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Une épistémologie à hauteur d’homme :
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actions, les usages, etc. » (Geertz, 1999, p. 30). Il s’agit de rendre compte de
l’interprétation des acteurs. Il appartient au chercheur d’expliquer comment une
personne est logique envers elle-même.
Ce qui est central ici c’est la position d’humilité dans laquelle doit se situer le
chercheur (voir par exemple Geertz, 1995). Ce souci de « rendre compte », tout
comme le statut littéraire rappelé du texte produit par le chercheur, condamnent
par avance toute position surplombante comme inadéquate car ne se fondant
sur aucun élément réel. Geertz (1999, p. 75) écrit ainsi avec malice : « Au pays
des aveugles, qui ne sont pas si peu observateurs qu’ils en ont l’air, le borgne
n’est pas roi, il est spectateur ». Certes, les chercheurs utilisent des concepts
spécifiques « éloignés de l’expérience » (1999, p. 73), mais ce langage ne justifie
aucune supériorité. Il permet juste d’articuler différemment des relations et de
comparer des situations. Il n’est pas possible à un chercheur de comprendre -
et même, selon Geertz, de percevoir - l’imaginaire et les motivations d’acteurs
appartenant à un autre peuple, une autre époque, en bref partageant une culture
et une rationalité différente de la nôtre. Devant cette impossibilité, « l’astuce n’est
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ces allers-retours dialectiques entre « le plus local des détails locaux et la plus
globale des structures globales en sorte qu’on arrive à les voir simultanément »
(1999, p.88).
Selon lui, pratiquer l’ethnographie revient ainsi à « essayer de lire (au sens de
« construire une lecture de ») un manuscrit étranger, défraîchi, plein d’ellipses,
d’incohérences, de corrections suspectes et de commentaires tendancieux, et
écrit non à partir de conventions graphiques normalisées mais plutôt de modèles
éphémères de formes de comportement » (Geertz, 1998, p. 80).
La description dense
L’apport le plus connu et sans doute le plus marquant de Geertz à la méthode en
sciences sociales est la notion de description dense. S’appuyant sur un texte de
Ryle, Geertz (1973 ; 1998) affirme que le chercheur ne doit pas se limiter à faire
une description littérale des actions des individus observés mais qu’il faut les lier
au contexte culturel. Geertz (1998) reprend l’exemple donné par Ryle de deux
garçons qui clignent des yeux. Alors que l’un cligne des yeux par automatisme,
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Ricoeur, qui constitue une influence importante de Geertz, indique ainsi (cité
par Geertz, 1996, p. 271) : « Le même segment d’action – lever le bras – peut
signifier : « je demande la parole, ou je vote pour, ou je suis volontaire pour
telle tâche ». Ces symboles sont « des entités culturelles et non plus seulement
psychologiques. En outre, ces symboles entrent dans des systèmes articulés et
structurés en vertu desquels les symboles pris isolément s’intersignifient […] ».
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Pour chaque article concerné, l’analyse a consisté en deux étapes : une phase
que nous qualifierons de repérage, puis une lecture approfondie. La phase de
repérage a correspondu à une recherche dans la version numérique de l’article
(bibliographie incluse) des mots-clés utilisés précédemment. Cela procédait d’un
double objectif de dénombrement et de contextualisation. Dénombrement, tout
d’abord, en ce que nous avons pu identifier le nombre d’occurrences des mots-
clés dans l’article étudié. Cela a permis d’avoir une première idée de l’influence
potentielle des travaux de Geertz sur la recherche concernée. Contextualisation,
ensuite, car au-delà d’indicateurs quantitatifs à la portée limitée, cette identification
des mots-clés nous a surtout permis de replacer la mobilisation des travaux de
Geertz dans le contexte de l’article, et ainsi de caractériser la nature de leur
influence (théorique ou méthodologique).
Pour intéressants que furent ces premiers résultats, une lecture approfondie
de chaque article était cependant indispensable pour assurer une bonne
compréhension de l’utilisation des travaux de Geertz faite par les auteurs.
2.1.2. Résultats de l’analyse
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sont citées à travers les 34 articles, avec une prépondérance pour son ouvrage
The Interpretation of Cultures de 1973, cité dans 6 articles. En revanche, cette
apparente diversité ne résiste pas à un examen plus fouillé sur la perspective et
l’objet de recherche des 34 papiers. L’essentiel de ceux-ci s’ancrent en effet dans
une perspective culturaliste, qu’il s’agisse par exemple d’identifier les facteurs
clés de succès d’alliances transfrontalières (Barmeyer et Mayrhofer, 2009),
le management des conflits au sein d’organisations pluriculturelles (Arcand,
2006), de réfléchir sur le concept d’idéologie (Poulain, 2001 ; Voirol, 2008),
de comprendre les interrelations entre la référence religieuse et les modèles
de management (D’Iribarne, 2007 ; Yousfi, 2007) , de décrypter les différentes
significations de la relation de crédit (Laferte, 2010), ou encore d’analyser les
pratiques de management des ressources humaines en Euroméditerranée
(Scouarnec et Silva, 2006) .
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d’être nécessairement réflexive pour éviter de tomber dans le piège d’un langage
scientifique qui serait déconnecté du terrain (Karjalainen, 2011).
