fondé
sur la norme de tolérance de la société, l’exigence de la reconnaissance officielle
permet de croire que les valeurs défendues par les juges et les jurés sont véritable-
ment celles de la société canadienne. L’autonomie, la liberté, l’égalité et la dignité
humaine comptent parmi ces valeurs.
La complexité du droit à la liberté de religion dans ce contexte appelle d’autres
commentaires. Prétendre qu’une conduite particulière porte atteinte à des règles
ou des valeurs religieuses particulières ne suffit pas en soi à établir cet élément du
test. La question est de savoir quelles sont les valeurs que la société canadienne a
reconnues officiellement. La société canadienne, dans sa Constitution et ses lois
fondamentales semblables, ne reconnaît pas officiellement d’opinions religieuses
particulières, mais plutôt la liberté d’avoir des opinions religieuses particulières.
Cette liberté n’appuie aucune opinion religieuse en particulier, mais affirme le
droit à une variété d’opinions différentes.
L’exigence d’une reconnaissance officielle empêche que quelqu’un puisse être
condamné et emprisonné pour avoir transgressé les règles et heurté les convic-
tions de personnes ou de groupes particuliers. Pour mériter la sanction ultime du
droit criminel, il faut avoir porté atteinte à des valeurs auxquelles l’ensemble de la
société canadienne a adhéré officiellement. » (Je souligne, alors que les italiques
sont de la Cour elle-même.)
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 591

situations, encore au détriment de l’exercice concret de la liberté


d’expression par le plus grand nombre. Il est possible que la solution à
ce problème appartienne au législateur plutôt qu’au pouvoir judi-
ciaire, mais encore faut-il bien voir, comme le signale le professeur
Pierre Trudel, que de simples limites imposées aux poursuites-bâil-
lons ne remédieront jamais aux lacunes fondamentales du droit en ce
qui a trait à la gestion de la dialectique entre liberté d’expression et
droit à la réputation98.

Deuxième question : l’idéal de conciliation et de non-hiérarchi-


sation des droits, que promeuvent tous les juristes spécialisés en
droits de la personne, y compris le soussigné, est-il toujours réa-
lisable ? Évidemment, cet idéal se justifie aisément sur le plan
théorique. D’une part, il est logiquement inconcevable qu’un droit
fondamental soit plus fondamental qu’un autre droit fondamental. Si
un droit est « plus fondamental » qu’un autre, c’est probablement
parce que ce dernier n’est tout simplement pas fondamental... Et, de
fait, ce n’est parce qu’un droit est reconnu juridiquement qu’il a
nécessairement vocation à être reconnu comme fondamental. D’autre
part, sous l’angle de la typologie des normes, la plupart des droits fon-
damentaux (par exemple les libertés d’expression et de religion ou le
droit à l’égalité) se donnent à voir comme des principes au contenu
relativement indéterminé, appelés à être individués en fonction des
contextes particuliers d’application, et susceptibles d’avoir un poids
différent selon ces contextes. Ainsi, dans certains cas, la liberté de
religion pourrait prévaloir sur le droit à l’égalité, alors que dans
d’autres situations, c’est l’inverse qui se produirait. Bref, sous l’angle
théorique, la conciliation des droits plutôt que leur hiérarchisation
paraît inévitable. J’estime toutefois important de soulever une ques-
tion, sans cependant y donner de réponse définitive : s’il n’existe pas
de hiérarchie explicite des droits, se pourrait-il qu’il en existe une
implicite ? Dit autrement, la conciliation des droits ne tend-elle pas à
se faire plus souvent qu’autrement au profit de certains droits et au
détriment d’autres droits ? J’ai ainsi évoqué précédemment la tension
entre droit à l’image et liberté d’expression dans l’affaire Éditions
Vice-Versa. Pourtant, à la lecture de cet arrêt, il est difficile de se
convaincre, avec égards, que les juges majoritaires en Cour suprême
ont vraiment pris au sérieux la variable « liberté d’expression » dans
l’équation qui leur était soumise. En fait, on a parfois l’impression
qu’il existe bel et bien une hiérarchie implicite des droits, déterminée
à la fois par des variations au plan de la rigueur des conditions

98. Pierre TRUDEL, « Les poursuites-bâillons et le droit à la réputation », Le Devoir,


19 juillet 2007, en ligne : <http://www.ledevoir.com/2007/07/19/150762.html?fe=
1545&fp=239850&fr=31527>.
592 Les Journées strasbourgeoises

d’ouverture de ces droits ainsi que par la force relative des raisons
acceptées pour en justifier la restriction. Cette hypothèse d’une
cosmétique juridique de la conciliation des droits mériterait d’être
vérifiée de manière plus systématique, mais la voilà lancée.

2. Le risque sécuritaire : entre Hobbes et Sisyphe

Pour des raisons évidentes, le risque sécuritaire est intimement


lié au risque identitaire que je viens d’évoquer. Je ferai six remar-
ques.

Premièrement, j’ai été frappé de constater dans les propos des


conférenciers qui se sont penchés sur ce que j’appellerai la gestion
juridique du terrorisme que si les conditions politiques ont changé et
que le droit a évolué, le type d’interrogation que soulève le risque à la
sécurité – qu’il soit ou non dû au terrorisme – n’a guère changé depuis
les quatre derniers siècles. Rappelons-le, Thomas Hobbes, dans son
Léviathan de 1651, voyait dans la menace à la sécurité dans une
société où rage la guerre de tous contre tous l’impulsion menant à la
conclusion d’un contrat social en vertu duquel les individus abdi-
quent une part de leur liberté au profit d’un souverain qui, en contre-
partie, se voit confier la charge de les protéger99. Dans ce cadre, le
droit à la sécurité constitue vraiment le « degré zéro », si l’on peut dire,
des droits fondamentaux. Nicholas Tenzer note que ce droit

[...] justifie autant l’existence d’un pouvoir souverain tendant à garan-


tir un ordre politique réglé que les droits eux-mêmes. Ils peuvent aussi
bien justifier la souveraineté dans sa manifestation absolue que le com-
bat contre les abus possibles de cette souveraineté. Dès lors, en tant que
tel, le droit à la sûreté ne débouche pas obligatoirement, mais seule-
ment dans un contexte historique précis de lutte contre les abus du pou-
voir souverain, sur les libertés civiques que sont le droit à exprimer
librement son opinion et à s’associer. Mais, s’il n’est pas de sûreté, il ne
saurait y avoir de droits de l’homme.100

Comme le note le juge Edmond Blanchard dans sa contribution à cet


ouvrage, il s’agit également là d’une des prémisses du régime enca-
drant la saisie juridique du terrorisme au Canada101.

Deuxièmement, l’évaluation des mécanismes juridiques desti-


nés à décourager et à combattre le terrorisme dans une société libre et

99. Thomas HOBBES, Léviathan, Paris, Sirey, 1994.


100. Nicholas TENZER, Philosophie politique, Paris, Presses Universitaires de
France, 1994, p. 270. Les italiques sont de Tenzer.
101. Voir : Edmond P. BLANCHARD, « L’État face au terrorisme : comment réa-
gir ? », p. 333.
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 593

démocratique offre le cas de figure de l’opposition entre déontolo-


gisme et conséquentialisme. Le débat sur la torture le démontre élo-
quemment, bien qu’il y ait quelque chose d’un peu convenu dans ce
débat et, plus généralement, dans le discours sur la réponse du droit
au terrorisme. Je m’explique. Nous sommes tous d’accord, je crois,
pour affirmer que la raison d’État ne doit pas se muter en déraison
d’État. Nous sommes tous d’accord pour dire officiellement que l’on
ne doit pas recourir à la torture. Peut-on, en effet, sérieusement sou-
tenir qu’il est acceptable de violer la loi sous prétexte d’en assurer
l’application ? Comment pourrions-nous répondre à cette question
autrement que par la négative, puisque la torture est illégale dans
l’ordre juridique international et que, même sous un angle consé-
quentialiste, il est loin d’être certain qu’elle permette d’obtenir une
information fiable et susceptible de prévenir les conséquences funes-
tes dont on souhaite empêcher la réalisation ? Autrement dit, la
torture risque d’être peu efficace en vue d’atteindre son objectif pri-
mordial immédiat – l’obtention d’information102 –, en plus d’être nui-
sible pour l’État démocratique qui la pratiquerait, notamment en
minant son image internationale et en fragilisant ses relations avec
d’autres États réprouvant cette pratique103. Nous sommes tous d’ac-
cord, au surplus, pour dire qu’il faut chercher à établir un équilibre
entre sécurité et liberté dans la lutte au terrorisme. Enfin, nous nous
entendons également pour dire, à l’instar du juge Robert Jackson de
la Cour suprême des États-Unis, que la constitution d’un État démo-
cratique ne saurait être interprétée comme un « pacte de suicide »104.
Bref, comme l’affirme le procureur Jean-Claude Marin, les « États
démocratiques [sont] écartelés entre angélisme et efficacité maxi-
male, entre droits fondamentaux et ampleur de la menace, entre
principes essentiels et métaphores guerrières »105.

Le problème est que le discours juridique général sur la concilia-


tion de la sûreté et de la liberté est ou bien assez banal, ou bien pro-

102. Simon NOËL, « Les mesures répressives dans la lutte au terrorisme », p. 355.
103. Voir généralement : Frederick P. HITZ, « Des erreurs qui coûtent trop cher »,
p. 351.
104. Voir Terminiello v. Chicago, 337 U.S. 1, 37 (1949) (juge Jackson, dissident) :
« This Court has gone far toward accepting the doctrine that civil liberty means
the removal of all restraints from these crowds and that all local attempts to
maintain order are impairments of the liberty of the citizen. The choice is not
between order and liberty. It is between liberty with order and anarchy without
either. There is danger that, if the Court does not temper its doctrinaire logic
with a little practical wisdom, it will convert the constitutional Bill of Rights
into a suicide pact. »
105. Jean-Claude MARIN, « Les expériences positives et négatives dans l’application
des mesures répressives dans la lutte contre le terrorisme », p. 371.
594 Les Journées strasbourgeoises

fondément englué dans le marécage des bons sentiments, ou bien


indûment indéterminé. Ainsi, appliquée à la lutte contre le terro-
risme, l’idée que la constitution ne constitue pas un pacte de suicide
peut s’entendre tantôt comme justifiant les restrictions que l’État
impose aux droits individuels au nom de cette lutte, tantôt comme
une injonction de préserver la démocratie en l’empêchant de com-
mettre le « suicide » que constituerait le reniement de ses valeurs les
plus fondamentales. Métaphore évocatrice, donc, mais somme toute
assez peu utile dès lors qu’on entreprend de la décortiquer.

