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CAHIERS DEJA PARUS Denis Laoureux

Denis Laoureux
1 Ensoriana
Xavier Tricot
104 pp 81 illustrations noir et blanc Maurice Maeterlinck et la dramaturgie de l’image
ISBN 90-5325-027-1

2 Paul Joostens, de cruciale jaren. Brieven aan Jos Leonard 1919-1925 Les arts et les lettres dans le symbolisme en Belgique L’AUTEUR
Jean F. Buyck
328 pp 80 illustrations noir et blanc
ISBN 90-5325-029-8 Licencié en Histoire de l’art et archéologie, docteur en Philosophie et Lettres,
Denis Laoureux (° 1974) est professeur à l’Université libre de Bruxelles où il

Maurice Maeterlinck et la dramaturgie de l’image


3 Théo van Rysselberghe, l’ornement du livre enseigne les matières relatives à l’art du XXe siècle. Ses recherches sur l’art
Adrienne et Luc Fontainas
120 pp 281 illustrations noir et blanc en Belgique portent principalement sur les relations entre image et écriture,
ISBN 90-5325-061-1 EPUISE ainsi que sur l’abstraction. Il est l’auteur de nombreuses contributions dont
4 Art-script, teksten van en over Mark Verstockt plusieurs ouvrages : Mot à main. Image et écriture dans l’art en Belgique (2006) et
152 pp 58 illustrations noir et blanc Cobra passages (2008).
ISBN 90-5325-085-9

5 Paul Neuhuys, Soirées d’Anvers, notes & essais


272 pp 27 illustrations noir et blanc
ISBN 90-5325-083-2

6 Het geluk van een schrijver, Felix Timmermans en zijn Pallieter


Prof. Dr. August Keersmaekers LE LIVRE
308 pp 20 illustrations noir et blanc
ISBN 90-5325-180-4
Issu d’une thèse de doctorat en Histoire de l’art, le présent ouvrage montre
7 Idem, Tekstkritische Studie comment, et pourquoi, un écrivain fait de l’image un élément pleinement
440 pp 40 illustrations noir et blanc constitutif de sa démarche littéraire. Aucune synthèse n’avait encore été
ISBN 90-5325-170-7
consacrée aux relations entre les arts et les lettres qui se tissent à travers une
8 De idee Maurice Gilliams, een schrijver over schilders œuvre comptant parmi les contributions majeures du symbolisme.
Herwig Todts, Isolde de Buck
268 pp 178 illustrations couleur et noir et blanc
ISBN 90-5325-200-2

9 Japonisme in fin de siecle art in Belgium


Takagi Yoko
320 pp 185 illustrations couleur et noir et blanc
ISBN 90-5325-144-8

CAHIERS

Objectif

Cahier 10
La publication d’une série d’études et essais portant sur les arts plastiques et leurs rela-
tions réciproques avec la littérature au cours de la période 1850-1950, proposés dans
une présentation impeccable et à un prix séduisant.
Les textes et leur sources (correspondances etc.) étayés scientifiquement, apportent une
contribution originale à l’histoire de la civilisation dans le sens le plus large du terme.
Ils sont publiés dans la langue originale de l’auteur en néerlandais, français, anglais ou
allemand. Cahier 10

PANDORA
La périodicité de leur publication dépend de la qualité des contributions proposées (ou 288 pages
sollicitées).
ISBN 97890-5325-287-1
André Bollen Jean F. Buyck DEPOT LEGAL 2008/5890/1
Editions Pandora Rédacteur en chef (213)
MAURICE M AETERLINCK ET LE THEAT RE DE L’IM AG E

LES ARTS E T LE S L ETTRES DAN S LE SYMBOLI SME EN B ELG IQU E


DENIS LAOUREUX

M A URICE M AETER LINCK

ET LE THEA TR E D E L’ IMA GE

L ES ARTS ET LES LETTRES


D AN S LE SYMBOL ISME EN BELG IQUE

Cahier 11
 2008 Editions Pandora, l'auteur, Sabam 2008

Tous droits réservés. A l'exclusion des exceptions expressément prévues par la loi, aucune partie de
cette édition ne peut être reproduite, stockée dans une banque de données automatisée ou rendue
publique sous quelque forme que ce soit, sans l'autorisation écrite préalable de l'éditeur et de l'au-
teur.

ISBN 97890-5325-287-1
DEPOT LEGAL 2008/5890/1
(213)

Editions Pandora, Bredabaan 61, B - 2930 Brasschaat


Maquette: Camille Brasseur
Impression: New Goff, Mariakerke
SOMMAIRE
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R EM E R C IEM E N T S
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I E livre accompagne l’exposition Le musée imaginaire de Maurice Maeterlinck
accueillie par le Musée provincial Félicien Rops du 19 janvier au 13 avril 2008.
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C En tant qu’auteur et commissaire d’exposition, je tiens à remercier Madame
Véronique Carpiaux, Directrice de cette institution, ainsi que son équipe. J’exprime ma
gratitude aux collectionneurs privés pour la confiance qu’ils m’ont accordée en acceptant
de se séparer temporairement de leurs trésors. J’adresse également mes remerciements
aux représentants des institutions qui, par leur collaboration, ont rendu le livre et l’ex-
position possibles : les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique ; le Cabinet des
Estampes, la Réserve précieuse et le Département des Manuscrits de la Bibliothèque
royale Albert Ier ; le Théâtre royal de la Monnaie ; le Musée royal de Mariemont ; le
Museum voor Schone Kunsten de Gand ; le Musée Arnold Van der Haeghen de Gand ;
la Ville de Gand ; le Koninklijk Museum voor Schone Kunsten d’Anvers ; le Musée
d’Ixelles ; le Groeninge Museum de Bruges ; le Musée de l’Art wallon de Liège ; la
Réunion des Musées nationaux de France ; le Musée d’Orsay ; le Musée départemental
Maurice Denis ; les Archives et Musée de la Littérature ; The National Portrait Gallery
de Londres ; The Royal Photographic Society de Bath ; la Banque Dexia ; les éditions
Ludion ; l’Université libre de Bruxelles.
Chacun sait qu’un livre est toujours une entreprise collective. Derrière le nom de l’au-
teur se dissimulent des confères, des collègues, des amis. Je pense d’abord à Monsieur
André Bollen, Directeur des éditions Pandora, dont l’enthousiasme ne s’est jamais tari.
Je lui sais gré de m’avoir offert une liberté intellectuelle d’autant plus appréciable qu’elle
fut entière. Merci à Madame Anne Adriaens-Pannier (MRBAB), à Messieurs Paul Aron
(FNRS-ULB), Manuel Couvreur (ULB) et Arnaud Rykner (Toulouse-le-Mirail) pour le
soin avec lequel ils ont pris connaissance de ma recherche doctorale. Merci à Madame
Adrienne Fontainas de m’avoir ouvert bien des portes dans le milieu de la bibliophilie
qu’elle connaît admirablement. Merci à Monsieur Fabrice van de Kerckhove (AML)
pour la courtoisie avec laquelle il a mis son érudition légendaire au service de mes re-
cherches. Merci à Messieurs Pascal de Saedeleer et Luc Schrobilgen pour leur collabo-
ration amicale. Je tiens à exprimer ma gratitude à Mesdemoiselles Camille Brasseur et
Amélie Favry pour leur infinie disponibilité.
Enfin, il me reste à rendre hommage à celui qui a dirigé la thèse de doctorat dont ce
livre est issu, et à qui j’ai succédé comme professeur à l’Université libre de Bruxelles. A
Monsieur Michel Draguet, je veux dire combien je mesure le privilège d’avoir bénéficié
de ses enseignements.

6
PREFACE

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8
INTRODUCTION

INTRODUCTION

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I N T R ODU C T IO N
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I BONDANTS, diversifiés, parfois redondants, souvent réédités, les écrits de Maurice
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A Maeterlinck (1862-1949) bénéficient d’une longue fortune critique. Celle-ci com-
mence dès 1889, date de parution de Serres chaudes et de La Princesse Maleine. Le
succès international de pièces comme Pelléas et Mélisande et L’Oiseau bleu ainsi que celui
d’essais comme Le Trésor des humbles et La Vie des abeilles, les traductions multiples et le
prix Nobel de littérature décerné en 1911 suscitent d’innombrables commentaires. Ceux-ci
n’empêcheront toutefois pas l’auteur de traverser une phase de purgatoire à partir des années
1930. Les événements liés au centenaire de la naissance de l’homme de lettres, en 1962, ont
relancé une historiographie qui, au vu du flot des publications et des éditions critiques parues
ces dix dernières années, n’est manifestement pas sur le point de se tarir.
L’écriture du présent ouvrage repose sur la nécessité de répondre à une question posée
du vivant de Maeterlinck, celle du statut de l’image dans une œuvre perçue, très vite et
durablement, comme le prolongement littéraire naturel de la tradition picturale flamande.
Le Massacre des Innocents rédigé en 1886 d’après le tableau homonyme de Bruegel
l’Ancien constituerait la preuve éclatante de ce phénomène d’engendrement du littéraire
par l’image. Dès la parution de Serres chaudes, l’écriture de Maeterlinck est lue comme
la résultante d’une aptitude picturale. Critique littéraire à la Jeune Belgique, Iwan Gilkin
en témoigne dans son compte rendu de Serres chaudes : « La limite entre l’œuvre d’art
et le rébus est parfois vacillante et pour ne point tomber dans le charabia plus ou moins
ésotérique il faut à l’artiste une faculté de conception plastique d’une vigueur peu com-
mune. Cette faculté, M. Maeterlinck la possède éminemment ». Les exemples de ce genre
sont légion au point de constituer un stéréotype. Celui-ci est d’ailleurs activé par la re-
présentation que les hommes de lettres donnent d’eux-mêmes. Il n’est pas certain que
la critique ait toujours échappé au discours des acteurs. Pour beaucoup en effet, il sem-
ble bien que, merveilleusement prédestiné par son enracinement dans la terre d’un pays
réputé pour le génie de ses artistes, l’écrivain belge soit tout naturellement un peintre qui
rédige. On a pu dire que la littérature francophone de Belgique est la fille de la presti-
gieuse tradition picturale flamande. Ce n’est pas faux, mais il faut nuancer. D’abord, s’il
est tout à fait exact que Maeterlinck intègre au langage des éléments d’ordre non lin-
guistique – en fait, sonore et visuel –, il n’en demeure pas moins que, d’une part, la cri-
tique ne s’est pas appuyée sur une vision globale du champ pictural, et que d’autre part,
les références aux œuvres d’art s’expliquent aussi par des raisons non littéraires stricto
sensu. Ensuite, il convient de faire remarquer que la fameuse tradition picturale flamande
sur laquelle nombre d’hommes de lettres indexent leurs écrits, n’a pas de fondement his-
torique. Il n’y a pas d’école flamande en soi, qui irait soi-disant de Memling à Ensor, en
passant par la dynastie des Bruegel et par l’atelier de Rubens, tout en intégrant des Hol-
landais comme Bosch et Rembrandt. La tradition picturale flamande est une construc-

10
INTRODUCTION

tion intellectuelle relevant du discours critique mis en place dans la presse dès la fin du
XVIIIe siècle, relayée au milieu du XIXe siècle par les thèses évolutionnistes, et enfin re-
prise par les écrivains de la génération de 1880.
Notre livre est ainsi conditionné par le besoin de revoir un lieu commun du discours
critique. Il bénéficie largement de la relecture dont le symbolisme fait l’objet depuis une
quinzaine d’années environ, non seulement par l’histoire de la littérature, mais aussi par
l’histoire de l’art au faîte de laquelle je tiens à placer les études de Michel Draguet. Mes
recherches s’inscrivent dans la continuité des siennes, et sans des ouvrages comme
Khnopff ou l’ambigu poétique, ainsi que Le symbolisme en Belgique, ma contribution
à l’étude de Maeterlinck n’aurait pu voir le jour.
Cette contribution se donne pour objet d’analyser non pas le rôle de l’image comme
moteur de création littéraire, mais plutôt celui qu’elle joue dans le discours élaboré par
Maeterlinck sur le langage. Pour subtile qu’elle paraisse, la nuance n’en est pas moins si-
gnificative. Il ne sera pas procédé ici à l’étude de ce que la critique a convenu d’appeler
la picturalité de l’écriture. L’œuvre d’art constitue la chair de l’histoire de l’art, discipline
dans laquelle s’inscrit notre approche. Celle-ci postule que Maeterlinck situe ses propos
sur le langage au creux d’une faille. D’aucuns interprètent la critique maeterlinckienne
de la langue française en termes de relation entre un centre, Paris, et ses marges, dans les-
quelles se trouve la Belgique. L’ancrage périphérique conditionne en effet beaucoup
d’éléments à rebours du monde classique : une écriture qui pulvérise ses formes, un
discours fantasmatique sur la langue, une théorie dramaturgique opposée au théâtre du
discours, un investissement dans les genres laissés en friche. D’autres spécialistes – Chris-
tian Berg, Delphine Cantoni, Arnaud Rykner et Pierre Piret – ont le mérite d’avoir mon-
tré que l’attitude de Maeterlinck à l’égard de la langue française relève aussi d’un projet
poétique visant à neutraliser la fonction de communication conventionnellement accor-
dée au verbe pour ouvrir ce dernier sur un horizon qui lui échappe. Notre étude part de
leur démonstration. Elle pose comme hypothèse que l’image remplit un rôle compen-
satoire auquel Maeterlinck accorde une place centrale dans sa dramaturgie, pièces de
théâtre et articles théoriques inclus. L’image s’inscrit dans les manquements du verbe
dont elle constitue, en quelque sorte, un élément rémunérateur. Ceci explique non seu-
lement l’omniprésence des références picturales qui émaillent textes et archives, mais
aussi la récurrence des relations nouées avec les peintres. La dramaturgie que Maeterlinck
élabore en prenant appui sur l’image témoigne d’une nouvelle façon de penser la re-
présentation théâtrale en phase avec les recherches picturales relevant du symbolisme.
Celles-ci reposent sur un principe de substitution, lequel constitue le pilier de notre ap-
proche. Elles substituent l’apparition de l’inconnu à la représentation de la nature. Sui-
vant ce schéma, représenter n’est pas montrer ce que l’on sait, mais plutôt faire apparaître
ce qui dépasse l’entendement. L’image n’est ni le reflet du visible, ni l’expression d’un
savoir acquis sur le monde. Elle tisse la trame d’un écran sur lequel prennent forme des
objets et des êtres renvoyant à une réalité qui les dépasse. Cette inversion de la structure

11
M
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T classique de la représentation modifie nombre de paramètres visuels que nous étudie-
E rons, comme les formes, la couleur, la lumière, la figure, le vide, la stylisation, etc. Elle
R fait aussi apparaître de nouvelles problématiques. Le lien à la photographie, le support
L matériel de l’écriture, la relation entre l’acteur et l’évolution du portrait, le nocturne en
tant qu’équivalent pictural du silence, la notion d’écran, l’impact des techniques d’écri-
I
ture sur la peinture de Kandinsky, etc., sont autant de questions auxquelles les présentes
N
pages entendent apporter des éléments de réponse.
C
Ces questions soulèvent plusieurs problèmes de méthode. Ceux-ci sont posés et dé-
K
veloppés en introduction à chacune des trois parties qui composent le corps du texte. Il
y a trois aspects, que l’on se bornera ici à identifier. L’interprétation des références de
Maeterlinck à l’histoire de la peinture pose d’abord un problème d’identification du cor-
pus d’œuvres. L’inspiration bruegelienne du Massacre des Innocents, les références à
Memling, à Van Eyck ou à Bosch s’expliquent-elles vraiment par un atavisme bien com-
mode pour lier la spécificité de l’écriture maeterlinckienne à une sorte de droit du sol ?
Nous sommes enclin à penser que ces références dissimulent en réalité des enjeux stra-
tégiques étrangers à la thèse de la « prédestination merveilleuse ». Certes Maeterlinck cite
nombre de peintres issus de cette tradition flamande chère à Lemonnier et Verhaeren,
en même temps qu’il dénigre Raphaël et la Renaissance. Mais il érige aussi Léonard de
Vinci en étalon de valeur, et reste étrangement silencieux à l’égard de Rubens qui consti-
tue pourtant le fer de lance de l’identité picturale flamande. On pourrait citer d’autres pa-
radoxes intéressants. Ceux-ci conduisent à une question simple : quelles œuvres d’art
Maeterlinck a-t-il précisément vues ? Pour répondre à cette question, et par conséquent
à celle des enjeux sous-jacents à l’usage des sources plastiques, il a d’abord fallu recons-
tituer le champ pictural de l’écrivain – son musée imaginaire, si l’on préfère –, de façon
aussi exhaustive que possible, par un dépouillement des textes, mais aussi et surtout des
documents d’archives. Le problème de délimitation du corpus d’œuvres se pose égale-
ment pour le champ des éditions illustrées qui, on le verra, constituent un lieu privilégié
du croisement des arts et des lettres durant la fin de siècle. La recherche montre que les
textes de Maeterlinck ont été enrichis par une centaine d’illustrateurs environ. Nous
avons centré notre analyse sur les éditions illustrées originales, car celles-ci constituent la
base d’une démarche qui redéfinit le support pour incarner un renouveau littéraire.
La reconstitution des cimaises virtuelles du musée imaginaire de Maeterlinck et le cor-
pus des éditions illustrées par les peintres forment les éléments de base d’une lecture ex-
plicite des relations qui unissent la littérature au monde de l’art. Pour objective qu’elle
soit, cette méthode de travail n’épuise pas à elle seule la dramaturgie que Maeterlinck éla-
bore en se basant sur l’image. Des liens implicites, souterrains, relient aussi les arts plas-
tiques à l’image scénique. Celle-ci se présente comme un « tableau vivant » qui paie son
tribut à la peinture. Faire apparaître de tels liens est complexe en termes de méthode.
Pour étudier ceux-ci, on dispose de plusieurs textes, auxquels s’ajoutent des éléments de
réflexion demeurés dans les manuscrits, dans lesquels Maeterlinck développe une théo-

12
INTRODUCTION

rie dramaturgique visant à définir les limites et les moyens de la transposition du poème
sur la réalité d’un plateau de jeu. Ces écrits sont bien connus de la critique maeter-
linckienne. Ils constituent une réflexion sur la notion de représentation qui, de ce fait,
peut être confrontée avec la peinture et la sculpture dont ils s’inspirent d’ailleurs partiel-
lement. La recherche emprunte ici une voie inédite. Elle fait apparaître de nouveaux
points d’articulation entre image et écriture, comme l’analogie entre la redéfinition de
l’acteur et la représentation plastique de la figure, ou encore la dimension picturale en
jeu dans des notions comme celles de « tragique quotidien » et de « personnage sublime ».

A BR ÉV IA T IO N S

Maurice Maeterlinck, « Le Cahier bleu », texte établi, annoté et présenté par Joanne Wieland-Burston, in
Annales de la Fondation Maurice Maeterlinck, t. 22, 1976, pp. 7-184 : CB.
Maurice Maeterlinck, Carnets de travail 1881-1890, édition établie et annotée par Fabrice van de Kerckhove,
2 vol., Bruxelles, Labor (Archives du futur), 2002 : CT.

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PREMIÈRE PARTIE :
UN MUSÉE SECRET

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C HAP IT R E I : L ES PE IN TR E S D E L ’ E NC R IE R .
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H IST OIRE DE L’ ART ET Œ UVRES INVISIBLES


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ANS son Musée imaginaire, André Malraux propose d’élargir la définition
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D consensuelle du musée public comme lieu de conservation d’œuvres d’art en
émettant l’hypothèse qu’une galerie serait, aussi, « la possession permanente
de spectacles imaginaires et choisis »1. Ce processus d’appropriation mentale de la créa-
tion artistique recouvre une réalité complexe de la production littéraire au XIXe siècle2 :
l’instrumentalisation de la peinture comme modalité d’écriture.
Au même titre que la muséographie infléchit la perception, les œuvres d’un musée
imaginaire sont, elles aussi, métamorphosées par le regard de l’écrivain qui les fait
siennes. Cette transformation est d’autant plus effective qu’un moment plus ou moins
long s’écoule avant qu’une œuvre vue ne prenne place dans l’écriture. La mémoire trans-
forme l’œuvre d’art et l’imagination en achève la métamorphose3. La perception mae-
terlinckienne de la peinture procède en grande partie de ce phénomène. L’homme de
lettres est souvent imprécis dans la notation du titre des œuvres qu’il contemple dans les
musées ou les salons. Il bâtit son discours sur des souvenirs, et partant, il lui arrive d’in-
tervertir ou de modifier des titres de tableaux, voire de fusionner, à son insu, plusieurs
œuvres dans la même description. Lorsqu’il intitule Onirologie un conte articulé autour
du prétendu portrait d’une jeune Anglaise peint par François-Joseph Navez, il témoigne
de l’impact du psychisme dans l’appropriation littéraire des œuvres d’art. Les peintures
d’un musée imaginaire sont donc aussi, bien souvent, des œuvres repeintes dans les
« ateliers mnémoniques » de l’écrivain.
La critique littéraire s’est intéressée à ce travail de recomposition de la peinture par
l’écriture. Elle s’est attachée à l’étude stylistique, thématique et stratégique du dis-
cours sur l’art à travers les divers modes d’insertion intra-textuelle des occurrences
plastiques4. Ce n’est pas par hasard si, dans son essai sur les images traitées par les écri-
vains, Philippe Hamon s’est précisément arrêté sur la notion de musée. Il a très bien
montré comment, dans la production romanesque du XIXe siècle, le musée a pris
une place centrale dans la représentation de la peinture par la littérature5. Selon
Hamon, on peut même dire que le texte littéraire se constitue comme musée par
« le privilège accordé par toute la tradition rhétorique à la figure de l’ekphrasis »6.
De ce point de vue, le discours sur la peinture importe alors autant, sinon plus, que
la peinture elle-même tant il est vrai que, sous l’emprise des mots, un tableau, un
mouvement ou un peintre se transforment au point d’en dire davantage sur l’esthé-
tique de l’écrivain que sur la référence plastique elle-même. « Tout portrait peint avec
émotion », observe à ce propos Basil Hallward, peintre de Dorian Gray, « est un por-
tait non du modèle mais de l’artiste »7.

