Vous êtes sur la page 1sur 32

SYNCHRONIE ET DIACHRONIE : ENJEU D’UNE DICHOTOMIE

DE LA LINGUISTIQUE A L’INTERPRETATION DE LA BIBLE

par

Christophe RICO
Université de Strasbourg
Ecole Biblique et Archéologique française de Jérusalem

Comme le sens littéral est celui que l’auteur entend signifier, et


comme l’auteur de l’Ecriture sainte est Dieu, qui comprend
simultanément toutes choses dans la simple saisie de son
intelligence, il n’y a pas d’obstacle à dire, à la suite d’Augustin,
que selon le sens littéral, même dans une seule ‘lettre’ de
l’Ecriture, il y a plusieurs sens.1

SOMMAIRE

Une réflexion générale sur les concepts linguistiques de diachronie et de synchronie pourrait permettre
de porter un nouvel éclairage sur l’herméneutique des textes bibliques. La première partie de cet article décrit
donc la genèse et l’évolution de la fameuse dichotomie saussurienne, et son incidence dans l’interprétation des
textes. Dans une deuxième étape, les deux catégories de Saussure sont confrontées à d’autres perspectives qui
permettent de dépasser la tension entre synchronie et diachronie textuelles, notamment l’approche de Guillaume
(endochronie), celle de l’herméneutique antique (métachronie) et celle de la pragmatique (autochronie). Cette
comparaison débouche sur une réévaluation de la perspective saussurienne en vue de l’étude du signifié, et
notamment de celui des textes bibliques.

SUMMARY

A consideration of the linguistic concepts of diachrony and synchrony could lead to a greater
understanding of Biblical hermeneutics. The first part of this article discusses the origin and the evolution of the
well known Saussurian dichotomy, as well as its influence on textual interpretation. In the second part the two
Saussurian perspectives are compared with other categories allowing us to go beyond synchronical and
diachronical textual opposition: those applied by Guillaume (endochrony), by the first to comment on literary
texts (metachrony) and by pragmatic approach (autochrony). Such a comparison permits us to make a new
appraisal of the two Saussurian perspectives in order to achieve a better analysis of the signified, especially with
respect to Biblical texts.

« Sur le salut des âmes ont porté les investigations et les recherches des prophètes, qui
ont prophétisé sur la grâce à vous destinée ( ). Ils ont cherché à découvrir quel temps
et quelles circonstances ( ) avait en vue ( ) l’Esprit du Christ,
qui était en eux, quand il attestait à l’avance ( ) les souffrances du Christ et
les gloires qui les suivraient ( ). Il leur fut dévoilé ( ) que ce n’était pas
pour eux-mêmes, mais pour vous, qu’ils administraient ce message ( ), que

1
S. THOMAS, Somme théologique, I, q.1, art.10 (traduction française : Paris, Éditions du Cerf, 1990, p.163).
maintenant ( ) vous révèlent ( ) ceux qui vous annoncent l’Evangile, dans l’Esprit
Saint envoyé du ciel, et sur lequel les anges se penchent avec convoitise. »2
A première vue, ce passage du NT paraît bien énigmatique au linguiste qui se penche
sur son fonctionnement. En effet, les lignes que nous venons de lire se fondent explicitement
sur une autre série de textes, celle des Prophètes de l’AT, déclarant que ces derniers
‘administraient leur message’ en vue des destinataires de la première épître de Pierre. Dans
ces conditions, faut-il qualifier de synchroniques ou bien de diachroniques les relations
explicites tissées entre ces deux textes ? Dans la mesure où, d’après le texte cité, les
destinataires des écrits des Prophètes sont finalement reconnus chez les destinataires de
l’épître de Pierre, faut-il considérer l’interaction entre AT et NT comme actuelle ou
historique? Pour une page de cette nature, les concepts de diachronie et de synchronie ne
paraissent pas suffisamment opératoires : ils ne permettent de rendre compte ni de son
fonctionnement, ni du rôle de son énonciateur, ni de celui de son énonciataire (qui énonce le
(ou les) message(s) et pour qui ?). C’est donc à un réexamen de l’histoire et des enjeux de la
dichotomie saussurienne que nous invite ce passage.
Les notions de synchronie et de diachronie ont été conçues, à partir de Saussure,
comme une dualité constitutive de l’ensemble des productions langagières. Dès lors, et tout au
long du XXe siècle, ces deux concepts ont progressivement dépassé leur domaine d’origine
(la linguistique) au point de sous-tendre actuellement la problématique des sciences humaines
en général, et des théories littéraires en particulier. Les catégories définies par le linguiste
genevois ont notamment prédéterminé le statut du sens dans le domaine de l’exégèse biblique.
Il ne serait pas excessif d’affirmer que, de nos jours, la méthode mise en œuvre dans
l’interprétation des textes de la Bible se réclame, de façon quasi systématique, d’une
perspective soit synchronique, soit diachronique.
Toutefois, de nouvelles écoles linguistiques semblent de nos jours frayer d’autres
voies qui déplacent de façon sensible l’analyse du signifié. Ces tendances actuelles suscitent
en fait un débat de nature épistémologique : pour aborder le sens d’un texte, les deux
perspectives (synchronie / diachronie) sont-elles complémentaires ou bien s’excluent-elles
irrémédiablement ? Est-ce que cette opposition ne risque pas d’apparaître comme
réductrice face à la potentialité du sens ? Est-il finalement possible de la dépasser ?
La première partie de cet article décrira donc la genèse et l’évolution de la fameuse
dichotomie saussurienne, et son incidence dans l’interprétation des textes, notamment
bibliques. Dans une deuxième étape, nous confronterons les catégories de Saussure à d’autres

2
I P 1, 10-12.
perspectives, parfois méconnues, qui pourraient permettre de dépasser la tension entre les
axes synchroniques et diachroniques du texte : celle de Guillaume (endochronie), celle de
l’herméneutique antique (métachronie) et celle de la pragmatique (autochronie). Cette
comparaison nous conduira à proposer une réévaluation de l’opposition saussurienne, dans le
cadre d’une étude du signifié.

1. La découverte d’une nouvelle dichotomie


1.1. Les premiers tâtonnements
1.1.1. Les Grammairiens ( )

Très liés au développement de la linguistique, les axes synchronie / diachronie ne sont


pas distingués chez les savants du XVIIIe siècle qui s’intéressent à la nature du langage, dans
la mesure où la cause de l’évolution des langues ne leur apparaît pas clairement3. A cette
époque, le mythe d’une langue originelle ‘naturelle’ (ou mimologique) conduit certains
penseurs à confondre typologie (impliquant une approche synchronique) et généalogie (qui
renvoie à l’axe diachronique). Les types propres à chaque langue seraient immuables : une
langue ne saurait être issue d’une autre dont elle diffère essentiellement par sa structure. On
en vient ainsi à nier parfois la filiation latin-français au nom des différences de structure entre
les deux langues4. On s’intéresse donc d’abord au génie quasiment ‘inné’ des langues, et à

3
En fait, de toutes les dichotomies établies par SAUSSURE dans son Cours de linguistique générale, c’est sans
doute celle de diachronie / synchronie qui est la plus originale, quoiqu’elle ait déjà été évoquée, vers la fin du
XIXe, par d’autres linguistes (nous y reviendrons). Toutes les autres distinctions sont proposées, ne serait-ce que
virtuellement, dès l’Antiquité :
-la distinction entre signifiant et signifié est due à ARISTOTE (Poétique, 1457a) : les Stoïciens la reprennent, en
introduisant la notion de référent
-celle de paradigme / syntagme apparaît implicitement avec la distinction, établie par PLATON (Cratyle, 425a,
431 b-c ; Théétète, 206d ; Le Sophiste, 261d-262d), entre l’identification (qui relèvera, pour Strawson, du
sémiotique) et la prédication (qui renvoie, elle, au sémantique) : seul l’entrelacs (sumplokè) du discours porte sur
quelque chose : la vérité et l’erreur sont du discours seulement, de la prédication (voir sur ce point P. RICOEUR,
La métaphore vive, Paris, Éditions du Seuil, 1975, pp. 94-95 et 99-100). On pourrait en dire presque autant de la
distinction langue / parole, dans la mesure où elle est implicitement contenue dans celle de identification /
prédication.
-celle d’émetteur / récepteur (relations pragmatiques) est établie dès le début de la Rhétorique comme science.
On trouvera, dans l’édition critique du Cours de linguistique générale de SAUSSURE par Tullio DE MAURO (Paris,
Payot, 1972), des informations précises sur les premières formulations des grandes dichotomies saussuriennes
par les prédécesseurs du linguiste genevois (cf. pp. 380-385).
4
G. GENETTE renvoie à ce propos aux Vrais principes de la langue française, de l’abbé GIRARD (Paris, 1747, cf.
surtout les pp. 21-40), ouvrage capital de la théorie linguistique française au XVIIIe siècle : « Le principe de
méthode est déjà -à une nuance près- celui qui présidera un demi-siècle plus tard à la démarche de la grammaire
comparée, à savoir que la caractéristique essentielle d’une langue n’est pas à chercher dans son lexique, mais
dans sa grammaire » (G. GENETTE, Mimologiques, p. 192, Éditions du Seuil, 1976). La ‘nuance’ est cependant
de taille : tandis que les comparatistes s’intéressent à la grammaire du point de vue de la morphologie (flexion,
affixes, etc. : versant paradigmatique du langage), la plupart des linguistes du XVIIIe, comme l’abbé Girard,
étudient la syntaxe (versant syntagmatique), et surtout l’ordre des mots dans la phrase. D’après l’auteur des Vrais
l’axe syntagmatique5 : le fameux discours de Rivarol6 sur l’universalité de la langue française
constitue un exemple emblématique de cette conception.

1.1.2. La Grammaire Comparée ( )

Le début du XIXe siècle est marqué par le mouvement romantique : recherche d’un
passé révolu, découverte des épopées européennes, croyance au génie de l’écrivain et à la
puissance de son inspiration, immortalisée par son œuvre, sont autant d’idées-forces qui
modèlent les mentalités. Ces circonstances permettent de situer à la fois la naissance de la
linguistique moderne et les nouvelles voies empruntées par l’herméneutique.
Avec le développement de la grammaire comparée, le XIXe siècle voit tout d’abord la
naissance de la linguistique comme science proprement dite. En cherchant à établir les
étymons du lexique le plus archaïque des langues indo-européennes, elle s’attachera
clairement à l’axe diachronique7 et donc, par une tendance naturelle, aux seuls paradigmes
(phonétique, lexique, et tout spécialement morphologie), puisque l’instabilité des syntagmes,
qui sont (sauf dans le cas des expressions figées) des faits de parole et non de langue, les rend
inaptes à la comparaison. C’est l’évolution des langues qui suscite alors l’intérêt des
chercheurs au détriment d’une réflexion sur le système qu’elles constituent.

principes, « la différence la plus apparente dans les langues est celle qui frappe d’abord nos oreilles ; elle vient
de la différence des mots ; mais la plus essentielle ne se montre qu’à notre réflexion ; elle naît de la diversité du
goût de chaque peuple dans le tour de phrase et dans l’idée modificative de l’emploi des mots (...). Lorsque ce
goût distinctif est considéré dans son universalité, c’est alors ce qu’en fait de langues on nomme génie, dont il est
important au grammairien de bien connaître la nature » (cité par GENETTE, op. cit., p. 192). L’abbé Girard
oppose ainsi les langues analogues (qui suivraient l’ordre naturel des idées pour la construction des propositions,
comme en français) aux langues transpositives (dont le ‘tour de phrase’ épouserait le feu de l’imagination,
comme en latin). Et Genette de commenter : « parce que cette opposition est irréductible et immuable, la
typologie, ici (contrairement à ce qui se passera au siècle suivant), détermine la généalogie. La différence de
génie empêche ainsi tout rapport de filiation entre une langue transpositive et une langue analogue » (op. cit.,
p. 193).
5
On distingue en linguistique l’axe de la combinaison (axe syntagmatique) de l’axe de la sélection (axe
paradigmatique). Quand nous parlons, nous opérons une sélection parmi les différents mots dont dispose la
langue pour exprimer une idée déterminée, et nous les combinons dans un syntagme particulier, qui relève de la
parole. Alors que le paradigme est virtuel, le syntagme, lui, est actuel. Cf. O. DUCROT et J.-M. SCHAEFFER,
Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Éditions du Seuil, 1995 (2e édition revue et
corrigée), pp. 267-275.
6
« Il est curieux de constater que leur point de vue [celui des ‘grammairiens’ des XVIIe et XVIIIe siècles], sur la
question qui nous occupe, est absolument irréprochable. Leurs travaux nous montrent clairement qu’ils veulent
décrire des états ; leur programme est strictement synchronique » (F. DE SAUSSURE, Cours de linguistique
générale, p. 118). Il vaudrait mieux parler, pourtant, de perspective panchronique ou achronique pour les études
qui précèdent le début de la linguistique moderne, dans la mesure où la notion corrélative de diachronie leur est
encore inconnue.
7
« Depuis que la linguistique moderne existe, on peut dire qu’elle s’est absorbée tout entière dans la
diachronie » (F. DE SAUSSURE, op. cit., p. 118).
L’école comparatiste portera ses plus beaux fruits dans le monde germanique, surtout
dans la période qui précède la Première Guerre Mondiale. Mais c’est pour toute l’Europe que
la méthodologie dégagée devient une référence. L’importance accordée à la diachronie
constituera dès lors un modèle que l’on s’empresse d’appliquer, aux oeuvres littéraires en
premier lieu, puis aux textes bibliques.
Dans le domaine de la littérature, tout d’abord, cette étape correspond grosso modo à
une phase où la rédaction du texte est abordée dans sa dimension évolutive. C’est dans ces
circonstances qu’apparaît la fameuse question homérique8 et le problème des différentes
strates de l’Iliade et l’Odyssée.
Par ailleurs, la visée diachronique atteint également la théorie sur le style des oeuvres
littéraires. C’est l’époque d’une stylistique que l’on pourrait qualifier de ‘génétique’: elle
considère en effet le texte comme une émanation de la personnalité de l’auteur. C’est donc la
connaissance de l’auteur et des étapes de la formation de l’œuvre qui contribue à donner la clé
d’un style. Il faut dans ce contexte attribuer une grande importance à l’œuvre de Friedrich
Schleiermacher (fin XVIIIe -début XIXe), dont l’herméneutique philologique a pour but de
rétablir ‘l’état originel que l’artiste avait en vue’, ce que l’auteur voulait dire, en somme :
comprendre une œuvre, c’est restituer sa production originelle. Il s’agit, dans une conception
positiviste et romantique du texte littéraire, de « comprendre le discours aussi bien que l’a fait
son auteur, et ensuite mieux qu’il ne l’a fait »9, ce qui suppose à la fois une interprétation
grammaticale (du texte et de la langue employée), et une interprétation psychologique (de la
pensée de l’auteur, communiquée par le médium linguistique).
Vers la fin du XIXe, Wilhelm Dilthey fera écho aux réflexions de Schleiermacher, en
indiquant que l’interprète doit revivre l’expérience de l’auteur, se mettre dans sa peau :
comme le montre A. Dumais, pour Dilthey, « la visée dernière de [cette] interprétation n’est
pas ce que dit un texte, mais celui qui s’y exprime »10.
Dans une deuxième étape, la perspective diachronique sera également appliquée à la
Bible : à l’histoire du texte autant qu’à son interprétation. Apparaît alors la méthode historico-

