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et Une Nuits
Poétique figurative de la narration chez Jorge Luis Borges
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DANIEL ATTALA
https://doi.org/10.4000/theoremes.2592

Résumés
Français English
Cet article propose une périodisation de l’œuvre narrative de Jorge Luis Borges (1899-1986).
Deux notions métalittéraires signalent la première étape, celle d’un texte absolu et celle d’un texte
gouverné par le hasard, liées pour l’une à la Cabbale, pour l’autre au Gnosticisme. L’étape
suivante, objet principal de cette étude, est gouvernée par la notion de figure dans le sens biblique
du terme. Borges présente cette notion dans « Le Miroir des énigmes », essai de 1940 où sont
convoqués des textes de Léon Bloy, Thomas de Quincey et Novalis. À travers ces influences,
Borges ébauche une poétique figurative dont le caractère apocalyptique laisse l’œuvre ainsi
produite dans l’indécision entre l’eschatologie et la scatologie.

This article proposes a periodisation of the narrative work of Jorge Luis Borges (1899-1986). Two
meta-literary notions guide the first period: that of an absolute text and that of a text governed by
chance, in which the former is linked to the Kabbalah and the latter to Gnosticism. The next
period, which is the focal topic of this study, is governed by the notion of figure in the biblical
sense of the term. Borges introduces this notion in his 1949 essay "The Mirror Of Enigmas" that
summons texts by Léon Bloy, Thomas de Quincey and Novalis. Through these influences, Borges
sketches a figurative poetics whose apocalyptic character situates the work thus produced in the
indecision between the eschatology and the scatology.

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Mots-clés : Borges, figure, métalittéraire, narration, Bible, Mille et Une Nuits
Keywords : Borges, figure, meta-literary, narrative, Bible, The Arabian Nights
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Introduction : une invitation
REVUES
à l’exégèse
1 L’œuvre de Borges est perçue par ses lecteurs et par la critique comme un ensemble
discrètement cryptique et d’une grande complexité. Force est pourtant de constater
qu’aucune de ces deux qualités n’a nui à sa lisibilité. L’ésotérisme – si ésotérisme il y a –
n’y est jamais avoué ; il n’est que rarement évident, et les énigmes ne trouvent jamais une
solution unique qui puisse, comme dans les devinettes et les charades, encourager des
lectures déductives. Quant à la volonté d’ordre, de rationalité et de vraisemblance –
variables plus ou moins convenues de la lisibilité –, elle est aussi évidente que l’effort pour
tenir tête à l’allégorie ou à toute autre méthode visant l’inscription cryptographique d’un
message clair et distinct. Le résultat est une œuvre qui, sans être populaire, est loin d’être
réservée aux seuls professionnels de la littérature. Les fictions racontent bel et bien des
histoires, avec des personnages et des trames identifiables qui tiennent debout sans rien
devoir à quelque message codé ou à quelque signification ésotérique, et cela en dépit du
fait qu’un tel message et une telle signification sont immanquablement insinués. Aussi les
essais et les poèmes émerveillent-ils le plus souvent les lecteurs indépendamment du
substrat philosophique que ceux-ci peuvent ou veulent en extraire. Il n’en est pourtant pas
moins vrai qu’une signification spéciale, cachée ici et là dans le texte, guette le lecteur. La
situation, quelque peu paradoxale, rappelle un dicton de Galice, fort répandu dans le
monde hispanique, que l’on pourrait traduire ainsi : Je ne crois pas aux sorcières, mais
elles existent.
2 Tout en restant donc en deçà du seuil du lisible et du littéraire dans le sens d’un art de
loisir, les textes de Borges semblent bien vouloir insinuer, à travers la matière et la forme
des histoires et des poèmes, des significations qui sont sur le point de se révéler et
cependant demeurent dans cet état d’imminence. Cet effet de mystère, certainement voulu
par l’auteur, qui dit et redit qu’il vise une œuvre qui soit tout à tous, selon les mots de
l’Apôtre (1 Cor 9, 22), explique la prolifération d’études (aussi décevantes que
sophistiquées) qui tentent de découvrir dans l’œuvre un message secret reposant sur une
doctrine ésotérique ou une théorie scientifique. La bibliographie borgésienne est saturée
d’ouvrages ou d’articles intitulés Borges et… l’alchimie, les mathématiques, la logique,
l’astronomie, la cybernétique, la physique quantique, les fractales, la topologie ou la
théorie de nombres transfinis… tous divergeant les uns des autres au point de donner
l’impression de traiter tour à tour de différents auteurs, aucun ne se résignant à n’être
qu’un simple écrivain.
3 Nombreux sont les thèmes qui contribuent à produire ce soupçon d’une réalité cachée.
Ils sont la plupart du temps entourés d’une sorte d’aura qui impose le respect : objets ou
endroits singuliers, abstraits, rares, ou bizarres, rituels et doctrines religieuses
minoritaires, souvent hérétiques et sectaires, philosophies idéalistes ou hétérodoxes,
mondes alternatifs, où l’on croise sorciers, prêtres, criminels et hérésiarques, et de
surcroît tous les problèmes qui hantent les peuples depuis la nuit des temps, tels que le
rêve, l’identité, le double, la mort, le destin, la divinité ou le mal. Ce sont là les objets le
plus traités dans la critique borgésienne. Néanmoins plus que les thèmes eux-mêmes, il
est un facteur qui contribue à produire cet effet de mystère et qui est à la racine de ce que
nous avons nommé complexité. Comme quelques autres écrivains, Borges savait que la
littérature est en grande partie affaire de forme, que quasiment tout en elle dépend de la
manière dont les thèmes sont traités, les histoires racontées, la substance organisée. Bien
entendu les sujets bibliques sont bien présents chez Borges – Adam, Caïn et Abel, Jésus,
Judas, l’Incarnation –, mais plus que cela c’est l’utilisation de la Bible comme modèle
d’organisation formelle qui nous semble prédominer.
4 Comme les Écritures, son œuvre invite, oblige même le lecteur à une démarche
exégétique qui lui permette d’en extraire le sens caché. Et comme les Écritures, elle donne
l’impression d’être inépuisable et même de rester intouchée par les interprétations
multiples. Ce ne sont pas les procédures concrètes qui seront discutées ici, mais quelques
idées métalittéraires ayant secrètement présidé à la production des textes, idées qui
parfois servent aussi d’emblème à l’œuvre dans son ensemble. Certes le rapprochement
entre cet ensemble et la Bible n’est apparu dans l’œuvre que de façon lente, sinueuse,
souvent à travers des modèles intermédiaires, parfois contraires au modèle biblique. C’est
le cas des Mille et Une Nuits, l’autre grand livre oriental selon Borges, synonyme pour lui
de toute littérature profane, comme la Bible peut l’être de la littérature sacrée, modèle
donc qui contrebalance celui du texte biblique dans un sens qu’il s’agira d’établir.
5 Trois moments-clés peuvent être identifiés dans cette évolution. Ils sont signalés par
des idées métalittéraires et par l’éclosion à chaque fois d’une nouvelle étape dans l’art
narratif de l’auteur. Trois dates : 1932, 1940 et 1970. La première précède l’écriture de
l’Histoire universelle de l’infamie et de l’Histoire de l’éternité (1935 et 1936) ; la deuxième
celle de Fictions et de L’Aleph (1944 et 1949) ; la troisième prend place entre Le rapport
de Brodie et le Livre de sable (1970 et 1975). Après une observation sur la première étape,
nous nous occuperons de la deuxième. La troisième ne pourra pas être étudiée dans cet
article.