16
UN MUSÉE SECRET

L’attention portée à l’impact de l’image sur la création littéraire a amené Yann


Le Pichon à parler de « musée retrouvé » pour désigner l’espace mental où des auteurs
comme Proust, Baudelaire, Mallarmé, Verhaeren, Jung, Hergé ou Diderot ont rangé les
œuvres d’art qui les avaient marqués ou dont ils s’étaient inspirés. Il n’est pas rare, en
effet, que les œuvres auxquelles un écrivain se réfère doivent être tirées de l’oubli dans
lequel elles sont tombées avec les textes qui en portaient la mention, surtout lorsque ces
derniers sont des archives. Sur ce point, Maeterlinck constitue un cas d’école. Son
musée imaginaire est aussi un musée à retrouver tant il est vrai que les œuvres doivent
être arrachées au silence des manuscrits où elles se trouvent comme entreposées dans
les salles virtuelles d’un musée secret.
Encore faut-il apporter une précision méthodologique sur ce que recouvre ce concept
de musée imaginaire. Au sens où nous l’entendons ici, celui-ci comprend les occurrences
plastiques explicites relevées dans les textes publiés, dans les interviews et dans les ar-
chives. Autrement dit, le musée imaginaire se présente comme un champ pictural consti-
tué des références plastiques qui émaillent l’écriture. Un tel concept ne peut être mis en
œuvre sans qu’un certain nombre d’écueils ne soient préalablement identifiés. Précisons
d’emblée qu’un musée imaginaire n’est pas le catalogue des œuvres d’art – illustrations,
décors, costumes, peintures, statues … – créées par des peintres au départ des textes pu-
bliés par l’écrivain. Signalons également que Maeterlinck n’a pas été collectionneur. A
l’exception des reproductions décorant ses cabinets de travail successifs, notamment les
fameux Redon placés sous vitres teintées, et de quelques toiles achetées tardivement à
Charles Doudelet, il ne possède aucune collection comparable à celle de Verhaeren par
exemple8. Enfin, la notion de musée imaginaire ne recouvre pas les effets de rhétorique
picturale non liés à une source plastique précise. Il est opportun, à ce propos, de rappe-
ler la nuance théorique que J. A. W. Heffernan a établie dans son essai Museum of
Words9. Heffernan distingue en effet, d’une part, le phénomène de picturalité littéraire
qui procède, selon lui, d’une description faite d’effets visuels empruntés au réel, et d’au-
tre part, l’ekphrasis qui est la description d’une œuvre d’art par le langage. Il n’entre pas
dans le champ du présent ouvrage de procéder à l’analyse de ce que la critique littéraire
a convenu d’appeler la picturalité de l’écriture10. Les questions de rhétorique que sou-
lève cette problématique évacuent la réalité matérielle du signe plastique qui constitue le
fondement de l’histoire de l’art et la base de notre approche. Il est, par conséquent, né-
cessaire d’établir clairement une distinction entre la rhétorique d’une écriture chargée
d’effets picturaux et les motivations qui activent un processus de manipulation littéraire
d’une référence picturale.
Ce type de questionnement ne relève pas d’un phénomène de curiosité pour ce qui
serait un avatar moderne de la doctrine de l’ut pictura poesis11, mais d’une nécessité
dont ont rendu compte les directeurs scientifiques du dossier consacré par Textyles à
la Peinture (d)écrite12 : celle d’interroger le bien-fondé d’un lieu commun de l’histoire des
lettres belges, prétendument nées, dans le dernier tiers du XIXe siècle, sous les auspices

17
M
A
E
T de la peinture. A partir du repérage des œuvres d’art citées dans les textes, les interviews
E et les archives de Maeterlinck, il s’agira ici d’étudier non pas les effets de style liés à la
R transposition de l’image dans le langage, mais plutôt la perception de l’art et le recours
L stratégique à la peinture. Aussi le présent ouvrage s’inscrit-il dans une histoire des re-
I présentations où la virtualité de l’image mentale importe autant que la réalité de l’image
N peinte.
C Une vue globale sur le champ pictural de Maeterlinck fait d’emblée ressortir que ce der-
K nier mobilise principalement deux univers plastiques. Il s’agit, d’une part, de la peinture
flamande, dominée dans le discours de Maeterlinck par les figures de Pieter Bruegel
l’Ancien et de Hans Memling, et par ailleurs perçue dans un jeu de confrontation à la Re-
naissance italienne. Il s’agit, d’autre part, des tendances picturales constitutives du sym-
bolisme, au sens large, où Maeterlinck juxtapose, pêle-mêle, le préraphaélisme
(Burne-Jones, Rossetti et Crane), les figures tutélaires du symbolisme en France (Redon,
Moreau, et Puvis de Chavannes), les artistes belges (Minne, Rops, Degouve de Nuncques,
Doudelet…). La coexistence de ces deux horizons de référence pose une question d’au-
tant plus significative qu’un constat identique peut être dressé avec Camille Lemonnier
et Emile Verhaeren : le discours sur l’école flamande, omniprésent dans le corpus des
écrits sur l’art dans la Belgique du XIXe siècle, sert-il de grille de lecture aux hommes de
lettres pour l’analyse de la peinture fin de siècle ? Cette question en appelle une autre.
Dans un pays où les écrivains se présentent volontiers comme des peintres de l’écriture,
le recours littéraire à la tradition picturale flamande ne constitue-t-il pas une tactique vi-
sant à affirmer l’originalité d’une littérature francophone de Belgique dans le champ des
lettres de langue française ?
En ce qui concerne Maeterlinck, plusieurs travaux critiques facilitent la recherche d’une
réponse à ces questions. Le célèbre Cahier bleu édité par Joanne Wieland-Burston et les
non moins fameux Carnets de travail publiés et annotés par Fabrice van de Kerckhove
offrent une base documentaire d’une richesse inépuisable13. D’autre part, l’imposante
bibliographie réalisée par Arnaud Rykner facilite grandement le travail de dépouillement
bibliographique14. Enfin, les archives de Maeterlinck conservées dans des collections
publiques et privées viennent compléter les sources sur lesquelles s’élèvent les murs
virtuels de ce musée secret.

18
UN MUSÉE SECRET

Notes
1
A. Malraux, Le Musée imaginaire [1947-1965], Paris, 9
J. A. W. Heffernan, Museum of Words. The Poet-
Gallimard (Folio Essais), 2003, p. 22. ics of Ekphrasis from Homer to Ashberry, Chicago-
2
Louis Hautecoeur en a rendu compte quelques an- Londres, The University of Chicago Press, 1993, p. 3.
nées avant l’essai de Malraux. L. Hautecoeur, Littéra- 10
Par exemple D. Cantoni, « La picturalité du premier
ture et peinture en France. Du XVIIe au XXe siècle, théâtre de Maeterlinck : Jessie King, les Nabis et
Paris, Armand Colin, 1942. quelques autres », in Annales de la Fondation Maurice
3
Adrianne Tooke en a fait la demonstration pour Maeterlinck, Actes du Colloque International organisé
Flaubert. Voir A. Tooke, Flaubert and the Pictorial à Gand le 6 décembre 1997, t. XXXI, 1999, pp. 121-
Arts. From Image to Text, Oxford, Oxford University 158.
Press, 2000, pp. 17-21. 11
Voir R. W. Lee, Ut pictura poesis. Humanisme et
4
On songe ici aux travaux, trop nombreux pour être théorie de la peinture XVe-XVIIIe siècles [1967], tra-
cités, de Bernard Vouilloux, Jean-Pierre Guillerm, duction de l’anglais et mise à jour par Maurice Brock,
Paul Aron, Philippe Hamon et Laurence Brogniez. Paris, Macula (La littérature artistique), 1991.
5
Voyez Ph. Hamon, Imageries. Littérature et image 12
L. Brogniez, V. Jago-Antoine, La Peinture (d)écrite,
au XIXe siècle, Paris, Corti, 2001, pp. 79-115. Textyles, n°17-18, 2000.
6
Ibid., pp. 112-113. 13
J. Wieland-Burston, « Le Cahier bleu, texte établi,
7
O. Wilde, Le Portrait de Dorain Gray, traduction de annoté et présenté par J. Wieland-Burston », in An-
Richard Crevier, introduction, notes, chronologie et nales de la Fondation Maurice Maeterlinck, t. XXII,
bibliographie par Pascal Aquien, Paris, Flammarion, 1976, pp. 7-184 ; M. Maeterlinck, Carnets de travail
1995, p. 48. 1881-1890, édition établie et annotée par Fabrice van
8
A propos de la collection de Verhaeren, voir F. van de Kerckhove, 2 vol., Bruxelles, Labor (Archives du
de Kerckhove, « Verhaeren collectionnneur », in Emile futur), 2002.
Verhaeren, un musée imaginaire. Paris-Bruxelles, 14
A. Rykner, Bibliographie des écrivains français.
Musée d’Orsay-Musée Charlier, du 18 mars au 14 juil- Maurice Maeterlinck, B. E. F. n° 14, Memini, 1998.
let 1997 – du 9 septembre au 30 novembre 1997,
pp. 139-171.

19
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R
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George Minne (1866-1941), Mère pleurant son enfant mort, 1886, détail.
bronze. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.

20
UN MUSÉE SECRET

C H APIT RE I I :
D E L’ USAGE LIT T ÉR AIR E DE LA P E INT U R E F LAM AND E

Ecrire d’après les « vieux maîtres »

U printemps 1886, fraîchement diplômé en Droit de l’Université de Gand, le

A jeune Maeterlinck obtient de ses parents l’autorisation de s’installer temporaire-


ment à Paris, sous le prétexte fallacieux d’y étudier les tournures de l’éloquence
judiciaire. En compagnie de son ami Grégoire Le Roy, qui séjourne dans la capitale fran-
çaise pour la même raison, il abandonne rapidement les pièces majestueuses du Palais
de Justice et la rhétorique du barreau pour une brasserie de Montmartre dont les salles
accueillent alors les discours littéraires de Villiers de l’Isle-Adam. Autour de ce dernier
s’était constitué un groupe de jeunes poètes parnassiens avec lesquels Maeterlinck et Le
Roy fondent La Pléiade, une revue qui vit le temps de six livraisons. C’est dans cet éphé-
mère journal que Maeterlinck publie son premier texte vraiment original et personnel,
en mars 1886. Il s’agit d’un conte intitulé Le Massacre des Innocents. La critique consi-
dère ce récit comme l’acte fondateur d’une œuvre, vaste et longue, qui s’achève en 1948
sous le signe de souvenirs rassemblés en Bulles bleues. Situé à la croisée du visible et du
lisible, ce conte de jeunesse, réédité à plusieurs reprises du vivant de l’auteur, se pré-
sente comme la transposition littéraire du tableau homonyme peint vers 1565 par Brue-
gel l’Ancien1. Le texte est signé « Mooris Maeterlinck », comme si en changeant
l’orthographe de son prénom, l’auteur avait voulu teinter son récit d’une couleur non
française, tout en nimbant ses origines d’un mystère qui, dans le contexte de la décou-
verte de La Princesse Maleine, ne manquera pas d’intriguer le milieu parisien.
Le Massacre des Innocents constitue le seul exemple d’ekphrasis explicite dans la
bibliographie de Maeterlinck. Ce dernier fait donc son entrée en littérature avec un texte
qui ouvre d’emblée la langue sur un horizon qui lui échappe. Le domaine de l’image va
représenter, pour Maeterlinck, un moyen de se dégager de l’emprise du discours sans re-
jeter le langage. Le premier théâtre repose en effet sur la volonté d’évacuer l’usage
conventionnel du dialogue théâtral en survalorisant des catégories non linguistiques. C’est
sur la peinture que Maeterlinck prend appui pour définir les limites de la mise en scène2.
L’analyse génétique des œuvres révèle en outre que les sources littéraires interagissent de
façon récurrente avec des références picturales. Le relevé de celles-ci permet de recons-
tituer le champ pictural de Maeterlinck. Bruegel l’Ancien n’y est pas isolé. Loin s’en faut.
Les peintres flamands – Memling, Van Eyck, Bouts – et hollandais – Bosch, Rembrandt,
de Hooch – sont omniprésents dans le musée imaginaire de Maeterlinck. Ils n’appa-
raissent, cependant, qu’à travers un jeu d’opposition avec la Renaissance italienne –
Raphaël, Vinci et Michel-Ange – dont notre homme de lettres se sert pour élaborer une
« théorie du germanisme » sur laquelle nous aurons à revenir.

21
M
A
E
T Rappelons d’abord que le développement des lettres francophones de Belgique dans
E le dernier tiers du XIXe siècle s’est, en partie, construit dans une relation à la peinture
R ancienne et plus particulièrement à la tradition picturale flamande. Celle-ci a largement
L constitué un horizon de référence aux yeux de plusieurs générations d’hommes de let-
tres. Des récits naturalistes de Lemonnier aux Enluminures (1898) de Max Elskamp,
I
en passant par les textes de Maeterlinck, nombreux sont les écrits qui, de façon expli-
N
cite comme Les Moines d’Emile Verhaeren (1886), ou dérobée comme les Entrevisions
C
(1898) de Charles Van Lerberghe, s’inscrivent dans un rapport de filiation à la peinture
K
flamande. Cet engendrement du lisible par le visible ne relève pas tant d’un effet de
mode – les « vieux maîtres » avaient déjà été redécouverts, exposés et commentés de-
puis le début du XIXe siècle – qu’il ne participe, plus profondément, d’un problème
de langage. Nul doute que celui-ci est lié à la pratique et au statut de la langue française
dans un pays doublement déficitaire : privé d’ancienneté historique d’une part, et situé
en retrait par rapport à Paris, centre de la francophonie et lieu symbolique de la consé-
cration littéraire, d’autre part. Comment livrer des écrits qui ne soient pas le décalque
des productions françaises alors qu’il s’agit de rédiger, en langue française précisément,
dans les limites d’un pays sans tradition littéraire francophone ? Comment, dans un
pays réputé pour ses contrefaçons d’œuvres françaises, écrire avec une « langue à soi »,
selon les mots de Max Elskamp ? Ou encore, comment abolir temporairement le dé-
dain coutumier dont souffrent les œuvres produites en Belgique sans renier pour au-
tant l’enracinement « provincial » de celles-ci ? La revendication littéraire d’un héritage
pictural aussi prestigieux que vernaculaire va constituer un élément de réponse à ces
questions. Celles-ci sont centrales dans les préoccupations de Maeterlinck. Les Car-
nets de travail en témoignent pleinement. La réflexion sur le langage, ou plus exacte-
ment le discours fantasmatique que Maeterlinck tient sur la langue française est
parallèle, en effet, à une réflexion sur la peinture comme mode de communication non
verbale.
L’attitude de Maeterlinck face à la tradition picturale flamande n’est pas nouvelle
dans l’histoire de la littérature francophone de Belgique. Dès les années 1860, les
hommes de lettres avaient pris conscience de l’intérêt que peut représenter, pour un
auteur belge écrivant en français, le fait d’être né dans une culture connue et reconnue
pour avoir excellé, depuis le XVe siècle, dans l’art de peindre. Les lettres francophones
de Belgique émergent ainsi en lien étroit avec l’affirmation d’un ancrage pictural.
Verhaeren en a rendu compte lors d’une conférence donnée à Bruxelles en 1907. « S’il
est vrai qu’une tradition purement littéraire nous manque, déclare-t-il, une tradition
d’art nous appartient depuis des siècles. Notre esthétique éclôt sous les Van Eyck, s’af-
fermit sous Rubens et se continue dans Leys et Meunier (…). Notre littérature sort de
cette formidable tradition-là »3. On retrouve dans le discours de Verhaeren la reven-
dication de l’héritage symbolique des « vieux maîtres » de la peinture flamande qui avait
déjà animé Lemonnier quarante années plus tôt. En 1869 en effet, ce dernier avait pu-

22
UN MUSÉE SECRET

Henri Leys (1815-1896), La Furie espagnole à Anvers, 1832-1836,


huile sur toile. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.

blié Nos Flamands. L’adjectif possessif dénote une rhétorique de l’affirmation identi-
taire bientôt relayée par La Jeune Belgique. L’essai du « maréchal des lettres » présente
la Belgique comme une terre naturellement prodigue en talents picturaux. En fait, son
propos dépasse largement le cadre d’un discours historique sur l’art. Lemonnier en-
tend dégager les caractéristiques d’une peinture « flamande » qu’il s’agira de transposer
dans l’écriture afin de rendre possible la constitution d’une littérature belge émancipée
du modèle français, tout en visant la consécration délivrée par Paris4.
Il serait erroné d’interpréter ce processus de picturalisation de l’écriture comme le
fruit d’un atavisme par ailleurs bien commode pour lier l’écriture à une sorte de droit
du sol, après avoir déduit des fameux caractères de l’école belge de peinture ce qui se-
rait national en termes de création littéraire. La publication du Massacre des Innocents
constitue-t-elle vraiment, comme d’aucuns l’affirment, la preuve par l’image de l’ap-
partenance de Maeterlinck, écrivain francophone, à la « germanité » ? Il convient de
nuancer ce lieu commun. La relation des hommes de lettres à la peinture ne procède
pas de cette « théorie du milieu » qui constitue un poncif entretenu par une critique
mal documentée. Sous le discours de la « prédestination merveilleuse » se dissimulent,
en fait, des questions qui touchent autant le statut de l’écrivain francophone de Belgique
que celui du langage5.

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T Stratégie de la filiation
E
R La critique littéraire cautionne rapidement ce lien de filiation que les écrivains de la fin
L de siècle trouvent dans la peinture flamande. Le Français Camille Mauclair, notamment,
a promu à force d’articles la prétendue origine picturale des lettres francophones de
I
Belgique. Iwan Gilkin et Albert Mockel expliquent, quant à eux, la part visuelle de la
N
dramaturgie de Maeterlinck par l’appartenance de ce dernier à un pays réputé pour sa
C
peinture. Peu à peu, la figure de l’écrivain belge « né peintre », selon la formule que Gil-
K
kin utilise pour présenter Maeterlinck précisément, se profile sous la plume des critiques
avec la force d’une évidence enracinée dans la « théorie du milieu » qu’un Hippolyte
Taine en France et un Alfred Michiels en Belgique reprennent à un schéma de pensée
hérité de la fin du XVIIIe siècle6.
L’omniprésence de la référence picturale dans le corpus des lettres belges a forgé
un lieu commun qu’il sied d’examiner, celui d’une littérature prétendument née sous
les auspices de la peinture. Sous le stéréotype de l’écrivain belge doté d’un sens plas-
tique particulièrement développé parce que soi-disant héritier d’une « race » qui s’est
distinguée par le pinceau se dissimule, en réalité, une instrumentalisation de la réfé-
rence aux figures de proue d’une tradition picturale connue et reconnue. L’exemple
de Maeterlinck est emblématique. Ecrire sous la coupe de Bruegel l’Ancien offre un
point d’ancrage dans une sphère culturelle d’autant plus mise en exergue que le texte
est publié à Paris. Ce n’est évidemment pas par hasard que, pour sa part, Verhaeren
place Les Flamandes (1883) sous le patronage symbolique de Rubens, et Les
Moines (1886) sous l’égide de Memling. On peut voir là un aspect typique du posi-
tionnement de l’écrivain belge dans le champ culturel de la fin du siècle : il n’est pas
d’innovation qui puisse se faire sans l’accréditation que procure la référence à un maî-
tre consacré. Comme l’a bien montré Paul Aron, les jeunes auteurs publient ainsi leurs
premières œuvres en détournant à leur profit le capital symbolique offert par une tra-
dition picturale aussi prestigieuse que vernaculaire7.
La stratégie qui consiste à faire son entrée dans le milieu littéraire en revendiquant
le patronage de Bruegel l’Ancien appelle plusieurs commentaires. Maeterlinck, on l’a
vu, n’est pas le premier à détourner à son profit l’héritage prestigieux de la tradition pic-
turale flamande. S’il reprend une tactique d’émergence à ses devanciers, en l’occur-
rence Lemonnier et Verhaeren, il n’en demeure pas moins que ce n’est ni à Rubens
ni aux Primitifs flamands qu’il se réfère. Le recours à Bruegel l’Ancien constitue en ce
sens un écart sur le cadre esthétique composé des XVe et XVIIe siècles flamands. Cet
écart n’est pas fortuit. Non seulement, Maeterlinck utilise une figure renommée non
encore détournée à des fins littéraires8. Mais en outre, le conte n’est lisible et la stra-
tégie n’est opérationnelle que sur la base d’un consensus culturel implicite. Il est évi-
demment indispensable que la renommée du peintre sollicité s’étende au milieu dont
la reconnaissance est espérée.

24
UN MUSÉE SECRET

Rappelons brièvement que la politique napoléonienne a eu pour conséquence de faire


venir temporairement au Louvre les Bruegel conservés à Vienne et à Naples. Neuf ta-
bleaux, dont Le Massacre des Innocents, sont alors exposés dans le grand musée pari-
sien. Dès la fin du XVIIIe siècle, des expositions sont montées et des ventes publiques
sont organisées. Les amateurs de peinture voyagent vers Anvers, Amsterdam ou Bruxelles
afin de voir les œuvres. Cette effervescence doit être mise en parallèle avec l’apparition
d’un discours sur les peintres issus des provinces méridionales des anciens Pays-Bas cor-
respondant à l’actuel territoire de la Belgique. Le dépouillement de la presse montre
que la revendication de l’existence d’une sensibilité picturale « belge » apparaît, en fait,
dans les années 17709. Celle-ci est alors présentée comme l’expression d’une « école fla-
mande »10. La promotion d’une « école belge » n’apparaîtra, dans les discours, que sous
le régime hollandais (1814-1830) comme concept assemblant deux voies bien distinctes :
la tendance flamande dominée par Rubens et la peinture hollandaise incarnée par
Rembrandt. La Révolution de 1830 met un terme à cette forme bicéphale de l’école
belge. Séparé des anciennes provinces septentrionales, l’art des anciens Pays-Bas méri-
dionaux est alors ramené sous le concept fédérateur de peinture flamande, nettement
plus commode à manipuler que la formule « école belge », alors encore confuse et dès
lors peu exportable. Celle-ci ne s’imposera dans l’historiographie qu’en 1905, date de pa-
rution de L’Ecole belge de peinture par Camille Lemonnier. Toujours est-il qu’après la
proclamation d’indépendance de la Belgique, la critique francophone s’empare de cette
peinture « flamande » pour décrire et commenter une manière de peindre différente de
celle qui avait cours en France à la même époque. Ce faisant, elle instaure une grille de
lecture dont le discours des hommes de lettres va s’avérer tributaire sur deux points au
moins : la revendication littéraire d’un héritage pictural et la promotion, par la critique
d’art, d’une école belge naturellement issue d’une tradition séculaire.
On assiste, premièrement, à la mise en place de la double nature de l’école flamande
vraisemblablement issue des concepts de pittoresque et de sublime définis au siècle des
Lumières. D’un côté, le peintre flamand cultiverait la richesse des matières et la vivacité
des teintes appliquées sans souci de mélange optique. Il pratiquerait une peinture atmo-
sphérique caractérisée par l’emphase du geste et la dissolution de l’objet dans la couleur.
La négation de la forme comme entité définie par une ligne, la hardiesse de la facture,
la truculence des matières, le jeu des hautes pâtes, l’insouciance de la mesure au béné-
fice d’une peinture fondée sur la gestualité, la qualité atmosphérique primant sur la clarté
du dessin constitueraient les principaux caractères de la Flandre des peintres. L’origina-
lité viendrait du lieu, de l’environnement physique. La générosité du geste, par exemple,
trouverait son origine dans la fertilité de la terre. La dilution de l’objet dans la couleur,
elle, serait issue de l’humidité ambiante… Rubens est érigé en figure tutélaire et Anvers
passe pour le foyer de l’art flamand. Sur l’autre versant, l’école flamande serait égale-
ment portée par une tradition mystique qui trouve en Maître Eckart et en Ruysbroeck
l’Admirable ses principaux modèles fondateurs. Maeterlinck lui-même établit un lien de

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M
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E
T filiation entre la mystique flamande du XIIIe siècle et la peinture de Memling11. D’un
E point de vue plastique, cette tendance se caractériserait, à rebours de la voie rubénienne,
R par la minutie du dessin, le sens poussé du détail, la clarté des formes, la fixité hiératique
L des poses prises par des figures émaciées.
Fondée sur la théorie du milieu qui fait du geste pictural un acte conditionné par les par-
I
ticularités du sol et les rigueurs du climat12, cette grille de lecture va se répandre dans la cri-
N
tique d’art. Celle-ci ne cessera d’inscrire les artistes belges dans le prolongement direct de
C
la peinture ancienne pour affirmer l’existence d’une école nationale. Un discours identique
K
est rabâché au fil des décennies. En 1842, par exemple, le Ministre de l’Intérieur n’hésite
pas à affirmer, lors de l’inauguration du Salon de Bruxelles, que « la glorieuse filiation avec
nos anciennes écoles n’est point interrompue »13. Les productions contemporaines sont
évaluées en fonction de leur habilité à prolonger les caractéristiques picturales de l’école fla-
mande. Cette stratégie de la filiation est un élément majeur dans le processus d’autonomi-
sation du champ culturel belge. Il convient d’insister sur ce processus car il va être
entièrement repris par les écrivains, Lemonnier en tête, suivi par Verhaeren et Maeterlinck,
comme vecteur de légitimité d’une littérature en mal de paternité14.
Bien avant l’essai qu’Eugène Fromentin consacre en 1875 aux Maîtres d’autrefois.
Belgique-Hollande, Hippolyte Taine et Alfred Michiels se sont intéressés à cette pein-
ture. Comme nombre de ses confrères, Maeterlinck a lu la Philosophie de l’art dans les
anciens Pays-Bas que Taine publie en 1869 et la monumentale Histoire de la peinture
flamande depuis ses origines jusqu’en 1864 que Michiels donne en 186515. Il semble
également avoir lu l’essai consacré en 1862 par Crowe et Cavalcaselle aux Anciens Pein-
tres flamands. Pour ces auteurs, il s’agit d’établir les causes permanentes qui forment la
psychologie d’un peuple et l’esthétique d’une race. Ils avancent la thèse qu’une œuvre
d’art est le produit du milieu. Michiels et Taine reprennent donc dans leurs ouvrages
respectifs une vision largement véhiculée dans la critique d’art quelques décennies avant
eux. Sur cette base, ils postulent à leur tour que des liens infrangibles se tissent entre es-
thétique et géographie, entre sensibilité et climat, entre art et race.
Cette lecture de la peinture ancienne serait restée lettre morte si elle n’avait pleinement
rencontré les aspirations de jeunes hommes de lettres qui vont en faire un schéma d’ana-
lyse de la création picturale de leur époque. Ceci nous met en présence de phénomènes
précis. D’une part, le champ des arts visuels et celui de la littérature s’interpénètrent dès les
années 1860. La littérature participe désormais pleinement à la construction du regard
contemporain sur la peinture. En Belgique, le phénomène atteint son point culminant avec
la critique d’art dans les deux dernières décennies du XIXe siècle. D’autre part, le discours
sur les prétendus caractères de la peinture flamande ancienne va servir à la défense d’un
art promu comme un art belge. En ce sens, le combat des hommes de lettres pour le réa-
lisme d’abord et le symbolisme ensuite est inséparable de la création de la peinture fla-
mande comme mythe fondateur à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles. Les deux
composantes de la peinture flamande ne constituent donc pas, a contrario de ce que la cri-

26
UN MUSÉE SECRET

tique a longtemps cru, une invention littéraire de la fin du siècle. Il s’agit plutôt d’un cadre
d’interprétation installé par la critique d’art de la première moitié du XIXe siècle et repris
par Michiels et Taine16. Il est exact, en revanche, que ce discours soit utilisé par les hommes
de lettres pour lire la peinture de leur époque en en dégageant les singularités, mais aussi
et surtout, pour inscrire une littérature privée de légitimité historique dans le droit fil d’une
prestigieuse descendance picturale. C’est dans cette perspective que Maeterlinck annonce
le volume des Histoires gothiques, d’après des peintres primitifs dans une livraison de La
Pléiade en 1886. Ses archives fourmillent en effet d’allusions à la peinture des Primitifs fla-
mands. Trois ans plus tard, dans l’édition de Serres chaudes en 1889, il annonce égale-
ment la parution d’un volume de Notes sur Hans Memlinck, d’après des documents
inédits17. Aucun de ces volumes ne verra le jour.

