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Route d’Englisberg 89
sous la direction de :
Coordonnateur responsable
Re-Edition 2006
LA KABBALE
ou la
Dialectique de la Création
Comment un philosophe pourrait-il avoir besoin
d'un kabbaliste?
Ta pensée a déjà exploré tous le recoins de la
création et tu l'as conquise par tes démonstrations
irréfutables.
En quoi te serais-je utile ?
Le philosophe et le kabbaliste
INTRODUCTION GENERALE
ET
PRÉSENTATION DES OUTILS UTILISÉS
DANS CETTE ÉTUDE
A. orientation de notre étude
Dans la tradition chrétienne également, on trouve quatre sens : le sens littéral auquel
s'ajoutent trois sens spirituels, l'allégorie, la tropologie et l'anagogie. Tentons de mettre
en parallèle ces deux conceptions :
- La plus grande difficulté dans cette tentative de parallélisme est la place du דרש
[drash] en regard du sens tropologique ou "moral", car le דרשcouvre un champ bien
plus large et se présente plutôt de prime abord comme un commentaire mythologique
du texte; en voici un exemple (Bereshit Rabba, II, 2) :
Cet exemple suffit à comprendre que le דרשdéborde très largement le sens tropologique
et est étranger à la distinction des "quatre sens de l'Ecriture" dans l'optique chrétienne.
Inversement l'enseignement moral peut se trouver dans tous les niveaux du פרדס
(acronyme de סוד, דרש, רמז, פשטqui signifie "Paradis", celui dans lequel précisément
sont entrés les quatre Rabbis). Il semble donc que le parallélisme, bien que justifié
historiquement, soit très limité. Il faut théoriser autrement le פרדס. Pour cela il faut
analyser dans chacune des traditions la façon dont les sens sont ou non liés entre eux.
Dans le christianisme, on opère un saut méthodologique entre le sens littéral et les sens
spirituels; le premier s'intéresse à ce que dit le texte, les seconds à ce que symbolise le
signifié littéral; et les sens spirituels sont liés entre eux, à partir de la figure centrale du
Christ, ce qui peut se schématiser ainsi :
La doctrine des quatre sens est donc très largement close par la figure du Christ en
laquelle se résout l'ensemble des significations du monde. Elle quitte le signifiant du
texte pour faire de son signifié la base de son interprétation spirituelle; de ce fait le
signe spirituel est un rapport entre deux choses liées analogiquement; c'est un rapport
symbolique qui trouve sa perfection dans le Christ.
Il en va tout autrement dans le judaïsme. La pensée juive ignore cette distinction entre
signifiant et signifié, et par là est incapable de ce détacher du texte pour faire des choses
un signifiant symbolique; bien que les symboles ne soient pas absents de son analyse,
elle n'en fait absolument pas un usage systématique. En un sens, les Juifs sont bien
"esclaves de la lettre" car jamais ils ne sortent de la perspective textuelle. Jamais la
Torah ne renvoie à autre chose qu'un texte, et les quatre niveaux d'interprétation restent
dans une telle perspective, c'est-à-dire qu'ils se constituent eux-mêmes en textes
indépendants; par là, il n'y pas de pensée systématisée des rapports entre les différents
niveaux.
Mais en conséquence il n'y a pas dans la pensée juive de clôture du sens; puisque
chaque niveau d'interprétation se constitue en texte, il est lui-même objet
d'interprétation et ceci à l'infini;
On est donc en présence de deux philosophies différentes du texte. Dans le
christianisme, le Christ apporte une clôture définitive du sens de l'Ecriture et du monde
en les sublimant, en les transcendant. Ce qui importe, c'est le signifié christique qui se
donne dans l'Evangile. Au contraire dans le judaïsme le Messie joue un rôle exactement
inverse puisqu'il n'est pas venu et qu'en un sens il est toujours à-venir sans jamais être
là; il y a donc prolongation indéfinie du signifiant sans qu'on atteigne jamais un signifié
définitif, et l'exégèse n'est pas là pour prendre acte de l'arrivée du Messie, mais pour le
faire arriver.
Ce titre peut sembler paradoxal après qu'on a dit que l'exégèse juive ne quittait jamais le
texte; mais en fait, si elle ne quitte pas l'élément textuel, les nouveaux textes qui se
constituent dans l'interprétation s'éloignent très fortement du signifiant explicite de
base. Nous nous baserons pour cette analyse sur l'étude très pénétrante d'Henri Atlan :
"niveaux de signification et athéisme de l'Ecriture" (in Colloque des intellectuels juifs
de France : La Bible au Présent).
Le פשטne se limite pas à l'explicite du texte mais propose aussi des analyses de
l'implicite, en tant qu'on peut raisonnablement le retrouver dans le texte; il n'est pas une
simple paraphrase du texte, il en est une véritable interprétation exhaustive, mais sur le
même niveau, le niveau du présent dans le texte. C'est pourquoi à ce niveau il peut y
avoir contradiction entre les différents commentateurs, ce qui n'est plus possible par la
suite; "la question même pour un commentaire d'avoir raison par rapport à un autre n'a
de sens qu'au niveau du פשטet ne se pose pas ailleurs".
Le רמזse base sur les allusions du texte, c'est-à-dire ce dont l'absence est marquée dans
le texte; soit que ces allusions soient réelles, soit qu'on prenne certains de ses éléments
comme allusifs, tels que les mots ou tournures rares ou incongrus. Une allusion ou
plutôt un manque réel, c'est par exemple le verset (Gn. 4, 15) : "Quiconque tue Caïn,
sept fois on se vengera de lui". Ici, le texte entretient une ambiguïté sur ce à quoi le
deuxième membre de la phrase renvoie; est-ce le meurtrier de Caïn dont on se vengera
ou du crime de Caïn ?
Mais parfois le texte n'est pas incomplet et son פשטse suffit à lui-même; seulement
certaines expressions, ou certains mots, ou certaines situations attirent l'attention pour
une raison ou pour une autre, et le commentaire les considère comme faisant allusion à
quelque chose d'autre. Par exemple dans le livre de Ruth (2, 14) on trouve cette
expression : "Approche-toi ici ([ )ֲהםלםhalom], tu mangeras du pain et tu tremperas ton
morceau dans du vinaigre". Si le sens obvie ne pose pas de problèmes, le mot ֲהםלםest
rare et ne se rencontre que dans un autre verset (II Sm.7, 18) : "Le roi David est arrivé
et s'est assis devant Dieu et il a dit : qui suis-je Seigneur mon Maître et qu'est ma
maison que Tu m'aies amené jusqu'ici ("? )ֲהםלם. Ce parallélisme, joint au fait que Ruth
est l'initiatrice de la lignée davidique, permet d'interpréter le premier verset comme une
allusion prophétique de Boaz. "L'approche de Ruth vers Boaz fait ainsi allusion à
l'approche de David, descendant de Ruth, vers la royauté". Suit alors dans le Midrash
une discussion sur la portée messianique de la fin du verset. A partir de ce niveau on ne
peut plus parler d'interprétations qui se contredisent; il y a une simple juxtaposition et
coexistence.
Le דרשse base sur des éléments qui sont tellement absents du texte que cette absence
elle-même est absente du texte. C'est une demande qui s'applique arbitrairement au
texte et le sursature en l'élargissant à un contexte qu'il ne demande pas de lui-même. Par
exemple à propos de Gn. 3, 8 : "et ils entendirent la voix de Dieu qui allait dans le
jardin", on trouve quantité de récits aggadiques qui demandent : "que disait cette voix?".
On interroge encore à ce niveau au sujet de l'Arbre de la Connaissance "de quelle
espèce était-il? Une vigne, un figuier,...?" En tant qu'il construit un contexte, il prend
souvent la forme de récit mythique, ou Aggada. Il faut remarquer un des modes
d'interprétation très marqué dans le דרש: l'analyse des couronnes, qui n'apparaissent que
sur les [ ספרי תורהsifrê torah]; on les interprète comme des marques d'une question qui
est à poser même si le corps du texte ne la demande pas.
Le סודse situe encore au-delà de cette absence totale, il se situe complètement en-
dehors du texte comme chaîne de signifiants. Il en opère une déconstruction totale à
partir d'un système formel appliqué de l'extérieur. La liste des sept rois d'Edom en Gn.
36, 31 est ainsi interprété comme un récit de la "brisure des vases" au sein de la kabbale
lourianique. Ce faisant il fait émerger un autre texte totalement différent, et en ce sens
on peut dire que le סודreconstitue un פשט, qui est lui-même à réinterpréter.
On voit donc que l'élévation à travers ces niveaux n'est pas un mouvement de l'explicite
vers l'implicite, mais de ce qui est présent dans le texte à ce qui en est absent, tellement
absent qu'à cette distance le texte d'origine s'efface. Le texte n'est plus pris comme un
signifiant renvoyant à un signifié linguistique ou symbolique, mais comme un "prétexte
à contexte".
Analysons plus précisément les outils les plus fréquents de cet éloignement du texte. Si
nous laissons de côté les structures séphirotiques, qui relèvent plus spécifiquement du
סוד, on trouve encore le [ צרוףtseruf](ou [ טמורהtemurah]), la [ נוטריקוןnotarikon] et la
[ גמטריאguematriah].
1. Le (צרוףou )טמורה
C'est une technique qui consiste à considérer le mot ou le verset interprété comme un
anagramme qu'il faut décoder. En voici quelques exemples, tirés de L'alphabet hébreu
et ses symboles :
בראשיתpeut donner '[ א''בתשריaleph betishri], "le 1er [du mois de] Tichri", soit Rosh
Hashana; ou encore : [ברת אישbarat 'ish] "fils d'homme"; dans ce dernier cas on mêle
araméen ([ ברbar], comme dans "Bar Mitsva") et hébreu. L'emploi de l'araméen ne
disqualifie pas l'interprétation.
2. La נוטרקון
Soit elle considère un mot comme l'acrostiche d'une expression : le mois d'[ אםלוםלelul],
qui précède Rosh Hashana, se décompose ainsi en [ אני לדודי ודודי ליani ledodi vedodi
li], "Je suis à mon bien-aimé et mon bien-aimé est à moi", tiré du Cantique des
Cantiques.
Soit elle prend les initiales ou les finales des mots d'un verset pour former un nouveau
mot. On peut ainsi rechercher le tétragramme dans la Genèse soit en prenant les initiales
: שבי הערים וצמח האדמה
ׂ " יles habitants des villes et les plantes de la terre" (Gn. 19, 25) ;
soit en prenant les finales : ה
ּ שרי פרעה ויהםלםל ּו את
ׂ "les officiers de Pharaon la vantèrent"
(Gn. 12, 15).
Une des plus surprenantes se trouve en Ex. 3, 13 ; Moïse demande à Dieu : s'ils me
disent quel est son nom que dire ? : שמ וֹמו הָמה
ְׁ[ ִםלי הַמה־ ֹמli mah shemo mah]. Autrement dit, la
réponse est dans la question...
3. La גמטריא
Cette technique tire très certainement son nom du grec ãåùìåôñßá, ou bien ãñÜììá ; on
peut aller jusqu'à dire qu'elle est une ãñáììáìåôñßá, une mesure des lettres : elle consiste
en effet à associer une ou plusieurs valeurs numériques à un mot ou une expression en
vertu de nombres associés aux lettres. Il existe pour cela plusieurs systèmes
d'équivalence, le plus usité étant celui qui associe les nombres de 1 à 9 aux neuf
premières lettres, les nombres 10 à 90 aux neuf suivantes, et enfin les nombres 100 à
400 aux quatre dernières; ce système est dit ( מסרּפר גדוםלgrande valeur). On trouvera une
description détaillée d'autres systèmes dans L'alphabet et ses symboles . Cette mise en
nombres permet d'obtenir des équivalences sur des mots ("vin" = סוד70 = " ייןsecret" :
"quand le vin entre, le secret sort" Devarim Rabbah 10, 8) ou sur des expressions ("au
commencement créa" [ בראשית בראbereshit bara'= 1116 = [ בראש השנה נבראberosh
hashanah nivra']"a été créé à Rosh Hashana"). Elle permet également d'interpréter les
nombres cités dans la Torah : Avraham, ayant appris que son parent était prisonnier,
arma ses fidèles, enfants de sa maison, 318, et suivit la trace des ennemis jusqu'à Dan".
On conclut de ce passage que les 318 n'étaient en fait qu'un seul, Eliézer, serviteur
d'Avraham, car [אםליעזרEliezer] = 318].
Il est intéressant de noter que, contrairement à ce que l'on pourrait croire, ces outils ne
sont aucunement réservés au סוד, mais sont utilisés à tous les niveaux; par exemple le
problème de la datation de la création du monde relève du דרש, tandis que l'explicitation
du nombre 318 relève du רמז. Cette présentation suffit pour l'instant à notre propos, qui
est de démontrer que l'exégèse juive s'en tient toujours à l'analyse strictement textuelle.