L’impossible synthèse : entre texte


absolu et univers chaotique
6 La première période est marquée par le concept de texte absolu. Celui-ci relève d’une
écriture inspirée et en dernière instance exécutée par Dieu. On le trouve aussi bien dans le
Judaïsme que dans le Christianisme et l’Islam. Il apparaît pour la première fois en 1932
dans « Une défense de la Cabbale » : absolu est un texte « où la collaboration du hasard se
réduit à zéro », c’est-à-dire « un livre impénétrable », du fait de son origine divine, à toute
« contingence », régi par « un mécanisme aux desseins infinis […] dont les révélations
vous guettent » et vous incitent à l’« interroger jusqu’à l’absurde » [Borges 1993, p. 219].
Borges trouve cette idée, poussée au-delà de l’imaginable, dans la Cabbale, mais aussi
dans la théologie calviniste (Formula consensus ecclesiarum helveticarum, 1675) selon
laquelle la lettre de l’Écriture a force de loi jusque dans ses points diacritiques (la iota de
Mt 5, 18), et même, eu égard au domaine du littéraire, dans un type d’écrivain qu’il
qualifie d’intellectuel et dont il donne deux exemples : Paul Valéry et Thomas De Quincey,
qui n’auraient « certainement pas », concède-t-il, « éliminé le hasard » dans leurs écrits,
mais qui auraient pour le moins « refusé, dans la mesure du possible, et restreint son
alliance incalculable » [Borges 1993, p. 218-219].
7 Le rôle que joue le concept de texte absolu dans l’œuvre de Borges ne doit pas être
exagéré ni pris trop au sérieux. Dans la poétique, la Cabbale n’a pas l’importance qu’on a
parfois voulu lui attribuer. Au moment où il s’intéresse à ce concept, Borges travaille aussi
sur son antithèse, l’idée d’un texte et d’un monde vidés de toute nécessité, aux antipodes
d’une quelconque métaphysique religieuse, et par conséquent, en dernière instance,
dépourvus de toute signification. En effet, à la Cabbale il oppose le Gnosticisme, qu’il
étudie au travers de deux hérésiarques des premiers siècles de notre ère, Valentin et
Basilide. Après avoir évoqué l’interminable série d’émanations, postulée par ces
gnostiques, depuis la divinité supérieure jusqu’à ce bas-monde, Borges écrit, dans une
formule contraire à celle utilisée à propos de la Cabbale : « Le seigneur du ciel du fond est
celui de l’Écriture et sa fraction de divinité tend vers zéro » [Borges 1993, p. 220]. Ce
royaume abandonné au hasard, infiniment éloigné de l’élément supérieur ou plérome,
comprend les Écritures, auxquelles les hérésiarques en question ne reconnaissent nulle
autorité. La multiplication des mondes en chute libre dans cette « vaste mythologie » –
c’est l’une des conclusions de Borges – concourt « à diminuer notre monde ». « Ce qui est
prêché là, ce n’est pas notre mauvaiseté, mais notre insignifiance fondamentale » [Borges
1993, p. 222]. De ces conceptions antithétiques de la Cabbale et du Gnosticisme jaillissent
donc deux idées métalittéraires, l’ordre absolu et le hasard absolu, d’où découlent à leur
tour d’autres oppositions, comme, notamment, celle de la Bible et des Mille et Une Nuits,
emblèmes des deux polarités qui se disputent le champ textuel1.
8 La création littéraire de la première période ne correspond qu’à moitié à ce double
emblème contradictoire. Un brouillon de la fin des années 1920 reliait cette duplicité aux
concepts complémentaires et antithétiques de « métaphysique » et de « patrie », ce
dernier pris dans le sens d’histoire épique ou d’histoire tout court, champ de bataille
traversé par la violence que Borges tend à traiter à la manière gnostique d’un univers en
déchéance [García 2018]. Un texte double correspondant à cette distinction paraîtra en
1928 sous le titre « Deux coins » (« Dos esquinas »). Sa structure en diptyque montre en
même temps que Borges y a cherché la synthèse et qu’il ne l’a pas trouvée. L’un des textes
s’intitule « La Mort vécue » (« Sentirse en muerte ») ; ce récit d’une expérience mystique
correspond au volet « métaphysique ». « Bataille d’hommes » (« Hombres pelearon »), le
deuxième, est le récit d’un fait divers et correspond au volet « patrie »2. Ce texte-ci et le
tâtonnement inaugural conduisent à la première série des contes de Borges, réunis en
1935 sous le titre d’Histoire universelle de l’infamie. Sa version initiale garde des traces
d’une volonté de synthèse entre métaphysique et histoire : l’appel final au Jugement
dernier montre le besoin d’introduire l’absolu dans le siècle tout relatif des hommes,
l’éternité dans le temps qui passe. La version publiée en 1935 sous le titre « L’homme au
coin du mur rose » (« Hombre de la esquina rosada ») ne répond, comme ne le fait du
reste aucune des autres nouvelles de ce recueil parodique et carnavalesque qu’est
l’Histoire universel de l’infamie, qu’à la notion d’un monde chaotique, grotesque,
abandonné des dieux, dont l’emblème est le Gnosticisme : pas la moindre trace d’absolu ni
d’éternité dans ces décombres. Quant au volet « métaphysique », représenté en 1928 par
« La Mort vécue », il ne trouvera d’expression que dans un type d’essai où Borges s’adonne
plus ou moins ludiquement à l’analyse des idées métaphysiques et des doctrines
religieuses du passé. Les pièces de ce genre ont été recueillies en 1936 dans l’Histoire de
l’éternité, revers métaphysique, donc, comme le parallélisme entre les titres suffit à le
démontrer, de l’Histoire universelle de l’infamie. « La Mort vécue », à l’origine élément
d’un diptyque, perd ici sa moitié narrative. Elle-même n’a plus de narration que la forme ;
le contenu, quant à lui, n’est à proprement parler que la notion presque nue d’une
expérience de l’éternité. Les deux dimensions au cœur de chacune des lignes poétiques –
éternité et temps, métaphysique et histoire, absolu et contingence – restent pour ainsi dire
sans contact, malgré un évident effort sinon pour atteindre à une synthèse, du moins pour
ménager une articulation.

