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Historia Mensuel N°698

Dossier
A la lumière du passé, le présent s'éclaire

La Bible à l'épreuve de l'Histoire

Les récentes découvertes de l'archéologie et les progrès de l'exégèse biblique montrent qu'une bonne partie de
l'Ancien Testament relève de la légende. Si certains personnages, tels Moïse ou Salomon, sont probablement
réels, d'autres, comme Abraham, sont purement imaginaires. Les meilleurs spécialistes ont passé à la loupe
certains passages célèbres du récit biblique. En démontant point par point de nombreux mythes, ils livrent des
conclusions surprenantes. Un dossier spécial sans parti pris religieux.

La Bible à l'épreuve de l' Histoire

Pendant longtemps, les scientifiques se sont efforcés de faire coïncider leurs


découvertes avec le récit biblique. Il fallait en quelque sorte que leurs recherches
viennent corroborer la véracité historique des Ecritures. Aujourd'hui, leur démarche
est inverse : ils partent de ce qu'ils ont sous les yeux pour élaborer des théories. Et
les résultats ont de quoi surprendre. Ainsi ne trouve-t-on aucune trace des
pérégrinations d'Abraham, pas plus que de l'errance des Hébreux dans le désert du
Sinaï, et encore moins des batailles de Josué ou de la conquête de Canaan. Que
faut-il en penser ? Le texte biblique est l'expression d'une vérité, mais d'une vérité
transcendée. Car, comme le dit Jeanne Chaillet : « Peu importe la vraisemblance. En
théologie, la vérité est au-delà de la réalité. La Bible n'est pas un reportage, c'est un
enseignement. »
Genèse du Livre des livres
La Bible rassemble des textes d'époques et d'auteurs divers. Le nom grec de
cette collection - ta biblia , les livres - est à l'origine du nom qu'on lui donne
aujourd'hui. Voici comment est née l'oeuvre fondatrice de la civilisation juive et
chrétienne.

Par Jacques-Noël Pérès *

La Bible. A ce mot, qui est au singulier, on donne couramment pour équivalent


l'expression « les saintes Ecritures », au pluriel cette fois, quoiqu'on n'hésite pas à
parler de « l'Ecriture sainte », à nouveau au singulier. Mais revenons à notre mot «
Bible », lui aussi au singulier. Il est calqué sur le grec ta biblia , c'est-à-dire « les
livres », au pluriel. Tout cela ne paraît-il pas étrange ?

Ce jeu, du singulier au pluriel et du pluriel au singulier, ne doit pas paraître étrange. Il


est en effet très approprié pour souligner une caractéristique essentielle de ce livre
unique, la Bible, qui est d'être composé d'une pluralité de livres. Ouvrons une édition
moderne de la Bible. On y verra deux grandes parties, à savoir l'Ancien Testament -
on dit quelquefois le Premier - et le Nouveau Testament. Ce terme « testament »
mérite une explication. Les traducteurs grecs de la bible hébraïque ont rendu le mot
hébreu berit , qui désigne l'alliance, par diathèkè , dont le sens est celui de
disposition légale ou de pacte, d'où, lorsqu'il s'agira le moment venu de s'exprimer en
latin, l'emploi de testamentum . Aussi, chaque fois que nous parlons de l'Ancien
Testament ou du Nouveau Testament, nous devrions plutôt dire l'Ancienne Alliance
ou la Nouvelle Alliance, étant entendu que les adjectifs « ancien » et « nouveau »
doivent être respectivement compris comme qualifiant, l'un, l'aîné qui ne cesse d'être
respectable et nécessaire, et l'autre, celui qui en provient et qu'il explique. C'est ce
que souligne Origène, le grand érudit alexandrin (mort vers 253/254), lorsqu'il affirme
que « dans les épîtres des apôtres qui nous ont été transmises, se trouve la pensée
d'hommes sages dans le Christ et assistés par lui, mais qui ont besoin, pour être
crus, du témoignage de la Loi et des prophètes ». On s'aperçoit que ces deux
Testaments sont l'un et l'autre composés de plusieurs éléments divers.

Pour désigner la Bible, les juifs emploient le terme Tanak , un acronyme formé de la
première lettre de chacune des trois parties qu'ils y distinguent : T pour Torah , N
pour Nebiim et K pour Ketoubim (en hébreu, on n'écrit que les consonnes), c'est-à-
dire : la Loi, les Prophètes et les Hagiographes. Chacune de ces trois parties contient
un nombre variable de livres.

La Torah, ce sont les cinq livres que la tradition attribue à Moïse. Ceux-ci se
présentent comme un ensemble cohérent dès la fin de l'époque perse, soit au plus
tard au début du IVe siècle avant notre ère. Les Grecs l'appelleront Pentateuque, ou
« Cinq rouleaux », car dans l'Antiquité, avant que les pages soient reliées, comme
nos livres modernes, pour former un codex , les manuscrits se présentaient sous la
forme d'un unique parchemin oblong que l'on déroulait au fur et à mesure de sa
lecture.
Les Prophètes, quant à eux, sont dans l'Ecriture juive divisés en prophètes antérieurs
- en fait des livres relatant des événements de l'histoire du peuple hébreu -, et en
prophètes postérieurs, qui ne sont pas vraiment comme le mot français le laisse
généralement entendre, des hommes prévoyant l'avenir mais qui, davantage,
proclament une parole présentée comme parole de Dieu. La rédaction des livres
prophétiques est achevée au tout début du IIe siècle avant notre ère. Les
Hagiographes, enfin, sont des livres pour la plupart poétiques ou sapientiaux (c'est-à-
dire livres de Sagesse), dont la collection restera ouverte jusqu'à la fin du Ier siècle
de notre ère.

Le Nouveau Testament est aussi une collection de livres : quatre évangiles, qui ne
sont pas des biographies de Jésus, mais un témoignage quadriforme rendu au Christ
ressuscité à partir de certaines de ses paroles ou de quelques événements de sa vie
; ils sont suivis d'un livre historique, les Actes des apôtres, qui relate les tout premiers
développements de la communauté chrétienne, de lettres, principalement de Paul,
appelées épîtres, et d'une apocalypse. Les épîtres pauliniennes sont les textes les
plus anciens, rédigés à partir de l'année 50, les évangiles ne semblant guère devoir
être datés d'avant 60 ; les textes les plus récents, la 2e Epître de Pierre et l'Epître de
Jude sont des écrits du début du IIe siècle.

Tous ces livres, tant de l'Ancien que du Nouveau Testament, n'ont pas été rédigés
au même moment, ni a fortiori par le même auteur. Nombre d'entre eux sont
d'ailleurs anonymes, quoique la tradition ait voulu parfois leur en attribuer un.
Lorsque Jésus, dans les évangiles qui sont attribués à Matthieu, Marc, Luc et Jean,
demande à ses interlocuteurs ce que Moïse leur a prescrit, il se range à cette
tradition, qui voit en Moïse l'auteur de la Torah. Et si le Talmud, comme la plus
ancienne tradition chrétienne, assigne le livre des Lamentations au prophète
Jérémie, c'est pour la simple raison que, dans un autre livre de l'Ancien Testament, 2
Chroniques, un verset (35, 25) évoque sa complainte sur le roi Josias tué à
Meguiddo.

Plusieurs livres en revanche indiquent explicitement à qui ils sont dus. Parmi les
livres poétiques, pour un livre de Job dont on ignore l'auteur, on connaît les Psaumes
de David, qui cependant ne les a pas tous écrits, ou le Cantique des cantiques du roi
Salomon.

En ce qui concerne la datation de tous ces textes, elle doit être recherchée dans les
événements qu'ils racontent ou dans les préoccupations diverses dont ils rendent
compte. Il arrive en outre qu'un livre soit en fait la compilation d'écrits antérieurs.
Prenons des exemples. Le livre de la Genèse, le premier livre de la Bible, rapporte
dans ses deux chapitres initiaux deux récits de la Création suffisamment différents
pour qu'il soit impossible de les faire concorder ; que ces deux récits aient été
conservés puis placés côte à côte, signifie que ce qu'il faut y chercher n'est pas une
réalité scientifique, mais une vérité théologique, à savoir que la Création est l'oeuvre
de Dieu et qu'elle a été confiée à l'être humain, qui en devient ainsi responsable.

Autre exemple : les spécialistes s'accordent pour la plupart à reconnaître dans le


livre du prophète Esaïe, dont l'histoire littéraire est assez complexe, trois parties et
trois auteurs de trois époques différentes, qu'ils nomment le proto-Esaïe, le deutéro-
Esaïe et le trito-Esaïe ; tous trois cependant s'attachent à proclamer le salut que Dieu
a promis et qu'il offre, ce qui les réunit.
A cela s'ajoute une autre question, celle de la langue des écrits bibliques. L'Ancien
Testament est rédigé en hébreu, mais quelques passages (dans le livre d'Esdras ou
dans celui de Daniel) ont été conservés en araméen. Vint pourtant le moment où les
juifs d'Egypte éprouvèrent le besoin d'avoir à leur disposition une Bible en grec,
langue d'usage courant dans le royaume des Lagides, comme d'ailleurs dans
l'ensemble du monde méditerranéen. C'est l'origine de la traduction grecque de
l'Ancien Testament, appelée Septante (en abrégé LXX), commencée au IIIe siècle
avant notre ère, poursuivie au IIe et achevée au Ier. Elle doit son nom à une belle
légende, rapportée pour la première fois dans la Lettre d'Aristée à Philocrate mais
bien des fois reprise ensuite, selon laquelle Ptolémée II Philadelphe désirait doter la
toute nouvelle bibliothèque d'Alexandrie d'un exemplaire des lois des juifs. Dans ce
but, il aurait convoqué six hommes distingués de chacune des douze tribus d'Israël,
en tout soixante-douze hommes désignés par le grand prêtre Eléazar. Le roi les
ayant consignés dans l'île de Pharos, leur travail va bon train et bientôt lecture
publique est faite de leur traduction qui, non seulement, leur vaut une ovation mais
encore est tellement correcte et rigoureuse, et faite avec une vraie piété, qu'il est
déclaré « bon que cette oeuvre reste comme elle est sans la moindre retouche ».
Une manière, on le comprend, de donner à la traduction une valeur et une autorité
semblables à celles de l'original, quoique s'y trouvent des livres ou fragments de
livres inconnus de la Bible hébraïque. Il y a eu, dans l'Antiquité, d'autres traductions
grecques de l'Ancien Testament, mais aucune n'a joui du prestige qu'a connu la LXX.

On vient de le voir, quelques passages de la Bible ont été rédigés en araméen.


Quand cette langue est devenue le langage vernaculaire, on a éprouvé le besoin
dans les synagogues, où la Bible continuait d'être lue en hébreu, de l'interpréter en
araméen. A l'origine purement orale, cette interprétation a été peu à peu mise par
écrit. C'est l'origine des targumim (pluriel de targum ), qui amplifient le texte biblique
et aident à préciser ce qu'il faut en comprendre. Plus tard encore, à partir du IIe
siècle apr. J.-C., en Osrhoène (la région de l'actuelle ville d'Urfa, l'Edesse antique, au
sud de la Turquie), c'est en syriaque que l'Ancien Testament a été traduit.

Le Nouveau Testament est écrit en grec, un grec populaire appelé koinè , c'est-à-dire
la langue commune. Lui aussi sera traduit, accompagné ou non de l'Ancien
Testament, en d'autres langues, à mesure que le christianisme se répandra dans le
monde. Les versions coptes utilisées en Egypte sont très anciennes ; elles ont vu le
jour dès la fin du IIe siècle et le début du IIIe. Elles ont été suivies de traductions en
syriaque, en guèze (éthiopien classique), arménien, géorgien, latin, gotique, arabe,
slavon. Au tournant des IVe et Ve siècles, Jérôme et ses collaborateurs proposent
une nouvelle traduction latine, qui s'imposera dans toute la chrétienté médiévale en
Occident, la Vulgate - lorsqu'il s'agira pour lui d'imprimer son premier livre, en 1455,
c'est la Vulgate que choisira Gutenberg.

Aujourd'hui, à suivre les chiffres donnés par l'Alliance biblique universelle, la Bible
entière est traduite en 405 langues et le Nouveau Testament seul en 1 034 langues,
mais si l'on compte les portions plus ou moins importantes de textes bibliques qui ont
été traduites, on atteint le chiffre de 2 303 langues.

La mise au jour d'un nombre toujours plus important de manuscrits anciens, en


particulier ceux découvert en 1948 sur le site de Qumrân, près de la mer Morte, et
d'autres encore, a renouvelé la compréhension que nous pouvons avoir de la
formation de la collection des textes bibliques. On appelle « canon » - en grec kanôn
, le roseau à l'aide duquel on trace des lignes droites, d'où le sens plus large de
règle, de prescription - la liste des livres de la Bible. Ce n'est que pas à pas que ce
canon s'est constitué, non sans hésitation d'ailleurs. Il faut attendre la fin du Ier siècle
pour que les juifs fixent le canon de leur Bible, afin d'écarter des écrits qu'ils estiment
hétérodoxes, en particulier les écrits chrétiens qui commencent alors à circuler. Dès
lors, les livres de l'Ancien Testament grec ignorés de l'hébreu, dont les plus connus
sont le Siracide et les deux livres des Maccabées, mais aussi l'épisode de la chaste
Suzanne surprise au bain, sont appelés « deutérocanoniques », c'est-à-dire
appartenant à un deuxième canon.

Le canon du Nouveau Testament, pour sa part, est longtemps incertain. Si, à la fin
du IIe siècle, l'évêque Irénée de Lyon semble connaître à peu près tous les livres de
notre Bible, l'Apocalypse de Jean, le dernier livre de l'actuel Nouveau Testament, est
longtemps objet de controverses. En outre, divers écrits chrétiens, qui pourtant
entretiennent avec la Bible des rapports suffisamment étroits, ne sont jamais entrés
dans le canon, même si certains d'entre eux ont un usage liturgique, pour les fêtes
mariales ou les fêtes des apôtres ; ce sont les « apocryphes », tels le Protévangile de
Jacques et l'épître des Apôtres, tous deux datés du IIe siècle, ou encore l'Evangile
de Thomas, un peu plus tardif et regardé comme hétérodoxe. Notons encore un
ouvrage très singulier, le Diatessaron, ou Evangile concordant, oeuvre du Syrien
Tatien, à la fin du IIe siècle, qui a voulu réduire à un seul les quatre évangiles
canoniques.

Ajoutons que si les plus anciens manuscrits reproduisant le texte à peu près complet
des deux Testaments datent du IVe siècle apr. J.-C. ( Codex Sinaiticus et Vaticanus )
et du Ve siècle ( Codex Alexandrinus ), certains fragments de papyrus leur sont bien
antérieurs : entre autres, le papyrus Fouad, sur lequel quelques lignes de la LXX ont
été transcrites au IIe ou au Ier siècle av. J.-C., et le papyrus Rylands, daté des
premières décennies du IIe siècle apr. J.-C., où on reconnaît quelques mots de
l'Evangile selon Jean.

On le constate, la Bible est une vraie... bibliothèque ! Y ont été rangés des ouvrages
estimés capables d'entretenir, de soutenir, de fortifier la foi de ceux qui les liraient.
Aujourd'hui, il n'y a pas que les croyants, juifs ou chrétiens, qui s'intéressent à la
Bible. Au-delà de ce qui relève strictement du domaine religieux, la Bible ouvre nos
champs de connaissances en Histoire - histoire événementielle, histoire des idées,
histoire des institutions, histoire de l'art - ou en philologie, voire en sociologie et en
psychologie par l'étude de sociétés anciennes, de leurs pratiques et de leurs
croyances, qui continuent d'influencer notre monde moderne. Visiter le Louvre ou lire
le Victor Hugo de la Légende des siècles , pour ne prendre que ces deux exemples,
ne faut-il pas le faire Bible en main pour mieux apprécier, ou simplement
comprendre, ce dont il s'agit ?

* Professeur à la Faculté de théologie protestante de Paris et à l'Ecole des langues


et civilisations de l'Orient ancien, Jacques-Noël Pérès est spécialiste de la littérature
apocryphe éthiopienne.
Comprendre
Vernaculaire
Latin vernaculus, "domestique". Se dit de la langue commune dans un
pays, une région ou un peuple.
Hétérodoxe
Qui s'écarte de la doctrine officielle (orthodoxie).
Apocryphe
Grec apokruphos , "caché", "secret", c'est-à-dire non lu dans les
synagogues ou les églises, car ne faisant pas partie du canon biblique.

Références bibliques
Pour ce dossier, nous nous sommes référés à la Traduction oecuménique
de la Bible comprenant l'Ancien et le Nouveau Testament, d'après les
textes originaux hébreu et grec. L'édition que nous avons choisie est celle
du Livre de Poche (1996).
On indique les références bibliques par des abréviations. En voici quelques
exemples : Gn pour Genèse, Ex pour Exode, Jos pour Josué, 1 R pour 1er
livre des Rois.
Chaque Livre est divisé en chapitres, eux-mêmes divisés en versets. Ainsi
: Gn 2, 8 renvoie à la Genèse, chapitre 2, verset 8.
Jos 3, 5. 7. 14 renvoie à Josué, chapitre 3, versets 5, 7 et 14.
2 R 7, 8-16 renvoie au 2e livre des Rois, chapitre 7, versets 8 à 16.
L'orthographe adoptée pour les noms propres est celle de l'ouvrage de
référence.
Les passages bibliques présentés dans le dossier sont tous extraits de
l'Ancien Testament.

En complément
- La Bible, de Maurice Carrez (collection 50 mots, Desclée de Brouwer,
1992).
- Introduction à l'Ancien Testament, dir. Thomas Römer (Labor et
Fides, 2004).
- Introduction au Nouveau Testament, dir. Daniel Marguerat (Labor et
Fides, 2001).
Adam et Eve au jardin d'Eden

Le pays où l'on n'arrive jamais


Avant que la science ne s'en mêle, on croyait que l'homme avait été créé par
Dieu, et que son premier séjour était le paradis. Certains ont même cherché à
le localiser. Hélas ! il reste introuvable.

Par Alain Marchadour *

Dans l'histoire de la pensée et de la théologie occidentales, les onze premiers


chapitres de la Genèse ont été pendant de longs siècles les textes fondateurs de la
civilisation juive et chrétienne. Et dans ces pages, ce sont les chapitres sur Adam et
Eve (Gn 2-3) qui ont joué le rôle majeur. En effet, ils définissent la place de l'homme
et de la femme dans la Création, leur relation avec Dieu et les conséquences du
fameux péché originel avec, au bout de l'histoire, l'envoi de Jésus pour racheter
l'humanité. On comprend alors combien l'avènement de la critique, au XIXe siècle,
avec les remises en cause de la vérité historique de ces récits, a troublé les croyants
et mobilisé les autorités des Eglises, qui y ont vu des attaques contre la foi.

Longtemps les hommes ont cru à la vérité littérale de cette histoire qui raconte la
création de l'homme (Adam) et de la femme (Eve) par Dieu, et leurs premiers pas
dans la Création. Le récit décrit, de façon vivante, l'installation d'Adam dans le jardin
en plein désert, sa relation d'intimité et d'obéissance avec Dieu, sa responsabilité par
rapport aux animaux, sa relation amoureuse avec la femme créée à partir de son
côté. Puis dans un second temps, tandis que tous les éléments du drame sont en
place, un personnage inquiétant, le serpent, intervient, qui conduit Adam et Eve à
désobéir à l'interdit (ne pas manger le fruit de l'arbre de la connaissance du bien et
du mal). Finalement le récit s'achève par le jugement de Dieu, qui expulse les
désobéissants, tout en les couvrant d'un vêtement pour leur permettre d'affronter le
désert, loin du jardin protecteur.

Avant l'époque critique, tous croyaient qu'entre Adam et Jésus, il n'y avait que deux
mille quatre années. En effet, si on prend à la lettre les chronologies bibliques,
l'hypothèse d'une transmission orale fiable, remontant jusqu'aux commencements,
n'a rien d'invraisemblable puisque, d'après la Bible, Abraham est contemporain de
Noé, Noé de Mathusalem, et Mathusalem d'Adam. Moïse a connu les petits-fils de
Joseph. Comme la tradition lui a longtemps attribué l'écriture du Pentateuque (lire p.
38) , on pouvait ainsi défendre l'historicité du récit sur Adam et Eve. Certains ont
même cherché à localiser ce fameux jardin. Pour cela, les indications du texte
biblique sont rares. Il est précisé que « Yahvé Dieu planta un jardin en Eden, à
l'orient » (Gn 2,8). Eden pourrait provenir d'une racine akkadienne, edinu , signifiant
à l'origine « steppe ». Actuellement, des auteurs y voient le thème de l'abondance, et
pensent à un lieu bien irrigué, par opposition au désert aride. Le mot hébreu « jardin
» a été traduit en grec par un terme d'origine perse, paradeisos , qui signifie parc,
lieu planté d'arbres où l'on entretient des animaux.

Ces deux mots ont connu une postérité quasi magique aussi bien dans le langage
judéo-chrétien que dans la culture mondiale. Mais déjà dans la Bible, le mot « jardin
» est le plus souvent recouvert d'une signification symbolique forte. Il est rattaché soit
au jardin d'Eden (Ez 28,13 par exemple qui parle du « jardin de Dieu »), soit à la
Terre promise : « Oui, Yahvé a pitié de Sion. Il a pitié de toutes ses ruines. Il va faire
de son désert un Eden et de sa steppe un jardin de Yahvé. On y trouvera la joie et
l'allégresse, l'action de grâce et le son de la musique. » (Is 51, 3) A partir du texte on
peut connaître la beauté de ce jardin sans préciser sa localisation, placée
simplement à l'est (par rapport à l'auteur).

Les versets 2, 10-14 (lire encadré) contiennent les seuls éléments géographiques qui
pourraient faciliter une localisation. Des quatre fleuves mentionnés, deux sont
connus, le Tigre et l'Euphrate, deux, le Guihôn et le Pishôn, n'ont jamais été identifiés
- on a proposé, entre autres, le Nil et le Gange ou l'Indus. Il est donc difficile de tirer
de ces versets des indications précises. Ces précisions, peut-être introduites
tardivement dans le récit, soulignent que l'eau du jardin est encore active aujourd'hui
puisqu'elle féconde l'univers dans sa totalité (c'est le sens du chiffre 4). Le fait que
deux fleuves soient connus et deux soient inconnus peut révéler une double
tendance un peu contradictoire. Cela montre que depuis longtemps, les
commentateurs ont cherché à historiciser le récit en l'inscrivant dans la géographie
concrète du Proche-Orient. Mais les deux fleuves inconnus disent aussi
l'impossibilité de localiser ce jardin qui évoque plutôt un espace utopique, au sens
premier du mot (« qui n'a pas de lieu »). Le jardin d'Eden est décrit comme une oasis
d'autant plus exceptionnelle qu'elle est située dans un environnement désertique.
Les écrivains, pour la décrire, ont pu recourir à leur imagination, comme à de
souvenirs archaïques de lieux foisonnants de vie animale et végétale, tels que
l'Orient a pu en connaître en des temps préhistoriques. On pense par exemple au
site d'Oubeidiyeh, situé à 4 km au sud de Tibériade, où ont été trouvés des restes
d'oiseaux et de mammifères (plus de cinquante) datant de 1,4 million d'années.