En fait, la contribution la plus utile que les juristes sont en


mesure de faire à ce débat tient probablement dans l’évitement des
ornières intellectuelles, généralement manichéennes, qu’évoque le
procureur Marin. Le fait est que les juristes tentent de régler des pro-
blèmes concrets dont la solution est dans une large mesure indéter-
minée puisque le droit, qui ne fournit aucune vérité objective, est
encore moins susceptible d’en fournir dans ce domaine. Le diable
étant dans les détails, si l’on me passe une fois de plus l’expression, ce
n’est qu’à travers une série d’essais et d’erreurs que des pistes
de solution peuvent émerger106, à la faveur de ce qui est fondamen-
talement un processus de socialisation des juristes à la gestion
d’un risque qu’ils n’ont jamais formellement appris à gérer et qu’ils
apprennent maintenant à gérer comme praticiens réflexifs enga-
gés dans une démarche d’apprentissage expérientiel (learning by
doing)107. Dans ce cadre, l’examen des solutions étrangères est d’une
importance capitale, comme nous le rappelle le juge Simon Noël108,
même s’il est vain de chercher quelque recette que ce soit en vue
d’appréhender des questions juridiques complexes qui, au fond, se
superposent à des dilemmes individuels et sociétaux existentiels.
Dans cette démarche d’apprentissage « sur le tas », il y a tout lieu de
croire que « [ce] que l’on doit faire pour guérir le mal n’est pas clair. Ce
que l’on ne doit pas faire est clair au cas par cas »109. Aussi, s’il
convient parfois que les juges rappellent, au besoin dans de gran-
des envolées rhétoriques, l’importance d’assumer les conséquences,

106. Peut-être la dynamique engagée entre tribunaux et législatures eu égard


aux lois anti-terrorisme témoigne-t-elle d’une application de la théorie du « dia-
logue » ?
107. Sur la pratique réflexive comme caractéristique de la pratique des juristes, voir :
Donald A. SCHÖN, « Educating the Reflective Legal Practitioner », [1995] Clini-
cal Law Review 231.
108. S. NOËL, loc. cit., note 102, p. 365. D’autant, ajoutons-le, que plusieurs États
démocratiques ont fait, et font encore, l’expérience régulière du terrorisme
« interne ». Pensons, depuis au moins les années 1960, au Royaume-Uni, à
l’Espagne, à la France, à l’Italie et à l’Allemagne.
109. Ludwig WITTGENSTEIN, Remarques mêlées, Paris, Garnier Flammarion,
2002, p. 147.
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 595

qu’elles plaisent ou non, du caractère démocratique d’une société,


c’est avant tout lorsqu’ils tentent de faire un peu de lumière sur
le clair-obscur juridico-factuel caractérisant les espèces opposant
liberté et sécurité qu’ils contribuent le plus directement à protéger
cette démocratie.

Troisièmement, et corollaire de ce qui précède, il convient de ne


pas trop perdre de temps avec les hypothèses surréalistes sources
d’enflure verbale et de dérives intellectuelles. Évoquée par certains
participants au colloque de Strasbourg, l’hypothèse de la « ticking
bomb », soulevée par Alan Dershowitz pour justifier le recours à la
torture, illustre parfaitement en quoi consiste une hypothèse surréa-
liste110. En fait, elle suppose pour sa réalisation que les conditions
minimales suivantes soient réunies : 1) que les policiers arrêtent un
terroriste présumé, 2) qu’ils trouvent le moyen de confirmer que la
personne arrêtée se livre à des activités terroristes, 3) qu’ils savent ou
apprennent que le terroriste qui est sous leur garde sait que la bombe
dont ils savent qu’elle doit exploser va exploser, 4) que le terroriste
sache où cette bombe est située et à quelle heure elle doit exploser, 5)
qu’ayant établi cela – peut-être en « pré-torturant » le terroriste ? –,
les policiers se précipitent chez le juge compétent, 6) qu’il n’y ait pas
d’embouteillage et que le juge compétent ne soit pas descendu à la
cafétéria du Palais se chercher un sandwich, et 7) que le juge compé-
tent ait des motifs raisonnables de délivrer un « permis de torture ».
Selon toute vraisemblance, la bombe, s’il en est, aura déjà explosé une
fois le permis de torture obtenu.

Ce genre d’exemple est fréquemment utilisé dans les cours de


philosophie morale pour aider les étudiants à prendre la mesure des
dilemmes moraux se posant parfois en société. Comme le remarque
Daniel Weinstock : « Chars d’assaut posant un risque de mort que l’on
ne peut détruire qu’en tuant le bébé innocent qui y a été attaché ;
mineurs pris dans une mine sur le point d’exploser, mais dont la seule
issue est bloquée par un mineur obèse dont la destruction est la condi-
tion de survie des autres : ces exemples et d’autres encore plus sau-
grenus constituent le pain quotidien des universitaires »111.

On me pardonnera, je l’espère, le ton un peu facétieux que j’ai


employé pour commenter la position de Dershowitz, surtout lorsqu’il
s’agit de parler d’un sujet aussi grave que la menace terroriste. J’ai
cependant utilisé cet exemple dans un but précis, en l’occurrence

110. Alan M. DERSHOWITZ, Why Terrorism Works, Understanding the Threat, Res-
ponding to the Challenge, New Haven, Yale University Press, 2002.
111. D. WEINSTOCK, op. cit., note 4, p. 22.
596 Les Journées strasbourgeoises

pour mettre en lumière ce qui me paraît être la relative inutilité pra-


tique de ce type de rumination académique. En fait, je doute fort que
de telles hypothèses aident vraiment les juristes qui, au quotidien,
doivent décider de questions souvent inédites dans des contextes
difficiles, que décrivent du reste fort bien les contributions des
juges Blanchard et Noël. Or, la complexité autant de ces questions
que des contextes dans lesquels elles s’inscrivent s’accommode mal,
me semble-t-il, de la pensée manichéenne inspirant l’approche de
Dershowitz.

Au-delà de son caractère surréaliste, toutefois, il faut bien voir


que l’hypothèse évoquée par celui-ci lui sert de tremplin pour pro-
mouvoir une thèse plus forte, en l’occurrence celle de l’institutionna-
lisation et de la procéduralisation de la torture dans une société
démocratique d’obédience libérale. Cette thèse encode le postulat de
l’insuffisance radicale du droit commun, même adapté aux circons-
tances, en situation de menace terroriste sérieuse, et prône en lieu et
place l’adoption d’un régime juridique d’exception112. Or, comme le
notait Aharon Barak, ancien juge en chef de la Cour suprême d’Israël,

We, the judges in modern democracies, are responsible for protecting


democracy both from terrorism and from the means the state wants to
use to fight terrorism. Of course, matters of daily life constantly test
judges’ ability to protect democracy, but judges meet their supreme test
in situations of terrorism. The protection of every individual’s human
rights is a much more formidable duty in times of terrorism than in
times of peace and security. If we fail in our role in times of terrorism,
we will be unable to fulfill our role in times of peace and security. It is a
myth to think that we can maintain a sharp distinction between the
status of human rights during a period of war and the status of human
rights during a period of peace. It is self-deception to believe that a judi-
cial ruling will be valid only during the battle against terrorism and
that things will change in peacetime. [...] I must take human rights
seriously during times of both peace and conflict. I must not make do
with the mistaken belief that, at the end of the conflict, I can turn back
the clock.113

Cela dit, malgré ses vices à mon avis rédhibitoires, une certaine
honnêteté intellectuelle se dégage de la thèse de Dershowitz. Puis-
que, même dans une société démocratique, il risque de toute façon d’y
avoir des cas de torture illégale en situation d’urgence, alors il vaut
mieux tenter d’en atténuer les effets les plus problématiques en en

112. Sur cette dichotomie « droit commun versus régime d’exception », voir les contri-
butions de C. CUTAJAR, loc. cit., note 31, et de J.-C. MARIN, loc. cit., note 105.
113. Aharon BARAK, The Judge in a Democracy, Princeton, Princeton University
Press, 2006, p. 285.
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 597

balisant la pratique et en confiant aux tribunaux un pouvoir de sur-


veillance explicite sur cette pratique, semble-t-il dire. À tout prendre,
cette position me paraît préférable à celle défendue par un autre pro-
fesseur de droit, John Woo, dans les célèbres « torture memos » qu’il
avait corédigés pour l’administration Bush114. Il y défendait entre
autres la thèse selon laquelle un acte de torture reconnu comme tel
par le droit international ne constitue plus de la torture si, notam-
ment, l’intensité de la souffrance infligée se situe en deça d’un certain
seuil. Autrement dit, renommer de la torture comme n’en étant pas
rendait inapplicable toute une série de normes internationales et
internes liant le gouvernement des États-Unis d’Amérique. Astuce
nominaliste qui, c’est le moins que l’on puisse dire, évacuait toute
morale du droit, et cela avec le concours on ne peut plus actif d’un
juriste !

Quatrièmement, le risque sécuritaire a été évoqué au colloque


de Strasbourg sous trois angles principaux : d’une part, sous celui du
risque que fait peser le terrorisme sur la sécurité de l’État et sur celle
des citoyens que l’État a la responsabilité de protéger ; d’autre part,
sous l’angle du risque auquel est exposée la personne prise dans
l’engrenage répressif des mesures anti-terrorisme ou de surveillance
(droit à la vie privée, libertés fondamentales, droit au procès équi-
table) ; enfin, sous l’angle du risque que crée, pour l’intégrité d’un
régime démocratique, une « sur-réaction » de l’État dans la lutte au
terrorisme. En revanche, personne n’a parlé, sauf erreur, du risque
accru de harcèlement que crée la paranoia anti-terroriste pour tous
ces citoyens honnêtes qui ont le malheur d’avoir l’air « arabe » ou
« Musulman » et qui sont des victimes « collatérales » des stéréotypes
négatifs que l’on accole erronément, mais primordialement, aux
citoyens qui sont véritablement d’origine arabe ou de religion musul-
mane. Or, ce profilage racial ordinaire, qu’il soit effectué par les auto-
rités policières, douanières ou militaires, est un risque avec lequel
doivent maintenant vivre des millions d’individus présentant les
caractéristiques en question.

Cinquièmement, le terrorisme lance un défi important aux


démocraties occidentales, défi que le droit peut certes contribuer à
relever mais qui, en bout de ligne, ne pourra l’être que si l’on s’attaque
aux causes profondes de plusieurs expressions du terrorisme, causes
qui sont d’ordre politique, social et économique. Tant que l’on ne le
fera pas, nous serons condamnés à être des Sisyphe hypermodernes.
Certes, il existe un terrorisme qui se nourrit de lui-même, celui que
114. On peut obtenir le texte de ces mémorandums sur le site suivant : <http://www.
acsblog.org/separation-of-powers-full-text-of-pengaton-torture-memo-relea-
sed.html>
598 Les Journées strasbourgeoises

dirige une élite tellement obnubilée par son idéologie, religieuse ou


autre, qu’elle en perd tout contact avec la réalité. C’est bien sûr le cas
des Islamistes d’Al-Qaida ou de ceux se situant dans la mouvance
talibane, mais c’est aussi le cas des séparatistes basques de l’ETA. Si
l’on peut difficilement agir sur les motivations de ces fous manipula-
teurs – le mot n’est pas trop fort –, on peut peut-être agir sur celles des
individus qui les suivent parce que, dépourvus et désespérés, ils ne
voient aucune lumière au bout du tunnel autre que l’illusion promise
par ceux qu’ils s’apprêtent à suivre sur la voie terroriste.

Sixièmement, et bien loin de vouloir banaliser le sérieux de la


menace que le terrorisme fait peser sur les sociétés démocratiques, je
me pose néanmoins une question. En partie grâce aux efforts qui ont
été consacrés à sa lutte, le nombre annuel de victimes du terrorisme
dans les États de droit est somme toute assez bas, surtout en Occi-
dent. Au-delà des spectaculaires attentats islamistes de New York,
Madrid, Londres et, plus récemment, Mumbai, qui ont à juste titre
marqué l’imaginaire, la menace terroriste paraît en effet assez bien
contrôlée. Aussi, je demeure interloqué par le fait que pendant que
l’on consacre des ressources énormes à la lutte contre le terrorisme au
sens strict, on se montre beaucoup moins empressé de lutter contre
un autre phénomène qui s’apparente, toutes choses étant égales, à
une forme de terrrorisme économique et qui, de la faillite de Enron au
scandale de Norbourg en passant par la crise financière de l’automne
2008, brise aussi la vie de millions de gens.