Eschatologie : La figure entre dans


l’histoire
9 C’est dans la seconde étape de l’évolution que le volet sublime d’un livre absolu trouve
une voie d’expression narrative : l’éternité s’incarne. Le travail d’élaboration précédant ce
moment de création est trop riche pour l’enfermer en quelques phrases succinctes. Une
seule idée va nous occuper, réélaboration de celle de texte absolu (mais aussi, on le verra,
du texte contingent) et issue de l’univers biblique : l’idée d’une histoire symbolique,
typologique ou figurée. Elle suppose le remplacement d’une conception spatiale ou
simultanée du texte par une autre temporelle ou successive, ou encore l’abandon de l’idéal
avant-gardiste de la métaphore et l’adoption de celui, décrié par l’avant-garde, de la
narration, bien que le texte, l’espace et la métaphore y soient toujours présents,
présupposés nécessaires d’une conquête de l’histoire, du temps, de la narration3. Car la
figure dont il est question concerne davantage l’histoire transmise par la Bible que le texte
dans sa lettre ou dans sa matérialité infiniment décomposable, permutable et réversible,
auquel, d’après Borges, s’attachait par exemple la Cabbale. On la trouve dans un essai
prépublié au mois de mars 1940 sous le titre « Le miroir des énigmes », qui met en
discussion une idée et une citation récurrentes chez Léon Bloy : l’idée du « symbolisme
universel » et la citation de la vision partielle ou énigmatique de la Première Épître aux
Corinthiens.
10 « Le miroir des énigmes » débute par la vieille idée de texte absolu, celui dont les
moindres détails, quel que soit l’ordre dans lequel on les prend, doivent être significatifs :
« L’idée selon laquelle l’Écriture sainte, outre sa valeur littérale, possède une valeur
symbolique n’est pas irrationnelle, et elle est ancienne : on la trouve chez Philon
d’Alexandrie, chez les cabalistes, chez Swedenborg » [Borges 1993, p. 761]. Un
déplacement pourtant se produit dès la phrase suivante, où l’on passe d’une conception
spatiale du texte à une conception temporelle : « Comme les faits que rapporte l’Écriture
sont véritables […], nous devons admettre que les hommes, en les accomplissant, ont
représenté aveuglément un drame secret, fixé et prémédité par Dieu » [p. 761]. Le
déplacement n’implique pas l’abandon complet du modèle du texte absolu : « De là à
penser que l’histoire de l’univers – et dans cette histoire nos vies, et le détail le plus mince
de nos vies – possède une valeur symbolique qui échappe à nos conjectures, la distance
n’est pas infinie » [p. 761] ; mais le modèle s’applique maintenant à l’histoire humaine.
C’est elle qui est absolue, elle qui est aux antipodes du monde déchu des gnostiques, où le
hasard, qui augmente proportionnellement à la distance ontologique d’avec la divinité,
ruine tout espoir d’un sens. Mais ce n’est pas non plus un texte donné d’emblée, que l’on
pourrait lire dans toutes les directions possibles et avec toutes les méthodes imaginables
postulées par l’article de 1932 : la lecture dite boustrophédon, par exemple, ou cette autre
qui change les lettres en chiffres et qui est plutôt un calcul et dont les résultats doivent
toujours, bon gré mal gré, être significatifs. Non, l’histoire s’étale désormais dans le temps
à travers une narration dont la nécessité relève du caractère figuratif, dont le modèle
lointain a été élaboré par saint Paul (1 Cor 10, 11) et par les Pères de l’Église dans le but
d’intégrer les vieilles Écritures dans la nouvelle perspective. Ce qui intéresse Borges dans
ce modèle, c’est sa forme, applicable aussi bien à une narration qu’à la succession des
événements : un auteur tout-puissant, un argument préétabli en vue d’un dénouement
aussi prédéfini, et les créatures qui suivent l’argument sans aucune certitude quant à
l’issue vers laquelle elles s’acheminent. L’homme est ainsi partiellement ou complètement
ignorant de son rôle dans l’histoire. Il se rapproche des personnages d’un drame,
incapable qu’il est de sortir la tête de la page ou du torrent de l’histoire pour interroger son
auteur sur sa propre destinée4. Trois voire quatre auteurs sont convoqués d’ordinaire
comme source de cette idée. Dans « Le miroir des énigmes », le plus important et le plus
contemporain, dernier représentant de la vieille exégèse figurative, est Léon Bloy, dont le
maître à penser sur ce sujet, Tardif de Moidrey, a fait de la ville de Metz où il est né un
facteur lointain, comme il se doit dans l’histoire figurative, de la biographie intellectuelle
de Borges5. Les autres sont Novalis et Thomas de Quincey. Un quatrième auteur, Thomas
Carlyle, doit aussi être mentionné.
11 Bloy radicalise l’interprétation figurative de cet « esprit absolu » qu’était à son avis
Tardif de Moidrey pour l’appliquer à l’histoire humaine et universelle, comme on le voit
dans son livre sur Napoléon, d’où il extrait deux passages dont voici les fragments :
« Chaque homme est sur terre pour signifier quelque chose qu’il ignore et réaliser ainsi
une parcelle ou une montagne des matériaux invisibles dont sera bâtie la cité de Dieu » et
« Il n’y a pas un être humain capable de dire ce qu’il est, avec certitude. Nul ne sait ce qu’il
est venu faire en ce monde, à quoi correspondent ses actes, ses sentiments, ses pensées
[…], ni quel est son nom véritable, son impérissable Nom dans le registre de la Lumière.
[…] L’histoire est comme un immense texte liturgique où les iotas et les points valent
autant que des versets ou des chapitres entiers, mais l’importance des uns et des autres est
indéterminable et profondément cachée » [Borges 1993, p. 763]. C’est là le « symbolisme
universel » de Léon Bloy [Glaudes 2016 ; 2017, p. 391].
12 « Le miroir des énigmes » reprend l’article de 1932 sur la Cabbale, dont la méthode
exégétique est maintenant assimilée au symbolisme universel. Borges suit en cela Bloy lui-
même qui, dans Le Désespéré, propose, bien que de façon superficielle, cette
assimilation6. La différence, pourtant, est grande entre la perspective cabalistique et le
symbolisme historique. Et même si Borges ne l’explicite pas, elle a des effets visibles aussi
bien sur sa pratique narrative que sur ses idées sur la narration. Nous voulons parler de la
valeur historique et plus précisément eschatologique que le symbolisme acquiert sous
l’angle biblique de Bloy et qui, absente dans l’analyse de la Cabbale proposée par Borges
en 1932, est essentielle dans « Le miroir des énigmes » de 1940.
13 Pour saisir cette valeur eschatologique, il faut passer au deuxième élément souligné par
Borges chez Bloy. Car c’est Bloy lui-même qui suggère qu’un lien génétique existe entre
son symbolisme ou figurisme universel et le passage de saint Paul sur la vision in
ænigmate (1 Cor 13, 12 : « Car nous voyons à présent dans un miroir, d’une manière
obscure, mais alors ce sera face à face » ; « Videmus nunc per speculum in ænigmate :
tunc autem facie ad faciem »). Une phrase du Désespéré l’établit (en formulant au
passage la définition de Tardif de Moidrey évoquée supra) : « Appuyé sur l’affirmation
souveraine de Saint Paul : que nous voyons tout ‘en énigmes’, cet esprit absolu avait […]
conclu du symbolisme de l’Écriture au symbolisme universel » [Bloy 1887, p. 205-206].
Aussi le rapport entre symbole et miroir est-il conceptuel. Borges le montre au moyen
d’un texte de De Quincey d’après lequel les deux termes se valent : si les événements
historiques sont les symboles d’une autre réalité, ils sont en quelque sort leur miroir. Le
rapport entre le symbolisme de Bloy et le miroir paulinien va néanmoins au-delà du lien
de filiation suggéré par Bloy et au-delà du rapport conceptuel soulevé par Borges chez De
Quincey. On le voit chez Bloy, où la promesse eschatologique d’une révélation irrévocable
est une condition pour que l’on puisse supposer un sens caché dans l’histoire. À défaut de
la révélation annoncée par la Bible comme amendement définitif des tromperies
terrestres, quel sens donner à cette idée de l’histoire comme succession de hiéroglyphes ?
C’est parce qu’un jour l’on verra « face à face » que l’on peut attribuer un sens caché aux
images énigmatiques qu’aujourd’hui nous voyons « dans un miroir » (1 Cor 13, 12). Et à
l’inverse : c’est parce que l’on croit à un sens caché qu’il faut accepter l’existence
hypothétique du grand jour où il éclatera. Nous avons signalé que déjà dans « Bataille
d’hommes », l’une des pièces de « Deux coins », Borges avait introduit la dimension
eschatologique en renvoyant au Jugement dernier la justification finale des adversaires.
Ce ne sont pas là, certes, des croyances de Borges : « Il est douteux que le monde ait un
sens », écrit-il vers la fin de « Le miroir des énigmes » [Borges 1993, p. 764]. Quel est donc
son intérêt pour cette doctrine ? Une phrase semble l’indiquer : « je tiens que le monde
hiéroglyphique postulé par Bloy est celui qui convient le mieux à la dignité du Dieu
intellectuel des théologiens » [Borges 1993, p. 764]. Souvenons-nous de l’article sur la
Cabbale et le type d’auteur « intellectuel », dont les exemples étaient Paul Valéry et
Thomas De Quincey. Le premier ne figure pas dans le texte de 1940 ; on y trouve en
revanche le deuxième, en compagnie d’un troisième, Novalis. Ce ne serait pas trahir la
pensée de Borges que de traduire ainsi la phrase précédente : le monde hiéroglyphique
postulé par Bloy est celui qui convient le mieux à la dignité de l’écrivain intellectuel,
imitation, d’ailleurs, de l’Auteur postulé par la Bible d’après certaines interprétations.