L'archéologie va porter un coup fatal à ces représentations. En 1850, à Ninive,


l'archéologue Layard met au jour la bibliothèque d'Assurbanipal dont le déchiffrement
apportera des révélations inattendues. En 1872, George Smith, un jeune
assyriologue de 32 ans, traduit pour la première fois un texte babylonien écrit deux
mille ans avant notre ère. Celui-ci raconte l'histoire de Gilgamesh, un héros de
Mésopotamie hanté par la mort, qui finit par trouver l'arbre de vie. Mais sur le chemin
du retour, un serpent le lui dérobe et il n'a plus que ses yeux pour pleurer. Cette
découverte (et d'autres par la suite) montre que les récits de la Genèse ont été en
contact avec des littératures plus anciennes, et qu'ils s'en sont inspirés.

De plus, la paléontologie vient contester la chronologie biblique, en montrant


qu'avant Adam d'autres hommes ont existé. En 1859, le livre de Darwin, De l'Origine
des espèces... , (traduit en français en 1862), jette le trouble dans les communautés
croyantes. On assiste alors à l'affrontement de deux visions de l'origine de l'homme :
la première, appelée transformisme, affirme que l'homme est apparu au terme d'une
longue évolution de plusieurs centaines de siècles ; la seconde, dite fixisme, veut
croire que la Bible dit la vérité sur la création de l'homme. Aujourd'hui, les savants
ont démontré que l'histoire du monde et celle de l'homme se comptent, non plus en
quelques milliers d'années, mais en milliards d'années ! L'univers naît il y a plus de
15 milliards d'années, la terre 5 milliards, la vie il y a 4 milliards d'années, les
mammifères il y a 200 millions d'années, et enfin le genre humain il y a 3 ou 4
millions d'années. Lorsqu'apparaît le premier Homo sapiens , déjà des millions
d'hominidés l'ont précédé sur la terre.
Pour comprendre la Genèse, il est bon de rappeler que les anciens disposaient de
légendes qui racontaient les commencements du monde et de l'homme. Ce qui a eu
lieu une fois dans les temps primordiaux est fondateur du présent, source du
consensus d'un peuple et d'une communauté. Le poème de Gilgamesh pose de
façon admirable les grandes questions de l'homme : les rapports entre les hommes
et les dieux, la place de l'homme dans l'univers et son originalité par rapport aux
animaux, le sens de la finitude de l'homme, de la vie en société avec l'énigme de la
mort. Israël s'en inspire pour construire un récit d'une grande profondeur, qui devient
l'ouverture de l'épopée biblique.

La Bible est un récit de Sagesse. Un des traits du sage, c'est de savoir jouer avec le
langage, de se servir des mots pour éveiller la curiosité, amuser, enseigner,
émouvoir. En hébreu, le récit joue avec les sonorités : adam (homme)/ adamah
(terre) ; aroum (rusé)/ aroumim (nu) ; ish (homme)/ ishah (femme), avec les mêmes
racines (cultiver, rendre un culte). Le sage parle de ce qui concerne tout homme, par-
delà les religions et cultures particulières. D'où, le plus souvent, l'absence de noms
propres (sauf symboliques), de dates, d'événements, sauf le premier, qui n'est jamais
arrivé mais qui est toujours vrai.

Les thèmes favoris des textes de Sagesse sont la nature, les animaux et la femme,
et aussi bien sûr l'énigme de l'homme. Salomon est le modèle du sage, lui qui «
prononça 3 000 proverbes et ses chants sont au nombre de 1 005. Il parla des
arbres : aussi bien du cèdre du Liban que de l'hysope qui pousse sur le mur ; il parla
des quadrupèdes, des oiseaux, des reptiles et des poissons » (1 R 5,12-13). La
Genèse évoque les animaux en général, surtout l'un d'entre eux, le serpent nu et
rusé, puis les arbres du jardin en général, mais surtout deux arbres en particulier,
l'arbre de la connaissance du bien et du mal et l'arbre de vie. Les sages, qui étaient
de sexe masculin, ont célébré la femme sous toutes ses facettes. C'est l'un des
thèmes favoris de ces récits.

La Genèse est aussi un texte anthropologique. L'homme y est raconté comme un


être fragile dont l'existence dans une nature parfois redoutable, est difficile et
transitoire. Cette caractéristique est d'autant plus marquée que l'anthropologie
sémitique, profondément unitaire, n'entrevoit pas, avant les deux premiers siècles
avant notre ère, d'au-delà à l'existence humaine.

Mais cet homme assume avec beaucoup d'optimisme son destin. Placé par Dieu
comme un gérant de la création, il est mis à part : il a la mission de continuer
l'organisation du cosmos, et la possibilité de dialoguer avec Dieu comme avec ses
frères. L'homme est un être de culture, engagé dans une relation symbolique
profonde avec celle qui est issue de sa chair, la femme. Homme et femme, marqués
par leur incomplétude, sont appelés à se réaliser dans une complémentarité qui les
pousse l'un vers l'autre, par une attraction forte et mystérieuse.

En racontant le commencement de l'humanité, l'écrivain de génie a voulu exprimer


quelque chose de la limite et de la blessure de cette créature. L'homme et la femme,
depuis le commencement, sont des êtres blessés marqués par des limites qui, pour
une part, tiennent à leur identité et, pour une autre part, les dépassent. La figure
mystérieuse du serpent exprime ce déjà-là du mal, l'invitation à trahir, parfois
inexplicable, avec cette capacité énigmatique de choisir le mal et de rejeter le bien.
Ce récit dit, en langage métaphorique, quelque chose d'éternel sur le destin de
l'homme croyant dans l'univers créé. En devenant le récit d'ouverture de toute la
Bible, la Genèse prend, tant pour les chrétiens que pour les juifs, une signification
profonde : l'alliance. Il résume ce qu'est la place et la responsabilité de l'homme dans
le monde créé, sa chance d'être partenaire de Dieu, mais aussi les tentations qui
peuvent l'assaillir de refuser sa finitude et de prendre la place de Dieu.

* Ancien professeur et doyen de la faculté de théologie de Toulouse, Alain


Marchadour enseigne à l'Ecole biblique et archéologique de Jérusalem. Auteur d'un
Commentaire de la Genèse (Bayard, 1999), il vient de publier Lazare (Bayard,
2004) et Les personnages dans l'Evangile de Jean (Cerf, 2004).

Genèse 2
8 Le Seigneur Dieu planta un jardin en Eden, à l'orient, et il y plaça
l'homme qu'il avait formé. 9 Le Seigneur Dieu fit germer du sol tout arbre
d'aspect attrayant et bon à manger, l'arbre de vie au milieu du jardin et
l'arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais. 10 Un fleuve
sortait d'Eden pour irriguer le jardin ; de là, il se partageait pour former
quatre bras. 11 L'un d'eux s'appelait Pishôn : c'est lui qui entoure tout le
pays de Hawila où se trouve l'or [...]. 13 Le deuxième fleuve s'appelait
Guihôn : c'est lui qui entoure le pays de Koush. 14 Le troisième s'appelait
Tigre ; il coule à l'orient d'Assour. Le quatrième fleuve, c'était l'Euphrate.

Plus dure sera la chute


Cette peinture sur bois, oeuvre de Lucas Cranach l'Ancien en 1530,
montre les différents épisodes du séjour d'Adam et Eve au jardin d'Eden,
depuis la création de l'homme jusqu'à son expulsion (de droite à gauche).

Comprendre
Israël
Nom reçu par Jacob après son combat contre l'ange (1 Gn 28-29) puis à
l'ensemble des douze tribus issues de ses douze fils. Le peuple tout entier
est ainsi appelé "Israël" ou "Fils d'Israël".

Gilgamesh, le précurseur
Le héros babylonien trouve l'immortalité sous la forme d'une plante
marine qu'un serpent lui vole. Son épopée (stèle ci-contre) serait à la
source du récit de la Genèse.
Les pérégrinations d'Abraham

Recherche patriarche désespérément


De nombreux exégètes tentent de démontrer que la saga d'Abraham, Isaac et
Jacob est historiquement véridique. Mais les dernières fouilles archéologiques
prouvent le contraire.

Par Malek Chebel *

Ce qui frappe le plus dans la problématique d'Abraham - « père puissant » ou « père


de la multitude », ancêtre commun des descendants d'Ismaël et d'Israël - reste
l'extraordinaire épopée de sa vie. Si Abraham n'a jamais été considéré comme un
personnage de légende, il faut peut-être commencer à l'envisager, surtout lorsqu'on
voit l'enchaînement de sa longue vie, ses pérégrinations (il était semi-nomade) et ses
hauts faits, lesquels ressemblent à de véritables travaux d'Hercule.

Un élément mythologique immédiat nous interpelle : son âge. Alors que la plupart
des prophètes messagers présentent un âge plutôt conforme à la mission qui leur est
dévolue, celui à partir duquel Abraham commence à s'adresser à Dieu est très tardif.
Au moment où son épouse Saraï (ou Sarah), stérile, accepte de lui donner sa propre
esclave Agar (ou Hagar) comme seconde femme, Abraham a déjà 86 ans. Un âge
avancé à une époque (XXe-XVe siècles avant notre ère) où l'espérance de vie
n'excède pas 40 ou 50 ans. A supposer que le privilège de sages soit de vivre plus
longtemps que les êtres ordinaires et qu'ils aient une puissance séminale hors
norme, il est difficile d'imaginer que, treize ans plus tard, Abraham soit récompensé
d'un second enfant, Isaac, fils de sa femme légitime, Sarah, redevenue féconde. Plus
tard encore, il reçoit l'ordre de pratiquer la circoncision sur sa progéniture mâle, ce
qui va initier un rite scrupuleusement observé jusqu'à nos jours. C'est l'acte qui lui
survivra le plus longtemps.

L'ablation du prépuce pratiquée sur les petits garçons répond à une demande de
Dieu à Abraham en signe d'alliance (Genèse 17, 9 et suiv.). Elle est appliquée à
l'entourage mâle d'Abraham, mais également à toute sa descendance, ce qui
explique que les juifs et les Arabes la pratiquent aujourd'hui encore, les juifs la
considérant même comme une condition sine qua non de leur identité. Mais un détail
mérite qu'on s'y attarde. En effet, lorsque Yahvé ordonne à Abraham de circoncire
ses fils, celui-ci ne demande pas comment s'y prendre pour pratiquer un geste
chirurgical qui requiert tout de même une grande précision. On peut donc supposer
que la circoncision existait bien avant le grand patriarche et qu'il la connaissait déjà,
peut-être même l'avait-il même vécue. Ce qui explique, en partie, qu'il n'éprouve pas
le besoin de demander la manière de s'y prendre.

Le livre de la Genèse (12-25) ne tarit pas d'informations détaillées sur les actes
concrets du patriarche. Celle qui touche au sacrifice d'Isaac est l'un des plus
rocambolesques. D'une part, Abraham est appelé, en un geste cornélien
caractéristique, à immoler son fils pour convaincre Dieu de son amour et de sa
soumission ; de l'autre, Gabriel, l'ange ailé que l'on retrouve dans toutes les missions
délicates, accomplit une descente « hollywoodienne » accompagné d'un mouton que
le père aimant et obéissant devra substituer au sacrifice de son propre enfant. C'est
d'ailleurs cet aspect d'Abraham, - Abraham immolant solennellement son enfant,
Abraham se livrant à une joute oratoire avec Dieu, Abraham conjurant le Seigneur de
soulager les maux de l'humanité -, qui retient l'attention des chroniqueurs pendant la
longue période médiévale. Ces thèmes seront repris par les peintres et les artistes.
En 1550, le calviniste Théodore de Bèze en fait à Lausanne une démonstration
convaincante avec sa tragédie biblique intitulée Abraham sacrifiant qui reprend à son
compte une partie des mystères que l'on attribue alors au patriarche.

Même sur le plan théologique, la figure abrahamique semble être assez tardive.
C'est le Nouveau Testament qui établit la descendance spirituelle unissant le Christ
rédempteur à son ancêtre Abraham, notamment évoquée par Jean Baptiste et par
Paul, donnant ainsi le point de départ de la filiation monothéiste, également appelée
tradition abrahamique. De fait, tous les textes anciens établissent peu ou prou que le
Père des nations, Abraham, a eu le privilège d'accéder de manière anticipée à la foi
en un Dieu unique, alors qu'il était né à Harran, entre Ur, la chaldéenne d'où son
père est issu, et Canaan, sa terre de prédication, et qu'il avait vécu, en bon
Mésopotamien, dans un environnement polythéiste. Selon les sources anciennes, on
pense qu'Abraham avait acquis la grotte hittite de Makpéla dans laquelle il enterra
Sarah, avant d'y trouver, à ses côtés, le repos éternel.

Il y a quelques décennies, on cherchait surtout à faire correspondre deux calendriers


et, partant, deux chronologies. Fondée sur un présupposé positiviste, la première
chronologie devait s'établir sur le travail de la raison et de la science exacte, avec
des outils de vérification archéologiques et linguistiques. La seconde relevait du
calendrier biblique. Si pour M. D. Cassutto, auteur d'un commentaire inachevé de la
Bible en hébreu, l'existence d'Abraham remonte à la période des Hyksos (XVIIIe-
XVIIe siècle), ce mystérieux peuple assimilé aux Israélites et dont on sait maintenant
qu'il est originaire, non de contrées orientales ou septentrionales, mais du delta du
Nil, il n'en est rien pour d'autres historiens ou archéologues qui parlent d'un « climat
culturel » commun à tous les patriarches, sans plus. Les études sur le lieu, le temps
et la durée de la prédication d'Abraham sont actuellement en cours, sans que nous
ayons pour l'heure des indications rigoureuses et précises. Certains travaux récents
tels ceux d'Israel Finkelstein et de Neil Asher Silberman sont plutôt catégoriques : ni
les pérégrinations d'Abraham et ses dix épreuves clés, ni le Déluge, ni la chute de
Jéricho, ni même, dans un autre registre, la mise en esclavage par Pharaon des
Hébreux ou leur Exode à travers la mer Rouge ne sont des vérités historiques. (lire p.
70)

Ainsi, la présence de chameaux dans le récit d'Abraham n'est pas crédible : les
camélidés ayant été domestiqués par l'homme plus de neuf cents ans après les faits
présumés. Autre exemple, la rivalité Sarah-Agar (lire p. 46) . Selon les deux
archéologues américains ayant participé aux fouilles d'El-Muqayyer, près du golfe
Persique, le code matrimonial ancien stipule clairement que la femme légitime, si elle
est stérile, n'a pas le droit de chasser la progéniture de la femme de remplacement,
même allogène ou venant d'une classe sociale inférieure (esclave), lorsque cette
dernière est fécondée par le maître. On lit dans les 4 000 tablettes découvertes par
les archéologues des passages très révélateurs : « Si Gilimninu enfante, Shemnima
son mari ne prendra pas une autre femme ; mais si Gilimninu n'enfante pas, elle
donnera en mariage à Shemnima une femme du pays de Lullu [une esclave]. » Le
code mésopotamien continue : « Gilimninu ne chassera pas la descendance de
l'esclave. » Un texte étrangement semblable à celui de la Genèse mais avec deux
sens contradictoires : ou Sarah n'a jamais existé ; ou sa jalousie la mit hors la loi
ancienne puisqu'elle finit par chasser de sa demeure, Agar, sa coépouse.

Débat de fond s'il en est, car il pose la question cruciale de la vérité historique en
matière de textes fondateurs, que ce soit la Bible ou d'autres livres sacrés. Plus
masqué est le problème de la croyance. Faut-il ou non croire des textes sur lesquels
la communauté scientifique doute fortement, et dans quelle limite cette croyance
peut-elle être assujettie à cette même vérité ? D'où la question : que nous reste-t-il
de la figure du Patriarche ? A la fois beaucoup et peu. D'abord, sa nombreuse
descendance, ramifiée en plusieurs branches, d'autant plus impressionnante qu'elle
ne cesse de s'étoffer. Mais d'autres voix s'élèvent pour trouver chez Abraham des
côtés inacceptables. L'immolation de son fils se présente en effet comme une
obéissance aveugle à une croyance dont on peut suspecter les données exactes.
Enfin, Dieu a-t-il ou non parlé à Abraham ? Et s'il lui a intimé l'ordre de sacrifier son
fils, fallait-il suivre cet ordre à la lettre ? Abraham serait-il le « premier fanatique » de
l'humanité ? Paraphe d'une pensée close selon laquelle un être humain accepte
d'immoler son propre enfant pour complaire à Dieu, ou simple mythe fondateur qui
pèche autant par sa démesure que par une précision spectaculaire de détails qui en
assurent la popularité ? Un long chemin de décryptage nous reste à mener, car les
deux vérités sont encore trop éloignées l'une de l'autre et se contredisent trop
souvent.

* Spécialiste de l'islam, Malek Chebel a publié de nombreux ouvrages consacrés aux


réalités et fantasmes du monde musulman. Ses dernières publications : Manifeste
pour un islam des lumières (Hachette, 2004) et le Dictionnaire amoureux de
l'islam (Payot, 2004).

Genèse 16
2 Saraï dit à Abram : « Voici que le Seigneur m'a empêchée d'enfanter. Va
donc vers ma servante, peut-être que par elle j'aurais un fils. » Abram
écouta la proposition de Saraï. 3 [...] Sa femme prit Hagar, sa servante
égyptienne, pour la donner comme femme à Abram son mari. 4 Il alla
vers Hagar qui devint enceinte. [...] 6 Saraï la maltraita et celle-ci prit la
fuite.

Une curieuse rencontre


Au début du récit de la Genèse, Abraham croise sur sa route Melkisédeq,
roi de Salem, qui le bénit et lui offre pain et vin. Le verset Gn 14,18, qui a
donné lieu à de nombreuses interprétations, reste énigmatique.
L'introuvable tour de Babel
La ziggourat de Babylone peut-elle être la fameuse tour ? Rien ne permet
d'accréditer cette thèse.

Babel, en hébreu, signifie « mêler, confondre » - la tour de Babel est celle qui mêle
les langages. Où se situait cette tour, si elle a existé ? Certains pensent que la tour
de Babel et la ziggourat de Babylone ne font qu'une. C'est vers la fin du troisième
millénaire avant notre ère, alors qu'une vague d'envahisseurs sémites venus du sud
occupe une grande partie de la Mésopotamie (l'actuel Irak) et fonde un vaste empire,
que Babylone sort de l'anonymat. Les rois en font vite une capitale influente. Son
souverain le plus célèbre, Nabuchodonosor II, vainqueur d'une coalition des
Egyptiens, des Phéniciens et des Juifs, s'empare de Jérusalem dont les habitants
sont déportés en captivité à Babylone en 587 av. J.-C. Il fait de sa capitale « la reine
de l'Asie ». Dominée par une immense ziggourat dédiée au dieu babylonien
Mardouk, la cité est entourée d'une enceinte fortifiée de 50 km de périmètre et
percée de cent portes. Elle est surtout agrémentée par les célèbres jardins
suspendus, une des Sept Merveilles du monde.

L'historien grec Hérodote donne dans ses Récits une description détaillée de la
ziggourat : « Au milieu [de la ville] se dresse une tour massive, longue et large d'un
stade, surmontée d'une autre tour qui en supporte une troisième, et ainsi de suite
jusqu'à huit tours. Une rampe extérieure monte en spirale jusqu'à la dernière tour ; à
mi-hauteur environ il y a un palier et des sièges, pour qu'on puisse s'asseoir et se
reposer au cours de l'ascension. La dernière tour contient une grande chapelle, et
dans la chapelle on voit un lit richement dressé, et près de lui une table d'or. Mais il
n'y a point de statue, et nul mortel n'y passe la nuit, sauf une seule personne, une
femme du pays, celle que le dieu a choisie entre toutes, disent les Chaldéens qui
sont les prêtres de cette divinité. Ils disent encore (mais je n'en crois rien) que le dieu
vient en personne dans son temple et se repose sur ce lit comme cela se passe à
Thèbes en Egypte, à en croire les Egyptiens. »

L'archéologue français Jules Oppert est le premier à s'aventurer sur le site de la ville
mythique en 1852. Mais il n'effectue que des fouilles superficielles. Ce sont les
Allemands qui, utilisant de nouvelles méthodes scientifiques, en 1899, dégagent les
principaux monuments de la ville, et en dressent les plans, qui serviront longtemps
de référence. D'autres expéditions sont menées plus tard par des Allemands (dans
les années 1960), des Italiens (1974 et 1987), et des Irakiens (depuis la fin des
années 1970). Il y a quelques années, Saddam Hussein avait décidé de reconstruire
la ville pour en faire un site touristique. Mais aucune fouille n'a révélé de traces
matérielles de la ziggourat, ses briques ayant été démontées et réutilisées, et encore
moins accrédité le fait qu'il s'agissait de la tour de Babel biblique.

Babel n'est pas Babylone


Une ziggourat est un temple en forme de pyramide à étages, portant un
sanctuaire au sommet. La ressemblance avec la tour mythique est
indéniable. Malheureusement, nulle trace de ziggourat à Babylone !
Genèse 11
4 « Allons ! dirent-ils, bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet
touche le ciel. [...] » 5 Le Seigneur descendit pour voir la ville et la tour
que bâtissaient les fils d'Adam. [...] 7 « Allons, descendons et brouillons
ici leur langue, qu'ils ne s'entendent plus les uns les autres ! » 8 De là, le
Seigneur les dispersa sur toute la surface de la terre et ils cessèrent de
bâtir la ville. 9 Aussi lui donna-t-on le nom de Babel [...].

L'arche de Noé

La thèse du Déluge tombe à l'eau


Les résultats des fouilles le long du Tigre et de l'Euphrate ne laissent subsister
aucun doute : il n'y a pas eu de déluge universel mais plusieurs inondations
catastrophiques résultant de fontes glaciaires particulièrement abondantes et
de pluies torrentielles. Et la Basse-Mésopotamie aurait été submergée.