3. Le risque financier

Les conférenciers ayant participé aux ateliers portant sur la


protection des investisseurs ont mis en lumière la double nécessité
que notre système juridique ne nuise pas indûment à la prise du
risque « positif » que constitue l’injection de capital dans une société
par actions par des investisseurs recherchant un profit légitime115,
mais, en même temps, qu’il cherche activement à réduire les risques
« négatifs » que constituent pour les investisseurs et les épargnants le
laxisme des dirigeants d’entreprises ou, pis encore, leurs comporte-
ments frauduleux, de même que ceux des différents intermédiaires
de marché. Divers types d’incitatifs positifs ou négatifs, des normes
substantielles en passant par les sanctions, ont dans cette optique
fait l’objet d’analyses approfondies de la part des conférenciers.
L’obligation de surveillance des administrateurs de société, repré-
sente un de ces incitatifs, encore que sa portée en droit canadien méri-

115. Voir généralement : David McAUSLAND, « La régie d’entreprise, le droit corpo-


ratif et la création de la richesse », p. 171.
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 599

terait d’être mieux délimitée, nous dit Me William Brock dans une
étude fouillée de la question116.

L’élaboration de stratégies de régulation des marchés finan-


ciers encourageant la prise de risque, protégeant les investisseurs et
maintenant leur confiance dans ces marchés est, de fait, cruciale pour
favoriser la création de la richesse. Une régulation efficiente doit à cet
égard pouvoir compter sur la collaboration de tous les acteurs impli-
qués – ce qui inclut des juges tenus d’être prudents afin de ne pas
créer un climat défavorable au risque – et sur la création de réseaux,
meilleurs outils de gestion du risque financier dans une économie
mondialisée117. Tout en cherchant à protéger les investisseurs, la
réglementation doit du même souffle éviter de sombrer dans le pater-
nalisme à leur égard. Le maintien de leur niveau de confiance dans
les marchés est en ce sens fonction de leur acculturation au risque. On
a en revanche mis en lumière le caractère quelque peu ambigu du
rapport au risque dans notre société parfois surprotectrice. Pourtant,
rappelle Me David McAusland, les entreprises qui réussissent sont
celles qui cherchent à évaluer et à gérer le risque plutôt qu’à l’élimi-
ner118. Un intéressant paradoxe se pose donc aux régulateurs et aux
décideurs juridiques participant à l’évolution et à la régulation des
marchés financiers : comment maximiser la sécurité juridique tout en
encourageant la prise de risque ?

La réduction du risque négatif est elle aussi fonction d’une stra-


tégie protéiforme s’appuyant sur des réseaux. Le type de normes pri-
vilégié est à cet égard susceptible de jouer un rôle important dans le
développement d’une véritable éthique de la vertu en lieu et place
d’une éthique minimaliste fondée sur la seule légalité et confinant à
une éthique de l’évitement. Me McAusland plaide en ce sens en faveur
de la création d’une culture fondée sur « what is right » plutôt que sur
« what is permitted » comme moyen de maintenir, voire d’accroître, la
confiance dans les marchés119. L’implosion du système financier
mondial depuis le colloque de Strasbourg tend à montrer la justesse
de cette thèse. Mais dans la mesure où un système simplement fondé
sur des règles incite au plus bas dénominateur commun en termes
d’éthique, le développement d’une véritable éthique de la vertu exige
aussi le recours à des normes plus générales et au contenu moins pré-

116. Voir généralement : William BROCK, « L’obligation de surveillance des admi-


nistrateurs en droit canadien », p. 191.
117. Voir en ce sens : Jean ST-GELAIS, « Notes pour une allocution », p. 157 ; Eddy
WYMEERSCH, « La réglementation financière devant la mondialisation de la
finance », p. 143.
118. D. McAUSLAND, loc. cit., note 115, p. 171.
119. Ibid., p. 175.
600 Les Journées strasbourgeoises

déterminé, bref à des principes. Une question se pose toutefois : les


réformes évoquées permettraient-elles de vraiment faire pénétrer
une telle éthique sur des marchés marqués par la culture de l’avidité
que dénonce le juge Guy Cournoyer dans sa contribution sur la crimi-
nalité des cols blancs120 ? La référence au « marché » soulève une
autre interrogation : cette métaphore ne s’applique-t-elle qu’au sec-
teur de l’économie et des finances ou s’étend-elle au contraire à
d’autres champs. Je me pencherai sur cette question ci-après.

III- L’ÉTHIQUE DES MARCHÉS

Plusieurs des conférenciers ont convoqué, explicitement ou


implicitement, le marché soit comme fait, soit comme métaphore. Je
voudrais faire ici quelques remarques à propos de trois marchés
empiriquement et conceptuellement distincts les uns des autres. Le
premier, et le plus important, est bien sûr le marché économico-finan-
cier, dont la modélisation inspire celle des autres marchés. Le second
est le marché des idées, qui a été évoqué à Strasbourg dans le cadre du
débat sur les restrictions à la liberté d’expression motivées par le
souci de ne pas offenser les susceptibilités religieuses. Le troisième de
ces marchés est celui des religions, dont je me sens forcé de mention-
ner l’existence compte tenu de l’omniprésence de la figure du dissi-
dent dans plusieurs débats politico-juridiques récents tenus à propos
de l’affirmation du religieux dans l’espace public.

1. Le marché économico-financier

Le marché est l’un des « personnages » principaux de la saga du


capitalisme. Ce n’est pas un hasard si, un peu comme s’il s’agissait
d’une pièce de théâtre, je parle de « personnage ». Car dans la repré-
sentation canonique, le marché a une vie propre : à preuve, on le
traite comme un agent autonome, qui serait au surplus doté d’une
main (invisible, j’en conviens) ! En fait, l’idée fondamentale que sous-
tend pareille représentation est que le marché est lui-même apte à
régler les problèmes auxquels il est confronté, sans intervention
externe, notamment celle de l’État. Autrement dit, le postulat opéra-
toire de cette vision est l’infaillibilité de principe du marché. Ce n’est
donc qu’exceptionnellement que l’État interviendra légitimement
dans le fonctionnement du marché, par exemple pour corriger les asy-
métries informationnelles graves susceptibles d’en tronquer l’action.
Ainsi, les lois sur les valeurs mobilières, notamment en ce qu’elles
visent à assurer la divulgation des intérêts des acteurs des marchés

120. Voir : Guy COURNOYER, « La criminalité des cols blancs et l’avocat de la


défense : quelques défis déontologiques », p. 233.
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 601

publics et à interdire l’usage impropre d’informations obtenues dans


une position privilégiée, viennent en quelque sorte combler les failles
du marché. Il faut toutefois demeurer conscient que si, en empêchant
que soit minée la confiance du public et des investisseurs dans le mar-
ché, de telles lois se trouvent à protéger ces derniers, c’est d’abord le
marché lui-même que l’on tente de protéger.

Cela dit, même ainsi renforcé, le marché est frappé de manière


récurrente par des crises de confiance qui mettent en lumière les limi-
tes de son potentiel autorégulateur. Il est d’ailleurs ironique qu’au
moment de terminer la version finale de ce rapport à l’automne 2008,
le monde se trouve plongé dans l’une des pires crises financières de
son histoire... De telles crises, souvent provoquées par des incidents
révélant la présence d’un important déficit éthique, incitent ensuite
les autorités à adopter des mesures législatives visant à empêcher
qu’elles ne se reproduisent. De nouveaux contrôles sont alors établis,
jusqu’à la prochaine crise qui provoquera vraisemblablement une
nouvelle série de réformes, et ainsi de suite. La loi américaine Sarba-
nes-Oxley, qui tient un peu de la sur-réaction121, est de cette eau.

Cela m’amène à poser une question : et si les réformes « éthi-


ques » du type Sarbanes-Oxley ne reflétaient finalement qu’une
conception cosmétique de la réforme ? Cosmétique, en ce sens que de
telles réformes ne revisitent nullement les postulats du régime juri-
dique en vigueur, lequel est un élément constitutif du terroir où
émerge la crise. Or, de tels postulats peuvent autant encourager
que décourager les comportements éthiques. En l’occurrence, l’un
des postulats centraux du droit nord-américain des sociétés par
actions, particulièrement aux États-Unis mais aussi, dans une cer-
taine mesure, au Canada, veut que la société soit en quelque sorte la
propriété de ses actionnaires, ce qui tend à nier l’existence d’une
entité collective personnifiée ayant une identité véritablement dis-
tincte de ses membres. Dans les appropriations qu’en font beaucoup
de juristes, y incluant les juges du Delaware dont les décisions déter-
minent souvent l’orientation du droit nord-américain des sociétés122,
ce postulat mène à considérer la prise en compte des intérêts des
acteurs corporatifs autres que les actionnaires comme nuisant à
l’efficience du droit des sociétés, ce qui opérationnalise l’évacuation
de ce champ du droit de toute considération liée à la justice distribu-
tive dès lors qu’elle bénéficierait à d’autres qu’aux actionnaires.
Cet « actionnariocentrisme » a en quelque sorte pour effet d’instru-
mentaliser la société au profit des seuls actionnaires. Élus par ceux-
121. D. McAUSLAND, loc. cit., note 115, p. 175.
122. Ce qui n’exclut pas des variations, comme le montre William Brock dans sa
contribution.
602 Les Journées strasbourgeoises

ci, les administrateurs seront naturellement tentés de prendre leurs


décisions en fonction des seuls intérêts des actionnaires conceptuali-
sés comme les propriétaires résiduels de la société, à l’exclusion de
tous les autres stakeholders123. Bref, les intérêts de la société sont
fonctionnellement réduits à ceux des actionnaires, et parfois aux
intérêts à court terme de ceux-ci124. Si cela peut poser problème sous
l’angle de la protection des intérêts de la personne autonome (et,
partant, distincte de ses actionnaires) que constitue en principe la
société, d’autres conséquences néfastes sont susceptibles d’en décou-
ler. Ainsi, dans les grandes sociétés publiques, les dirigeants qui
satisfont à l’exigence de maximisation de l’avoir des actionnaires
peuvent souvent profiter de la dispersion de l’actionnariat pour se
maintenir en poste et, il n’est pas inutile de le souligner, pour se voir
offrir des structures de rémunération (salaire, bonus, options, etc.)
pour le moins avantageuses. Obnubilés par la maximisation à court
et à long terme de l’avoir des actionnaires et soucieux de ne pas
déplaire à ces derniers, ils peuvent être tentés de prendre des risques
disproportionnés mettant en danger la viabilité de l’entreprise qu’ils
gèrent. La faillite récente de la banque d’affaires Lehman Brothers
vient immédiatement à l’esprit. Bien sûr, dans une telle situation, les
actionnaires, qui ont tout de même pris un risque en achetant leurs
actions, peuvent subir des pertes importantes. Mais ce sont d’autres
acteurs, exclus du modèle actionnariocentrique du droit des sociétés,
qui font ultimement les frais de ces effondrements corporatifs, sans
pour autant qu’ils aient préalablement consenti de quelque manière
que ce soit aux risques exagérés pris par les dirigeants. Je pense sur-
tout ici aux employés, qui sont menacés de perdre leur gagne-pain et
qui, trop souvent, le perdent. Or, si l’on revient au cas de Lehman Bro-
thers, alors même que ce risque de perte d’emplois massive se maté-
rialisait, on apprenait que Richard Auld, le président-directeur-
général de la société, avait reçu 484 millions de dollars en rémunéra-
tion depuis 2000, c’est-à-dire pendant la période où étaient prises les
décisions ayant largement contribué à la faillite de la société125. Ce
genre de scénario se réalise malheureusement trop fréquemment.