Scatologie : Le miroir entre dans


l’histoire
14 Nous avons décrit la duplicité de la veine littéraire du jeune Borges, représentée à la fin
des années vingt par le partage entre une vision sub specie aeternitatis et la quête d’une
voie narrative, temporelle et terre à terre, qu’elle soit conçue de manière épique ou
satirique. Cette duplicité entre métaphysique et histoire se traduit en 1932 par une
distinction entre des traditions religieuses antithétiques, postulant les unes un texte et un
univers rigoureux et sans faille, les autres un texte et un univers arbitraire, monstrueux,
chaotique, grotesque. En 1940 cette double voie trouve, enfin, sinon exactement une
synthèse, du moins un compromis entre deux poétiques aussi complémentaires
qu’opposées, toutes deux maintenant à caractère décidément narratif : la plupart des
contes des deux célèbres recueils, Fictions et L’Aleph, sont l’expression de la première
poétique, tandis que l’œuvre lourdement parodique, satirique et carnavalesque jusqu’à
l’obscénité et à la scatologie dans sa collaboration avec Adolfo Bioy Casares – Six
problèmes pour don Isidro Parodi de 1942 et Deux Fantaisies mémorables de 1946 – est
l’expression de la seconde7. Le partage du corpus entre ces deux poétiques – la deuxième
pouvant être qualifiée d’antipoétique – ne signifie pourtant pas que la distinction en reste
là. Elle se reproduit comme une faille tectonique à l’intérieur même du premier groupe de
textes, dont le frontispice a beau dire aux lecteurs attentifs, comme ce roi aux esprits mal
tournés de sa cour : Honni soit qui mal y pense ; tôt ou tard ils décèlent l’angle sous lequel
le grandiose, le sublime et même la simple élégance peuvent être tournés en dérision.
Dans les interstices de l’ordre rigoureux et plein de sens des pièces les plus graves se
logent toujours des germes du hasard et du désordre, de l’obscène, du ridicule.
15 Le qualificatif d’antipoétique est l’écho d’une phrase que Borges écrit à trois reprises
entre 1937 et 1940 : chaque livre contient ou doit contenir son contre-livre8. Dans la
deuxième de ces trois occasions, l’affirmation est attribuée à Novalis, auteur qui
accompagne, dans « Le miroir des énigmes », Bloy et De Quincey. Nous n’avons pas
trouvé la phrase exacte de Novalis, ni dans l’édition allemande des Fragments que Borges
lisait à cette époque (publiée à Dresde en 1929), ni dans aucune autre édition. L’idée du
contre-livre trouve néanmoins facilement sa place dans le projet de Novalis d’une œuvre
encyclopédique à la manière d’une Bible, c’est-à-dire d’une bibliothèque rassemblant
l’univers entier – le pur et l’impur, le bon et le mauvais, ou comme chez Shakespeare,
d’après l’avis du même Novalis, poésie et antipoésie : « Une Bible est la suprême tâche de
la littérature » [Novalis 1975, fg. 275, p. 276] 9. Dans un choix d’aphorismes de l’auteur
allemand traduits et publiés de manière anonyme dans un supplément littéraire dirigé par
Borges, on trouve précisément celui-ci : « Sanctifié par l’Esprit, n’importe quel livre peut
être une Bible » 10. Le fragment d’où cette phrase est tirée compare ensuite l’esprit avec un
métal noble et ajoute que la plupart des livres sont comme des éphraïmites, pièces de fort
bas aloi frappées en Allemagne pendant la Guerre de Sept Ans. Rien de mal à cela,
concluait Novalis, car les livres sont comme la monnaie en circulation, dont le métal n’est
jamais à l’état pur11. Il en serait de même chez Shakespeare, où Novalis trouve « une
alternance absolue de poésie et d’antipoésie, d’harmonie et de disharmonie, du commun,
du vil, du laid au romantique, au distingué, au beau ; du réel à l’imaginaire » [Novalis
1975, fg. 279, p. 420]12. Quel rapport avec la notion de symbolisme universel ? Il est
implicite dans la notion de miroir de la Première Épitre aux Corinthiens utilisée par Bloy
et reprise par Borges. On sait que dans les premiers chapitres de cette Épître a lieu l’une
des inversions les plus scandaleuses du Nouveau Testament, son intention étant de
montrer, comme il est dit dans le chapitre 7, verset 31, que « la figure de ce monde […]
passe » : « Que personne ne s’abuse ! Si quelqu’un parmi vous pense être sage à la façon
de ce monde, qu’il devienne fou pour être sage ; car la sagesse de ce monde est folie auprès
de Dieu » (1 Cor 3, 18). Ce contexte fait ressortir une partie fondamentale du sens que Bloy
décèle dans le miroir paulinien, qui n’est pas simplement une surface réfléchissante, mais
aussi trompeuse : si dans ce monde, où regarder la vérité en face m’est interdit, je suis
condamné à ne voir qu’à travers les anamorphoses et les inversions des miroirs
énigmatiques (autrement dit, à travers des symboles), comment puis-je être certain que la
vérité ne se trouve pas dans ce qu’on appelle faux, la sagesse dans ce qu’on appelle folie, la
force dans ce qu’on appelle faiblesse ? Dans le miroitement du symbolisme universel,
l’observateur voulant pénétrer la vérité ne peut rien négliger, il doit la chercher partout, y
compris dans son contraire : le rachat du monde peut se trouver « dans les ordures du