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2006). Cette démarche peut être difficile à mettre en œuvre tant la recherche en
management est dominée par des méthodes hypothético-déductives conduisant
le chercheur à retenir une théorie qui tend ensuite à orienter son travail, et
constitue un spectre à travers lequel il rendra compte du réel, mettant ainsi en
évidence certains éléments, mais en négligeant d’autres. Il existe cependant
des possibilités croissantes de recherche ethnographiques, inductives tel que
le courant ‘Strategy as Practice’ (Golsorkhi, Rouleau, Seidl et Vaara, 2010) dont
les auteurs utilisent des perspectives théoriques très différentes mais qui ont
en commun d’étudier ce que les acteurs font, à la différence d’une recherche
stratégique plus traditionnelle qui s’efforce essentiellement de définir ce qu’ils
devraient faire. Dans ce cadre des travaux comme ceux de Denis et al. (2007)
visent à rendre compte du sens que les acteurs donnent à leurs actions et une
approche inspirée de Geertz pourrait fournir une aide précieuse.
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indique s’être assuré le soutien d’un technicien au rôle central dans le service
en aidant, et en couvrant, celui-ci alors qu’il devait trouver d’urgence un cathéter
afin d’assurer une opération et d’éviter de sérieux ennuis. Une telle proximité
pose potentiellement des questions éthiques, voire juridiques, auxquelles les
anthropologues répondent essentiellement en invoquant l’intérêt de la recherche
(pour une synthèse des débats actuels voir Cefaï et Costey, 2009 en anthropologie,
et Courtier et Leca, 2011 en sciences de gestion en France).
2.2.2. Utiliser Geertz pour analyser et rendre compte
Mais c’est peut-être dans l’analyse et la rédaction de la recherche que le travail de
Geertz apparaît le plus en rupture avec les recherches actuelles en management,
et donc potentiellement le plus innovant. Comme on l’a vu plus haut, la réception
des méthodes d’analyse de Geertz s’est effectuée généralement a minima
en management, et ceci s’explique sans doute largement par l’originalité des
propositions qu’il a formulées dans le domaine de l’analyse. Les auteurs ont
souvent essayé de rapprocher en management les approches interprétatives de
formes d’analyse plus traditionnelles comme la tradition positiviste (Lee, 1991)
ou en développant l’aspect rigoureux de ces analyses afin d’en proposer des
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La validité scientifique
Geertz souligne que le texte anthropologique est avant tout une œuvre littéraire et
qu’il doit être apprécié en fonction de critères littéraires. Le texte anthropologique
est alors un exercice de rhétorique par lequel un chercheur essaie de convaincre
ses lecteurs de ce qu’il avance. Seront écoutés, parmi les anthropologues, ceux
qui « transmettent dans leur prose plus efficacement que d’autres, l’impression
qu’ils ont été en contact étroit avec des existences qui nous sont étrangères […]»
(Geertz, 1996, p. 14). Ce qui importe n’est pas la vérité, inconnue du lecteur,
mais la vraisemblance du récit. La dimension littéraire importe donc plus que
des tentatives forcément incomplètes de tenter de se rapprocher d’une approche
inspirée des sciences exactes.
C’est ce travail littéraire que fait Geertz lorsqu’il mentionne sa fuite avec les balinais
après le combat de coqs, donnant au lecteur des éléments de vraisemblance quant
à sa présence et sa connaissance du terrain. Mais alors qu’en anthropologie ceci
est considéré comme un élément du discours, en management ceci est considéré
comme une anecdote. Si cette dimension rhétorique, ce souci de vraisemblance,
est présent dans les études qualitatives en gestion c’est de manière presque
honteuse car posant problème, sans doute parce que trop éloigné d’une démarche
plus traditionnelle hypothético-déductive et quantitative. Une approche littéraire
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analyser et rendre compte. Ces analogies peuvent être celles du jeu, comme chez
Goffman, du théâtre comme chez Turner ou Burke, ou de la lecture et du rapport
au texte comme chez Ricoeur ou Geertz (Geertz, 1999/1983). Dans la lignée de
ces derniers travaux la méthode suggérée est l’approche herméneutique (voir
1.2.2.). Cette approche floue demeure cependant peu répandue en gestion, et
provoque parfois des réactions franchement hostiles en sciences sociales (par
exemple Schemeil, 2002). Il est pourtant possible de développer une recherche
rigoureuse s’appuyant sur les principes développés par Geertz en management.
En effet, cette rigueur n’implique pas que le chercheur pourra prétendre atteindre
LA vérité. Les interprétations produites par les chercheurs, pour rigoureuses
qu’elles soient, demeurent subjectives. Comme le souligne Geertz (Panourgia,
2002, p. 423, italiques ajoutés par nous) à propos de ses propres travaux :
« J’ai fait de nombreuses lectures (readings) de Bali, et d’autres en ont fait
d’autres lectures, certaines ne sont pas très bonnes, d’autres aussi bonnes
que les miennes parce qu’il n’y a pas de point final. On discute de ces choses.
Parfois ces questions disparaissent parce que les gens en ont marre. Certaines
explications ne marchent plus. Mais ça n’aurait pas de sens que nous finissions
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Cette insistance sur le côté partiel de toute étude a également des conséquences
sur les généralisations possibles.
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D’autre part, une généralisation plus transversale peut être tentée de ces
théories locales, en montrant dans quelle mesure elles peuvent permettre de
rendre intelligibles d’autres situations dans d’autres contextes. Généralement
chaque nouvelle recherche emprunte à d’autres qui la précèdent et qu’elle relie
entre elles, affine et applique à d’autres problèmes d’interprétation. Ce type
de généralisation dite analytique est assez fréquente en management, où les
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Conclusion
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