123. Je me suis longuement exprimé sur cette question dans : Jean-François


GAUDREAULT-DESBIENS, « La légitimation de l’avarice dans la théorisation
nord-américaine du droit des sociétés par actions », dans : Véronique FORTIN,
Myriam JÉZÉQUEL et Nicholas KASIRER (dir.), Les sept péchés capitaux et le
droit privé, Montréal, Éditions Thémis, 2007, p. 209.
124. Voir notamment, en cas de prise de contrôle, le célèbre arrêt Revlon, Inc. v.
MacAndrews & Forbes Holdings, Inc., 506 A. 2d 173 (Del. Supr. 1986).
125. Brian ROSS et Alice GOMSTYN, « Lehman Brothers Boss Defends 484 Million
in Salary, Bonus », ABC News, 8 octobre 2008, en ligne : <http://abcnews.go.com/
Blotter/Story?id=5965360&page=1>. Pour une critique de la philosophie et de la
structure du modèle nord-américain du droit des sociétés par actions, où ce
modèle est dépeint comme empêchant le libre exercice du jugement moral des
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 603

Ce qui frappe dans tout cela est l’absence totale de mesure et


d’équité qui caractérise cette dynamique corporative et qui, selon
moi, est ignorée, voire tolérée par le droit, quand elle n’est pas carré-
ment encouragée par lui comme c’est souvent le cas aux États-Unis.
Si l’on accepte, comme je l’ai suggéré, que l’éthique impose une
réflexion sur le rapport à l’autre, alors le droit des sociétés et, plus lar-
gement, le droit des rapports économiques souffre d’un déficit éthique
abyssal, à tel point qu’on peut le qualifier non seulement d’amoral
mais d’immoral. Sans prétendre, comme le fait David Beatty, que la
proportionnalité définit ultimement le principe de la primauté du
droit126, l’absence totale de proportionnalité entre le risque, variable,
assumé par les différents acteurs impliqués dans le système écono-
mico-financier et le sort, également variable, qu’ils subissent, ren-
force selon moi cette conclusion d’immoralité. À cela s’ajoute ce qui
semble bien être l’incapacité de ce système de prendre suffisamment
de recul par rapport à lui-même pour éviter que ne se produisent des
effondrements à intervalles réguliers. Je fais ici l’hypothèse que cette
incapacité tient dans une large mesure à l’existence d’une culture de
l’avidité que l’actionnariocentrisme juridique ambiant a contribué à
mettre en place ou à soutenir. Et si cet actionnariocentrisme n’a pas
nécessairement la même ampleur dans tous les États, le fait qu’il soit
encodé dans la culture corporative de la plus grande puissance écono-
mique mondiale a vraisemblablement un impact sur la culture corpo-
rative d’autres États, a fortiori lorsque ceux-ci sont des satellites
économiques des États-Unis, comme l’est le Canada. De sorte que
l’effectivité régulatrice de tout régime juridique, nonobstant son
degré d’actionnariocentrisme formel, doit être mesurée (ou anticipée)
en tenant compte des normes informelles que sous-tend une culture
corporative plus souvent qu’autrement actionnariocentrique.

Cela dit, il convient malgré tout de se demander si après les mul-


tiples crises qui ont récemment marqué le capitalisme néo-libéral, le
système économico-financier et le droit qui le soutient auront long-
temps les « moyens », si l’on peut dire, de se cantonner dans pareille
immoralité. En toute hypothèse, il paraît impérieux de sérieusement
remettre en question la conception qui, depuis des décennies, a ins-
piré les orientations fondamentales dans ce champ du droit, et qui
participait à bien des égards d’une démission normative du politique
en faveur de l’économique et, surtout, d’un auto-aveuglement du poli-
tique face au mythe d’un marché à peu près parfaitement autorégula-

dirigeants d’entreprise et comme étant réfractaire à une imputabilité accrue de


ceux-ci, voir : Lawrence E. MITCHELL, Corporate Irresponsibility. America’s
Newest Export, New Haven, Yale University Press, 2001.
126. David M. BEATTY, The Ultimate Rule of Law, Oxford, Oxford University Press,
2004.
604 Les Journées strasbourgeoises

teur. Nous verrons plus loin que cela renvoie à la nécessité de repenser
la manière dont nous concevons certains rapports d’internormativité.

Tout cela incite à soulever cette autre question : la concep-


tion actionnariocentrique de la société par actions est-elle intrinsè-
quement morale, dans la mesure où elle exclut toute prise en con-
sidération sérieuse des intérêts d’acteurs importants, mais fonda-
mentalement considérés comme « autres » ? Ne serait-il pas plus
approprié de considérer toutes les relations contractuelles de la
société, par exemple avec les créanciers et les employés et d’en tirer
des conséquences normatives ? L’exclusion de ces derniers, qui con-
tribuent pourtant considérablement à la création de richesse pour la
société, même si le risque qu’ils acceptent est qualitativement diffé-
rent de celui accepté par les actionnaires, est-elle morale ? La réalité
complexe de la société ne va-t-elle pas au-delà du rapport actionnai-
res-administrateurs ? Ces questions sont importantes car les inter-
ventions de plusieurs de nos conférenciers encodaient, sans vérita-
blement l’interroger, le postulat actionnariocentrique que je viens de
décrire.

Quelle devrait, cela dit, être la position d’un tribunal appelé à


circonscrire l’identité de la société par actions ? Je ferai d’abord quel-
ques observations générales sur le processus interprétatif qui devrait
sous-tendre une réflexion de ce type et sur les considérations institu-
tionnelles qui devraient informer cette réflexion.

Si l’argument est que la société ne constitue qu’une espèce de


réseau de contrats entre des actionnaires et entre ces derniers et les
dirigeants de la société, alors il faudrait, me semble-t-il, disposer
d’une assise textuelle suffisamment non ambigüe pour conclure
ainsi. À défaut d’une telle assise, appartient-il aux tribunaux de
consacrer un déséquilibre en privilégiant systématiquement une
catégorie d’acteurs corporatifs, si importante soit-elle, au détriment
d’autres acteurs, ou ce choix relevant de la politique publique n’ap-
partient-il pas au législateur qui n’a qu’à être plus précis dans ses
indications ? En l’absence d’une telle assise textuelle, les tribunaux
ne devraient-ils pas favoriser une position qui, plutôt que d’institu-
tionnaliser un déséquilibre, chercherait à maintenir un équilibre
relatif entre le statut et les positions respectifs des actionnaires et des
autres acteurs corporatifs ?

Quant à l’argument voulant que ce sont les actionnaires qui cou-


rent le risque primordial sur le plan du financement de la société et
qu’ils méritent dès lors un traitement privilégié dans la conceptuali-
sation juridique de la société, il n’est que partiellement persuasif.
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 605

Oui, le risque qu’ils assument est important mais ce risque, ne


l’oublions pas, est consenti en contrepartie d’une promesse de rende-
ment supérieur. Ce consentement n’est pas moins important, mais
il ne l’est pas plus, que celui donné par d’autres acteurs corporatifs à
des conditions contractuelles X, Y ou Z moins risquées. L’augmenta-
tion exponentielle, prouvée et non consentie du risque causé à un
acteur non actionnaire, pour quelque raison que ce soit, ne mérite pas
a priori d’être jugée moins importante que le risque qu’a accepté
l’actionnaire si, d’aventure, il a obtenu le rendement attendu. Bref, le
tribunal n’a peut-être pas l’obligation de moraliser le droit des socié-
tés par actions, mais il n’a pas non plus l’obligation de le rendre plus
amoral qu’il ne l’est déjà, en adoptant une conception de la société
consacrant un déséquilibre manifeste entre acteurs corporatifs et ne
correspondant pas à un choix clair du législateur. Si un tribunal fait
ce genre de choix, son fardeau de justification devrait être lourd.

Où se situe le droit canadien à cet égard ? Il n’entre bien sûr pas


dans le propos de ce rapport d’en faire une étude exhaustive. Deux
jugements récents de la Cour suprême du Canada précisent toutefois
la position canadienne.

D’une part, la Cour était appelée en 2004 à se pencher sur


l’interprétation du mot « société » en vue de la mise en œuvre du
devoir de loyauté imposé aux administrateurs par l’article 122(1)a)
de la Loi canadienne sur les sociétés par actions127 dans le contexte
particulier d’une société en état d’insolvabilité. Dans l’arrêt Maga-
sins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise128, elle signalait que,
bien que d’un point de vue économique, « l’expression « au mieux des
intérêts de la société » s’entend de la maximisation de la valeur de
l’entreprise », « [p]our ce qui est de l’obligation fiduciaire prévue par
la loi, il est évident qu’il ne faut pas interpréter l’expression « au
mieux des intérêts de la société » comme si elle signifiait simplement
« au mieux des intérêts des actionnaires »129. Elle ajoutait que
« [l]es tribunaux reconnaissent toutefois depuis longtemps que divers
autres facteurs peuvent servir à déterminer les éléments dont les
administrateurs devraient tenir compte dans une gestion judicieuse
au mieux des intérêts de la société » et concluait que :

Nous considérons qu’il est juste d’affirmer en droit que, pour détermi-
ner s’il agit au mieux des intérêts de la société, il peut être légitime pour
le conseil d’administration, vu l’ensemble des circonstances dans un

127. Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C. (1985), ch. C-44.
128. Magasin à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise, [2004] 3 R.C.S. 461.
129. Ibid., par. 42.
606 Les Journées strasbourgeoises

cas donné, de tenir compte notamment des intérêts des actionnaires,


des employés, des fournisseurs, des créanciers, des consommateurs,
des gouvernements et de l’environnement.130

Elle précisait enfin que « [l]es administrateurs et les dirigeants


ont en tout temps leur obligation fiduciaire envers la société. Les inté-
rêts de la société ne doivent pas se confondre avec ceux des actionnai-
res, avec ceux des créanciers ni avec ceux de toute autre partie
intéressée. »131

Dans cet arrêt Peoples, la Cour suprême s’éloignait d’une con-


ception strictement actionnariocentrique de la société. Reste que
son affirmation selon laquelle « il peut être légitime pour le conseil
d’administration, vu l’ensemble des circonstances dans un cas donné,
de tenir compte notamment des intérêts » de différents acteurs
demeurait relativement vague. Quand peut-il être légitime de tenir
compte des intérêts des uns et des autres, ou des uns plutôt que des
autres ? Y a-t-il des circonstances où la faculté que connote l’usage du
mot « peut » se mute en obligation de tenir compte des intérêts de cer-
tains acteurs ?