Venons-en maintenant à nous interroger sur les normes d'une telle exégèse. Il est clair
qu'on ne se place pas ici dans une logique binaire, aristotélicienne, où deux
interprétations contradictoires s'annuleraient mutuellement. Ici les différentes
constructions élaborées à partir du texte sont toutes aussi valables et en conséquent on
ne peut raisonner en termes de vérité. On ne peut non plus parler de légitimité de
l'interprétation, puisque celle-ci est totalement arbitraire; "le rapport du commentaire
avec le texte n'est... pas celui d'une déduction; le commentaire n'est pas déduit, n'est pas
tiré du texte, mais celui d'une application au texte : il est projeté sur le texte à la façon
d'une grille nouvelle qui permet de lire de nouvelles choses dans le texte ancien". En
conséquent cette exégèse "tire sa justification de la richesse des enseignements qu'on
peut en tirer et de leur cohérence qui constitue l'ensemble toujours ouvert de ce qu'on
appelle [ תורה שבעםלפהtorha shebe`al peh], l'enseignement oral". Je terminerai ce
développement en citant un paragraphe fondamental de l'étude de M. Atlan :
Ce souci de ne pas figer le texte en une signification unique forcément limitée dans
son extension et datée par le contexte culturel d'une époque donnée, tout en donnant
commun entre elles et avec le texte auquel elles sont accrochées, c'est cela qui
"l'intériorité de ce qui est à lire" puisque le texte biblique est appelé [ מקראmiqra'],
de la racine "lire", indiquant par là que la relation importante est avec celui qui le lit
et non pas avec celui qui l'écrit. C'est en effet l'intériorité des significations, parce
qu'il ne consiste qu'en structures formelles qui ont le plus de chances de pouvoir
éthiques, liturgiques, mystiques, etc. De plus, ce sont ces structures formelles du סוד,
qu'elles sont formelles, les différents types d'enseignements correspondant aux trois
autres niveaux.
Cette idée du סודcomme unifiant les trois niveaux précédents se retrouve dans l'analyse
précitée du Zohar : le fleuve se divise ( ;)פרדcette division est formée par les initiales
des trois premiers niveaux; quand on ajoute celle du dernier, on obtient le פרדס.
Cependant cette unification ne systématise pas les différents niveaux, comme dans
l'exégèse chrétienne, en ce sens que cette unification n'est pas thématique et ne rabat pas
les différents niveaux sur un sens supérieur; elle en produit plutôt un ensemble
dialectique où les contradictions subsistent.
Remarque sur les sources de l'exégèse
Il n'y a pas, dans le judaïsme, de véritable notion d'auteur; les différentes sources
exégétiques (Talmud, Midrash, Sefer Yetsira, Zohar,...) sont basées sur la
pseudépigraphie. On trouve rarement, comme dans le christianisme, des ouvrages
exégétiques présentant systématiquement les différents sens qu'un auteur a découverts;
on trouve, soit des recueils de dits juxtaposés sans logique apparente (Talmud,
Midrash), soit des ouvrages attribués à un auteur fictif (le Sefer Yetsira est attribué à
Avraham), les deux phénomènes pouvant être simultanés. Ainsi, le Zohar, recueil de
dits, est attribué à Rabbi Shim'on bar Yohai. Par là aucune exégèse n'a de véritable
auteur, et les individus cités comme locuteurs d'une interprétation sont bien plutôt des
personnages dont il convient d'étudier les relations, comme dans un dialogue platonicien
où il n'est jamais satisfaisant d'identifier un des personnages comme étant le porte-
parole de la pensée véritable de l'auteur. La signification d'un Midrash se situe dans la
dialectique toujours ouverte des différentes interprétations, et ceci est vrai même du
Talmud dans ces passages halakhiques; jamais le texte ne tranche en disant : on suivra
telle opinion. Les règles de fixation de la חםלכהsont extérieures et ne sont pas absolues.
S'ajoute à cela le fait que le commentaire juif n'est jamais entièrement linéaire, mais au
contraire toujours entrecoupé de longues analyses de textes hétérogènes ou de récits
apparemment hors contexte. Enfin, la structure même des pages d'un tel ouvrage n'est
pas linéaire mais constitué de couches successives présentées simultanément, offrant
ainsi un texte constitué de renvois à l'infini.
Une fois ceci posé, nous pouvons définir plus précisément l'objectif global de notre
étude. Puisqu'il s'agit d'une analyse philosophique de la kabbale à travers le filtre de
רּבראשית, il semble naturel de se placer au niveau kabbalistique de l'exégèse de ce texte,
c'est-à-dire son סוד, qu'on désignera pour l'instant de façon purement nominale
comme שה רּבראשית
ׂ ( מעcette identification sera justifiée par la suite). Il aurait bien sûr été
fort intéressant de parcourir auparavant les trois niveaux précédents, mais nous pensons
que le סודpeut être présenté pour lui-même en tant qu'on aura soin de rappeler des
élaborations qui relèvent d'autres niveaux, à titre d'appuis pour l'argumentation. Cette
étude fera donc un usage très large de méthodes d'interprétation qui ne relèvent pas de la
philosophie à proprement parler, mais qui permettront des élaborations ayant selon nous
une portée philosophique. En plus des techniques présentées ci-dessus, nous ferons un
usage fréquent du formalisme séphirotique, en tant que celui-ci relève spécifiquement
du סוד, et qu'il a de plus étroitement trait à la שה רּבראשית
ׂ מע. Tout comme la kabbale en
général, les séphiroth seront traitées selon deux aspects : d'une part elles seront un outil
d'analyse des textes, d'autre part elles seront objets de l'analyse philosophique pour
elles-mêmes. Dans cette introduction il n'est pas encore question de s'atteler à ces
analyses; cependant il nous semble judicieux de mettre en place quelques notions
fondamentales concernant ce "symbolisme" séphirotique.
L'arbre séphirotique est une structure à dix éléments dont chacun possède un rôle
particulier, déterminé par sa position relative dans la structure. Si l'on a pu parfois
trouver des modèles où les trois premières séphiroth sont alignées, comme dans ce
schéma:
Le schéma le plus fréquent, le plus riche et le plus conforme à la majorité des sources est celui-ci :
Dans cette structure on distingue tout d'abord trois colonnes : celle de droite, celle de
gauche et celle du milieu, et chacune se voit attribuer une valeur; la droite représente les
forces d'expansion, la gauche les forces de limitation, et la centrale les forces
d'équilibre.
[ תיפארתtêfê'reth], qui est le point d'équilibre de l'arbre, en tant qu'elle est reliée à toutes
les autres séphiroth ; de là on passe en
L'arbre séphirotique est donc un circuit orienté, polarisé par le flux qui le traverse de
haut en bas; par là, est donc également indiquée la méthode adéquate pour remonter le
long de l'arbre. En plus de ces neuf canaux principaux qu'emprunte le flux (nous
n'employons pour l'instant que des termes abstraits, réservant leur analyse concrète pour
le corps de l'étude), on trouve treize canaux secondaires régissant les rapports entre
séphiroth, ce qui porte leur nombre à vingt-deux, qui est également le nombre de lettres
de l'alphabet hébraïque. Nous ne tenterons pas ici une identification précise, la tradition
étant assez flottante à ce sujet.
Cette structure, telle qu'elle est présentée ici, n'est pas absolue dans le sens où rien
n'existerait en dehors d'elle ou en son sein; en effet chaque séphirah contient elle-même
un arbre dans un schéma de renvoi à l'infini (comme on l'a vu en ce qui concerne le
פרדס, un parallèle sera proposé au deuxième chapitre); de plus les trois canaux
horizontaux définissent quatre niveaux, ou quatre "mondes", nommés respectivement de
haut en bas '[ אציםלותatsilut], [ בריאהberi'ah], [ יצירהyetsirah] et `[ עשיהassiah]. Ces quatre
niveaux s'interpénètrent, faisant ainsi apparaître une séphirah occulte, [ דעתda`ath].
Si l'on place maintenant dix séphiroth dans chacun des quatre mondes, on obtient un
arbre à vingt-huit séphiroth:
faisant ainsi apparaître clairement cette ; דעתelle coïncide avec la יסודdu monde
supérieur. On pourrait bien sûr étendre cette démultiplication à l'infini; l'élaboration qui
précède suffit à notre propos.
Cette structure formelle peut ensuite recevoir une infinité de contenus suivant qu'on
l'applique à l'exégèse, à l'éthique, à la cosmologie, à la psychologie, voire à la politique
ou à la création artistique; des tentatives ont été faites en ce sens par Z'ev ben Shimon
Halevi dans L'arbre de vie. Introduction à la cabale. Nous nous contenterons de
présenter une application aux noms de Dieu qui sera réutilisée fréquemment dans le
corps de notre développement.
D. Déroulement de l'étude
פשט: au terme d'une analyse grammaticale et thématique des premiers versets, où sera
notamment abordée la question de la matière première et du commencement, nous en
viendrons à l'analyse de la doctrine de l'émanation, de l' אין־סוףet des quatre mondes.
Nous utiliserons pour cela Le Philosophe et le Cabaliste, de Moshe Hayim Luzzatto.
רמז: à travers l'analyse du traité Haguiga, nous déterminerons le statut épistémologique
de la שית
ׁ שה רּברא
ׂ מע.
ׁ דר: une étude des figures de la Torah ouvrira à une réflexion sur la nature du
ש
processus de la création dans ses rapports avec l'étude.
סוד: par l'analyse du Sefer Yetsirah, on déterminera quelles sont les structures formelles
et philosophiques qui sont appliquées par la kabbale à la Création.
Les différentes doctrines abordées dans les textes qui seront soumises à notre étude
étant supposées vraies et révélées simultanément, on n'aura pas à se soucier d'éventuels
anachronismes dans la confrontation des sources; le schématisme séphirotique pourra
ainsi être retrouvé dans le Talmud, tout comme le Sefer Yetsira pourra être présenté
comme résumant certaines thèses historiquement ultérieures; l'analyse historique de
Scholem ne nous concerne ici que marginalement. Quant à l'absence quasi totale de la
kabbale lurianique, elle s'explique par notre choix, qui devait malheureusement être
limité; incorporer les innovations postérieures à Cordovero aurait conduit, il nous
semble, à un éclatement des perspectives.
CHAPITRE PREMIER
Passage de l'exégèse classique de בראשיתà la
doctrine kabbalistique de la Création
Ce premier chapitre, essentiel, se propose de définir le פשטdu סודde בראשית, qui en tant
qu'il est déjà constitué des analyses effectuées aux trois niveaux antérieurs de
l'interprétation doit d'une part rassembler celles-ci et d'autre part les réinterpréter dans
une optique kabbalistique. Il est bien évident que la récapitulation de l'ensemble des
analyses précédentes est par définition impossible, pour les raisons exposées en
introduction; il est par contre possible d'extraire de ces trois niveaux le caractère propre
à chacun et d'examiner de quelle façon ils sont repris pour former la base de
l'élaboration kabbalistique. On examinera ainsi successivement comment le פשט
(principalement le commentaire de Rashi), le ( רמזla question du commencement) et le
( דרשla question de la matière première de la création) sont réévaluées dans un סוד
(doctrine de l' אין־סוףet de l'émanation) qui constitue le fondement de la kabbale.
A. Le commentaire de Rashi
Il nous semble bon de commencer notre étude par l'analyse du commentaire de Rashi,
texte incontournable dans la tradition et reconnu par tous comme l'expression la plus
exacte du ;פשטainsi nous pourrons mesurer le chemin parcouru au long des différents
niveaux d'interprétation. J'en donnerai donc ici la traduction classique, agrémentée
seulement de quelques notes :
בראשית ברא. Ce texte ne dit que "Explique-moi!" (litt. "donne moi un )"דרש, ce qu'ont
fait nos maîtres [quand ils ont dit que Dieu créa le monde] pour la Torah qui est
Dieu dit : Que la lumière soit. Et ce texte ne vient pas nous enseigner l'ordre de la
création, pour dire que ceux-ci ont précédé. Car s'il venait pour enseigner cela, il
aurait fallu écrire : [ בראשונה בראberi'shônâh bârâ'] ("en premier il a créé") (au lieu de
)בראשית ברא. Car tu ne trouves jamais בראשיתqui ne soit construit avec le mot
suivant, comme dans "Au commencement de son règne", "les prémices de son
blé",... De même ici tu dois expliquer dans le sens de "au début de la création", à
si tu veux maintenir que cela vient enseigner que ceux-ci furent créés en premier et
que son interprétation est : "Au commencement de tout Il créa ceux-ci" et que tu
justifies cela par des versets où le langage est concis et elliptique,..., si tel était le cas,
étonne-toi que les eaux aient précédé, puisqu'il est écrit ורוח אםלהים מרחפת עםל פני המים
alors que le texte n'a pas encore dévoilé quand eut lieu la création des eaux. En outre
(on sait que) les cieux שמיםont été créés à partir de feu אשet d'eau ( מיםils ne
peuvent donc pas être premiers). Tu es donc obligé d'admettre que le texte ne veut
pas enseigner l'ordre de ce qui a été créé avant et de ce qui a été créé après.