8
Le point de départ scientifique de la ‘question homérique’ est constitué par la publication, en 1795, des
Prolegomena ad Homerum de Friedrich August WOLF.
9
SCHLEIERMACHER, Herméneutique, [traduction de Christian BERNER], Paris-Lille, Éditions du Cerf, 1987,
p. 124.
10
M. DUMAIS, « Sens de l’écriture. Réexamen à la lumière de l’herméneutique philosophique et des approches
littéraires récentes », 310-331, NTS 45/3 (1999), p. 313. Cf. W. DILTHEY, Gesammelte Schriften VII : Der
Aufbau der geschichtlichen Welt in den Geisteswissenschaften, Leipzig-Berlin, Teubner, 1927, pp. 213-14.
critique, éminemment illustrée par la fondation de l’Ecole Biblique à la fin du XIXe siècle11.
On comprend l’interaction entre la critique littéraire12 (qui tente de restituer la préhistoire ou
l’origine du texte d’un livre biblique) et une herméneutique mettant l’accent sur la
psychologie de l’écrivain inspiré, en vue d’atteindre le sens originel du texte, le sens littéral,
c’est-à-dire ‘ce que l’auteur a voulu dire’ : « la méthode correspondant à cette vision du sens,
la méthode historico-critique qui était devenue la méthode scientifique acceptée dans les
sciences humaines d’alors, devint naturellement la méthode utilisée pour l’interprétation de la
Bible »13.
1.2. Saussure : la distinction des deux dimensions ( )
1.2.1. L’autonomie des deux approches

La publication du Cours de linguistique générale (1916) ouvre une ère nouvelle dans
l’histoire de la linguistique. Cet ouvrage fonde pour la première fois la science du langage sur
une distinction rigoureuse des axes synchronique et diachronique14. Toutefois, il reste sur la
lancée du paradigme : le texte fondateur de la linguistique moderne contient de longues pages
consacrées à la formation des mots, par exemple, tandis que les questions syntaxiques sont à
peine effleurées15. En revanche, contrairement aux ouvrages des comparatistes qui
n’établissaient pas ce genre de distinctions, le Cours insère le paradigme dans le cadre de la
langue (comme un système de différences). Les faits de parole (syntagme) seront donc
provisoirement délaissés.

11
Sur l’influence exercée par la ‘question homérique’ sur la ‘question biblique’, cf. M. GUERRA GOMEZ, « La
‘cuestión homérica’ y su repercusión en la ‘cuestión evangélica’ », in Biblia, exégesis y cultura : Estudios en
honor del Prof. J.M. Casciaro, Pamplona, Eunsa, 1994, pp. 253-284.
12
On entend par ‘critique littéraire’ l’étude de l’histoire rédactionnelle du texte, ses différentes couches.
13
M. DUMAIS, art. cit., p. 314.
14
La distinction entre les axes diachronique et synchronique du langage connaît de nombreuses formulations
depuis la fin du XIXe siècle : ainsi , on a pu citer l’apport des Néogrammairiens (notamment, celui de H. PAUL,
voir Ch. PEETERS, « Saussure néogrammairien et l’antinomie synchronie / diachronie », Linguistics 133 (1974)
pp. 53-62, et J.-L. CHISS, « Synchronie et diachronie : méthodologie et théorie en linguistique », Langages 49
(1978), pp. 91-111). D’autres auteurs ont pu relever les intuitions de A. MARTY et O. DITTRICH (ce dernier
auteur opposant déjà en 1903 le concept de Synchronismus à celui de Metachronismus, c’est-à-dire à ce que
Saussure appellera diachronie, cf. H.-H. LIEB, « ‘Synchronic’ versus ‘diachronic’ linguistics : a historical note »,
Linguistics 36 (1967), pp. 18-28), celles de LIEBICH et H. SCHUCHARDT (M. SCHELLER, « ‘Linguistique
synchronique’ und ‘linguistique diachronique’ avant la lettre », Zeitschrift für vergleichende Sprachforschung
82/2 (1968), pp. 221-226), ou encore celles de G. von der GABELENTZ (E. ZWIRNER, « Zur Herkunft und
Funktion des Begriffspaares Synchronie-Diachronie », in H. MOSER (hrsg.), Sprache – Gegenwart und
Geschichte. Probleme der Synchronie und Diachronie, Jahrbuch 1968, pp. 30-51). L’originalité du Cours de
Saussure semble reposer sur la conviction que le point de vue synchronique peut être aussi scientifique que celui
de la linguistique historique, et sur l’élaboration d’une méthode d’analyse ayant pour objet l’étude d’un système
où tous les éléments se tiennent.
15
Il est significatif à cet égard que les pages rapides consacrées dans le Cours aux relations syntagmatiques
reconnaissent l’appartenance de principe du syntagme à la parole pour réduire aussitôt la portée de cette
D’après le Cours de linguistique générale16, les deux perspectives, loin de s’exclure
mutuellement, se complètent l’une l’autre : la méthode historique fait mieux comprendre les
états de langue. Mais, en tant qu’approche méthodique, chaque dimension reste en fait
entièrement indépendante de l’autre17. L’exemple des confusions, en synchronie, entre
décrépir (< crispus) ‘enlever le mortier’ et décrépit (< decrepitus) ‘usé par l’âge’ (cf.
expression : façade décrépite) illustre la rencontre, purement fortuite, des deux phénomènes
synchronique et diachronique : « Il a fallu, nous dit le texte du Cours, que crisp- arrive à se
prononcer crép-, et qu’à un certain moment on emprunte un mot nouveau au latin : ces faits
diachroniques (...) n’ont aucun rapport avec le fait statique qu’ils ont produit ; ils sont d’ordre
différent »18.
Ce que l’on a en réalité, dans la langue, c’est une simple succession, aveugle et
mécanique, d’états. En fait, « ces faits diachroniques ne tendent pas même à changer le
système. On n’a pas voulu passer d’un système de rapports à un autre ; la modification ne
porte pas sur l’agencement mais sur les éléments agencés »19. La fameuse analogie de la
langue avec le jeu d’échecs permet ainsi de comprendre pourquoi la synchronie s’explique par
elle-même sans aucun recours à la diachronie : « celui qui a suivi toute la partie n’a pas le
plus léger avantage sur le curieux qui vient inspecter l’état du jeu au moment critique »20.
Cette affirmation catégorique du Cours suscite, bien évidemment, des interrogations.
Les états antérieurs d’une langue permettent-ils simplement de mieux connaître le système
présent ? Ne nous feraient-ils pas découvrir en réalité la cause profonde des changements
linguistiques ? Ne pourrait-on pas dire, en outre, que dans une langue, les règles de la partie
changent à tout moment, puisque les systèmes sont transformés ? Le Cours de linguistique
générale semble tenter de répondre à ces difficultés, tout en maintenant l’hétérogénéité
foncière des deux approches : « On affirme souvent que rien n’est plus important que de
connaître la genèse d’un état donné ; c’est vrai dans un certain sens : les conditions qui ont
formé cet état nous éclairent sur sa véritable nature et nous gardent de certaines illusions (...) ;

affirmation en signalant les nombreux cas de locutions toutes faites qui relèvent en fait de la langue (op. cit.,
pp. 172-73 ; 176-77).
16
Op. cit., pp. 114-140.
17
Dans le Cours, comme l’ont souligné, entre autres, de MAURO (op. cit., p. 453) et PEETERS (art. cit., pp. 58-
59), l’opposition entre les perspectives synchronique et diachronique correspond uniquement à une distinction
méthodologique et non pas matérielle (il s’agit donc d’une différence de points de vue).
18
Op. cit., pp. 119-120.
19
Op. cit., p. 121.
20
Op. cit., pp. 126-127.
mais cela prouve justement que la diachronie n’a pas sa fin en elle-même. On peut dire d’elle
ce qu’on a dit du journalisme : elle mène à tout à condition qu’on en sorte »21.
Comme on peut l’apprécier à travers ces citations, d’après le Cours, le primat revient
sans conteste à la synchronie sur la diachronie22. Il s’agit là d’un fait majeur dont les
conséquences ultimes se font encore sentir dans les sciences humaines aujourd’hui.

1.2.2. Influence en linguistique

C’est d’abord dans les publications francophones que l’influence du linguiste


genevois, relayée par des figures telles que celles d’Antoine Meillet ou Emile Benveniste,
sera sensible, jusqu’à nos jours23. Le tout-synchronie a généralement prévalu à partir de
Saussure, tant dans la linguistique continentale que dans la linguistique anglo-saxonne,
marquant profondément les sciences du langage au XXe siècle. La langue est bel et bien
apparue comme un système de signes. C’est du coup l’aspect sémiotique du discours et sa
syntaxe (au sens de Ch. Morris24) qui ont longtemps été privilégiés. La langue devenait une
mécanique. En glosant G. Genette, on pourrait affirmer qu’ « on avait assez longtemps
regardé le discours comme un message sans code pour qu’il devînt nécessaire de le regarder
un instant comme un code sans message »25. Ainsi, on a eu tendance à oublier, jusqu’à une
date fort récente, aussi bien l’aspect sémantique (que dit celui qui parle ?) que l’aspect
pragmatique du langage (que communique celui qui parle et à qui ?), occultés par la
problématique ‘diachronie / synchronie’.

1.2.3. Influence dans les sciences humaines

Une longue tradition structuraliste s’est en effet appuyée explicitement sur une lecture
particulière du Cours. Il serait aisé de mettre en évidence l’adhésion massive de l’ensemble
des sciences humaines, tout au long du XXe siècle, aux thèses synchroniques saussuriennes,
jusque dans les années 80 (signalant le tournant pragmatique de la philosophie), avec un
sommet dans les années 60, où la doctrine du structuralisme faisait rage. L’influence s’est tout

21
Op. cit., p. 128.
22
« [I]l est évident que l’aspect synchronique prime l’autre, puisque pour la masse parlante il est la vraie et la
seule réalité » (op. cit., p. 128 : on consultera sur ce point les commentaires de CHISS, art. cit., p. 102).
23
L’ouvrage déjà cité de DE MAURO offre un panorama de cette influence (p. IV et pp. 366-78).
24
Dans son ouvrage Signs, Language & Behaviour, New York, 1946, Ch. MORRIS distingue la syntaxe (étude
des relations mutuelles entre les signes), de la sémantique (étude des relations entre les signes et ce qu’ils
désignent) et enfin de la pragmatique (étude des relations entre les signes et ceux qui les interprètent).
d’abord fait sentir dans les études touchant à la théorie littéraire. C’est ainsi que la Nouvelle
Rhétorique tenta de dégager le schéma structurel des figures, dans une perspective
exclusivement synchronique (Groupe Mu). De leur côté, les études de poétique centraient leur
attention sur la structure des textes et les relations synchroniques de chacun de leurs éléments
entre eux (Roland Barthes).
La même conception a caractérisé la stylistique descriptive, sous l’influence du
structuralisme de Saussure et des formalistes russes26. Cette stylistique, fondée sur la
synchronie du message, s’intéresse aux structures de signification induites par le système du
texte (et non plus au sens originel, comme le voulait la stylistique génétique). L’œuvre
constituait pour elle un objet (M. Riffaterre, R. Barthes). On sait que l’approche sémiotique
des textes (en particulier la narratologie, cf. A. J. Greimas27) a poussé cette perspective
jusqu’aux dernières conséquences. De là, elle est passée à l’exégèse, avec, notamment,
l’approche narratologique des textes bibliques28.
On le voit : une lecture particulière du Cours de linguistique générale a marqué les
sciences humaines en Europe continentale, privilégiant l’analyse de la langue et des textes
comme un système synchronique, au détriment, bien souvent, de la perspective diachronique.
De ce point de vue, le structuralisme rejoignait certains aspects des théories, bien différentes
par ailleurs, de Noam Chomsky.