Transpositions flamandes

Bien des écrivains ont trouvé dans la critique d’art l’occasion de se faire une plume et le
moyen de professionnaliser leur statut par des rentrées financières. Marqués par
Baudelaire et Lemonnier, ils abandonnent rapidement le simple compte rendu journa-
listique d’un salon au profit d’une réflexion esthétique. Celle-ci participe pleinement à la
formulation du symbolisme. Une nouvelle figure apparaît ainsi dans l’institution litté-
raire, celle de l’écrivain d’art18. Ecrire sur l’art offre la possibilité de fixer l’ébranlement
émotionnel procuré par la contemplation de l’œuvre. Celle-ci est traduite dans l’écriture
selon une évolution qui va de la critique à la transposition d’art. Sous le signe de la de-
vise identitaire placée par Lemonnier en exergue à son essai de 1869, « Nous-mêmes ou
périr », la transposition va prendre un caractère récurrent dans les années 1880. En soi,
le principe est simple. Il s’agit de dire par les mots ce que l’image représente. Simple en
apparence, le principe de la transposition n’en est pas moins illusoire puisqu’à une des-
cription rigoureusement fidèle les écrivains opposent une projection littéraire qui re-
compose l’œuvre par un développement narratif parfois étranger à la source visuelle19.
Bien souvent, le texte n’a de l’image que le prétexte. Transposer n’est donc ni com-
menter ni décrire, mais développer la sensation en narration selon un processus qui va
du souvenir d’un tableau contemplé au devenir d’un récit pictural recomposé par l’ima-
gination. Les exemples abondent. La plupart des récits de Lemonnier sont imprégnés de
visions picturales empruntées tantôt aux « phares » de la peinture flamande comme Ru-
bens, Teniers ou Jordaens, tantôt aux peintres belges de paysage. Les récits qu’Eugène
Demolder consigne en 1889 dans ses Impressions d’art sont conçus selon ce principe de
transposition littéraire de la peinture. Maeterlinck, lui, fait son entrée en littérature en
trouvant dans la figure de Bruegel l’Ancien à la fois l’expression d’un goût personnel –
les archives fourmillent de références au peintre brabançon – et un positionnement sin-
gulier dans le champ littéraire parisien20. La reconnaissance dont ce texte bénéficie im-
médiatement de la part des membres de La Pléiade a naturellement poussé Maeterlinck
à imaginer d’autres projets du même type, qu’il s’agisse des Histoires gothiques, d’après

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Atelier de Hieronymus Bosch (ca 1450-1516), Triptyque de la Tentation de saint Antoine,


ca. 1520-1530, huile sur panneau. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.

des peintres primitifs, de la poésie à extraire de La Tentation de saint Antoine de Hie-


ronymus Bosch21 ou encore des Notes sur Hans Memlinck, d’après des documents iné-
dits. A Jules Huret de passage à Gand pour les besoins de l’Enquête, Maeterlinck ne
manque pas de montrer le célèbre polyptyque de L’Agneau mystique des frères Van
Eyck conservé à l’église Saint-Bavon… Nul doute que la tradition picturale flamande
prenne une fonction quasiment matricielle dans l’univers de Maeterlinck.
Le récit du Massacre des Innocents dépeint le sac infanticide d’un village, Nazareth, par
l’armée espagnole. Maeterlinck suit en cela l’actualisation de l’épisode biblique déjà opé-
rée par Bruegel l’Ancien qui situe le cadre de l’événement dans un village brabançon. La
construction du récit suit une progression inverse à la composition du tableau. Celui-ci
articule le paysage au départ d’un centre qui polarise le regard du spectateur. Maeterlinck,
lui, part de l’arrière-plan. Il progresse vers le cœur de l’image au fil d’une narration qui
annonce quelques-unes des préoccupations qui nourriront bientôt son premier théâtre :
défaillance des structures sociales, poids de la fatalité, sénilité de l’autorité royale, vies sa-
crifiées, saccage de l’innocence, irruption brutale de la mort… On aurait tort de croire
que le récit se limite à un exercice de pure description littéraire d’un tableau ancien. Der-
rière la transposition se dissimule une lecture sociale qui, non sans annoncer les souter-
rains lézardés du château d’Arkel, met en cause la clairvoyance de l’autorité politique. Si
tout le tableau est transposé dans le conte, en revanche, tous les éléments du récit ne se
trouvent pas nécessairement dans l’image, et ce sont précisément ces ajouts qui appor-
tent au texte son arrière-plan symbolique. La figure du châtelain impuissant constitue,

28
UN MUSÉE SECRET

de ce point de vue, un apport étranger à la source picturale. L’organisation sociale dé-


faillante décrite dans le conte peut être mise en relation avec la société belge rongée par
une crise économique depuis le début des années 1870. La génération des symbolistes
s’est positionnée en termes de rupture sociale avec le modèle proposé par leurs aînés.
De ce point de vue, la figure de l’enfant mort explorée par George Minne dès 1886 tisse
avec celle des innocents massacrés du conte maeterlinckien une iconographie sinistre
que l’on peut percevoir comme le signe d’une opposition à l’autorité en place. D’autre
part, l’origine ibérique de l’armée n’est sans doute pas innocente. A l’instar de La
Légende d’Ulenspiegel (1867) de Charles De Coster, le conte de Maeterlinck relate en
effet l’occupation espagnole des Pays-Bas par les troupes du souverain Philippe II perçu
au XIXe siècle comme un ennemi de la cause nationale. Le Massacre des Innocents peut
dès lors aussi se lire comme une métaphore du champ littéraire belge soumis à une em-
prise étrangère, et appelé à conquérir une autonomie culturelle revendiquée au même
moment par La Jeune Belgique.
Le tableau du Musée d’Art ancien de Bruxelles n’est pas la seule source plastique dont
Maeterlinck comptait s’inspirer dans la rédaction de son conte. Une scène de crucifixion
d’un moine inspirée de la Renaissance italienne et du Gothique flamand, devait être in-
tégrée au récit22. Cette rencontre entre l’Italie de la Renaissance et la Flandre gothique
laisse présager que la distinction généralement établie entre sensibilité latine et tempé-
rament germanique n’est pas aussi nette que ce que Maeterlinck lui-même a voulu faire
croire. Nous y reviendrons. Pour des raisons inconnues, cette scène de crucifixion est de-
venue une variante du thème de la descente de croix : des habitants du village dépen-
dent la première victime que les Espagnols avaient accrochée dans un arbre. Du reste,
Maeterlinck est manifestement attaché à l’iconographie du massacre des innocents
puisque le conte n’est pas le seul texte qui en fait usage. Dans le dernier acte de La
Princesse Maleine, celui de la révélation du crime commis par le roi et la reine,
Maeterlinck fait du massacre des innocents le thème iconographique d’une tapisserie
qui orne une salle jouxtant la chapelle du château (V, 2). Face à la tapisserie, le roi s’épou-
vante : « Je ne veux plus la voir ! Je ne veux plus la voir ! Ecartez-la ! ». Le décrochage de
l’œuvre laisse apparaître une autre tapisserie à l’effigie non moins accablante du Jugement
dernier. L’image opère ici sur le mode de la révélation. Proche de la célèbre scène de
pantomime dans Hamlet, la tapisserie dévoile métaphoriquement les coupables de l’as-
sassinat de Maleine par les sueurs froides qu’elle donne à ces derniers.
Produire du sens en littérature par des éléments visuels va constituer un élément ma-
jeur de ce que Pïerre Piret appelle la « révolution dramaturgique » de Maeterlinck23. Ce
travail de l’image dans la langue ne se limite pas à l’inscription d’une œuvre d’art dans la
trame d’un récit. En effet, il fut également question d’intégrer au conte une scène inspi-
rée d’un vitrail représentant l’Annonciation24. Maeterlinck va reprendre le principe dans
le dernier acte de La Princesse Maleine (V, 2) : au moment précis où le roi et la reine en-
trent dans la chapelle, une lumière rouge provenant des vitraux les inonde subitement

29
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E
T comme pour révéler leur crime en les peignant de la couleur du sang de leur victime. Il
E ne s’agit plus d’une logique de substitution qui compense le dialogue par l’intégration
R d’une œuvre d’art à la scène. Maeterlinck utilise ici la structure du lieu comme médium
L dont la fonction est de produire du visuel à l’intérieur même du langage. Il ne s’agit plus
I
d’inscrire une peinture dans le déroulement du drame, mais bien de créer un dispositif
ayant pour objet de peindre la scène par la lumière. Cette fonction picturale assignée au
N
lieu préoccupait Maeterlinck depuis quelques années déjà. L’édition des Carnets de tra-
C
vail a révélé que le vitrail apparaît également dans le manuscrit d’une nouvelle, Sous verre,
K
dont l’écriture est contemporaine du Massacre des Innocents. Ce texte inédit met en évi-
dence l’importance que revêt, aux yeux de Maeterlinck, un dispositif optique fondé sur la
déformation de la vision par le verre. Le motif de la serre dans Serres chaudes (1889) en
est l’illustration poétique. La structure scénique des Sept Princesses (1891) repose entiè-
rement sur la transparence déformante d’une vitre embuée. Maeterlinck reprendra le
même principe dans Intérieur (1894) que lui inspire La Maison aveugle de Degouve de
Nuncques. Le dispositif – un espace vu d’un autre espace à travers une vitre – situe la
scène sur le plan d’une mise en abîme dont les peintres font également usage à travers le
motif du miroir25. Celui-ci est un accessoire iconographique récurrent dans le symbolisme.
Image dans l’image, le reflet élargit la représentation au-delà des limites de l’apparence mi-
métique selon un principe dont rend compte l’exergue de Serres chaudes emprunté à
Shakespeare : « And in his hand, a glass which shows us many more ».
Ces éléments nous éloigneraient de notre propos s’ils ne présentaient un lien avec la
tradition picturale flamande. A la Bibliothèque royale qu’il fréquente pour ses recherches
relatives à la mystique médiévale, Maeterlinck contemple également les célèbres ma-
nuscrits de la Librairie des ducs de Bourgogne. Il y découvre notamment la version fran-
çaise établie par Jean Wauquelin de l’ouvrage de Gilles de Rome intitulé De Regimine
principum. En plus de lettres ornées et de bordures décorées par le copiste Jacquemart
Pilavaine, ce manuscrit, exécuté à Mons vers 1452, est enrichi d’une miniature attribuée
au Maître des Privilèges de Gand et de Flandre. Dans son carnet, Maeterlinck décrit la
miniature qui orne ce manuscrit :
Une des plus belles images que j’ai vue : intérieur, avec des seigneurs et des dames en couleurs roses,
vertes, noires, rouges, aux jambes longues et effilées, l’un en noir sous un baldaquin vert à franges d’or.
et au dehors par toutes les fenêtres, une nuit d’un bleu de miroir, inondée d’étoiles, et sur toutes les
collines les champs en carrés de cultures diverses et de couleurs variées sous l’illumination stellaire, il
y a la [sic] une participation des fenêtres comme chez beaucoup de primitifs, et une communion ex-
térieure religieusement terrible ! 26.
Cette description résulte d’une confusion entre deux enluminures incluses dans deux manus-
crits différents qui seraient, selon Joanne Wieland-Burston, De Regimine principum et le
Traité sur l’Oraison dominicale. Nous pensons plutôt que la confusion s’est faite avec un autre
manuscrit également conservé à la Bibliothèque royale : les Chroniques du Hainaut, ouvrage
enrichi par Rogier Van der Weyden d’une célèbre miniature qui a servi de modèle au Maître

30
UN MUSÉE SECRET

Rogier Van der Weyden (1399/1400-1464),


Jean Wauquelin présentant son ouvrage à Philippe le Bon, 1447-1448,
détrempe sur parchemin, Miniature extraite des Chroniques du Hainaut,
Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique.

des Privilèges de Gand et de Flandre27. Relier les signes extérieurs donnés par le paysage
ou le climat à une situation intérieure est un trait récurrent du premier théâtre de
Maeterlinck. Comme la porte, la fenêtre constitue un seuil qui articule des mondes an-
tagonistes. Elle instaure une dialectique où s’associent l’ici et l’ailleurs, le proche et le
lointain, l’urbain et la nature, l’architecture et le paysage. Le verre offre à Maeterlinck la
matière d’un dispositif aussi varié que complexe – serre, vitre embuée, vitrail, miroir,
aquarium, cloche, vase, boule – par lequel il explore son obsession pour la notion de vi-
sion tout en tissant un lien entre écriture et représentation.

31
M
A
E
T Germanité et primitivisme
E
R La perception maeterlinckienne de la peinture flamande va servir de fondement à l’éta-
L blissement d’une théorie du germanisme consignée dans un carnet bien connu des com-
I mentateurs, le Cahier bleu. Pour Maeterlinck, la culture germanique est le sceau d’un
N monde en devenir. D’une part, la Renaissance italienne et française constitue, selon lui,
C une période d’aveuglement dans l’évolution naturelle de l’histoire des formes. Inspirée
K du monde grec, la Renaissance représenterait, par sa foi dans l’humanisme et par le ca-
ractère illusionniste de son art, un défaut de perspective historique que Maeterlinck
s’efforce de redresser par un discours de promotion des cultures germaniques et de la
période médiévale. D’autre part, pour le diariste du Cahier bleu, la culture latine est ar-
rivée à un stade crépusculaire – à quelques exceptions près : Baudelaire, Villiers, Rim-
baud et Mallarmé – tandis que le monde anglo-saxon apparaît, lui, comme une promesse
d’avenir. En ce sens, le Cahier bleu est aussi une réflexion radicale sur la langue française
jugée moribonde, décrépite, en fin d’évolution, et surtout dépouillée de relation avec les
choses qu’elle désigne. On sait que le discours sur la décadence de la culture française
menacée par quelques hordes anglo-saxonnes est un lieu commun de la fin de siècle.
Pour sortir de cet avilissement, Maeterlinck fouille les langues germaniques afin d’y trou-
ver les éléments capables de revivifier la langue française. Cette recherche prend la forme
de la traduction. Maeterlinck travaille sur la mystique flamande du Moyen Age. La Revue
générale livre en 1889 la première ébauche de sa traduction de L’Ornement des noces
spirituelles de Ruysbroeck l’Admirable28. Il s’intéresse de près au théâtre élisabéthain
dont il publiera en 1895 une traduction d’Annabella de John Ford avant de se consacrer,
quinze ans plus tard, à Macbeth29. Les archives contiennent également des ébauches de
traduction de poètes préraphaélites prévues pour La Jeune Belgique30. Enfin, Maeterlinck
se consacre à l’idéalisme allemand. Il publie une traduction du Novalis des Disciples à
Saïs et des Fragments31. Ses réflexions sur le primitivisme sont liées à un lieu commun
de la critique d’art au XIXe siècle : l’opposition entre les mondes latin et anglo-saxon.
Michiels et Taine ont pris appui sur ce poncif dont les notes du Cahier bleu sont tein-
tées. Celles-ci analysent la sensibilité selon une dialectique qui oppose, d’un côté, la cul-
ture gréco-latine, et de l’autre, le tempérament germanique, lequel s’exprimerait à travers
trois cultures. La Flandre est la terre de la mystique et des peintres du XVe siècle. L’An-
gleterre est le pays de Shakespeare et des préraphaélites. L’Allemagne, découverte par
le biais des essayistes anglais, est la nation des frères Grimm et de Novalis32.
On ne peut comprendre les propos de Maeterlinck sans souligner ce qui est, pour lui,
une certitude esthétique fondamentale : depuis la Renaissance, l’art des peuples romans
suit un processus de déchéance, telle « une famille royale dont le sang n’a jamais été re-
nouvelé »33. Il faut nuancer. Le discours de Maeterlinck relève moins d’un anathème jeté
contre la Renaissance qu’il ne participe d’un rejet de la notion d’académisme selon la-
quelle un modèle d’origine donne naissance à des imitations de plus en plus stéréotypées
où la forme, inlassablement reprise, se fige en une formule de plus en plus anémiée. En

32
UN MUSÉE SECRET

Pieter Breughel, dit Breughel le Jeune (1564/65-1637/38), Danse de noce en plein air, 1607,
huile sur bois. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.

fait, les propos de Maeterlinck sur le germanisme s’inscrivent dans le cadre d’une caté-
gorie du discours sur l’art au XIXe siècle, et plus particulièrement sur la peinture : le pri-
mitivisme34. Celui-ci ne doit pas être compris comme une période précise dans
l’évolution de l’histoire de l’art. Au sens symboliste du terme, le primitivisme n’est pas
un style repérable par ses caractéristiques formelles, mais une aptitude esthétique pou-
vant surgir à toutes les époques. Cette aptitude se caractérise par une interaction étroite
entre la vie de la nature et les perceptions de l’homme : serait « primitif » celui qui fait
corps avec les éléments naturels. Maeterlinck donne à cette interaction le nom de « sym-
pathie » pour désigner une synergie complète, fusionnelle, entre les perceptions d’un ar-
tiste et la vie de l’univers. Pour l’auteur du Cahier bleu, la « sympathie » serait la marque
de tout art primitif, dont la peinture flamande du XVe siècle est un exemple. L’idée d’une
communion avec le monde est, en effet, centrale dans la représentation que Maeterlinck
se fait de la peinture flamande. Ce dernier, sous l’influence probable de la lecture de
Michiels35, voit cette peinture comme étant riche en scènes d’extérieur, en paysages, en
scènes de liesse populaire, en ciels étoilés. Quant aux peintures d’intérieur, elles pré-

33
M
A
E
T senteraient des architectures munies de fenêtres dont la transparence permet au peintre
E de relier le développement d’une scène contenue entre quatre murs avec la vie de la na-
R ture. Exaltant de tels « attouchements de fiancés, de primitifs à la nature », on comprend
L que Maeterlinck place la nature morte au plus bas de sa hiérarchie personnelle des genres
I artistiques36. Bruegel l’Ancien en fournit la preuve. Maeterlinck poursuit en se référant
aux œuvres qu’il a pu voir au Musée d’Art ancien de Bruxelles : « Voyez Breughel des
N
paysans, massacre, dîme etc dans un plein air poignant, avec la vie d’innombrables siècles
C
de paysans qui auraient regardé autour d’eux ». Pour asseoir sa démonstration, il puise
K
un contre-exemple dans l’Histoire de France de Michelet :
En France (…) on a l’impression que tout se passe dans un salon – (du moins depuis la renaissance)
même les guerres (…) peut-être en est-il un peu ainsi parce que nous avons les yeux abîmés par des pein-
tures du siècle du Louis XIV - ? tandis que chez les autres peuples on est toujours en plein air, et chez
les Flamands entre’autres 37.
On aurait tort de croire que seule la peinture flamande mobilise l’attention des hommes
de lettres. Nourris par l’analogie que la critique d’art établit entre écoles flamande et ita-
lienne, ceux-ci se tournent également vers la Renaissance dont les références picturales
vont tisser de fructueuses interactions avec l’écriture. Le concept de primitivisme va être
utilisé comme clé de lecture de la Renaissance italienne et de l’art contemporain. On l’a
vu, c’est aux peuples germaniques que Maeterlinck attribue l’exercice de la faculté de
« sympathie » dont les races latines seraient dépourvues, si ce n’est quelques figures isolées,
comme Rimbaud en poésie ou Redon en peinture. « Tout l’art, précise Maeterlinck, est
la faculté de redevenir enfant et de voir quelque chose pour la première fois »38. Voir n’est
pas contempler le spectacle du monde, mais saisir une réalité inédite qui échappe à l’en-
tendement. En cela, Maeterlinck situe la représentation sur le plan de la révélation. Son
discours sur la vision comme principe de dévoilement d’un monde inconnu ne coïncide
pas fortuitement avec le développement de nouveaux dispositifs optiques liés à la photo-
graphie. Le texte intitulé On Photography en témoigne39, comme en témoigne également
la collaboration qui unit Edward Steichen à Maeterlinck40. Pour ce dernier, la virginité du
regard engendre l’originalité de la vision. Ceci explique la valorisation de l’enfance comme
registre vierge des conditionnements culturels tels que la rationalité du regard et la pe-
santeur du discours, hérités de la culture classique. Nul doute que George Minne ait fourni
à Maeterlinck l’illustration parfaite de cette théorie. L’agenda de 1889 et la lettre d’hom-
mage publiée plus tardivement, en 1923, tissent des liens entre la notion de primitivisme
et la figure de Minne41. Maeterlinck relève que Minne pose sur le monde un regard ins-
tinctif apte à saisir dans l’apparence des choses une réalité inconnue :
Promené avec G. Minne ce soir (14 oct). Il me dit très simplement, très maladroitement comme un tout
petit enfant, et avec cette difficulté de parler qui lui est particulière : “Parfois, quand j’observe sans être
vu un groupe de personnes, vieilles femmes, dames ou hommes, en conversation, j’entrevois tout à
coup, quelque chose qui n’est pas de ce temps, ni d’aucun temps, mais d’avant tous les temps peut-être
(…) cela n’a duré qu’un centième de seconde et je ne sais pas ce que c’est42”.

34
UN MUSÉE SECRET

George Minne (1866-1941), Mère pleurant son enfant mort, 1886,


bronze. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.