En effet le sens simple du texte présente une foule d'éléments hétéroclites qui
apparaissent simultanément et pour la première fois, et qui se contredisent les uns les
autres si l'on accepte la division traditionnelle des versets; alors que seuls la terre et le
ciel ont été créés, on se trouve déjà en présence d'autres éléments dont la génération est
absente; les deux premiers versets se contredisent, et leur ensemble contredit la suite du
texte, qui raconte la création des eaux d'en haut et d'en bas, du sec, de la séparation des
ténèbres et de la lumière, etc. Rashi propose donc de ne pas identifier séquence des
versets et découpage logique, en identifiant les trois premiers versets comme une seule
séquence signifiante, en s'appuyant pour cela sur des outils grammaticaux. Les deux
premiers versets ne sont alors qu'un argument général pour l'ensemble du premier
chapitre, le récit de la création ne commençant véritablement qu'au troisième verset.
Ainsi le sens obvie se voit débarrassé de ses contradictions; cependant, et Rashi lui-
même y fait allusion, ce qui est plutôt rare, le fait même que le découpage des versets ne
suive pas la logique obvie du texte nous amène à poser des questions d'un autre ordre,
en dehors du פשט. En réalité les deux premiers versets, dans leur sens simple, sont
superflus, font double emploi avec la suite du chapitre et engendrent des contradictions
indues; leur présence doit donc nécessairement s'expliquer à un autre niveau de
l'interprétation, et l'on peut même dire qu'ils ne sont là que comme un appel à un
dépassement de la compréhension immédiate du texte. En ce qui concerne le פשט, les
deux premiers versets ont une valeur négative, caractère qui nécessite le passage à un
autre niveau; le פשטde בראשית, c'est : "je n'ai pas de פשט, il faut chercher autre part".
Par là nous nous trouvons justifiés dans notre entreprise et pouvons sans plus tarder
passer au niveau supérieur, le רמז.
B. La question du commencement
Texte bien obscur, à vrai dire, mais qui nous enseigne au moins que l'antériorité peut se
concevoir de multiples façons ( nous laissons pour l'instant la question du rôle de la
Torah, qui sera vu plus loin). Le midrash n'explicite pas cette énumération, il nous
revient donc d'en proposer une interprétation. "Avant" semble faire référence à
l'antériorité simplement temporelle; "dès l'origine" pourrait bien signifier l'antériorité
d'une chose par rapport à une autre, l'origine étant ce dont est tiré le conséquent; "depuis
toujours" dénote apparemment l'éternité du commencement; "dès le commencement"
semble faire signe vers la simultanéité de l'antécédent et du conséquent; tandis que "dès
les avants", de par son caractère duel, peut évoquer le couple cause initiale/ cause finale.
On peut alors distinguer plusieurs types de ראשית, non exclusifs l'un de l'autre : premier
dans le temps, premier dans la génération, premier en tant qu'avant le temps, premier
mais simultané ( peut-être au sens schopenhauerien de raison mathématique, tel qu'il
l'explique dans La quadruple racine du principe de raison suffisante), premier dans
l'ordre des causes efficientes, et premier dans l'ordre des causes finales. A partir de cet
éventail on peut proposer six traductions parallèles, dont la grande force est qu'on doive
les maintenir toutes également sans en privilégier aucune (on gardera comme base la
traduction habituelle, sans prendre en compte les remarques de Rashi) :
1. Dans un premier temps, 'Elohim créa le ciel et la terre : conception la plus immédiate
qui conçoit l'antériorité sous l'angle simplement temporel.
2. A partir du Rê'shîth, 'Elohim créa le ciel et la terre : quelque chose préexiste à la
création, et est un outil voire une matière brute pour la création
3. A partir de l'éternité, 'Elohim créa le ciel et la terre : la création est l'irruption de la
temporalité au sein de l'éternité.
4. On peut démontrer qu''Elohim créa le ciel et la terre : cette formulation, très éloignée
de la compréhension habituelle, signifie que le Rê'shîth est la raison mathématique à la
source de la création.
5. Par la causalité, 'Elohim créa le ciel et la terre : il existe un mécanisme causal qui fait
advenir à l'existence le ciel et la terre.
6. En vue d'une cause finale, 'Elohim créa le ciel et la terre : la création vise un projet,
notamment l'acceptation par Israël de la Torah (par notarikon, בראשיתdonne en effet : "
Au commencement 'Elohim vit qu'Israël acceptait la Torah").
Cette multiplicité pourrait alors se paraphraser ainsi : Dans un méta-temps proprement
divin, 'Elohim fit émerger la temporalité céleste et terrestre, en partant d'une chose qui
lui était préexistante, par mécanisme et en vue d'un projet, dans un ordre mathématique;
voilà ce à quoi fait allusion בראשיתau niveau du רמז. D'autres élaborations sont bien sûr
possibles, en nombre infini, mais elles nous concernent moins directement dans notre
marche vers le niveau kabbalistique; ce qui nous intéresse ici, c'est la mise en place de
catégories fondamentales de la réflexion kabbalistique : le rapport entre temporalité
divine et temps humain (et par là la possibilité de différentes temporalités, donc de
différents mondes), la réversibilité des chaînes causales (qu'on retrouvera dans la double
orientation de la chaîne séphirotique), la structure mathématique (qu'on comparera avec
la structure séphirotique), qui sont ici mises clairement en rapport avec la question de
בראשית. Cette analyse a l'avantage certain de ne pas enfermer le terme dans un sens
unique tout en le maintenant dans une multiplicité nécessaire de significations
déterminées à un certain niveau (puisqu'il va de soi que son potentiel de signification est
en soi infini, ce qui est le présupposé nécessaire de toute notre analyse). Nous pouvons
maintenant passer au דרש, en tentant d'apporter des éléments significatifs pour la
kabbale en ce qui concerne la notion de création ex nihilo.
C. La création ex nihilo ?
Dans les sources midrachiques, on ne trouve pas véritablement d'affirmation
catégorique de la création ex nihilo, au sens où rien ne préexistait au monde
antérieurement à sa venue à l'existence, à part Dieu lui-même. Au contraire, les
commentaires abondent pour signaler l'existence antérieure de plusieurs choses, comme
le montre particulièrement ce texte :
monde. Les unes en tant que création effective, les autres en tant que projet à
réaliser. La Torah et le Trône de Gloire furent des créations effectives .[...] Les
patriarches, Israël, le Temple et le nom du Messie furent conçus en tant que projets.
Ce qui ne signifie pas pour autant que Dieu soit dépendant de ces choses pour sa
création, puisque ce sont aussi sous un certain rapport et comme le dit le texte des
choses créées. Un texte proche met d'ailleurs en garde contre une conception
démiurgique, voire artisanale, de la création :
votre dieu est un grand artiste, mais il a trouvé de si bons matériaux pour l'assister :
le תהו, le בהו, le חשך, la רוח, les מיםet le ! תהוםQue cet homme rende l'âme, s'écria
Rabban Gamliel, car pour tous ces matériaux le texte parle de création ! (suivent des
Le midrash, et donc le niveau le niveau du דרש, ne nie pas la réalité d'une fabrication du
monde dans בראשית, mais il la fait précéder d'une création antérieure des matériaux, les
prophètes et les hagiographes étant ainsi à lire avant le pentateuque. On distingue ainsi
deux niveaux, celui de la fabrication : עשיה, et celui de la création : בריאה. D'après le
texte suivant, on peut encore rajouter un troisième niveau, intermédiaire, celui de la
formation ( )יציאה:
Sefer haBahîr, I, 13 : Rabbi Bun vint encore à interpréter le verset (Isaïe 45, 7) "Il
forme la lumière et crée le חשך." C'est à propos de la lumière qui est dotée de
substance, que l'Ecriture emploie le mot יצירה, tandis qu'au sujet du חשךqui n'a pas de
substance, l'Ecriture se sert du terme בריאה, et ceci en accord avec (Am. 4, 13) "Il
forme les montagnes et il crée le vent." On peut l'expliquer encore ainsi : il s'agirait
de la lumière qui a son existence propre -car il est écrit ( ויאמר אםלהים יהי אורElohim
disait : "lumière sera"). Il n'y a d'existence que par acte ( )עשיה- l'Ecriture emploie
donc l'expression יצירה. Mais au sujet des ténèbres ( )חשךqui ne sont pas
effectivement, mais seulement "séparation" et "distinction" [d'avec la lumière],
Pour ce qui n'a qu'une existence négative, en creux, on parle donc de création, alors que
ce qui possède une réalité substantielle est le résultat de deux processus, la formation et
l'action ou fabrication. On peut alors retracer l'enchaînement de ces trois termes : la
création fait passer l'être du néant à l'existence négative, qui n'apparaît pas alors comme
existence ; elle se manifeste comme existence quand intervient la formation, ou passage
à l'existence positive; le négatif apparaît alors rétrospectivement comme ce qui existe
négativement; enfin, la fabrication fait passer l'existence positive mais encore "éthérée"
à la réalité effective. Les six jours de la création, à travers le modèle lumineux,
racontent ce processus : le jour Un nous fait passer de l'existence négative (les ténèbres)
à l'existence positive (la lumière), qui trouve sa réalité effective dans les "luminaires"
dont parle ensuite le texte. On distingue alors différentes orientations de la création ex
nihilo suivant le niveau où l'on se place; en effet le résultat de chaque étape apparaît
comme seul substantiel par rapport à celui de l'étape précédente; et ainsi il y a création
ex nihilo sans pour autant qu'il y ait création simultanée de tous les étants, et sans
connaître la multiplicité des créations mais en considérant simplement les deux
dernières étapes la création peut apparaître comme démiurgique, cette dernière vue
étant insuffisante.
La kabbale conserve cette élaboration mais en remontant le processus; ce faisant elle est
amenée à passer de ce qui relève de la fabrication (la réalité au sens étymologique) à ce
qui relève de la formation (le niveau idéel, celui des formes) et à reconnaître ce dernier
niveau comme plus essentiel que le premier, moment fortement platonicien. De même
en passant de la formation à la création, le négatif en tant que limite entre l'existence et
la non-existence apparaît comme dépassant le positif vers un au delà de l'existence.
Tout ceci amène finalement à envisager un quatrième terme qui dépasserait à son tour la
création et serait le niveau proprement kabbalistique de בראשית.
D. L'émanation
divers réunis dans un même "lieu", divisés en de nombreuses classes et les les uns
aux autres par des rapports divers.
Ce monde est le modèle de tous les mondes, et par là, la structure de ce monde, l'arbre
séphirotique est un modèle d'analyse de tous les mondes et ensembles de mondes; nous
verrons en deuxième partie comment fonctionne cette structure séphirotique.
Il est clair qu'on se trouve ici en présence d'une doctrine très proche du néoplatonisme
de Plotin, et sans doute inspirée de celui-ci; l' איןet l' אין־סוףétant l'Un, ou le Bien, sous
deux figures, l' אין־סוף־אורcorrespondant au Íïõò en tant qu'il est proche du Bien, אציםלות
le Íïõò en tant qu'il se différencie; בריאהet יצירהsont l'Ame du Monde, et עשיהles étants
particuliers. Cette procession s'accompagne nécessairement d'une conversion dans un
schéma bidirectionnel. Comme chez Plotin, ce schéma n'est pas fondamentalement situé
dans le temps, mais décrit le processus général, atemporel, de la procession et de la
conversion des êtres; là où la kabbale s'éloigne fortement du néoplatonisme pour
acquérir son identité propre, c'est quand elle se développe en une doctrine positive
propre à travers le schématisme séphirotique, en le sortant du monde de l'émanation
pour en faire une grille de lecture de l'ensemble de la réalité, ce que l'on va voir en
deuxième partie.
N.B. : Comme annoncé en introduction, nous n'avons pas évoqué la kabbale
lourianique, qui s'intéresse particulièrement aux processus s'élaborant à l'intérieur même
de l'אין־סוף, cela pour deux raisons; d'une part cette doctrine ne trouve pas sa place en
première partie, mais doit au contraire être considéré comme l'aboutissement des
recherches; d'autre part, il ne nous est malheureusement pas possible d'évoquer cette
doctrine en détail, premièrement pour préserver l'unité du discours, et deuxièmement
parce qu'il n'existe presque pas d'ouvrages fondamentaux en traduction, notamment le
`[ עץ חייםets 'hayyim] de Hayyim Vital.
Chapitre II : Statut épistémologique de ּבראשית
d'après le Talmud
Du פשט, on passe au רמז, sens "allusif", mais surtout question en retour sur le sens
littéral, qui permet du passer du "ce qui est dit" au "pourquoi c'est dit"; ici, pourquoi
commencer la Torah par un récit sur la Création, alors qu'on aurait tout aussi bien pu
raconter la Gloire de Dieu; laissant de côté les élaborations éthiques bien connues
(placer l'homme au centre,...), nous nous dirigeons comme toujours au niveau du סוד, au
niveau kabbalistique de l'élaboration. Il s'agit ici de savoir comment ce texte oriente une
lecture kabbalistique de la Torah, en quoi il est nécessaire de commencer par ce texte
afin de comprendre la Torah; donc en quoi בראשיתa une valeur épistémologique pour
l'ensemble du savoir kabbalistique. Le texte qui s'impose est bien évidemment le traité
Haguiga, qui définit les conditions d'une étude des secrets de la Torah.