1.3. Chomsky : l’absence d’une dichotomie ( )

Dès la fin des années 50, on constate un retour au syntagme et au primat de la logique
avec l’école générativiste de Chomsky. Le générativisme s’intéresse en effet à la différence
entre les structures de surface des propositions du discours et les structures profondes, non
manifestées, dont elles sont issues. De la sorte, loin de se situer dans le sillage de Saussure,

25
Cf. Figures I (Tel Quel), Paris, Éditions du Seuil, 1966, p. 150.
26
Mouvement russe, puis tchécoslovaque qui a introduit la linguistique -notamment saussurienne- dans l’étude
de la littérature, constituant ainsi le structuralisme littéraire.
27
GREIMAS a proposé dans Du sens. Essais sémiotiques (Paris, Éditions du Seuil, 1970, pp. 103-115) une remise
en cause de la dichotomie saussurienne au profit d’une relation entre structure et histoire. La structure d’un état
linguistique serait en fait achronique. Elle représenterait un modèle permettant de produire des messages, donc
de remplir d’événements un espace historique. « De même que la structure atomique se conçoit aisément comme
une combinatoire dont l’univers actuellement manifesté n’est qu’une réalisation partielle, la structure
sémantique, imaginée selon un modèle comparable, reste ouverte et ne reçoit sa clôture que de l’histoire »
(p. 110). L’histoire ne serait alors qu’une actualisation d’une structure virtuelle. Dans cette conception, la
perspective diachronique est ainsi éliminée au profit d’une synchronie qui n’implique plus aucune dimension
temporelle.
28
Quoique sans doute de façon moins virulente, l’influence du structuralisme est également sensible en
ethnologie (Lévi-Strauss), en histoire (F. Braudel), ainsi qu’en philosophie (Michel Foucault, Althusser). On
consultera avec profit les pages que DE MAURO (op. cit., pp. 378-80) réserve à cette question.
Chomsky renoue en fait directement avec la lignée des grammairiens français des XVIIe et
XVIIIe siècles et leur intérêt pour la syntaxe.
Cette école connaîtra un développement spectaculaire outre-atlantique. Elle centrera à
la fois l’intérêt sur la parole et sur la langue (notions d’acceptabilité, dépendantes en dernière
instance du behaviourisme d’un Bloomfield). On demeure en tout cas essentiellement dans le
domaine synchronique. La diachronie, elle, reste totalement ignorée. On pourrait même dire
que le débat sur les relations mutuelles entre les deux perspectives (synchronique ou
diachronique) n’est même pas envisagé en tant que tel. Il est symptomatique, à cet égard, que,
dans les principaux ouvrages de Chomsky, le Cours de linguistique générale soit rarement
cité29. Le retour à la syntaxe révèle dès lors un intérêt primordial pour les relations
syntagmatiques (le mur est élevé), au détriment des relations paradigmatiques
oppositionnelles privilégiées par Saussure (le mur ≠ les murs ; est ≠ sont ; élevé ≠ bas).

Au terme de ce parcours rapide de l’histoire des concepts de diachronie et de


synchronie jusqu’au milieu du XXe siècle, un fait retient l’attention : pendant longtemps, les
linguistes ont tendu à ne privilégier qu’une seule des deux perspectives, même lorsqu’en
théorie ils reconnaissaient l’existence de la dimension opposée. Ainsi, à la synchronie
syntagmatique des Grammairiens du XVIIIe succède l’intérêt pour la diachronie et le
paradigme chez les Comparatistes du XIXe. Au XXe siècle, en revanche, l’accent sera mis
résolument sur la synchronie, tantôt dans la perspective du paradigme (linguistique
saussurienne), tantôt dans celle du syntagme (école générativiste). Toutefois, le besoin de
limiter l’autonomie de ces deux dimensions se fera bientôt sentir.

29
Dans un entretien avec Jean Paris, Chomsky, tout en reconnaissant sa dette envers des linguistes comme
Roman Jakobson, tenait des propos relativement critiques sur le structuralisme:
« Je m’intéresse essentiellement à ce qui détermine les structures qu’on peut déceler et décrire, c’est-à-dire à
leurs principes sous-jacents. Ces principes, nous les découvrons en partant des modèles structuraux comme
d’une évidence, et ces modèles, nous les trouvons, disons, dans l’investigation de la parole réelle, dans
l’utilisation du langage. C’est là que le structuralisme, si j’ose dire, révèle sa carence essentielle : au lieu de se
servir de ce qu’il observe comme d’un point de départ en vue d’une théorie beaucoup plus abstraite et profonde,
il se limite, dans la plupart des cas, au voisinage de la surface. Le structuralisme -peut-être puis-je m’exprimer
ainsi- n’est pas assez théorique » (Entretien de N. CHOMSKY avec J. PARIS, in Hypothèses. Trois entretiens et
trois études sur la linguistique et la poétique, présentations et contributions de J. P. FAYE, J. PARIS, J. ROUBAUD
et M. ROUAT, Paris, Seghers / Laffont, 1972, p. 65). Sur la question de l’influence limitée de Saussure sur
Chomsky, cf. DE MAURO, op. cit., pp. 400-404.
1.4. Les possibilités d’une interaction ( )

Très vite, des linguistes héritiers de Saussure vont souligner l’intérêt d’une étude
conjuguée des deux perspectives. On observe en fait dans une langue, sur le long terme, une
succession de systèmes, une diachronie de synchronies, pourrait-on dire, et certains de ces
systèmes peuvent même coexister30. L’exemple du dialecte corse est à cet égard instructif.
« Après la Seconde Guerre Mondiale, on trouvait en Corse trois termes pour désigner le
‘porte-plume’ : pinna, porta-pinna et le mot français emprunté [porta-pluma]. Les grands-
parents se servaient du premier, les parents du premier et du deuxième (en donnant au premier
une valeur méliorative), les enfants du deuxième et du troisième (en donnant au deuxième une
valeur méliorative). Il n’y a donc pas à un moment donné un seul mais plusieurs systèmes qui
entrent en concurrence et qui projettent ainsi la diachronie dans un état synchronique. »31
D’autre part, la transposition de ces concepts (de diachronie et de synchronie) sur
d’autres types de langages que celui de la parole met en lumière le caractère relatif de
l’autonomie de chaque perspective : « contrairement à une affiche, la synchronie d’un film
n’est pas une image, ou une série d’images considérées séparément, mais l’examen du film
dans sa dynamique »32. C’est pourquoi, pour R. Jakobson, il ne peut y avoir d’étude
synchronique sans analyse diachronique : des changements interviennent constamment à
chaque époque dans un système donné, comme le montrent par exemple certaines tendances
stylistiques qu’imposent les différentes modes culturelles33.

30
L’idée avait déjà été entrevue dans le Cours, mais l’école de Prague (et notamment R. Jakobson) forcera un
peu les thèses saussuriennes dans sa critique de l’antinomie entre diachronie et synchronie. Voir à ce propos DE
MAURO, op. cit., pp. 452-53.
31
J. DUBOIS, L. GUESPIN et al., Dictionnaire de linguistique, Paris, Larousse, 1973, p. 147.
32
Ibid., pp. 218-219.
33
« Les études littéraires, avec la poétique au premier rang, portent, tout comme la linguistique, sur deux
groupes de problèmes : des problèmes synchroniques, et des problèmes diachroniques. La description
synchronique envisage non seulement la production littéraire d’une époque donnée, mais aussi cette partie de la
tradition littéraire qui est restée vivante ou a été ressuscitée à l’époque en question. C’est ainsi qu’à l’heure
actuelle, dans le monde poétique anglais, il y a une présence vivante de Shakespeare (...) tandis que l’oeuvre de
James Thomson ou celle de Longfellow, pour le moment, ne comptent pas au nombre des valeurs artistiques
viables. Le choix qu’un nouveau courant fait parmi les classiques, la réinterprétation qu’il en donne, voilà des
problèmes essentiels pour les études littéraires synchroniques. Il ne faut pas confondre la poétique synchronique,
pas plus que la linguistique synchronique, avec la statique : chaque époque distingue des formes conservatrices
et des formes novatrices. Chaque époque est vécue par les contemporains dans sa dynamique temporelle ; d’autre
part, l’étude historique, en poétique comme en linguistique, a affaire, non seulement à des changements, mais
aussi à des facteurs continus, durables, statiques. La poétique historique, tout comme l’histoire du langage, si elle
se veut vraiment compréhensive, doit être conçue comme une superstructure, bâtie sur une série de descriptions
synchroniques successives » (R. JAKOBSON, Essais de linguistique générale, Paris, Éditions de Minuit, 1963,
p. 212 [traduction de N. RUWET]). On consultera dans cet ouvrage les pp. 74-75, qui traitent de la même
question.
Dans le domaine de l’analyse des figures, P. Ricoeur a montré l’intérêt d’une approche
conjuguée des aspects synchroniques et diachroniques : « Un phénomène comme la
métaphore a des aspects systématiques et des aspects historiques ; pour un mot, avoir plus
d’un sens est, [à] strictement parler, un fait de synchronie ; c’est maintenant, dans le code,
qu’il signifie plusieurs choses ; il faut donc mettre la polysémie du côté de la synchronie; mais
le changement de sens qui ajoute à la polysémie et qui, dans le passé, avait contribué à
constituer la polysémie actuelle, est un fait diachronique ; la métaphore, en tant
qu’innovation, est donc à mettre parmi les changements de sens, donc parmi les faits
diachroniques ; mais en tant qu’écart accepté elle s’aligne sur la polysémie, donc au plan
synchronique. Le mot semble bien être au carrefour des deux ordres de considération, par son
aptitude à acquérir de nouvelles significations et à les retenir sans perdre les anciennes ; ce
procès cumulatif, par son caractère double, semble appeler un point de vue panchronique. »34
Diachronie et synchronie apparaissent donc comme deux dimensions fondamentales
du langage dont l’autonomie relative n’empêche pas l’interaction. La question qui se pose
cependant est celle de savoir si le signe linguistique, et au-delà, le texte littéraire dans son
ensemble, ne peuvent être abordés qu’au sein de cette dichotomie, ou si d’autres dimensions
d’analyse pourraient s’avérer pertinentes.

2. Remise en question d’une dichotomie

Si l’on cherche à dépasser la fameuse opposition saussurienne, deux attitudes sont


possibles : on peut se placer, avec Gustave Guillaume, du côté de l’avant-signe, c’est-à-dire
dans les systèmes conceptuels à l’origine de la formalisation opérée par la langue
(endochronie ou temps intérieur à la pensée en quête de signe), ou bien tenter d’aborder l’au-
delà du signe, c’est-à-dire ce que le signe désigne (sémantique) ou les personnes qu’il engage
(pragmatique).
Des trois dimensions de la linguistique définies par Morris (syntaxe ou système de
signes ; sémantique ou rapport signes-référents et pragmatique ou rapports signes-
utilisateurs), c’est principalement la première que Saussure a exploitée, et c’est à l’intérieur de
cette première qu’il a compris la relation entre synchronie et diachronie. C’est donc surtout

34
La Métaphore vive, Paris, Éditions du Seuil, 1975, p. 157. Il ne semble pas que les deux perspectives
(diachronie et synchronie) aient souvent fait l’objet d’une approche conjuguée en exégèse. On rencontre
fréquemment, en revanche, des études qui abordent successivement les deux dimensions. M.-É. Boismard a
toutefois tenté de les rapprocher en signalant que les problèmes de critique textuelle étaient souvent en fait des
cette perspective qui, jusque dans les années 80, a été explorée dans les études de textes. Or si
l’on veut lire l’œuvre littéraire, il faut d’abord s’adresser aux deux autres : le sens d’un texte
sera révélé, en premier lieu, par la sémantique (qui nous situe dans la ‘métachronie’ : dans le
dépassement du temps de l’écriture, du temps de la forme, pour accéder à l’au-delà du signe
que constitue le sens) et par la pragmatique (renvoyant à l’‘autochronie’, qui fait percevoir la
singularité du sens actualisé : au cours de l’acte de la lecture, le temps du texte et celui du
lecteur deviennent identiques)35.