L’arrêt BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976132, dont les


motifs ont été rendus publics après la tenue des Journées strasbour-
geoises 2008, a permis à la Cour de dissiper certaines équivoques,
mais aussi d’en créer de nouvelles. Elle était saisie dans cette affaire
de la contestation par un groupe de créanciers obligataires d’un plan
d’arrangement prévoyant la vente des actions de BCE à un consor-
tium au moyen d’une acquisition par emprunt. Jugé dans le meilleur
intérêt de la société et de ses actionnaires par le conseil d’admi-
nistration, le plan en question avait été approuvé par près de 98 % des
actionnaires de BCE. En revanche, des créanciers obligataires de
Bell, filiale de BCE, s’opposaient à la transaction au motif qu’elle
accroissait le niveau d’endettement de Bell d’une manière telle qu’elle
leur causait un préjudice en réduisant la valeur de leur créance.
Après avoir été rejeté par la Cour supérieure du Québec, cet argu-
ment fut retenu par la Cour d’appel du Québec qui, dans un jugement
unanime d’une formation de cinq juges, estima notamment qu’il
incombait aux administrateurs de BCE non seulement une obliga-
tion de veiller à ce que les droits contractuels des créanciers soient
respectés, mais aussi que leurs attentes raisonnables quant au sort
qui serait réservé à leurs créances le soient également133.

130. Ibid.
131. Ibid., par. 43.
132. 2008 CSC 69.
133. BCE Inc. (Arrangement relatif à), 2008 QCCA 935.
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 607

La Cour suprême aborde dans l’arrêt BCE un nombre considé-


rable de questions juridiques qui feront sans doute l’objet de multi-
ples commentaires. Je me bornerai ici à faire quatre observations à
propos de cet arrêt.

Premièrement, indépendamment de l’interprétation qu’elle donne


aux principales dispositions législatives pertinentes en l’espèce – en
l’occurrence les articles 192 et 241 de la Loi canadienne sur les socié-
tés par actions –, la Cour suprême renverse le jugement de la Cour
d’appel au motif que l’argument des créanciers selon lequel leurs
attentes raisonnables quant à la protection de leurs intérêts finan-
ciers au-delà même de leurs droits contractuels n’avaient pas été res-
pectées, n’était pas étayé par la preuve, celle exigée en l’espèce étant
bien sûr reliée au cadre juridique que pose la Cour dans son arrêt.

Deuxièmement, la Cour confirme l’orientation générale qu’elle


avait adoptée dans l’arrêt Peoples, lorsqu’elle réitère que les adminis-
trateurs d’une société peuvent être tenus de considérer les effets de
leurs décisions au regard de différents acteurs, encore que ce soit la
société qui demeure créancière de leur obligation fiduciaire :

Le fait que le comportement des administrateurs soit souvent au centre


des actions pour abus peut sembler indiquer que les administrateurs
sont assujettis à une obligation directe envers les partiesintéressées
qui risquent d’être touchées par une décision de la société. En agissant
au mieux des intérêts de la société, les administrateurs peuvent être
obligés de considérer les effets de leurs décisions sur les parties intéres-
sées, comme les détenteurs de débentures en l’espèce. C’est ce qu’on
entend lorsqu’on affirme qu’un administrateur doit agir au mieux
des intérêts de la société en tant qu’entreprise socialement respon-
sable. Toutefois, les administrateurs ont une obligation fiduciaire
envers la société, et uniquement envers la société. Certes, on parle par-
fois de l’obligation des administrateurs envers la société et envers les
parties intéressées. Cela ne porte habituellement pas à conséquence,
puisque les attentes raisonnables d’une partie intéressée quant à un
résultat donné coïncident souvent avec les intérêts de la société. Il peut
néanmoins arriver (comme en l’espèce) que ce ne soit pas le cas. Il
importe de préciser que l’obligation des administrateurs est alors
envers la société et non envers les parties intéressées, et que les parties
intéressées ont pour seule attente raisonnable celle que les administra-
teurs agissent au mieux des intérêts de la société.134

134. BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, supra, note 132, par. 66.
608 Les Journées strasbourgeoises

Cet examen polycentrique des intérêts des uns et des autres,


auquel les administrateurs peuvent, selon les circonstances, être
obligés de procéder, emporte qu’il n’existe aucune règle de conflit
d’application immédiate et d’effet absolu permettant de départager
les intérêts en cause. Sur cette question, il convient de citer la Cour à
peu près in extenso :

Les administrateurs peuvent se retrouver dans une situation où il leur


est impossible de satisfaire toutes les parties intéressées. [...]

Aucun principe n’établit que les intérêts d’un groupe – ceux des
actionnaires, par exemple – doivent prévaloir sur ceux d’un autre
groupe. Tout dépend des particularités de la situation dans laquelle se
trouvent les administrateurs et de la question de savoir si, dans les cir-
constances, ils ont agi de façon responsable dans leur appréciation com-
merciale.

En l’espèce, les appelantes ont fait valoir que le courant jurisprudentiel


émanant du Delaware et représenté par l’arrêt Revlon appuie le prin-
cipe voulant qu’un conflit entre les intérêts des action- naires et ceux
des créanciers doive être résolu en faveur des action- naires.

Le courant jurisprudentiel dit Revlon regroupe une série de déci-


sions rendues au Delaware dans le contexte d’offres publiques d’achat
(« OPA ») [...]. Dans ces deux décisions, il s’agissait de déterminer com-
ment les administrateurs devaient réagir à une OPA hostile. L’arrêt
Revlon donne à croire que, dans ce contexte, les intérêts des actionnai-
res doivent l’emporter sur ceux des autres parties intéressées, comme
les créanciers. [...]

Ce qui est clair, c’est que le courant jurisprudentiel dit Revlon n’a pas
remplacé la règle fondamentale selon laquelle l’obligation des adminis-
trateurs ne peut se réduire à l’application de règles de priorité particu-
lières, mais relève plutôt de l’appréciation commerciale de ce qui sert le
mieux les intérêts de la société, dans la situation où elle se trouve. [...]

Par ailleurs, l’arrêt Magasins à rayons Peoples n’établit pas non plus de
règle fixe qui ferait prévaloir les droits des créanciers.135

Bref, la concordance momentanée, mais néanmoins récurrente,


des intérêts d’un groupe d’acteurs – actionnaires ou autres – ne
saurait déterminer de manière définitive l’interprétation que les
administrateurs donneront à leurs obligations envers la société. La

135. Ibid., par. 83-88.


Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 609

casuistique managériale est donc de mise. À cet égard, l’arrêt BCE


accorde aux administrateurs une latitude considérable s’agissant
d’évaluer où se situent les meilleurs intérêts de la société en fonction
des circonstances particulières dans lesquelles ils prennent leurs
décisions. Cette latitude, pour demeurer telle, empêche logiquement
de leur imposer une obligation de tenir systématiquement compte
des effets de ces décisions sur tous les acteurs potentiellement inté-
ressés par elles. Comme le dit encore la Cour,

Selon l’arrêt Magasins à rayons Peoples de notre Cour, bien que les
administrateurs doivent agir au mieux des intérêts de la société, il peut
également être opportun, sans être obligatoire, qu’ils tiennent compte
de l’effet des décisions concernant la société sur l’actionnariat ou sur un
groupe particuliers de parties intéressées.

En déterminant ce qui sert au mieux les intérêts de la société, les admi-


nistrateurs peuvent examiner notamment les intérêts des action-
naires, des employés, des créanciers, des consommateurs, des gou-
vernements et de l’environnement. Les tribunaux doivent faire preuve
de la retenue voulue à l’égard de l’appréciation commerciale des admi-
nistrateurs qui tiennent compte de ces intérêts connexes, comme le
veut la « règle de l’appréciation commerciale ». Cette règle appelle
les tribunaux à respecter une décision commerciale, pourvu qu’elle
s’inscrive dans un éventail de solutions raisonnables possibles : [...]
Elle rend compte du fait que les administrateurs qui, aux termes du
par. 102(1) de la LCSA, ont pour fonction de gérer les activités commer-
ciales et les affaires internes de la société, sont souvent plus à même de
déterminer ce qui sert au mieux ses intérêts. Cela vaut tant pour
les décisions touchant les intérêts des parties intéressées que pour
d’autres décisions relevant des administrateurs.136

Autrement dit, si les administrateurs ont la faculté de tenir


compte des intérêts d’acteurs autres que les actionnaires, ils n’en ont
pas toujours l’obligation. En ce sens, la Cour rejette l’actionnario-
centrisme radical au profit d’un « polycentrisme » pragmatique. Cette
conception à première vue équilibrée de la société me paraît louable,
compte tenu des propos que j’ai tenus précédemment. Ce n’est cepen-
dant pas un hasard si je parle d’une conception « à première vue équi-
librée », puisque l’équilibre du droit formel ne se reflète pas toujours
dans la vie réelle. Voilà selon moi pourquoi l’arrêt BCE est peut-être

136. Ibid., par. 39-40.


610 Les Journées strasbourgeoises

porteur d’un mirage, contre lequel il convient de prémunir. Il s’agit là


de ma troisième observation.

Ce mirage, c’est celui qui inciterait à penser que parce que la


Cour suprême a interprété le droit formel d’une manière qui semble
donner ouverture à la prise en compte des intérêts de plusieurs caté-
gories d’acteurs en fonction des contextes dans lesquels les adminis-
trateurs prennent leurs décisions, ces derniers vont effectivement
agir en ce sens. À mon avis, rien n’est moins sûr, compte tenu de la
politique de déférence que prône la Cour suprême, avec de bonnes rai-
sons du reste, envers les décisions raisonnables prises de bonne foi
par le conseil d’administration. C’est ce que veut, pour l’essentiel, la
règle de l’appréciation commerciale à laquelle la Cour se réfère dans
le dernier extrait cité. Plus particulièrement, c’est lorsque deux
conditions sont réunies que cette règle produira des effets. Les profes-
seurs Crête et Rousseau les résument ainsi : « La première concerne
la qualité du processus décisionnel et exige que les administrateurs
aient agi avec prudence et diligence en s’appuyant sur les renseigne-
ments raisonnables disponibles. La seconde condition implique un
examen de la substance de la décision prise : « Les décisions prises
doivent constituer des décisions d’affaires raisonnables compte tenu
de ce qu’ils savaient ou auraient dû savoir. » »137

Examinée sous la loupe de la règle de l’appréciation commer-


ciale ainsi définie, la manière dont les administrateurs exerceront
leurs obligations envers la société, dont les intérêts peuvent coincider
avec ceux de certaines parties prenantes, ne sera donc que très rare-
ment mise en question par les tribunaux. De surcroît, la dimension
objective, quoique contextuée, du test posé par la Cour en cette
matière rend nécessaire une comparaison, fut-elle implicite, avec ce
que des administrateurs raisonnables auraient fait dans des circons-
tances semblables. Ce faisant, on ne renvoie pas qu’à un comparatif
abstrait mais aussi, et inévitablement me semble-t-il, à ce qui est
considéré comme raisonnable dans le milieu des affaires. Or, l’éva-
luation du caractère raisonnable d’une décision d’affaires risque fort
d’être conditionnée non seulement par une conception particulière du
rôle de l’administrateur mais également par une conception particu-
lière de la nature de la société138. Et celle qui est la plus largement

137. Raymonde CRÊTE et Stéphane ROUSSEAU, Droit des sociétés par actions,
Montréal, Éditions Thémis, 2008, p. 393, citant l’arrêt Magasin à rayons Peoples
inc. (Syndic de) c. Wise, supra, note 128, par. 67.
138. Pour une intéressante étude des différentes conceptions de la société, voir : Mar-
cel LIZÉE, « Le principe du meilleur intérêt de la société commerciale en droit
anglais et comparé », (1989) 34 McGill Law Journal 653.
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 611

répandue dans le milieu des affaires est sans nul doute la conception
actionnariocentrique que j’ai évoquée plus tôt. De sorte que même si
le droit formel se montre désormais ouvert à une conception polycen-
trique de la société, les normes informelles en vigueur dans le milieu
des affaires pourraient malgré tout faire perdurer l’influence d’une
conception purement actionnariocentrique de celle-ci. D’autant, faut-
il ajouter, que cette conception polycentrique qu’adopte la Cour ne
saurait être formellement assimilée à une véritable définition de la
société.