A. Talmud Babli, traité Haguiga, 1ère Michna du chapitre 2 : '[ אין דורשיןên
dorshin] ("on n'étudie pas").
On n'étudie pas les unions interdites à trois, ni la [ מעשה בראשיתma`asseh bere'shith]
capable de comprendre par sa seule connaissance ([ )דעתda`ath]. Celui qui s'attache à
réfléchir sur ces quatre problèmes, il aurait mieux valu pour lui qu'il ne vienne pas
au monde : l'en-haut, l'en-bas, l'avant, l'après. Et celui qui ne s'occupe pas d'honorer
son Créateur, il aurait mieux valu pour lui qu'il ne vienne pas au monde.
On peut donc dire que la מעשה בראשיתest une connaissance médiatisée et médiatisante
du divin, c'est pourquoi on ne peut étudier la מעשה מרכבהque "quand on est capable de
comprendre par sa seule connaissance (")דעת, car d'après le Bahir "celui qui s'adonne à
l'étude de la מרכבהne saurait se préserver des embûches" (Bahir, 150). Cette
connaissance, c'est בראשיתqui la fournit; nous voyons l'illustration de cette thèse dans la
guemara, au sujet de Hanania ben Hizkiya : "Si ce n'eût été lui, le livre d'Ezéchiel aurait
été mis à l'écart [du canon] car ses paroles sont en contradiction avec les paroles de la
Torah. Qu'avait-il fait? [...] il s'est installé dans une chambre à l'étage supérieur et il l'a
étudié". Nous en déduisons que c'est l'étude spécifique de la מעשה בראשית, dont il était
maître, qui a fourni à Hanania la propédeutique à l'étude de la מעשה מרכבה. Seule cette
méthode est susceptible de laisser intact "l'honneur dû au Créateur" car elle permet de
comprendre le lien entre Dieu et sa Création, sans confondre les deux. En décrivant la
descente à travers les séphiroth, elle indique le seul chemin sûr pour remonter. Cette
doctrine séphirotique, c'est le סוד, personnifié par Aqiba dans le récit des quatre rabbis
qui entrent au פרדס. Ce récit se trouve également dans la Guemara, et sans doute n'est-il
pas inutile d'y revenir.
Quatre sont entrés dans le jardin ( )פרדס: Ben Azzaï, Ben Zoma, l'Autre et Rabbi
Aqiba. Rabbi Aqiba leur a dit : Lorsque vous arriverez auprès des pierres de marbre
pur, ne dites pas "de l'eau, de l'eau", parce qu'il est dit : Celui qui dit des choses
mensongères ne subsistera pas devant Mes yeux (Ps. 101, 7). Ben Azzaï n'a pu jeter
qu'un coup d'oeil et il est mort. (...) Ben Zoma n'a pu jeter qu'un coup d'oeil et il a été
frappé [i.e. il est devenu fou] (...). L'Autre a coupé les plantes [i.e. il a apostasié].
Ce qui nous intéresse ici, c'est la différence essentielle qui se pose entre les deux
derniers niveaux; le פרדסétant l'acronyme des quatre niveaux de signification
(développés en prologue), il est tout à fait légitime d'identifier l'Autre au דרשet Aqiba
au סוד. Dès le début du texte, Aqiba met en garde contre la tentation du dualisme (מים
מים, de l'eau, de l'eau ). Ce danger du dualisme explique également l'apostasie de
l'Autre, qui aurait vu Metatron assis sur le trône de Dieu, et qui en aurait alors déduit qu'
"il y aurait peut-être deux puissances" et s'en serait "allé à l'extrême du mal". Seul le
סוד, qui on l'a vu est la reconstruction d'un nouveau פשטselon un formalisme rigoureux
et respectant la cohérence intertextuelle, permet d'éviter la tentation du dualisme induite
par l'expérience mystique. Seul le formalisme structurant de ce niveau permet de
s'orienter dans les mondes supérieurs et par là de ne pas regarder où il ne faut pas, c'est-
à-dire vers la Chekhina. L'approche mystique directe de la Chekhina, si elle se fait
uniquement au niveau du דרש, ne permet pas d'organiser la remontée et engendre
l'apostasie, notamment la gnose, à laquelle il est fait selon nous allusion quand il est dit
que "le chant grec n'a jamais quitté sa bouche" et que "lorqu'il se levait pour quitter le
Beit haMidrach, beaucoup de livres hérétiques s'échappaient de son sein".
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On voit donc que l'apparente limitation de la michna, "le haut, le bas, l'avant, l'après",
ne concerne pas la מעשה בראשית, mais au contraire en définit l'action en regard de la
מעשה מרכבה. La מעשה בראשיתest précisément ce qui définit ce qui est connaissable et ce
qui ne l'est pas; ce n'est pas une norme extérieure qui s'applique à l'étude de בראשית,
mais au contraire c'est le verset lui-même qui détermine ses propres normes de savoir.
Comme le dit d'ailleurs la guemara, il est permis d'interroger "au sujet des premiers
jours", non pas seulement "depuis le jour où Dieu a créé l'homme sur terre", mais
également "les jours premiers qui ont été avant toi". Il est donc clair que l'on peut
interroger au sujet des jours premiers; mais ce qui définit ce qui est "jour premier" et ce
qui est encore avant, c'est précisément le texte lui-même dans sa structure linéaire :
"jour Un, deuxième jour,...". On peut donc connaître intégralement tout ce qui est dans
le texte depuis sa première lettre, dans ses plus profondes implications. Ce n'est pas tant
par rapport au monde que l'on parle du haut, du bas, de l'avant et de l'après, que par
rapport au texte de la Torah. D'ailleurs, comme on le verra au troisième chapitre, la
Torah (ou plutôt une certaine Torah) est identifiable à l'Homme Primordial (;)אדם קדמון
or la guemara nous enseigne que cet Homme avait à l'origine les mêmes dimensions que
le monde. Selon une autre perspective, on peut donc admettre que c'est la Torah qui
donne sa dimension au monde. La מעשה בראשיתporte en conséquence sur la Torah et
incidement sur le monde. Mais il ne faut pas pour autant dissocier מעשה בראשיתet
Torah, en pensant que la première est extérieure à la seconde. Celle-là ne découle pas
seulement de celle-ci, mais en forme l'intériorité (ceci sera développé dans le troisième
chapitre). Puisque les limites de la connaissance correspondent aux dimensions du
monde et que celles-ci sont identiques à l'étendue de la מעשה בראשית, on peut donc
considérer celle-ci non seulement comme un savoir positif, mais aussi et surtout comme
une norme de connaissance, notamment pour la מעשה מרכבה. Il nous semble nécessaire,
arrivé à ce point, d'analyser en profondeur cette structure et de la mettre en parallèle
avec l'élaboration des quatre niveaux d'interprétation tels qu'on les a décrits en
prologue.
De plus, en tant qu'elle est la connaissance ( )דעתqui permet d'aborder la מעשה מרכבה
conformément au formalisme séphirotique, on peut avancer que c'est la remontée dans
l'arbre séphirotique de בראשיתqui permet le passage dans l'arbre séphirotique supérieur,
celui de la מרכבה, précisément par la coïncidence de יסודen אציםלותet de דעתen ; בריאה
on se réfèrera pour cela au schéma des quatre mondes en vingt-huit séphiroth présenté
en introduction.
אציםלות=סוד
בריאה=דרש
יצירה=רמז
עשיה=פשט
On pourrait alors penser que c'est le דרשqui donne sa norme au סוד, mais ce serait
procéder à une analyse trop rapide et oublier que nous sommes ici dans un schéma
séphirotique déployé à vingt-huit séphiroth. Si l'on avance avec précaution, il faut tout
d'abord se placer dans le monde de בריאהet y considérer ( דעתqui symbolise, il n'est pas
inutile de le rappeler encore une fois, la connaissance acquise lors de la ;)מעשה בראשית
celle-ci est le réceptacle des trois séphiroth supérieures de בריאה, soit son ( סודc'est la
"chambre à l'étage supérieur" dans laquelle Rabbi 'Hanania s'était installé pour
permettre qu'Ezechiel soit retenu dans le canon); dans l'arbre séphirotique supérieur,
elle est יסוד, soit le réceptacle de l' עשיהsupérieure; autrement dit, elle constitue le פשטd'
אציםלות. C'est pourquoi on peut confirmer au niveau séphirotique que le סודreconstitue
un פשט. Sans cette étape, le דרשen בריאהtrouve son achèvement sur les colonnes
latérales et ne permet un passage vers le monde supérieur qu'en תפארתde בריאה, soit en
מםלכותd'אציםלות, ce qui est précisément la Chekhina.
Les schémas ci-dessous permettent de mieux comprendre ces deux modalités
herméneutiques du passage au monde suprême:
B. La lettre ב
Quand Il décida de créer le monde, toutes les lettres se présentèrent à lui dans l'ordre
placer le premier dans la création du monde, car je suis la lettre qui conclut אמת
(vérité) qui est gravée sur Ton Sceau, et Toi-même a pour nom אמת, il est donc
convenable au Roi de commencer avec la lettre finale d' אמתet de créer le monde
avec moi. Le Saint, béni soit-il, lui répondit : Tu es méritant et juste, mais il n'est pas
servir de marque au front des fidèles [cf. Ez. 9, 4] qui observent la Loi d' אà ת, et par
l'absence de cette marque les autres seront tués ; et, de plus, tu formes la conclusion
de ( מותmort). C'est pourquoi tu n'es pas approprié pour initier la création du monde.
[de même toutes les lettres se présentent et font valoir leur valeur positive, mais le
Saint, béni soit-Il, les récusent car elles portent également une valeur négative ; se
[ א, par humilité, ne se présente pas, et le Saint, béni soit-Il, lui dit :]
א,א, bien que Je commencerai la création du monde avec le ב, tu resteras la première
des lettres. Mon unité ne sera exprimée par un autre que toi , sur toi seront basés tous
les calculs et les opérations du monde, et l'unité sera seulement exprimée par la lettre
א. (...)
On voit donc également qu'il est erroné de supposer comme on l'a fait plus haut que la
bénédiction soit signe du Bien en tant qu'on opposerait celui-ci au Mal. Elle est plutôt
signe de don, de mise en rapport désintéressé avec l'au delà ou l'en deçà; c'est pourquoi
la traduction "le Saint, béni soit-Il" pour l'expression ש רּברוך הוא
ׁ [ הקדוhaqadosh barukh
hu'] est assez inadéquate puisqu'ici Dieu est aussi vu comme le dispensateur des
bénédictions, comme dans la traduction du Coran par Chouraqui : Au nom d'Allah, le
Matriciant, le Matriciel. La רּברכהest avant tout puissance d'engendrement, elle permet
de conférer de la sainteté aux choses d'en-bas et donc de relier les deux mondes ; c'est
pourquoi elle est particulièrement appropriée pour initier la création du monde. Le בa
donc bien cette double valeur de limite et de liaison, il ménage une place pour le monde
tout en en montrant l'origine. Ceci est également valable sur le plan épistémologique; la
שה מרכבה
ׂ מעne saurait être abordée sans qu'on ait d'abord effectué la remontée à travers
שית
ׁ שה רּברא
ׂ מע, ce qui permet de canaliser le flux qui arrive par la gauche du בet se
concentre dans sa queue. Cette lettre fait se réunir les deux branches רet __ , c'est donc
une lettre unificatrice. On peut poursuivre cette réflexion en analysant Gn. 1, 1 selon un
schéma séphirotique. Le Zohar en propose un au folio 31b:
ברא, בראשית: ces deux termes désignent respectivement כתרet אםלהים. חכמהfait
Nous nous permettons de proposer ici une autre configuration, qui nous semble plus
riche en interprétations; au demeurant, rien ne nous interdit de discuter certains détails
du Zohar. La dernière séphirah est inchangée, הארץcorrespondant parfaitement à מםלכות.