Par Jeanne Chaillet *

Quelles qu'en soient les causes : ouragans et séismes provoquant des raz de marée
ou débordements fluviaux inhabituels, les récits de déluge faisant périr en grand
nombre les êtres vivants, sont innombrables. Rares en Afrique, ils abondent sur les
autres continents. Parfois cycliques, comme chez les Aztèques qui croient que les
mondes naissent et meurent au rythme de soleils successifs ; en Inde où la doctrine
millénariste fleurit dans les Purana ; en Grèce avec le thème de l'éternel retour, ces
cataclysmes sont alors vécus comme la nécessité de régénérer un cosmos
vieillissant.

Les récits de déluge unique s'attardent sur les rescapés : en Inde, Manu est sauvé
par un dieu-poisson, incarnation de Brahma ou Vishnu, qui tire son bateau ; en Iran,
Yima est averti par Ahura-Mazda. Et plus proches de nous, en Grèce, Deucalion et
Pyrrha échappent au déluge décrété par Zeus, grâce à Prométhée : seuls rescapés,
ils jettent derrière eux des pierres qui, se transformant en êtres humains, sont les
ancêtres des Hellènes.

Nous citons ces textes pour mémoire. Il faut chercher ailleurs le terreau de la Bible.

La partie méridionale de la Mésopotamie comprise entre le Tigre et l'Euphrate a livré


plusieurs récits du Déluge, les uns en sumérien (2300-2000 av. J.-C.), les autres en
akkadien (1750-1600 av. J.-C.), langues fort différentes mais parlées par des peuples
ayant cohabité à partir du IVe millénaire, ce qui explique la similitude des légendes.
Toutefois, le récit le plus complet qui nous soit parvenu, se situe dans l' Epopée
babylonienne de Gilgamesh.

Ce texte devait être célèbre dans l'Antiquité, puisqu'on en a trouvé des fragments
dans tout le Croissant fertile, et qu'il a été traduit en hittite, en hurrite, puis en grec
dans les Babyloniaka de Bérose, prêtre babylonien soucieux de diffuser sa culture
dans le monde hellénistique (IIIe siècle av. J.-C.). Dans ce récit, l'humanité est vouée
à la destruction par le déluge ; ainsi en a décidé le dieu suprême Enlil. Mais Ea, dieu
plus clément, ou plus prévoyant, avertit en secret le fidèle Uta-Napishtim-Ruqu (« le
lointain a trouvé la vie »). Il lui conseille de construire un bateau où il embarquera sa
famille, ses amis, ses richesses et ses maîtres d'oeuvre, car le savoir d'avant le
déluge doit être préservé. Les instructions sont précises : l'embarcation sera un cube
de 120 coudées de côté qui comportera 7 niveaux divisés en 9 compartiments.
Chose dite, chose faite : le héros colmate l'écoutille avec du bitume, et le déluge
s'abat sur la terre. « Du ciel, les multitudes n'étaient plus discernables parmi ces
trombes d'eau. Tous les dieux étaient épouvantés par ce déluge. Prenant la fuite, ils
grimpèrent jusqu'au plus haut du ciel où, tels des chiens, ils demeuraient pelotonnés
et accroupis au sol [...]. Tous les dieux demeuraient prostrés, en larmes, au
désespoir... Six jours et sept nuits durant, bourrasques, pluies battantes, ouragans et
déluge continuèrent de saccager la terre [...]. »

Enfin, la pluie cesse, le bateau aborde sur le mont Niçir, et Uta-Napishtim lâche une
colombe, puis une hirondelle qui toutes deux reviennent à bord, et enfin un corbeau
dont il attend vainement le retour. Alors, il quitte le bateau et prépare un banquet
pour les dieux, lesquels se pressent « comme des mouches ». C'est l'occasion pour
Ea d'expliquer sa trahison au fulminant Enlil : pour servir des repas aux dieux, il faut
des hommes. Telle est d'ailleurs la seule raison de leur création ; les dieux n'étaient-
ils pas jusque-là condamnés à bêcher la terre ?

Un autre texte akkadien, le poème d'Atrahasis (« l'infiniment sage »), hélas ! très
fragmentaire, mais tout à fait similaire pour ce que nous pouvons en lire, nous fournit
la raison de la rage destructrice d'Enlil : son sommeil est troublé par le brouhaha des
hommes « pareil au meuglement des boeufs ». Quant au texte sumérien, lui aussi
partiel, il nous présente le roi-prêtre Ziuzudra (« vie de longs jours ») averti en songe
par Enki (homologue d'Ea). La description du bateau est manquante, mais nous
avons celle d'une fracassante tempête de sept jours et sept nuits, au terme de
laquelle le dieu-soleil illumine la terre : après s'être prosterné devant lui, le roi offre
en sacrifice un mouton et un boeuf. Tous ces héros reçoivent l'immortalité en
partage. En clair, ils sont divinisés.

La Bible s'inspire-t-elle directement de ces textes, ou construit-elle son récit à partir


d'un fonds légendaire commun aux habitants du Croissant fertile ? Attribuer la
paternité d'un mythe au plus ancien texte écrit est parfois hasardeux car c'est ignorer
la tradition orale dont l'origine peut se perdre dans la nuit des temps. Ce qui est
certain pour le sujet qui nous occupe, c'est que la rédaction finale de la version
biblique du Déluge est contemporaine de la déportation des Juifs à Babylone (VIe
siècle avant notre ère). Mais, comme on le voit souvent dans la parenté entre les
textes de Babylone (ou d'Ugarit, royaume cananéen du IIe millénaire) et ceux de la
Bible, cette dernière reprend les traditions séculaires ambiantes, non pour les copier
mais pour les corriger, à seule fin de rendre l'histoire du monde à Celui qui de toute
éternité la conduit. Ce n'est là qu'un des multiples épisodes du combat héroïque
mené par les prophètes d'Israël, au sein d'un petit peuple entouré et souvent dominé
par d'immenses empires qui servent d'autres dieux.

Ainsi, dans la Bible, la trame du récit rappelle-t-elle fortement, à quelques détails


géographiques ou numériques près, celle des autres textes du Proche-Orient. Dieu
décide de détruire la terre, à l'exception d'un seul homme : Noé. Il lui ordonne de
construire une sorte de coffre selon des directives très détaillées, et d'y embarquer
sa famille et des animaux de chaque espèce. Le Déluge s'abat alors sur le monde ;
puis l'arche accoste sur une montagne, et le héros lâche des oiseaux pour s'assurer
que les eaux ont baissé. Enfin, il quitte l'arche et érige un autel.

Quelle est donc l'originalité du texte biblique ? Il est monothéiste, ce qui implique une
conception radicalement nouvelle du divin. Certes, il n'y a ici ni conciliabules entre
les divinités, ni intrigues dont les hommes sont invariablement les victimes... ni
conseil divin où le verdict ne dépend pas du plus sage des dieux, mais du plus haut
placé, ni divinisation du héros. Mais si Dieu est seul, il est surtout seul de son
espèce, d'une essence particulière, hors de l'univers, en un mot « au-delà ». Il n'a
donc ni à escalader les montagnes pour échapper au Déluge, ni à attendre que les
hommes le nourrissent. Et quand bien même l'univers entier disparaîtrait, Dieu
demeure. Enfin, ses décisions ne sont dictées que par le souci du bien.

Lorsque le texte du Déluge est rédigé, Dieu a déjà parlé à Moïse et, comme le dit le
philosophe contemporain Emmanuel Lévinas : « Le don de la Loi au Sinaï marque
l'avènement de l'homme en tant qu'être moral. » Dans notre texte, le motif du Déluge
est donc clairement annoncé à Noé : c'est la méchanceté, la violence et la perversion
des hommes. Noé est sauvé par sa seule « justice », ce terme biblique impliquant
droiture, bonté et soumission à Dieu. A l'opposé des autres héros diluviens, il
n'embarque dans l'arche ni richesses ni savoir d'avant le Déluge ; il n'est ni roi, ni
prêtre, ni haut dignitaire car son dieu ne connaît d'autre aristocratie que celle de
l'esprit et interpelle indifféremment tous les hommes, de génération en génération.
Rappelons que le mot « Testament » signifie « Alliance » ; et la Bible est en effet
l'histoire d'une alliance entre Dieu et l'homme. Les termes de cette alliance sont ici
très clairs : Dieu redonne à l'homme son pouvoir originel sur la Création, mais il exige
en retour le respect de tous les êtres vivants, du plus grand au plus petit.

« Croissez, et multipliez, et remplissez la terre ! Que votre ascendant soit sur tous les
animaux de la terre... Tout ce qui se meut, tout ce qui vit servira à votre nourriture ;
de même que les végétaux, Je vous livre tout. Toutefois aucune créature, tant que
son sang maintient sa vie, vous n'en mangerez... Et votre sang, qui fait votre vie, J'en
demanderai compte : Je le redemanderai à tout animal ; et à l'homme lui-même, si
l'homme frappe son frère, Je redemanderai la vie de l'homme... car l'homme a été
fait à l'image de Dieu. » Ces versets méritent quelque explication : si aujourd'hui un
encéphalogramme plat est par excellence le signe de la mort, nos ancêtres bibliques
croyaient que le souffle et le sang, absents dans les végétaux, étaient le signe de la
vie, ce qui explique l'interdiction formelle de manger de la chair avec son sang dans
la Loi de Moïse. On en trouve ici le premier et fondamental témoignage, et il ne s'agit
pas seulement de nourriture : respecter l'intégrité physique d'un être vivant est une
prescription absolue. La mutilation des esclaves, des malfaiteurs, ou des
impertinents, si commune à Babylone, est strictement interdite dans la Bible.
Notons encore cette promesse de Dieu à Noé : « Plus jamais Je ne détruirai la terre.
» Conscient de la faiblesse morale de l'homme, le Créateur s'engage à être clément
à l'avenir. Sa miséricorde durera « tant que la terre durera », alors que dans les
autres récits diluviens, les hommes restent tributaires des imprévisibles lubies de
leurs dieux. Le mythe païen, qui s'inspire de l'observation de la nature pour créer les
dieux, est certes beaucoup plus réaliste, car les cataclysmes sont aussi capricieux et
aveugles que les dieux de Babylone frappant au hasard et confondant les bons et les
méchants. La Révélation biblique procède en sens inverse, non pas de la terre au
ciel, mais des cieux à la terre. Dieu est pensé en premier et, en l'occurrence, comme
un père dont la rigueur n'exclut pas une infinie sollicitude.

Cela nous amène à évoquer l'aspect symbolique du texte : la colombe n'a pas
l'insignifiance de ses congénères babyloniens. Elle est, tout au long du Livre,
symbole de l'amour divin non seulement pour le peuple qui a choisi de servir le Dieu
unique, mais pour l'humanité tout entière. C'est le prophète Jonas, en hébreu Yonah
(colombe), qui est envoyé à Ninive, ville païenne et pécheresse à laquelle Dieu
accordera son pardon ; c'est aussi le Saint-Esprit qui descend sur le Christ au jour de
son baptême, plaçant ainsi son ministère sous le signe du salut universel.

L' Epopée de Gilgamesh et la Bible parlent toutes deux d'un signe commémoratif.
Dans le premier récit, la déesse-mère portera une parure en lazulite pour se souvenir
du déluge ; dans le second, c'est l'arc-en-ciel qui est à jamais un signe d'alliance
entre Dieu et les hommes. Le symbole est éloquent, éternel, universel. Visible au
siècle des siècles et dans le monde entier, l'arc réunit la terre à la terre en passant
par le ciel ; ses multiples couleurs fondues l'une dans l'autre montrent tout l'éventail
de la diversité humaine regroupée dans l'amour divin pour ne former qu'une seule
humanité. Quant au mot « arche » (tevah) , il n'apparaît ailleurs dans la Bible que
pour désigner la corbeille que la mère de Moïse abandonne au Nil : le parallèle est
clair entre le sauveur de l'humanité et celui d'Israël par qui le message est transmis
au monde.

Le Déluge a toujours fasciné les chercheurs. Si le mythe grec de Deucalion a pu


trouver son origine dans un raz de marée, les résultats des fouilles de divers sites le
long du Tigre et de l'Euphrate (Ur, Uruk, Shuruppak, Kish...) ne laissent subsister
aucun doute : les couches argileuses alternant avec des niveaux d'habitation n'ont
pas livré la moindre trace d'organismes marins. Il n'y a donc pas eu de déluge
universel, mais plusieurs inondations catastrophiques noyant la Basse-Mésopotamie,
conjugaisons de fonte de neiges particulièrement abondantes sur le Taurus et le
Zagros et de pluies torrentielles que ces régions connaissent encore aujourd'hui. En
outre, l'accumulation des alluvions a fortement élevé le niveau des fleuves. Les récits
du Déluge qui parlent à la fois de montée des eaux et d'énormes chutes d'eau, sont
donc fidèles à la réalité.

Mais où est l'arche ? Cette question excite l'imagination. Neuf localisations recélant
des « vrais morceaux de l'arche » ont été proposées, mais les analyses au carbone
14 sont formelles : aucun de ces résidus n'est antérieur au VIIe siècle de notre ère.
Dans la Bible, le mont Ararat, dont le point culminant voit le salut de Noé et son
offrande à Dieu, est un pays généralement hostile à Babylone. C'est pourquoi
l'auteur du Déluge en fait un lieu béni.
Reste une expérience qui confirme celle de nos lointains ancêtres : en 1604, le
marchand hollandais Pierre Jansen construit un coffre conforme aux indications
bibliques. Il en conclut que si « l'arche » n'est guère adaptée au voyage, elle peut en
revanche contenir un tiers de plus de marchandises que les autres vaisseaux de
même calibre.

Quant à y embarquer toutes les espèces animales, qui pourrait y croire ? Mais peu
importe la vraisemblance : en théologie, la vérité est au-delà de la réalité. Peu
importe même la trame du récit, on ne le dira jamais assez : la Bible n'est pas un
reportage, c'est un enseignement.

* Diplômée en langues orientales anciennes, Jeanne Chaillet travaille sur les sources
cananéennes de l'Ancien Testament.

Genèse 7 et 8
Chapitre 7
17 Le Déluge eut lieu sur la terre pendant quarante jours. Les eaux
grossirent et soulevèrent l'arche qui s'éleva au-dessus de la terre. 18 Les
eaux furent en crue, formèrent une masse énorme sur la terre, et l'arche
dériva à la surface des eaux. 19 La crue des eaux devint de plus en plus
forte sur la terre et, sous toute l'étendue des cieux, toutes les montagnes
les plus élevées furent recouvertes 20 par une hauteur de quinze coudées.
Chapitre 8
3 [...] Au bout de cent cinquante jours, les eaux diminuèrent 4 et, au
septième mois, le dix-septième jour du mois, l'arche reposa sur le mont
Ararat.

En complément
- Bible et archéologie, d'André Parrot (Labor et Fides, 1989).
- L'Histoire commence à Sumer, de Samuel Noah Kramer (Champs
Flammarion, 1993).
- Epopée de Gilgamesh, introduction, traduction et notes par Raymond
Jacques Tournay et Aaron Shaffer (éditions du Cerf, 2004).
Gros temps en mer Noire
Pour le géologue américain Robert Ballard, le cataclysme décrit par la Bible se
serait produit en mer Noire. De quoi évoquer l'existence d'une importante
civilisation, antérieure aux Egyptiens ou aux Mésopotamiens.

Par Frédéric de Monicault

Dans les milieux scientifiques, Robert Ballard est tout sauf un inconnu. Mieux, au gré
de ses découvertes, ce géologue qui pratique aussi bien l'archéologie que
l'océanographie s'est forgé une solide notoriété. En 1985, en identifiant l'épave
mythique du Titanic en plein milieu de l'Atlantique, il a même accédé à la célébrité.

Depuis quelques années, Ballard occupe à nouveau le devant de la scène. Cette


fois, il s'agit du Déluge, que le scientifique, au fil de plusieurs expéditions, situe
précisément en mer Noire. Son scénario prête forcément à débat, d'autant plus que
la lecture de l'épisode dans la Bible a déjà suscité des interprétations variées de la
part des spécialistes. Dans ces conditions, avant d'étudier l'hypothèse de
l'explorateur américain, d'autres travaux, un peu antérieurs, doivent être rappelés.
Deux géologues de l'Université de Columbia, William Ryan et Walter Pitman, ont
permis d'étayer la thèse de Ballard. Au départ, on a cette théorie selon laquelle la
mer Noire, voici environ huit mille ans, aurait été un lac d'eau douce. Plusieurs
expéditions, depuis la fin des années 1970, ont d'ailleurs permis de découvrir des
poches d'eau douce à seulement deux mètres sous le fond.

A partir de ce postulat, Ryan et Pitman ont ainsi bâti leur explication : au terme de la
dernière grande glaciation de l'ère quaternaire, la fonte des glaciers, provoquant une
inondation sans précédent, aurait vu la Méditerranée se répandre par-delà le
Bosphore ; les eaux se seraient engouffrées par la brèche avec 200 fois la force des
chutes du Niagara. Plus précisément, elles auraient balayé l'isthme, implanté à
l'endroit du détroit actuel, qui séparait alors la Méditerranée du lac d'eau douce en
question.

Utilisant différents paramètres, William Ryan a même calculé que l'eau se déversait,
suivant le principe d'une chute, à une vitesse de près de 100 km à l'heure. De telle
sorte que le niveau du lac gagnait tous les jours environ 15 cm, et qu'une surface de
150 000 km2 a été engloutie en très peu de temps. Sur la date exacte de ce
cataclysme, les scientifiques divergent : 9 000, 8 000, 7 000 ans...

Cependant, en 1999, l'une des premières expéditions de Robert Ballard dans la zone
permet d'exhumer deux mollusques d'eau douce, dont l'existence est comprise entre
15 500 et 7 460 ans.

Le géologue américain emploie alors les grands moyens : grâce à des sonars et des
robots télécommandés, des vestiges d'habitations datant du néolithique sont
retrouvés. Pour ces opérations, Ballard travaille avec le concours de l'Institut bulgare
d'océanographie. A cela une bonne raison : en 1985, une équipe russo-bulgare a
remonté du fond de la mer Noire un récipient en sable et en argile, orné d'une
inscription, que les archéologues baptiseront le « bol de Noé ». Encore plus tôt, en
1972, près de Varna - toujours en Bulgarie - une nécropole, datant elle aussi du
néolithique, a été exhumée. Exposée aujourd'hui au musée archéologique de Varna,
elle présente quelque 294 tombes et surtout une multitude d'objets en or, qui font
dire aux spécialistes qu'il s'agit du plus vieux trésor jamais recensé. Toutes ces
découvertes concourent à l'idée qu'une importante civilisation, antérieure à celle de
l'Egypte et de la Mésopotamie, s'est déployée dans la région.

Est-ce pour autant celle qui a essuyé le déluge décrit dans la Bible ? Les
explorations de Ballard, si séduisantes soient-elles, rencontrent des oppositions
particulièrement tranchées : il y a ceux en particulier qui considèrent que ce
phénomène d'inondation géante, loin d'être circonscrit à une seule région, se serait
répandu dans le monde entier pendant plusieurs années. Le niveau de la crue fait
donc l'objet d'estimations extrêmement variées. Mais même en cas de très fort débit,
les populations auraient le temps de fuir.

D'autres chercheurs rattachent le Déluge à l' Epopée de Gilgamesh , un roi qui aurait
vécu vers 2600 av. J.-C. Une thèse qui s'enracine dans le passé puisque, dès 1872,
devant la Société d'archéologique biblique de Londres, George Smith, un expert du
British Museum, rattache le récit du Déluge à une description faite sur des tablettes
chaldéennes. Effectivement, certaines tablettes d'argile découvertes sur le site de
Ninive, la grande rivale de Babylone, font état d'un cataclysme, un événement qui
s'insère au coeur de l'histoire d'un monarque en quête d'immortalité, le fameux
Gilgamesh.

Ces tablettes d'argile, écrites en caractères cunéiformes, remontent au XIIIe siècle


avant notre ère. Elles prouvent que le Déluge est un mythe antérieur à la Bible. En
tout état de cause, depuis longtemps, plusieurs spécialistes s'appuient sur
Gilgamesh pour trouver des concordances avec l'Ancien Testament, qui implante
Noé dans un désert de Mésopotamie. Toutefois, un nouvel obstacle se présente
puisqu'à l'époque, en vertu des dernières hypothèses scientifiques, la région aurait
été dotée d'une végétation foisonnante, évidemment en contradiction avec un
éventuel climat désertique.

A l'arrivée, quelle que soit la thèse retenue, on mesure toute la difficulté, comme pour
d'autres grands épisodes de la Bible, de faire coïncider le Déluge avec une réalité
scientifique. Au point que certains, comme pour la cité perdue de l'Atlantide,
préfèrent réduire l'arche de Noé à l'expression d'un mythe. Pour toutes ces raisons,
le Déluge n'a pas fini de nourrir le débat historique, religieux et archéologique.
Moïse et Pharaon

Les Hébreux en Egypte : réalités et


fantasmes
Devant la vacuité des sources historiques, il est tentant de bâtir des
hypothèses sur le personnage de Moïse et sur le séjour des Israélites au bord
du Nil. Au-delà des interprétations, il s'agit d'une période clé pour la fixation de
leurs traditions.

Par Alain Zivie *

Le chercheur scrupuleux ne peut qu'hésiter à écrire un bref article destiné à un large


public sur la question des relations entre Hébreux et Egyptiens, Moïse, l'Exode,
Akhenaton, le monothéisme, etc. La raison en est simple : aborder ces questions,
c'est se lancer dans une entreprise presque impossible, voire périlleuse, tant les
écueils sont nombreux - plus en tout cas que dans beaucoup d'autres entreprises
historiques, du fait de toutes les implications de ces sujets et surtout du fait de la
forte part de fantasmes, ou au moins d'imaginaire qui les accompagne.

En fait, on pourrait résumer la situation très brièvement, en donnant une présentation


simple, voire « brute » des choses. Deux rouleaux de la Torah (ou Pentateuque)
hébraïque (faisant partie de ce qui deviendra l'Ancien Testament dans la tradition
christiano-occidentale), à savoir le livre de la Genèse et celui de l'Exode, narrent un
certain nombre d'événements qui semblent constituer la trame de l'histoire archaïque
d'un peuple nomade ou semi-nomade en formation et en voie de sédentarisation,
avec ses migrations et ses déplacements. Naturellement, il ne s'agit pas là d'Histoire
à proprement parler, mais de la manière dont, très longtemps après certains
événements, ce peuple se souvient de son histoire, la formule et la présente à la
lumière d'une certaine vision qu'il se fait du monde et de lui-même.