2.1. L’approche guillaumienne : l’endochronie ( )

Tout comme certains de ses prédécesseurs, Guillaume milite en faveur d’une étude
diachronique des synchronies successives de la langue36. Mais ce qui le distingue surtout de
Saussure, c’est la perspective téléologique qu’il donne à la diachronie37. Saussure, en effet,
comprenait l’évolution diachronique comme un processus aveugle, comme une sorte de

problèmes de critique littéraire (M.-É. BOISMARD, Critique textuelle ou critique littéraire? (Cahiers de la Revue
Biblique 40), Paris, Gabalda, 1998.
35
RICOEUR était sans doute conscient de ce problème lorsque dans Histoire et vérité (p. 78) il soulignait le
caractère double de l’histoire, à la fois structure (unité de l’histoire, ce qui renvoie à une perception de type
synchronique) et événement (multiplicité des événements, perçus dans leur singularité, ce qui nous renvoie à une
perspective pragmatico-sémantique). Alors que la synchronie s’enferme dans la permanence panchronique de la
structure d’une oeuvre, le texte, lui, nous parle aujourd’hui dans son autochronie.
36
A cet égard, l’une des réflexions les plus explicites de GUILLAUME sur la nécessité d’une étude diachronique
des systèmes synchroniques est sans doute la suivante : « La genèse d’une langue [ou diachronie], plus la cinèse
[ou synchronie] résultant d’une interception [sorte d’arrêt sur image pratiqué sur la langue] qui en saisit le
résultat et le systématise, forment additionnées un continuum à trois dimensions offrant l’aspect d’une création
continuée dont la somme, effectuée de moment en moment, augmente sans cesse [puisqu’une langue ne cesse
d’évoluer]. La genèse se développe longitudinalement, depuis les origines, selon l’axe de la profondeur du
temps, et la cinèse, depuis les origines également, sur le plan d’une coupe transversale où, d’instant en instant, se
profile en résultat organisé [en système synchronique] ce que la genèse a antécédemment produit.
La genèse est ce que Saussure appelle la diachronie. Les coupes par le travers portées en genèse livrent
la cinèse organisatrice, qu’il nomme synchronie. L’enseignement du grand linguiste est que la diachronie
intéresse l’axe des successivités et la synchronie l’axe des états. Cette vue du psycho-mécanisme [entendons : de
la cause profonde] du langage n’est pas complète. Il existe en effet une diachronie (une genèse) des états de
système, procédant l’un de l’autre, laquelle intéresse l’axe des successivités [une diachronie de synchronies]. A
cette diachronie d’une espèce particulière correspond l’histoire des systèmes linguistiques dont la linguistique
jusqu’à présent paraît n’avoir soupçonné ni l’intérêt ni la possibilité, encore que ce soit, nous semble-t-il, la plus
belle partie de la science du langage et celle appelée à en être un jour le couronnement » (Langage et science du
langage, Québec, Presses de l’Université Laval, et Paris, Nizet, 1964, p. 166, n. 4). Les gloses que nous avons
ajoutées entre crochets sont destinées à rendre plus explicite la pensée parfois très dense de Guillaume.
37
Tant DE MAURO (op. cit., pp. 454-455) que CHISS (art. cit., p. 103) soulignent l’absence d’une conception
téléologique de la diachronie chez Saussure. Parmi les linguistes qui critiquent cet aspect de la théorie
saussurienne, il convient de citer Eugène COSERIU (Sincronía, diacronía e historia, Montevideo, 1958). Coseriu
remarque en effet l’absence de contradiction entre la notion de système et celle de changement. C’est en effet à
travers une systématisation continue que toute langue se développe. C’est pourquoi Coseriu propose de dépasser
l’antinomie ‘synchronie / diachronie’ en remplaçant la diachronie aveugle de Saussure par l’histoire de la
langue : « Un objet historique [comme celui de la langue] ne sera tel qu’à condition d’être, en même temps,
permanence et succession. En revanche, ce qui n’est que permanence (comme les espèces idéales) ou que
diachronie fatale. Guillaume, en revanche, dira que les locuteurs profitent des ouvertures que
leur fait la diachronie pour privilégier certains types de changements phonétiques par rapport
à d’autres. De la sorte, ceux qui parlent associent toujours plus étroitement le système
conceptuel profond, interne à la langue, révélateur du fonctionnement de la pensée, que
suggèrent les signes linguistiques (c’est-à-dire, ce que Guillaume appellera la psycho-
systématique), au système apparent, sensible, des signes du discours (à la psycho-sémiologie).
Cette tendance serait particulièrement perceptible au niveau de la morphologie (temps des
verbes, système de l’article). Pour Guillaume, en effet, la diachronie est finalisée: « La
causalité dans les langues est simultanément active et permissive. Les causes actives sont
celles qui, phonétiques ou analogiques, agissent mécaniquement sur la langue du dehors. Les
causes permissives résident dans le consentement, -l’approbation-, que l’esprit apporte à
l’activité des premières, lesquelles en l’absence de ce consentement demeureraient sans
pouvoir, de nul effet, pratiquement inexistantes. (...) L’évolution mécanique (...) qui est
aveugle et sans dessein, produit des accidents de toute sorte, de toute direction, et (...) parmi
ces accidents sans but, qui viennent s’offrir, sont retenus seulement par la pensée ceux qui,
fortuitement, servent ses visées, poussent les choses dans le sens où, en quête du mieux, elle
souhaite obscurément les voir aller »38. Et ce linguiste ajoute dans un autre article : « en aucun
cas le sujet parlant ne fera usage d’une variation phonétique dont l’effet sensible à ses yeux
serait de nuire à l’acte d’expression par lui engagé »39. En effet, si l’opposition [ ] / [ ] / [ ]

du français a pu passer, au Québec, à une opposition de type [ ] / [ ] / [ pour les graphèmes


on, an, in, respectivement, c’est parce que l’évolution engagée n’altérait pas la distinction des
trois phonèmes vocaliques. En revanche, l’importance de leur rendement rendait impossible la
fusion de deux de ces phonèmes en un seul : les locuteurs ont préservé la communication
linguistique en évitant de confondre un pan avec un pont ou un pain.
Guillaume propose en fait une hiérarchisation dynamique du couple antinomique
saussurien. Il recherche toujours derrière le système tel qu’il se présente (la psycho-

succession (comme les phases lunaires ou les marées) ne saurait comporter aucune forme d’histoire. » (op. cit.,
p. 273).
38
Langage et science du langage, p. 107. Dans le même ouvrage, Guillaume reviendra un peu plus loin sur la
même idée : la synchronie intéresse l’axe (transversal) des réussites, au niveau du discours, de la langue qui
trouve des expressions sémiologiques plus ou moins fidèles à sa psycho-systématique ; en revanche, la
diachronie représente l’axe (longitudinal) des tâtonnements et des essais, où la langue cherche une expression
adéquate à ses représentations au niveau de la pensée. La synchronie est « le seul [état] (...) dont le sujet parlant
emporte avec soi une connaissance héritée, ne relevant pas de l’étude » (p. 210). Et, dans une note en bas de
page, l’auteur de Guillaume poursuit : « On notera que ce qui se profile sur l’axe des états, ce n’est pas la
formation même de la langue, mais les réussites successives de cette formation. Nous ne connaissons de la
langue que ce qui a été historiquement réussi en nous. Ce qui n’est pas réussi échappe à la saisie par profil et ne
s’institue pas sur l’axe des états » (p. 210, n. 5).
sémiologie) une cause profonde (la psycho-systématique). On dépasse là le comment de la
langue et on s’attaque en amont (en ‘causalité obverse’, dirait cet auteur), au vrai pourquoi.
Que fait Guillaume ? Il subordonne, certes, la diachronie à la synchronie, s’intéressant ainsi à
la succession des états d’une langue. Mais en même temps, Guillaume tente de transcender la
synchronie : ce qui l’intéresse, ce n’est pas tant ce que l’expression linguistique dit en surface
(psycho-sémiologie) mais plutôt les systèmes de pensée, les archétypes conceptuels qui sont à
l’origine de cette expression (psycho-systématique) : la langue en profondeur sous la
réalisation ponctuelle du discours.
Le mérite de cette approche réside dans la recherche, au cœur même de la linguistique,
d’une articulation beaucoup plus dynamique entre nos deux concepts que celle qu’en avait
donnée Saussure. Guillaume souligne en effet leur transcendance : l’important est ailleurs,
dans ce vers quoi pointent diachronie et synchronie, dans la pensée dynamique de l’homme
cachée au sein de la langue. C’est pourquoi il arrivera même à Guillaume d’imaginer que la
dichotomie saussurienne puisse, à terme, paraître caduque : « La linguistique historique,
jusqu’à présent, ne s’est intéressée qu’aux faits relevant de l’observable n°1, qui est le
discours et la momentanéité de ses effets ; il lui faudrait, pour devenir une science complète,
s’intéresser, en outre, aux faits, moins visibles mais non moins réels, relevant de l’observable
n°2, qui est la langue et sa potentialité permanente. La variation historique est une chose, dans
le champ variationnel de l’observable n°2, dont il n’a pas été expressément tenu compte
jusqu’ici. Au cas où la linguistique historique étendrait son observation à l’observable n°2 (la
potentialité de la langue) la distinction saussurienne de la diachronie et de la synchronie
perdrait sa raison d’être. L’explication historique suffirait à tout. Cette extension est, à mes
yeux, l’avenir de la linguistique historique -un avenir immense qui en changera l’aspect. Ainsi
que me le disait Meillet, les faits observés resteront les mêmes, mais ils se ‘masseront’
autrement. »40
Si l’arabe dialectal palestinien, par exemple, oppose chouf (‘regarde’, à l’impératif) à
a-chouf (‘je regarde’, subjonctif) et b-a-chouf (‘je regarde’, indicatif), en ajoutant à chaque
étape un morphème supplémentaire, c’est parce que, dans la pensée (‘l’observable n°2’), le
temps est d’abord conçu in posse [comme pure possibilité] (c’est le cas de l’impératif, par
exemple, qui pose le thème verbal pur : chouf), puis in fieri [en devenir] (subjonctif : a +
chouf), et enfin in esse [réalisé] (indicatif : b + a + chouf)41. C’est précisément l’étude des

39
Op. cit., p. 262.
40
G. GUILLAUME, op. cit., p. 244, n. 6.
41
Les exemples que nous avons donnés dans cette section, à titre purement illustratif, ne se trouvent pas chez
Guillaume.
variations au sein de cet ‘observable n°2’ qui intéressent Guillaume, plus que les changements
effectifs constatés dans le discours (‘observable n°1’). On atteint ainsi chez Guillaume un
dépassement de la dichotomie diachronie / synchronie, en remontant à la source de la langue,
à la potentialité de la langue. C’est pourquoi, pour qualifier la perspective guillaumienne,
nous parlerons volontiers d’endochronie, concept plus large que celui de chronogénèse
évoqué par ce linguiste, puisqu’il dépasse le cadre strict de la morphologie verbale : il s’agit
du temps inhérent à la potentialité de la langue, non manifesté dans le discours, c’est-à-dire du
temps implicite (aussi bref soit-il, il n’en est pas moins réel), que réclame le locuteur pour
penser son discours. Ainsi, avant de concevoir l’action réalisée, le dialecte arabe palestinien
nous invite d’abord, ne serait-ce que virtuellement, à concevoir l’action possible, puis l’action
en cours de réalisation.
Le concept d’endochronie n’a jamais fait l’objet d’une exploitation systématique en
herméneutique. Sans doute permettrait-il d’explorer le processus de maturation du sens chez
le lecteur qui, tout au long de son parcours personnel, revient constamment vers les mêmes
textes, qu’il découvre toujours plus profondément. Du sens littéral du texte, il passerait ainsi
vers ses différents sens allégoriques, puis actualisés, adaptés à sa situation personnelle,
découvrant toujours davantage la richesse inépuisable de sa signification. En revanche, les
dimensions métachronique et autochronique de l’œuvre littéraire, longtemps délaissées, font
de nos jours l’objet d’une recherche approfondie.

2.2. De la philologie à la sémantique : la métachronie ( )


2.2.1. Plaidoyer en faveur de la métachronie

« » : voilà un syntagme qui offre une suite de sept


morphèmes différents42, à la fois successifs (donc, d’une certaine façon, diachroniques,
puisqu’on ne peut les prononcer que les uns après les autres) et reliés de façon structurelle au
sein d’une proposition (synchroniques). Le signifié qu’ils renferment, cependant, ne saurait
être diachronique, puisque l’idée du Verbe fait chair, dans son essentielle unité, n’est pas
équivalente à la succession analytique des morphèmes qu’en proposent les signes du grec, pas
plus qu’à la simple somme des signifiés partiels dénotés par chacun de ces morphèmes.