Les deux אתnous semblent mieux cadrer avec יסודet תיפארת, étant donnée que ce sont
des particules perçues comme englobantes, unificatrices dans la tradition; on comprend
אתcomme signifiant "de אà ;"תil semble donc judicieux de les placer sur la colonne
centrale. שמים
ּ ה ׁרest un duel, on peut donc le placer sur נצחet אםלהים. הודest, comme on l'a
vu en introduction, traditionnellement associé à גבורה. Enfin, d'après le Psaume 111,
10 : "Commencement ( )ראשיתde la Sagesse ()חכמה, la crainte de "יהוה, on associe
aisément ראשיתà חכמה. Le בse trouve donc logiquement en כתר. Il subsiste un
flottement en בינהet חסד. C'est entre ces deux séphiroth qu'on l'on passe justement en
בריאה. On obtient en tout cas la structure séphirotique suivante :
La position du בen כתרest encore confirmée par la vocalisation de cette lettre : ב
ּ ֹמְר. En
effet cette voyelle nommée שוא
ׁ est quasi muette, et ne se prononce que dans certaines
conditions (en yiddish et en hébreu moderne, elle est toujours muette); ceci correspond
bien à כתר, séphirah de la simple présence non exprimée, qui n'existe qu'en tant que
transition entre l' אין־סוף־אורet l'arbre séphirotique; de même ici le ֹמְרּב n'est prononcé
qu'en tant qu'il introduit שית
ׁ רא. On voit donc que conformément à nos analyses
précédentes la lettre בest la limite supérieure de la remontée épistémologique sous un
certain angle; mais comme on l'a dit, elle cache son propre dépassement dans sa queue,
et ce dépassement caché, c'est la séphirah דעתqui permet le passage au monde
supérieur, comme on l'a déjà vu plus haut. Cependant nous avons progressé puisque
nous avons montré que le texte lui-même, dans ses moindres détails (la queue d'une
lettre) confirmait les enseignements talmudiques. En extrayant le רמזdu סודde בראשית,
nous avons pénétré à l'intérieur de la première "coquille" qui protège l'enseignement
que nous cherchons. Il nous faut maintenant effectuer un nouveau renversement et
montrer que les outils dont nous avons usés ne sont pas uniquement appliqués de
l'extérieur à ce texte, mais en forment l'intériorité profonde; autrement dit, il nous faut
maintenant montrer en quoi le formalisme séphirotique est bien ce que la שה רּבראשית
ׂ מע
impose comme préalable à l'étude de la שה מרכבה
ׂ מע.
C. Formalisme sephirotique et méthodologie mystique
Historiquement, cette hypothèse n'est bien entendu pas fondée, mais cela ne la
disqualifie pas pour autant, car sa vérité ne se situe pas à ce niveau. Plutôt qu'une
proposition déduite du texte, il faut comprendre le formalisme séphirotique comme
entretenant un rapport dialectique avec בראשית. Rien ne justifie l'identification a priori
des séphiroth avec la מעשה בראשיתsi ce n'est l'extraordinaire puissance explicative de ce
formalisme. Le rapport de ces deux termes n'est pas un rapport orienté dans une logique
prédicative, mais au contraire il y a un rapport organique dans lequel ils s'engendrent
l'un l'autre. C'est l'application du formalisme séphirotique qui fait passer l'étude de
בראשיתà מעשה בראשית, et réciproquement on peut alors dire que c'est le passage interne,
effectué de par le mouvement même de la vie du texte, de בראשיתà la מעשה בראשית,
qui fait surgir le formalisme séphirotique. Il n'y a pas de gouffre entre le texte et celui
qui l'interprète, mais c'est le texte qui produit par un mouvement organique son
interprétation tout autant que le lecteur produit le texte. Cette dialectique est illustré par
une aggadah fort instructive :
Quand Moshé se fut élevé et arriva en haut, il trouva Dieu assis et attachant des
couronnes sur les lettres. Il dit devant lui : "Maître du monde, qui retient à côté de
toi ?"(i.e. selon Rachi : "Qui, à côté de toi, retient ce que tu as écrit, c'est-à-dire
l'empêche d'être parfait et l'invalide au point que tu doives y attacher autre chose, à
savoir ces couronnes?"). Il lui dit : "Il est un homme, Aqiba ben Yossef est son
nom, qui viendra après plusieurs générations et qui, sur chacune de toutes ces
Moshé dit devant lui : "Maître du monde, montre-le moi." Il lui dit : "Retourne-toi."
Moshé partit et s'assit au bout de huit rangées d'élèves de Rabbi Aqiba. Et voilà
qu'il ne connaissait pas ce dont ils parlaient. Quand Rabbi Aqiba arriva à un point
particulier, alors, comme ses élèves lui demandaient : "Rabbi, d'où te vient cela ?",
il leur répondit : "C'est une 'halakhah à Moshé, du Sinaï." Lorsque Moshé entendit
cela, que ce point qu'il ne comprenait pas, Rabbi Aqiba le lui attribuait à lui comme
La Torah a dans la création un rôle double, selon le Midrash Rabba; elle est tout d'abord
le modèle et l'outil de la création :
בראשית ברא רםלהים את השמים ורת הארץ. Ouverture de Rabbi Ochaya Rabba : Moi [la
Sagesse] j'étais à ses côtés '[ אמוןâmôn] (Pro. 8, 30). (...) 'Amôn c'est 'Ûmân
(artisan). La Torah déclare alors : C'est moi qui fut l'instrument du Saint, béni soit-
Il, dans son oeuvre d'artisan. L'usage en vigueur dans le monde est qu'un roi de
chair et de sang qui bâtit un palais ne le fait pas en se fiant à son juger mais à celui
d'un artisan. Or l'artisan ne le bâtit pas non plus en se fiant à son juger mais il a
fut ainsi du Saint, béni soit-Il : Il consulta la Torah et créa le monde. La Torah
déclare donc : ( ב ראשית ברא רםלהיםavec le ראשית, 'Elohim créa. Or qui dit [ ראשיתdit
Sagesse et par là] dit Torah, selon les mots : YHWH m'a possédée, au ראשיתde sa
voie.
Bien vite le Saint, béni soit-Il, demanda conseil à la Torah, qui est appelée [comme
ces termes : Maître des mondes, si un roi n'a ni légion ni campement, sur quoi règne-
il ? S'il n'a aucun peuple pour l'acclamer, où est sa gloire ? Le Saint, béni soit-Il,
l'écouta et ses paroles Lui plurent. Depuis lors, la Torah déclara : Le Saint, béni soit-
Il, me consulta lors de la création du monde, comme il est dit : A moi le conseil et la
les sages ont dit : Toute royauté qui n'a pas de conseillers, sa royauté n'en est pas
une.
Israël devait accepter la Torah il n'y aurait pas inscrit "ordonne aux fils d'Israël",
Rabbi Benaya dit : Le monde et ce qui l'emplit ne furent créés qu'en considération du
La Torah encadre donc le monde en tant que celui-ci est projet et réalisation; elle en est
le modèle et l'aboutissement; il est clair qu'on ne parle pas ici de la Torah en tant que
texte lisible par l'homme, dans son historicité humaine, mais plutôt d'une Torah autre
que nous identifierons plus tard. Elle fonctionne en tout cas ici comme un archétype du
monde, et cela en vertu du fait qu'elle est elle-même un monde au sens fixé en première
partie : "un ensemble d'être nombreux et divers (les signes primordiaux ) réunis dans un
même lieu (l'espace de la page), divisés en de nombreuses classes (lettres, couronnes,
points) et liés les uns aux autres par des rapports divers. " La Torah, monde en soi,
parfait, est également une personne qui discute avec le divin; elle échappe à l'ordre de la
création du monde en tant qu'elle le précède, mais n'est pas non plus l'égale du divin,
elle est créée sous un autre rapport, elle est la manifestation de sa Sagesse. C'est
pourquoi on peut dire que la Torah est infiniment supérieure au monde et qu'en même
temps elle est la relation normative entre le divin et le mondain, qu'elle délimite et ainsi
fait exister ce monde, ce qui avait déjà été évoqué au deuxième chapitre; la Torah en
temps que modèle du monde donne sa limite au monde, elle est l'instrument privilégié
de la création, pour l'instant indépendante du séphirotisme (on verra plus loin si ces
deux voies sont identifiables). Pour approfondir notre recherche, il nous faut maintenant
expliciter le statut de la Torah dont il est question ici et voir comment elle se relie à la
Torah que nous connaissons actuellement.
B. La Torah Primordiale
Au sein même de la liturgie, il existe diverses Torah; tout d'abord la Torah au sens
étroit, le Pentateuque, ensuite la Torah orale, c'est-à-dire la Michna; les deux ayant été
transmises simultanément à Moïse au Sinaï, cette structure double étant le reflet de la
dualité des Tables de la Loi. Mais il existe une seconde dualité pour la Torah écrite elle-
même; d'une part la version massorétique, ponctuée, vocalisée et cantillée, d'autre part
le Sefer Torah, le rouleau synagogal, ne présentant que les consonnes et une variété de
signes dont la signification n'est pas fixée; les couronnes, les points, les deux נinversés
dans Nb. 10, 35-36 (on en trouvera une analyse très intéressante dans Le Livre Brûlé,
"Première Ouverture : Qu'est-ce qu'un livre"). Par rapport au Sefer Torah, la version
massorétique constitue déjà une Torah orale, une Torah qui passe par l'oralité et qui est
reconstituée à partir du Sefer Torah lors de l'office. Le Sefer Torah en lui-même n'est
pas encore un מיקראה, une "lecture", il n'est qu'un texte, c'est-à-dire un ensemble,
organisé dans la page, de signes dont la signification n'est pas immédiatement présente;
comme le dit Rabbi Azriel de Gérone dans Peroush haAggadoth (cité dans Joseph de
Hamadan, Fragment d'un commentaire sur la Genèse, cf. l'introduction par Ch.
Mopsik):
Il y a en elle des séparations, des chapitres et des interruptions qui sont les sections
ouvertes et fermées, à l'image d'un édifice complet, de même qu'il y a en l'homme les
organes dont l'âme dépend et des organes dont l'âme ne dépend pas, bien qu'il n'y ait
rien en trop ni rien en moins dans la création du corps, ainsi il y a des sections dans
la Torah et des passages qui paraissent, à celui qui ignore les explications, des
commentaires dignes d'être brûlés, tandis qu'à celui qui est parvenu à comprendre les
explications, ils leur paraissent être les fondements de la Torah, et qui en ôte une
seule lettre ou un seul point, c'est comme s'il supprimait le corps entier [...] car tout
est une réalité une et un unique édifice. Tout dans la Torah est nécessaire, rien n'est
L'archétype de ce Sefer Torah est la Torah dite "écrite feu noir sur feu blanc", notion
qui revient souvent dans la littérature kabbalistique et qui est la Torah la plus proche de
celle qui se trouve près de Dieu et que nous recherchons. Cette notion de feu noir sur
feu blanc a selon nous deux connotations principales; d'une part, l'idée de vie, de force
et de mouvement qui anime le texte ; d'autre part et surtout, le fait que le blanc de
l'écriture est mis sur le même plan que le noir, que l'espace blanc de la page constitue
lui-même un texte. Tout ce qui est la Torah n'est pas présent dans le Sefer Torah, il y a
donc différentes Torah contenant différents niveaux de textes cachés dans le blanc de
l'écriture. On peut envisager ces différentes Torah tout d'abord dans une perspective
temporelle orientée vers l'avènement messianique (on a vu en introduction l'importance
de cette orientation dans le projet exégétique).
Etant donné que le texte de la Torah qui nous est donné à lire en notre temps n'est pas la
totalité du texte, il faut supposer que d'autres états du texte sont possibles, et même
qu'ils doivent exister et se révéler d'une façon ou d'une autre; le plus simple pour cela
est de supposer qu'il existe différents âges du monde ou cycles cosmiques, nommés
[ שמיתותshemittoth], et qu'en chacun d'eux se révèle différemment le texte, avec les
mêmes lettres, qui sont celles du nom divin, mais organisées différemment suivant la
nature de la שמיתה. Ainsi, notre Torah se présentant comme Loi, on peut à rebours en
déduire que nous sommes dans le cycle de la Rigueur, qui correspond à la séphirah
;גבורהLes שמיתותsont en effet analysables selon un schéma séphirotique orienté vers
מםלכות, qu'on peut comprendre comme le règne messianique. A travers ces cycles, la
Torah se révèle progressivement en faisant varier les limites entre le noir de l'encre et le
blanc de la page, dans un accroissement de la signification qui n'est pas un passage du
blanc au noir mais au contraire dématérialisation des lettres noires pour devenir des
lettres de lumière, renversant ainsi le processus de la chute adamique qui lui avait
remplacé les tuniques de lumière ( )אורpar des tuniques de peau ()עור, le א
correspondant au monde d' אציםלותet le עau monde d'עשיה. Si l'on pousse cette analyse
plus loin, on peut en déduire que non seulement l'ordre, mais également la valeur des
lettres elles-mêmes suivant des modifications phonétiques, par exemple l'amuïssement
des laryngales (de là à penser que la prononciation israélienne actuelle, qui articule le ע
comme le א, nous rapproche de l'ère messianique, il y a un fossé que nous ne nous
risquerons pas à franchir!). La thèse la plus radicale allant dans ce sens est celle qui
exprime qu'il s'ajoutera également, aux temps messianiques, une vingt-troisième lettre,
qui transformera encore plus profondément la Torah; jamais en effet l'exégèse
kabbalistique, pourtant audacieuse dans ses investigations alphabétiques, ne se risque
autrement à supposer d'autres lettres de l'alphabet; et ce alors même qu'elle n'hésite pas
à annexer les voyelles massorétiques (datant du neuvième siècle) dans ses analyses. Il
existe en réalité une seule occurrence d'une telle lettre supplémentaire, à laquelle est
confronté quotidiennement le Juif pratiquant : il s'agit du שà quatre branches, gravé sur
un des côtés du tefilin de la tête.