monde » (1 Cor 4, 13). C’est pourquoi tout livre, pour être complet, doit abriter également
son contre-livre, son reflet plus ou moins inversé, l’antipoésie.
16 Borges ne découvre pas chez Bloy seulement une, mais deux poétiques. La première est
celle du symbolisme figuratif ; la seconde, implicite dans le symbolisme, celle des
inversions scandaleuses dont l’exemple le plus frappant est peut-être la dernière des
« Trois versions de Judas » (1944) : l’incarnation de Dieu serait plutôt le traître que Jésus.
Cette poétique est à la base d’une narration à double face développée par Borges pendant
les années 1940. Double, faut-il insister, non seulement du fait du sérieux des deux
recueils individuels (Fictions et L’Aleph) et du caractère carnavalesque des écrits en
collaboration avec Adolfo Bioy Casares déjà mentionnés, mais à l’intérieur de la première
série elle-même où se trouve la pièce sur Judas que l’on vient de citer. Il n’est pas une
pièce dans cette série où ne se manifeste un de ces emblèmes contradictoires où, dans une
réflexion du texte sur lui-même, ces deux faces se trouvent représentées. L’aleph, peut-
être le zahir, ne sont que les exemples les plus connus, ou en tout cas les plus maniables,
parmi bien d’autres que l’on pourrait citer.
17 Telle est aussi la fonction de la Bible et des Mille et Une Nuits : suggérer respectivement
une écriture sacrée et une écriture profane voire sacrilège, même si le plus souvent toutes
les deux se recoupent et s’entremêlent, comme il se doit dans ce bas-monde aux
miroitements énigmatiques. Un exemple significatif apparaît dans l’histoire inaugurale de
la fiction borgésienne, « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius », prépubliée dans la revue Sur en mai
1940, deux mois après « Le miroir des énigmes », puis, cette même année, dans une
anthologie de littérature fantastique. Elle figure depuis 1944 en ouverture du recueil
Fictions. Après quelques indices, le narrateur se met à craindre l’existence d’un complot
visant la création d’une réalité parallèle vouée à prendre le pas sur le monde. Cette
révélation se présente sous la forme d’un livre de 1001 pages. Le moment où ce livre
tombe entre les mains du narrateur est décrit par celui-ci dans les termes de la Nuit des
Nuits (surate 97), celle où le Livre est révélé au Prophète. Peu importe sans doute que la
référence soit faite ici au Coran plutôt qu’à la Bible : la valeur est la même. Or il se trouve
que dans Les Mille et Une Nuits, convoquées dans le texte par le nombre de pages du
volume trouvé, une histoire fort grotesque se passe sous le signe de cette Nuit des Nuits
qui n’a d’autre résultat que la réduction au néant de la fameuse Révélation : « L’histoire
des trois désirs, ou l’homme qui souhaitait voir la Nuit du Pouvoir »13. Cet épisode
secrètement ambigu de la première pièce de Fictions acquiert encore plus d’importance si
l’on observe que dans la dernière, intitulée « Le Sud », les Écritures et les Mille et Une
Nuits se superposent de même dans un rôle essentiel14. Juan Dahlmann, petit-fils d’un
ministre protestant et lui-même homme du livre car bibliothécaire, agonise des suites d’un
accident qui lui est arrivé pour avoir monté trop impatiemment et trop distraitement un
escalier : il avait hâte de voir – et non pas lire – une vieille édition illustrée des Mille et
Une Nuits. L’histoire montre qu’à l’homme puni d’aveuglement le destin ouvre les yeux
sur des vétilles plus qu’il ne les lui ferme sur les grandes crimes15.
18 Il est intéressant de constater que ce livre se trouve également, de façon plus ou moins
cachée, dans « Le miroir des énigmes ». Car la phrase de De Quincey citée par Borges pour
illustrer l’idée de Bloy (« Même les sons irrationnels du globe doivent être autant
d’algèbres et de langages ayant en quelque façon leurs clefs respectives, leur sévère
grammaire, leur syntaxe ; ainsi dans l’univers les choses infimes peuvent être des miroirs
secrets des plus grandes » [Borges 1993, p. 761-762]16) ne fait pas partie d’un
commentaire de la Bible, mais de l’autre grand livre oriental. La phrase de De Quincey en
question est la conclusion tirée d’une lecture enfantine d’un épisode (hypothétique car
jusqu’à présent personne, pas même Borges, qui reconnaissait l’avoir cherché, n’a été
capable d’en identifier la source) du conte d’Aladin. Un magicien apprend l’existence de la
lampe, mais indique aussi que seul un innocent pourra en devenir possesseur ; il décide
ensuite d’appliquer son oreille contre le sol : il doit, dans cette Babel de pas qui bat à ce
moment précis la surface du globe, déceler celui du seul enfant capable de conquérir la
lampe. Certes De Quincey explique que l’auteur de cet épisode – que Borges, au bout de sa
quête, soupçonne être De Quincey – était inconscient du sublime que l’histoire exprimait
et que Les Mille et Une Nuits n’étaient capables de le dévoiler que dans une atmosphère
chrétienne, c’est-à-dire aux yeux d’un lecteur chrétien. Chez De Quincey aussi nous avons
donc une espèce de dualité poétique selon laquelle le sublime nécessite du grotesque et
inversement. Sans leur contraire, aucune des deux valeurs n’a de consistance.