Ce peuple est celui des Beneï Israël , Enfants (Fils) d'Israël, ou Israélites, mais il
utilise également pour se désigner la dénomination plus large utilisée par les autres
cultures qu'il côtoie, celle d'Hébreux - peut-être les Habirou ou Apirou des sources
proche et moyen-orientales ou égyptiennes.

Parmi les déplacements individuels, familiaux, claniques et plus tard tribaux, narrés
dans ces textes, figurent en bonne place des va-et-vient entre la terre de Canaan -
plus tard dénommée Eretz ou pays d'Israël et, plus tard encore, Palestine - et la
vallée du Nil. L'Egypte va du reste jouer un rôle central dans cette histoire, dans la
mesure où elle est présentée comme le creuset dans lequel des individus, des clans,
des tribus, qui ont en commun de se rattacher à une lignée et à une divinité
communes, vont se constituer en peuple à la suite d'événements capitaux qui se
déroulèrent dans ce pays.

Réduits en servitude par l'Etat pharaonique qui voit en eux une menace après avoir
mis au sommet l'un des leurs (Joseph), ils finissent par quitter le pays, départ
présenté tantôt comme une expulsion, tantôt comme une fuite. Leur chef est un
Israélite fortement égyptianisé, élevé dans l'ombre du pouvoir pharaonique, qui se
nomme Mosché (Moïse), présenté comme un nom égyptien. Cette sortie d'Egypte,
connue depuis sous le nom d'Exode, constitue une péripétie essentielle du récit
(Exode 13,14). Elle est suivie d'une longue pérégrination à travers le désert,
aboutissant enfin à l'installation mouvementée des Hébreux en terre de Canaan.

Tel est, grossièrement résumé, et en oubliant ses obscurités et ses apparentes


contradictions, le récit biblique qui nous intéresse ici, et qui a suscité et suscite
encore tant d'études, de commentaires, de gloses, de romans, d'opéras, de films,
que l'on en vient presque à oublier un fait fondamental : rien dans l'état actuel de la
documentation égyptienne plus ou moins contemporaine de ces événements, ne
vient confirmer ce récit, ni même faire allusion, ne serait-ce que fugitivement, à l'un
des épisodes ou des personnages mentionnés. Rien ! Au demeurant, on peut
légitimement penser que cela n'est pas dû seulement à l'état de la documentation et
à l'absence de traces archéologiques ou épigraphiques, et qu'on ne trouvera jamais
de « confirmation » égyptienne directe du récit biblique, du moins du récit tel qu'il a
été amplifié et réinterprété à la lumière des événements qui ont suivi au cours de
plusieurs siècles.

La présentation des choses pourrait se terminer là, marquant ainsi, dans sa


sécheresse, les étroites limites de nos connaissances. Pour beaucoup, peu ou mal
informés, ou trop pressés, cet état de choses, ce vide, cette absence de documents
et de sources susceptibles de confirmer le récit, tout cela semble pratiquement
insupportable. Diverses réactions visant à nier cette réalité ou à la contourner sont
alors possibles. Deux attitudes sont particulièrement fréquentes. La première,
radicale et simpliste, consiste à dire que dans ces conditions, tout est fiction dans ce
récit et qu'il faut cesser d'en tenir compte d'un point de vue historique. La seconde
réaction, fort prisée de nos jours, conduit à penser que puisqu'on a affaire à un grand
trou noir, à une terra incognita qu'il faut tenter de conquérir vaille que vaille, on peut
toujours bâtir des hypothèses fragiles pour tenter de combler cette part d'inconnu,
quitte à faire de cette « terre inconnue » le triste déversoir de reconstructions
hasardeuses et de fantasmes en vogue, et cela sans limite, jusqu'au point de
produire parfois des discours aberrants, comme on l'a vu avec des succès de librairie
récents. Naturellement, il ne s'agit plus là de travaux et de publications émanant de
spécialistes, mais de chercheurs autoproclamés.

La première des réactions susmentionnées est fondée sur une approche fermée,
voire hostile à toutes ces questions faisant, au fond, son miel de l'absence de
confirmation documentaire (et donc, en déduit-on, historique) de tout ce récit, jetant
le bébé avec l'eau du bain si l'on peut dire. La seconde tendrait à vouloir utiliser,
voire prolonger le vaste corpus de traditions, de mythes, de fictions suscités par le
texte biblique, tout en adoptant une démarche prétendument scientifique. Mais ces
approches relèvent trop souvent d'une histoire fantasmée, associée à un bien pauvre
imaginaire. Pourtant cette approche trouve en quelque sorte son public, un très large
public, curieux d'en savoir plus sur ces questions qui forment une part importante du
substrat de chacun ; public malheureusement très ignorant de ces choses, comme
parfois certains auteurs eux-mêmes qui, dans le meilleur des cas, n'ont qu'un accès
indirect aux sources.

Compte tenu de tout cela, il est important de souligner la fragilité et même souvent
l'inanité des rapprochements, datations, filiations, etc., que l'on trouve fréquemment
mentionnés et développés dans maintes publications, souvent même sous la plume
d'égyptologues polyvalents ou généralistes qui ne font que reprendre les opinions qui
traînent et finissent par prendre un semblant de consistance avec le temps.

Ainsi en va-t-il de la datation du séjour des Hébreux en Egypte. Il est par exemple
très fréquent de dater l'Exode du règne de Ramsès II (1279-1213 av. J.-C.). A
l'origine de cette idée, il y a simplement le fait qu'il est fait mention dans le texte
biblique de la cité de Ramsès, qui évoque la Pi-Ramsès édifiée par les pharaons de
la XIXe dynastie à l'est du delta du Nil. Mais les choses sont beaucoup plus
compliquées et il y a d'autres approches et explications possibles, très techniques au
demeurant. Bien entendu, l'avantage de dater l'Exode de Ramsès II permet du même
coup de faire de Moïse un contemporain de ce pharaon, et par conséquent de faire
s'affronter deux « icônes » de notre imaginaire, à la manière de Charlton Heston et
Yul Bryner.

Autre datation plus ou moins en vogue de l'Exode, celle qui le situe durant le règne
du successeur de Ramsès II, Merenptah ou Mineptah (1213-1203 av. J.-C.). Pour ce
faire, on utilise un texte exceptionnel datant de ce pharaon, que l'on nomme
justement la Stèle d'Israël (lire p. 65) . En fait, il s'agit de l'un de ces textes
emphatiques de triomphe autoproclamé. L'ordre égyptien règne désormais, paraît-il,
tout autour de l'Egypte et entre autres au Proche-Orient, du côté du pays de Canaan.
Parmi les contrées écrasées est mentionné un peuple, non une terre (les
hiéroglyphes permettent de faire passer ce genre de nuances) : Israël. C'est la plus
ancienne mention de ce nom dans un document écrit, quel qu'il soit. Elle a fait couler
des déluges (ou des crues, vu le contexte) d'encre. Mais même s'il est probable que
cet Israël-là a à voir, directement ou non, avec le sujet, cette mention reste
problématique et suscitera encore bien des discussions.

Cela dit, il n'est pas exclu pour l'historien de tenter de retrouver dans les méandres et
les obscurités du récit biblique une certaine réalité historique. Mais pour cela, il lui
faudra au préalable élaborer une méthode et une démarche. Il lui faudra aussi tenir
compte de ce que ce récit a été conçu et rédigé longtemps après les événements
qu'il relate ; que d'autre part, la longue histoire des relations entre l'Egypte et les
Hébreux ou Israélites, devenus les Judéens ou Juifs, ne s'arrête pas avec l'Exode.
Au contraire, elle ne fait que commencer avec cet événement fondateur, quelle qu'en
ait été sa dimension réelle.

Peu à peu, on entre dans l'Histoire et de nouvelles migrations, de nouvelles


installations des Israélites en Egypte se produisent, qui ne seront pas sans
conséquence sur l'écriture ou la réécriture du récit fondateur. Interprétations et
réinterprétations s'affinent et se multiplient, conférant à ce récit des échos multiples.
Ce sont aussi à travers elles que nous appréhendons toute cette histoire, à travers
ce prisme qui empêche trop souvent de comprendre quelles ont été les réalités,
événements, personnages, idées, etc., qui furent à l'origine de tout cela et qui
constituèrent le noyau initial.

Mais il faut également avoir présent à l'esprit que ce que l'on pourra découvrir ou
entrevoir n'aura souvent que peu de rapports avec les images d'opéra ou de films à
grand spectacle qui traînent dans nos souvenirs et notre inconscient. Aussi, face à
l'humilité de cette démarche, face aux résultats apparemment modestes d'une
recherche digne de ce nom, les « généralistes » ou, pire, les marchands de vent, les
bricoleurs de sources qu'ils ne connaissent que de quatrième ou de cinquième main,
pourront malheureusement continuer à faire rêver les lecteurs curieux, mais mal
informés.

Si une confusion, ou plutôt une question mal posée, s'inscrit dans ce genre de
démarche, c'est bien celle de l'« invention » du monothéisme, voire de son «
inventeur ». Comme le séjour des Hébreux pourrait avoir en partie coïncidé avec la
période dite « amarnienne » (lire p. 65) durant laquelle le pharaon Amenhotep
(Aménophis) IV, devenu Akhenaton (1353-1337 av. J.-C.), a régné en rompant avec
certaines formes traditionnelles de la religion égyptienne au profit d'un dieu exclusif,
le soleil Aton, on ne cesse depuis plus d'un siècle de faire des rapprochements entre
ce roi et sa réforme religieuse, et le personnage de Moïse et la religion mosaïque.
Rapprochements périlleux ou bricolés à la diable, qui plus est accompagnés de
tentatives touchantes, mais plutôt vaines, d'établir une filiation dans l'un ou l'autre
sens.

Le grand exemple à cet égard est bien sûr Sigmund Freud avec son Moïse et le
monothéisme , même s'il s'agit là d'une tout autre histoire. Rappelons donc, encore
et toujours, deux points essentiels. D'une part, le monothéisme des Hébreux n'est
pas apparu d'un coup sous la forme qu'on lui connaît, mais il est le fruit d'une longue
évolution, depuis l'époque patriarcale jusqu'aux prophètes, en passant par
l'enseignement mosaïque, justement. D'autre part, l'atonisme d'Akhenaton, s'il est un
exclusivisme, n'est pas un monothéisme au sens biblique du terme (c'est-à-dire celui
du temps des prophètes), loin s'en faut.

Dans ces conditions, il faut se garder d'établir des filiations simplistes et purement
imaginaires, voire des transmissions qui se seraient faites presque d'homme à homme. Cela ne
signifie pas pour autant que la science historique n'ait rien à dire là-dessus. Peut-être même la
poursuite des recherches, tant sur le terrain que sur les sources et les textes, amènera-t-elle du
nouveau, à défaut de confirmation directe, fort improbable comme on l'a dit plus haut.
Seulement, il faut pour cela savoir formuler et poser les bonnes questions. Mais saura-t-on
reconnaître les réponses qu'elles pourront apporter à la question toujours ouverte de l'histoire
des Hébreux et des Egyptiens aux époques anciennes, c'est-à-dire au second millénaire avant
notre ère ?

* Alain Zivie, directeur de recherche au CNRS (UMR 8567), est le fondateur et le


chef de la Mission archéologique française du Bubasteion à Saqqara. Il est
également vice-président de la Société française d'égyptologie.

Exode 13
17 Quand le Pharaon laissa partir le peuple, Dieu ne le conduisit pas par la
route du pays des Philistins, bien qu'elle fût la plus directe. [...] 18 Dieu
détourna le peuple vers le désert de la mer des Joncs. C'est en ordre de
bataille que les fils d'Israël étaient montés du pays d'Egypte. [...] 20 Ils
partirent de Sukkôth et campèrent à Etham en bordure du désert. 21 Le
Seigneur lui-même marchait à leur tête : colonne de nuée le jour, pour
leur ouvrir la route - colonne de feu la nuit, pour les éclairer ; ils
pouvaient ainsi marcher jour et nuit.
Moïse sauvé des eaux
Déposé par sa mère dans une corbeille au bord du Nil, l'enfant est recueilli
par la fille du pharaon qui l'adopte (Ex 2, 1-10). La vie du fondateur de la
religion et de la nation d'Israël n'est connue que par la tradition biblique.

Repères
3200-2700
Ire-IIe dynasties.
2700-2150
IIIe-VIe dynasties.
2150-2000
VIIe-Xe dynasties.
2000-1800
XIe-XIIe dynasties.
1800-1550
XIIIe-XVIIe dynasties.
1550-1080
XVIIIe-XXe dynasties.
1391-1353 :
Amenhotep ou Aménophis III.
1353-1337 :
Amenhotep ou Aménophis IV (Akhenaton).
1279-1213 :
Ramsès II
1213-1203 :
Merenptah ou Mineptah.
1080-670
XXIe-XXVe dynasties.
670-332
XXVIe-XXXe dynasties.
332-30
Période ptolémaïque ou hellénistique.
Josué et la conquête de Canaan

La Terre promise était acquise


En fouillant la Palestine centrale, les archéologues n'ont trouvé ni épées, ni
lances, ni traces d'incendie. Il n'y a pas eu d'exode de masse en provenance de
l'Egypte, pas de combats. Les plus anciens Israélites étaient... des gens du cru
!

Par Richard Lebeau*

Le Livre de Josué met en scène la naissance du peuple d'Israël à travers le récit


d'une émigration hors d'Egypte puis d'une conquête de Canaan, la Terre promise par
Yahvé. La Bible écrit une histoire mouvementée, glorieuse et cruelle où massacres
des populations vaincues et sacrifices humains se succèdent en une ronde infernale.
Comme s'il s'agissait de purifier la Terre sainte de toute souillure étrangère. L'Ancien
Testament raconte la prise de Canaan par les douze tribus d'Israël. Une campagne
éclair menée par un chef de génie : Josué. Une saga, plutôt, faite d'actes d'héroïsme
et de ruses, ponctuée d'épisodes saisissants : chute des murs de Jéricho, arrêt de la
course du soleil à Gabaon et incendie gigantesque d'Haçor. C'est presque Hollywood
avant l'heure !

Successeur de Moïse, mort sur le mont Nebo en Transjordanie (la Jordanie actuelle),
Josué fils de Noun, commence sa guerre de conquête d'une manière prudente. Il
envoie des espions en Canaan (la Cisjordanie d'aujourd'hui). Puis, prêtant foi au
rapport favorable de ces derniers, il met le siège devant Jéricho, la cité la mieux
défendue de la région, protégée par ses fameux remparts. L'installation s'annonce
sous les meilleurs auspices. L'épisode est si célèbre qu'il n'est nul besoin de rappeler
l'histoire de la chute des remparts de Jéricho. La ville rasée, les portes du pays de
Canaan s'ouvrent aux envahisseurs. Sous la conduite de Josué, les Hébreux volent
de victoire en victoire. C'est ainsi qu'Aï est conquise sans coup férir. Sans miracle,
seulement par la ruse. Josué masse le gros de ses troupes à l'est de la ville, et
cache le reste à l'ouest. Quand les défenseurs d'Aï sortent de leur cité pour affronter
les Hébreux, Josué et les soldats embusqués à l'ouest pénètrent dans la ville laissée
sans défenseurs. Aï est incendiée, tous ses habitants passés au fil de l'épée et son
roi pendu à un arbre. Seuls rescapés : le bétail et le butin ! Les autres cités de
Canaan commencent à prendre peur. Les Gabaonites envoient des émissaires
demander grâce à Josué. Pour échapper à la mort, ils s'affirment étrangers à
Canaan. Ils savent que Dieu a ordonné l'extermination des seuls autochtones... Ce
mensonge en fait des alliés des Hébreux. Mais Josué découvre la supercherie. Il les
châtie en les mettant au service d'Israël, comme « fendeurs de bois et porteurs d'eau
» (Josué 9, 27).

Mais si tous les rois de Canaan craignent les envahisseurs hébreux, tous ne
réagissent pas comme Gabaon. Le roi de Jérusalem, Adoni-Çédeq, réunit sous sa
houlette les rois de Hébron, de Yarmut, de Lakish et d'Eglon. Ces rois cananéens
rassemblent leurs armées autour de Gabaon. Parti des rives du Jourdain, après une
marche forcée nocturne, Josué s'abat, par surprise, sur l'ennemi, qui sous l'emprise
de la panique cherche son salut dans la fuite. Interdite par Yahvé ! Dieu provoque un
énorme orage de grêle. « Il en mourut plus sous les grêlons que sous le tranchant de
l'épée des Israélites » (Josué 9, 27). Et quand, à la fin de la journée, lorsque le soleil
décline, Josué s'aperçoit que les Hébreux n'auront pas le temps d'exterminer tous les
coalisés, il demande de l'aide à Yahvé pour arrêter la course du soleil. Et ça marche !
Les souverains en fuite sont capturés et mis à mort sur-le-champ. Tout le sud de
Canaan tombe dans l'escarcelle israélite.

La conquête de la Terre promise s'achève dans le nord, avec la prise d'Haçor et la


défaite d'une dernière coalition cananéenne. Haçor, la ville de Yabîn, est l'une des
plus grandes places fortes de la région. Elle abrite en son sein « un peuple
nombreux comme le sable au bord de la mer, avec une énorme quantité de chevaux
et de char » (Josué 11, 4). Là, comme à Jéricho, à Aï et à Gabaon, la victoire
israélite est totale. Maintenant, les Hébreux sont les maîtres de la Terre promise,
depuis les déserts du sud jusqu'au mont Hermon, au nord. Après la conquête, la
Bible nous raconte que Josué réunit les douze tribus à Sichem. Une manière de
mettre en place la confédération israélite, et de se partager le territoire cananéen.

La plupart des historiens prennent le texte biblique de la conquête de Canaan pour


une pieuse légende, une relecture idéologique et théologique des origines d'Israël. Ils
constatent qu'entre le XVe et le XIIe siècle, Canaan demeure sous la tutelle
égyptienne, une région morcelée en une multitude de petites cités-Etats, dirigées par
des gouverneurs égyptiens ou des roitelets vassaux des pharaons. Il est difficile
d'admettre que les Aménophis, les Touthmôsis et les Ramsès aient pu assister à la
perte de leur influence en Palestine sans résister. Ramsès II n'était pas du genre à
se laisser faire ! Pas du genre non plus à abandonner la province à une horde de
gueux échappés de la vallée du Nil... Pour rester le maître de cette région
stratégique, n'a-t-il pas affronté les Hittites à Qadesh ? D'ailleurs, ce simple fait remet
en cause la vision traditionnelle de l'Exode. En effet, comment expliquer que des
gens, qui fuient l'Egypte, émigrent justement dans une contrée soumise aux
Egyptiens ? A moins de vouloir se jeter dans la gueule du loup !

Les quatre cents tablettes découvertes à Tell el-Amarna montrent que Canaan est à
cette époque étroitement contrôlée par des représentants de l'administration
pharaonique. Des garnisons égyptiennes sont installées dans toutes les villes
stratégiques du pays, comme à Beth-Shéân ou à Jaffa. Il est donc surprenant de ne
trouver aucune trace dans la Bible de ce pouvoir égyptien en Canaan au moment de
la conquête. Ces cités sont, d'après la Bible, puissamment fortifiées. Or les fouilles
archéologiques révèlent le contraire (lire p. 67) . Donc, aujourd'hui, les fouilles des
cités cananéennes et la lecture des tablettes de Tell el-Amarna révèlent que les
victoires de Josué n'ont eu lieu que sur le papier. Toutefois, cela ne veut pas dire que
l'histoire de la région se soit déroulée dans un climat de paix. Les archéologues ont
bien trouvé des traces de destructions et de pillages à Lakish, à Aï, à Bethel et à
Haçor ! Sans que leurs auteurs soient nécessairement des Israélites.

En Canaan, le IIe millénaire se termine dans le chaos. Les tablettes d'Ougarit


(Ugarit) décrivent cette prospérité qui s'évanouit. Les paysans sont pressurés
d'impôts. Le puissant royaume hittite connaît la famine. Il ne joue donc plus son rôle
de parrain régional. Quant à l'Egypte, elle sombre dans la corruption qui permet le
pillage des tombeaux de ses rois. Elle non plus ne peut garantir la sécurité de ses
vassaux palestiniens. C'est le moment que choisit un agrégat de peuples hétéroclites
pour déferler sur le Proche-Orient. Les Egyptiens les appellent « peuples de la mer ».
Parmi eux, la Bible discerne les Philistins.
Ces tribus indo-européennes venues d'Asie mineure et de la mer Egée, détruisent
l'empire hittite ; puis elles ravagent, brûlent et pillent toutes les riches cités
cananéennes. Ougarit, Arwad, Tyr et Byblos sont la proie des flammes. Seul le
pharaon Ramsès III résiste : il les défait et les repousse en Canaan, où ils
s'établissent sur la bande côtière... à laquelle ils donneront leur nom : Palestine. Le
Proche-Orient ravagé mettra trois générations à se relever.

Le bouleversement né de cette intrusion sanglante a peut-être permis l'installation


d'Israël dans la région. Sur cette question très controversée, les historiens écrivent
différents scénarios. Le premier défend la thèse d'une « infiltration pacifique ». Il part
de la constatation que l'opposition entre sédentaires (des agriculteurs) et nomades
(éleveurs de bétail) n'est qu'une vue de l'esprit. Les rapports entre ces deux
communautés ne sont pas conflictuels. Car nomades et sédentaires sont
complémentaires. Les premiers ont besoin des pâturages des seconds, quand ces
derniers ont besoin des troupeaux des autres.

Un second scénario met en scène deux groupes d'étrangers vivant aux marges de
Canaan, qui, vers 1200 avant notre ère, décident de disputer les terres cultivées aux
Cananéens. Le premier groupe est celui des Apirou. Les Apirou peuvent être des
mercenaires, comme à Ougarit, mais aussi des serviteurs libres du palais à Nuzi, des
vendangeurs et tireurs de pierres en Egypte. Dans un papyrus égyptien, daté du
Nouvel Empire (1550-1070), on lit : « Qu'on donne des rations aux soldats et aux
Apirou qui traînent la pierre de taille pour le grand pylône de Ramsès [...]. » Ces
marginaux vivent en louant leurs services. Les textes de l'époque les présentent
comme des brigands et des hors-la-loi. Bref, des personnes peu fréquentables.
Certains chercheurs, qui établissent un lien linguistique entre Apirou et Ibri
(Hébreux), pensent que les Apirou sont les ancêtres des Hébreux. Le second groupe
est celui des Shasou, des nomades vivant de leurs troupeaux quelque part entre
Canaan et la Transjordanie.