Maeterlinck trouve dans les œuvres que Minne expose au salon de Gand en septembre
1889 l’exemple d’un art affranchi « de la Renaisance qui a faussé la conscience artistique
de toute l’Europe »43. Il reprend en cela le portrait dressé par Verhaeren dans sa critique
du salon publiée dans L’Art moderne44. Naïve dans ses formes, primitive dans son mo-
delé, insoucieuse des règles anatomiques, la sculpture de Minne apparaît comme une ré-
surgence moderne de ce que Maeterlinck appelle les « traditions du Moyen Age »45. Et
de préciser que Minne « descend en droite ligne de ces admirables imagiers flamands de
l’époque bourguignonne, dont le plus génial fut cet extraordinaire Claus Sluter (…). Il ne
les imite point. Il est naturellement comme eux, ils reviennent spontanément en lui »46.

35
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E
T Maeterlinck et la Renaissance italienne
E
R On aurait tort, cependant, de ne pas nuancer la condamnation maeterlinckienne de la
L Renaissance. A l’heure où Maeterlinck élabore sa réflexion sur le germanisme, vers 1888-
I 1889, la Renaissance italienne constitue une norme en matière de jugement pictural.
N N’est-ce pas à Léonard de Vinci que Verhaeren compare Moreau47 ? La Renaissance
C italienne représente aussi un modèle sur le plan de la formation artistique dont témoi-
K gnent, entre autres, le mouvement préraphaélite, le voyage des peintres dans la capitale
italienne et les fameux prix de Rome48. Michel-Ange, Vinci et Raphaël forment la trilo-
gie de référence d’une nation qui passe alors pour une terre prodigue en génies de la pein-
ture. Ceci explique les analogies que la critique belge établit couramment entre l’école
flamande et la peinture italienne. Plus qu’au maniérisme ou à la période baroque, c’est
à la Renaissance qu’il est fait référence dans le Cahier bleu. « Fausseté », « hypocrisie »,
« apostasie de la vérité », « tromperie », « déception » et « mouvement artificiel »49, la
Renaissance constitue, aux yeux de Maeterlinck, une double rupture. Elle aurait mis un
terme à l’évolution « naturelle » des formes artistiques et rompu la communication entre
l’homme et la nature50.
Lapidaire dans son jugement, Maeterlinck reste toutefois silencieux sur les éléments for-
mels qui lui permettent de construire son interprétation. Il n’est pas plus loquace sur les
peintres responsables d’une telle déchéance et passe volontiers sous silence les œuvres
emblématiques de cette phase qu’il déplore dans l’histoire de l’art. Moins fondée sur
des exemples précis que dirigée contre une époque, l’offensive esthétique du Cahier bleu
a pour ambition d’aborder des problèmes de langage. Plus qu’un discours sur une
époque de l’histoire de l’art, la critique de la Renaissance italienne constitue une réflexion
sur la notion de représentation. Peut-être Maeterlinck lie-t-il « fausseté », « hypocrisie » et
« apostasie de la vérité » au code illusionniste qui caractérise la peinture de la
Renaissance ? Peut-être associe-t-il « artificiel » au schéma perspectif utilisé par des pein-
tres en quête d’une représentation rationnelle du monde, et « tromperie » aux trompe-
l’œil dont ces derniers parent des palais qu’il juge démesurés par rapport à l’échelle
humaine.
Le peintre de L’Ecole d’Athènes incarne le tournant historique fatidique : « qui don-
nerait un primitif pour un Raphaël ? » est-il demandé dans le Cahier bleu, sans que l’on
sache s’il s’agit d’un primitif flamand ou d’un primitif italien. Cette interrogation, qui dé-
signe le Cinquecento comme rupture, fait apparaître des paradoxes intéressants dans la
perception maeterlinckienne de la peinture italienne. On observera qu’au moment de ré-
diger le Cahier bleu, généralement interprété comme un pamphlet tourné contre la
Renaissance, Maeterlinck n’a pas encore voyagé en Italie. Ses archives montrent qu’il ne
semble pas s’être documenté sur la culture italienne. Peu d’éléments permettent de dé-
crire les sources utilisées par Maeterlinck pour construire sa connaissance de la
Renaissance. Il semble avoir lu les pages consacrées par Jules Michelet à ce sujet51. Il
connaît le Voyage en Italie de Taine, dont il citera un passage du chapitre « Les antiques »

36
UN MUSÉE SECRET

dans Le Double Jardin (1904). La peinture italienne que fustige Maeterlinck constitue,
pourtant, le cadre de référence qu’il adopte lorsqu’il émet un jugement pictural :
Rembrandt est comparé à Vinci, les peintres primitifs sont mis en balance avec Raphaël,
les fresques du Jugement dernier de Michel-Ange sont irriguées par de salutaires « sèves
antédiluviennes » qui font de ce dernier un peintre primitif52.
Pour Maeterlinck, l’art italien antérieur au XVe siècle prend ses racines dans l’esthé-
tique des peuples barbares qui, soutient-il, « avaient nettoyé l’Europe » : « l’art italien
d’avant la Renaissance est une suite de l’invasion des Goths. donc les goths [sic] avaient
nettoyé l’Europe au 15e siècle. La souillure active du monde latin réapparaît à travers
leurs eaux apaisées et depuis n’a fait que s’étendre stérilisant ce monde latin, après la flo-
raison éphémère et factice de la crise définitive » 53. La critique de la Renaissance versus
l’éloge du primitivisme se superpose à la critique de la romanité versus l’éloge de la ger-
manité. La peinture des primitifs italiens serait donc nourrie de salutaires ardeurs ger-
maniques apportées par les hordes barbares : « la peinture, toute germanique ou n’existant
pas, (sauf les primitifs italiens qui ont un contact spécial avec la réalité ? d’où ? pour-
quoi ?) Les races latines d’ailleurs, portent presque seules aujourd’hui, tout le châtiment
de la Renaissance »54. Au XIXe siècle, on l’a vu, le recours à la notion de primitivisme est
courant dans le discours sur l’art et tout particulièrement sur la peinture55. Le discours
de Maeterlinck est d’autant plus fantasmatique que son éloge de la peinture « germa-
nique » n’est pas fondé sur une connaissance approfondie de la peinture anglaise et alle-
mande.
Les propos incendiaires de Maeterlinck sur l’art de la Renaissance italienne sont ali-
mentés par des causes profondes que l’on va tenter de cerner ici. Ces dernières ont trait à
la réception du mouvement préraphaélite. En dépit de leur nom d’école, les préraphaélites
ne s’opposent pas à la peinture de la Renaissance. Ils s’insurgent plutôt contre la « déca-
dence» maniériste entraînée par les épigones de Raphaël56. Le discrédit jeté par Maeterlinck
sur le peintre des Chambres prend appui sur un discours littéraire fréquent au XIXe siè-
cle. Dès la fin du XVIIIe siècle, l’œuvre de Raphaël s’est imposée dans les consciences
comme l’expression d’une perfection idéale où l’opposition entre les Anciens (l’Antiquité)
et les Modernes (la Renaissance) s’harmonise souverainement au point de rendre caduc
tout discours de rupture avec le passé. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le statut de
l’œuvre de Raphaël se modifie. La peinture raphaélesque devient l’emblème d’un ordre
pictural dont les qualités présumées répondent au goût de la bourgeoisie : modèle d’un
équilibre entre le passé et le présent qui va dans le sens du maintien du système social en
place, mais aussi modèle idéologique d’une synthèse possible entre le christianisme et l’hu-
manisme qui convient à une classe dominante soucieuse de concilier ses antagonismes.
Tant et si bien que Raphaël devient, d’un côté, un peintre ajusté au goût de la bourgeoisie,
et de l’autre (par exemple sous les plumes de Pierre-Joseph Proudhon, Léon Bloy, ou Ed-
mond de Goncourt57), un peintre académique « pré-sulpicien » contre lequel il est nécessaire
de s’insurger pour innover dans la création artistique dans la mesure où, pour le symbolisme

37
M
A
E
T belge notamment, l’innovation se pense en termes de rupture avec le système en place.
E En revanche, le XIXe siècle fait l’éloge de l’insondable mystère dont sont empreints les
R tableaux de Vinci, et de la dimension sublime – au sens de la fin du XVIIIe siècle – qui
L anime les œuvres de Michel-Ange. Michelet, Taine et Gautier, que lit Maeterlinck, ont
I mis en place l’image de Vinci58 comme génie solitaire, épris d’infini, hors de son siècle,
N prophète, et surtout, peintre moderne puisqu’en phase avec les préoccupations contem-
C
poraines59. C’est à Théophile Gautier que l’on doit l’image de Vinci comme peintre ini-
tié à des vérités supérieures dont les tableaux porteraient la marque par leur aspect
K
mystérieux, indéchiffrable, secret60. Dans son Histoire de France, Michelet a développé
ce portrait en faisant du peintre le frère italien de Faust par le caractère étonnant et ef-
frayant de son œuvre. Maeterlinck, qui semble ignorer la publication des manuscrits de
l’artiste à partir des années 188061, hérite de ce mythe érigeant Vinci en peintre de l’in-
dicible. Pour laconiques qu’elles soient, ses remarques réactivent le stéréotype62. Les fi-
gures léonardesques seraient des êtres spirituels et secrets. En peintre de l’insondable,
Vinci serait parvenu à trouver dans ses modèles une « vie » ou un « symbole » qui place
l’image, « miroir profond et sombre »63, sous le signe d’un hermétisme que la peinture
symboliste va cultiver. Vinci apparaît comme le peintre qui livre du réel une interpréta-
tion faite de significations profondes, fondées sur une observation rigoureuse du monde,
et que le spectateur doit déchiffrer, sans jamais toutefois parvenir à en saisir pleinement
le sens. Maeterlinck reviendra sur ces aspects dans ses réflexions sur le symbole et l’ana-
logie. Son discours sur Vinci comme peintre des profondeurs psychiques et sur Michel-
Ange comme artiste « antédiluvien », on le voit, conduit à nuancer sa critique de la
Renaissance dont le propos n’est pas tant de jeter l’anathème sur le XVIe siècle italien que
d’en appeler au renouvellement des formes artistiques. En ce sens, la récusation du mo-
dèle raphaélesque doit donc aussi se comprendre comme une critique des formules aca-
démiques qui conduit Maeterlinck à s’insurger contre la peinture d’histoire et à s’entourer
d’œuvres issues du mouvement préraphaélite et du symbolisme.

Voyage en Italie

La pensée esthétique consignée dans le Cahier bleu présente un décalage entre la critique
de la Renaissance comme mouvement et le discours sur les peintres, en l’occurrence Vinci
et Michel-Ange. Ceux-ci ont marqué l’imaginaire artistique des esthètes du XIXe siècle
selon un schéma de lecture qui érige la Renaissance en un temps d’acmé artistique suivi
d’une dégénérescence64. Le silence de Maeterlinck sur le maniérisme et sur la période ba-
roque est significatif. Dans un premier temps, c’est dans le goût pour les préraphaélites que
celui-ci va trouver la résolution à ce défaut de concordance. Mais son engouement pour
le mouvement anglais va s’estomper à l’extrême fin du siècle. Les brumes du Nord,
lorsqu’elles se lèvent à la fin des années 1890, laissent apparaître de nouveaux chemins.
Ceux-ci conduisent des sombres marécages d’Ysselmonde à la campagne de Toscane qui
sert de décor à Monna Vanna : comme beaucoup d’écrivains, Maeterlinck fera plusieurs

38
UN MUSÉE SECRET

Léonard de Vinci (1452-1519), La Vierge aux rochers, 1483-1486,


huile sur panneau. Paris, Musée du Louvre.

voyages en Italie. C’est que « les villes d’art sont devenues les nouvelles villes de pèlerinage
», selon la belle formule de Malraux65. Jusqu’au XIXe siècle inclus, ce sont principalement
les spectacles des « villes d’art » qui forment les lieux communs des récits de voyages, plus
que les sites naturels ; celles du nord de l’Italie font partie des entités urbaines qui ont fas-
ciné les hommes du XIXe siècle, avec Rome, Athènes et Paris66. Maeterlinck visite Pise
et Florence en 1896. A travers Benozzo Gozzoli, Vittore Carpaccio, Del Castagnano, Fra
Angelico et Bernardino Pinturicchio67, dont il cite le Retour d’Ulysse, il découvre les té-
moins picturaux de la Renaissance italienne. Ses archives louent « l’harmonie claire, douce,
irrésistible » et « l’abondance décorative » des peintures vues lors de ce voyage68. Une fres-
que de Gozzoli contemplée à Florence, lui inspire le modèle des costumes à concevoir

39
M
A
E
T pour une tournée de représentations de Monna Vanna69. Dans une réponse à une en-
E quête sur la formation artistique publiée par La Plume en 1903, Maeterlinck vante les
R mérites de la Renaissance70. Plus tard, c’est à Botticelli et à Mantegna qu’il songera pour
L incarner les archanges de son Jugement dernier, un drame publié à titre posthume71. A
Henri Davignon, qui l’interroge par courrier sur son rapport à l’Italie, Maeterlinck ira
I
jusqu’à confier avoir contracté une dette symbolique à l’égard de l’art de la Renaissance :
N
« ce que je tiens à déclarer, c’est que je dois à l’Italie, principalement à l’Italie quattrocen-
C
tiste, toute ma formation artistique et partant, indirectement littéraire »72. Les pages qui
K
précèdent démontrent toutefois que l’on peut difficilement accréditer cette confession tar-
dive. Il est vrai, cependant, que l’horizon de référence se modifie. Passé le tournant du siè-
cle, la Renaissance italienne se substitue aux cultures du Nord.
En 1903, Maeterlinck se rend à nouveau en Toscane dans le cadre de la tournée de
Monna Vanna. Il semble qu’il séjourne également dans la capitale italienne. Celle-ci lui
inspire un texte intitulé Vue de Rome. Publié par Fasquelle en 1904 dans Le Double
Jardin, Vue de Rome est un essai sur l’art écrit sur le modèle tainien du Voyage en Ita-
lie73 : la réflexion sur les causes permanentes du développement artistique de la ville
voisine avec l’évocation des vestiges de la Rome antique ou des maîtres de la peinture
de la Renaissance. Ce texte s’inscrit dans une tradition qui remonte à Montaigne au
moins, à savoir un discours esthétique ayant trait à un voyage de découverte du patri-
moine artistique de l’Italie. Au sortir des guerres napoléoniennes, le voyage en Italie
connaît un regain d’intérêt. Il est vécu à la fois comme une nécessité intellectuelle (par-
faire ses connaissances), comme une expérience esthétique (contempler les œuvres),
comme une démarche critique (voir de ses propres yeux), et comme une mode (l’Ita-
lie est un passage obligé de la formation artistique). Le titre de son texte fait écho à celui
d’un album sur lequel Le Piranèse a travaillé de 1748 à 1778, Vedute di Roma. Cen-
trées sur la capitale et non sur les villes périphériques comme Venise ou Florence, les
pages de Maeterlinck reflètent le rôle central que Rome retrouve dès le milieu du XIXe
siècle dans le phénomène du voyage d’Italie.
Maeterlinck insiste sur les liens indissolubles qui se tissent entre un milieu et les œu-
vres d’art qui y sont produites. Il voit Rome comme un foyer d’émulation artistique où
se trouve rassemblé « tout le meilleur passé du seul peuple qui cultiva la beauté comme
d’autres cultivent le blé, l’olivier ou la vigne »74. Pour lui, une œuvre architecturale ne
peut s’apprécier que dans la relation qu’elle établit avec le paysage dans lequel elle s’ins-
crit. Soulignant avec force l’unité que forme l’œuvre avec son lieu d’origine, Maeterlinck
s’oppose clairement à la dénaturation du patrimoine entraînée par un déplacement de
l’œuvre. En symbiose parfaite avec leur milieu, Michel-Ange, Raphaël, Jules Romain et
les frères Carrache auraient capté ce que Maeterlinck désigne comme « l’esprit (…) qui
préside aux destinées de la ville éternelle »75. « On sent », poursuit-il, « qu’ils n’avaient pas
à créer, mais seulement à choisir et à fixer les formes qui affluant de toutes parts, irrévé-
lées mais impérieuses, ne demandaient qu’à naître ». Créer, donner une forme, c’est cap-

40
UN MUSÉE SECRET

ter les forces présentes dans un milieu et les insuffler dans la matière. Ces artistes sont
les enfants lointains de la cité antique. Ils donnent à voir ce que la Rome des Césars, de-
meurée artificiellement hellénique par la civilisation grecque dont elle fut la fille, n’avait
pu susciter : la conscience esthétique de soi76. « On se demande », écrit-il, « si les fresques
de Michel-Ange n’auraient pas répondu, après mille ans d’attente, à l’appel de ces arcades
vides ; et si l’on ne peut croire qu’elles soient la conséquence presque organique de ces
colonnes et de ces marbres impériaux ? Et de même, on se dit que (…) L’incendie du
Borgo, illustrerait bien mieux que les sculptures de Phidias et de Praxitèle, bien mieux
aussi que les meilleures peintures de Pompéi ou d’Herculanum, les Métamorphoses
d’Ovide, les Décades de Tite-Live, les poèmes d’Horace et l’Enéide de Virgile »77. Pour
Maeterlinck, la Rome renaissante a découvert dans la culture grecque ce que la Rome an-
tique, mégalomane par les formes démesurées de ses palais et pudique par la toge dont
elle revêt les corps peints ou sculptés, n’avait pas compris : les proportions harmonieuses
de l’homme forment le plus parfait étalon de mesure et la beauté de son corps est « aussi
profonde, aussi abondante, aussi spirituelle, aussi mystérieuse que la beauté des astres ou
la beauté de la mer »78. La dissimulation de la nudité de la statuaire grecque par l’utilisa-
tion romaine de la toge constitue un rejet du corps qui, dépouillant ainsi l’architecture de
sa mesure humaine, expliquerait les déformations et le gigantisme des monuments. Pour
Maeterlinck, c’est à quelques artistes romains de la Renaissance que revient le mérite
d’avoir redécouvert la grâce d’un art conçu à la mesure de l’homme.
Vue de Rome « textualise » la ville à travers les vestiges antiques, les œuvres d’art, les
artistes, et à travers le paysage qui « la sépare du monde sans l’isoler des cieux »79. Il est
clair que le discours sur l’art crée des effets de sens en chargeant les œuvres décrites ou
commentées de valeurs qu’elles n’ont pas en soi. Maeterlinck utilise les célèbres fresques
de Michel-Ange pour soutenir ses réflexions sur une philosophie de vie qu’il place,
comme son théâtre, sous le signe de l’attente : « nous sommes dans l’état magnifique où
Michel-Ange a peint, sur ce prodigieux plafond de la chapelle Sixtine, les prophètes et
les justes de l’Ancien Testament : nous vivons dans l’attente ; et peut-être dans les derniers
moments de l’attente »80. Le style fusionne description « ekphrastique » du site et évoca-
tion des émotions que la ville et son patrimoine suscitent chez l’auteur. La description de
Rome et de ses œuvres sert ainsi d’outil au portrait d’une ville qui, demeurée étrangère
à l’emballement de la vie moderne, se consacrerait en permanence au culte de l’art. Ainsi
en est-il de ces lignes écrites sur un lieu qui constitue sans doute un mythe littéraire :
La prodigieuse voûte [de la chapelle Sixtine] où, dans une harmonieuse et grave orgie de muscles et
d’enthousiasmes, s’enlace et s’accumule un peuple de géants, devient une arche du ciel même où se
sont reflétées toutes les scènes d’énergie, toutes les vertus ardentes dont les souvenirs s’agitent encore
sous les ruines de ce sol passionné81.

41
M
A
E
T Notes
E
R 1
L’œuvre elle-même se réfère à une source littéraire, Hellens en 1911, Maurice Kunel en 1921 et enfin Ro-
L en l’occurrence l’Evangile selon saint Matthieu (II,16). bert Dubois en 1942.
Vers 1565, Bruegel l’Ancien s’inspire de cet Evangile 9
A. Favry, Affirmation du sentiment national belge au
pour peindre l’épisode du Massacre des Innocents. travers de la représentation du paysage, 1780-1850,
I
Cette œuvre a fait l’objet d’une douzaine de répliques 7 vol., thèse de doctorat présentée sous la direction du
N
exécutées notamment par Brueghel le Jeune. L’origi- prof. Michel Draguet, Université libre de Bruxelles,
C
K nal, malheureusement défiguré par des surpeints, est 2005.
conservé à Hampton Court. L’une des répliques, 10
Par exemple dans T. A. abbé Mann, Mémoire
datée de 1604 environ, fut acquise par les Musées contenant le précis de l’histoire naturelle des Pays-Bas
royaux des Beaux-Arts de Bruxelles en 1830. Elle était maritimes. Lu à la séance du 13 décembre 1775, in
alors attribuée à Bruegel l’Ancien. Maeterlinck s’en est Mémoires de l’Académie impériale et royale des
inspiré pour rédiger son conte. Sciences et Belles-Lettres de Bruxelles, Bruxelles, t. 4,
2
Voyez, par exemple, le chapitre “Le tragique quoti- 1783 p. 133 ; G. Shaw, Essai sur les Pays-Bas autri-
dien” in Le Trésor des humbles (1896). chiens, Londres, 1788, pp. 129-130 ; L. Guichardin,
3
E. Verhaeren, Les Lettres françaises de Belgique, Guicciardini’s Account of the ancient Flemish School
Bruxelles, Lamertin, 1907, p. 36. of Painting. Translated from his Description of the
4
P. Aron, « Camille Lemonnier : critique d’art et stra- Netherlands, published in Italian at Antwerp, 1567,
tégie littéraire », in Le Naturalisme et les lettres fran- Londres, 1795, p. 3. Voir aussi la contribution récente
çaises de Belgique, Revue de l’Université libre de de C. Loir, L’émergence des Beaux-Arts en Belgique.
Bruxelles, 1984, pp. 119-128. Institutions, artistes, public et patrimoine (1773-1835),
5
L. Brogniez, « Nés peintres : la “prédestination mer- Bruxelles, 2004, pp. 30-31. Je dois ces indications bi-
veilleuse” des écrivains belges », in N. Aubert, P.-Ph. bliographiques à Mademoiselle Amélie Favry. Je sou-
Fraiture, P. McGuinness (dir.), La Belgique entre deux haite qu’elle trouve ici le témoignage de ma gratitude
siècles : laboratoire de la modernité, actes du colloque pour son amicale collaboration.
organisé à la Maison française d’Oxford par le French 11
M. Maeterlinck, « L’Ornement des noces spirituelles
Department de Oxford Brookes University, les 21 et de Ruysbroeck l’Admirable », in La Revue générale,
22 janvier 2004, Peter Lang (Le Romantisme et après t. II, octobre-novembre 1889, p. 657. Voyez également
en France), vol. 12, 2007, pp. 85-105. M. Maeterlinck, « La mystique flamande », in Revue
6
H. Taine, Philosophie de l’art dans les Pays-Bas. Le- encyclopédique, t. VII, n° 203, 24 juillet 1897, pp. 626-
çons professées à l’Ecole des Beaux-Arts, Paris, 627.
Germer Baillière, 1869 ; A. Michiels, Histoire de la 12
Voyez, par exemple, A.-C. Quatremère de Quincy,
peinture flamande depuis ses débuts jusqu’en 1864, 5 « Sixième lettre », in Lettres sur le préjudice qu’oc-
vol., Paris, Lacroix, Verboeckhoven & Cie, 1865. casionneroient aux Arts et à la Science, le déplace-
7
P. Aron, « Quelques propositions pour mieux com- ment des monuments de l’art de l’Italie, le
prendre les rencontres entre peintres et écrivains en démembrement de ses Écoles, et la spoliation de ses
Belgique francophone », in Ecritures 36, Lausanne, C o l l e c t i o n s ,
1990, pp. 82-91. Voir également, du même auteur, Galeries, Musées, etc., Rome, nouvelle éd., 1815,
« L’art des rencontres. Les relations entre peintres et pp. 78-79.
écrivains en Belgique à la fin du XIXe siècle », in Les 13
Moniteur belge, Bruxelles, 22 août 1842, p. 1.
Passions de l’âme. Budapest, Musée Scépmuvésti, du 14
J.-M. Klinkenberg, « La génération de 1880 et la
12 octobre 2001 au 6 janvier 2002, pp. 17-23. Flandre », in J. Weisgerber (dir.), Les Avants-gardes
8
A la suite du texte de Maeterlinck, le tableau de littéraires en Belgique. Au confluent des arts et des
Bruegel l’Ancien va constituer une source picturale langues (1880-1950), Bruxelles, Labor (Archives du
dont s’inspirent Eugène Demolder en 1889, Franz futur), 1991, pp. 101-110.