La Torah, à travers ses différentes figures, sort donc de sa position élevée pour s'inscrire
dans la réalité humaine; elle devient le Talmud, dont l'essence est non pas le
dogmatisme mais au contraire la dialectique des avis des Sages qui s'opposent et se
fécondent les uns les autres, sans jamais se figer dans une détermination. Jamais le
Talmud en lui-même n'émet un avis définitif, jamais il en donne de lui-même les règles
qui permettraient d'en tirer un enseignement unique; sa vérité réside dans la
contradiction vivante qui donne un visage à l'organicité de la Torah évoquée plus haut.
La logique talmudique, logique faite toute entière de discussions, de contradictions,
d'exceptions, reflète à son niveau la logique qui régit la création du monde, et même
plus : elle est un moment nécessaire de la création, qui se place non plus à l'origine du
temps mais se continue dans et par l'histoire de la pensée, et ne peut subsister que par
elle; à ce titre la clôture du Talmud eût été une véritable catastrophe, mais heureusement
chaque séance d'étude des textes est une reprise du processus talmudique. A contrario,
toute personne qui néglige cette audace intellectuelle pour se réfugier dans le
dogmatisme religieux menace les fondements mêmes du monde.
E. Torah et négativité
Ce détour par l'analyse de ce qu'est la Torah pour la kabbale permet ainsi en retour
d'envisager la création sous un nouvel angle; non pas comme un évènement mais
comme un processus qui se prolonge indéfiniment dans le temps; et un temps qui n'est
pas en premier lieu celui de l'histoire mais celui de la pensée, qui fonctionne parfois à
rebours, faisant surgir le primordial en dernier lieu, et souvent même comme horizon
toujours repoussé. L'expérience du temps que propose l'étude est essentiellement une
remontée qui demande une mutation constante des structures par lesquelles le monde
est pensé, comme le montre la variété des structures séphirotiques propres à chaque
monde; mais cette remontée est aussi ce qui fait progresser, puisqu'elle est le moteur de
la création continuée. Pareillement, en ce qu'elle empêche le texte de s'enfermer la
déterminité de son dire pour le mettre en mouvement, exhibant ses contradictions, ses
blancs, ses lettres manquantes, on peut dire qu'elle nie le texte et en même temps
l'accomplit, comme le dit le Talmud: "Parfois la destruction de la Torah est son
accomplissement", à l'image de Moïse brisant les premières Tables pour éviter d'en faire
des idoles. Ce passage par la négativité, cette dialectique, est le véritable moteur de la
création (qui trouve son écho dans la doctrine lurianique du [ צימצוםtsimtsum]). Cette
négativité fertile de l'étude atteint son apogée dans le סוד, en ce qu'il est un sens
"secret", une absence absolue à son objet, et qu'il est donc l'absolu négatif de
l'immédiat. Nous déterminons actuellement le troisième niveau de ce סוד, et pouvons
dès à présent remarquer que la négativité était également présent aux deux niveaux
précédents; au niveau du פשט, déjà, nous avions identifié les différentes étapes de la
procession du réel comme des figures de la négation : négativité absolue, non-existence,
existence négative, existence non-concrète (ou formelle). Au niveau du רמזégalement,
la négativité intervenait comme formalisme, abolition du contenu concret dans la
méthodologie de l'élévation; au niveau du דרש, nous atteignons enfin l'essence propre de
cette négativité, qui est d'être dialectique : contradiction organique qui permet le
dépassement des déterminités. A rebours, nous confirmons dans un même mouvement
les caractéristiques des mondes intermédiaires telles qu'on en avait seulement l'intuition
dans le première partie : יצירה, identifié au רמז, est bien le niveau formel (on avait parlé
alors d' "existence éthérée" faute de meilleur terme), tandis que בריאה, identifié au דרש,
consiste bien en la négativité dialectique. Ceci posé, on peut maintenant envisager le
dernier niveau du סוד, qui recueille les analyses précédentes et les réinterprète.
Chapitre IV : Le Sefer Yetsirah et le סודde la
מעשה בראשית
משנה א
בשלשים ושתים נתיבות פליאות חכמה חקק יה יהוה צבאות אלהי ישראל
אלהים חיים ומלך עולם אל שדי רחים וחנון רם ונשא שוקן עד וקדש שמו
מרום וקדוש הוא וברא את עולמו בשלשה ספרים בספר וספר וספור:
משנה ב
עשר ספירות בלי מה ועשרים ושתים אותיות יסוד שלש אמות ושבע כפילית
ושתים עשרה פשוטות:
Nous exposons maintenant notre thèse définitive : il s'agit de démontrer en quoi le texte
présenté ci-dessus est une reconstruction kabbalistique de tout ce qui a été développé
précédemment à propos des premiers versets de la Genèse; étant donné qu'on s'est
d'emblée placé dans le סודde בראשית, on se trouve alors dans le סודdu סוד. Ce niveau
doit donc récapituler tous les niveaux antérieurs et les transposer à un niveau supérieur;
ces niveaux antérieurs sont, comme on l'a vu précédemment : le niveau génétique
(doctrine de l'émanation), le niveau formaliste (doctrine des sephiroth) et le niveau
dialectique (doctrine des Torah); le niveau supérieur reste pour le moment à déterminer.
Une fois cette ultime analyse effectuée, nous pourrons estimer avoir parcouru une
séquence entière d'interprétation kabbalistique de בראשית, qui n'est certes pas
l'absolument dernière, mais qui, espérons-le, nous donnera un assez bon aperçu de ce
qu'est véritablement la kabbale.
Au niveau purement stylistique, plusieurs indices convergent vers l'idée que ces deux
premières " "משנותdu Sefer Yetsirah sont une réécriture du début de בראשית. Par la
thématique, tout d'abord; le lien entre le récit de la création du ciel et de la terre et
l'objet que ce propose le Sefer Yestirah, à savoir comment Il a "créé son univers" sont
étroitement liés, c'est pourquoi cet ouvrage appartient historiquement au corpus nommé
מעשה בראשית. Mais ce lien thématique est encore purement extérieur et c'est uniquement
par une analyse de la forme que l'on peut trancher. Premièrement, le Sefer Yetsirah
commence, comme la Torah, par la lettre ;בor on a vu au deuxième chapitre que ce
détail était fondamental dans l'économie interne de la Torah; que cette particularité se
retrouve ici ne peut pas être insignifiant. D'autres comparaisons du même type, basées
sur la נוטריקון, la טמורהet la גמטריה, mot par mot, verset par verset, section par section,
révèleraient, à n'en pas douter, d'autres analogies de structure significatives. Les outils
informatiques nécessaires à de telles opérations sont malheureusement quasi inexistants
à ce jour, et nous en sommes pour l'instant réduits à des conjectures, les opérations
effectuables dans des proportions humaines étant beaucoup trop limitées pour aboutir à
des résultats concluants. Cependant une autre voie d'analyse plus simple s'offre à nous;
ce texte est rédigé dans le style de la Michna, c'est-à-dire en tant que répétition de la
Torah écrite, répétition qui comme on l'a vu au chapitre précédent n'est pas une
paraphrase mais bien une réorganisation; non pas une réorganisation qui nous ferait
descendre dans la structure séphirotique, comme la Loi Orale proprement dite, mais
bien une nouvelle Torah, d'un monde supérieur ou du moins orientée différemment dans
l'échelle des mondes que n'est orientée la Torah écrite telle que nous la connaissons
dans son aspect exotérique, c'est-à-dire dans une descente progressive de ( תיפארתTorah
écrite) vers ( מםלכותTorah orale) [pour tous ces développements, se reporter au chapitre
III]. Conformément au caractère fractal du formalisme séphirotique, on peut concevoir
une multiplicité synchronique des Torah, comme on l'a vu encore une fois au chapitre
précédent; ainsi on peut affirmer que le Sefer Yetsirah est la Torah non pas en tant
qu'elle s'oriente vers מםלכות, mais en tant qu'elle fait signe vers le monde supérieur de
יצירה, ce à quoi ferait allusion le titre de l'ouvrage, Sefer Yetsirah (qu'il faudrait alors
nommer, de manière paraphrastique, "Livre qui permet de passer en Yetsirah"). Il
faudrait alors placer le Sefer Yetsirah en דעתd'עשיה, qui fournit le יסודde ( יציקהce
parcours est identique à celui développé au deuxième chapitre). Contrairement au
chapitre précédent qui dressait une hiérarchie séphirotique des Torah en ne considérant
qu'un seul monde à dix séphiroth (donc sans )דעת, on se trouve ici dans une structure
intercosmique (i.e. qui considère le passage d'un monde à l'autre) dont on peut
schématiser la structure en complétant celle esquissée au chapitre précédent :
structure conforme à l'enseignement traditionnel de la révélation historique des
différentes Torah; la Torah primordiale ayant été présente aux côtés d'Adam avant sa
chute, le Sefer Yetsirah ayant été révélé à 'Avraham (comme l'indique la dédicace finale
de l'ouvrage : "Lorsque 'Avraham notre père, puisse-t-il reposer en paix, regarda, il vit,
comprit,..."), la Torah écrite et la Michna étant l'objet de la révélation sinaïtique, et la
Guemarah venant après.
De cette manière le Sefer Yetsirah se trouve idéalement placé au niveau du סוד, ce qui
correspond au développement général de notre étude. On peut donc légitimement
considérer le Sefer Yetsirah comme סודdu סודde בראשיתen tant que ce dernier se
manifeste dans le monde d'עשיה. Il faut maintenant voir en quoi il récapitule, en les
dotant d'une nouvelle signification, les trois niveaux précédents de l'analyse
kabbalistique.
בראשית. Rabbi Eléazar expliqua : "Levez les yeux vers les hauteurs et voyez qui a
créé Cela" (Es. 40, 26). Dans quelle direction faut-il lever les yeux ? Vers le lieu
auquel tous les yeux sont suspendus et qui est "L'ouvreur des yeux". Vous y
qui tient debout exposé au questionnement, a créé Cela. Et qui est-il ? C'est le Mî,
appelé "Mî (depuis) la limite supérieure du ciel", car tout prend consistance grâce à
dénommé Mî (qui?). Au-delà, il n'y a plus de questionnement. Cette limite du ciel est
appelée Mî, mais il existe une autre limite, inférieure celle-ci, appelée Mah (quoi?).
Tu as cherché Mah [au sens premier : "Qu'as tu compris ?,..."] ; mais tout reste aussi
fermé qu'à l'origine. (...) Rabbi Siméon dit : Eléazar mon fils, cesse de parler pour
que se révèle le clos du secret suprême ignoré des fils du monde. Rabbi Eléazar se
tut. Rabbi Siméon pleura, s'arrêta un instant puis reprit : Eléazar, que désigne ""אםלאה
['éléh] (Cela) ? Les étoiles et les astres diras-tu. Or ils sont constamment visibles et
créés par le Mah, ainsi qu'il est écrit : "Par la parole de יהוהles cieux ont été faits"
(Ps. 33, 6). Quant aux choses indévoilées, le vocable 'Eléh est tout aussi impropre
puisqu'il désigne ce qui est révélé. Mais ce secret ne fut divulgué qu'un jour où j'étais
au bord de la mer. Elie survint et me dit : Rabbi, sais-tu ce que désignent les mots
"Qui (Mî) a créé Cela ('Eléh) ?" Je lui répondis : Le ciel et ses armées, oeuvre du
Saint, béni soit-Il ; l'homme les regarde et Le bénit comme il est dit : "Lorsque je
contemple les cieux, oeuvre de tes mains ... יהוהnotre Souverain que Ton nom est
glorieux sur toute la terre (Ps. 8, 4&10). Elie me dit alors : Rabbi, voici la parole
enclose qui était devant le Saint, béni soit-Il, et qu'il révéla dans l'Ecole de l'En-haut :
d'abord un point qui devint la Pensée, où il dessina toutes les figures et tailla tous les
signes. Il tailla ensuite dans la sainte flamme enclose le signe d'une figure enclose, le
Saint des Saints, édifice profond de la Pensée et appelé Mî, initiateur d'édifice.
Existant et inexistant, enfoui et enclos dans le nom, il n'a d'autre nom que Mî,
et rayonnante et crée 'Eléh, c'est-à-dire que 'Eléh accède au nom. Les lettres de Mî (
secret : "Cela ('éléh) : voilà tes dieux Israël" (Ex. 32, 8). Comme Mî s'est associé à
'Eléh pour composer le mot 'Elohim, le nom n'est jamais dissocié et en cette intimité
perdure le monde. Ensuite Elie s'envola et je le perdis de vue. C'est de lui que je tiens
nous n'étions venus au monde que pour entendre ces paroles cela aurait suffi ! Rabbi
Siméon poursuivit : Les cieux et leurs armées furent créées par le Mah, selon les mots
: "Lorsque je contemple les cieux oeuvre de Tes doigts... יהוהnotre Souverain, Mah
ton nom est magnifique sur toute la terre, ta majesté s'élève au-dessus des cieux" (Ps.