L'un ou l'autre de ces groupes a-t-il été à l'origine d'Israël ? Aujourd'hui encore, la
question reste entière. Mais les tenants de ce scénario font souvent des Apirou les
ancêtres des Israélites. Et de leur prise du pouvoir, une révolution sociale. Certains
historiens supposent que le peuple d'Israël ne serait pas venu d'ailleurs, de
Mésopotamie ou d'Egypte, mais qu'il aurait émergé de Palestine à la suite d'un
mouvement social d'origine paysanne, dirigé contre les cités cananéennes de l'âge
du bronze. Le système politique local, qui nous est connu notamment par les
tablettes d'Ougarit, montre des Etats dont toute l'économie tourne autour du palais.
Au XIIIe siècle, profitant de la pax aegyptiaca , les élites urbaines accumulent les
richesses - les tombes découvertes à Ougarit recèlent nombre d'objets en or et en
ivoire - tout en accentuant la pression fiscale sur la population rurale. Une partie de
celle-ci, voulant échapper aux agents du fisc, émigre dans les montagnes et se mêle
aux Apirou. Des révoltes locales éclatent régulièrement et tout aussi régulièrement
entraînent des répressions égyptiennes. Comme la célèbre expédition militaire du
pharaon Merenptah, vers 1207 av. J.-C., qui se vante d'avoir anéanti Israël.

Cette civilisation très inégalitaire s'écroule avec le déferlement des « peuples de la


mer ». Dévastées, les cités cananéennes apparaissent comme des proies faciles
pour les Apirou, devenus des Israélites. Les destructions constatées par les
archéologues sur les chantiers de fouilles sont ainsi attribuées aux « peuples de la
mer » et aux Apirou. Hélas ! il est loin d'être établi que les Israélites furent des
Apirou.

D'où l'écriture d'un troisième scénario, fondé sur l'archéologie. Des fouilles menées
dans la Palestine centrale, par des archéologues israéliens, après la guerre des Six
Jours en 1967, ont révolutionné l'étude des origines d'Israël. Leurs découvertes ont
montré, qu'aux alentours de 1200 avant notre ère, une transformation sociale
radicale a eu lieu dans cette région centrale du pays de Canaan. Quelque part entre
les monts de Judée jusqu'aux montagnes de Samarie, deux cent cinquante hameaux
se sont installés sur les zones élevées, qui semblent avoir subsisté par eux-mêmes.
Ces villages ne sont pas fortifiés, mais possèdent des enclos pour le bétail et des
silos pour les céréales. Les fouilles n'ont révélé ni épées ni lances. Ni traces
d'incendie. Nous sommes loin des combats bibliques.

Deux vagues démographiques sont à l'origine du peuplement de ces hautes terres,


la première vers -3500, la seconde vers -2000. Mais vers -1500 avant notre ère, ces
hautes terres sont désertées jusque vers -1200. Les nouveaux habitants sont les
premiers Israélites. Au moment des trois vagues d'occupation de cette région, les
autochtones sont des agriculteurs qui vivent de la vigne et de la culture de l'olivier.
Leurs produits sont exportés jusqu'en Egypte. Pendant les périodes intermédiaires,
ils deviennent des nomades vivant de leur bétail ; les ossements dégagés par les
fouilles le prouvent. Les archéologues en concluent qu'« en période d'occupation
intensive des hautes terres, l'agriculture prenait le pas ; mais en période de crise, les
populations reprenaient l'élevage des chèvres et des moutons ». Une alternance de
modes de vie que le Proche-Orient a connue jusqu'au XXe siècle. Mais pourquoi ces
hommes et ces femmes doivent-ils être considérés comme les plus anciens Israélites
? Les fouilles ont permis de montrer qu'ils connaissaient un régime alimentaire
particulier. Parmi les ossements trouvés, aucun os de porc n'a été mis au jour. Alors
que leurs voisins en mangeaient !

Pour conclure, laissons la parole aux archéologues : « Il n'y a pas eu d'exode de


masse en provenance de l'Egypte. Le pays de Canaan n'a pas été conquis par la
violence. La plupart de ceux qui ont constitué le premier noyau d'Israël étaient des
gens du cru [...]. Les premiers Israélites étaient [...] d'origine cananéenne ! »

*historien

Josué 10
40 Josué battit tout le pays : la Montagne, le Néguev, le Bas-Pays, les
Pentes, ainsi que tous leurs rois. Il ne laissa pas de survivant et il voua à
l'interdit tout être animé comme l'avait prescrit le Seigneur, Dieu d'Israël.
41 Josué les battit depuis Qadesh-Barnéa jusqu'à Gaza et tout le pays de
Goshèn jusqu'à Gabaon. 42 Josué s'empara de tous ces rois et de leurs
pays en une seule fois [...].
Mission accomplie
Depuis le désert de Parân, Moïse envoie douze hommes pour explorer le
pays de Canaan. Ceux-ci lui rapportent une grappe de raisin d'une taille
fabuleuse, preuve que la Terre promise est prospère (Nb 13).

Comprendre
Les lettres de Tell el-Amarna
Tell el-Amarna est le nom actuel de la capitale fondée par Akhenaton,
(1353-1337). Dans les ruines du palais, on a découvert des lettres
diplomatiques échangées entre ce pharaon et les cités-Etats de Canaan.
Ces documents nous informent sur la situation en Canaan à cette époque.
La stèle de Merenptah
Ce monument, découvert à Karnak et gravé en l'honneur de Merenptah
(1213-1203), mentionne pour la première fois dans l'histoire le nom
d'Israël. On peut y lire : "Les princes sont prosternés [...], Canaan est
dévasté ; Ascalon est conquis ; Guèzèr est pris ; Yeno'am anéanti ; Israël
est désolé ; sa semence n'existe plus ; la Syrie est devenue une veuve
pour l'Egypte [...]."

Jéricho sans remparts ni trompettes


Tout comme les célèbres murailles abattues au son des cors, les théories des
exégètes se sont écroulées. Il faut se rendre à l'évidence : Jéricho n'était pas
une place forte.

Par Richard Lebeau *

La fournaise. Une nature accablée, désolée, brûlée. Une lumière aveuglante. C'est
l'image qui s'impose au voyageur découvrant la région la plus basse de la planète : la
mer Morte. Seule promesse de fraîcheur, au loin : l'oasis de Jéricho, l'entrée en Terre
promise, « où coulent le lait et le miel ». Il y a là toute la flore méditerranéenne :
peupliers, pins, sycomores, eucalyptus, abricotiers, pêchers, amandiers, palmiers,
figuiers, orangers, citronniers... Le paradis ! Depuis toujours, Jéricho a la réputation
d'un endroit où les fruits sont plus gros, plus sucrés qu'ailleurs. Ses dattes sont si
appréciées du monde romain que Marc Antoine fait, en 34 avant notre ère, cadeau
de Jéricho à sa bien-aimée Cléopâtre, reine d'Egypte.

Jéricho, l'une des plus anciennes cités du monde, alanguie dans la vallée du
Jourdain, est, nous raconte la Bible, la première ville prise par les Israélites à la fin de
leur errance vers la Terre promise, le point de départ de leur conquête du pays de
Canaan. Sur ordre divin, le peuple conduit par Josué - qui a pris la relève de Moïse -
effectue à six reprises le tour de la cité au son des sept cornes de bélier tenues par
sept prêtres et, le septième jour, le son des trompettes accompagné de la clameur
des guerriers, fait s'écrouler les remparts de la cité.

Mythe, légende, réalité ? Depuis près de cent cinquante ans - les premières
prospections datent de 1867 -, les archéologues se sont transformés en détectives,
traquant Josué et ses trompettes. L'objet de leurs recherches : un tell, butte
artificielle constituée par l'accumulation de vestiges du passé. Ici, les savants
retourneurs de terre ont été servis : « Une coupe faite en profondeur à l'ouest du
tertre révélera jusqu'à dix-sept phases successives de constructions et de
remaniements », raconte Jean Hureau dans son ouvrage Jérusalem aujourd'hui . Le
tell, jadis lisse, est aujourd'hui zébré de tranchées d'où émergent les témoignages -
couches de cendre et débris de briques - des multiples mises à sac de la ville. Parmi
ces traces, lesquelles gardent le souvenir du passage des Hébreux ? « Aux yeux des
historiens, des archéologues et des biblistes, la période d'intérêt majeur pour les
recherches est comprise entre la fin de l'âge du bronze et le premier âge du fer [entre
1300 et 1200 av. J.-C.], car cette époque a été traversée de maintes invasions et
marquée de destructions multiples », explique John Romer, archéologue britannique.
L'Ancien Testament n'a pris soin de dater ni l'Exode ni la conquête de Canaan.
Cependant, l'archéologie, grâce aux fouilles et à l'analyse des textes, a acquis la
conviction que la Jéricho biblique est bien enfouie ici.

John Garstang, en 1922, découvre là des remparts datant de l'âge du bronze et des
bijoux égyptiens au nom du pharaon Aménophis IV qui régna de -1375 à -1350
environ. Le Britannique pense tenir Josué et les Israélites à portée de truelle. C'est
alors qu'il met au jour un mur rudimentaire, qui semble avoir été soumis à de terribles
effondrements : ses bases reposent dans des cendres et des débris de briques,
preuves d'un incendie violent. L'archéologue se remémore les versets de la Bible : «
On brûla la ville et tout ce qu'elle contenait [...] » (Josué 6, 24). Texte sacré et
archéologie sont d'accord. Toutefois, d'autres archéologues, plus sceptiques, font
remarquer que la région est souvent ébranlée par des tremblements de terre et très
rarement par les sonneries sauvages des trompettes... Rapidement, Garstang est
contesté par les savants biblistes : en effet, il avance la date de 1550 av. J.-C. pour
l'attaque de Jéricho. Or, le livre de l'Exode décrit Israël en esclavage dans une ville
égyptienne nommée Pi-Ramsès, et celle-ci a été bâtie sur l'ordre de Ramsès II entre
1279 et 1212 environ avant notre ère. De plus, les confrères de Garstang découvrent
que ce dernier propose des datations fantaisistes. Ceux qui ont cru faire sortir Josué
des pages de la Bible commencent à douter.

Dans les années 1950, une autre archéologue britannique, Kathleen Kenyon, montre
que la « muraille de Garstang » est plus ancienne d'un millier d'années ! Pire, selon
elle, la Jéricho de Josué n'avait pas de remparts. En arrivant, le chef des troupes
israélites n'aurait trouvé qu'un pauvre village sans défense. Etonnant ? Pas vraiment.
« L'étude des plans des villes du bronze récent en Palestine montre qu'au XIVe
siècle av. J.-C., 37 % des établissements connus font moins d'un hectare. Bien plus,
des 76 villages de l'époque en Palestine et en Transjordanie, 8 seulement sont
fortifiés. Une toute petite Jéricho non fortifiée paraît donc tout à fait plausible »,
commente Piotr Bienkowski, chercheur polonais. Les historiens marquent le coup :
l'invasion puis la destruction des villes cananéennes n'auraient été qu'une
promenade de santé ! En contradiction avec le texte biblique ? Nombreux sont les
érudits à accepter les résultats des fouilles archéologiques. Il faut trouver une autre
démarche et une autre approche si l'on veut comprendre la Bible. En effet, n'a-t-on
pas trop souvent demandé à l'archéologie une confirmation ou une explication simple
du Livre sacré ? Ne prend-on pas le risque de l'erreur en négligeant ainsi de
distinguer les démarches propres à l'archéologue et à l'exégète ? « Le chapitre 6 de
Josué peut difficilement être lu comme le récit de la conquête d'une ville forte. Que
peut signifier le texte lorsqu'il évoque l'écroulement d'un rempart, si le site n'en
possédait pas ? » s'interroge Jacques Briend, professeur à l'Institut catholique de
Paris. Ce bibliste affirme, et démontre, que le récit de la prise de Jéricho évoque une
liturgie annuelle, répétitive : les acteurs n'ont pour seule arme qu'une
circumambulation de sept jours, qui tient davantage de la procession pacifique que
du défilé militaire d'intimidation. Une procession devant un rempart écroulé « est le
signe que la ville est sans protection et qu'elle n'est plus un obstacle à l'entrée des
tribus dans le pays promis par Dieu ». Sans défense, Jéricho devient un cadeau. Les
Israélites ont célébré ainsi leur entrée en Canaan et rendu grâces à Yahvé. « Cela
seul suffit pour comprendre le texte biblique », explique Jacques Briend.

Malheureusement pour l'archéologue et le lecteur de la Bible, le texte primitif ne s'est


pas maintenu dans sa simplicité originelle. Les transcripteurs l'ont révisé, abrégé,
repris, modifié, augmenté, réorienté au cours des siècles. Comme tant d'autres
passages de la Bible, la réécriture de la chute de Jéricho s'est faite bien après, lors
du retour de l'exil à Babylone (537 av. J.-C.), par un scribe, ou certainement
plusieurs, dont l'ambition était de nier toute présence étrangère dans ce pays donné
par Yahvé. Ce rédacteur, sans abolir le caractère liturgique du texte, fait périr les rois
et les populations des villes prises par Josué. Car Israël partage avec ses voisins -
Moab, Edom et Ammon - le terrible herem , l'anéantissement corps et biens d'un
groupe adverse maîtrisé. Les textes exhumés par les archéologues montrent le
massacre de toutes les populations vaincues.

Les premiers archéologues voulaient retrouver le décor devant lequel s'étaient


déroulés les événements où le drame le disputait au sacré. Pour eux, la Bible disait
vrai, au pied de la lettre. Aujourd'hui, leurs successeurs ne cherchent plus à prouver
ou à réfuter l'Ancien Testament. Ils se contentent, pour certains, de fouiller ; pour
d'autres, d'analyser le texte, en le confrontant aux civilisations voisines. Les
chercheurs sont tous, ou presque, d'accord sur un point : la Bible n'est pas un récit
historique au sens rigoureux où nous l'entendons maintenant, mais un texte
théologique qui regroupe, remanie, reconstruit un certain nombre de faits -
éventuellement d'époque et d'acteurs différents - pour délivrer un enseignement
avant tout spirituel.

* Richard Lebeau est l'auteur d'une Histoire des Hébreux, de Moïse à Jésus
(Tallandier, 1998) et d'un Atlas des Hébreux, la Bible face à l'Histoire
(Autrement, 2003).
Josué 6
2 Le Seigneur dit à Josué : « Vois, je t'ai livré Jéricho et son roi, ses
vaillants guerriers. 3 Et vous, tous les hommes de guerre, vous tournerez
autour de la ville, faisant le tour de la ville une fois ; ainsi feras-tu six
jours durant. 4 Sept prêtres porteront les sept cors de bélier devant
l'arche. Le septième jour, vous tournerez autour de la ville sept fois, et les
prêtres sonneront du cor. 5 Quand retentira la corne de bélier - quand
vous entendrez le son du cor - tout le peuple poussera une grande
clameur ; le rempart de la ville tombera sur place, et le peuple montera,
chacun droit devant soi. »

En complément
- Bible et Histoire, de Marie-Françoise Baslez (Folio Gallimard, 2003).
- Le Temps de la bible, de Pierre Bordreuil et Françoise Briquel-
Chatonnet (Folio Gallimard, 2003).
- Le Peuple hébreu. Entre la Bible et l'Histoire, de Muriel Hadas-Lebel
(Gallimard, 1997).
- Histoire du peuple hébreu, d'André Lemaire (PUF, 1995).

Salomon, bâtisseur du Temple

Le grand roi ? Rien qu'un potentat local


Si le personnage biblique est probablement historique, son royaume n'est
qu'une modeste chefferie centrée autour d'un humble village nommé
Jérusalem. Le grand empire du Xe siècle est celui du Nord, aux mains de la
dynastie Omride.

Par Israel Finkelstein*

Deux énigmes planent sur le personnage de Salomon : a-t-il existé et, dans
l'affirmative, quand régna-t-il ? Salomon n'étant mentionné par aucune source
historique extra-biblique, certains chercheurs ont récemment décrété qu'il était - ainsi
que son père David - un personnage légendaire au même titre que le roi Arthur.
Cependant, la mention de la « Maison de David » sur une inscription araméenne du
IXe siècle avant notre ère, découverte il y a dix ans à Tel Dan au nord d'Israël, ne
laisse aucun doute sur le fait que les fondateurs de la dynastie de Jérusalem furent
des personnages historiques réels.
Selon la thèse communément admise, Salomon aurait régné de 970 à 931 av. J.-C.
Les savants ont calculé ces dates en comptant « à rebours » à partir d'événements
bibliques dont la date était confirmée par des sources extra-bibliques, et en
s'appuyant sur le texte biblique selon lequel David et Salomon régnèrent quarante
ans chacun. Mais le chiffre « 40 » est d'ordre purement typologique, et donc douteux.
La seule chose que l'on puisse affirmer est que Salomon a régné durant une période
se situant entre le milieu et la fin du Xe siècle avant notre ère.

Le personnage de Salomon est plein de contradictions. En fait, la Bible décrit trois


Salomon différents. Pour 1 Rois 1-2, il est le fils de David, qui - n'étant pas le premier
dans la ligne de succession - obtint le trône dans un bain de sang. Dans 1 Rois 3-10,
par contre, il est présenté comme un roi hors du commun : c'est le constructeur du
Temple et du palais à Jérusalem ; sa sagesse est devenue un modèle de référence
pour tous les rois - le fameux Jugement de Salomon. Ses richesses, symbolisées par
la visite de la reine de Saba à Jérusalem, étaient si grandes qu'elles sont devenues
l'idéal à atteindre pour les rois qui lui ont succédé. Mais il est aussi dépeint comme
un vieil apostat, qui se laisse débaucher par ses nombreuses femmes et ses péchés
sont si graves qu'ils entraîneront la chute du grand Etat de David (1 Rois 11, 1-13). A
l'évidence, c'est au deuxième Salomon - le plus sage et le plus riche de tous les rois,
le bâtisseur de Jérusalem - qu'adhère la tradition occidentale.

Il n'est donc pas étonnant que la quête de ce royaume prestigieux soit devenue la
plus spectaculaire aventure d'archéologie biblique, une sorte de test sur la nature
historique des faits bibliques. Les recherches commencèrent, bien sûr, à Jérusalem.
Toutefois, les fouilles dans la capitale de Salomon se sont révélées délicates : la
nature du site, montagneux et partiellement construit, a rendu difficile l'accès aux
couches archéologiques anciennes. De plus, pour des raisons religieuses et
politiques, le mont du Temple, avec ses édifices sacrés de l'Islam, a toujours été
interdit aux archéologues.

La recherche du grand royaume de Salomon s'est donc orientée vers d'autres sites,
tout d'abord, à Meguiddo dans la vallée de Jezréel, situé sur la principale route
internationale de l'Antiquité reliant l'Egypte à la Mésopotamie, et mentionné comme
ayant été construit par Salomon (1 Rois 9,15). Les fouilles ont débuté il y a environ
un siècle. Pas moins de quatre expéditions ont exploré le site : les Allemands avec
Gottlieb Schumacher, en 1903 ; l'Université de Chicago dans les années 1920 et
1930 ; Yigael Yadin de l'Université hébraïque dans les années 1960 ; et les fouilles
de l'Université de Tel-Aviv, dirigées par David Ussishkin, Baruch Halpern, de
l'Université de Pennsylvanie, et moi-même, plus récemment. L'expédition
archéologique de l'Université de Chicago à Meguiddo représente l'entreprise la plus
exhaustive de l'histoire de l'archéologie biblique. Près de la surface, les archéologues
ont sorti de terre deux ensembles de bâtiments, chacun divisé en trois ailes, séparés
par deux groupes de piliers et des mangeoires. Opérant une corrélation entre les
versets 1 Rois 9, 15 et 1 Rois 9, 19 (lire encadré ci-contre) concernant « les villes de
garnison pour les chars et celles pour les cavaliers », l'un des directeurs de l'équipe
identifia ces édifices comme étant des écuries et les attribua au roi Salomon. Et ce,
pour les trente années à venir.

Le changement - je devrais dire la révolution - vint avec les fouilles de Yigael Yadin à
Haçor, au nord d'Israël, dans les années 1950. Yadin avait remarqué la similitude
entre la porte en triple tenaille de la cité qu'il découvrit à Haçor et celle que les
Américains avaient mise au jour à Meguiddo. Ayant en tête le texte biblique, Yadin
décida d'élargir ses recherches à Guèzèr - non pas sur le site mais dans les rapports
de fouilles britanniques du début du XXe siècle. Il y découvrit une porte similaire,
annexée au plan d'un « château maccabéen », accord parfait entre texte et
archéologie. Il décrivit avec conviction les trois portes comme étant « l'estampille de
l'architecture salomonique ».

Yadin entreprit des sondages sur le site de Meguiddo et révisa complètement la


stratigraphie et l'interprétation historique qu'en avait faites l'équipe de l'Université de
Chicago. Il en conclut que la Meguiddo salomonique était représentée non
seulement par la porte de la cité mais aussi par deux magnifiques palais construits
en pierre de taille - l'un, fouillé par l'équipe de l'Université de Chicago dans les
années 1920, l'autre, partiellement révélé par lui-même dans les années 1960 et
presque complètement mis au jour par l'équipe de l'Université de Tel-Aviv
récemment.

Deux autres découvertes sur le site de Meguiddo semblaient confirmer


l'interprétation de Yadin : l'importante cité caractérisée par une culture de type
cananéen (située stratigraphiquement au-dessous de la « cité des palais » décrite
par Yadin) fut détruite par un terrible incendie tandis que la cité postérieure,
construite au-dessus des palais, était caractérisée par les fameuses « écuries ». La
thèse de Yadin semblait donc parfaitement correspondre au témoignage biblique :
premièrement, la Meguiddo cananéenne fut dévastée durant la conquête du roi
David ; deuxièmement, les palais représentaient l'âge d'or salomonique et furent
détruits par le feu lors de la campagne militaire du pharaon Shishaq, décrite sur une
frise gravée sur le mur du temple d'Amon à Karnak (Haute-Egypte) et dans le texte
biblique 1 Rois 14, 25 ; troisièmement, les écuries dataient du début du IXe siècle av.
J.-C., du temps du roi Achab, dont les textes anciens rapportent qu'il affronta le
grand roi assyrien Salmanasar III avec une force colossale de 2 000 chars. Yadin
affirma que cette datation s'appuyait sur trois fondements : la stratigraphie, la poterie
et le témoignage biblique. Son interprétation fut unanimement approuvée et devint la
thèse admise et reconnue sur la monarchie unifiée de Salomon.