42
Certains constituent ce que l’on appelle des morphèmes discontinus : ainsi, l’article au nominatif entraîne
automatiquement la désinence nominative de ( et ne représentent donc qu’un seul et même
morphème), et l’augment de est lié à la présence d’une désinence secondaire dans le verbe (morphème
discontinu : ).
Comme dans toute proposition, l’idée exprimée revêt au contraire un caractère simultané,
unitaire, synthétique43.
Par ailleurs, comme toute idée, le signifié du syntagme grec que nous venons de citer
n’est pas non plus réductible à une pure structure d’oppositions, puisqu’il dépasse le cadre
étroit d’un système signifiant, dans la mesure où le sens impliqué transcende la matérialité des
signes employés : la preuve en est que sa traduction, toute imparfaite qu’elle soit, reste
possible dans une multitude de langues. Comme le notait déjà s. Augustin, le temps du
signifié semble en quelque sorte échapper à la contingence du signifiant : « Ecce verbum,
quod fecit animus meus, manet in me ; quod fecit lingua mea, percusso aere, transiit, et non
est. Cum dixeris verbum in animo tuo, et sonuerit per linguam tuam, redi ad animum tuum, et
vide quia ibi est verbum quod fecisti. Numquid sicut mansit in animo tuo, mansit in lingua
tua ? Quod sonuit per linguam tuam, fecit lingua sonans, fecit animus cogitans : sed quod
sonuit lingua, transiit ; quod cogitavit animus, permanet. Hoc ergo fecit corpus, quod fecit
animus, sed non similiter. Fecit enim animus quod teneat animus : fecit autem lingua quod
sonat, et per aerem aurem verberat. Numquid sequeris syllabas, et facis ut maneant ? »44
Les considérations qui précèdent plaident donc pour une analyse du sens dégagée du
carcan de la dichotomie synchronie / diachronie. Il faudrait en fin de compte quitter l’aspect
formel de la langue, dépasser le temps du signifiant, à la fois successif (diachronique) et
simultané (synchronique), mais toujours fragmenté, parce que matériel. Il s’agirait alors de se
centrer sur le temps du signifié, immatériel par définition, qui se présente à la fois comme
l’au-delà du sensible, et comme l’au-delà du temps de l’énonciation, ou de l’écriture
(métachronique). Dans le champ de l’étude des textes, cette perspective permet d’explorer la
potentialité de sens qui y est renfermée, ainsi que les relations que le texte tisse, dans
l’atemporalité du sens, avec d’autres textes (intertextualité). Comme l’explique Etienne

43
Irène TAMBA-MECZ, frappée par le contraste entre la linéarité des signifiants et la globalité des signifiés,
évoque la synthèse sémantique effectuée par l’auditeur, à des degrés divers, en fin de mot, de syntagme ou de
phrase, « sorte de ‘précipitation’ qui aboutit à un résultat sémantique global, en intégrant toutes les données
sémantiques constitutives de l’unité de sens considérée » (La Sémantique (Que sais-je ? n° 655), Paris, P.U.F.,
1991, 2e édition corrigée, p. 48).
44
Traités sur l’évangile de Jean, XX. En voici la traduction : « Le mot issu de mon esprit demeure en moi,
tandis que celui que prononce ma langue, fait vibrer l’air, passe et n’existe plus. Si, en esprit, tu viens de
prononcer un mot et que, sur ta langue, il ait fini de résonner, reviens vers ton esprit et tu verras que le mot que
tu avais prononcé s’y trouve toujours. Est-ce à dire qu’il a demeuré sur ta langue de la même façon qu’il a
demeuré dans ton esprit ? La parole qui a résonné sur ta langue, c’est bien la langue qui l’a produite par
l’instrument de la voix, c’est bien l’esprit qui l’a produite par l’instrument de la pensée : mais ce que la langue a
fait résonner est déjà passé tandis que demeure encore ce que l’esprit a pensé. Ce que le corps a produit, l’esprit
l’a donc également produit, mais pas, toutefois, de la même façon. L’esprit a en fait émis une parole qu’il est
capable de retenir, tandis que la langue a émis ce qui résonne et traverse l’air pour atteindre l’ouïe. Peut-on par
hasard poursuivre les syllabes pour éviter qu’elles ne disparaissent ? »
Gilson45, alors que le signifiant est, par nature, divisible et divisé, la pensée, elle, ne l’est pas :
l’hétérogénéité du signifiant vis-à-vis du signifié est donc radicale.
Parvenu à ce stade de notre réflexion, il paraît opportun de confronter l’herméneutique
issue de la dichotomie saussurienne aux techniques d’interprétation métachroniques qui l’ont
précédée : comment la signification des textes, notamment bibliques, a-t-elle été abordée dans
les commentaires qui précèdent la naissance de la linguistique ? La philologie alexandrine et
l’herméneutique juive ancienne semblent y représenter deux traditions distinctes auxquelles a
souvent puisé l’herméneutique chrétienne.

2.2.2. Les commentaires anciens d’auteurs païens

C’est surtout à travers la philologie que l’on a commencé à disserter sur le sens des
mots dans un texte. La science philologique en tant que telle remonte à l’époque alexandrine :
autour du Musée et de la Bibliothèque d’Alexandrie, une tradition de révision et
d’établissement des textes anciens se fait jour, entraînant des annotations sur le sens des mots
rares. Les premiers commentaires surgissent ainsi des scholies portées en marge des
manuscrits. Cette circonstance aura une incidence décisive sur la forme des explications de
textes littéraires dans l’Antiquité. Mus par le souci de fournir une aide ponctuelle au lecteur
qui butait sur le sens de certains termes peu fréquents, ces travaux s’intéressent au mot
comme élément d’un paradigme, plutôt qu’à ses emplois.
Parmi les commentaires littéraires, ce sont essentiellement ceux des auteurs latins que
nous avons conservés : celui de Servius (sur l’Enéïde) et celui de Donat (sur les comédies de
Térence). Quoique tardifs (ils datent tous deux du IVe siècle de notre ère), ils semblent bien
avoir perpétué une tradition scolaire d’explication de textes46. Dans les deux cas, une
introduction, plus ou moins fouillée, aborde des questions générales sur l’auteur et son œuvre.
Servius présente ainsi « la vie du poète, le titre de l’œuvre, la nature du poème, l’intention de
l’écrivain (scribentis intentio), le nombre de livres, leur ordre »47. L’introduction pouvait
comprendre également un exposé sur le genre littéraire dont relevait le texte, voire un résumé
de l’œuvre commentée: tel est le cas des pages de Donat sur l’origine et le développement de
la comédie, sur les personnages et les circonstances de la première représentation de

45
Linguistique et philosophie. Essai sur les constantes philosophiques du langage, Paris, Vrin, 1969.
46
Cf. sur ce point D. VAN BERCHEM, « Recherche sur la tradition scolaire d’explication des auteurs », Museum
Helveticum 9 (1952), pp. 79-87, ainsi que l’édition du Commentaire sur Jonas de saint JEROME, établie par Y.-
M. DUVAL (Sources Chrétiennes 323), Paris, Éditions du Cerf, 1985 (voir tout spécialement les pp. 28-31).
47
SERVIUS, In Aeneidem, ed. G. THILO et H. HAGEN, Hildesheim, 1961, I, 1, p. 1, l. 13 et ss.
l’Andrienne de Térence. Un commentaire linéaire faisait suite, conduit en principe vers à vers,
parfois même mot à mot. Ce n’est pas tant la portée du texte dans son ensemble, que l’on
éclairait par cette analyse, mais plutôt ses détails: l’explication philologique, minutieuse et
pointilliste, donnait la signification des termes rares ou qui pouvaient sembler obscurs dans un
contexte déterminé48, tout en analysant les figures de rhétorique49. Elle rassemblait parfois
l’ensemble des opinions des commentateurs précédents sur un vers difficile, mais le
commentaire suivait généralement une ligne directrice qui lui était propre et n’hésitait pas à
trancher parmi les différentes interprétations rapportées50. Il arrive également au
commentateur latin de décliner la polysémie d’un terme dans l’œuvre étudiée (ce qui donne
lieu à une série de citations intratextuelles) tout en indiquant le sens précis du mot dans le
passage51. Dans ces conditions, le commentaire s’apparente beaucoup plus à des notes
ponctuant, en bas de page, le texte d’un auteur classique, qu’à une véritable réénonciation de
son contenu.
L’herméneutique impliquée dans ce genre de commentaires semble donc reposer sur
la recherche d’un sens littéral, objectif et unique du texte, correspondant à l’intention de
l’auteur. C’est cette tradition que reprendront à leur tour les Humanistes de la Renaissance, et
qui caractérise encore aujourd’hui, en grande partie, l’esprit des travaux de philologie grecque
et latine.
L’Antiquité gréco-latine nous a également livré un autre type de commentaires : celui
que pratiquaient les différentes écoles philosophiques, notamment à Athènes, sur leurs textes
fondateurs. Par rapport à la tradition des commentateurs alexandrins d’Homère, ces ouvrages
se signalent par des traits qu’imposait la nature particulière des textes étudiés. Les plus
anciens commentaires présentant un texte suivi, sinon complet, que nous ayons conservés sont

48
Cf. SERVIUS, In Aeneidem, I, 1, s.v. qui primus.
49
Ibid., I,1, s.v. arma. Servius reconnaît dans arma une métonymie pour bellum ; quant à arma virumque,
l’expression est interprétée comme une inversion pour virum armaque, d’après l’ordre effectivement suivi dans
la narration.
50
Cf. ibid., I, 1, s.v. qui primus : « Nombreux sont ceux qui se demandent pourquoi, d’après Virgile, Enée aurait
été le premier à venir en Italie: la suite du texte nous apprend en effet qu’avant l’arrivée du fils d’Anchise,
Anténor y avait déjà fondé une cité [Patavium = Padoue]. La remarque est juste, mais, compte tenu de la période
où se situe le récit, Virgile a fait preuve de précision, étant donné qu’à l’époque de l’arrivée d’Enée en Italie, la
frontière de ce pays était marquée par le Rubicon (...). Plutôt qu’en Italie, Anténor est allé en Gaule Cisalpine,
dans la région de Venise. Par la suite, les frontières de l’Italie furent repoussées jusqu’aux Alpes et la nouvelle
situation finit par provoquer la confusion que nous évoquons. La plupart des commentateurs cherchent cependant
à résoudre la difficulté en s’appuyant sur la suite du texte: Virgile aurait ainsi ajouté ‘vers les rives de Lavinium’
(ad Lavina litora) pour éviter toute confusion avec Anténor. Mais l’explication précédente paraît cependant
meilleure. »
51
C’est ce que fait Servius à propos de cano (ibid., I, 1) : « cano est un terme polysémique. Il peut en effet
revêtir trois acceptions : soit celle de ‘louer’, comme dans le passage de regemque canebant (‘et ils louaient le
roi’, VII, 698), soit celle de ‘prophétiser’, comme dans VI, 76 (ipsa canas oro : ‘je te prie de me les prédire toi-
ceux de Proclus (Ve siècle de notre ère) sur plusieurs oeuvres de Platon52. Ce dernier s’appuie
sur les principes dégagés par Jamblique, qui fixe un canon d’ouvrages à lire et formule des
règles d’exégèse.
La méthode de Jamblique, telle qu’on peut la dégager des quelques fragments qui sont
parvenus jusqu’à nous, semble consister à déterminer, pour chaque dialogue, un ou
but général permettant d’interpréter l’ensemble du texte. Les digressions étrangères au
de l’œuvre sont alors considérées comme un (un symbole) de la théologie du texte,
laquelle faisait figure de (modèle ou référence ultime)53: on peut donc parler, pour
le texte platonicien, d’une hiérarchie de sens qui ne sauraient se réduire à la signification
littérale. Une fois reconnu le dessein général de l’œuvre, l’auteur devait signaler la place du
dialogue étudié dans l’ensemble du corpus de Platon et dégager les divisions du texte avant de
procéder au commentaire proprement dit.
Proclus semble suivre pas à pas ce programme. A la fin du prologue à son
Commentaire sur le Timée, il conclut : « J’ai dit quel était le but ( ) du dialogue et
combien noble, j’ai parlé du plan, j’ai montré le merveilleux mélange que constitue sa forme
littéraire, j’ai rappelé toutes les circonstances de l’entretien, j’ai remarqué en particulier
touchant les personnages, combien ils sont appropriés aux présents discours: il siérait donc
maintenant de passer au texte lui-même ( ) et d’examiner chaque mot, dans la mesure
de nos forces. »54
L’explication du texte proprement dite découpe d’abord l’œuvre de Platon par unités
de sens ( ), comprenant souvent plusieurs phrases. Dans un deuxième temps, on
aborde des questions plus particulières, allant jusqu’à expliquer parfois le mot à mot du texte
( ). Ce dosage caractéristique dans l’analyse du syntagme et celle du paradigme est tout
à fait original, car on ne trouve rien de tel dans les explanationes littéraires d’un Servius ou
d’un Donat. « Les commentaires de Proclus sont toujours souplement organisés, en fonction
d’un passage graduel du général au particulier. Le début du commentaire est consacré aux
questions les plus universelles (...) puis l’on passe, petit à petit, à des questions plus
spécifiques soulevées par le texte commenté et l’on en arrive tout naturellement, pour finir, à

même’), soit enfin, comme c’est le cas ici, celle de ‘chanter’. cano signifie, en effet, à proprement parler,
‘chanter’, car les chants de l’Enéïde sont destinés à être chantés. »
52
Nombreux sont en revanche les fragments de commentaires philosophiques plus anciens conservés sur
papyrus. Ils manifestent toutefois les mêmes caractéristiques que les textes ultérieurs qui nous sont parvenus
dans leur quasi-intégralité. Voir à ce sujet H. SNYDER, « Naughts and crosses : Pesher Manuscripts and their
significance for reading practices at Qumran », Dead Sea Discoveries 7/1 (2000), pp. 26-48.
53
Cf. A. Ph. SEGONDS, dans son introduction au commentaire de PROCLUS (Sur le premier Alcibiade, T. 1, Paris,
Les Belles Lettres, 1985, pp. XXIII-XXIV).
des remarques sur des termes particuliers du passage »55. Tout comme dans les commentaires
des textes littéraires, on pratique également le principe cumulatif des opinions précédentes, en
les discutant : selon son propos, Proclus cite Jamblique autant que Longin, Aristote ou
Porphyre aussi bien que Praxiphane ou Atticus.
En définitive, les commentaires anciens des auteurs païens, qu’ils soient littéraires ou
philosophiques, se caractérisent généralement par une intentio ou qui constitue une
véritable clé de lecture. Quant à la nature du sens dégagé par l’explication, elle dépendra
essentiellement du type de texte commenté (littéraire ou philosophique) : tantôt littéral, tantôt
allégorique, le sens de l’œuvre restera en tout cas fortement unifié par le dessein général
reconnu à l’ouvrage. La caractéristique essentielle qui les partage dépend toutefois du sens de
lecture retenu : l’explication des commentaires littéraires, fondée sur l’axe paradigmatique,
s’oppose aux explications des traités philosophiques, qui suivent fondamentalement l’axe
syntagmatique.