Ma quatrième observation se rapporte à une expression qu’em-


ploie la Cour suprême dans l’arrêt BCE et qui est susceptible de faire
couler beaucoup d’encre. La Cour y affirme en effet qu’« [e]n agissant
au mieux des intérêts de la société, les administrateurs peuvent être
obligés de considérer les effets de leurs décisions sur les parties inté-
ressées, comme les détenteurs de débentures en l’espèce. C’est ce
qu’on entend lorsqu’on affirme qu’un administrateur doit agir au
mieux des intérêts de la société en tant qu’entreprise socialement res-
ponsable »139. Je me bornerai à noter que cette référence « aux inté-
rêts de la société en tant qu’entreprise socialement responsable »
paraît un tantinet inusitée dans le champ du droit corporatif, et cer-
tainement équivoque compte tenu de la politique de non-ingérence
dans les décisions d’affaires que promeut la Cour par le truchement
de son adhésion à la règle de l’appréciation commerciale. Au final, on
constate que si l’arrêt BCE consolide certaines orientations jurispru-
dentielles antérieures en en éclaircissant quelque peu les modalités
d’application, de nombreuses zones d’ombre demeurent. Nous n’en
sommes donc pas à la fin de l’histoire du droit corporatif canadien...

2. Le marché des idées

Laissons maintenant de côté le marché économico-financier


et abordons la question du « marché libre des idées ». Il s’agit là d’une
métaphore proposée par Oliver Wendell Holmes dans sa célèbre dis-
sidence dans l’affaire Abrams v. United States140 et qui s’inspire de
celle du choc des idées141, dont on trouve le ferment dans les écrits de

139. BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, supra, note 132, par. 66 (mes itali-
ques).
140. Abrams v. United States, 40 S. Ct. 17 (1919).
141. C’est à dessein que je dis que cette métaphore « s’inspire » de celle du choc des
idées. En effet, contrairement à l’idée répandue, ni Milton ni Mill n’ont parlé de
« marché ». Comme l’a perspicacement remarqué un auteur, « [w]hile both Mil-
ton and Mill had Truth and Falsehood competing, more accurately battling, it
was not in the marketplace. » Voir : Haig BOSMAJIAN, Metaphor and Reason in
Judicial Opinions, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1992, p. 54.
612 Les Journées strasbourgeoises

John Milton142 et de John Stuart Mill143. L’idée qui la sous-tend est


que la libre circulation de l’information permet la confrontation des
idées sur un « marché » qui exerce une double fonction de régulation
et de tri, et dont l’action va généralement favoriser l’émergence de la
« vérité » ou, si l’on préfère, de la « meilleure » idée disponible. La cir-
culation sans entrave de toutes les idées aurait au surplus comme
effet incident d’améliorer la qualité de la vie démocratique, en garan-
tissant la présence de citoyens adéquatement informés et, dès lors,
aptes à exercer des choix rationnels. Le problème de la métaphore du
marché des idées est que, un peu comme pour le marché économico-
financier, on tend à tenir pour acquis que tous ont également accès au
marché, ce qui n’est évidemment pas le cas144. Comme le signalait
avec justesse Emmanuel Derieux, il peut exister un déséquilibre
entre les moyens d’expression des uns et des autres145. Le fait est que
les propriétaires des grands empires de presse ont plus facilement
accès que la plupart des gens non seulement à des canaux de diffusion
comme tels, mais aussi à des canaux de diffusion donnant accès à de
larges auditoires. Bref, autant la capacité d’accès aux moyens d’ex-
pression que la nature et la portée des moyens d’expression en cause
sont susceptibles d’agir en amont comme filtres de l’expression et
obstacles à un exercice efficient de la liberté d’expression.

142. John MILTON, Aeropagitica. Pour la liberté d’imprimer sans autorisation ni


censure, Paris, Aubier, 1956.
143. Stuart Mill parlait ainsi du « choc des idées » : « Premièrement, si une opinion
quelconque est réduite au silence, cette opinion peut, pour autant que nous
sachions, être vraie. Le nier revient à nous prétendre infaillibles. Deuxième-
ment, même si l’opinion réduite au silence est une erreur, elle peut, comme cela
arrive très souvent, contenir une part de vérité ; et puisque l’opinion générale ou
dominante sur n’importe quel sujet n’est que rarement ou jamais toute la vérité,
c’est seulement par le choc des opinions adverses que le reste de la vérité a une
chance d’être découvert. Troisièmement, même si l’opinion reçue est non seule-
ment vraie, mais encore la vérité entière, toutefois, si on ne supporte pas qu’elle
soit contestée, et si elle n’est pas réellement contestée avec vigueur et sérieux,
elle ne sera acceptée par la plupart que comme un préjugé, sans grande compré-
hension ni grand sens de ses principes rationnels. Et cela n’est pas tout, car, qua-
trièmement, le sens de la doctrine elle-même courra le danger d’être perdu ou
affaibli, privé de ses conséquences vitales sur le caractère et la conduite : le
dogme deviendra une simple profession formelle, inefficace pour le bien, mais
occupant en vain le terrain et empêchant la croissance de toute conviction réelle
et sincère à partir de la raison ou de l’expérience personnelle. » Voir : J. STUART
MILL, op. cit., note 27, p. 80-81.
144. Sur le marché des idées, voir notamment : Stanley INGBER, « The Market-
place of Ideas : A Legitimizing Myth », (1984) Duke Law Journal 1 ; Tona
TROLLINGER, « Reconceptualizing the Free Speech Clause : From A Refusal of
Dualism to the Reason of Holism », (1994) 3 George Mason Independent Law
Review 137.
145. Voir : E. DERIEUX, loc. cit., note 63.
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 613

Je note d’ailleurs à cet égard que les minorités ont souvent


moins aisément accès aux canaux d’expression que les groupes majo-
ritaires. En disant cela, je n’excuse évidemment pas les quelques
débordements attribuables à la rage de certains Musulmans euro-
péens à la suite de la publication des caricatures de Mahomet, mais il
faut tout de même reconnaître que ceux-ci, de même que leurs opi-
nions, ne sont guère représentés dans les médias « mainstream » de
l’Europe. D’où cette question : le droit devrait-il éthiquement cher-
cher à inciter le marché des idées à s’ouvrir à une plus large gamme de
perspectives, bref à aller chercher l’autre là où il se trouve ?

3. Le marché des religions

Un mot, enfin, sur le marché des religions. Pierre Bosset se


demandait dans sa communication si l’on devait et si l’on pouvait cir-
conscrire davantage le religieux, ce que le droit international a
renoncé à faire, suggérant d’une certaine façon qu’il faudrait y penser
à deux fois avant de remettre en question le test de sincérité subjec-
tive adopté au Canada car ce test permet de protéger la dissidence
religieuse146. Peut-être. En revanche, on peut se demander si le para-
digme romantique de la dissidence n’est pas rendu au terme de sa vie
utile. Il a émergé à l’époque de la Réforme et de la Contre-Réforme et
ne permet plus vraiment de rendre compte des modalités d’exercice
des choix religieux dans les sociétés hypermodernes. Il fournit en
outre un alibi à quiconque est en mesure de revendiquer le statut de
dissident religieux et à l’outiller pour qu’il puisse réclamer cet autre
statut convoité, en l’occurrence celui de victime. En ce sens, ne vau-
drait-il pas mieux, du moins dans ces sociétés, envisager les choix
religieux comme s’exerçant dans le cadre d’un marché des religions
où l’offre de religion est multiple, où les pratiques de ceux participant
à cette offre peuvent être autant frauduleuses que légitimes, où leurs
motivations n’ont pas nécessairement toutes la même teneur en reli-
giosité (le politique pouvant parfois prendre le dessus) et, enfin, où le
statut de ceux qui demandent ou consomment des produits religieux
varie considérablement, certains étant très vulnérables aux repré-
sentations dolosives ou exagérées, d’autres moins147. Si l’on admet un
instant cette hypothèse d’un marché des religions, il est loisible de se
demander si le rôle du droit eu égard à ce marché n’est pas de tenter
d’y assurer le respect d’une éthique comportementale, ce qui incite-
rait les tribunaux à se montrer non seulement moins timides s’agis-

146. P. BOSSET, loc. cit., note 35, p. 13.


147. Sur le marché des religions, voir : Pierre LEGENDRE, « Façonner, qu’est-ce à
dire ? », dans : Laurent MAYALI (dir.), Le façonnage juridique du marché des
religions aux États-Unis, Paris, Mille et Une Nuits, 2002, p. 17, p. 18.
614 Les Journées strasbourgeoises

sant d’interroger la sincérité des croyants, mais peut-être aussi plus


exigeants en demandant à ces derniers de situer leurs croyances à
l’intérieur d’un intervalle de raisonnabilité élaboré en fonction du
contexte de chaque foi (tout en leur reconnaissant évidemment une
marge d’auto-détermination religieuse). Cela renvoie somme toute à
l’idée d’« éthique de la croyance » que j’ai évoquée précédemment.

IV- DE QUELQUES ÉCUEILS DANS LA


REPRÉSENTATION ET LES USAGES DU DROIT

1. Représentations du droit

Plusieurs conférenciers ont à un moment ou à un autre signalé


les représentations réductrices du « droit » qui ont cours en société et
qui font l’impasse sur la complexité de ce que l’on pourrait appeler le
« phénomène juridique ». Ainsi, on ne manque pas de s’étonner du
réductionnisme caractérisant la représentation des finalités et des
mécanismes de production du droit prétorien et de l’action des juris-
tes y participant. On pense par exemple à la représentation « pugilis-
tique » qu’en donne le rapport Bouchard-Taylor, qui est justement
dénoncée par Stéphane Bernatchez148. Il y a en effet un problème à
essentialiser ce droit à sa dimension litigieuse, qui ne correspond
plus entièrement à la réalité. La médiation judiciaire, faut-il le souli-
gner, c’est aussi du droit. Dans une perspective plus large, le recours
aux tribunaux peut également être interprété, pour reprendre les
mots de Pierre Bosset lors d’une intervention à Strasbourg, comme
un acte de citoyenneté dans le cadre d’une délibération encadrée.
Il reste toutefois que le mythe du caractère anti-démocratique de la
production prétorienne du droit alimente depuis toujours les débats
sur le rôle du pouvoir judiciaire. Empruntant à Pierre Rosanvallon, je
me demande plutôt s’il ne faut pas voir une forme de « contre-démo-
cratie »149 – le « contre » n’étant pas péjoratif ici – dans l’empowerment
citoyen que, dans une certaine mesure, le recours au tribunal offre
aux justiciables, notamment ceux qui revendiquent des droits. En
même temps – et il est crucial de le noter –, cet empowerment est por-
teur de multiples tentatives d’instrumentalisation du droit au profit
d’intérêts particuliers et, partant, de dénaturations possibles des
finalités de ce droit.