42
UN MUSÉE SECRET

15
Une première version intitulée Histoire de la pein- ce à cette version que Maeterlinck se réfère, plus qu’au
ture flamande et hollandaise avait été publiée par retable original conservé aujourd’hui à Lisbonne.
Michiels en 1845. Manifestement, Maeterlinck a lu la 22
« Dans le cruscifiement [sic] du moine tâcher d’in-
seconde édition. troduire le deuil des Italiens renaissants et celui go-
16
Il est intéressant de noter que pour Alfred Michiels, thique des Flamands ». CT, p. 190.
le manque d’études sur la peinture flamande s’expli- 23
P. Piret, « La genèse de la révolution dramaturgique
querait par l’absence d’une littérature nationale en maeterlinckienne », in Vives Lettres (Passerelles fran-
Belgique. Seuls des écrivains ayant pris conscience de cophones. Pour un nouvel espace d’interprétation),
leur appartenance à la race pourraient entreprendre la vol. I, n° 10, 2e semestre, 2000, pp. 37-53.
rédaction de l’histoire de l’art flamand. A. Michiels, 24
CT, p. 191.
op. cit. 25
On connaît par ailleurs le goût de Maeterlinck pour
17
Contrairement aux « Notes sur les préraphaélites » les fêtes foraines de Gand où, en plus des collections
annoncées également dans Serres chaudes, que l’on d’embryologies du Musée Spitzner, il découvre la
peut mettre en relation avec le Cahier bleu, ce projet boîte optique. Par l’usage d’une lentille grossissante,
d’étude sur Memling ne peut être relié avec aucune celle-ci permet de voir des estampes réfléchies par un
pièce d’archives. Manifestement, Maeterlinck n’a en- miroir incliné à 45 °. En ce sens, l’agencement spatial
trepris aucune recherche sur le peintre brugeois. En des Sept Princesses se présente comme une gigan-
janvier 1891, il écrit à Dommartin que la parution de tesque boîte optique.
son étude lui semble incertaine. Maurice Maeterlinck, 26
CB, p. 111. Nous soulignons.
lettre à Léon Dommartin, Gand, 8 janvier 1891. 27
B. Bousmanne, F. Johan, C. Van Hoorebeeck (éd.),
Bruxelles, Bibliothèque royale Albert I, Département La Librairie des ducs de Bourgogne. Manuscrits
des manuscrits, II 5622/22. conservés à la Bibliothèque royale de Belgique. Textes
18
C. Sarlet, Les Ecrivains d’art en Belgique 1860-1914, didactiques, vol. 2, Bruxelles, Bibliothèque royale
Bruxelles, Labor (Un livre une œuvre), 1992. Albert I, 2003, pp. 54-60.
19
M. Riffaterre, « L’illusion d’ekphrasis », in G. Ma- 28
« L’Ornement des noces spirituelles de Ruysbroeck
thieu-Casteli (dir.), La Pensée et l’Image, Presses uni- l’Admirable », in La Revue générale, t. II, octobre-
versitaires de Vincennes, 1994, pp. 220-221. novembre 1889, p. 452-482, pp. 633-668.
20
Pour une analyse littéraire du conte, on lira avec pro- 29
Annabella (’Tis pity she’s a whore). Drame en cinq
fit A. Rykner, « Le Massacre des Innocents ou l’illu- actes de John Ford. Traduit et adapté pour le Théâtre
sion rhétorique », in M. Quaghebeur (dir.), Présence / de l’Œuvre par Maurice Maeterlinck, Paris, Ollen-
Absence de Maurice Maeterlinck, actes du Colloque dorff, 1895. A propos des traductions maeter-
organisé à Cerisy-la-Salle du 2 au 9 septembre 2000, linckiennes de Shakespeare, voir : « Macbeth par
Bruxelles, Labor (Archives du futur), 2002, pp. 26-40 ; Shakespeare. Traduction nouvelle de Maurice
L. Brogniez, « La transposition d’art en Belgique : Le Maeterlinck », in L’Illusion théâtrale, 28 août 1909, 24
Massacre des Innocents vu par Maurice Maeterlinck et p.; « Macbeth par W. Shakespaere. Traduction nou-
Eugène Demolder », in Ecrire la peinture entre XVIIe velle », in Vers et prose, t. XVIII, juillet-septembre
et XIXe siècles, études réunies par Pascale Auraix-Jon- 1909, pp. 5-40; La Tragédie de Macbeth, Paris,
chière. Actes du colloque organisé par le Centre de Eugène Fasquelle, 1910. Voir R. Pouilliart, « Le tra-
Recherches Révolutionnaires et Romantiques de ducteur », in J. Hanse, R. Vivier (dir.), Maurice
l’Université Blaise-Pascal à Clermont-Ferrand les 24, Maeterlinck 1862-1962, Tournai, La Renaissance du
25 et 26 octobre 2001, pp.143-155. Livre, 1962, pp. 433-460.
21
CB, p. 155. Cette œuvre majeure du peintre de 30
Voir A. L. Vignaux, « Maeterlinck traducteur des
Bois-le-Duc a fait l’objet de nombreuses copies. En Préraphaélites », in Annales de la Fondation Maurice
1887, le Musée d’Art ancien de Bruxelles fait l’acqui- Maeterlinck, t. XXX, 1997, pp. 149-185.
sition du Triptyque de la Tentation de saint Antoine 31
Novalis, Disciple à Saïs, Fragments, traduit par
attribué à l’atelier de Jérôme Bosch. Probablement est- M. Maeterlinck, Bruxelles-Paris, Lacomblez-Nilsson,

43
M
A
E
T 1895. Voir Novalis, Fragments précédé de Les Disci- Ecrits sur l’art (1881-1916), vol. 1, édités et présentés
E ples à Saïs, traduit de l’allemand par Maurice par Paul Aron, Bruxelles, Labor (Archives du futur),
R Maeterlinck suivi de « Introduction à la poétique sym- 1997, p. 301.
L boliste » par Paul Gorceix, Paris, Corti, 1992. 48
Voyez à ce sujet la thèse de C. Dupont, Modèles
I
32
Sur ce plan, on ne peut que s’étonner de ne trouver italiens et traditions nationales : les artistes belges en
qu’une seule et unique mention à Dürer, et pas la Italie, 1830-1914, Bruxelles-Rome, Institut historique
moindre référence à la peinture allemande médiévale belge de Rome, 2005.
N
et romantique. CB, p. 102.
C 49

CB, p. 138. CB, p. 114.


K 33 50

34
J.-P. Guillerm, Les Peintures invisibles. L’héritage 51
CB, p. 140. Il s’agit de la somme de J. Michelet, His-
pictural et les textes en France et en Angleterre 1870- toire de France, 17 vol., Paris, Hachette-Chamerot-
1914, Lille, Presses Universitaires de Lille, vol. 2, Lauwereyns, 1833-1867.
1982, p. 359. 52
Rappelons que d’un point de vue strictement chro-
35
Maeterlinck a en effet pu lire un passage comme nologique, Vinci (1452-1519) et Michel-Ange (1475-
celui-ci : « Un genre néanmoins lui laisse franchir ses 1564) sont contemporains de Raphaël (1483-1520).
limites ordinaires : c’est le paysage. On le voit ici at- 53
CB, p. 147.
teindre la plus haute perfection ». A. Michiels, op. cit., 54
CB, p. 102.
p. 8. 55
J.-P. Guillerm, op. cit., p. 359.
36
CB, p. 147. 56
D. Bruckmuller-Genlot, Les Préraphaélites 1848-
37
CB, p. 140. 1884. De la révolte à la gloire nationale, Paris, Armand
38
CB, p. 149. Colin, 1994, pp. 25-26.
39
M. Maeterlinck, « On Photography », in Camera 57
Voyez par exemple P.-J. Proudhon, Du Principe de
Work, n° 2, avril 1903. Le texte est repris dans une l’art et de sa destinée sociale, in Œuvres posthumes
version française in Ch. Grivel, « Maeterlinck : le « ça de P- J. Proudhon, Paris, Lacroix, 1875, p. 79 ;
n’a jamais été » de la photographie », in Maurice L. Bloy, Le Désespéré [1886], Paris, Livre de Poche,
Maeterlinck, Correspondance, n° 6, 1999-2000, 1962, pp. 226-230 ; E. de Goncourt, L’Italie d’hier
p. 124. Notes de voyage 1855-1856, Paris, Charpentier-
40
Voir ci-infra « Maeterlinck et le pictorialisme ». Faquelle, 1894, p. 67.
41
M. Maeterlinck, « [Hommage à George Minne] », in 58
J. Michelet, Histoire de la France au XVIe siècle
La Nervie, n° 8, août-septembre 1923, p. 205. (1855) ; H. Taine, Voyage en Italie (1866) ; T. Gautier,
42
CT, pp. 967-968, 976. Guide de l’amateur au musée du Louvre suivi de Vies
43
CT, pp. 970-971. de quelques peintres illustres (1882). Voir J.-P.
44
E. Verhaeren, “Salon de Gand”, in L’Art moderne, Guillerm, op. cit., pp. 678-704.
15 septembre 1889, p. 291-292, repris in Ecrits sur 59
Rappelant que chaque époque a fait de Vinci le dis-
l’art (1881-1892), édités et présentés par Paul Aron, ciple de ses fantasmes, Daniel Arasse a tenté de réa-
t. 1, Bruxelles, Labor (Archives du futur), 1997, juster ce portrait en prenant en considération les
pp. 327-330. études léonardesques portant sur les six milles pages
45
CT, p. 970. qui composent les manuscrits et sur l’immense pro-
46
M. Maeterlinck, op. cit., p. 205. duction visuelle du peintre estimée à plus de cent mille
47
« [Moreau] a peint toute la philosophie humaine ; dessins. L’image stéréotypée du génie solitaire en sort
ses symboles à lui, dressés en leurs vêtements de pier- définitivement corrigée. Voyez D. Arasse, Léonard de
res et de métaux, ont pris à l’idée moderne toute sa Vinci. Le rythme du monde, Paris, Hazan, 1997.
complexité et à l’idée antique toute sa vérité. Artiste 60
J.-P. Guillerm, op. cit., pp. 694-704.
suprême, au même titre que Léonard ». Voir E. Ver- 61
Sur base desquels Paul Valery va écrire son Intro-
haeren, « Gustave Moreau », in L’Art moderne, 9 dé- duction à la méthode de Léonard de Vinci (1894), in-
cembre 1888, pp. 393-394, repris in E. Verhaeren, ventant ainsi le Vinci comme artiste « universel » cher

44
UN MUSÉE SECRET

au XXe siècle. 71
Didascalie de l’acte II. Théâtre inédit. L’Abbé
62
Dans le Cahier bleu : « Ce que Rembrandt a réalisé, Sétubal, Les Trois justiciers, Le Jugement dernier,
faire du premier venu un portrait aussi spirituel qu’un Paris, Editions mondiales, 1959, n.p.
Vinci, et secret ». Voir CB, p. 109. 72
H. Davignon, « L’Italie et nos poètes », in Bulletin
63
Charles Van Lerberghe, Journal. Bruxelles, Archives de l’Académie royale de Langue et de Littérature fran-
et Musée de la Littérature, vol. 1, 1861-1889, feuillet 8. çaises de Belgique, t. XVIII, 1939, p. 123.
64
J.-P. Guillerm, Vieille Rome. Stendhal, Goncourt, 73
Il s’agit d’un extrait du chapitre sur les « antiques ».
Taine, Zola et la Rome baroque, Lille, Presses Uni- H. Taine, Voyage en Italie. T. 1 Naples et Rome
versitaires du Septentrion, 1998, p. 17. [1866], Paris, Julliard (Littérature), 1965, p. 151.
65
A. Malraux, Le Musée imaginaire [1947-1965], 74
M. Maeterlinck, « Vue de Rome », in Le Double
Paris, Gallimard (Folio Essais), 2003, p. 162. Jardin, Paris, Fasquelle, p. 168.
66
A. Pasquali, Le Tour des horizons. Critique et récits 75
Ibid., p. 162.
de voyage, Paris, Klincksieck, 1994, p. 20. 76
Maeterlinck reprend ici une idée ébauchée dans le
67
Maurice Maeterlinck, Agenda, 1896, 22 décembre. Cahier bleu selon laquelle « les races latines demeu-
Gand, Cabinet Maeterlinck, A V 2. rent fidèles au bassin de marbre grec ». Voir CB, p.
68
Maurice Maeterlinck, lettre à un confrère, s.l., 4 mai 127.
1898. Gand, Cabinet Maeterlinck, B LXXXVI 64. 77
M. Maeterlinck, op. cit., p. 166.
69
Maurice Maeterlinck, lettre à Charles Doudelet, s.l., 78
Ibid., p. 173.
4 mai 1902. Gand, Cabinet Maeterlinck, B XXX 8. 79
Ibid., p. 159.
70
« Enquête sur l’Education artistique du public con- 80
Id., « Les rameaux d’Olivier », in Le Double Jardin,
temporain. [Réponse de Maurice Maeterlinck] », in La Fasquelle, 1904, p. 294.
Plume, 1er avril 1903, p. 386. 81
Id., « Vue de Rome », in op. cit., p. 163.

45
M
A
E
T
E
R
L
I
N
C
K

Edward Burne-Jones (1833-1898), La Roue de la Fortune, 1875,


huile sur toile. Paris, Musée d’Orsay.

46
UN MUSÉE SECRET

C HAPITRE I I I :
M AE T ER LIN C K ET LE S P E IN T R E S
DU M OU VE M EN T P RÉ R A P HA É LI T E

Maeterlinck, écrivain préraphaélite ?

NALYSER les affinités entre symbolisme et préraphaélisme n’est pas une nou-

A veauté dans l’étude de l’art de la fin du XIXe siècle. Les productions littéraires
et visuelles du mouvement préraphaélite occupent en effet une place incon-
tournable dans le corpus des références sur lequel le symbolisme s’est construit, en
France comme en Belgique. Verhaeren, Van Lerberghe, Maeterlinck, Khnopff n’ont
pas manqué d’exprimer leur adhésion à l’anglophilie qui se développe en Belgique à
partir du milieu du XIXe siècle1.
Les commentateurs ont longtemps cherché à identifier des signes communs et faci-
lement repérables entre le mouvement anglais et l’œuvre de Maeterlinck. Ces signes se
réduisent à quelques traits iconographiques et thématiques fondés sur des lieux com-
muns associés aux préraphaélites plus qu’à l’analyse des peintures réellement vues par
les hommes de lettres. Depuis la fin du XIXe siècle, un constat s’est imposé dans la cri-
tique avec la force d’une évidence confortée par le discours de l’écrivain lui-même :
Maeterlinck écrit ce que les préraphaélites peignent. Pour Albert Arnay, critique au
Réveil, les décors des Trois Petits Drames pour marionnettes (1894) rappellent « les ex-
quises compositions de Sir Edward Burne-Jones ou de M. Walter Crane »2. Il ne fait pas
de doute, soutient Arnold Goffin, « que la jeune fille préraphaélite est à la base des
créations subtiles d’un Charles Van Lerberghe ou d’un Maeterlinck »3. Albert Mockel,
qui voit le personnage de Maleine comme « quelque princesse préraphaélite égarée
dans l’atmosphère morbide des Serres chaudes » 4, va dans le même sens. On pourrait
multiplier les exemples. Et il faut reconnaître que la critique maeterlinckienne, relan-
cée dans les années 1960 par les événements liés au centenaire de la naissance de l’au-
teur, entretient ce type de lecture5. Dans son article récent, par ailleurs
remarquablement documenté, sur la réception des préraphaélites en France à travers
la reproduction des peintures, Philippe Saunier ne peut résister à la tentation de lire le
théâtre maeterlinckien comme l’équivalent littéraire des peintures issues de la Confré-
rie anglaise6.
Il n’est pas exagéré de dire que la critique d’époque a installé une tradition historio-
graphique comparable au discours sur la « prédestination merveilleuse » qui ferait de
l’écrivain belge un peintre des mots7. Cette tradition est d’autant plus commode à entre-
tenir qu’elle se fonde sur un outillage théorique simpliste – la conjonction des affects pro-
curés par l’image et la littérature – entraînant des lectures mal documentées en termes

47
M
A
E
T de corpus d’œuvres et imprécises sur le plan historique. Il a fallu attendre les études dé-
E cisives de Laurence Brogniez pour que les raisons souterraines du discours des symbo-
R listes belges sur le préraphaélisme soient mises en lumière8. En ce qui concerne
L Maeterlinck, affirmons d’emblée que l’influence de la peinture préraphaélite est plus re-
vendiquée que réellement vécue sur le plan de l’écriture. Elle participe d’une logique de
I
positionnement dans le champ littéraire qui consiste à se présenter sous le signe des
N
brumes du Nord attachées aux peuples germaniques dont relève l’Angleterre des préra-
C
phaélites. Il est vrai que la dimension hautement narrative de l’iconographie préraphaé-
K
lite s’accorde mal avec un théâtre qui évacue l’anecdote nécessaire à l’évolution d’un
récit, au bénéfice d’un drame statique dont le propos se réduit à l’évocation d’un effroi
mortifère saisissant des personnages sans prise sur leur destinée. Confronter la préten-
due influence de la peinture préraphaélite au relevé exact des références maeter-
linckiennes au mouvement anglais conduit à s’interroger sur le bien-fondé de ces jeux
d’influence que la critique remet inlassablement sur le métier. Autrement dit, il y a lieu
de se demander dans quelle mesure la peinture préraphaélite a vraiment représenté un
enjeu esthétique pour Maeterlinck.
Sur ce point, force est de reconnaître que les occurrences plastiques précises ne sont
pas légion. Les peintres préraphaélites cités par Maeterlinck sont Edward Burne-Jones,
Dante Gabriel Rossetti et George Frederic Watts, auxquels on peut ajouter les artistes an-
glais non membres de la Confrérie : Walter Crane, Sir Lawrence Alma-Tadema et Kate
Greenaway. A l’exception de Crane, dont les albums serviront de source plastique9, la ma-
jorité des références au mouvement préraphaélite se situent entre 1888 et 1890. Chro-
nologiquement, il y a donc un décalage entre le temps fort de la réception
maeterlinckienne du préraphaélisme et la visibilité des toiles sur le continent. A la fa-
veur du succès que lui vaut son Roi Cophétua et la mendiante montré lors de l’Exposi-
tion universelle à Paris en 1889, Burne-Jones, érigé en chef de file des préraphaélites de
la seconde génération, va exposer régulièrement sur le continent, à partir de 1890 seu-
lement10. Est-ce pour ne pas déflorer le succès parisien qu’il pressent autour de son Roi
Cophétua que le peintre anglais refuse l’invitation que lui adresse Octave Maus au nom
des XX fin 1888 ? L’artiste se dit indisponible suite à des engagements déjà pris11. Ford
Madox Brown, en revanche, accepte l’invitation de Maus. Il expose aux XX en 1893.
D’autres, comme Watts et William Holman Hunt, devront attendre le milieu des années
1890 pour prendre place aux cimaises de la Libre Esthétique. Il en va de même pour
Alma-Tadema, Frederic Leighton et Anning Bell dont les œuvres sont montrées à
Bruxelles en 1895, en compagnie de celles de Watts et de deux des plus célèbres toiles
de Burne-Jones, La Roue de la fortune et L’Amour dans les ruines.
Ce n’est pas tout. Rossetti mis à part, Maeterlinck semble mal connaître la première
génération des artistes membres de la Pre-Raphaelite Brotherhood. Les noms des trois
peintres présents parmi les sept membres fondateurs, en l’occurrence Rossetti, John Eve-
rett Millais et William Holman Hunt, n’apparaissent jamais sous sa plume. Contraire-

48
UN MUSÉE SECRET

ment à la peinture flamande sur laquelle il prévoit de se documenter, le jeune écrivain


ne fait aucun cas des ouvrages d’histoire de l’art traitant de la peinture préraphaélite, en
dépit d’une allusion à l’éphémère revue de la Confrérie, The Germ. Thoughts towards
Nature in Poetry, Literature and Art. Enfin, à la différence de Verhaeren, Maeterlinck
ne s’efforce pas de traverser régulièrement la Manche afin d’affiner sa connaissance de
la peinture anglaise, et le cas échéant, il semble limiter ses visites aux salles majestueuses
de la National Gallery12.
Ces éléments permettent de dresser un premier constat. S’il est vrai que Maeterlinck
revendique son goût pour la peinture préraphaélite, il semble également évident qu’il en
connaît mal l’histoire. Vraisemblablement, il n’a pas lu La Peinture anglaise (1882) et
Les artistes anglais contemporains (1883) d’Ernest Chesneau13. Rien n’indique qu’il ait
pris connaissance des critiques d’art publiées dans la Gazette des Beaux-Arts par Phi-
lippe Burty, Théodore Duret ou Edouard Rod qui, dans les années 1870 et 1880, se
sont attelés à faire connaître l’esthétique anglaise en France à travers des traductions, des
articles enrichis d’illustrations et des comptes rendus14. Maeterlinck semble même n’avoir
lu aucune des trois monographies publiées au milieu des années 1890 par Robert de la
Sizeranne, Gabriel Mourey et Olivier-Georges Destrée15. Aucun document d’archives
ne révèle qu’il ait visité les expositions et salons lors desquels il aurait pu voir les œuvres,
telles les expositions organisées en 1882 et 1883 par Georges Petit dans sa galerie pari-
sienne16, ou l’Exposition universelle de 1889 à Paris où figure Le Roi Cophétua et la
mendiante de Burne-Jones.
En fait, les lectures de Maeterlinck concernent surtout le versant littéraire des préra-
phaélites. On sait qu’il lit les essayistes anglais. C’est d’ailleurs par ce biais qu’il décou-
vre la littérature allemande17. Sa bibliothèque regorge de volumes d’auteurs anglais :
Rossetti et Algernon Charles Swinburne par exemple, dont il traduit quelques poésies
qu’il veut faire paraître dans La Jeune Belgique. Il s’initie également à William Morris,
Thomas Hood18, Thomas Carlyle, Ralph Waldo Emerson… Comme les peintres an-
glais, Maeterlinck lit Thomas Mallory dont les ouvrages sur les légendes arthuriennes
constituent un fonds onomastique dans lequel il va puiser des noms de personnages19.
Le titre même du projet d’essai sur les préraphaélites qui ouvre le Cahier bleu, « Etude
sur la poésie anglaise »20, souligne la prédominance de l’aspect littéraire dans la réception
maeterlinckienne du préraphaélisme. Le Cahier bleu, qui contient des remarques sur
l’Histoire de la littérature anglaise de Taine21, confirme que l’apport anglais à « l’art ger-
manique » est poétique22. Avant les années 1890, on le sait, les toiles préraphaélites sont
peu exposées. L’illustration et la reproduction photographique jouent en cela un rôle de
premier plan dans la diffusion du mouvement anglais sur le continent23. L’intérêt de
Maeterlinck pour les toy books de Crane, qui expose au salon des XX en 1891, au salon
Pour l’Art à Anvers en 1892 et à la Libre Esthétique en 1895, ainsi que les achats de
Van Lerberghe à la librairie Dietrich en témoignent. Ceci nous amène à constater, d’une
part, que la visibilité des œuvres originales dans les années 1890 est postérieure à l’an-

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Edward Burne-Jones (1833-1818), Les Jours de la Création, 1870-1876,


technique mixte sur toile marouflée sur panneau. Cambridge, Fogg Art Museum.