Seulement voilà, cette théorie ne tient pas. Tout d'abord, la porte de la cité de
Meguiddo semble avoir été édifiée plus tard que les portes d'Haçor et de Guèzèr,
étant donné qu'elle fait partie d'un mur d'enceinte construit au-dessus des palais
(donc les oblitérant). En outre, des portes similaires, découvertes dans d'autres sites
en Israël et en Jordanie, ont été construites des siècles après Salomon ; d'autres
portes du même type apparaissent dans des cités situées en dehors des frontières
de la grande monarchie unifiée, au sens le plus large.

Non moins important, les trois bases de la théorie de Yadin : la stratigraphie, la


poterie et les matériaux bibliques, ne résistent pas à une analyse approfondie. La
stratigraphie, prise séparément, ne fournit qu'une chronologie relative, c'est-à-dire
l'ordre séquentiel des monuments. Il en est de même pour les poteries anciennes :
elles ne portent pas de date de fabrique. Sur ce dernier point, les archéologues ont
commis une autre erreur, en soutenant que les strates salomoniques à Meguiddo,
Haçor et Guèzèr furent datées d'après un ensemble de vases bien défini - à enduit
rouge lustré - connu pour être du Xe siècle. En fait, ces vases furent datés du Xe
siècle parce qu'on les retrouva dans les prétendues « strates salomoniques » !
Exemple classique de raisonnement en boucle.
Venons-en au passage biblique de 1 Rois 9, 15. Il est en réalité l'unique base de la
théorie de Yadin et de toute la conception traditionnelle attribuant ces strates au Xe
siècle, c'est-à-dire à Salomon. Bien plus, tout le système de datation des strates du
XIe au IXe siècle dans toute la région du Levant s'appuie sur ce seul verset biblique !

La théorie selon laquelle le Livre des Rois (rédigé à la fin du VIIe siècle avant notre
ère) contiendrait des informations historiques sur la vie de Salomon (qui régna au Xe
siècle) s'appuie sur une idée : son auteur aurait eu accès à des documents archivés
à Jérusalem. Cette conception est défendue par des biblistes allemands comme
Leonard Rost et Gerhard Von Rad, pour lesquels le règne de Salomon devrait être
considéré comme une période exceptionnelle, durant laquelle des travaux
historiques ont été écrits à Jérusalem. Et cette théorie est fondée sur la description
biblique d'un grand empire salomonique. Autre raisonnement en boucle.

L'archéologie des trois dernières décennies donne une image totalement différente.
Au Xe siècle avant notre ère, Jérusalem n'est qu'un petit village pauvre et insignifiant.
Des enquêtes précises montrent que les monts de Judée, le centre de la supposée
grande monarchie unifiée, sont peuplés de façon clairsemée d'une douzaine de
petits villages, comprenant une population totale ne dépassant pas quelques milliers
d'habitants ; il n'y a aucun vestige de construction monumentale ; il n'y a aucun signe
de fabrication spécialisée à base de produits agricoles (vin ou huile d'olive) ; il n'y a
aucune preuve de production massive de poterie ; il n'y a aucune trace de l'existence
d'un système hiérarchique structuré. Et le plus important : malgré près d'un siècle de
fouilles archéologiques, que ce soit à Jérusalem ou dans tout autre site de Judée,
aucune trace significative d'écriture et d'alphabétisation au Xe siècle n'a pu être mise
au jour. Toutes ces caractéristiques - bases d'un Etat organisé et d'une société
alphabétisée - apparaissent beaucoup plus tard, à la fin du VIIIe siècle et au cours du
VIIe siècle av. J.-C., quand le pays de Juda s'agrandit pour devenir un Etat
bureaucratique et développé. L'archéologie moderne a donc prouvé que le concept
d'archives à Jérusalem ayant conservé des écrits du Xe siècle, est une absurdité
fondée sur un témoignage biblique et non sur une évidence factuelle. Et comme
nous le verrons, le premier Livre des Rois doit refléter une réalité plus proche de la
période de ses auteurs que du siècle de Salomon.

Tous ces faits nous ramènent à la case départ. Afin de dater précisément les «
strates salomoniques », indépendamment de ce verset biblique, il faudrait une
découverte archéologique en Israël que l'on pourrait relier étroitement à des
monarques connus d'Egypte ou d'Assyrie. En vérité, un tel ancrage n'a pu être opéré
pour le Xe siècle avant notre ère, ni d'ailleurs pour toute la période du XIIe au VIIIe
siècle. C'est-à-dire la presque totalité de l'âge du fer ! Les quelques inscriptions qui
pourraient nous donner une date, telle la pierre Moabite de la fin du IXe siècle avant
notre ère, présentée au Louvre, ont malheureusement été trouvées ex situ .

Plus d'un siècle d'explorations archéologiques à Jérusalem, la capitale du splendide


Etat salomonique biblique, n'a révélé aucune preuve matérielle de constructions
monumentale datant du Xe siècle. L'explication selon laquelle les restes du Xe siècle
furent éradiqués par une activité plus tardive, n'est pas valable, étant donné que les
fortifications monumentales de l'âge du bronze moyen (XVIe siècle) et de l'âge du fer
II (VIIIe siècle) ont résisté aux occupations postérieures. Cela prouve bien que la
Jérusalem du Xe siècle n'est qu'un petit village de montagne, et non la somptueuse
capitale d'un immense empire. D'ailleurs, les textes historiques montrent que les
Etats du Levant se sont constitués au IXe siècle. Est-il concevable que justement
Juda, avec une capitale aussi insignifiante, ait été la seule exception ?

Voici pour la preuve négative. Mais qu'en est-il des preuves positives ? Des indices
surprenants proviennent de deux sites liés à la grande dynastie Omride (les rois Omri
et Achab) qui a régné sur le royaume du Nord, ou royaume d'Israël, au IXe siècle,
après la chute de la monarchie unifiée. Il s'agit de la capitale, Samarie, dans la
région montagneuse, et de Jezréel dans la vallée où, d'après le récit de 2 Rois 9, 30-
37, la cruelle reine Jézabel fut tuée et jetée aux chiens depuis la fenêtre de son
palais. Des blocs en pierre de taille, découverts dans les fondations d'un des
prétendus palais salomoniques à Meguiddo, portent des marques de maçon,
trouvées sur un seul autre édifice en Israël : le palais du IXe siècle d'Omri et de son
fils Achab à Samarie. Ces marques de maçonnerie sont si semblables qu'elles ont dû
être exécutées par le même groupe de maçons.

Mais un palais (Meguiddo) fut daté du Xe siècle et l'autre (Samarie) du IXe siècle
avant notre ère. Il existe donc une seule alternative : soit repousser les dates du
bâtiment de Meguiddo au IXe siècle, soit dater le palais de Samarie au Xe siècle. La
réponse à cette énigme se trouve dans la description biblique de la construction de
Samarie par le roi Omri d'Israël. Cette source doit être crédible puisqu'elle est
confortée par des textes assyriens qui se réfèrent au royaume du Nord en tant que
Bit Omri , c'est-à-dire la « Maison d'Omri », façon habituelle d'appeler un Etat d'après
le fondateur de sa capitale. Repousser la date d'édification du palais de Meguiddo au
IXe siècle est donc la seule option.

De récentes fouilles à Jezréel, située à moins de 15 km à l'est de Meguiddo, ont


révélé des résultats aussi surprenants. La fouille de la couche de destruction de
l'enceinte royale, unanimement datée du milieu du IXe siècle av. J.-C., a mis au jour
une riche collection de vases identiques à ceux de Meguiddo, traditionnellement
datés de la fin du Xe siècle. Là encore, il faut soit repousser la datation de la
collection de Meguiddo, soit avancer celle de Jezréel. Etant donné que l'enceinte
royale de Jezréel est architecturalement identique au palais de Samarie, et comme
les histoires prophétiques du meurtre de Joram, roi d'Israël, et d'Ochozias, roi de
Juda, par le roi Jéhu (2 Rois 9, 14-37) ainsi que la cession de Jezréel sont indiquées
en substance sur la stèle de Tel Dan, la seule possibilité est de repousser la
collection de Meguiddo et de ses palais au IXe siècle.

Jusqu'ici, j'ai traité de l'archéologie traditionnelle et de l'exégèse biblique. C'est le


moment d'ajouter à cette étude de type circonstanciel une méthode plus précise : la
datation au carbone 14. Les résultats d'une analyse effectuée sur une série de
graines et de noyaux d'olive provenant de plusieurs sites du nord d'Israël : Tel Dor
sur la côte méditerranéenne, Tel Hadar sur la côte est de la mer de Galilée,
Meguiddo dans la vallée de Jezréel et Tel Rehov au sud de Beth-Shéân, révèlent
qu'ils sont près d'un siècle plus récents que ne le proposait la chronologie
traditionnelle. En d'autres termes, les couches stratigraphiques, datées jusqu'alors du
Xe siècle, présentent des échantillons datés du IXe siècle av. J.-C. - à l'exception
d'un seul échantillon en provenance de Tel Rehov, dont le résultat est équivoque.
Ces résultats dans leur quasi-unanimité confirment ma proposition selon laquelle les
monuments prétendument salomoniques sont à dater de soixante-quinze à cent ans
plus tard.
Quel est le sens de tout cela pour les études bibliques et historiques ? Le
personnage biblique du roi Salomon est probablement historique, mais la description
du grand et splendide Etat salomonique ne repose sur aucune évidence matérielle.
Au Xe siècle av. J.-C., des lieux tels que Meguiddo, au nord du pays, sont encore de
culture cananéenne. Le royaume de Salomon n'est qu'une modeste chefferie centrée
autour de cet humble village qu'est Jérusalem.

Les superbes palais de Meguiddo - considérés encore tout récemment comme le


symbole de la splendeur salomonique - datent de la dynastie Omride, les maîtres du
royaume du Nord, des décennies après l'époque de Salomon. Cela ne devrait
pourtant pas nous surprendre : des souverains contemporains (Salmanasar III
d'Assyrie, Mésha de Moab et Hazaël de Damas) attestent tous de la grande
puissance du royaume d'Israël (royaume du Nord) au IXe siècle. Il y a peu de doute
que les Omrides aient dominé la marginale et isolée Juda du Sud. Le grand, puissant
et brillant Etat israélite fut le royaume du Nord - le royaume mécréant aux yeux de
l'historien biblique - et non pas le pauvre petit territoire dominé par la Jérusalem du
Xe siècle. S'il y eut une monarchie unifiée, ce fut celle des Omrides ; elle fut dirigée
de la capitale Samarie ; elle date du IXe siècle.

Si tels sont les faits, quelles sont donc les origines du récit biblique d'un illustre
royaume salomonique ? Cette question ne peut être abordée qu'en se penchant sur
la période de rédaction du texte relatif à la période salomonique, le VIIe siècle. En
fait, il est aisé de déceler les ensembles territoriaux et les modes de vie
caractéristiques de ce siècle et de la fin du VIIIe siècle, servant de décor aux
descriptions du grand empire salomonique. En exemple, la somptueuse visite de la
reine de Saba à Jérusalem, qui reflète sans l'ombre d'un doute l'active participation
du royaume de Juda au lucratif commerce d'Arabie, sous domination assyrienne (fin
VIIIe et VIIe siècle). Il en est de même pour les descriptions d'expéditions
commerciales à partir de Eçyôn-Guèbèr situé dans le golfe d'Aqaba qui, en réalité,
n'a pas été habité avant l'an 700 av. J.-C. De même, pour en revenir au fameux
verset 1 Rois 9, 15, qui sert de base à la théorie d'un « grand empire » salomonique,
il semble évident que son auteur, en citant Meguiddo, Haçor et Guèzèr, se réfère aux
trois plus importantes cités du royaume du Nord (royaume d'Israël) au VIIIe siècle,
afin de promouvoir l'idéologie pan-israélite d'un grand royaume salomonique avec
Jérusalem pour capitale et incluant les territoires de ce royaume.

La thèse semble dévaloriser la stature historique de Salomon. Mais en même temps,


nous avons un nouveau regard sur la grandeur du royaume du Nord - le premier vrai
Etat israélite. Et, non moins important, nous apercevons le monde fascinant de la
dernière monarchie de Juda.

* de l'institut d'archéologie de l'université de Tel-Aviv

1 Rois 9
15 Voici ce qu'il en fut de la corvée que le roi Salomon leva pour bâtir la
Maison du Seigneur, sa propre maison, le Millo, la muraille de Jérusalem,
Haçor, Meguiddo et Guèzèr... Beth-Horôn d'en-bas, 18 Baalath et Tamar
du Désert, dans le Pays, 19 ainsi que toutes les villes d'entrepôt qui lui
appartenaient, les villes de garnison pour les chars, et celles pour les
cavaliers. Salomon bâtit aussi tout ce qu'il désira dans Jérusalem, dans le
Liban et dans tout le pays soumis à son autorité.

Comprendre
Typologie
Interprétation théologique des mots de la Bible ; exposé de leur
signification dans une perspective religieuse.
Stratigraphie
Partie de la géologie qui étudie les couches de l'écorce terrestre en vue
d'établir l'ordre normal de superposition et l'âge relatif.

Goliath, ce grand malade


Selon la thèse du neurologue israélien Vladimir Berginer, une infirmité
physique mettait le géant en position défavorable.

Par Frédéric de Monicault *

La croyance est établie depuis toujours : entre David et Goliath, la lutte a été inégale,
mettant aux prises un guerrier philistin aux proportions surnaturelles, armé de pied
en cap, à un berger seulement doté de sa fronde et de son courage. A l'arrivée, la
victoire de David a résonné comme celle du faible face au fort, avec un tel éclat
qu'elle s'est imposée dans la langue comme une expression courante.

Dans l'Ancien Testament, le courage du jeune homme est célébré avec peu
d'équivalent dans le reste de la Bible. Une seule phrase, extraite du livre de Samuel -
le récit qui narre l'exploit - suffit à donner la dimension du personnage de David : «
Saül en a frappé mille, mais David, dix mille. »

Mais voilà que les travaux du neurologue israélien Vladimir Berginer, professeur à
l'université David-Ben-Gourion de Jérusalem, viennent chahuter le récit. Sa
conclusion se veut formelle : Goliath, dont la vision était sévèrement altérée, n'a pas
pu combattre à armes égales le fils de Jessé.

Pour étayer cette thèse, Berginer, dont le sérieux ne saurait être contesté, s'appuie
sur le gigantisme même de Goliath. Le Philistin aurait été affecté d'une maladie
hormonale, plus précisément une pathologie de la glande pituitaire (située à la base
du cerveau) nommée l'acromégalie. Cette maladie, due à une hypersécrétion
d'hormone de croissance, se traduit en particulier par un développement plus
important de certaines parties du corps. Véritablement découverte au XIXe siècle,
l'acromégalie a pu alors être associée à des recherches sur le gigantisme. A un
stade de gravité poussé, l'acromégalie provoque une tumeur de la glande pituitaire
qui elle-même altère le fonctionnement du nerf optique. Autrement dit, David aurait
pu s'approcher de Goliath sans être vu et le surprendre ainsi de façon fatale. Ce qui
modifie significativement la lecture du récit biblique.

Il faut reconnaître que l'Ancien Testament n'a jamais envisagé le combat sous l'angle
d'une embuscade. Au contraire, les deux hommes commencent par s'invectiver dans
les règles avant que Goliath, l'épée à la main, ne marche sur David. Celui-ci, tirant
une pierre de son sac, la lance avec sa fronde et touche son adversaire en plein front
; le héros s'approche ensuite de sa victime et lui tranche la tête avec sa propre épée.
Aussi impressionnés qu'effrayés, les Philistins battent aussitôt en retraite, poursuivis
puis massacrés par les soldats d'Israël et de Juda sur la route qui mène à Gath et
Eqrôn.

D'un strict point de vue scientifique, la question de la taille exacte de Goliath se pose
avec acuité. D'après la Bible, celui-ci mesurait près de dix pieds, soit environ trois
mètres. Une taille inimaginable ? Pas nécessairement, surtout si l'on se souvient que
Robert Wadlow, un Américain né dans l'Illinois en 1918, dépassait les huit pieds.
Régulièrement présenté comme l'homme le plus grand de l'histoire de l'humanité,
Robert Wadlow, rendu encore plus célèbre par une tournée dans un cirque, devait sa
taille à l'acromégalie.

Goliath était-il lui aussi un personnage unique en son genre, ou un représentant


parmi d'autres d'une population de géants ? Là encore, on peut se replonger dans la
Bible, selon laquelle Goliath appartient à une tribu de la vallée de Refaïm, dans
l'actuelle région de Bashan. Or, non loin de là, sur le plateau du Golan, un
monument, le Gilgal Refaïm, brille par ses dimensions imposantes : fruit de cinq
cercles de pierres concentriques, l'édifice affiche 155 mètres de diamètre, pour un
poids total de 37 000 tonnes. D'après la tradition orale juive, les occupants de la
région à cette époque - qui pourraient donc avoir construit le Gilgal Refaïm - étaient
des géants baptisés Anakim ou Refaïm. Voici donc un indice supplémentaire pour
affirmer que Goliath n'est pas seulement un personnage de légende, même si les
linguistes soulignent volontiers que l'étymologie hébraïque du mot « géant » doit être
considérée avec précaution.

D'une manière générale, l'existence de géants dans l'Antiquité a suscité l'intérêt de


nombreux archéologues, intrigués par des représentations sur des sceaux ou dans
certains temples, comme celui d'Abou Simbel. Sans oublier les mentions,
récurrentes, de personnages hors normes dans des contes, mythes ou légendes.
Parallèlement, la mise au jour - par Jonathan Tubb et son équipe du British Museum
- d'ossements humains de taille étonnante sur le site funéraire de Tell es-Sa'idiyeh,
en Jordanie, a relancé les interrogations.

Au-delà de ses révélations sur l'état exact de Goliath, Berginer s'est évidemment
rendu sur les lieux mêmes du combat, dans la vallée d'Elah. Il s'est dit surpris de
constater qu'aucun mémorial n'avait jamais été dressé pour commémorer la victoire
de David. Il entend donc remédier à cette lacune, car même si Goliath n'était pas ce
géant invincible, l'épisode reste suffisamment marquant pour chercher à mieux le
célébrer.

Ce qui n'empêche pas, les exégètes de la Bible l'ont dit et répété, que le personnage
de David, aussi héroïque devant Goliath que violent avec Bethsabée, soit empreint
d'une certaine ambiguïté. Celle-ci ne concerne d'ailleurs pas seulement son
tempérament : l'Ancien Testament, tout en présentant David comme un jeune pâtre
obéissant, souligne également sa bravoure devant les animaux sauvages qui
menacent son troupeau. Le gamin annonçait-il déjà le guerrier ? Il l'a montré en tout
cas face à Goliath. Avec les réserves que l'on connaît désormais.

* Israel Finkelstein dirige l'Institut d'archéologie de l'université de Tel-Aviv. Il est


responsable des fouilles de Meguiddo. Auteur, avec Neil Asher Silberman, de La
Bible dévoilée (Folio Gallimard, 2004).

1 Samuel 17
4 Un champion sortit du camp philistin. Il s'appelait Goliath et il était de
Gath. [...] 12 David était le fils d'un Ephratéen, celui de Bethléem de
Juda, qui s'appelait Jessé et avait huit fils. 48 Tandis que le Philistin
s'ébranlait pour affronter David et s'approchait de plus en plus, David
courut à toute vitesse pour se placer et affronter le Philistin. 49 David mit
prestement la main dans son sac, y prit une pierre, la lança avec la fronde
et frappa le Philistin au front. La pierre s'enfonça dans son front et il
tomba la face contre terre. 50 Ainsi David triompha du Philistin par la
fronde et la pierre. Il n'y avait pas d'épée dans la main de David.