8, 4&2). La majesté s'élève "au-dessus du ciel" (vers le Mî) c'est-à-dire qu'elle prend
le nom d''Elohim car Il créa une lumière à sa lumière, l'une habillant l'autre pour
quérir ce nom éminent, c'est pourquoi l''Elohim du premier verset de la Genèse est
l''Elohim de l'En-haut (le Mî). Mais il ne désigne pas le Mah, qui lui ne se construit
qu'au moment où les lettres du mot 'Eléh se déversent dans l'En-bas quand la Mère
(la sephirah )בינהprête ses vêtements à la Fille (la sephirah )מםלכותet la pare de ses
se présentent devant elle tous les êtres masculins, ainsi qu'un verset l'atteste : "Trois
fois par an tous les individus masculins se présentent devant le Souverain ( "יהוהEx.
23, 17). En cette occurrence la Fille est appelée "Souverain", comme il est écrit :
"Voici l'arche d'alliance, souverain de toute la terre" (Jos. 3, 11). Dès lors le הse
retire du Mah ( )מהet est remplacé par le ( יqui désigne le Père), ce qui donne Mî ()מי.
Ce faisant la Fille se pare de vêtements masculins pour concorder avec "tous les
individus masculins d'Israël". Quant aux autres lettres, Israël les tire de l'En-haut vers
ce lieu. (...) Rabbi Eléazar dit : Mon silence a édifié le Temple de l'En-haut et celui de
l'En-bas. Car "si la parole vaut un sélah, le silence en vaut deux". "La parole vaut un
sélah", en l'occurrence mon exposé et mes remarques, mais "le silence en vaut deux"
puisque grâce à mon silence, deux mondes ont été créés et construits simultanément.
Rabbi Siméon reprit : Nous pouvons désormais achever d'expliquer le verset cité en
exergue : "Celui qui fait sortir leurs armées en nombre" (Es. 40, 26). Il existe en effet
deux degrés qui doivent être désignés distinctement ; le premier est celui formulé par
l'expression Mah et le second par l'expression Mî, celui-ci étant plus haut placé que
celui-là. Le degré supérieur est désigné par les mots "Celui qui fait sortir", où Celui
est une réalité reconnue et sans égale. Dans la même optique les mots "Celui qui fait
sortir le pain de la terre" désignent le Celui qui, étant lui aussi une réalité reconnue,
est cette fois le degré inférieur, faisant un avec le degré précédent. "En nombre" : il
existe six cent mille [guerriers] qui, se tenant ensemble, produisent à leur tour
d'autres guerriers selon leurs espèces innombrables. "Tous ensemble", les six cent
mille ainsi que les autres guerriers, "Il les appelle par le nom". Comment comprendre
ces paroles ? Si tu dis qu'Il les appelle par leur nom, sache qu'il n'en est rien, sinon il
aurait été spécifié par son nom [i.e. par un possessif et nom par un défini]. En fait,
quand ce degré n'avait pas encore acquis de nom et été appelé Mî il ne donnait
naissance ni n'extériorisait les choses cachées en lui selon leurs espèces, bien qu'elles
aient été présentes en son sein. Dès lors qu'il créa 'Eléh, acquit son nom et fut appelé
'Elohim, il les fit sortir dans leur forme parfaite grâce à la force de ce nom. C'est ce
que signifie les mots "il appela par le nom", c'est-à-dire que par son propre nom il
nomma et fit émerger chaque sorte d'être leur donnant pleine consistance. Un verset
analogue dit de même : "Vois, J'ai appelé par le nom ; Betsal'el" (שם
ֵֹׁמְרב םֵאה הָקהָראִתי ֹמְב ב ם
( )ֹמְרּבהַצֹמְםלב םֵאםלEx. 31, 2) : J'ai rappelé mon nom pour que Betsal'el [l'architecte du
Ce texte explique très clairement comment la dimension du sans nom, le Mî, qu'on peut
identifier à l'inconnaissable, l' אין־סוף, devient 'Elohim, la puissance créatrice, par le
truchement du 'Eléh, la désignation, le don du nom; puis comment ce même 'Elohim
descend vers le Mah, l'En-bas, selon le schéma séphirotique qui se manifeste ici dans
les figures de la Mère, de la Fille et du Père, figures qui par les valeurs sexuées du הet
du יpermettent de relier le Mî et le Mah. Cette élaboration est reprise allusivement dans
le Sefer Yestirah par l'expression Lî Mah, où on trouve Lî (négation) à la place de Mî
(interrogation), םלprécédant מdans l'alphabet tout comme ( איןle divin comme néant
absolu) précède ( אין־סוףle divin comme détermination sans nom); par une concision
saisissante, le Sefer Yetsirah concentre en quatre lettres tout le processus de la création
depuis le néant le plus absolu jusqu'à sa dimension la plus concrète, tout en soulignant
le rôle de l'alphabet dans ce processus, par l'expression "vingt-deux lettres de
fondement". Ces lettres, par leur combinaison ()צרוף, permettent la donation du nom et
donc la concrétisation, ce à quoi il est fait en retour allusion dans le Zohar par
l'évocation de la Figure de Betsal'el, l'architecte du Tabernacle, dont le Talmud
(Bekharoth, 55a) nous dit qu'il connaissait le צרוףet que c'est ainsi qu'il pût créer. Le
Sefer Yetsirah reprend donc entièrement le point de vue génétique de בראשיתet l'ouvre,
via la problématique du nom, sur le lien entre séphirotisme et combinatoire, lien qui va
être développé au niveau suivant.
Il est assez aisé de reconnaître dans notre texte la présence du formalisme séphirotique,
ne serait-ce que par l'expression "dix séphiroth [בםלי מהbelî-mâh]"; certes, on pourrait
arguer qu'historiquement cette identification est plus que fragile, et que ces dix
séphiroth sont bien plutôt dans cette optique les dix nombres primordiaux, hérités du
pythagorisme; cette opinion est d'ailleurs partagée par Sa`adia Gaon. Mais
premièrement, on l'a suffisamment répété, le point de vue historique en ce qui concerne
la constitution de la doctrine kabbalistique est rarement pertinent; et surtout, il nous
semble que ce rapport ainsi établi entre l'élément mathématique et l'élément
séphirotique est précisément l'objet du Sefer Yetsirah. On a vu au deuxième chapitre
qu'une certaine analogie était plus que possible entre formalisme séphirotique et
formalisme mathématique; nous irons ici plus loin, et nous affirmons que le
séphirotisme est exactement équivalent à l'essence même des mathématiques, ce qu'on
peut particulièrement observer dans la partie la plus proprement mathématique des
mathématiques, à savoir l'arithmétique (nous nous basons, pour cette dernière
affirmation, sur les travaux les plus représentatifs de l'axiomatisme mathématique, c'est-
à-dire les Principia Mathematica de Russell et Whitehead, l'arithmétique de Peano, ou
encore Über formal unentscheibare Sätze der Principia Mathematica und verwandter
Systeme I de Gödel, travaux qui portent sur l'arithmétique comme première
manifestation d'une mathématique en tant que telle, différente de la logique formelle
bien qu'étroitement liée à elle). L'arithmétique est en effet la science du nombre, sous
deux aspects qui sont :
Ces distinctions trouvent leur exact correspondant dans la doctrine séphirotique, tant
dans l'aspect hiérarchique-temporel de celle-ci, l'émanatisme, que dans son aspect
structurel, celui des configurations séphirotiques. L'autre grand pan des mathématiques,
la géométrie, n'a qu'un rapport plus lointain avec le séphirotisme, contrairement à ce
que pourrait laisser penser sa présentation en schémas et figures. On peut donc
identifier le séphirotisme à l'arithmétique en considérant les séphiroth comme des
analogues des nombres ; de ce socle fondamental de l'arithmétique jaillissent de
nombreuses branches, au premier rang desquelles la mathématique combinatoire; celle-
ci trouve son analogue kabbalistique dans le צרוף. Pareillement, la גמטריהest proprement
l'algèbre kabbalistique, et elle pourrait fort bien engendrer à son tour une analyse
kabbalistique, en considérant par exemple les structures séphirotiques comme des
analogues de fonctions; cette voie reste à ce jour peu explorée mais nous soutenons
qu'elle est possible. Il faut bien comprendre que ce développement ne concerne
absolument pas la recherche de détails mathématiques remarquables dans la Torah,
comme par exemple la recherche des occurrences codées de ð dans le texte; une telle
méthode relève de la numérologie. Ce que nous proposons ici, c'est de considérer le
séphirotisme, ainsi que le צרוףet la גמטריה, comme une mathématique authentique,
indépendante des mathématiques du nombre; une mathématique de la séphirah,
s'ancrant elle aussi dans le pythagorisme, parallèle aux mathématiques qui nous sont
familières sans leur être soumise (cette soumission, c'est proprement la numérologie au
sens le plus vulgaire du terme). Cette mathématique nouvelle reste largement à
construire, mais le fait qu'elle puisse exister suffit à la présente étude. Qu'on nous
comprenne bien : nous ne prétendons aucunement que le séphirotisme pourrait se
substituer aux mathématiques, ou que celui-ci aurait atteint le degré de
perfectionnement et d'autonomie de ces derniers; le formalisme séphirotique reste
actuellement fortement ancré dans une thématisation mystique qui masque sa
potentielle autonomie formelle, d'autant que l'éclatement des démarches (structure
séphirotiques, גמטריה,...) empêche pour le moment une théorie unifiée. Il n'en demeure
pas moins que le séphirotisme est dans son essence un formalisme qui permet
d'expliquer les structures de la Torah.
Dans le texte, cette mathématique est désignée métaphoriquement faute de terme plus
adéquat comme "le nombre" (métaphoriquement, puisqu'elle prend la "mathématique du
nombre" comme symbole de la "mathématique de la séphirah"), et la désigne comme un
des trois [ ספריםsefarîm] par lesquels "Son univers a été créé". C'est par cette
affirmation que le Sefer Yetsirah opère une réinterprétation de la mathématique de la
séphirah : il opère une identification partielle de cette dernière avec la Création. Par là
on effectue un dépassement de la thèse exposée au deuxième chapitre; séphirotisme et
בראשיתne sont plus identifiées épistémologiquement, mais bien ontologiquement: le
Sefer Yetsirah affirme ici que, au sein de la triade [ ספר וספר וספורsefar vesefer ve
sippûr], le nombre, l'écrit et le récit, le séphirotisme et בראשיתsont identiques. Il nous
faut donc prendre maintenant la mesure de cette identification.
On peut pour cela pousser pousser plus loin le parallèlisme entre séphirotisme et
mathématiques: si l'identification entre séphirotisme et בראשיתmène à considérer les
séphiroth non plus comme purement épistémologique mais comme effectif à un certain
niveau (pas au niveau de la divinité en soi, mais au niveau de la relation entre Dieu et sa
Création), alors on peut penser cette effectivité des séphiroth en comparaison de
l'effectivité des mathématiques. Le caractère absolument axiomatique des
mathématiques n'est pas contradictoire avec le caractère effectif de celles-ci, non
seulement en tant qu'il permet d'appréhender le réel, mais surtout en tant qu'il est
constitutif du réel tel qu'il se présente dans la science physique contemporaine. Le
modèle le plus consistant, le plus "fidèle", de l'atome, n'est pas représentable dans une
vision macroscopique, mais consiste uniquement en un système d'équations
mathématiques. Le sensible, même microscopique, n'est plus depuis longtemps le
niveau le plus effectif du réel, le niveau mathématique en tant qu'il se déploie dans des
constantes universelles et des rapports algébriques déterminés lui est supérieur; et cette
hiérarchie ne serait pas possible si les mathématiques n'étaient pas axiomatiques mais
au contraire "naturelles", donc déductibles d'une nature immédiate. Les mathématiques
sont dans cette optique le fondement ontologique du réel en même temps que son terme
(ou du moins, un niveau d'achèvement), au lieu d'être une simple médiation entre deux
ordres du physique. On peut dire la même chose du séphirotisme, à savoir que la
formalisation qu'il met en place est à un certain niveau une effectivité achevée du
processus de la Création, que ce processus formalisateur, loin d'être purement formel,
est concrètement à l'oeuvre dans le monde, sans pour autant se résoudre au monde :"Il
est le lieu du monde mais le monde n'est pas Son lieu". Si le séphirotisme est, à son
niveau, le meilleur outil d'appréhension du réel, c'est parce qu'à ce niveau il est la réalité
ultime, tout comme les mathématiques sont la réalité ultime du monde en tant qu'il est
physique. Le Sefer Yetsirah institue donc le séphirotisme comme structure ontologique,
mais n'en fait pas pour autant la seule structure possible; au contraire, il l'inscrit dans
une triade dont il nous faut maintenant examiner le deuxième terme.
positivement-rationnel.
différentiel par rapport à d'autres, et un tel abstrait borné vaut pour elle comme
leur passage dans leurs opposés. [Le dialectique constitue... l'âme motrice de la
progression et il est le principe par lequel seul une connexion et une nécessité
immanente vient dans le contenu de la science, de même qu'en lui en général réside
leur opposition, le positif qui est contenu dans leur résolution et leur passage en
déterminé, ou parce que son résultat, en vérité, n'est pas le néant vide, abstrait, mais
précisément parce que celui-ci n'est pas un néant immédiat, mais un résultat. Ce
rationnel, par conséquent, bien qu'il soit quelque chose de pensé et aussi d'abstrait,
est en même temps un concret, parce qu'il n'est pas une unité simple, formelle, mais
troisième reçut sa tabatière en argent. Son serviteur le plus fidèle, Rèb Shmuel,
attendait que vienne son tour, mais quand le maître eut tout distribué, il n'avait rien
reçu. Alors le Baal Shem Tov se tourna vers lui et lui dit : A toi j'offre mes histoires.