Conclusion parabolique au carrefour


d’influences
19 « Le Miroir des énigmes » s’achève sur cette note de bas de page qui est en quelque
sorte la réécriture de l’épisode d’Aladin tel qu’il est raconté et interprété par De Quincey.
Cette réécriture est entamée du point de vue figuratif et apocalyptique que Borges lit dans
l’œuvre de Bloy et que Bloy lit dans la Bible :

« Qu’est-ce qu’une intelligence infinie ? » demandera peut-être le lecteur. Il n’est


pas de théologien qui n’en donne une définition ; je préfère en donner un exemple.
Les pas que fait un homme, du jour de sa naissance à celui de sa mort, dessinent
dans le temps une figure inconcevable. L’intelligence divine voit cette figure
immédiatement, comme nous voyons un triangle. Cette figure a (peut-être) sa
fonction bien déterminée dans l’économie de l’univers. [Borges 1993, p. 764]

20 Outre l’épisode repéré ou fantasmé par De Quincey dans l’histoire d’Aladin, la parabole
condense plusieurs autres textes. Aussi Novalis, avec au moins deux textes, est-il à
l’origine de celle-ci, bien que l’influence ait pu aussi se produire dès les premiers maillons
de la chaîne, c’est-à-dire chez De Quincey lui-même qui aurait pu lire, tout comme Borges
plus tard, le début des Disciples à Saïs du malheureux poète allemand, et cela soit dans sa
langue originale, soit dans la version anglaise proposée par Carlyle dans son article
pionnier de 1829. Voici les premières lignes des Disciples à Saïs :