2.2.3. Les commentaires juifs de l’Antiquité

Il est hors de notre propos, dans les courtes lignes qui vont suivre, de traiter dans son
ensemble la question fort complexe de l’herméneutique juive dans l’Antiquité et des règles
qu’elle a progressivement dégagées. Nous nous en tiendrons essentiellement à un point de vue
linguistique sur les commentaires suivis rédigés dans l’Antiquité au sein du judaïsme, en vue
de les comparer, dans les principes sémantiques qu’ils mettent en œuvre implicitement, à ceux
des textes païens composés à date ancienne, ainsi qu’aux premiers commentaires chrétiens. Il
va sans dire que le caractère fragmentaire de la documentation dont nous disposons engage à
nuancer la portée des conclusions qui seront proposées.
Soulignons d’emblée l’originalité de l’herméneutique juive dès ses premières
manifestations. Certes, les caractères principaux des deux types de commentaires païens
analysés ci-dessus (l’explication philologique et paradigmatique, et l’exposé philosophique et
syntagmatique) se retrouvent bien dans certains commentaires juifs, mais il est difficile
d’établir une filiation claire entre les deux phénomènes, tant les traditions et le propos sont
différents dans chaque cas. Il paraît fort plausible en tout cas que des influences se soient
exercées, surtout pour ce qui concerne Philon, qui a pu s’inspirer des méthodes d’explication
des philosophes grecs.

54
PROCLUS, Commentaire sur le Timée, trad. J. FESTUGIERE, t.1, Paris, 1966, p.35.
55
A. Ph. SEGONDS, ibid., pp. XLIV-XLV.
Quels sont donc les principaux caractères que l’on peut dégager, à l’aune des
catégories linguistiques évoquées ci-dessus, dans les commentaires juifs de l’Antiquité ? Tout
d’abord, une évolution historique paraît se dessiner. Jusqu’au Ier siècle de notre ère, ces textes
semblent suivre un axe d’interprétation syntagmatique, reprenant l’ensemble du propos du
texte afin de l’expliciter ou d’en dégager des conséquences, les termes difficiles s’éclairant
alors par une sollicitation du contexte. Ce principe apparaît tout particulièrement à
Alexandrie, que le commentaire se veuille allégorique (Philon56), ou littéral (Pseudo-
Philon57). On le rencontre également, quoique en alternance avec l’axe paradigmatique, dans
le milieu palestinien, notamment dans les différents pesher58 découverts à Qumrân. A partir
du IIe siècle de notre ère, c’est au contraire la technique d’interprétation paradigmatique qui
devient exclusive, au point que les commentaires syntagmatiques semblent disparaître. Les
commentaires juifs anciens seront dès lors fondés sur les unités lexicales59 du texte.

56
Voici un extrait d’un commentaire de PHILON (Sur la Création, livre I,7) permettant d’illustrer le type
d’herméneutique qu’il pratiquait :
« Moïse dit qu’ ‘au commencement, Dieu créa le ciel et la terre’, mais il n’entendait pas le mot
‘commencement’, quoi qu’en pensent certains, au sens temporel. Il n’y avait pas de temps, en effet, avant la
création du monde (...). Si donc le terme de ‘commencement’ n’est pas pris ici dans le sens temporel, il est
vraisemblable qu’il signale l’ordre qualitatif, de sorte que ‘au commencement Dieu créa’ équivaudrait à ‘le ciel,
il le créa supérieur’. Il est en effet tout à fait raisonnable que le ciel soit premier par l’origine, étant donné qu’il
est la plus parfaite des choses créées et qu’il est formé de la substance la plus pure, étant donné qu’il allait
devenir la demeure très sainte des choses divines visibles et perceptibles». L’interprétation de Philon, de type
nettement allégorique, réénonce le contenu du texte en exploitant les notions fondamentales de la philosophie
grecque (l’influence du platonisme et celle du stoïcisme caractérisent en effet l’ensemble de son œuvre).
57
On se reportera à la publication récente des Prédications synagogales du PSEUDO-PHILON (éd. par F. SIEGERT
et J. DE ROULET, Paris, Éditions du Cerf, 1999). Il s’agit d’une version arménienne (du VIe siècle) à partir d’un
original grec comprenant deux prédications, l’une sur Jonas, l’autre sur Samson. L’orateur y propose un
commentaire de type syntagmatique, au fil du texte, qui réénonce le récit des deux livres bibliques
correspondants. L’auteur du texte grec serait contemporain de Philon.
58
Cet extrait du pesher de Nahum (Na 1,3-6 : 4Q169), peut donner une idée d’un genre littéraire dont on a
conservé fort peu de témoignages :
« Dans l’ouragan, dans la tempête il fait sa route, les nuées sont la poussière que soulèvent ses pas.
Interpretation ( ) : ‘l’ouragan et la tempête’, c’est le firmament de ses cieux et de sa terre, qu’il a créés. Il
menace la mer, il la met à sec. Interpretation : ‘la mer’, ce sont tous les Kittim [terme désignant à l’origine les
habitants de Chypre descendant des Grecs, puis l’ensemble des Grecs de l’Orient méditerranéen, puis les
Romains]... afin de prononcer contre eux son jugement et de les supprimer de la face de la terre, eux et ceux qui
les gouvernent, dont le pouvoir cessera. (...) » (cf. déchiffrement et traduction anglaise de John M. ALLEGRO
dans Discoveries in the Judean desert of Jordan V, Oxford, 1968, p.37).
Comme on peut le voir, l’interprétation se présente comme un commentaire suivi, au fil du texte, qui développe
le sens prophétique ou eschatologique de son contenu. Dans d’autres fragments, toutefois, le pesher n’hésitera
pas à transformer, dans le commentaire proposé, l’ordre des lettres d’un mot clé du texte (cf. , ‘œuvre’ en ,
‘transgression’, dans 1QpHab 2, 5-6), ce qui pousse le principe du paradigme jusqu'au niveau de la deuxième
articulation du langage (jusqu’aux phonèmes).
59
A cet égard, les targoums (s’il fallait proposer, ne serait-ce que pour certains d’entre eux, une datation
tardive), dans la mesure où ils constituent une traduction glosée (donc syntagmatique) du texte biblique, feraient
exception au principe paradigmatique qui a prévalu à partir du IIe siècle de notre ère. Mais, outre qu’on ne
saurait les considérer comme des commentaires à part entière, la date précise de leur composition reste
controversée. Parmi les commentaires médiévaux, on pourrait considérer comme nettement syntagmatiques ceux
du Gershonide, par exemple, et dans une moindre mesure, ceux de Maïmonide.
Par ailleurs, l’herméneutique juive se caractérise, tout au long de l’Antiquité, par le
sort réservé à la potentialité du sens. Le sens du texte biblique apparaît en effet comme une
dimension d’une richesse inépuisable60. A en juger d’après les commentaires conservés,
l’interprétation y repose souvent sur les rapprochements entre racines et sur la pluralité de
significations possibles pour un terme précis : un mot demeure toujours le symbole d’une
réalité plus élevée. Ce type d’interprétation se rencontre dès la Mishna61. A cet égard,
l’exemple fourni par les textes du Midrash62 reste emblématique. La multiplicité de
significations que revêt chaque mot de l’Ecriture s’appuie parfois (c’est le cas du Midrash
aussi bien que de la Mishna) sur les occurrences variées d’un terme dans d’autres passages de
la Bible. L’Ecriture étant conçue comme un tout unitaire, l’intertextualité (il faudrait plutôt
parler d’intratextualité au sein d’un livre unique constitué par la Bible) est ici de règle. Elle
fonde le caractère à la fois cumulatif et multiple de l’interprétation63.
Cette circonstance conduit finalement à s’interroger sur la clé d’interprétation retenue :
comment concilier la présence simultanée de significations parfois contradictoires pour un
même passage ? La réponse est donnée par l’Ecriture elle-même : « le sens de l’Ecriture ne

60
De ce point de vue-là, la Mekilta de Rabbi Ishmaël, avec son goût marqué pour l’exégèse littérale, fait
exception. La tendance générale des commentaires juifs anciens à explorer les ‘soixante-dix visages de
l’Écriture’ contraste avec l’attention quasi exclusive réservée au sens littéral dans nombre de commentaires
médiévaux (ceux d’Ibn ‘Ezra’ ou de Rashbam [Rabbi Samuel Ben Meir], par exemple).
61
On aura accès à un bon exemple de cette herméneutique à travers la lecture de l’article de Dov HERCENBERG
(« La transcendance du regard et la mise en perspective du tekhelet (‘bleu’ biblique) », RHPR 78/4 (1998),
pp. 387-411) : le terme tekhelet, dans les différentes sources talmudiques et rabbiniques citées, est associé à
différentes racines (celle de kalah, ‘engloutir’ ; de takhelit, ‘but’ ; de kalyl, ‘parfait’) et rapproché de nombreuses
citations bibliques.
62
On se fera une idée de ce type d’herméneutique, qui joue à la fois sur les énumérations, le goût de l’énigme et
l’intertextualité biblique, en lisant cet extrait du Midrash Rabba : « Rav Houna dit au nom de Rav Matna : ‘Le
monde fut créé en considération de trois choses : le prélèvement sur la pâte, les dîmes et les premiers fruits. La
preuve ? ‘Avec commencement [beréchit] Elohim créa’ (Gen. 1, 1). Or par ‘commencement’ (réchit), l’on entend
‘prélèvement sur la pâte’, selon les mots : ‘Prémice (réchit) de votre pétrin’ (Nom. 15, 20). Par
‘commencement’, l’on entend ‘dîmes’, selon les mots : ‘Prémice (réchit) de ton froment’ (Deut., 18, 4). Enfin,
par ‘commencement’, l’on entend ‘premiers fruits’, selon les mots : ‘Prémices (réchit) des premiers fruits de ta
terre’ (Ex. 23, 19) » (Midrash Rabba, I, 4, traduit par B. MARUANI et A. COHEN-ARAZI, annoté et introduit par
B. MARUANI, Paris, 1987, pp. 37-38).
Dans Midrash Rabba I, 10, on s’interroge sur la raison pour laquelle la Torah commence par la 2e lettre de
l’aleph-beth plutôt que par la première. Les motifs invoqués concernent, entre autres, la forme presque carrée de
la lettre beth. Celle-ci ne permet de regarder ni ce qui est au-dessus, ni ce qui est au-dessous, ni ce qui est
derrière, symbolisant par là-même l’idée de ‘commencement’. La lettre n’est en effet ouverte que vers l’avant :
on ne peut donc interroger que sur ce qui est postérieur au jour de la création du monde. Une autre raison
soulignée est celle du sens des mots qui commencent par la 2e lettre (idée de ‘bénédiction’ -barakha, mot à beth
initial- opposée à la ‘malédiction’ -cf.’arira, qui débute par aleph-).
63
L’intertextualité peut être poussée, surtout dans le Midrash, jusqu'à la décontextualisation. Ainsi, dans l’extrait
cité dans la note précédente, le mot réchit se charge en Genèse I, 1 des sens qu’ils revêt dans d’autres passages
de la Torah. D’autres commentaires anciens ou médiévaux, sans doute plus philologiques (Mekilta de Rabbi
Ishmaël, passages exégétiques du Guide des égarés de Maïmonide, etc.) offriront une attention beaucoup plus
grande au contexte. Mais dans les deux cas, le principe paradigmatique sera néanmoins respecté : l’interprétation
s’attache au mot à mot ou au phrasé du texte, plutôt que d’en proposer une réénonciation : l’importance donnée
à la forme exacte du texte conduit à éviter toute reformulation du contenu.
s’épuise pas avec l’explication littérale : d’origine divine, ‘la Torah a 70 faces’ (Nom. Rabba,
13 :15), elle ne peut que susciter une multitude d’approches et d’interprétations. Dans ce
tourbillon où l’on pourrait perdre pied, il reste néanmoins où s’agripper, un roc où arrimer sa
barque. Ce roc, c’est...le texte biblique. C’est lui qui guide l’interprétation, qui la régit et la
nourrit. Et c’est en effet par l’Ecriture que le Midrach commente l’Ecriture. »64
L’attention accordée au paradigme reflète ainsi la conception juive d’après laquelle la
clé de l’Ecriture reste immanente à l’Ecriture elle-même, ce qui permet de valoriser, dans une
grande partie de la tradition juive ancienne (qui connaîtra des prolongements dans le
rabbinisme médiéval65), la manifestation précise de son signifiant, oral ou écrit, et pousse
l’analyse du paradigme jusqu’aux phonèmes (pesher) ou aux graphèmes du texte (Midrash)66.