En complément
- Le Monde de la Bible, textes présentés par André Lemaire (Folio
Gallimard, 2002).
- Dictionnaire de la Bible, d'André-Marie Gerard (Robert Laffont,
Bouquins, 1998).
dossier La Bible

chronologie relative, c’est-à-dire ou huile d’olive) ; il n’y a aucune sisté aux occupations postérieures.
Mer l’ordre séquentiel des monuments.Il preuve de production massive de Cela prouve bien que la Jérusalem
Méditerranée en est de même pour les poteries an- poterie ; il n’y a aucune trace de du Xe siècle n’est qu’un petit village
ciennes:elles ne portent pas de date l’existence d’un système hiérar- de montagne, et non la somptueuse
Lac de
Génésareth de fabrique.Sur ce dernier point,les chique structuré. Et le plus impor- capitale d’un immense empire.
archéologues ont commis une autre tant : malgré près d’un siècle de D’ailleurs, les textes historiques
erreur, en soutenant que les strates fouilles archéologiques, que ce soit montrent que les Etats du Levant se
Meguiddo
salomoniques à Meguiddo,Haçor et à Jérusalem ou dans tout autre site sont constitués au IXe siècle. Est-il
J o u r d ain

Guèzèr furent datées d’après un en- de Judée, aucune trace significative concevable que justement Juda,
ROYAUME D’ISRAEL semble de vases bien défini – à en- d’écriture et d’alphabétisation au avec une capitale aussi insignifiante,
Samarie duit rouge lustré – connu pour être Xe siècle n’a pu être mise au jour. ait été la seule exception?
du Xe siècle. En fait, ces vases furent Toutes ces caractéristiques – bases Voici pour la preuve négative. Mais
Aï datés du Xe siècle parce qu’on les re- d’un Etat organisé et d’une société qu’en est-il des preuves positives?
Jéricho
trouva dans les prétendues «strates alphabétisée — apparaissent beau- Des indices surprenants provien-
Guèsèr
S

Qumrân salomoniques»! Exemple classique coup plus tard,à la fin du VIIIe siècle nent de deux sites liés à la grande
TIN

Jérusalem
I L IS

de raisonnement en boucle. et au cours du VIIe siècle av. J.-C., dynastie Omride (les rois Omri et
PH

ROYAUME Venons-en au passage biblique de quand le pays de Juda s’agrandit Achab) qui a régné sur le royaume
DE JUDA Mer 1 Rois 9,15.Il est en réalité l’unique pour devenir un Etat bureaucra- du Nord, ou royaume d’Israël, au
Morte base de la théorie de Yadin et de tique et développé. L’archéologie IXe siècle, après la chute de la mo-
50 km toute la conception traditionnelle moderne a donc prouvé que le narchie unifiée. Il s’agit de la capi-
CARTE HUGUES PIOLET –
attribuant ces strates au Xe siècle, concept d’archives à Jérusalem tale, Samarie, dans la région monta-
c’est-à-dire à Salomon. Bien plus, ayant conservé des écrits du gneuse, et de Jezréel dans la vallée
tout le système de datation des Xe siècle, est une absurdité fondée où, d’après le récit de 2 Rois 9, 30-
strates du XIe au IXe siècle dans sur un témoignage biblique et non 37, la cruelle reine Jézabel fut tuée
toute la région du Levant s’appuie sur une évidence factuelle. Et et jetée aux chiens depuis la fenêtre

RICHARD T. NOWITZ/CORBIS
sur ce seul verset biblique! comme nous le verrons, le premier de son palais. Des blocs en pierre de
La théorie selon laquelle le Livre des Livre des Rois doit refléter une réa- taille,découverts dans les fondations
' entre la porte en triple tenaille l’interprétation de Yadin: l’impor- du IXe siècle av.J.-C.,du temps du roi Rois (rédigé à la fin du VIIe siècle lité plus proche de la période de ses d’un des prétendus palais salomo-
de la cité qu’il découvrit à Haçor et tante cité caractérisée par une cul- Achab, dont les textes anciens rap- avant notre ère) contiendrait des in- auteurs que du siècle de Salomon. niques à Meguiddo, portent des
celle que les Américains avaient ture de type cananéen (située stra- portent qu’il affronta le grand roi as- formations historiques sur la vie de Tous ces faits nous ramènent à la marques de maçon, trouvées sur un
mise au jour à Meguiddo. Ayant en tigraphiquement au-dessous de la syrien Salmanasar III avec une force Salomon (qui régna au Xe siècle) case départ. Afin de dater précisé- seul autre édifice en Israël: le palais
tête le texte biblique, Yadin décida «cité des palais» décrite par Yadin) colossale de 2 000 chars. Yadin af- s’appuie sur une idée:son auteur au- ment les «strates salomoniques»,in- du IXe siècle d’Omri et de son fils
d’élargir ses recherches à Guèzèr – fut détruite par un terrible incendie firma que cette datation s’appuyait rait eu accès à des documents archi- dépendamment de ce verset bi- Achab à Samarie. Ces marques de
non pas sur le site mais dans les rap- tandis que la cité postérieure, sur trois fondements : la stratigra- vés à Jérusalem. Cette conception blique, il faudrait une découverte maçonnerie sont si semblables
ports de fouilles britanniques du construite au-dessus des palais,était phie, la poterie et le témoignage bi- est défendue par des biblistes alle- archéologique en Israël que l’on qu’elles ont dû être exécutées par le
début du XXe siècle. Il y découvrit caractérisée par les fameuses «écu- blique. Son interprétation fut una- mands comme Leonard Rost et Ge- pourrait relier étroitement à des mo- même groupe de maçons.
une porte similaire,annexée au plan ries ». La thèse de Yadin semblait nimement approuvée et devint la rhard Von Rad, pour lesquels le narques connus d’Egypte ou d’As- Mais un palais (Meguiddo) fut daté
d’un «château maccabéen», accord thèse admise et reconnue sur la mo- règne de Salomon devrait être syrie. En vérité, un tel ancrage n’a du Xe siècle et l’autre (Samarie) du
parfait entre texte et archéologie. Il
décrivit avec conviction les trois
Le système narchie unifiée de Salomon.
Seulement voilà, cette théorie ne
considéré comme une période ex-
ceptionnelle,durant laquelle des tra-
pu être opéré pour le Xe siècle avant
notre ère, ni d’ailleurs pour toute la
IXe siècle avant notre ère. Il existe
donc une seule alternative: soit re-
portes comme étant «l’estampille de
l’architecture salomonique».
de datation tient pas.Tout d’abord,la porte de la
cité de Meguiddo semble avoir été
vaux historiques ont été écrits à Jé-
rusalem. Et cette théorie est fondée
période du XIIe au VIIIe siècle.C’est-
à-dire la presque totalité de l’âge du
pousser les dates du bâtiment de
Meguiddo au IXe siècle,soit dater le
traditionnel
AKG IMAGES

Yadin entreprit des sondages sur le édifiée plus tard que les portes d’Ha- sur la description biblique d’un fer! Les quelques inscriptions qui palais de Samarie au Xe siècle.La ré-
site de Meguiddo et révisa complè- çor et de Guèzèr, étant donné grand empire salomonique. Autre pourraient nous donner une date, ponse à cette énigme se trouve dans
tement la stratigraphie et l’inter- repose sur qu’elle fait partie d’un mur d’en- raisonnement en boucle. telle la pierre Moabite de la fin du la description biblique de la cons-
prétation historique qu’en avait ceinte construit au-dessus des palais L’archéologie des trois dernières dé- IXe siècle avant notre ère,présentée truction de Samarie par le roi Omri
faites l’équipe de l’Université de un verset (donc les oblitérant). En outre, des cennies donne une image totale- au Louvre, ont malheureusement d’Israël. Cette source doit être cré-
Chicago. Il en conclut que la Me- portes similaires, découvertes dans ment différente. Au Xe siècle avant été trouvées ex situ. dible puisqu’elle est confortée par
guiddo salomonique était représen- donc parfaitement correspondre au d’autres sites en Israël et en Jorda- notre ère, Jérusalem n’est qu’un Plus d’un siècle d’explorations ar- des textes assyriens qui se réfèrent
tée non seulement par la porte de la témoignage biblique : première- nie, ont été construites des siècles petit village pauvre et insignifiant. chéologiques à Jérusalem, la capi- au royaume du Nord en tant que
cité mais aussi par deux magnifiques ment, la Meguiddo cananéenne fut après Salomon; d’autres portes du Des enquêtes précises montrent que tale du splendide Etat salomonique Bit Omri, c’est-à-dire la « Maison
palais construits en pierre de taille – dévastée durant la conquête du roi même type apparaissent dans des les monts de Judée, le centre de la biblique, n’a révélé aucune preuve d’Omri», façon habituelle d’appe-
l’un, fouillé par l’équipe de l’Uni- David;deuxièmement,les palais re- cités situées en dehors des frontières supposée grande monarchie unifiée, matérielle de constructions monu- ler un Etat d’après le fondateur de
versité de Chicago dans les années présentaient l’âge d’or salomonique de la grande monarchie unifiée, au sont peuplés de façon clairsemée mentale datant du Xe siècle. L’ex- sa capitale. Repousser la date d’édi-
1920, l’autre, partiellement révélé et furent détruits par le feu lors de sens le plus large. d’une douzaine de petits villages, plication selon laquelle les restes du fication du palais de Meguiddo au
par lui-même dans les années 1960 la campagne militaire du pharaon Non moins important,les trois bases comprenant une population totale Xe siècle furent éradiqués par une IXe siècle est donc la seule option.
et presque complètement mis au Shishaq,décrite sur une frise gravée de la théorie de Yadin: la stratigra- ne dépassant pas quelques milliers activité plus tardive, n’est pas va- De récentes fouilles à Jezréel,située
jour par l’équipe de l’Université de sur le mur du temple d’Amon à Kar- phie, la poterie et les matériaux bi- d’habitants;il n’y a aucun vestige de lable, étant donné que les fortifica- à moins de 15 km à l’est de Me-
Tel-Aviv récemment. nak (Haute-Egypte) et dans le texte bliques, ne résistent pas à une ana- construction monumentale; il n’y a tions monumentales de l’âge du guiddo,ont révélé des résultats aussi
Deux autres découvertes sur le site biblique 1 Rois 14, 25 ; troisième- lyse approfondie. La stratigraphie, aucun signe de fabrication spéciali- bronze moyen (XVIe siècle) et de surprenants. La fouille de la couche
de Meguiddo semblaient confirmer ment, les écuries dataient du début prise séparément, ne fournit qu’une sée à base de produits agricoles (vin l’âge du fer II (VIIIe siècle) ont ré- de destruction de l’enceinte '

72 • février 2005 février 2005 • 73


dossier La Bible

Les quatre cents tablettes décou- l’installation d’Israël dans la région. mais aussi des serviteurs libres du
Grande Mer Haçor vertes à Tell el-Amarna montrent Sur cette question très controver- palais à Nuzi, des vendangeurs et ti-
(Mer que Canaan est à cette époque étroi- sée,les historiens écrivent différents reurs de pierres en Egypte. Dans un
Méditerranée) Lac de tement contrôlée par des représen- scénarios. Le premier défend la papyrus égyptien, daté du Nouvel Comprendre
Tibériade tants de l’administration pharao- thèse d’une «infiltration pacifique». Empire (1550-1070), on lit: «Qu’on
Megiddo nique. Des garnisons égyptiennes Il part de la constatation que l’op- donne des rations aux soldats et aux Les lettres
sont installées dans toutes les villes position entre sédentaires (des agri- Apirou qui traînent la pierre de de Tell
Jourdain stratégiques du pays,comme à Beth- culteurs) et nomades (éleveurs de taille pour le grand pylône de Ram- el-Amarna
Shéân ou à Jaffa. Il est donc surpre- bétail) n’est qu’une vue de l’esprit. sès […].» Ces marginaux vivent en Tell el-Amarna est
A N
nant de ne trouver aucune trace le nom actuel de
dans la Bible de ce pouvoir égyptien la capitale fondée
N A
en Canaan au moment de la par Akhenaton,
conquête. Ces cités sont, d’après la (1353-1337).
C A

Dans les ruines


Ai Jéricho Bible,puissamment fortifiées.Or les
Guèzèr du palais, on
fouilles archéologiques révèlent le a découvert des
contraire (lire p. 67). Donc, aujour- lettres diploma-
Jérusalem d’hui, les fouilles des cités cana- tiques échangées
néennes et la lecture des tablettes entre ce pharaon
Hébron de Tell el-Amarna révèlent que les et les cités-Etats
Mer
de Canaan. Ces
Morte victoires de Josué n’ont eu lieu que
50 km documents nous
sur le papier.Toutefois, cela ne veut informent sur
pas dire que l’histoire de la région se la situation en

ERICH LESSING/AKG IMAGES


Canaan, un pays sans protection soit déroulée dans un climat de paix.
Les archéologues ont bien trouvé
des traces de destructions et de
Canaan à cette
époque.

CARTE HUGUES PIOLET –


La stèle de
Selon la Bible, les tribus d’Israël traversent le Jourdain (ci-dessus, le lieu de passage présumé) sous la pillages à Lakish, à Aï, à Bethel et à Merenptah
conduite de Josué et fondent sur Jéricho, dont ils s’emparent. Les autres places fortes tombent ensuite. Haçor! Sans que leurs auteurs soient Ce monument,
Mais les scientifiques préfèrent la thèse d’une infiltration pacifique: la région, sous tutelle égyptienne, nécessairement des Israélites. découvert à
est morcelée en une multitude de cités-Etats dont les souverains égyptiens n’assurent plus la sécurité. En Canaan, le IIe millénaire se ter- Karnak et gravé
mine dans le chaos. Les tablettes en l’honneur de
d’Ougarit (Ugarit) décrivent cette Merenptah
(1213-1203),
' Mais si tous les rois de Canaan d’Haçor et la défaite d’une dernière La plupart des historiens prennent prospérité qui s’évanouit. Les pay- mentionne pour
craignent les envahisseurs hébreux, coalition cananéenne.Haçor,la ville le texte biblique de la conquête de sans sont pressurés d’impôts. Le la première fois
tous ne réagissent pas comme Ga- de Yabîn, est l’une des plus grandes Canaan pour une pieuse légende, puissant royaume hittite connaît la dans l’histoire
baon. Le roi de Jérusalem, Adoni- places fortes de la région.Elle abrite une relecture idéologique et théo- famine.Il ne joue donc plus son rôle le nom d’Israël.
Çédeq, réunit sous sa houlette les en son sein «un peuple nombreux logique des origines d’Israël. Ils de parrain régional.Quant à l’Egyp- On peut y lire:
rois de Hébron, de Yarmut, de La- comme le sable au bord de la mer, constatent qu’entre le XVe et le te, elle sombre dans la corruption “Les princes
sont prosternés
kish et d’Eglon. Ces rois cananéens avec une énorme quantité de che- XIIe siècle, Canaan demeure sous la qui permet le pillage des tombeaux
[…], Canaan est
rassemblent leurs armées autour de vaux et de char» (Josué 11, 4). Là, tutelle égyptienne, une région mor- de ses rois. Elle non plus ne peut ga- dévasté; Ascalon
Gabaon.Parti des rives du Jourdain, comme à Jéricho, à Aï et à Gabaon, celée en une multitude de petites rantir la sécurité de ses vassaux

ERICH LESSING/AKG IMAGES


est conquis;
après une marche forcée nocturne, cités-Etats, dirigées par des gouver- palestiniens. C’est le moment que Guèzèr est pris;
Josué s’abat, par surprise, sur l’en-
nemi, qui sous l’emprise de la pa-
Les tablettes neurs égyptiens ou des roitelets vas-
saux des pharaons. Il est difficile
choisit un agrégat de peuples hété-
roclites pour déferler sur le Proche-
Yeno’am anéanti;
Israël est désolé;
sa semence
nique cherche son salut dans la fuite.
Interdite par Yahvé! Dieu provoque
attestent la d’admettre que les Aménophis, les
Touthmôsis et les Ramsès aient pu
Orient. Les Egyptiens les appellent
«peuples de la mer». Parmi eux, la
n’existe plus; la
Syrie est devenue
un énorme orage de grêle. « Il en
mourut plus sous les grêlons que
présence de assister à la perte de leur influence
en Palestine sans résister.Ramsès II
Bible discerne les Philistins.
Ces tribus indo-européennes venues Les rapports entre ces deux com- louant leurs services. Les textes de
une veuve pour
l’Egypte […].”
sous le tranchant de l’épée des garnisons n’était pas du genre à se laisser faire! d’Asie mineure et de la mer Egée, munautés ne sont pas conflictuels. l’époque les présentent comme des
Israélites» (Josué 9,27).Et quand,à Pas du genre non plus à abandonner détruisent l’empire hittite;puis elles Car nomades et sédentaires sont brigands et des hors-la-loi. Bref, des
la fin de la journée, lorsque le soleil égyptiennes la province à une horde de gueux ravagent,brûlent et pillent toutes les complémentaires. Les premiers ont personnes peu fréquentables. Cer-
décline, Josué s’aperçoit que les échappés de la vallée du Nil… Pour riches cités cananéennes. Ougarit, besoin des pâturages des seconds, tains chercheurs, qui établissent un
Hébreux n’auront pas le temps d’ex- la victoire israélite est totale. Main- rester le maître de cette région stra- Arwad, Tyr et Byblos sont la proie quand ces derniers ont besoin des lien linguistique entre Apirou et Ibri
terminer tous les coalisés, il de- tenant, les Hébreux sont les maîtres tégique, n’a-t-il pas affronté les Hit- des flammes. Seul le pharaon Ram- troupeaux des autres. (Hébreux), pensent que les Apirou
mande de l’aide à Yahvé pour arrê- de la Terre promise, depuis les dé- tites à Qadesh? D’ailleurs,ce simple sès III résiste: il les défait et les re- Un second scénario met en scène sont les ancêtres des Hébreux. Le
ter la course du soleil.Et ça marche! serts du sud jusqu’au mont Hermon, fait remet en cause la vision tradi- pousse en Canaan, où ils s’établis- deux groupes d’étrangers vivant aux second groupe est celui des Shasou,
Les souverains en fuite sont captu- au nord.Après la conquête, la Bible tionnelle de l’Exode. En effet, com- sent sur la bande côtière… à laquelle marges de Canaan, qui, vers 1200 des nomades vivant de leurs trou-
rés et mis à mort sur-le-champ.Tout nous raconte que Josué réunit les ment expliquer que des gens, qui ils donneront leur nom: Palestine. avant notre ère, décident de dispu- peaux quelque part entre Canaan et
le sud de Canaan tombe dans l’es- douze tribus à Sichem.Une manière fuient l’Egypte, émigrent justement Le Proche-Orient ravagé mettra ter les terres cultivées aux Cana- la Transjordanie.
carcelle israélite. de mettre en place la confédération dans une contrée soumise aux Egyp- trois générations à se relever. néens. Le premier groupe est celui L’un ou l’autre de ces groupes a-t-il
La conquête de la Terre promise israélite, et de se partager le terri- tiens? A moins de vouloir se jeter Le bouleversement né de cette in- des Apirou.Les Apirou peuvent être été à l’origine d’Israël? Aujourd’hui
s’achève dans le nord, avec la prise toire cananéen. dans la gueule du loup! trusion sanglante a peut-être permis des mercenaires, comme à Ougarit, encore,la question reste entière. '

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dossier La Bible

des enclos pour le bétail et des silos nomades vivant de leur bétail; les Pour conclure, laissons la parole
pour les céréales. Les fouilles n’ont ossements dégagés par les fouilles aux archéologues: «Il n’y a pas eu
révélé ni épées ni lances. Ni traces le prouvent. Les archéologues en d’exode de masse en provenance
d’incendie. Nous sommes loin des concluent qu’« en période d’occu- de l’Egypte. Le pays de Canaan n’a
combats bibliques. pation intensive des hautes terres, pas été conquis par la violence. La
Deux vagues démographiques sont l’agriculture prenait le pas; mais en plupart de ceux qui ont constitué le
à l’origine du peuplement de ces période de crise, les populations re- premier noyau d’Israël étaient des
hautes terres,la première vers -3500, prenaient l’élevage des chèvres et gens du cru […]. Les premiers Is-
la seconde vers -2000. Mais vers des moutons». Une alternance de raélites étaient […] d’origine cana-
-1500 avant notre ère, ces hautes modes de vie que le Proche-Orient néenne!» ■
terres sont désertées jusque vers a connue jusqu’au XXe siècle. Mais
-1200. Les nouveaux habitants sont pourquoi ces hommes et ces femmes

PHOTOS ERICH LESSING/AKG IMAGES


les premiers Israélites. Au moment doivent-ils être considérés comme
des trois vagues d’occupation de les plus anciens Israélites ? Les
cette région, les autochtones sont fouilles ont permis de montrer qu’ils
des agriculteurs qui vivent de la connaissaient un régime alimentaire
vigne et de la culture de l’olivier. particulier. Parmi les ossements
Leurs produits sont exportés jus- trouvés,aucun os de porc n’a été mis
qu’en Egypte. Pendant les périodes au jour. Alors que leurs voisins en
intermédiaires, ils deviennent des mangeaient!

Jéricho sans remparts

ERICH LESSING/AKG IMAGES


ni trompettes
Tout comme les célèbres murailles abattues au son des
cors, les théories des exégètes se sont écroulées. Il faut se
' Mais les tenants de ce scénario montagnes et se mêle aux Apirou. Apirou, devenus des Israélites. Les
font souvent des Apirou les ancêtres Des révoltes locales éclatent régu- destructions constatées par les ar- rendre à l’évidence: Jéricho n’était pas une place forte.
des Israélites. Et de leur prise du lièrement et tout aussi régulière- chéologues sur les chantiers de
pouvoir,une révolution sociale.Cer- ment entraînent des répressions fouilles sont ainsi attribuées aux

L
a fournaise. Une nature accablée, désolée, brû- jour, le son des trompettes accompagné de la clameur
tains historiens supposent que le égyptiennes. Comme la célèbre ex- «peuples de la mer» et aux Apirou. lée. Une lumière aveuglante. C’est l’image qui des guerriers, fait s’écrouler les remparts de la cité.
peuple d’Israël ne serait pas venu pédition militaire du pharaon Me- Hélas! il est loin d’être établi que les s’impose au voyageur découvrant la région la plus Mythe, légende, réalité? Depuis près de cent cinquante
d’ailleurs, de Mésopotamie ou Israélites furent des Apirou. basse de la planète:la mer Morte.Seule promesse ans – les premières prospections datent de 1867 –, les
d’Egypte, mais qu’il aurait émergé D’où l’écriture d’un troisième scé- de fraîcheur,au loin:l’oasis de Jéricho,l’entrée en Terre archéologues se sont transformés en détectives,traquant
de Palestine à la suite d’un mouve-
ment social d’origine paysanne, di-
Au cours nario, fondé sur l’archéologie. Des
fouilles menées dans la Palestine
promise, «où coulent le lait et le miel». Il y a là toute la
flore méditerranéenne: peupliers, pins, sycomores, eu-
Josué et ses trompettes.L’objet de leurs recherches: '

rigé contre les cités cananéennes de


l’âge du bronze. Le système poli-
des fouilles, centrale, par des archéologues is-
raéliens,après la guerre des Six Jours
calyptus, abricotiers, pêchers, amandiers, palmiers, fi-
guiers, orangers, citronniers… Le paradis! Depuis tou-
tique local, qui nous est connu no- aucun os de en 1967,ont révolutionné l’étude des jours, Jéricho a la réputation d’un endroit où les fruits
Josué 6
tamment par les tablettes d’Ougarit, origines d’Israël.Leurs découvertes sont plus gros, plus sucrés qu’ailleurs. Ses dattes sont si
montre des Etats dont toute l’éco- porc n’a été ont montré, qu’aux alentours de appréciées du monde romain que Marc Antoine fait,en 2 Le Seigneur dit à Josué: «Vois, je t’ai livré Jéricho et son
nomie tourne autour du palais. Au 1200 avant notre ère, une transfor- 34 avant notre ère, cadeau de Jéricho à sa bien-aimée roi, ses vaillants guerriers. 3 Et vous, tous les hommes
XIIIe siècle, profitant de la pax ae- mis au jour mation sociale radicale a eu lieu Cléopâtre, reine d’Egypte. de guerre, vous tournerez autour de la ville, faisant le tour
gyptiaca, les élites urbaines accu- dans cette région centrale du pays Jéricho, l’une des plus anciennes cités du monde, alan- de la ville une fois; ainsi feras-tu six jours durant. 4 Sept
mulent les richesses – les tombes dé- renptah, vers 1207 av. J.-C., qui se de Canaan. Quelque part entre les guie dans la vallée du Jourdain, est, nous raconte la prêtres porteront les sept cors de bélier devant l’arche.
couvertes à Ougarit recèlent vante d’avoir anéanti Israël. monts de Judée jusqu’aux mon- Bible, la première ville prise par les Israélites à la fin de Le septième jour, vous tournerez autour de la ville sept fois,
nombre d’objets en or et en ivoire – Cette civilisation très inégalitaire tagnes de Samarie, deux cent cin- leur errance vers la Terre promise, le point de départ de et les prêtres sonneront du cor. 5 Quand retentira la corne
tout en accentuant la pression fis- s’écroule avec le déferlement des quante hameaux se sont installés sur leur conquête du pays de Canaan. Sur ordre divin, le de bélier – quand vous entendrez le son du cor – tout
cale sur la population rurale. Une «peuples de la mer». Dévastées, les les zones élevées,qui semblent avoir peuple conduit par Josué – qui a pris la relève de Moïse le peuple poussera une grande clameur; le rempart de
partie de celle-ci, voulant échapper cités cananéennes apparaissent subsisté par eux-mêmes.Ces villages – effectue à six reprises le tour de la cité au son des sept la ville tombera sur place, et le peuple
aux agents du fisc, émigre dans les comme des proies faciles pour les ne sont pas fortifiés, mais possèdent cornes de bélier tenues par sept prêtres et, le septième montera, chacun droit devant soi.»