S’agissant de telles dénaturations, plusieurs conférenciers ont


observé à quel point l’écart semble se creuser entre les perceptions

148. Voir généralement : S. BERNATCHEZ, loc. cit., note 21.


149. Pierre ROSANVALLON, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la
défiance, Paris, Seuil, 2006.
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 615

populaires et souvent médiatiques des concepts juridiques et le sens


donné à ces concepts par les professionnels du droit. C’est ce que
Rachida Azdouz montrait à l’égard de la doctrine des accommode-
ments raisonnables150. Mais il faut bien être conscient que ces déna-
turations ne sont pas toujours fortuites et que, délibérées, elles visent
parfois des objectifs de type politique. On ignore la réalité du droit
lorsqu’elle ne convient pas et on s’en fabrique une autre qui n’a
pas d’assise en droit formel mais qui permet d’instrumentaliser un
concept en vue de faire progresser une cause dans un forum autre que
juridique. Les abus du concept de laïcité en France, mais aussi au
Québec, en donnent une illustration probante. Les juristes, et plus
particulièrement les avocats, assument à cet égard une double obli-
gation : d’abord celle de résister à la tentation d’instrumentaliser
abusivement le droit, même si un client le souhaite ; ensuite de
refuser de se faire eux-mêmes instrumentaliser dans le cadre des
mandats qu’on leur confie, ce qui renvoie au type d’interrogation
déontologique que propose le juge Cournoyer dans sa communica-
tion151.

Ils ont également la responsabilité de dissiper les mythes véhi-


culés à propos du droit positif et de rappeler que celui-ci exerce une
fonction sociale cruciale, ce qui n’exclut nullement de prôner une plus
grande ouverture de sa part à d’autres ordres juridiques ou dimen-
sions de la vie sociale lorsque cela est approprié. Bref, il y a nécessité
de combler l’écart entre le droit tel qu’il se donne à voir et les percep-
tions qu’en ont les justiciables, ce qui aiguille en bout de ligne la
réflexion vers les processus de légitimation du droit mais surtout,
pour les fins qui nous intéressent, vers le rôle pédagogique qui
incombe aux juristes, juges en tête.

2. Rapport au droit et fétichisme juridique

L’analyse des représentations et des usages du droit fait égale-


ment voir à quel point le rapport de nombreux justiciables au droit est
paradoxal. On conspue le droit et les juristes mais, en même temps,
on veut du droit, et plus particulièrement du droit légiféré. Ce désir
de droit formel est par exemple perceptible dans les débats relatifs à
la saisie des revendications religieuses, où l’on observe une croyance,
à mon avis un peu naïve, en la capacité du droit officiel de régler tous
les problèmes sociaux. Il y a un problème, légiférons et il sera réglé.
Comme le disait Jean Carbonnier dans un passage devenu célèbre :
« À peine apercevons-nous le mal que nous exigeons le remède ; et la

150. Voir : R. AZDOUZ, loc. cit., note 40.


151. Voir : G. COURNOYER, loc. cit., note 120.
616 Les Journées strasbourgeoises

loi est, en apparence, le remède instantané. Qu’un scandale éclate,


qu’un accident survienne, qu’un inconvénient se découvre : la faute
en est aux lacunes de la législation. Il n’y a qu’à faire une loi de plus.
Et on la fait. Il faudrait beaucoup de courage à un gouvernement pour
refuser cette satisfaction de papier à son opinion publique »152. Cer-
taines exhortations, pour ne pas parler d’incantations, faites au
gouvernement québécois lors du débat sur les accommodements rai-
sonnables et visant à ce que soit mis en place un cadre législatif don-
nant des outils pour régler toutes les demandes d’accommodement,
quel que soit le secteur de la vie sociale en cause, participaient de ce
phénomène.

Le droit formel devient dans cette optique un bien paradoxal


« objet de désir » chez les profanes. Cela attire l’attention vers les phé-
nomènes de fétichisme juridique, notion désignant la tendance à pro-
jeter ses fantasmes sur le droit et à voir dans la consécration d’une
idée en droit formel un aboutissement nécessaire153. Autrement
dit, le droit en vient à définir la réalité, parfois en dépit de la réa-
lité matérielle elle-même. Pareil fétichisme me semble notamment
observable dans la résurgence du discours des valeurs fondamentales
d’un État comme garde-fous présomptifs contre les dérives identitai-
res. Or, tel que je l’ai évoqué précédemment, c’est précisément la min-
ceur relative de ces valeurs qui les rend consensuelles. Nous sommes
à peu près tous d’accord avec elles parce qu’elles sont posées en droit
sous la forme de principes relativement indéterminés. Les consé-
quences normatives que l’on pourra en tirer seront cependant fonc-
tion de leur individuation dans des contextes factuels particuliers et
le poids de chaque valeur érigée en principe juridique variera selon
les contextes. Bref, l’indétermination sémantique du principe fait en
sorte que l’on ne peut prévoir de façon certaine comment il s’appli-
quera, et ce, non seulement lorsque mis en rapport avec un autre
principe de même rang juridique, mais également lorsque considéré
en lui-même. Ainsi, lors du récent débat québécois sur les accommo-
dements raisonnables, certains ont évoqué l’idée que la consécration
dans la Charte des droits et libertés de la personne d’une disposition,
distincte de la disposition générale anti-discrimination, posant expli-
citement l’égalité des hommes et des femmes pourrait permettre de
justifier l’interdiction du hijab malgré un argument au contraire
fondé sur la liberté de religion154. Le problème de cette position est

152. Jean CARBONNIER, Essais sur les lois, Paris, Défrénois, 1979, p. 276.
153. Sur le fétichisme juridique, voir notamment : Isaac D. BALBUS, « Commodity
Form and Legal Form : An Essay on the “Relative Autonomy of the Law” »,
(1977) 11 Law & Society Review 571, 582.
154. Une telle disposition a en effet été adoptée. Il s’agit, en l’occurrence, de l’article
50.1 de la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12, qui se lit
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 617

qu’elle méconnaît que le sens à donner à l’égalité hommes-femmes


n’est pas complètement déterminé et que, partant, une femme por-
tant un hijab pourrait très bien invoquer des arguments égalitaristes
pour étayer un argument affirmant sa liberté de le porter. Or, même
si je souscris à l’adoption d’une telle disposition – on ne saurait
exclure que dans certaines circonstances, elle puisse s’avérer déter-
minante pour l’issue d’un litige – j’estime qu’il faut se garder de
l’investir d’une trop lourde mission normative, d’autant qu’il ne s’agit
ici que d’un principe d’interprétation. À défaut de prendre conscience
de ce genre de limite du droit formel, la velléité de codifier ou de hié-
rarchiser des valeurs-principes dont le sens est relativement indéter-
miné révèle des attentes déraisonnables face au droit et trahit en ce
sens une certaine forme de fétichisme juridique.

3. Droit et gouvernance

À l’heure actuelle, le juriste est fort dépourvu au regard des phéno-


mènes d’internormativité. Son discours se limite aux mécanismes
d’absorption des normes alternatives : le droit phagocyte les normes
qui lui sont extérieures et leur accorde, ce faisant, un statut au regard
de la dogmatique juridique.155

Dans sa contribution au présent ouvrage, le professeur Bernat-


chez aborde de front la question complexe de la gouvernance par le
droit. Sans s’y référer directement, plusieurs autres conférenciers se
sont également penchés sur elle. En fait, une préoccupation cons-
tante, mais souvent exprimée en filigrane, ressort des débats tenus
lors de Strasbourg 2008 eu égard à la gouvernance par le droit ; elle
tient dans l’aménagement des rapports entre ordres juridiques posi-
tifs et autres types d’ordres juridiques.

Dans la conception positiviste majoritaire, ne constitue une


norme « juridique » que celle qui émane de l’État. En revanche, sous
l’angle du pluralisme juridique, des systèmes normatifs n’ayant
aucun lien substantiel avec l’État peuvent eux aussi être qualifiés de
juridiques. Ainsi, pour le sociologue Guy Rocher, c’est l’intégration
d’une norme à un ordre juridique qui constitue le gage de sa juridicité.
Rocher estime que pour qu’existe un ordre juridique, les critères sui-
vants doivent être remplis : 1) il faut qu’il y ait un ensemble de nor-

ainsi : « Les droits et libertés énoncés dans la présente Charte sont garantis éga-
lement aux femmes et aux hommes. »
155. Karim BENYEKHLEF, Une possible histoire de la norme. Les normativités
émergentes à l’heure de la mondialisation, Montréal, Éditions Thémis, 2008,
p. 838.
618 Les Journées strasbourgeoises

mes acceptées comme théoriquement contraignantes par les mem-


bres d’une unité sociale ; 2) il doit y avoir des agents reconnus dans
cette unité comme étant spécialisés pour l’élaboration, l’interpréta-
tion et la mise en œuvre des normes, ces trois fonctions devant abso-
lument être exercées pour qu’existe un ordre juridique ; 3) la légimité
de l’action de ces agents doit être reconnue au sein de l’unité sociale,
en raison de l’autorité que les membres de cette unité leur reconnais-
sent pour la création et la mise en œuvre de normes ; 4) les normes
doivent être stables156. Dans cette optique, des corpus juris d’inspira-
tion religieuse, comme le droit canonique, le droit islamique ou le
droit hébraïque, seraient « juridiques » au même titre que le droit
positif de l’État.

Or, malgré que l’État soit moins enclin que jadis à vouloir tout
régler et que plusieurs catégories d’acteurs socioéconomiques dispo-
sent d’un espace accru d’auto-régulation, on aborde encore assez peu
dans les colloques regroupant des professionnels du droit étatique la
question des modalités d’arrimage de ce droit avec d’autres droits,
non étatiques ceux-là – ce que l’on appelle des relations d’internor-
mativité. Pourtant, les opérateurs du droit étatique, comme par
exemple les juges, sont de plus en plus confrontés à ce genre de ques-
tion. Des arrêts comme, au Canada, Bruker c. Markovitz157, où droit
positif et droit religieux s’entremêlent dans le contexte d’un litige
familial, ou comme, au Royaume-Uni, Shamil Bank of Bahrain EC v.
Beximco Pharmaceuticals Limited158, où les principes de finance-
ment islamique interpellent l’interprétation d’un contrat internatio-
nal, en fournissent des illustrations éclatantes.

J’ai évoqué précédemment certains des problèmes que semble


avoir provoqués le choix politique, transposé en droit, de laisser les
acteurs économico-financiers s’auto-réguler dans le cadre de régimes
juridiques beaucoup plus facilitateurs que prescriptifs. Ces acteurs
normatifs se retrouvent fréquemment dans un rapport de force avan-
tageux vis-à-vis de l’État, et ce, souvent en raison de politiques écono-
miques et juridiques volontairement adoptées par ce dernier. Ils sont
ainsi parfois en mesure de le contraindre à édicter des normes qui
satisfont leurs intérêts particuliers plutôt que ceux de la collectivité
étatique. En outre, dans les interstices de l’ordre juridique issu de

156. Guy ROCHER, « Pour une sociologie des ordres juridiques », (1988) 29 C. de D.
91, 104.
157. Bruker c. Markovitz, supra, note 68.
158. Shamil Bank of Bahrain EC v. Beximco Pharmaceuticals Limited, [2004] EWCA
Civ. 19. Je remercie mon collègue Jeffrey Talpis d’avoir attiré mon attention sur
ce jugement.
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 619

cette interaction entre eux et l’État, ces acteurs économico-financiers


en viennent à exercer un pouvoir sur d’autres acteurs socioécono-
miques (par exemple, leurs employés, leurs créanciers et leurs co-
contractants) qui peuvent globalement être décrits comme des four-
nisseurs de ressources. Ils sont donc en position de dicter des normes,
par le truchement de règlements internes, de directives ou de stipula-
tions contractuelles, qui lient ces fournisseurs, et qui, ensemble,
mènent à la constitution d’un ordre juridique privé caractérisé par
une autonomie relative159.