2.2.4. L’herméneutique chrétienne ancienne

Dans la tradition chrétienne ancienne, deux écoles d’interprétation se distinguent :


celle d’Alexandrie, très influencée par l’herméneutique que pratiquait Philon, et qui distingue,
outre le sens littéral, le sens spirituel et allégorique67, et celle d’Antioche, qui s’en tient
généralement au sens littéral68. Cela dit, dans les deux cas, l’explication porte généralement

64
B. MARUANI, op. cit., p.21.
65
Un simple coup d’œil aux traités de Ibn ‘Ezra’, de Rashbam, de Rashi ou du Nahmanide permet de reconnaître
le caractère atomisé du commentaire, conçu davantage comme des notes sur le texte biblique que comme un
discours sur celui-ci, même si les unités commentées peuvent être parfois plus longues que celles du Midrash
Rabba, par exemple, et s’étendre jusqu’au verset.
66
Nous n’aborderons pas, dans cette section réservée à l’interprétation sémantique ou métachronique des textes
juifs de l’Antiquité, la question de la clé pragmatique ou autochronique que constitue la halakha. En effet,
l’interprétation ultime du texte biblique est donnée dans le judaïsme par la façon concrète de l’appliquer à la vie
quotidienne, véritable introduction du sens biblique ou talmudique dans le paradigme des actions journalières.
En fonction des problèmes nouveaux et des circonstances changeantes de l’existence, l’autorité de la Torah
(écrite ou orale) conduit constamment à un développement de la manière pratique de mettre en oeuvre les mitsvot
ou commandements explicites. Ce développement (halakha) sous-tend la visée de l’ensemble des commentaires
rabbiniques et permet constamment d’actualiser le texte à travers une orthopraxie. On consultera sur ce point les
remarques éclairantes d’É. NODET et J. TAYLOR (Essais sur les origines du christianisme, Paris, Éditions du
Cerf, 1998, p. 241, n. 1).
67
L’exégèse que propose Origène de Genèse 1,1 permettra d’illustrer ce fait :
« Au commencement, Dieu fit le ciel et la terre. Quel est le commencement de tout, sinon notre Seigneur et
Sauveur universel (I Tim 4,10), le Christ Jésus, premier né de toute créature (Col 1,15)? Or c’est dans ce
commencement, c’est-à-dire dans son Verbe que Dieu fit le ciel et la terre selon ce que dit l’Évangéliste Jean au
début de son Évangile : Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était
au commencement en Dieu. Tout par lui a été fait et sans Lui rien n’a été fait. L’Écriture ne parle pas d’un
commencement temporel ; mais elle dit que c’est dans ce commencement qu’est le Sauveur, qu’ont été faits le
ciel et la terre et tout ce qui a été fait. » (ORIGENE, Sur la Genèse, traduction de L. DOUTRELEAU (Sources
Chrétiennes 7), Paris, Éditions du Cerf, 1944). La perspective christologique permet ici de reconnaître le sens
spirituel de ce commencement.
68
Ainsi, lorsque s. Jean Chrysostome commente les premiers versets de la Genèse, il déclare en premier lieu que
Moïse n’a pas pu transmettre d’emblée tout ce qu’il savait, étant donné que son auditoire n’aurait pas pu
comprendre les éléments les plus profonds de sa doctrine. C’est pourquoi, en Gen I, 1, il a dû d’abord parler de la
création des choses visibles, au lieu de commencer son récit par celle des anges. S. Paul, en revanche,
sur un passage dans son ensemble plutôt que sur un mot précis : le primat habituel du
syntagme sur le paradigme caractérise donc l’herméneutique chrétienne primitive. Les
commentateurs chrétiens de langue latine (Augustin, Jérôme69) s’inséreront dans la même
tradition.
Mais l’originalité fondamentale des commentaires chrétiens, et qui rend compte de
l’air de famille qui les distingue, réside dans la clé christologique retenue pour l’interprétation
du texte. C’est bien là ce qui permet de situer l’explication au niveau d’un signifié unitaire, le
Premier Testament étant relu à la lumière du Nouveau, passage par passage, plutôt que mot à
mot. Il va sans dire que, par la suite, les commentateurs chrétiens médiévaux ou modernes, se
sont généralement appuyés sur une démarche similaire.
Ces différences entre la tradition chrétienne et la tradition juive ancienne au niveau de
l’interprétation se retrouvent dans la relation qu’entretiennent l’une et l’autre vis-à-vis des
livres sacrés eux-mêmes : dans le judaïsme, « les exemplaires usagés des rouleaux sacrés ne
sont pas jetés s’ils restent au moins partiellement lisibles, mais ‘enfouis’ dans des lieux
spéciaux (geniza) ; même altérée, la lettre peut encore en être scrutée. Au contraire, le support
matériel de la Bible chrétienne, quoiqu’elle soit un écrit inspiré, n’a jamais fait l’objet d’un tel
soin : ce n’est que proclamée qu’elle est parole de Dieu, et c’est pourquoi le récit de la vie de
Jésus est défini comme ‘bonne nouvelle’ (Mc 1,1) ».70 La clé de l’Ecriture, dans le
christianisme, apparaît en effet, non plus dans son signifiant, mais dans son signifié

« enseignait sous la conduite de l’Esprit ceux qui acceptaient sa doctrine. C’est en effet la différence et la
capacité de l’auditoire qui fonde la différence dans le propos : vois comment, dans son épître aux Ephésiens, il
(...) leur parle autrement : ‘Parce qu’en Lui, Il a créé toute chose, ce qui est aux cieux et ce qui est sur terre, les
choses visibles et invisibles, Trônes et Souverainetés, Autorités et Pouvoirs, tout fut créé par Lui et en Lui’»
(Homiliae in Genesin, II, 3 ; PG, T. 53, col. 29). Cet extrait montre comment, sans faire à aucun moment
référence au sens spirituel contenu dans les versets de la Genèse, Jean Chrysostome en donne néanmoins la clé
christologique par le rapprochement de textes majeurs du NT : ce que Moïse aurait pu dire, il n’a pu l’exprimer
eu égard aux circonstances de son auditoire. Pour l’école d’Antioche, le sens christologique reste en quelque
sorte virtuel dans la pensée de Moïse, sans être contenu pour autant dans le texte.
69
Disciple de Donat, s. Jérôme offre la particularité de tenir, à la fois, de la tradition des commentaires fondés
sur la dimension paradigmatique du texte, chère aux philologues de l’Antiquité (ce qui lui permet notamment
d’éclairer le mot à mot originel, grec ou hébreu, du texte), et de celle des premiers Pères de l’Église, lesquels
s’appuient sur le sens général des grands ensembles. Il reconnaît par ailleurs tout autant la valeur du sens littéral
que celle du sens allégorique ou spirituel. L’extrait suivant donne une idée de son herméneutique :
« ‘Au commencement Dieu créa le ciel et la terre’. La plupart comprennent : ‘Dans le Fils, Dieu créa le ciel et la
terre’ (...). Que cette interprétation soit erronée, c’est ce que la vérité du texte lui-même manifeste. Car la LXX
(...) a compris ‘au commencement’. En outre, le texte hébreu porte BRESITH (ce que Aquila traduit par ‘En
tête’), et non pas BABEN (ce qui voudrait dire ‘Dans le Fils’). Voilà pourquoi on s’appuiera davantage sur la
signification du texte (secundum sensum) que sur la traduction des mots (secundum verbi translationem) pour
rapporter cette expression au Christ, lui qui, dans l’ouverture même de la Genèse, tout comme dans le prologue
de l’évangile de Jean, est reconnu pour Créateur du ciel et de la terre. C’est la raison pour laquelle le Christ dira
de lui-même au Psaume 39 (verset 9) : ‘Au commencement du livre, il est écrit sur Moi’, entendons, au
commencement de la Genèse. Et l’évangile nous dit : ‘Tout fut créé par Lui, et sans Lui, rien ne fut créé’ (Jn 1,
3)» (Liber Hebraicarum quaestionum in Genesim, Migne, PL 23, col. 937-939).
70
É. NODET, « De l’inspiration de l’Écriture », RB 104 (1997), 237-274, p. 268.
christologique, et comme le rappelle l’Apocalypse, la Bible constitue un livre scellé dont
personne ne peut briser les sceaux si ce n’est l’Agneau immolé : le Christ est donc à la fois
celui qui accomplit l’Ecriture et qui en donne l’interprétation, comme les disciples d’Emmaüs
ont pu en faire l’expérience71.
Ainsi donc, les commentaires juifs et chrétiens de l’Antiquité semblent se distinguer
par une différence d’attitude vis-à-vis du texte sacré. Alors que l’herméneutique juive
ancienne se fonde sur l’étude de l’Ecriture, et se nourrit des discussions savantes des écoles
rabbiniques dans une attitude révérencielle envers le texte écrit, l’herméneutique chrétienne se
fonde sur la proclamation du mystère de Jésus, qu’elle réénonce dans un cadre homilétique72,
oral : le commentaire chrétien vaut dès lors pour lui-même, comme un discours autonome et
non pas comme une annotation du texte biblique. De la Bible, il dégage des péricopes qu’il
réexpose en les actualisant. Il ne repose donc pas sur le souci de préserver les interprétations
des commentateurs précédents ni de les énumérer. Les commentaires juifs, en revanche, plutôt
que de réénoncer le texte sacré, portent sur lui un regard destiné à en scruter la signification,
dans une attention extrême à l’écrit, à sa forme, dont les moindres détails sont signifiants. Une
édition comme celle des Miqre’ot gedolot, qui enchâsse le texte biblique dans ses
commentaires, apparaît ainsi caractéristique de l’herméneutique rabbinique73.
Enfin, les deux traditions d’interprétation s’opposent par la clé de lecture retenue pour
le texte sacré : dans un cas, la Torah interprète la Torah, et la multiplicité des sens invoqués
pour un mot déterminé (principe de la mahloqet) conduit à une conservation cumulative des
différentes opinions ; dans l’autre, la conviction que le Christ accomplit les Ecritures pousse à
rechercher un sens unitaire de la Bible et aboutit à l’étagement des différents sens, du littéral
au spirituel, dans une cohérence qui est recherchée en dehors de la matérialité du texte, dans
ce vers quoi il pointe. Certes, les deux traditions connaissent des variations dans l’attention

71
Cf. ibid., p. 268. Dans le NT, l’Écriture est constamment relue à la lumière des Paroles du Christ et du Mystère
pascal : foi et compréhension de la Bible apparaissent alors liées, cf. Jn 2,22 : « Aussi, quand il se fût relevé
d’entre les morts, ses disciples se souvinrent que c’était cela ce qu’il avait voulu dire [‘Détruisez ce sanctuaire
(celui de mon corps) et en trois jours je le relèverai’], et ils prêtèrent foi à l’Écriture et à la parole qu’il avait
prononcée. »
72
L’influence de la rhétorique grecque chez quelques-uns des premiers Pères de l’Église (Jean Chrysostome,
Augustin) est en fait déterminante.
73
Il peut être significatif, à cet égard, d’évoquer le genre des Chaînes, dans l’interprétation chrétienne, qui se
rapprochent, par certains côtés, de celui des Miqre’ot gedolot ou du Midrash. Des caractères spécifiques les en
distinguent cependant : tout en citant les commentaires d’un ou plusieurs Pères de l’Église sur un verset
déterminé, les Chaînes ne visent pas l’exhaustivité des témoignages. Elles cherchent en fait à garder la continuité
générale propre au commentaire syntagmatique (comme le suggère précisément le nom de ‘chaîne’) et pourraient
à la limite se passer du support du texte biblique. Enfin, leur destinée est significative. Certaines chaînes
deviendront en effet des commentaires, ou des homélies, à partir du Xe siècle, et la boucle sera alors bouclée :
les chaînes sont nées du discours homilétique et y retournent (cf. P. M. BOGAERT et al., Dictionnaire
encyclopédique de la Bible, Turnhout, Brepols, 1987, s. v., p. 256).
accordée, selon les écoles, au sens littéral, tantôt conçu comme exclusif, tantôt considéré
comme un signe conduisant à la signification spirituelle. Mais ce qui caractérise chacune des
deux herméneutiques, c’est la dimension linguistique retenue pour le commentaire : le critère
du paradigme s’oppose généralement à celui du syntagme. On pourrait sans doute avancer, au
risque de paraître schématique, que dans un cas (judaïsme), la synchronie (ensemble des
occurrences du même mot dans la Torah) semble donner la clé de la signification
métachronique, puisque c’est à travers le paradigme que le sens du texte est exploré, alors que
dans l’autre (christianisme), c’est la métachronie générale reconnue au texte (sa visée
christologique) qui en éclaire la synchronie74.

2.2.5. Exégèse et linguistique

Avant de conclure cette section consacrée à la lecture métachronique des textes sacrés,
il paraît opportun de réévaluer son intérêt pour la période actuelle. Il nous semble en effet que
l’exégèse chrétienne, tout en gardant la clé christologique, si féconde, que lui reconnaissent
traditionnellement les interprètes, gagnerait à s’appuyer davantage aujourd’hui sur les acquis
linguistiques récents. On ne peut manquer en effet d’être frappé par l’absence de coopération,
presque générale tout au long de l’histoire de l’exégèse, entre la linguistique et les recherches
métachroniques. Jusqu’à présent, les textes bibliques ont été commentés, tantôt d’après les
acquis linguistiques, mais sans recourir pour autant à la métachronie (XXe siècle : approches
synchroniques ou sémiotiques des textes bibliques), tantôt dans un souci nettement
métachronique, mais sans pouvoir s’appuyer sur une science linguistique qui restait encore à
fonder (exégèse traditionnelle). Or les percées des sciences du langage permettent de nos
jours une élucidation beaucoup plus fine des textes anciens. Pour ne citer que le domaine du
grec, on rencontre au XXe siècle des études sémantiques fondées sur certaines classes
morphologiques (s’attachant aux formes et à l’emploi de certains thèmes temporels75, de

74
Serait-il téméraire de suggérer que, dans l’herméneutique juive, le sens est scruté dans l’immanence du texte,
dans son en deçà, tandis que dans l’herméneutique chrétienne celui-ci est recherché dans sa transcendance, dans
son au-delà ? L’herméneutique juive semble en effet reposer sur ‘l’émulsion’ du sens, sur sa fragmentation au
sein de petites unités, en vertu d’un enveloppement du signifié qui peut revêtir parfois une triple dimension :
a) le signifié est tout d’abord recherché au sein du signifiant plutôt que dans sa visée puisque c’est la Torah qui
reste la clé de lecture de la Torah
b) le signifiant repose souvent sur la forme écrite plutôt que sur la forme orale (l’écriture consonantique du texte
poussant en quelque sorte à loger la tradition orale -les voyelles- au sein de l’écrit -les consonnes-)
c) le signifiant est lui-même parfois décomposé dans les unités de deuxième articulation, au niveau de l’oral
(phonèmes) ou de l’écrit (graphèmes).
75
Cf. P. CHANTRAINE, Histoire du Parfait grec, Paris, Champion, 1926.
certaines formations suffixales76), lexicales77, ou syntaxiques78, qui permettent d’approfondir
notre analyse et notre compréhension du grec classique. Malheureusement, dans une large
mesure, le champ des études sémantiques du grec koinè (et plus particulièrement, celui du
grec koinè à substrat sémitique, écrit et parlé en Egypte ou en Terre sainte au tournant de
notre ère) reste encore en friche79. Il est donc permis d’espérer que les linguistes, dans les
années à venir, explorent davantage le grec koinè levantin, afin de mieux servir l’intelligence
des textes inspirés.