Les hommes marchent par des chemins divers. Qui les suit et les compare verra
naître d’étranges figures ; figures qui semblent appartenir à cette grande écriture
chiffrée qu’on rencontre partout : sur les ailes, sur la coque des œufs, dans les
nuages, dans la neige, dans les cristaux, dans les formes de rocs, sur les eaux
congelées, à l’intérieur et à l’extérieur des montagnes, des plantes, des animaux,
des hommes, dans les clartés du ciel, sur les disques de verre et de poix lorsqu’on
les frotte et lorsqu’on les attouche : dans les limailles qui entourent l’aimant, et
dans les étranges conjonctures du hasard… On y pressent la clef de cette écriture
singulière et sa grammaire ; mais ce pressentiment ne veut pas se fixer dans une
forme et semble se refuser à devenir la clef suprême.17

21 Le deuxième texte de Novalis à la source de la parabole des pas que fait l’homme le long
du temps, notamment de l’inconcevabilité de la figure ainsi tracée, est évoqué par Borges
dans « Le miroir des énigmes ». Il s’agit de l’« hypothèse » selon laquelle « le monde
extérieur – les formes, les températures, la lune – c’est un langage que nous autres
hommes avons oublié, que nous épelons à peine… » [Borges 1993, p. 761]. La phrase
associe le début des Disciples à Saïs, que l’on vient de citer, et l’un des fragments classés
comme psychologiques dans l’édition de 1929 utilisée par Borges :

Tout ce que nous apprenons est une communication. Ainsi le monde est par le fait
une communication – une manifestation de l’esprit. Le temps n’est plus, où l’esprit
de Dieu était intelligible ; le sens du monde est allé en se perdant et s’est perdu ;
voici que nous sommes restés fixement à la lettre ; derrière l’apparence, nous
avons perdu l’apparition. [Novalis 1975, fg. 198, p. 109]18

22 Enfin une variation de la parabole apparaît chez Borges vingt ans plus tard. Dans
l’épilogue de L’Auteur (El hacedor), le lecteur trouvera ceci :

Un homme se fixe la tâche de dessiner le monde. Tout au long des années, il


peuple l’espace d’images de provinces, de royaumes, de montagnes, de golfes, de
vaisseaux, de maisons, d’instruments, d’astres, de chevaux et de personnes. Peu
avant de mourir, il découvre que ce patient labyrinthe de lignes trace l’image de
son visage [Borges 1999, p. 61].

23 Dans les deux versions, celle de février 1940 et celle de 1960, tous les éléments de la
double poétique, figurative et énigmatique, sont présents : une série, successive et
labyrinthique, de tous les avatars d’une vie, trace, malgré le non-sens de chacun de ces
avatars pris de façon isolée, un dessein qui dans sa perfection ne se révèle qu’à la fin ; d’où
la nature eschatologique ou apocalyptique de l’image ainsi parachevée. Quel en est le
sens ? En dépit des insinuations, personne ne le connaît, d’autant moins qu’ici ou là
quelques signes laissent penser qu’on peut s’attendre à une frustration, à une chute du
même genre que celle d’une bonne… ou d’une mauvaise plaisanterie : l’eschatologie
devient purement et simplement scatologie, concepts très différents et même opposés,
signalés pourtant par deux mots qui se ressemblent au point de se confondre parfaitement
en espagnol19.