Ce qui frappe dans cette dynamique relationnelle, c’est le retrait


normatif de l’État, sauf pour mettre en place des régimes visant à
faciliter l’action autonome des acteurs économico-financiers et à cor-
riger certaines inefficacités du marché. Ce faisant, le droit de l’État
cesse à toutes fins pratiques de dialoguer sur une base constante et
proactive avec le droit auto-produit par les acteurs économico-finan-
ciers, du moins en ce qui a trait aux questions de fond160. Je fais ici
l’hypothèse que la réflexion sur l’aménagement des rapports entre
droits étatiques et non étatiques passe entre autres par un approfon-
dissement de cette notion de dialogue internormatif fondamental,
continu et proactif.

Cette hypothèse revêt un intérêt particulier au regard de l’étude


des rapports entre normes étatiques et normes religieuses. Faut-il
envisager à cet égard un dialogue internormatif plus approfondi, que
ce soit par l’abandon des réticences judiciaires à considérer, voire à
appliquer, des normes religieuses ou, à une autre échelle, par la
reconnaissance formelle d’effets de droit positif aux décisions prises
par des institutions appliquant le droit religieux ? Au-delà de la

159. Voir généralement : Jean-Philippe ROBÉ, L’entreprise en droit, Paris, L.G.D.J.,


1995. Sur la question de la normativité élaborée par les entreprises en con-
texte trans-national et son lien avec le pluralisme juridique, voir : Gunther
TEUBNER (dir.), Global Law Without the State, Aldershot, U.K., Darthmouth
Publishing Company, 1997. Sur les significations à donner au concept de « sécu-
rité juridique » en contexte de mondialisation économique et sur la dimen-
sion psychologique des perceptions relatives à la « sécurité » ou l’« insécurité »
d’une situation, voir : Volkmar GESSNER, « Globalization and Legal Cer-
tainty », dans : Volkmar GESSNER et Ali CEM BUDAK (eds.), Emerging Legal
Certainty. Empirical Studies on the Globalization of Law, Darthmouth, U.K.,
Ashgate, 1998, p. 427.
160. Les discussions perpétuelles de certains de ces acteurs, par exemple les sociétés
émettrices sur les marchés publics, avec des autorités étatiques, par exemple les
autorités réglementaires dans le champ des valeurs mobilières, afin d’obtenir
des autorisations pour faire telle ou telle chose ont certes des conséquences
importantes pour les acteurs en cause, mais elles n’ont pas trait à des questions
de fond, c’est-à-dire des questions qui concernent les orientations fondamenta-
les des régimes juridiques en place, et le partage des pouvoirs entre ces acteurs.
620 Les Journées strasbourgeoises

grande peur qu’a suscitée le projet bâclé de création de tribunaux


islamiques en Ontario, on peut se demander si, dans un autre
contexte, de telles institutions, étroitement encadrées et réglemen-
tées, ne pourraient pas contribuer à mieux protéger les minorités au
sein des minorités et à promouvoir l’intégration en droit religieux de
valeurs fondamentales reconnues en droit positif161. Autrement dit,
cette hypothèse voudrait que des institutions de ce genre puissent
favoriser une acculturation bien tempérée du droit religieux à la
modernité juridique, réalisant par le fait même, dans le cas de
l’Islam, ce que, selon ce qu’en disait Sami Aoun à Strasbourg, les inté-
gristes redoutent le plus, en l’occurrence le succès en Occident d’un
contre-modèle islamique libéral. Sur le fond, cela pourrait vouloir
dire adopter le projet de substituer à la logique multiculturaliste
ambiante une logique de trans-culturalisme peut-être plus suscep-
tible d’inciter les justiciables à reconnaître leur propre complexité
identitaire et ainsi à concevoir leur identité primordiale, religieuse
ou autre, comme un tremplin vers l’autre plus que comme un bouclier
contre celui-ci162. Ces remarques, je le précise, valent autant pour les
majorités historiques que pour les minorités, récentes ou non. Peut-
être ce changement de logique représente-t-il par ailleurs une condi-
tion essentielle dans l’optique de finalement prendre au sérieux, du
point de vue du droit positif, le fait du pluralisme juridique ? Voilà
autant de questions épineuses auxquelles de futures Journées stras-
bourgeoises pourraient sans doute s’attarder !

CONCLUSION

C’est une méthode condamnée, fruit de routine et d’inculture, de vou-


loir comprendre le droit sans porter ses regards au delà des textes juri-
diques écrits ; sans recourir aux philosophes, aux sociologues, aux
historiens ; sans prendre en considération la réalité sociale, la justice,
l’utilité. Est-ce là réintroduire le vague et l’incertitude dans les études
juridiques ? On n’y peut rien : que ceux-là qui n’en veulent pas s’en ail-
lent faire des mathématiques.163

La réflexion éthique ou morale aide les juristes à développer ce


que l’on peut appeler leur « intelligence culturelle », c’est-à-dire la
faculté qu’ont des individus confrontés à des modes de pensée et de

161. Cette idée renvoie à ce que Ayelet Shachar appelle la « co-gouvernance » (joint
governance). Voir : Ayelet SHACHAR, Multicultural Jurisdictions. Cultural
Differences and Women’s Rights, Cambridge, Cambridge University Press,
2001.
162. Voir là-dessus : Gilles PAQUET, Deep Cultural Diversity. A Governance Chal-
lenge, Ottawa, University of Ottawa Press, 2008.
163. Michel VILLEY, op. cit., note 12, p. 293.
Splendeurs et misères de la gouvernance par le droit... 621

fonctionnement qui leur sont inconnus ou qu’ils n’ont pas eux-mêmes


expérimentés, de s’adapter à ces derniers et d’ajuster leurs comporte-
ments en conséquence164. Or, cette capacité d’adaptation ne va pas de
soi, pas plus, du reste, que le développement de comportements adap-
tés à la myriade de situations qui peuvent survenir dans le cours de la
vie personnelle ou professionnelle. Un professionnel du droit ne peut
développer cette capacité que s’il admet au préalable qu’il existe des
situations qui n’appellent aucune solution absolument évidente et
qui, si l’on se montre réaliste, ne peuvent être résolues en se fiant aux
repères habituels. Au contraire, les solutions convenant à de telles
situations devront, pour fonctionner, être conçues en réponse au
contexte particulier de ces situations. Elles auront un caractère ponc-
tuel, voire éphémère, et seront en ce sens difficilement transférables,
du moins si l’on ne s’intéresse qu’aux résultats immédiats auxquels
elles ont pu mener. Par contre, la démarche intellectuelle ayant per-
mis leur identification sera, quant à elle, possiblement transférable à
d’autres situations aussi complexes. Le philosophe et pédagogue
Donald Schön donne l’exemple, fort parlant, de l’improvisation en
jazz, qui se déroule dans un cadre harmonique et rythmique que les
participants connaissent, mais qu’ils font chaque fois évoluer pour en
arriver à des résultats différents, voire carrément inusités. Appre-
nant de chaque nouvelle improvisation, les participants peuvent,
sans chercher à la reproduire exactement, en reprendre des éléments
qu’ils retransforment à nouveau pour atteindre un résultat encore
une fois distinct des précédents. Il s’agit là d’un exemple de ce que
Schön appelle la « réflexion en action », idée qui trouve écho dans
la pratique juridique. Toutefois, en vue de développer la capacité
d’adaptation que sous-tend l’intelligence culturelle, encore faut-il
que le professionnel du droit se définisse vraiment comme un « prati-
cien réflexif, qui, sensible aux signaux extérieurs, n’hésitera pas à
réorienter son action lorsque cela s’impose165.

Cette représentation correspond assez bien, me semble-t-il, à


l’image que l’on se fait d’un bon juriste. Ce qui en ressort, c’est juste-
ment la réflexivité et l’apprentissage constant qui caractérisent la
pratique du droit ; c’est le refus de l’autoritarisme dans le respect de
l’autorité ; surtout, c’est la reconnaissance de la place que joue le
doute dans la réflexion juridique. Le doute méthodique devient ainsi

164. Voir : David C. THOMAS et Kerr INKSON, Cultural Intelligence. People Skills
for Global Business, San Francisco, Berrett-Koehler Publishers, 2004.
165. Ce paragraphe reprend des idées avancées dans : Jean-François GAU-
DREAULT-DESBIENS et Diane LABRÈCHE, Le contexte social du droit dans
le Québec contemporain. L’intelligence culturelle dans la pratique juridique,
Cowansville, Éditions Yvon Blais, à paraître en 2009.
622 Les Journées strasbourgeoises

un matériau essentiel du travail du juriste – et c’est ce doute qui favo-


rise la réflexion éthique ou morale, laquelle aide en retour à le gérer
pour qu’il ne devienne pas inhibant. Car, redisons-le haut et fort, le
doute peut être constructif. Il constitue, comme le dit René Sève,
« la garantie de notre ouverture au monde, de notre capacité à évoluer
avec lui et de nous adapter à lui. Et j’ajouterai que le doute est certai-
nement aussi une garantie de notre capacité d’ouverture aux autres.
On dit parfois que ce sont les certitudes qui rassemblent les hommes,
on peut aussi dire que ce sont leurs incertitudes, leurs incertitudes
qui les font travailler ensemble pour y remédier mais qui font aussi
accepter les choix différents des autres »166.

Profitant de la salutaire brèche que provoque le doute dans la


conscience du juriste, la réflexion éthique ou morale l’incite à un tra-
vail sur soi pour se délivrer des préconceptions qui l’empêcheraient
de rencontrer l’autre, sans pour autant exalter, positivement ou
négativement, la différence de ce dernier. Si l’éthique n’est pas réduc-
tible au droit (pas plus que le droit ne l’est à l’éthique)167, une
réflexion inspirée d’elle est cependant susceptible de l’aider à mieux
exercer son jugement pratique et à éviter les « dommages collaté-
raux » qui jalonnent parfois le parcours de la gouvernance par le droit
dans des sociétés hypermodernes marquées par la perte des repères
et l’angoisse qui en découle168.

166. René SÈVE, « Douter c’est décider : nature et caractère constructifs du doute »,
dans : François TERRÉ (dir.), Le doute et le droit, Paris, Dalloz, 1994, p. 119,
124.
167. Arrivé à un certain stade, le droit n’a toutefois plus grand-chose à dire ou à faire,
n’en déplaise aux tenants de son hégémonie sur le social. Voir : Georges A.
LEGAULT, « L’émergence de l’éthique appliquée et les insuffisances du droit »,
dans : Actes de la XVIème Conférence des juristes de l’État, Cowansville, Éditions
Yvon Blais, 2004, p. 279.
168. Voir généralement : Sébastien CHARLES, L’hypermodernité expliquée aux
enfants, Montréal, Liber, 2007.

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