2.3. Du sujet à l’événement : l’approche pragmatique (autochronie) ( ! !


)

Une dernière voie pour dépasser la dichotomie saussurienne est celle qui consiste à
quitter le système de la langue pour s’intéresser à ses utilisateurs et à la façon dont ils
actualisent le message80. On pourrait dès lors parler d’autochronie : la lecture (ou l’écoute)
relève en effet du temps du sujet. Pour ce dernier, le temps de l’oeuvre et celui de l’acte de
lecture s’identifient.
En fait, alors que dans la méthode structuraliste l’oeuvre était considérée comme un
objet, dans une herméneutique centrée sur le rôle du lecteur l’oeuvre sera considérée comme
un sujet, « c’est-à-dire une activité spirituelle qu’on ne peut comprendre qu’en se mettant à sa
place et en lui faisant jouer de nouveau en nous son rôle de sujet »81. En d’autres termes, le
lecteur doit rechercher la position de l’énonciataire de l’œuvre, et chercher à atteindre son
énonciateur à travers les marques que ce dernier a laissées dans le texte.
Appliquée à la Bible et à la notion d’inspiration, cette approche de l’œuvre littéraire
peut se révéler féconde. Comme le rappelle E. Nodet, « (...) le fait que le Nouveau Testament

76
Cf. E. BENVENISTE, Noms d’agent et noms d’action en indo-européen, Paris, Klincksieck, 1948.
77
Cf. A. CORLU, Recherches sur les mots relatifs à l’idée de prière d’Homère aux Tragiques (Études et
commentaires 64), Paris, Klincksieck, 1966.
78
Cf. S. AMIGUES, Les subordonnées finales par " en attique classique, Paris, Klincksieck, 1977.
79
C’est principalement sur les questions lexicographiques qu’on porté les études sémantiques récentes
consacrées au grec koinè. Dans les autres domaines, les recherches ont été à peine entamées. Ainsi, par exemple,
le seul ouvrage systématique consacré aux prépositions du grec du Ier siècle de notre ère est celui de Paul
REGARD, Contribution à l’étude des prépositions dans la langue du Nouveau Testament, Paris, Ernest Leroux,
1919.
80
Peu importe que les auteurs que nous abordons dans cette section aient précédé de loin la naissance de la
pragmatique institutionnelle, ou aient tenu à s’en démarquer : leur réflexion s’appuie en tout cas clairement sur
l’aspect communicatif du langage ou de l’oeuvre littéraire, et c’est à ce titre que nous la qualifions d’approche
pragmatique, au sens de MORRIS.
81
G. POULET, Les lettres nouvelles, 24 juin 1959, cité par G. GENETTE, Figures I, p. 158.
soit déclaré inspiré exprime que, par l’Esprit, il peut être rendu présent au lecteur-auditeur, s’il
se met en quête de la position de l’énonciataire et se laisse instituer comme sujet. »82

2.3.1. La lecture comme événement : Bakhtine

S’il est vrai que l’intérêt pour le rôle du lecteur dans la construction du sens apparaît
comme relativement novateur dans l’histoire de l’étude des textes, il compte néanmoins dans
les années 20 de glorieux précurseurs.
Tel est le cas de Mikhaïl Bakhtine. Dès 192483, ce critique russe reproche au
mouvement des formalistes de s’occuper davantage du matériau des oeuvres littéraires (le
langage) que de l’intention créatrice (point de vue esthétique). D’après Bakhtine, la forme
d’une œuvre est esthétiquement signifiante parce qu’elle procède « d’un homme et de son
corps »84. L’indissolubilité du lien forme-fond, ici affirmée avec force, sera souvent signalée
par la suite. Le rôle du lecteur dans la littérature apparaît dès lors comme essentiel. C’est lui,
en effet, qui doit percevoir la forme esthétique, faute de quoi l’œuvre littéraire serait réduite à
son contenu, à son message brut. Ainsi, « dans la perception non littéraire d’un roman », le
lecteur peut « éprouver les émotions des personnages, vivre leurs aventures, leurs succès,
leurs échecs »85 sans atteindre pour autant une perception esthétique de l’œuvre.
Bakhtine évoque surtout les notions d’objet (l’œuvre littéraire) et d’événement (temps de
la lecture : temps de la subjectivation, où un sujet -le lecteur- se constitue par sa lecture) et
conclut à l’unité de ces deux notions dans l’acte de lecture :
« Une unité n’est pas celle de l’objet, ni de l’événement, mais l’unité d’un embrassement,
d’une inclusion de l’objet et de l’événement. Ainsi le début et la fin d’une œuvre, du point de
vue de l’unité de la forme, sont le commencement et la fin d’une activité : c’est moi qui
commence et c’est moi qui finis »86.

2.3.2. La lecture comme intersubjectivité : Meschonnic

C’est par un cheminement différent qu’environ 50 ans plus tard Henri Meschonnic
aboutira à une position de principe proche de Bakhtine, dont il subit d’ailleurs l’influence. Lui

82
E. NODET, art. cit., p. 263.
83
M. BAKHTINE, « Le problème du contenu, du matériau et de la forme dans l’œuvre littéraire », (1924) in
Esthétique et théorie du roman (‘Tel’), Paris, Gallimard, 1978.
84
Op. cit., p. 31.
85
Op. cit., p. 71.
aussi commence par se livrer à une critique des conceptions issues du structuralisme qui
gomment les notions d’historicité, de valeur et de sujet, qu’il entend réhabiliter.
Sa relecture -assez personnelle- de Saussure lui permettra d’en retenir les notions de
valeur et de système et de proposer de remplacer la dichotomie signifiant / signifié par l’unité
du signifiant, porteur de signifiance, multiple, structurel. Le signifiant retrouve alors sa valeur
de « participe présent du verbe signifier, conçu comme un continu culturel et subjectif du
sujet à son propre langage »87. C’est tout le discours (intonation, phonologie, syntaxe,
organisation du discours) qui est producteur de signifiance, sans qu’il y ait pour autant
d’opposition entre signifiant et signifié, entre forme et sens, entre la pensée et son expression.
Dès lors, l’écriture est considérée comme l’une des modalités de la signifiance : l’œuvre et
son événement deviennent inséparables.
Cette relecture de Saussure est liée à celle de Benveniste, notamment à celle de sa
distinction entre le niveau sémiotique de la langue et le niveau sémantique du discours88.
Farouchement opposé à l’approche sémiotique de la littérature, Meschonnic postule que
l’œuvre littéraire se comprend comme un discours, fortement subjectif, revêtu d’historicité.
Dans ce contexte, le lien entre une écriture et le sujet (qu’il soit l’énonciateur ou le
lecteur) assimile l’œuvre littéraire à un type particulier de discours. La littérarité d’une œuvre
sera dès lors définie par la faculté « intersubjetive » dans la mesure où plus un texte porte la
marque d’un sujet, plus il tend vers l’universalité. De façon paradoxale, l’universalité d’une
œuvre résidera donc dans sa dimension interpersonnelle, transpersonnelle. Elle impliquera en
même temps une dimension transhistorique : c’est-à-dire qu’elle se reconnaît à sa faculté de
signifier en dehors de son contexte historique. Lorsqu’une œuvre devient elle-même sa propre
référence, elle n’a plus besoin de son contexte historique pour être actualisée, pour être
comprise : c’est le signe que le sujet est inscrit dans son discours.
« (...) la plupart des discours sont inscrits dans une situation, ne se comprennent
qu’avec elle. L’unité alors se compose d’eux et de leur situation. Quand la situation passe, ils
passent avec elle. Mais l’unité du texte (...) est une unité d’écriture, subjective (...), distincte
des unités rhétoriques, narratives, métriques, qu’elle contient, et qu’elle informe. »89
H. Meschonnic considère en fait le texte comme un embrayeur, c’est-à-dire un
morphème employé dans le discours pour faire référence à la situation d’énonciation. En effet,

86
Op. cit., p. 76.
87
H. MESCHONNIC, La rime et la vie, Paris, Verdier, 1989, p. 49.
88
Cf. E. BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, II, Paris, Gallimard, 1974 : voir tout spécialement les
pp. 43-66 (‘Sémiologie de la langue’) et 215-238 (‘La forme et le sens dans le langage’).
89
H. MESCHONNIC, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Paris, Verdier, 1982, p. 73.
le texte ne signifie qu’en relation au je-ici-maintenant (embrayeurs dans un discours) de son
écriture ou de sa lecture -ce qui est une forme de réécriture : le lecteur réénonce le texte qu’il
lit, en devenant à son tour le je de l’écriture. Le texte sera donc « un opérateur de glissement
(...) indéfiniment porteur du rapport avec un lecteur toujours nouveau, malgré le
vieillissement de la langue»90.
Chez Meschonnic tout comme chez Bakhtine, l’autochronie apparaît donc sous un double
aspect. Elle représente pour le texte une clé d’interprétation et une dimension constitutive à la
fois : clé d’accès au texte, dans la mesure où elle est la cause de son éternelle actualisation, et
fondement de ce dernier lequel, sans autochronie, ne pourrait plus parler.

3. Contrepoint

Au terme de cette réflexion, l’incidence de la dimension temporelle sur les différents


paramètres textuels apparaît sans doute beaucoup plus riche que ce que l’opposition classique
entre synchronie et diachronie permettait de supposer. Il apparaît en effet nécessaire, pour la
lecture d’un texte, de dépasser la dichotomie saussurienne pour envisager également les
perspectives qui transcendent la clôture du signifiant, celles que nous avons qualifié de
métachronie et d’autochronie notamment.
En réalité, depuis la fin du XIXe siècle, les sciences du langage ont suscité trois
approches fondamentales du texte : l’approche génétique dans le sillage de la Grammaire
Comparée, l’approche descriptive marquée par le Cours de linguistique générale et
l’approche de Bakhtine et Meschonnic que l’on pourrait qualifier d’ « historiciste »91. Ces
trois approches, quoiqu’ayant marqué tour à tour une période particulière de l’histoire des
sciences de la communication, semblent finalement complémentaires, dans la mesure où
chacune révèle un aspect partiel du texte, message organisé par un énonciateur afin d’être
interprété par un énonciataire.
La variété du vocabulaire grec relatif à la parole et à l’acte d’élocution nous permettra
de mieux cerner les enjeux de ces différentes théories.
A première vue, le texte littéraire, et a fortiori le texte biblique, est (expression,
formule, mot) : il se dit, il n’en finit pas de se dire. Il est également (parole, discours

90
H. MESCHONNIC, Pour la Poétique II, Paris, Gallimard, 1973, p. 337.
91
Nous entendons par là une approche qui fait référence à l’ « historicité » du texte, c’est-à-dire à sa spécificité
en tant que texte, renvoyant à un sujet, le lecteur, qui, au cours de la lecture, actualise son sens hic et nunc. Sur
une définition semblable du terme « historicité », cf. G. DESSONS, Introduction à la poétique, Paris, Dunod,
1995, p. 264.
prononcé et conçu comme un résultat, comme un tout porteur de sens), dans la mesure où il
dit (tout court) : il est donc et à la fois. Ce - se manifeste par une
(élocution, façon de dire, style), côté palpable des signes, versant sensible du discours92.
Avant Saussure, le texte apparaissait comme (contenu) ou (forme), mais
toujours (vrai, réel, originel), fidèle reflet de son auteur, sous l’influence, notamment,
de la Grammaire Comparée. Les structuralistes qui se réclament de Saussure, eux, se sont
intéressés au système que constituent les éléments du texte : ces derniers représentent d’après
eux des (mots du dictionnaire) ou encore des (mots matériels effectivement
prononcés, éléments lexicaux). A partir de Chomsky, le texte va devenir ! formule close
sur elle-même, produit d’une transformation de ses structures profondes ( ).
Chez Guillaume, le discours a été envisagé comme le produit d’une pensée, issu
d’un . Avec le développement de la pragmatique, enfin, le texte est apparu de plus en plus
comme un ! un texte qui parle aujourd’hui à ceux qui l’écoutent ( ) ou le lisent
( ) parce qu’il se dit depuis toujours.
Il nous semble cependant que l’on aurait intérêt à s’interroger davantage, surtout dans
le cadre des textes anciens, notamment bibliques, écrits dans une langue et dans des formes
littéraires qui ont cessé d’être vivantes depuis longtemps, sur le du texte et la
(sens, signification) qu’il renferme, dans ses unités lexicales et syntagmatiques, ainsi que dans
ses formes discursives. Ce n’est que dans cette mesure qu’il pourra plus clairement faire
entendre sa voix et redevenir .

92
Voir sur ce point G. GENETTE, Fiction et diction (« Poétique »), Paris, Éditions du Seuil, 1991, étude n° 4.

Vous aimerez peut-être aussi