Tu parcourras le monde pour les raconter. Surpris, Rèb Shmuel remercia le maître
en qui il avait toujours eu une confiance totale, sans comprendre vraiment le sens
Le maître mourut. Rèb Shmuel resta seul. Il se disait au fond de lui-même: Est-ce là
un héritage? Des histoires que personne ne voudra entendre? Pauvre il était, pauvre
il resterait...
Mais un jour, il entendit qu'un homme, en Russie, était prêt à payer des sommes
énormes pour entendre des histoires sur le Baal Shem Tov. Rèb Shmuel se
renseigna et fit savoir qu'il était l'homme de la situation. On lui fit parvenir une
invitation et, après un long voyage, il arriva, un vendredi matin, dans une grande
ville où il fut accueilli par le président de la communauté juive, l'homme qui l'avait
Le soir même, à l'occasion du shabbat, toute la communauté se réunit autour d'un repas
se lève et annonce aux convives que le disciple et secrétaire du Baal Shem Tov, Rèb
Shmuel, est venu spécialement raconter des histoires sur la vie de son maître. Et il lui
donne la parole.
Rèb shmuel se lève, tout heureux de pouvoir enfin parler de son maître et... rien! Il ne se
président pense qu'il est fatigué par le voyage et l'envoie se reposer après avoir levé la
reproduit : Rèb Shmuel se lève, aucune histoire ne lui revient en mémoire, et il doit se
rasseoir encore, plein de confusion. Le troisième jour, ce n'est pas mieux. Dès le
comble de la honte. Peu de personnes sont là pour lui souhaiter bon retour. Déjà, en
La voiture s'ébranle déjà quand Rèb Shmuel se dresse et crie : J'ai une histoire, arrêtez!
Depuis la voiture, il s'adresse au président, qui a une lueur d'espoir dans les yeux. "Il
s'agit juste d'une petite anecdote, je ne sais si elle vous intéressera..." D'un léger signe de
les chevaux, nous partons! Dans le froid et la neige, nous avons traversé de profondes
forêts et, après quelques heures, nous sommes arrivés devant une grande et belle
demeure. Le Baal Shem Tov y entra, et après une demi-heure seulement, il en ressortit et
En entendant cette histoire, le président se mit à pleurer toutes les larmes de son corps.
Rèb Shmuel le regarda, stupéfait. A travers ses larmes, le président lut l'étonnement sur le
Laissez-moi vous expliquer. La personne à qui le Baal Shem Tov vint rendre visite,
Mon rôle était alors d'organiser les conversions forcées, qui s'accompagnaient toujours de
violences et de persécutions contre les Juifs. Quand le Baal Shem Tov fit irruption chez
moi cette nuit-là, j'étais en train de préparer un des décrets les plus cruels de ma carrière...
A peine entré, le maître se mit à dire d'une voix de plus en plus forte: Jusqu'à quand?
Jusqu'à quand? Jusqu'à quand vas-tu faire souffrir tes propres frères? Ne sais-tu pas que
tu es un enfant juit rescapé d'un pogrom, recueilli et élevé par une famille polonaise qui
t'as toujours caché tes origines? Le moment est venu de revenir vers tes frères et vers la
tradition.
recommencer ma vie. Je demandai au maître: Mais quand saurai-je que j'ai été pardonné
de mes crimes? Le Baal Shem Tov me dit alors: Le jour où quelqu'un viendra et te
Il est vain de considérer la kabbale comme un discours ordinaire sur un objet qui lui
serait extérieur; cela aboutirait à faire, et de la kabbale, et de son objet, des choses
privées de vie et refermées sur elles-mêmes, qu'on ne pourrait atteindre qu'en leur
faisant violence, et que de ce fait on n'atteindrait jamais réellement, ne pouvant
participer à leur vitalité interne. בראשיתn'est pas un texte mort, figé et définitif; ce n'est
pas un discours catégorique; au contraire, c'est un organisme vivant, appelant toujours à
son propre dépassement, parcouru par des contradictions qui ne sont pas des signes de
sa faiblesse mais au contraire de sa capacité à échapper toujours aux déterminations
qu'on voudrait tenter de lui appliquer. Loin d'être le récit d'un processus continu, sans
accrocs, il offre au contraire à celui qui sait le lire le portrait d'un être parcouru par les
figures de la négativité, se détruisant lui-même pour mieux s'accomplir, échappant
toujours au repos de l'affirmation. Alors qu'on voudrait y lire de la simplicité, il appelle
à toujours plus de formalisation, demande l'élaboration de structures complexes
emboîtées les unes dans les autres et qui se transforment perpétuellement.
Apparemment texte unique, il se démultiplie en autant de facettes qu'il y a de niveaux
de réalité, encadré par le questionnement et la dialectique du négatif. Alors que son
genre littéraire semble relever d'un âge qu'on pourrait croire pré-rationnel de l'humanité,
celui des mythes, tout porte finalement à le considérer comme une réalisation hautement
rationnelle, au-delà du simple entendement. Et toutes ces figures, loin de se juxtaposer,
s'enchaînent dans une dialectique toujours ouverte, toujours vivante.
א
'[ אדם קדמוןadam qadmon] : "homme primordial". Une des figures de l'émanation,
sinon la première.
ב
[ ברכהberakhah] : "bénédiction"
ג
ד
ח
ט
י
[ יהוה קרא אלהיםYHWH qere' 'elohim] : YHWH en tant qu'il est lu : "'Elohim"
[ ייןyayin] vin
כ
מ
[ מספר גדולmispar gadol] : litt. "grande valeur" ; système de codification le plus usité en
guematria
נ
ס
ע
פ
[ פרדסpardès] : Paradis, acronyme des quatre niveaux de signification
צ
2° technique de méditation
extatique dont la figure principale est Abraham Aboulafia et qui consiste en une
combinatoire répétitive des lettres de l'alphabet
ק
ר
[ רמזrémez] : litt. "allusion"
ש
ת
BIBLIOGRAPHIE COMMENTEE
Plutôt que de présenter ici une liste exhaustive des textes classiques de la kabbale -ce
qui serait non seulement superflu mais de plus assez inutile pour les non-hébraïsants, les
traductions étant encore rares malgré les efforts remarquables de Ch. Mopsik -, nous
avons choisi d'offrir une liste limitée mais commentée des principales références utiles à
la compréhension et au dépassement nécessaire de notre étude. Qu'on ne s'étonne donc
pas de l'absence, à titre d'exemple, des articles fondamentaux de M. Idel, encore
largement inédits en français ou même en anglais, ou encore des Tiqune haZohar,
commentaire exceptionnel de בראשית, disponible uniquement en version originale.
L'outil fondamental pour tout travail approfondi sur l'essence de la Bible hébraïque reste
le [ תיקון סופריםTiqun Sofrim], présentant sur deux colonnes le texte tel qu'il se présente
dans le Sefer Torah et la version massorétique. L'édition '[ איש מצםליחîsh matslia'h] est la
plus classique.
Pour les traductions en langue française, toutes ont, à leur niveau, leur utilité. La Bible
du Rabbinat Français, chez Colbo, propose une traduction simple et surtout comporte
les divisions des sections shabbatiques, sections suivant lequelles sont organisés tous les
commentaires. La version de la Pléïade comporte un appareil critique très utile pour
toutes les questions de composition historique du texte. Enfin, la traduction d'André
Chouraqui, chez DDB, propose un accès intéressant, par ce que certains qualifieraient
de surtraduction, à l'esprit du texte original, ce dernier demeurant cependant
irremplaçable.
Il existe bien entendu en hébreu une grande variété d'éditions comportant, en marge du
texte, le commentaire de Rashi, le targum d'Onkelos et divers commentaires
traditionnels ; on trouvera chez Colbo et chez Ness des éditions bilingues du
commentaire de Rashi tout à fait satisfaisantes.
Le corpus des Midrashim en traduction française est à ce jour très réduit, si l'on excepte
les nombreux florilèges qui n'ont que peu d'intérêt autre qu'anecdotique, puisqu'ils ne
permettent pas de comprendre l'économie interne des textes. On trouvera cependant
chez Verdier le premier tome du Midrash Rabba, sections Bereshit à Vayera, ainsi que
les Chapitres (Pirqé) de Rabbi Eliézer, tous deux indispensables. En traduction
anglaise, de nombreux midrashim existent mais sont difficilement trouvables en France.
Talmud
Les deux éditions du Bahir (N. Séd chez Archè et Gottfarstein chez Verdier) sont très
bien réalisées et se complètent parfaitement. Ce texte présente pour la première fois une
vision structurée des sephiroth, travail poursuivi dans le (Sefer ha)Zohar, mis par écrit
au treizième siècle par Moshé ben shem tov de Leon, mais puisant dans des strates bien
plus anciennes, représentées notamment par le sous-ensemble du Midrash haNéélam
(inséré dans toutes les éditions). Ceci est l'ouvrage le plus fondamental, "le saint des
saints de la kabbale" selon l'expression de Ch. Mopsik. Ce dernier en donne
actuellement une traduction critique de référence chez Verdier, qui succède à l'édition
controversée (crypto-chrétienne à bien des égards) de J. de Pauly. Sont déjà disponibles
les quatre volumes de la Genèse, ainsi que le Zohar sur Ruth, "le Cantique des
cantiques" et "les Lamentations". L'introduction du tome deux, notamment, confirme
nombre de nos intuitions, par exemple quant au caractère anti-gnostique de la kabbale.
Les Tiquné haZohar et le Pardès Rimonim de M. Cordovéro ne sont pas encore traduits,
ce que nous ne pouvons que déplorer.
Enfin, dans L'alphabet hébreu et ses symboles, chez G. Lahy, on pourra consulter une
présentation utile des extraits du Bahir et de Zohar qui traitent de la signification des
vingt-deux lettres de l'alphabet.
Kabbale Lourianique
Nous n'avons pas abordé cette doctrine fondamentale pour des raisons déjà exposées.
De fait, les ouvrages fondamentaux sont toujours inédits, au premier rang desquels le
`Ets 'Hayyim de Rabbi 'Hayyim Vital (disciple de Louria).
Etudes contemporaines
Les travaux de M. Idel sont, en traduction, éparpillés dans de trop nombreux recueils
pour qu'il soit possible de les citer ici. Se reporter aux bibliographies d'autres ouvrages,
par exemple à celle, très intéressante, de M. A. Ouaknin dans Les Mystères de la
Kabbale.
Charles Mopsik est aujourd'hui un des plus grands spécialistes de la kabbale, mais son
talent se révèle véritablement dans ses éditions critiques des ouvrages classiques, chez
Verdier : se reporter donc aux rubriques ci-dessus.
Marc-Alain Ouaknin développe quant à lui des analyses peut-être moins "universitaires"
mais néanmoins tout à fait fondamentales et exceptionnelles, qui renouvellent la
conception traditionnelle de la kabbale et y apportent une fraîcheur bienvenue. Ecrivain
et conférencier prolifique, il a écrit selon nous trois ouvrages fondamentaux : Le Livre
Brûlé et Lire aux Eclats (au Seuil) ainsi que Concerto pour Quatre consonnes sans
voyelles (chez Payot). Son dernier ouvrage, Les Mystères de la Kabbale, résume bon
nombre de ses analyses précédentes en les approfondissant, et propose une
bibliographie très complète.
Je signalerai pour finir deux ouvrages profitables : tout d'abord La pensée juive et
l'interrogation divine, par R. Draï aux PUF, qui analyse l'épistémologie talmudique
dans une optique très différente de la nôtre ; puis L'arbre de vie, de Z'ev ben Simon
Halévi, qui offre une synthèse claire des équivalences sephirotiques.
Enfin, pour une approche claire de l'essence des mathématiques, l'ouvrage de S. Singh,
Le dernier théorème de Fermat, chez Pluriel, est fort instructif ; pour ce qui est de
Hegel, j'ai utilisé la traduction de B. Bourgeois chez Vrin.
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