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dossier La Bible

le site n’en possédait pas?» s’interroge Jacques Briend,


professeur à l’Institut catholique de Paris.Ce bibliste af-
firme, et démontre, que le récit de la prise de Jéricho
évoque une liturgie annuelle,répétitive:les acteurs n’ont
pour seule arme qu’une circumambulation de sept jours,
En complément
qui tient davantage de la procession pacifique que du
défilé militaire d’intimidation. Une procession devant • Bible et
un rempart écroulé «est le signe que la ville est sans Histoire, de
protection et qu’elle n’est plus un obstacle à l’entrée Marie-Françoise
des tribus dans le pays promis par Dieu». Sans défense, Baslez (Folio
Gallimard, 2003).

Le récit de la chute • Le Temps de la


bible, de Pierre
de Jéricho a été Bordreuil et
Françoise Briquel-
remanié par la suite Chatonnet (Folio
Gallimard, 2003).
• Le Peuple
Jéricho devient un cadeau. Les Israélites ont célébré

ERICH LESSING/AKG IMAGES


hébreu. Entre la
ainsi leur entrée en Canaan et rendu grâces à Yahvé. Bible et l’Histoire,
«Cela seul suffit pour comprendre le texte biblique»,ex- de Muriel Hadas-
plique Jacques Briend. Lebel (Gallimard,
AKG IMAGES

Malheureusement pour l’archéologue et le lecteur de 1997).


la Bible, le texte primitif ne s’est pas maintenu dans sa • Histoire du
simplicité originelle. Les transcripteurs l’ont révisé, peuple hébreu,
d’André Lemaire
abrégé, repris, modifié, augmenté, réorienté au cours
(PUF, 1995).
des siècles. Comme tant d’autres passages de la Bible,
la réécriture de la chute de Jéricho s’est faite bien après,
lors du retour de l’exil à Babylone (537 av. J.-C.), par un
' un tell, butte artificielle constituée par l’accumula- font remarquer que la région est souvent ébranlée par cation simple du Livre sacré? Ne prend-on pas le risque scribe, ou certainement plusieurs, dont l’ambition était
tion de vestiges du passé. Ici, les savants retourneurs de des tremblements de terre et très rarement par les son- de l’erreur en négligeant ainsi de distinguer les dé- de nier toute présence étrangère dans ce pays donné par
terre ont été servis: «Une coupe faite en profondeur à neries sauvages des trompettes… Rapidement, Gars- marches propres à l’archéologue et à l’exégète? «Le Yahvé. Ce rédacteur, sans abolir le caractère liturgique
l’ouest du tertre révélera jusqu’à dix-sept phases suc- tang est contesté par les savants biblistes : en effet, il chapitre 6 de Josué peut difficilement être lu comme le du texte, fait périr les rois et les populations des villes
cessives de constructions et de remaniements»,raconte avance la date de 1550 av. J.-C. pour l’attaque de Jéri- récit de la conquête d’une ville forte. Que peut signifier prises par Josué. Car Israël partage avec ses voisins –
Jean Hureau dans son ouvrage Jérusalem aujourd’hui. cho. Or, le livre de l’Exode décrit Israël en esclavage le texte lorsqu’il évoque l’écroulement d’un rempart, si Moab, Edom et Ammon – le terrible herem, l’anéantis-
Le tell, jadis lisse, est aujourd’hui zébré de tranchées dans une ville égyptienne nommée Pi-Ramsès, et celle- sement corps et biens d’un groupe adverse maîtrisé.
d’où émergent les témoignages – couches de cendre et ci a été bâtie sur l’ordre de Ramsès II entre 1279 et 1212 Les textes exhumés par les archéologues montrent le
débris de briques – des multiples mises à sac de la ville. environ avant notre ère. De plus, les confrères de Gars- massacre de toutes les populations vaincues.
Parmi ces traces, lesquelles gardent le souvenir du pas- tang découvrent que ce dernier propose des datations Les premiers archéologues voulaient retrouver le décor
sage des Hébreux ? « Aux yeux des historiens, des fantaisistes.Ceux qui ont cru faire sortir Josué des pages devant lequel s’étaient déroulés les événements où le
archéologues et des biblistes,la période d’intérêt majeur de la Bible commencent à douter. drame le disputait au sacré. Pour eux, la Bible disait
pour les recherches est comprise entre la fin de l’âge du Dans les années 1950, une autre archéologue britan- vrai, au pied de la lettre.Aujourd’hui, leurs successeurs
bronze et le premier âge du fer [entre 1300 et 1200 av. nique, Kathleen Kenyon, montre que la «muraille de ne cherchent plus à prouver ou à réfuter l’Ancien Tes-
J.-C.], car cette époque a été traversée de maintes in- Garstang» est plus ancienne d’un millier d’années! Pire, tament.Ils se contentent,pour certains,de fouiller;pour
vasions et marquée de destructions multiples»,explique selon elle, la Jéricho de Josué n’avait pas de remparts. d’autres, d’analyser le texte, en le confrontant aux civi-
John Romer, archéologue britannique. L’Ancien Tes- En arrivant,le chef des troupes israélites n’aurait trouvé lisations voisines. Les chercheurs sont tous, ou presque,
tament n’a pris soin de dater ni l’Exode ni la conquête qu’un pauvre village sans défense. Etonnant? Pas vrai- d’accord sur un point: la Bible n’est pas un récit
de Canaan.Cependant,l’archéologie,grâce aux fouilles ment. «L’étude des plans des villes du bronze récent en historique au sens rigoureux où nous l’enten-
et à l’analyse des textes, a acquis la conviction que la Palestine montre qu’au XIVe siècle av. J.-C., 37% des dons maintenant, mais un texte théologique qui
Jéricho biblique est bien enfouie ici. établissements connus font moins d’un hectare. Bien regroupe, remanie, reconstruit un certain nom-
John Garstang, en 1922, découvre là des remparts da- plus,des 76 villages de l’époque en Palestine et en Trans- bre de faits – éventuellement d’époque et d’ac-
tant de l’âge du bronze et des bijoux égyptiens au nom jordanie,8 seulement sont fortifiés.Une toute petite Jé- teurs différents – pour délivrer un enseignement
du pharaon Aménophis IV qui régna de -1375 à -1350 richo non fortifiée paraît donc tout à fait plausible», avant tout spirituel. ■

BRIDGEMAN GIRAUDON
environ. Le Britannique pense tenir Josué et les Israé- commente Piotr Bienkowski, chercheur polonais. Les L’auteur
lites à portée de truelle. C’est alors qu’il met au jour un historiens marquent le coup: l’invasion puis la destruc- Richard Lebeau
mur rudimentaire,qui semble avoir été soumis à de ter- tion des villes cananéennes n’auraient été qu’une pro- est l’auteur
d’une Histoire des
ribles effondrements : ses bases reposent dans des menade de santé! En contradiction avec le texte bi-
Hébreux, de Moïse
cendres et des débris de briques, preuves d’un incendie blique ? Nombreux sont les érudits à accepter les à Jésus (Tallandier,
violent. L’archéologue se remémore les versets de la résultats des fouilles archéologiques. Il faut trouver une 1998) et d’un
Bible: «On brûla la ville et tout ce qu’elle contenait autre démarche et une autre approche si l’on veut com- Atlas des Hébreux,
la Bible face à
[…]» (Josué 6, 24).Texte sacré et archéologie sont d’ac- prendre la Bible. En effet, n’a-t-on pas trop souvent de- l’Histoire (Autre-
cord. Toutefois, d’autres archéologues, plus sceptiques, mandé à l’archéologie une confirmation ou une expli- ment, 2003).

68 • février 2005 février 2005 • 69


Mer Méditerranée Jéricho Mont
Mer des Roseaux CANAAN Nébo
(Lac Bardawil) Mer Morte
GOHEN MOAB
Pîtom Désert de Sur Mont Hor Tamar
Pi-Ramsès
Lac Timsah Cadès-
Etham Barné Négev

Sukkôt Mer des Roseaux EDOM


Nil

(Lacs Amers) Désert


de
EGYPTE Parân Etsion
Géber
Mer des
Roseaux Mara
(Mer Rouge) Exode
Rephidim
Mont Sinaï

CARTE HUGUES PIOLET


100 km

L’itinéraire que les Hébreux auraient pu suivre s’enfonce dans la partie sud du désert du Sinaï (dont
on voit les sommets arides), mais les archéologues n’ont pas trouvé la moindre trace de campement.

'

mois 2000 • 1
dossier La Bible

' Le géologue américain emploie alors les grands en sable et en argile, orné d’une inscription, que les ar-
moyens: grâce à des sonars et des robots télécomman- chéologues baptiseront le «bol de Noé». Encore plus
dés, des vestiges d’habitations datant du néolithique tôt, en 1972, près de Varna – toujours en Bulgarie – une
sont retrouvés. Pour ces opérations, Ballard travaille nécropole, datant elle aussi du néolithique, a été exhu-
avec le concours de l’Institut bulgare d’océanographie. mée. Exposée aujourd’hui au musée archéologique de
A cela une bonne raison: en 1985, une équipe russo- Varna, elle présente quelque 294 tombes et surtout une
bulgare a remonté du fond de la mer Noire un récipient multitude d’objets en or, qui font dire aux spécialistes
qu’il s’agit du plus vieux trésor jamais recensé. Toutes
Mer Egée Mer de Mer Noire ces découvertes concourent à l’idée qu’une importante
Marmara civilisation, antérieure à celle de l’Egypte et de la Mé-
-110 m*
? -140 m* sopotamie, s’est déployée dans la région.
Est-ce pour autant celle qui a essuyé le déluge décrit
dans la Bible? Les explorations de Ballard, si sédui-
Dardanelles Bosphore
santes soient-elles, rencontrent des oppositions parti-
Il y a 17 000 ans culièrement tranchées: il y a ceux en particulier qui
La mer Noire est un lac d’eau douce. considèrent que ce phénomène d’inondation géante,
loin d’être circonscrit à une seule région, se serait ré-
pandu dans le monde entier pendant plusieurs années.
-50 m -15 m
-90 m Le niveau de la crue fait donc l’objet d’estimations ex-
trêmement variées.Mais même en cas de très fort débit,
les populations auraient le temps de fuir.

Il y a 14 000 ans
Les fleuves grossis par la déglaciation ont élevé le niveau
Aucun vestige de
de la mer Noire qui reste un lac. l’arche antérieur au
-30 m
VIIe siècle de notre ère
-120 m
D’autres chercheurs rattachent le Déluge à l’Epopée
de Gilgamesh, un roi qui aurait vécu vers 2600 av. J.-C.
Une thèse qui s’enracine dans le passé puisque,dès 1872,
Il y a 9 000 ans
devant la Société d’archéologique biblique de Londres,
La mer Méditerranée pénètre dans la mer de Marmara, George Smith, un expert du British Museum, rattache
mais le Bosphore reste fermé.
Le niveau de la mer Noire s’est abaissé de 120 m. le récit du Déluge à une description faite sur des ta-
blettes chaldéennes. Effectivement, certaines tablettes
d’argile découvertes sur le site de Ninive, la grande ri-
-150 m
vale de Babylone, font état d’un cataclysme, un événe-
ment qui s’insère au cœur de l’histoire d’un monarque
en quête d’immortalité, le fameux Gilgamesh.
Il y a 7 500 ans Ces tablettes d’argile,écrites en caractères cunéiformes,
Le niveau de la mer Noire est remontent au XIIIe siècle avant notre ère. Elles prou-
descendu à -150 m. vent que le Déluge est un mythe antérieur à la Bible.
En tout état de cause, depuis longtemps, plusieurs spé-
cialistes s’appuient sur Gilgamesh pour trouver des
concordances avec l’Ancien Testament, qui implante
Noé dans un désert de Mésopotamie.Toutefois,
HUGUES PIOLET – SOURCE IFREMER

un nouvel obstacle se présente puisqu’à


l’époque, en vertu des dernières hypothèses
En un an scientifiques,la région aurait été dotée d’une vé-
Le Bosphore s’ouvre brutalement et gétation foisonnante, évidemment en contra-
la Méditerranée se jette dans la Mer Noire. diction avec un éventuel climat désertique.
A l’arrivée, quelle que soit la thèse retenue, on
Eau salée Eau douce Eau saumâtre mesure toute la difficulté, comme pour d’autres
*Niveau de la mer par rapport au niveau actuel.
grands épisodes de la Bible, de faire coïncider le
Déluge avec une réalité scientifique. Au point

La formation de que certains,comme pour la cité perdue de l’At-


lantide, préfèrent réduire l’arche de Noé à l’ex-
pression d’un mythe. Pour toutes ces raisons, le

la mer Noire Déluge n’a pas fini de nourrir


le débat historique, religieux
et archéologique. ■

56 • février 2005
dossier La Bible

Mer

Gros temps en mer Noire


Mer Noire
Bosphore Caspienne
Sinope
Mont Ararat
Mer Mer de Marmara
Pour le géologue américain Robert Ballard, le cataclysme
HUGUES PIOLET

Egée
Mer
Méditerranée 500 km décrit par la Bible se serait produit en mer Noire.
Selon la Bible, l’arche s’est posée sur le mont Ararat. Mais les
De quoi évoquer l’existence d’une importante civilisation,
chercheurs tentent de localiser son épave au large de Sinope. antérieure aux Egyptiens ou aux Mésopotamiens.
'
par Frédéric de Monicault

D
ans les milieux scientifiques,Robert Ballard est
tout sauf un inconnu. Mieux, au gré de ses dé-
couvertes, ce géologue qui pratique aussi bien
l’archéologie que l’océanographie s’est forgé
une solide notoriété.En 1985,en identifiant l’épave my-
thique du Titanic en plein milieu de l’Atlantique, il a
même accédé à la célébrité.
Depuis quelques années, Ballard occupe à nouveau le
devant de la scène. Cette fois, il s’agit du Déluge, que le
scientifique, au fil de plusieurs expéditions, situe préci-
sément en mer Noire. Son scénario prête forcément à
débat, d’autant plus que la lecture de l’épisode dans la
Bible a déjà suscité des interprétations variées de la part
des spécialistes. Dans ces conditions, avant d’étudier
l’hypothèse de l’explorateur américain, d’autres tra-
Les eaux vaux, un peu antérieurs, doivent être rappelés. Deux
géologues de l’Université de Columbia, William Ryan

O. LOUIS MAZZATENTA/NATIONAL GEOGRAPHIC SOCIETY


se seraient et Walter Pitman, ont permis d’étayer la thèse de Bal-
lard.Au départ, on a cette théorie selon laquelle la mer
engouffrées Noire,voici environ huit mille ans,aurait été un lac d’eau
douce. Plusieurs expéditions, depuis la fin des années
par l’isthme 1970,ont d’ailleurs permis de découvrir des poches d’eau
douce à seulement deux mètres sous le fond.
du Bosphore A partir de ce postulat, Ryan et Pitman ont ainsi bâti
leur explication: au terme de la dernière grande glacia-
tion de l’ère quaternaire, la fonte des glaciers, provo-
quant une inondation sans précédent, aurait vu la Mé-
diterranée se répandre par-delà le Bosphore; les eaux
se seraient engouffrées par la brèche avec 200 fois la
force des chutes du Niagara. Plus précisément, elles au-
raient balayé l’isthme,implanté à l’endroit du détroit ac-
tuel, qui séparait alors la Méditerranée du lac d’eau
douce en question.
Utilisant différents paramètres, William Ryan a même

INSTITUTE FOR EXPLORATION


calculé que l’eau se déversait, suivant le principe d’une
chute,à une vitesse de près de 100 km à l’heure.De telle
sorte que le niveau du lac gagnait tous les jours environ
L’auteur 15 cm, et qu’une surface de 150000 km2 a été engloutie
Diplômée en
en très peu de temps.Sur la date exacte de ce cataclysme,
langues orientales
anciennes, Jeanne les scientifiques divergent: 9000, 8000, 7000 ans…
Chaillet travaille Cependant, en 1999, l’une des premières expéditions
sur les sources de Robert Ballard dans la zone permet d’exhumer deux
cananéennes
de l’Ancien mollusques d’eau douce, dont l’existence est comprise
Testament. entre 15500 et 7460 ans. '

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dossier La Bible

Harran
Alep

L’introuvable tour de Babel


ME
Ougarit

SO
PO
Mari

TA
M
Mer Damas

IE
Eup
La ziggourat de Babylone
h Tig
Méditerranée rat e re
Babylone
Tanis peut-elle être la fameuse
Hébron Uruk
Ur
tour? Rien ne permet Genèse 11
Itinéraire Golfe 4 «Allons! dirent-ils, bâtissons-nous une ville et une
EGYPTE d’Abraham Persique d’accréditer cette thèse. tour dont le sommet touche le ciel. […]» 5 Le
Seigneur descendit pour voir la ville et la tour que

CARTE HUGUES PIOLET –


Mer Rouge 500 km
N

il
bâtissaient les fils d’Adam. […] 7 «Allons, descendons
et brouillons ici leur langue, qu’ils ne s’entendent plus
les uns les autres!» 8 De là, le Seigneur les dispersa
sur toute la surface de la terre et ils cessèrent de bâtir
la ville. 9 Aussi lui donna-t-on le nom de Babel […].

' deux chronologies. Fondée sur cents ans après les faits présumés. Débat de fond s’il en est, car il pose
un présupposé positiviste, la pre- Autre exemple, la rivalité Sarah- la question cruciale de la vérité his-
mière chronologie devait s’établir Agar (lire p. 46). Selon les deux ar- torique en matière de textes fonda-
sur le travail de la raison et de la chéologues américains ayant parti- teurs,que ce soit la Bible ou d’autres
science exacte,avec des outils de vé- cipé aux fouilles d’El-Muqayyer, livres sacrés.Plus masqué est le pro-
rification archéologiques et linguis- près du golfe Persique, le code ma- blème de la croyance.Faut-il ou non
tiques. La seconde relevait du ca- trimonial ancien stipule clairement croire des textes sur lesquels la com-
lendrier biblique. Si pour M. D. que la femme légitime,si elle est sté- munauté scientifique doute forte-
Cassutto, auteur d’un commentaire rile,n’a pas le droit de chasser la pro- ment, et dans quelle limite cette
inachevé de la Bible en hébreu, géniture de la femme de remplace- croyance peut-elle être assujettie à
l’existence d’Abraham remonte à la cette même vérité? D’où la ques-
période des Hyksos (XVIIIe-XVIIe
siècle), ce mystérieux peuple assi-
Un code tion: que nous reste-t-il de la figure
du Patriarche? A la fois beaucoup et
milé aux Israélites et dont on sait matrimonial peu. D’abord, sa nombreuse des-

DEAN CONGER/CORBIS
maintenant qu’il est originaire, non cendance, ramifiée en plusieurs
de contrées orientales ou septen- trouvé dans branches, d’autant plus impression-

AKG IMAGES
trionales,mais du delta du Nil,il n’en nante qu’elle ne cesse de s’étoffer.
est rien pour d’autres historiens ou la région Mais d’autres voix s’élèvent pour
archéologues qui parlent d’un «cli- trouver chez Abraham des côtés in-
mat culturel» commun à tous les pa- ment, même allogène ou venant acceptables.L’immolation de son fils Babel n’est pas Babylone
L’auteur triarches,sans plus.Les études sur le d’une classe sociale inférieure (es- se présente en effet comme une Une ziggourat est un temple en forme de pyramide à étages, portant un sanctuaire au sommet (à droite, celle d’Ur en Irak).
lieu, le temps et la durée de la pré- clave), lorsque cette dernière est fé- obéissance aveugle à une croyance La ressemblance avec la tour mythique (à gauche) est indéniable. Malheureusement, nulle trace de ziggourat à Babylone!
dication d’Abraham sont actuelle- condée par le maître. On lit dans les dont on peut suspecter les données
ment en cours, sans que nous ayons 4000 tablettes découvertes par les exactes. Enfin, Dieu a-t-il ou non
pour l’heure des indications rigou- archéologues des passages très ré- parlé à Abraham? Et s’il lui a intimé
reuses et précises. Certains travaux vélateurs : « Si Gilimninu enfante, l’ordre de sacrifier son fils, fallait-il
récents tels ceux d’Israel Finkelstein Shemnima son mari ne prendra pas suivre cet ordre à la lettre? Abra-
Spécialiste de et de Neil Asher Silberman sont plu- une autre femme;mais si Gilimninu ham serait-il le «premier fanatique»
l’islam, Malek
Chebel a publié de tôt catégoriques: ni les pérégrina- n’enfante pas, elle donnera en ma- de l’humanité? Paraphe d’une pen-
nombreux ouvrages tions d’Abraham et ses dix épreuves riage à Shemnima une femme du sée close selon laquelle un être hu-
consacrés aux clés, ni le Déluge, ni la chute de Jé- pays de Lullu [une esclave]. » Le main accepte d’immoler son propre
réalités et
fantasmes du richo, ni même, dans un autre re- code mésopotamien continue:«Gi- enfant pour complaire à Dieu, ou
monde musulman. gistre, la mise en esclavage par Pha- limninu ne chassera pas la descen- simple mythe fondateur qui pèche
Ses dernières raon des Hébreux ou leur Exode à dance de l’esclave.» Un texte étran- autant par sa démesure que par une
publications:
Manifeste pour un
travers la mer Rouge ne sont des vé- gement semblable à celui de la précision spectaculaire de détails qui
islam des lumières rités historiques. (lire p. 70) Genèse mais avec deux sens contra- en assurent la popularité? Un long
(Hachette, 2004) Ainsi,la présence de chameaux dans dictoires:ou Sarah n’a jamais existé; chemin de décryptage nous reste à
et le Dictionnaire le récit d’Abraham n’est pas cré- ou sa jalousie la mit hors la loi an- mener, car les deux vérités sont en-
amoureux de
l’islam (Payot, dible: les camélidés ayant été do- cienne puisqu’elle finit par chasser core trop éloignées l’une de l’autre
2004). mestiqués par l’homme plus de neuf de sa demeure, Agar, sa coépouse. et se contredisent trop souvent. ■

48 • février 2005 •

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