Edward Burne-Jones (1833-1818), Le Miroir de Vénus, 1873-1877,


huile sur toile. Lisbonne, Musée Calouste Gulbenkian.

50
UN MUSÉE SECRET

glophilie dont Maeterlinck est animé à l’extrême fin des années 1880, et d’autre part,
que c’est par le biais de la photographie et des illustrations que ce dernier découvre la
peinture préraphaélite.

Edward Burne-Jones en noir et blanc

Maeterlinck n’a jamais franchi le portique palladien de la fameuse Grosvenor Gallery


où son fondateur, Sir Coutts Lindsay, promeut les préraphaélites24. Burne-Jones y ex-
pose régulièrement entre 1877, date de l’inauguration du lieu, et 1887, année de rup-
ture du contrat liant la galerie au peintre. Ce dernier rallie alors un lieu réputé plus
progressiste, la New Gallery. Deux œuvres énigmatiques, Les Jours de la Création
(1872-1876) et Le Miroir de Vénus (1873-1877), font couler l’encre des critiques d’art.
Mais c’est au Roi Cophétua et la mendiante, exposé à Londres en 1884, que le public
réserve l’accueil le plus extasié.
Le succès rencontré par Burne-Jones au sein de la Grosvenor Gallery a pour effet de
susciter la curiosité des amateurs de peinture installés sur le continent. Pour répondre à
cette demande, des reproductions photographiques sont diffusées en France et en Bel-
gique. Il faut dire que les œuvres originales ne sont présentées à Bruxelles pour la pre-
mière fois qu’en 1895, au Cercle artistique et littéraire ainsi qu’au Palais des Beaux-Arts.
Elles attirent alors l’attention de Jean Delville. Contre ses attentes, ce dernier verra Burne-
Jones refuser une imitation pour le premier Salon d’art idéaliste qui s’ouvre en 1896.
L’intérêt des hommes de lettres pour Burne-Jones est bien antérieur aux expositions
bruxelloises de 1895. En mars 1888, Maeterlinck écrit à Gilkin pour lui demander
l’adresse du photographe où il pourrait se procurer une reproduction du Miroir de Vénus
de Burne-Jones25. En septembre de l’année suivante, il prend soin de noter l’adresse de
Frederick Hollyer26, l’éditeur des photographies des six gouaches de la série Les Jours
de la Création du même Burne-Jones27. Installé à Pennbroke au Square Kensington,
Frederick Hollyer est connu comme le photographe spécialisé dans la reproduction des
œuvres préraphaélites. C’est par le biais de ces reproductions photographiques que les
peintures conservées principalement dans des collections privées peuvent être révélées
au public. Une reproduction de Pan et Psyché (1869-1874) aurait ainsi orné le cabinet
de travail que Maeterlinck s’est installé dans la résidence que ses parents possédaient à
Oostacker28. La présence de clichés photographiques comme élément décoratif dans les
appartements est une chose fréquente à la fin du XIXe siècle. De passage chez
Maeterlinck installé depuis 1896 en compagnie de Georgette Leblanc dans la Villa Du-
pont à Paris, Oscar Wilde remarque que son hôte a une maison « toute en murs blancs
et meubles verts, avec des photographies de Burne-Jones, des tas de livres, des chande-
liers de bronze hollandais, et des cuivres »29. C’est dans le cadre de cet engouement, qui
mêle le raffinement de la décoration intérieure à l’identité du propriétaire des lieux, que
s’inscrivent ces références aux œuvres de Burne-Jones. La boutique londonienne de Hol-
lyer n’est pas le seul lieu où acquérir les précieuses photographies. La librairie bruxelloise

51
M
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E
T Dietrich, inaugurée en 1881, est réputée comme le lieu idéal où se fournir en repro-
E ductions de peintures anglaises, dont les principaux Burne-Jones comme Le Miroir de
R Vénus, Pygmalion, L’Escalier d’or… Des albums de Crane y sont également mis en vente.
L Van Lerberghe évoque cette librairie dans son journal. Il signale, à la date du 7 février
1891, la « joyeuse impression d’art » que lui procure le salon des XX après lequel il passe
I
chez Dietrich en quête des « albums de Walter Crane, [des] photographies de l’admira-
N
ble Burne-Jones et du bien aimé Botticelli »30.
C
Dans ce contexte, Maeterlinck n’hésite pas à présenter Burne-Jones comme sa préfé-
K
rence picturale lorsque Jules Huret l’interroge pour son Enquête sur l’évolution littéraire
qui paraîtra en 1891 à Paris. En termes d’horizon de référence, Burne-Jones succède à
Bruegel l’Ancien, en quelque sorte, et les brouillards londoniens remplacent la terre fer-
tile de la campagne flamande. La référence à Burne-Jones n’est pas fortuite. Le peintre
anglais se substitue à Courbet et aux impressionnistes comme nouvel emblème pictural
des aspirations mystiques d’une génération d’écrivains soucieux de se démarquer vis-à-
vis de leurs aînés31.
Dans son agenda de 1890, Maeterlinck fait allusion à une œuvre de Burne-Jones re-
présentant une princesse défunte entourée de femmes endormies. Comme le pense Fa-
brice van de Kerckhove, il s’agit peut-être du Berceau de roses qui clôture le Cycle de
l’églantine sur lequel Burne-Jones est revenu à plusieurs reprises. L’origine des Sept Prin-
cesses que Maeterlinck publie en 1891 peut être mise en relation avec cette toile de
Burne-Jones : « Peut-être ici, la première idée d’un drame pour donner une impression
d’éternité – une princesse morte – et d’autres endormies autour – on m’a dit qu’il y a un
dessin de Burne-Jones ainsi »32. Maeterlinck n’a toutefois pas vu ce cycle pictural. En
l’occurrence, c’est donc moins l’œuvre que sa renommée qui est utilisée. Exposé à Lon-
dres chez Agnew’s Bond Street en 1890, ce cycle a lui-même une origine littéraire
puisqu’il est inspiré du conte La Belle au bois dormant. Il présente un lien thématique
évident avec le frontispice de Crane qui ouvre les Household Stories from the Collection
of the Brothers Grimm. Du reste, les notes sur L’Education des rêves de l’agenda de
1889 et le conte Onirologie (1889) disent la fascination que la problématique du sommeil
exerce sur Maeterlinck. Ceci dit, c’est là un thème récurrent dans la culture symboliste,
et comme le dit joliment Danielle Bruckmuller-Genlot, « vers la fin du siècle, les dor-
meuses picturales ou littéraires sont légion »33. L’idée du sommeil prolongé n’est pas loin
du repos de la mort dont Maeterlinck fait le centre de son drame. De la peinture de
Burne-Jones aux Sept Princesses de Maeterlinck, le lit acquiert la profondeur d’un tom-
beau. Dans le Cycle de l’églantine, le peintre arrête son récit avant la scène du baiser sal-
vateur qui briserait le sortilège et insufflerait la vie à une princesse qu’il préfère maintenue
éternellement dans le rêve. De même dans Les Sept Princesses, malgré l’arrivée du
prince Marcellus, les lèvres et les paupières de la Vénus endormie sur les marches d’un
escalier, par ailleurs peut-être emprunté à L’Escalier d’or du même Burne-Jones, res-
tent définitivement closes, comme pour prolonger la durée d’un spectacle silencieux.

52
UN MUSÉE SECRET

Edward Burne-Jones (1833-1818), Pan et Psyché, 1872-1874,


huile sur toile. Cambridge, Fogg Art Museum.

53
M
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E
T Cette référence à Burne-Jones se double d’une association avec Donatello. Maeterlinck
E s’inspire d’un buste attribué au sculpteur florentin, lorsque dans Les Sept Princesses, il
R imagine d’incarner le personnage d’Ursule par une figure de cire34.
L Il est à noter que Burne-Jones dessine les costumes de Pelléas et Mélisande pour la pre-
I mière londonienne qui a lieu en 1898 au Princess of Wales Theater dans une mise en
N scène de John William Mackail, avec une musique composée pour l’occasion par Gabriel
C
Fauré. Pour assister à la première représentation, Maeterlinck fait le voyage en compagnie
de Georgette Leblanc. Dans la capitale anglaise, le couple retrouve Charles Van Lerberghe.
K
A notre connaissance, il n’y a eu aucun échange de lettres entre Burne-Jones et l’auteur du
drame. Il faut dire qu’en cette extrême fin de siècle, ce dernier est alors davantage tourné
vers les charmes ensoleillés de la Renaissance italienne que pris dans les brumes du Nord.
Il faut dire également que l’aura de Burne-Jones a perdu de sa superbe, au point que son
envoi au salon du Champs de Mars de 1896 n’entraîne plus que de la moquerie ou de l’in-
différence35. Il est significatif à cet égard que dans la rédaction et la préparation de la re-
présentation de Joyzelle (1903), qui met précisément en scène le personnage de Merlin, à
aucun moment, Maeterlinck ne se réfère au célèbre Enchantement de Merlin de Burne-
Jones, mais bien aux illustrations de Walter Crane issues des Household Stories36.

Walter Crane

Présent sur la scène belge entre 1891 et 1895, Walter Crane fait l’objet de plusieurs ar-
ticles de presse qui, d’une part, contribuent à asseoir la reconnaissance de l’artiste sur
le plan de l’édition illustrée, et d’autre part, témoignent de l’irruption des arts décora-
tifs au sein des salons37. A nouveau, l’intérêt de Maeterlinck précède le temps fort de la
réception de l’artiste en Belgique. Le volume des Household Stories illustré par Crane
est en effet cité dans l’agenda de 188938. Maeterlinck imagine de s’inspirer du frontis-
pice de La Belle au bois dormant pour le décor de La Princesse Maleine39. Dans une
lettre à Léon Dommartin, il avoue adorer « Londres et la campagne anglaise, les poètes
anglais, les Toy Books anglais »40. A quels livres Maeterlinck songe-t-il ? L’allusion au
dessin d’une fontaine dans un jardin par Crane laisse supposer qu’il connaît au moins
The Frog Prince et Princess Belle Etoile publiés par Routledge dans les années 1870 et
dans lesquels on retrouve le motif de la fontaine41. On sait par un feuillet glissé dans le
volume de son exemplaire personnel des Poems de Walt Whitman42 que Maeterlinck
souhaitait faire l’acquisition de plusieurs toy books illustrés par Crane43. On sait égale-
ment que la librairie Dietrich diffusait ce type de livres44. Pour orienter George Minne
dans son travail de mise en images, il envoie au sculpteur un album emprunté à Van Ler-
berghe, Pan Pipes. A Book of Old Songs45. Selon le fameux journal de ce dernier,
Maeterlinck aurait décoré son bureau d’Oostacker par la reproduction de plusieurs œu-
vres de Crane et de Redon46. « Parmi les divinités familières »47 qui ornent les murs
d’Oostacker, on compterait également deux Bruegel l’Ancien (une Dispute des gras et
des maigres et Le Massacre des Innocents), des primitifs, des livres anglais, ainsi qu’un

54
UN MUSÉE SECRET

Pieter Breugel, dit Breugel l’Ancien (1525/1530-1569), La Cuisine grasse, 1563,


gravure au burin. Liège, Université de Liège

« ermite dans sa cellule d’après une miniature »48. On n’en sait pas davantage sur le «
charmant Walter Crane » qu’un confrère lui envoie par courrier en décembre 189049. On
ignore tout des planches que Maeterlinck fait parvenir à Lugné-Poe comme modèle des
costumes pour la représentation de Pelléas et Mélisande en 1893. Quoi qu’il en soit,
Maeterlinck restera attaché à cette fonction de source plastique qu’il assigne à l’œuvre de
Crane puisqu’il enverra, une fois encore, quelques reproductions des illustrations des
Household Stories à Charles Doudelet afin que les décors d’une représentation de Joy-
zelle soient conformes à ses vœux50. Enfin, la dernière exploitation des illustrations de
Crane se trouve dans les didascalies de L’Oiseau bleu. Maeterlinck indique que le cos-
tume de Mytyl doit être en « style néo-grec ou anglo-grec genre Walter Crane ou même
plus ou moins empire ». Il n’est pas exclu que Maeterlinck songe à l’œuvre d’Alma-Ta-
dema qu’il associe à la culture grecque. Une remarque du Cahier bleu fait en effet allu-
sion à l’emprise, par ailleurs réelle, de la mythologie grecque sur la peinture
d’Alma-Tadema51. Les anecdotes biographiques sur la vie sentimentale de Maeterlinck
nous apprennent l’existence d’une liaison avec Laurence Alma-Tadema, fille du peintre52.
On peut supposer que par ce biais, Maeterlinck a pu avoir accès aux œuvres de l’artiste

55
M
A
E
T victorien. Par ailleurs, la fille du peintre semble avoir mis les relations de son père à la
E disposition du dramaturge53.
R La perception que Maeterlinck se fait du préraphaélisme recoupe son discours sur le
L germanisme. Bien que largement imprégné par la littérature, la mythologie et les lé-
gendes, le préraphaélisme s’ébauche d’abord comme un retour à la nature. L’hyperréa-
I
lisme dans le rendu du détail, le sens aigu de la précision, l’acuité de l’observation disent
N
la volonté de rendre le paysage dans un rapport de proximité à la nature. Pour
C
Maeterlinck, les scènes d’extérieur, dont la peinture française est dépourvue, « excepté
K

chez quelques primitifs en peinture et en écriture »54, sont nombreuses dans l’art anglais.
Il insiste sur le motif du jardin : « sur les jardins anglais, obsession de la plupart des poètes
et des peintres de l’île »55. Selon Maeterlinck, l’exemple type, c’est Walter Crane56, à qui
il reprendra le motif de la fontaine dans un parc pour concevoir le décor de Pelléas et
Mélisande. Et de préciser :
Le Germain sent encore la forêt dont il a le besoin urgent qu’il a transformée en jardin, le Gaulois l’avait
sans doute aussi, mais greffe latine, absorbant la sève de l’instinct, et ne produisant que des fleurs ha-
bituées aux salons, d’une vielle civilisation57.

Beata Beatrix

Le dépouillement des archives révèle l’existence de projets qui lient écriture dramatique
et peinture préraphaélite sur le mode de la transposition. Icône anglaise du symbolisme,
Beata Beatrix aurait dû servir de modèle :
La Princesse serait sujette à des extases, espèces de petites morts, (presque d’épilepsie ?). De là ses
yeux fixés – la dame d’honneur dirait : elle est sujette aux rêves. Un jour qu’on l’arrache à une de
ces extases (Beata Beatrix) on lui demande à quoi songiez v[ou]s ? – je songeais à la Reine, à la Reine,
à la Reine58.
L’œuvre de Rossetti est alors tellement connue qu’il n’est probablement pas nécessaire
de la citer explicitement comme source picturale afin que le texte soit bel et bien perçu
comme une transposition d’art. Dans son essai sur les préraphaélites, Danielle Bruck-
muller-Genlot a insisté sur le caractère central de la femme dans le répertoire iconogra-
phique du préraphaélisme. Elle en a bien montré le fondement social59. Pour
Maeterlinck, « cette invention de la femme véritable et entrevue enfin comme un monde
par la fenêtre, à côté de l’homme » constitue la spécificité de l’art anglais60. Tout se passe
comme si Maeterlinck alignait ses personnages féminins sur le type préraphaélite.
Comme l’a observé Joanne Wieland-Burston, sans doute songe-t-il ici aux écrivains plus
qu’aux peintres, et notamment à Rossetti dont il traduit quelques poèmes emblématiques
tels que La Demoiselle élue61. C’est à travers Les confessions d’un mangeur d’opium an-
glais de Thomas De Quincey62 que Maeterlinck affine sa vision de la femme sur laquelle
il va confirmer ses héroïnes évanescentes :

56
UN MUSÉE SECRET

c’est-à-dire comme le dit Quincey, presque monochrome et s’agitant dans la monochromie des pas-
sions ordinaires, aux autres arts, et notamment à la poésie (avec une réserve pour la peinture accessoire
et documentaire des paysages et des milieux) la femme telle qu’elle est [en énigme] au fond, et qu’elle
apparaît naturellement (Voyez les primitifs) dès que l’art par des simplifications s’est dégagé d’un cer-
tain nombre de contingences (ce que les préraphaélites ont essayé)63.
Maeterlinck, on l’a vu, a perçoit la Renaissance comme une déviation du cours naturel de
l’histoire. Baignée dans un Moyen Age continu, l’Angleterre aurait été épargnée par les
conséquences désastreuses de la Renaissance : « Le titre Pré-raphaélites importe peu et
n’est qu’un affublement d’école (…), l’Anglais n’ayant jamais cessé d’être moyen-âge ou
pré-raphaélite, n’ayant subi la renaissance qu’à un degré inefficace ; d’ailleurs qu’en Ros-
setti, par exemple, une figure de femme soit accidentellement drapée à la manière de siè-
cles anciens, c’est accessoire »64. Beata Beatrix symbolise pour Maeterlinck le modèle
pictural qui répond à l’émergence d’une nouvelle sensibilité. Pour les symbolistes belges,
les œuvres de Rossetti, de Burne-Jones et de Moreau donnent à voir leurs rêves et leurs
aspirations mystiques, que les primitifs italiens et flamands, de par leur appartenance à
une autre époque, ne pouvaient pas vraiment incarner. L’idée de retour à un état précé-
dant l’irruption de la décadence des formes artistiques que constitue le XVIe siècle italien,
est évidemment centrale dans la perception maeterlinckienne du mouvement préraphaé-
lite65. Régénérées aux sources primitives de l’art italien, les productions de la Confrérie
sont perçues comme l’équivalent moderne des tendances artistiques antérieures à la
Renaissance.

Détournements littéraires

Le nombre de références plastiques précises à la peinture préraphaélite est assez restreint.


De façon générale, les œuvres citées comptent parmi les pièces les plus connues et les plus
tardives du mouvement. N’ayant pas vu les rares expositions d’œuvres préraphaélites sur
le continent, ni lu les travaux critiques, Maeterlinck ne peut avoir qu’une connaissance
superficielle des productions picturales préraphaélites. Cette méconnaissance ne l’em-
pêche pas d’annoncer la publication d’une étude intitulée Notes sur les Préraphaélites
dans Serres chaudes en 1889, en même temps que les Notes sur Memlinck et l’antholo-
gie des poètes latins de la décadence. Laurence Brogniez a montré que les jeunes écrivains
des années 1880 recourent au prestige symbolique de la peinture préraphaélite afin d’as-
seoir leur théorie sur le langage, dans le but de se différencier de l’esthétique réaliste de
leurs aînés66. On verra que Maeterlinck adopte une attitude identique à l’égard de Gustave
Moreau. Toujours est-il que le symbolisme s’est ainsi en partie défini à travers la récep-
tion de l’école anglaise. C’est dans cette perspective qu’il faut situer le projet non abouti
de Notes sur les Préraphaélites. Celles-ci sont encore annoncées à paraître dans le vo-
lume de L’Ornement des noces spirituelles (1891), bien que dans une lettre écrite à Léon
Dommartin en janvier 1891, Maeterlinck avoue que son « étude sur (…) les préraphaélites
– se trouve aussi dans ce terrible et vague domaine de possibilités »67.

57
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A
E
T Associer son nom, dans un recueil édité à Paris par Léon Vanier, à un peintre fla-
E mand du XVe siècle et aux préraphaélites ne peut être fortuit. Il faut y voir la volonté
R de se présenter sous le couvert d’une culture nordique. Le symbolisme s’est construit
L sur des positionnements stratégiques de ce type. Maeterlinck incite donc la critique à
percevoir de subtils jeux d’écho entre le préraphaélisme, le Moyen Age flamand et ses
I
textes. Dans son compte rendu de la traduction de L’Ornement des noces Spirituelles,
N
Mauclair va jusqu’à ériger Maeterlinck en critique éclairé de l’école anglaise réputée
C
pour son hermétisme. Il faut dire que les monographies de Destrée, de la Sizeranne
K
et Mourey n’ont pas encore été publiées. « Ces pages de M. Maurice Maeterlinck, écrit
Mauclair, nous donnent la mesure de son esprit, et nous font présager que ses Notes
sur les Préraphaélites seront peut-être ce qu’on écrira de plus décisif sur cet art mys-
tique et splendide, accessible aux rares consciences, qui, comme la sienne, se réfugient
loin des vanités littéraires dans le culte de la pensée »68. L’essai de Maeterlinck est donc
attendu comme le texte qui va apporter les révélations espérées sur les mystères de
l’école anglaise.
Dans l’évolution de Maeterlinck, le préraphaélisme opère la transition entre la poé-
sie descriptive du Parnasse et l’ébauche d’un théâtre statique et silencieux. Ce que
l’école anglaise apporte au dramaturge, c’est la résolution d’une contradiction interne
à sa perception de l’histoire de la peinture : une contradiction entre son intérêt pour
la peinture italienne, y compris celle de la Renaissance, et sa théorie du germanisme
qui dévalorise la romanité à laquelle il appartient par la langue. Le préraphaélisme lui
permet ainsi d’assouvir une fascination pour la culture italienne sans déflorer le fan-
tasme d’une supériorité germanique.
Au vu de ces éléments, il semble nécessaire de nuancer la prétendue influence de
la peinture préraphaélite sur l’œuvre de Maeterlinck. La présence de quelques repro-
ductions accrochées au mur d’un bureau, l’évocation ponctuelle de quelques œuvres
parfois jamais vues, ou encore le choix des robes portées par Georgette Leblanc consti-
tuent certes des preuves d’un intérêt pour le mouvement anglais, mais ne peuvent pour
autant nous permettre d’affirmer qu’il y a eu un impact déterminant sur l’œuvre dra-
matique de Maeterlinck. Il serait sans doute plus prudent de conclure que la peinture
préraphaélite a été subtilement utilisée comme élément de stratégie littéraire plus que
réellement vécue comme un moteur de création littéraire. Maeterlinck associe volon-
tiers son nom à la peinture préraphaélite puisqu’il cite Burne-Jones comme l’un de
ses peintres favoris et qu’il annonce, à plusieurs reprises, la parution d’un essai sur la
Confrérie anglaise. Tantôt il trouve dans la peinture de Burne-Jones l’équivalent pic-
tural d’un drame sur de mystérieuses princesses prisonnières d’un sommeil éternel, tan-
tôt il utilise les illustrations de Crane comme source d’inspiration pour la conception
de décors de théâtre. Les toiles préraphaélites lui offrent un support de réflexion es-
thétique nourri par une large culture littéraire anglaise. Certes, les œuvres originales ne
sont pas contemplées de visu. Elles ne se livrent à Maeterlinck qu’à travers le voile dé-

58
UN MUSÉE SECRET

formant des reproductions, de leur évocation par la critique, voire de leur transposi-
tion littéraire. Mais l’absence de contact direct avec les toiles gêne peu Maeterlinck. Au
contraire. La difficulté d’accéder aux œuvres accroît l’imaginaire qui se développe au-
tour de cette peinture intrigante. Le mouvement préraphaélite offre ainsi un horizon
de référence dont Maeterlinck se sert pour compléter son appartenance à une sphère
germanique déjà revendiquée avec la peinture flamande.