Bibliographie
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Notes
1 D’autres oppositions pourraient être évoquées, comme celle qui touche deux genres narratifs ou
pratiques littéraires différents dans le domaine de la prose de fiction : le conte, surtout le policier,
avec sa structure rigoureuse (où chaque élément doit prophétiser le dénouement [Borges 2002,
p. 111]), et le roman réaliste avec sa mollesse structurelle ; le sublime et l’abjecte ; l’identité et la
différence ; l’unité et l’infini ; la raison et la folie ; le sens et le non-sens.
2 Le brouillon montre aussi que Borges a projeté de placer comme pièce « métaphysique » de cet
ensemble un texte alternatif intitulé « Boletín de una noche » [García 2018, p. 295 ; Borges 2018,
p. 53-58]. L’un et l’autre textes veulent développer l’expérience liminaire du désarçonnement du
moi, ce chevalier de l’histoire, dissous soit au contact mystique de l’éternité (« Sentirse en
muerte »), soit au contact quotidien de la nuit du sommeil (« Boletín de una noche »).
3 Par avant-garde nous comprenons ici celle de l’ultraïsme du jeune Borges, dont l’idéal de la
métaphore et l’anathème de la narration renvoient au cubisme de Pierre Reverdy, Paul Dermée et
d’autres collaborateurs de la revue Nord-Sud ainsi qu’au créationnisme de Vicente Huidobro
[Attala 2014, p. 198-232].
4 Cette idée, qui est aussi une idée du destin, paraît à un moment, février 1940, fort significatif de
l’histoire mondiale, l’humanité y étant secouée par des forces très supérieures à celles de
l’individu et même souvent à celles de nations. Aussi du point de vue des événements
biographiques, l’expérience de la mort de son père en 1938 et de son propre échec comme écrivain
a mis Borges à l’épreuve de forces insurmontables.
5 Cet article fut d’abord présenté sous la forme d’une communication à Metz.
6 Ainsi s’écrit le narrateur : « Mais quel accablant, quel formidable sujet ! Le Symbolisme de
l’histoire, c’est-à-dire, l’hiérographie providentielle, enfin déchiffrée dans le plus intérieur arcane
des faits et dans la kabale des dates, le sens absolu de signes chroniques, tels que Pharsale,
Théodoric, Cromwell ou l’insurrection du 18 mars, par exemple, et l’orthographe conditionnelle
de leurs infinies combinaisons ! En d’autres termes, le calque linéaire du plan divin rendu aussi
sensible que les délimitations géographiques d’un planisphère, avec tout un système corollaire de
conjecturales aperceptions dans l’avenir !!... » [Bloy 1887, p. 121].
7 Sur cette partie moins connue de la production borgésienne, voir Parodi [2018].
8 La phrase figure dans un article de janvier 1937 (« La dynastie des Huxley » : « Il n’y a pas de
livre qui ne renferme son contre-livre, lequel est son envers » [Borges 1993, p. 1030]), dans un
compte rendu de novembre de 1938 (sur Of Course, Vitelli ! d’Alan Griffiths : « ‘Chaque livre
contient son contre-livre’, a dit Novalis » [Borges 1993, p. 1190]), et dans « Tlön, Uqbar, Orbis
Tertius », mai 1940 (« Un livre qui ne contient pas son contre-livre est considéré comme
incomplet » [Borges 1993, p. 462]). Dans le troisième de ces textes, l’on trouve une variation : les
livres « qui sont de nature philosophique contiennent invariablement la thèse et l’antithèse, le
pour et le contre rigoureux d’une doctrine » [Borges 1993, p. 462].
9 Voir également fg. 497 et 504, ainsi que, pour une présentation succincte, [Masson et Schefer
2016].
10 « Santificado por el Espíritu, cualquier libro puede ser una Biblia » [Novalis 1934]. Le choix et
la traduction de 1934 ont dû être faits par Borges lui-même ; on trouve de traces de ces fragments
par exemple dans sa biographie synthétique de Gustave Meyrink d’avril de 1938 [Borges 1993,
p. 1145].
11 « Wenn der Geist heiligt, so ist jedes echte Buch Bibel. Aber nur selten wird ein Buch um des
Buches willen geschrieben, und wenn Geist gleich edlem Metall ist, so sind die meisten Bücher
Ephraimiten. Freilich muß jedes nützliche Buch wenigstens stark legiert sein. Rein ist das edle
Metall in Handel und Wandel nicht zu gebrauchen. Vielen wahren Büchern geht es wie den
Goldklumpen in Irland. Sie dienen lange Jahre nur als Gewichte » [Novalis 1929, vol. I, chap. 23].
12 Pour l’original allemand [Novalis 1929, vol. I, chap. 23].
13 C’est le titre donné à l’histoire raconté la nuit 596 de l’édition la plus utilisée par Borges : « The
three wishes, or the man who longed to see the Night of Power » [Burton 1881, p 180]. Une Nuits
des Nuits, un mari formule – poussé par la voracité de sa femme – le vœu d’être mieux doué pour
l’amour. L’exaucement trop généreux de son désir lui rendant l’acte en question impossible, il
demande le rapetissement du premier don. Sa disparition presque complète l’oblige à demander,
en dernier vœu, celui de revenir au statu quo ante. L’histoire est qualifiée de pornographique
dans la préface de l’Antología de la literatra fantástica publiée par Borges, Bioy Casares et
Silvina Ocampo la même année que « Tlön », 1940, et où, de surcroît, « Tlön » paraissait, comme
nous l’avons dit, pour la deuxième fois. L’abondante et souvent très intéressante littérature
critique sur Les Mille et Une Nuits chez Borges que nous avons pu consulter n’a pas pris note de
cette référence, aussi discrète que significative.
14 Le même jeu est proposé plus d’une vingtaine d’années plus tard dans « Le livre du sable »,
nouvelle du recueil éponyme publié en 1975 [Attala 216, p. 491-494].
15 L’épisode commence par cette phrase : « Ciego a las culpas, el destino puede ser despiadado
con las mínimas distracciones » [Borges 1989, p. 525] (« Aveugle pour les fautes, le destin peut
être implacable pour les moindres distractions » [Borges 1993, p. 553 ; Attala 2016, p. 492]). Dans
un article sur l’Orient dans l’œuvre de Borges, Karim Benmiloud attire à juste titre l’attention sur
le rapport entre la façon dont Borges traite la matière arabe et la « la question de la
représentation » et « de la figuration par l’image » dans la tradition musulmane (Benmiloud
2016, p. 89).
16 « Even the articulate or brutal sounds of the globe must be all so many languages and ciphers
that somewhere have their corresponding keys – have their own grammar and syntax; and thus
the least things in the universe must be secret mirrors to the greatest » [De Quincey 1896, p. 129].
17 Novalis [1992, p. 69.] De Quincey, tout comme Borges, a aussi pu lire ce texte de Novalis dans
l’article de Thomas Carlyle sur l’auteur allemand dont l’anthologie commence précisément par ces
premières lignes des Disciples à Saïs : « Men travel in manifold paths : whose traces and
compares these, will find strange Figures come to light ; Figures which seem as if they belonged to
the great Cipher-writing which one meets with every-where » [Carlyle 1852, p. 175]. Borges citait
l’article de Carlyle dans le sien sur le Gnosticisme de 1932 « Une défense du fallacieux Basilide » ;
il le présente comme le « fameux article de la Foreign Review, 1829 » [Borges 1993, p. 223].
18 « Alles, was wir erfahren, ist eine Mitteilung. So ist die Welt in der Tat eine Mitteilung,
Offenbarung des Geistes. Die Zeit ist nicht mehr, wo der Geist Gottes verständlich war. Der Sinn
der Welt ist verloren gegangen. Wir sind beim Buchstaben stehngeblieben. Wir haben das
Erscheinende über der Erscheinung verloren » [Novalis 1919, vol. I, chap. 13].
19 En espagnol, escatología est un homographe. Dérivé du grec skatos, se rapporte aux
excréments comme scatologie ; dérivé du grec eschatos, se rapporte à l’au-delà comme
eschatologie.

Pour citer cet article


Référence électronique
Daniel Attala, « La Bible dans le miroir des Mille et Une Nuits », ThéoRèmes [En ligne],
14 | 2019, mis en ligne le 19 août 2019, consulté le 12 février 2021. URL :
http://journals.openedition.org/theoremes/2592 ; DOI : https://doi.org/10.4000/theoremes.2592

Auteur
Daniel Attala
Université de Bretagne-Sud – ERIMIT

Droits d’auteur

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