59
M
A
E
T Notes
Voir à ce propos R. Gilsoul, Les influences anglo-
E 1
vannes. En 1895, l’artiste est repris au Cercle d’art à
saxonnes sur les lettres françaises de Belgique de 1850 Bruxelles et à l’exposition des Beaux-Arts. En 1897,
R
à 1880, Bruxelles, Palais des Académies, 1953. des photographies de ses œuvres sont présentées lors
L
A. Arnay, « Chronique littéraire », in Le Réveil, mai d’une exposition à la Maison d’art de Bruxelles.
I 2

N 1894, p. 249. 11
En 1887, Burne-Jones avait en effet signé un contrat
C 3
A. Goffin, « Edward Burne-Jones. Notes cursives », avec la New Gallery, installée sur Regent Street, à
K in Durendal, juillet 1897, pp. 622-628. Londres.
4
J. Warmoes, « La Jeunesse de Maeterlinck ou la Poé- 12
La National Gallery est citée dans « Vue de Rome »,
sie du Mystère. Une conférence inédite d’Albert in Le Double Jardin, Paris, Fasquelle, 1904, p. 163.
Mockel », in Annales de la Fondation Maurice 13
E. Chesneau, La Peinture anglaise, Paris, Quentin,
Maeterlinck, t. VI, 1960, p. 35. 1882, et du même auteur : Artistes anglais contempo-
5
Id., « Le climat esthétique à l’époque de rains, Paris, Librairie de l’Art, 1883.
Maeterlinck », in Synthèses, n° 195, août 1962, 14
La Gazette des Beaux-Arts a été un des principaux
pp. 24-35. organes de diffusion de l’esthétique préraphaélite
6
Ph. Saunier, « Les préraphaélites anglais. Les repro- entre 1869 et 1887. On trouvera une bibliographie
ductions de leurs œuvres et leur réception au XIXe étoffée des critiques francophones d’époque dans
siècle en France », in Revue de l’art, 2002, n° 3, p. 80. L. Brogniez, op. cit., pp. 363-376.
7
« Les poètes belges voient le monde avec des yeux de 15
R. de la Sizeranne, La Peinture anglaise contempo-
peintres, conformément au génie de la race, au point raine, Paris, 1894 ; O.-G. Destrée, Les Préraphaélites.
de faire se dissoudre les frontières entre la poésie et la Notes sur l’art décoratif et la peinture en Angleterre,
peinture ». O. Hauser, Die Belgische Lyrik von 1880- Bruxelles, Dietrich & Cie, 1894 ; G. Mourey, Passé le
1900 ? Eine Studie und Übersetzungen, Großenhaim, détroit. La Vie et l’art à Londres, Paris, Ollendorff,
Baumert & Ronge, 1902, p. 9. 1895.
8
L. Brogniez, « Les Préraphalélites en Belgique : 16
Lors de ces expositions, Huysmans a pu voir les
d’étranges rêveurs … », in Splendeurs de l’Idéal. tableaux de Watts et de Millais qu’il évoque dans
Rops, Khnopff, Delville et leur temps. Liège, Musée A rebours.
de l’Art wallon, du 17 octobre au 1er décembre 1997, 17
L’édition critique des Carnets de travail nous ap-
pp. 125-139 ; Id., « L’Exemple préraphaélite en Bel- prend que c’est par les Critical and Miscellaneous
gique : Barbares, Primitifs et … Modernes », in M. Essays, un ouvrage de Carlyle que Maeterlinck dé-
Quaghebeur, N. Savy (dir.), France-Belgique 1848- couvre Novalis en 1889. Il lit les frères Grimm tantôt
1914. Affinités-Ambiguïtés, Actes du colloque orga- dans The German Novelists, une anthologie compo-
nisé à la Bibliothèque royale Albert I à Bruxelles les 7, sée par Thomas Roscoe, tantôt dans le volume des
8 et 9 mai 1996, Bruxelles, Labor (Archives du futur), Household Stories from the Collection of the Brothers
1997, pp. 189-204 ; Id., Préraphaélisme et Symbo- Grimm, une traduction copieusement illustrée par
lisme. Peinture littéraire et image poétique, Paris, Walter Crane. Développée parallèlement à une cri-
Champion, 2003. tique de la langue française, l’anglophilie de
9
En 1889 pour les culs-de-lampe des Serres chaudes, Maeterlinck prend donc une part déterminante dans
en 1892 pour les costumes de Pelléas et Mélisande et sa formation littéraire. Elle nuance le refrain rabâché
en 1903 pour les décors de Joyzelle. selon lequel l’écrivain belge constituerait le trait
10
Burne-Jones expose au salon des Artistes français. d’union entre la romanité de sa langue et la culture al-
En 1890 encore, des photographies de ses œuvres lemande vers laquelle son origine flamande l’aurait
sont montrées à la galerie Dumont à Bruxelles. En conduit naturellement.
1892, 1893, 1895 et 1896, il expose à Paris au salon de 18
La note « Diviser en musiciens (par exemple
la Société nationale créée en 1890 par Puvis de Cha- Rossetti) et imagiers (Hood) », fait sans doute allusion

60
UN MUSÉE SECRET

à des images littéraires car Thomas Hood, que 1884], repris in Etudes et Portraits. Etudes anglaises,
Maeterlinck connaissait par The Poetical work, n’a pas vol. 2, Paris, Plon, 1906, pp. 290-303.
fait œuvre d’illustrateur. Voir CB, p. 95. 27
CT, p. 959.
19
Sir T. Mallory, Malory’s History of King Arthur and 28
Il est à noter que la Gazette des Beaux-Arts avait fait
the Quest of the Holy Grail, Londres, Walter Scott, paraître une estampe d’après Pan et Psyché en 1866.
[1886], et du même auteur, The Book of Marvelous On ignore si l’image dont Materlinck décore son bu-
Adventures and other Books of the Morte d’Arthur, reau est une photographie ou si c’est l’estampe de la
Londres, Walter Scott, s.d. [après 1886]. Gazette des Beaux-Arts.
20
CB, p. 95. 29
Lord Queensberry, P. Colson, Oscar Wilde et le
21
L’essai de Taine n’inclut pas le mouvement préra- clan Douglas, Paris, 1950, pp. 128-129.
phaélite. Voir H. Taine, Histoire de la littérature an- 30
Charles Van Lerberghe, Journal, 1889-1891.
glaise, Paris, Hachette, 1863. Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature, ML
22
CB, p. 114. 6949/2, 7 février 1891, feuillets 213-214.
23
Voir à ce sujet l’ouvrage de G. R. Suriano, The Pre- 31
Comme l’indique cet extrait d’un article écrit par
Raphaelite Illustrators. The Published Graphic Art of Verhaeren en mars 1891 : « Le plus grand artiste d’un
the English Pre-Raphaelites and Their Associates, with temps est celui dans la tête duquel rêve le plus haute-
critical biographical essays and illustrated catalogues of ment l’idéal de son époque. On a, au cours des siè-
the artists’engraved works, New Castle-Londres, Oak cles, vu surgir des peintres le front comme grandi et
Knoll Press-The British Library, 2000. illuminé. C’étaient les suprêmes, et en face d’eux ce
24
Ouverte le 1er mai 1877 sur New Bond Street, à quelqu’un qui porte le nom de Courbet ne tient vrai-
Londres, la Grosvenor Gallery a été un des foyers de ment pas debout. Ils s’appelaient Angelico, Botticelli,
la peinture préraphaélite. Burne-Jones y fait une en- Rembrandt, Delacroix. Aujourd’hui pour exprimer
trée remarquée dès le vernissage de la première ex- notre rêve plus complexe, ils s’intitulent [Puvis de]
position. Voir à ce sujet S. P. Casteras, C. Denney Chavannes, Moreau, Watts, Burne-Jones. Les grands
(ed.), The Grosvenor Gallery. A Palace of Art in Vic- et les suprêmes peintres sont tous des cerveaux péné-
torian England, New Haven-Londres, Yale University trés d’imagination et de songe, des cerveaux imprégnés
Press, 1996, pp. 75-92. à la fois de passé et de présent ; ils sont ce que les réa-
25
Maurice Maeterlinck, carte à Iwan Gilkin, s.l.n.d. listes appellent, avec dédain : des peintres littéraires ».
[cachet de la poste : Gand, 7 mars 1888]. Gand, E. Verhaeren, « L’essor », in La Nation, 17 et 28 mars
Cabinet Maeterlinck, B XL 1. 1891, repris in E. Verhaeren, Ecrits sur l’art (1881-
26
En 1884, Paul Bourget a dressé le constat de l’inac- 1916), vol. 1, édités et présentés par Paul Aron,
cessibilité des œuvres originales dans ses « Lettres de Bruxelles, Labor (Archives du futur), 1997, p. 412.
Londres » qu’il envoie au Journal des débats. « Il faut, 32
CT, p. 1162.
écrit-il, parcourir ces collections privées pour se for- 33
D. Bruckmuller-Genlot, op. cit., p. 123.
mer une idée à peu près exacte du mouvement le plus 34
CT, p. 1327. Identifier l’œuvre de Donatello est une
important qui se soit produit dans l’art en Angleterre chose périlleuse. Ce dernier a réalisé peu de bustes fé-
depuis quarante années. Je veux dire le préraphaéli- minins parmi lesquels se trouvent essentiellement des
tisme (…) ». Et de conclure que la solution est « d’étu- Vierges à l’enfant.
dier au moins la reproduction photographique de tous 35
L. Brogniez, op. cit., p. 358.
ces tableaux, mais les préraphaélites ont gardé jusqu’à 36
Connu également sous le nom de Merlin et Viviane,
ces derniers temps un tel caractère de cénacle, que les L’Enchantement de Merlin a pourtant bénéficié d’une
photographies de leurs peintures ne sont en vente que forte visibilité. L’œuvre fait partie d’un ensemble de
dans une certaine boutique perdue au fond de Ken- grandes toiles dans lequel on trouve Le Miroir de
sington ». Il s’agit du magasin de Frederick Hollyer Vénus dont Maeterlinck souhaitait acquérir une re-
dont Maeterlinck note l’adresse dans son agenda de production. Sur le continent, elle a été présentée lors
1889. Voir P. Bourget, « Préraphaélitisme » [août de l’Exposition universelle de Paris en 1878. Elle était

61
M
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T connue dès 1877 par une estampe réalisée par Lalauze 798/1.
E pour la revue L’Art. Cette estampe fut reprise en 1883 42
W. Whitman, Poems, selected and edited by
R dans Les artistes anglais contemporains de Chesneau William Michael Rossetti, Londres, Chatto and Win-
L et dans la revue La Plume en 1902. Dans l’article qu’il cus, 1886.
I fait paraître dans L’Art moderne en 1887 sur 43
The Baby’s Bouquet. A Fresh Bunch of Old
« Quelques peintres anglais », Verhaeren livre de Rhymes and Tunes, arranged and decorated by Wal-
L’Enchantement de Merlin une description conçue ter Crane, Londres, Routledge & Sons, 1878 ; The
N
comme une ekphrasis. Selon Madeleine Octave Maus, Baby’s Opera. A Book of Old Rhymes with New
C
une reproduction photographique de l’œuvre pouvait Dresses. The Music by the Earliest Masters, by Wal-
K
être acquise à la librairie Dietrich. Voir E. Verhaeren, ter Crane, engraved and printed in colour by Edmund
« Quelques peintres anglais », in L’Art moderne, 11 Evans, Londres, Routledge & Sons, 1877 ; The Baby’s
septembre 1887, repris in E. Verhaeren, Ecrits sur l’art own Aesop. Being the Fables Condensed in Rhymes,
(1881-1916), op. cit., p. 281 ; M. O. Maus, Trente An- morals pictorally painted by Walter Crane, Londres,
nées de lutte pour l’art. Les XX. La Libre Esthétique Routledge & Sons, 1886. Voir CT, p. 812 et p. 1428.
1884-1914 [1926], Bruxelles, Lebeer Hossmann, 44
« Chez Dietrich », in L’Art moderne, 22 février 1891,
1980, p. 113. p. 64.
37
Crane a été invité au salon des XX de 1891 par 45
Pan Pipes. A Book of Old Songs, newly arranged
Georges Lemmen. Il a exposé au même moment chez and with accompaniements by Theodore Marzials,
Dietrich. G. Lemmen, « Walter Crane », in L’Art mo- colours illustrations designed by Walter Crane, en-
derne, 1er mars 1890, pp. 61-63 ; G. Lemmen, graved and done into colours by Edmund Evans, Lon-
« Walter Crane », in L’Art moderne, 15 mars 1890, dres, Routledge & Sons, 1883. Van Lerberghe faisait
pp. 83-86 ; « Exposition de W. Crane au Cercle artis- volontiers circuler ses albums dans son cercle d’amis.
tique », in L’Art moderne, 16 décembre 1894 ; « W. Une lettre dévoile que le poète a ainsi promis à Henry
Crane. Conférence de M. Fernand Khnopff au Cer- van de Velde de lui confier quelques Walter Crane
cle artistique », in L’Art moderne, 30 décembre 1894 ; évoqués lors d’une discussion. Voir CT, pp. 811-812.
W. Ritter, « Un poète pour les petits et pour les grands, 46
Nous n’avons pu identifier cette image. Charles Van
W. Crane », in La Magasin littéraire, 15 mars 1895. Lerberghe, Journal, 1861-1889, 1889-1891. Bruxelles,
Les revues suivantes ont intégré la figure de Walter Archives et Musée de la Littérature, ML 6949/1-2,
Crane au sein des rubriques de compte rendu : La Fé- vol. 1, feuillet 146, vol. 2, feuillet 69.
dération artistique, Stella, La Libre Critique, La Jeune 47
Selon la formule de Van Lerberghe, Ibid., vol. 1,
Belgique, La Revue blanche, Le Réveil, La Revue gé- 1861-1889, feuillet 145.
nérale, Floréal. 48
Ibid., feuillet 146.
38
Household Stories from the Collection of the Broth- 49
Maurice Maeterlinck, lettre à un confrère, s.l., 9 dé-
ers Grimm, translated from the German by Lucy cembre 1890. Bruxelles, Archives et Musée de la
Crane and done into pictures by Walter Crane, Lon- Littérature, ML 3088/2.
dres, Macmillan and C°, 1882. 50
Nous avons identifié la source plastique sur base des
39
CT, pp. 957-958. notes relatives à Joyzelle consignées par Maeterlinck
40
Maurice Maeterlinck, lettre à Léon Dommartin, dans son exemplaire personnel des Household Sto-
Gand, 20 novembre 1890. Bruxelles, Bibliothèque ries conservé au Cabinet Maeterlinck.
royale Albert I, Département des manuscrits, II 51
« Effets de l’acide Grec sur l’âme anglaise où le
5622/20. linéaire devient végétal. (Hespérides de Morris, Grec
41
L’allusion de Van Lerberghe aux « toy books » dans d’Alma-Tadema et de Walter Crane ». CB, p. 120. Sur
une lettre à van de Velde confirme l’hypothèse de le peintre, voir V. G. Swanson, The Biography and
Joanne Wieland-Burston. Charles Van Lerberghe, let- Catalogue Raisonné of the Paintings of Sir Lawrence
tre à Henry van de Velde, s.l., décembre 1888. Alma Tadema, Londres, Garton & Co, 1990.
Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature, FS X 52
Selon la biographie de Georgette Leblanc écrite par

62
UN MUSÉE SECRET

Maxime Benoît-Jeannin, Maeterlinck et Laurence pp. 61-64, pp. 159-163.


Alma-Tadema se seraient rencontrés à un banquet 60
CB, p. 112.
donné en Belgique en hommage au père de cette der- 61
« Etudier les femmes de Hood, Poe, Rossetti, ces
nière. Le couple se serait vu à plusieurs reprises en deux dernières, un peu parentes, mais l’une a du ciel
Belgique et en Angleterre. Voir M. Benoît-Jannin, autour d’elle, et l’autre, autre chose ». CB, p. 99.
Georgette Leblanc (1869-1941). Biographie, 62
L’édition utilisée par Maeterlinck est la suivante :
Bruxelles, Le Cri, 1998, pp. 99-102. T. De Quincey, Confessions of an English opium-
53
On peut le supposer au départ de cette notule de eater [1822]. Also the Lives of Shakespeare and
l’agenda de 1895 : « Ecrire à Alma Tadema p[ou]r les Goethe. With an Introduction by Henry Morley,
représentations à Hovey p[ou]r droit exclusif en London-New York, Broadway-Routledge & Sons,
Amérique ». Maurice Maeterlinck, Agenda, 1895, 1886.
29 décembre. Gand, Cabinet Maeterlinck, AV 1. 63
CB, p. 125.
54
CB, p. 141. 64
CB, p. 146.
55
CB, p. 96. 65
« Voilà donc le but du préraphaélisme, l’instinct,
56
« L’art allemand caractérisé par des gnomes, l’art an- (conscient ici) retournant à la source originelle, essen-
glais par ses jardins avec la fontaine de Walter Crane tielle et primitive, en s’éloignant de la source artificielle
(…) ». CB, p. 96. latine ». CB, p. 115.
57
CB, p. 116. 66
L. Brogniez, op. cit., pp. 152-154.
58
Maurice Maeterlinck, Agenda, 1891, 18-19 avril. 67
Maurice Maeterlinck, lettre à Léon Dommartin,
Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature, ML Gand, 8 janvier 1891. Bruxelles, Bibliothèque royale
3141. Albert I, Département des manuscrits, II 5622/22.
59
La femme est omniprésente dans la société victo- 68
C. Mauclair, « Les Livres. L’Ornement des noces
rienne. Son statut ne lui laisse toutefois que peu de li- spirituelles », in La Revue indépendante, mai 1890,
berté. Ici canonisée en sainte mère du foyer, pure et p. 264.
dévouée, et là, montrée en prostituée, pécheresse et
animale, tantôt emprisonnée dans la cage dorée du
« home sweet home », tantôt rejetée dans l’opprobre
de la rue, la femme fait alors l’objet d’une séquestra-
tion morale qui est, en soi, révélatrice de son impor-
tance sociale. Voir D. Bruckmuller-Genlot, op. cit.,

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N
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Albert Ciamberlani (1864-1956), Ophélie, avant 1900,


huile sur toile. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.

64
UN MUSÉE SECRET

C HA P I T RE I V :
DU RÉALISME AU SYMBOLISME

Vers le symbolisme

N 1883, le jeune Maeterlinck visite le salon triennal de Gand et en rend compte

E dans l’un de ses carnets. A l’inverse du jury officiel qui octroie une des quinze mé-
dailles d’or au peintre Karel de Kesel, Maeterlinck voit dans la Baigneuse (1881)
exposée par celui-ci l’illustration du fourvoiement que représente le « réalisme idiot en
peinture »1. Trois ans plus tard, il se rend à nouveau au salon de Gand et remarque les
toiles d’Emile Renouf, un peintre de scènes de genre et de marines2. Fort de la trans-
position d’art expérimentée avec Bruegel l’Ancien, le jeune écrivain trouve dans la pein-
ture de Renouf le prétexte d’un salon parodique qu’il place dans le déroulement de
Sous verre3. La « discussion sur l’exposition triennale des tableaux de Renouf »4 prend
la forme d’un débat sur la peinture contemporaine sans qu’aucun artiste ne soit ce-
pendant cité. Ecrite sur un mode satirique, cette séquence fournit à Maeterlinck l’oc-
casion de parodier les conceptions esthétiques d’une bourgeoisie qui place la
référence à l’antique dans la peinture académique au faîte de la hiérarchie des genres,
tout en reconnaissant paradoxalement que seule la scène de genre sied à la décora-
tion d’une demeure.
Maeterlinck ne se contente pas d’ironiser sur la hiérarchie des genres. Dans le Cahier
bleu, il dénie toute valeur esthétique à la peinture d’histoire. Selon lui, les toiles de
Gustave Wappers et de Louis Gallait pour la Belgique, de Jean-Antoine Gros et de
Jacques-Louis David pour la France, constituent une déchéance esthétique : anecdote
du fait historique, vérisme du système de représentation, pesanteur du discours icono-
graphique, absence de mystère constituent autant d’aspects qui tranchent avec le sym-
bolisme émergeant au milieu des années 1880. A l’objectivité documentaire de la
peinture d’histoire, Maeterlinck va opposer la légende comme mode de lecture de la so-
ciété contemporaine. Les architectures bancales, par exemple, dont il fait le décor de
son premier théâtre, disent métaphoriquement les failles du tissu social. Aussi le rejet de
la peinture d’histoire va-t-il de pair avec le déni du système politique en place qui pous-
sera Maeterlinck à soutenir les causes sociales et à se rallier au Parti Ouvrier Belge.
Se reconnaissant davantage dans les peintres du mouvement préraphaélite que dans
ceux de la Société Libre des Beaux-Arts, Maeterlinck tourne également sa critique pic-
turale contre les peintres de la vie moderne : « est fausse l’objection des modernistes qui
croient leur école essentielle et correspondant par exemple aux primitifs, et jugent un
retour à ceux-ci artificiel ». Et de poursuivre, « le modernisme, quand il n’est pas pu-
rement superficiel, et occupé uniquement du costume de mœurs et de l’air d’au-
jourd’hui (…) va lui même, dès qu’il creuse un peu plus avant, aux primitifs, c’est à

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T dire à la peinture intellectuelle (qui se manifeste le plus ordinairement par la recherche
E de la femme énigmatique comme symbole) qui semble inévitable à nos races euro-
R péennes, dès qu’on abandonne la plastique grecque, (Voyez par exemple Rops) (…) »5.
L On devine sous les expressions de mouvement « purement superficiel », de « costume
I
de mœurs » et de « l’air d’aujourd’hui » que le tir vise les peintures mondaines comme
celles des frères Stevens, les « tranches de vie » du réalisme, l’impressionnisme, et sans
N
doute le néo-impressionnisme6.
C
Maeterlinck n’adhère pas plus à la peinture d’histoire qu’au réalisme qui, en Belgique,
K
tient lieu d’école nationale. Il rejette autant l’académisme local que l’impressionnisme
d’importation française. La question qui sous-tend ses positions esthétiques est celle du
dépassement de l’héritage pictural. Détrôner les tendances liées aux événements glorieux
de l’histoire nationale, à la représentation d’un coin de nature, ou à l’observation des
mœurs, passe par l’affirmation de nouvelles valeurs. A celles-ci vont répondre de nou-
velles figures tutélaires. La primitivité prend le pas sur la raison (Minne), le mythe se
substitue à l’histoire (Moreau), l’esprit de légende l’emporte sur le sens documentaire
(Burne-Jones) et la dérive onirique sur le rendu de la réalité (Redon). Onirologie est sans
doute le texte qui, dans la bibliographie de Maeterlinck, opère cette rupture dans les po-
sitionnements esthétiques.
Publié dans La Revue générale en juin 1889, Onirologie soulève des problématiques
liées au rêve. Celles-ci ont préoccupé Maeterlinck dès le début de l’année 1887. Le récit
s’articule autour du peintre Francois-Joseph Navez. Un portrait disparu ayant été exécuté
par ce dernier constitue le nœud de la trame narrative. Peintre de facture néo-classique,
Navez fut un portraitiste fort sollicité par la bourgeoisie, principalement dans les années
1840 et 18507. Maeterlinck utilise ici la réputation du peintre plus qu’il ne songe à un ta-
bleau spécifique. L’œuvre, difficile à identifier, constitue la « pièce manquante » que le
narrateur essaie de retrouver afin de procéder à la vérification du phénomène psychique
exploré dans le conte. Maeterlinck met en scène un personnage qui, suite à un rêve lié
à un événement tragique de son enfance, entreprend sur son passé une recherche qui
s’achève sur ces mots :
Il me reste un dernier desideratum. J’ai trouvé dans les papiers de famille (…) une quittance signée de
la main du peintre belge François-Joseph Navez, qui doit avoir peint le portrait de ma mère entre les
années 1859 et 1860. Ce portrait a été vendu (…). Or, il m’importerait extrêmement de retrouver ses
traces, pour apaiser ou confirmer d’étranges inquiétudes (…)8.
Le titre du conte en dit long sur le rôle de la vie mentale dans le fonctionnement d’un
musée imaginaire. Maeterlinck postule, avec Thomas De Quincey dont Les confessions
d’un mangeur d’opium anglais ont fourni l’exergue et l’anecdote du récit9, que l’esprit
n’oublie pas les choses du passé, même prénatal, qu’il les intègre dans ce que Sigmund
Freud appellera bientôt l’inconscient, où elles forment une « mare tenebrarum »10 pou-
vant, d’une part, déterminer des comportements a priori inexplicables, et d’autre part, re-
surgir dans les rêves. La lecture de De Quincey conduit Maeterlinck à s’intéresser aux

66
UN MUSÉE SECRET

Karel de Kesel (1849-1922), La Baigneuse, 1881,


huile sur toile. Gand, Museum voor Schone Kunsten.

« mystères du sommeil »11 dont il va extraire le psychisme primitif de personnages som-


nambuliques « constamment arrachés à un songe pénible »12. La rédaction d’Onirologie
repose sur une intertextualité complexe. Fabrice van de Kerckhove a montré que
Maeterlinck a enrichi les matériaux trouvés dans le chapitre des « Souffrances de
l’opium » des Confessions de De Quincey par la littérature médicale relative au rêve13.
Le diariste se réfère, dans le même temps, au Dictionnaire encyclopédique des sciences
médicales d’Amédée Dechambre14, aux Confessions, ainsi qu’aux gravures du Piranèse.
Il s’inspire de celles-ci pour dresser le décor halluciné des rêves du narrateur d’Oniro-
logie15. Les écrivains du XIXe siècle connaissent Le Piranèse comme un dessinateur d’ar-
chitecture de cauchemar16. Il est extrêmement difficile d’identifier la source plastique du
« moulin noir » auquel Maeterlinck fait allusion dans son récit. L’album Vedute di Roma
et la série Carceri d’invenzione (1761) ne contiennent aucun motif de ce type. En fait, il
est fort probable que cette allusion au Piranèse provienne, elle aussi, de la lecture des
Confessions. C’est en adoptant le genre de l’ekphrasis que De Quincey intègre à ses vi-
sions d’opiomane des vues de l’album Rêves selon ce que Samuel Coleridge lui en avait
dit jadis17. Pour Lucius Keller, cette description des planches du Piranèse constitue l’ori-
gine d’un mythe littéraire : les angoisses de la déperdition du moi évoquées par l’errance

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Louis Gallait (1810-1887), Les derniers honneurs rendus aux comtes d'Egmont
et de Hornes, ca. 1851, huile sur panneau.
Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.

Gustaf Wappers (1803-1874), Boccace lisant le Décaméron à la reine Jeanne de Naples,


1849, huile sur toile. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.

68
UN MUSÉE SECRET

de l’homme dans le dédale d’espaces remplis d’escaliers spiralés18. Ceux-ci surgissent de


nulle part, « sans nulle balustrade, n’offrant à celui qui eût atteint son extrémité d’autre
voie que les profondeurs béantes »19. Qu’il soit vécu sur le mode baudelairien de l’expé-
rience du gouffre20, ou lié à l’expérience mallarméenne d’Igitur qui « descend les escaliers
de l’esprit humain »21, le motif de l’escalier ouvert sur le vide peut être lu comme la mé-
taphore d’une plongée vertigineuse dans les profondeurs intérieures du moi. Il n’est pas
à exclure que les châteaux en ruine, les palais labyrinthiques et les souterrains obscurs
chers au dramaturge de Pelléas et Mélisande relèvent d’un emprunt indirect au Piranèse
et s’inscrivent dans le cadre de l’exploitation littéraire des architectures hostiles dessinées
par celui-ci. Onirologie constitue le récit par lequel Maeterlinck se dégage de son héri-
tage parnassien. Il place le jeune homme de lettres sur une double voie : l’exploration du
mystère des origines, dont on trouve par ailleurs une illustration dans les formes fœtales
chères à George Minne, et l’onirisme comme méthode d’investigation de la vie mentale
dont Odilon Redon a fait le sujet de son Hommage à Goya.

Gustave Moreau ou « l’âme d’aujourd’hui sous des resplendissements


immémoriaux »

Au tournant des années 1880 et 1890, l’horizon pictural de Maeterlinck se déploie sur la
trilogie des peintres placés au premier plan dans l’imaginaire pictural des auteurs symbo-
listes. Puvis de Chavannes, Redon et Moreau offrent des œuvres qui, à l’instar de la pein-
ture préraphaélite, incarnent les rêves et les aspirations mystiques d’une génération, celle
de 1880, qui éprouve quelque difficulté à se reconnaître dans l’univers pictural de ses
aînés. Certes, on l’a vu, la peinture flamande avait offert un cadre de référence. La ques-
tion de l’adéquation du style à la sensibilité de l’époque est centrale toutefois, et aucun
peintre ancien ne peut y répondre, forcément. Il faut des peintres qui, comme les préra-
phaélites, actualisent les modèles anciens. Il faut, héritage baudelairien oblige, des pein-
tres dont l’œuvre donne à voir les sentiments qui traversent les siècles, dont l’œuvre
exprime la part immuable de l’homme, dans un vocabulaire plastique en phase avec la sen-
sibilité contemporaine. Sur ce point, Maeterlinck voit un modèle en Félicien Rops, à qui
il envoie par ailleurs un exemplaire de Serres chaudes en 1889 et des Trois Petits drames
pour marionnettes en 1894. Sans doute doit-il à Baudelaire, qu’il vénère, l’idée de la mo-
dernité comme éternité tirée de la mode, idée dont il fera le fondement de sa définition
du symbole. S’il n’est pas à exclure que Maeterlinck veuille inscrire ses Serres chaudes
dans le prolongement baudelairien d’un recueil illustré par un frontispice où des « fleurs
du mal » poussent dans un paysage hostile, il n’en demeure pas moins que Rops ne re-
présente pas pour Maeterlinck l’enjeu stratégique qu’il fut pour Mallarmé par exemple.
Maeterlinck n’a jamais cherché à collaborer avec Rops. C’est en George Minne d’abord
et en Charles Doudelet ensuite qu’il trouvera ses alliés. Nous y reviendrons.
Au demeurant, à la fin des années 1880, Puvis de Chavannes, Redon et Moreau sont
les peintres qui vont incarner le processus d’actualisation des modèles anciens. Maeterlinck

69
M
A
E
T observe à ce propos que Moreau « peint exclusivement l’âme d’aujourd’hui sous des res-
E plendissements immémoriaux »22. La réception maeterlinckienne du symbolisme en
R France doit être mise en relation avec celle du mouvement préraphaélite. De subtiles
L concordances s’établissent en effet entre les artistes anglais et français. Dans la réponse qu’il
donne à l’Enquête de Jules Huret, Maeterlinck cite les noms de Burne-Jones et de Puvis
I
de Chavannes comme étant ses préférences picturales. « Puvis n’est-il pas tout anglais ? »
N
est-il également demandé dans le Cahier bleu. Dans l’agenda de 1890, Moreau, Burne-
C
Jones et Vinci forment les exemples picturaux de la métaphore du charpentier que
K
Maeterlinck emprunte à Ralph Waldo Emerson et qu’il va replacer dans sa réponse à
Huret afin de préciser sa conception du symbole comme création nourrie par un élément
extérieur au travail de l’homme23.
Alors qu’il séjourne à Paris durant le premier semestre 1886, Maeterlinck note
l’adresse de la Galerie de l’éditeur d’art Etienne Boussod. Celui-ci aurait exposé des
aquarelles de Moreau24. Il semble que Maeterlinck confonde la Galerie Boussod et la Ga-
lerie Goupil où Moreau expose en 1886. Goupil en effet présente plus de soixante aqua-
relles réalisées par Moreau pour les Fables de La Fontaine commandées par Anthony
Roux, ainsi que six pièces récentes, également aquarellées, parmi lesquelles se trouve
l’emblématique Apparition peinte en 1876. Malgré cette confusion, il est difficile d’ima-
giner que Maeterlinck, séjournant alors à Paris, s’abstienne de visiter l’exposition consa-
crée par Goupil à une œuvre tenue confidentielle par son auteur25.
La littérature joue un rôle majeur dans la perception maeterlinckienne de Moreau.
Rappelons que celui-ci avait pour habitude de déserter les cimaises, laissant aux repro-
ductions – exposées aux XX en 1885 et 1889 – et aux transpositions littéraires le soin
d’assurer la diffusion d’une œuvre dont les pièces originales passent pour un des se-
crets les mieux gardés du Paris des peintres. Huysmans va s’affirmer comme un acteur
de premier ordre dans ce processus. Il forge, dès 1883, le mythe du peintre reclus dans
la serre chaude d’un atelier situé au cœur de Paris26. Le portrait dressé par Huysmans,
relayé en Belgique par Verhaeren en 188827, répond au culte de l’art pour l’art qui
consacre l’artiste en esthète isolé. Khnopff incarnera cette posture. A sa manière,
Maeterlinck l’adopte également, en se réfugiant dans la campagne gantoise jusque 1896,
date de son installation à Paris. A rebours (1884) constitue le fondement littéraire du
culte voué à Moreau en Belgique. Il est significatif à cet égard que Maeterlinck ait lu le
roman de Huysmans avant de voir les œuvres du peintre. A Rodenbach, il recommande
avec exaltation de lire dans A rebours les pages écrites sur Moreau précisément28. Dans
son récit, Huysmans s’attarde longuement sur L’Apparition pour l’effet d’épouvante
créé par la lévitation de la tête coupée de saint Jean-Baptiste29.
Dans le contexte de ces éléments, il n’est pas à exclure que Maeterlinck ait pu trou-
ver dans l’aquarelle de Moreau le modèle d’une scène de « vague apparition du cada-
vre de Maleine »30. La transposition de L’Apparition n’est toutefois pas explicitement
revendiquée. Il n’en demeure pas moins que la célébrité de l’œuvre suffit pour que

70
UN MUSÉE SECRET

Gustave Moreau (1826-1898), Les Peris et l’éléphant sacré, 1882


aquarelle et gouache sur papier. Tokyo, The National Museum of Western Art.

l’allusion picturale apparaisse comme un élément constitutif de la scène. Ce n’est pas


tout. L’ébauche de cette scène précède une notation de type scénographique qui pré-
conise l’usage d’une vitre teintée afin de projeter un éclairage rouge sur le roi et la reine.
Ceci est révélateur de la théâtralité développée par Maeterlinck. Celui-ci puise dans
l’œuvre d’art les éléments à transposer pour composer le cadre d’une scène. Le même
principe sera appliqué face à La Maison aveugle peinte par Degouve de Nuncques en
1892 qui inspirera l’agencement spatial d’Intérieur (1894). Cette transposition de l’image
peinte en image théâtrale s’inscrit en outre au cœur d’un dispositif qui métamorphose
le plateau en peinture scénique. Du reste, l’irruption de la couleur ajoute à l’œuvre de
Moreau un surcroît de chromatisme comparable à celui que Huysmans réinvente dans
A rebours au départ de la reproduction à l’eau-forte parue dans L’Art en 1878.
Enfin, Huysmans et Maeterlinck ne sont pas les premiers à s’intéresser au peintre de
Salomé. Flaubert s’est inspiré de celle-ci pour son Hérodias qu’il publie en 1877 dans
le volume des Trois Contes. L’immobilité hiératique des figures, le recours à la my-
thologie antique répondaient en effet à l’impassibilité des sentiments chers aux Parnas-

71
M
A
E
T siens, à leur goût pour les références classiques et à leur sens de la perfection formelle.
E Plus tard, d’autres écrivains marqueront un vif intérêt pour l’œuvre de Moreau au point
R d’en faire le moyen d’exprimer les névroses d’un personnage – Monsieur de Phocas de
L Jean Lorrain –, le modèle d’un artiste – pour partie le peintre Elstir dans A la recherche
I du temps perdu –, ou encore une source d’inspiration poétique – la Salomé du recueil
N des Moralités légendaires de Jules Laforgue31.
C
K Odilon Redon et le débat sur la peinture littéraire

L’œuvre de Redon représente, pour les hommes de lettres de Belgique, une alternative
à l’impressionnisme qui, sous sa forme française comme dans sa version dite « autoch-
tone », passe alors pour une peinture « bas de plafond ». L’artiste est invité au salon des
XX de 1886. Inspiré du Masque de la mort rouge d’Edgar Allan Poe, son envoi dé-
clenche autant l’ire de la critique conservatrice32 qu’il ne bénéficie du soutien immédiat
de l’intelligentsia progressiste. Jules Destrée lui consacre un article dans La Jeune
Belgique de février 1886 auquel Emile Verhaeren renvoie dans sa propre critique du
salon publiée également dans la revue de Max Waller. Edmond Picard, lui, fait l’acqui-
sition d’un fusain et, via Octave Maus, passe commande de ce qui deviendra bientôt les
illustrations du Juré (1888), un texte lui-même inspiré des pièces exposées par Redon aux
XX. Dans une lettre à Maus relative à l’organisation du salon des XX, l’artiste apporte
des précisions sur son rapport à la littérature : « produire n’est pas chose aisée, mais la
copie me donne beaucoup de mal ou, pour mieux dire, je ne copie pas du tout »33.
Redon formule ici un principe doublement fondateur. Non seulement la littérature
est un paramètre qui intervient dans la conception de l’image, mais en outre, la transpo-
sition visuelle d’un élément littéraire n’est aucunement le reflet d’un syntagme repérable
dans la trame du texte. Il ne s’agit pas de concevoir la représentation comme le décalque
plastique de l’écrit. L’opération est plus complexe. Elle consiste à puiser librement dans
le texte des matériaux qui seront agencés en vue de susciter, de façon suggestive, une
sensation littéraire qui, d’une part, résiste à tout déchiffrement immédiat, et d’autre part,
ne cède rien à l’idéal classique de l’image comme discours visible. Il s’agit de dévoiler les
ramifications signifiantes d’un texte sans jamais, toutefois, les nommer explicitement.
Cette indétermination suggestive confère à l’image un caractère divinatoire : la représen-
tation élargit le texte à la sensation afin d’en révéler des éléments de sens bloqués dans
l’écriture. La dimension plurielle de l’image n’est pas sans lien avec la réflexion sur la na-
ture du langage qui, de Stéphane Mallarmé à Albert Mockel, anime les symbolistes. Les
propos de Maeterlinck sur le symbole comme structure signifiante perméable « à l’ordre
mystérieux des choses »34 y trouvent sans doute une origine.
La présence de Redon au salon des XX de 1886 n’est pas un fait isolé. Elle s’inscrit
dans un ensemble d’événements artistiques placés sous le signe de la littérature. On
rappellera ici les principaux faits. En 1884, Khnopff présente D’après Flaubert. La Ten-
tation de Saint Antoine ou La Reine de Saba aux XX. L’année suivante, Bruxelles ac-

72
UN MUSÉE SECRET

cueille une exposition de dessins destinés à mettre en image Le Vice suprême de Jose-
phin Péladan35. A la demande de Maus, Rops accepte d’exposer sa Pornokratès aux ci-
maises des XX en 188636. L’année suivante, cette pièce est montrée au cercle anversois
de l’Art indépendant en compagnie de La Tentation de Saint Antoine, également ins-
pirée de Flaubert, et qui vaut à Rops une volée de bois vert envoyé par les critiques les
plus conservateurs. Redon s’empare, lui aussi, du récit de Flaubert pour un album de
planches lithographiques édité à Bruxelles par Edmond Deman en 188837. Ces élé-
ments factuels suffisent à montrer que la réception de l’œuvre de Redon s’inscrit dans
un contexte esthétique marqué par le croisement des arts et des lettres. Le symbolisme
belge se cristallise à travers deux éléments issus de cette réception : la sortie du réalisme
et l’affirmation d’une peinture littéraire.
Premièrement, les lithographies de Redon constituent l’élément moteur d’un double
dégagement : émancipation de l’héritage réaliste issu de la Société libre des Beaux-Arts
et rupture avec les conceptions parnassiennes entretenues par le milieu de La Jeune
Belgique. A l’heure où, en France, Jean Moréas publie son « Manifeste littéraire » dans
Le Figaro littéraire du 18 septembre 188638, Redon s’immisce dans l’imaginaire pictu-
ral des hommes de lettres de la Belgique fin de siècle. Les nombreuses interprétations
et transpositions dont son œuvre fait l’objet participent au dépassement des « tranches
de vie » du réalisme au bénéfice d’une iconographie qui entend dévoiler les significations
cachées du monde et les mystères de l’humanité39.
En second lieu, il apparaît que la réception de l’œuvre de Redon est liée à ce que la
critique de l’époque a appelé la peinture littéraire. Cette notion est centrale dans l’émer-
gence du symbolisme au milieu des années 1880. Elle témoigne des relations qui unis-
sent le milieu de l’art aux revues littéraires qui se multiplient durant les deux dernières
décennies du XIXe siècle40. On le sait, L’Art moderne (1882-1914) a joué un rôle inau-
gural dans le débat. Celui-ci va largement au-delà de la critique d’art comme rendu jour-
nalistique d’un salon. Il s’agit de valoriser la dimension littéraire de la peinture afin
d’imposer l’image comme origine d’un processus d’écriture. La promotion d’une pein-
ture de type littéraire conduit à l’affirmation d’une littérature picturale. Tout se passe
comme si la dimension littéraire de l’image était mise en exergue par les revues afin de
justifier le caractère pictural dont les écrivains francophones de Belgique teintent leur
écriture. En ce sens, le discours sur le visible aboutit, non à l’image, mais au lisible. La
peinture offre aux hommes de lettres un support de réflexion sur lequel ils s’appuient
pour définir les principes du symbolisme. Verhaeren a la primauté d’avoir tenté une
mise au point sur le symbolisme à travers la peinture, en l’occurrence celle de Khnopff.
En 1886 et 1887, il publie dans L’Art moderne une série de quatre articles consacrés
au peintre41. Ces textes vont être rassemblés sous la forme d’une plaquette éditée par la
Vve Monnom en 1887 : Quelques notes sur l’œuvre de Fernand Khnopff constituent la
première monographie écrite sur le peintre et la première tentative de définition du sym-
bolisme42. La notion de peinture littéraire est un des piliers de l’esthétique fin de siècle.

73
M
A
E
T Elle a directement trait à deux aspects majeurs dans la théorie et le développement du
E symbolisme : il s’agit de la réflexion sur le symbole et du développement de l’illustration.
R La théorie du symbole développée en Belgique, par Mockel et Maeterlinck notam-
L ment, est une illustration de la rhétorique de l’image qui se met en place dans la fin de
siècle. Il n’est pas opportun de revenir ici sur ce point déjà largement commenté par les
I
spécialistes. Signalons brièvement que le symbole s’apparente moins à une forme as-
N
sociée mécaniquement à une idée qu’il ne naît de l’intuition des éléments épars dans le
C
monde, que le poète agence pour amener le lecteur, de façon suggestive et polysémique,
K
vers ce qui, dans l’écriture, n’appartient pas aux mots. Cette relation au réel explique,
selon Michel Otten, la dimension plastique des lettres symbolistes de Belgique43. Des
titres comme Les Campagnes hallucinées (1893) de Verhaeren, comme
Enluminures (1898) d’Elskamp, comme Entrevisions (1898) de Van Lerberghe disent
la fascination que ces poètes éprouvent pour la vision. La théorie théâtrale développée
par Maeterlinck est également une illustration de l’incidence des arts visuels dans la
constitution du corpus de textes symbolistes. Le dramaturge de Pelléas et Mélisande se
base sur la peinture pour établir les limites de la représentation scénique, et sur la sculp-
ture comme alternative à la présence de l’acteur sur le plateau de jeu.
L’illustration de la littérature constitue un développement particulier de la notion de
peinture littéraire. Selon Philippe Junod, l’alliance du milieu de l’art avec le monde des
lettres peut être un acte stratégique qui, pour un peintre, consiste à affirmer son appar-
tenance à une avant-garde littéraire afin d’en tirer un éventuel profit promotionnel44.
Dario Gamboni en a fait la démonstration pour le cas d’Odilon Redon45. Celui-ci est une
figure majeure dans le développement de l’illustration en Belgique. Profitant de la tri-
bune offerte par les XX, valorisé par l’admiration de Mallarmé, consacré par A rebours,
il multiplie les collaborations avec des auteurs et des éditeurs belges pleinement ouverts
au principe d’illustration non descriptive. C’est dans cette optique que Redon conçoit
les lithographies du Juré (1888) puis d’El Moghreb al Aksa (1889) d’Edmond Picard.
En éditeur d’art, Edmond Deman voit en Redon le peintre idéal pour mettre en image
les recueils de la trilogie noire de Verhaeren : Les Soirs (1888), Les Débâcles (1888) et
Les Flambeaux noirs (1891). Redon collabore ensuite avec Jules Destrée dont il in-
carne Chimères (1891). En peintre de la nuit, le « lithographe sombre », comme l’ap-
pelle Maeterlinck, conçoit également le frontispice du Gilkin des Ténèbres (1892).
Entre-temps, Deman lui offre de publier deux albums de lithographies, l’un inspiré de
Flaubert et l’autre de Baudelaire, La Tentation de Saint Antoine (1888) et Les Fleurs
du mal (1891).
A partir des années 1890, on assiste à un glissement sémantique de la notion de pein-
ture littéraire. Avec des commentateurs comme Edgar Baes et Jules Du Jardin46, la pein-
ture littéraire devient un paradigme critique utilisé comme clé de lecture. Erigeant le récit
en qualité principale de l’image, une phalange de la critique apprécie que les artistes pui-
sent dans la littérature le prétexte exclusif de la création plastique. L’éloge réservé au

74
UN MUSÉE SECRET

peintre est alors directement lié à la charge littéraire dont celui-ci charge son œuvre.
Comme l’observe très justement Dario Gamboni, ce logocentrisme en jeu dans la per-
ception de l’art repose sur le poids de la critique d’art dans le système de consécration
d’une œuvre47. En quelque sorte, seule l’image qui affiche un lien de parenté à la litté-
rature serait digne d’être commentée. La dissolution du groupe des XX, qui s’était lar-
gement ouvert à l’impressionnisme et aux tendances post-impressionnistes, au bénéfice
de la création de la Libre Esthétique en 1893 va renforcer cette évolution. Les com-
mentateurs ont souligné avec raison que le premier salon de la Libre Esthétique érigent
les arts décoratifs en élément désormais majeur dans l’ensemble des biens artistiques.
Mais l’exposition de 1893 est aussi la confirmation d’une peinture attendue pour le récit
qu’elle recèle. Deux peintres ostensiblement littéraires, Jan Toorop et Charles Doude-
let, exposent ainsi à Bruxelles, chez Maus. La même année, Toorop est également pré-
sent aux cimaises du Cercle artistique de Gand et à l’Association pour l’art à Anvers.
Doudelet, lui, après avoir exposé au salon de Gand en 1892, publie ses illustrations dans
les revues littéraires comme Le Réveil où il fait la connaissance de… Maurice Maeterlinck.
Il faut dire que, dans la seconde moitié des années 1890, l’œuvre de Maeterlinck est per-
çue comme un étalon de valeur. Minne, Khnopff, Melchers, Doudelet, Fabry, Le Sida-
ner ou Meunier sont régulièrement décrits comme des artistes qui font du « Maeterlinck
» en peinture ou en sculpture. Un tel mode de lecture n’est pas fortuit. Il coïncide sans
doute avec la pratique de la critique d’art par les hommes de lettres48. Sans doute est-ce
pour cette raison que, dans la défense de la spécificité de leur art, les peintres post-im-
pressionnistes s’insurgent contre le primat du sujet dans la peinture. A l’inspiration litté-
raire dont se teinte une partie de la production visuelle de la décennie de 1890 s’oppose
la revendication d’une peinture exclusivement plastique. L’anecdote suivante en té-
moigne. A un amateur qui déclare trouver dans ses toiles une influence de Maeterlinck,
Edgar Degas répond ceci : « Monsieur, le bleu sort du tube et non de l’encrier »49.
Revenons à Redon qui, on l’a dit, est invité à exposer aux XX, pour le salon de 1890.
Jules Destrée publie alors la première monographie sur le peintre et en envoie un exem-
plaire à Maeterlinck50. Progressivement, l’œuvre de Redon se détache de la critique
d’art pour gagner les cénacles littéraires sur le mode de la transposition51. Dans la mo-
nographie qu’il consacre au peintre, Destrée relie le succès qui entoure Hommage à
Goya de Redon à la description que Huysmans en a livrée en 1885 dans La Revue in-
dépendante en termes de transposition d’art52. Cette description sera reprise et rendue
autonome sous le titre de Cauchemar, dans la seconde mouture des Croquis parisiens
(1886). Destrée voit juste. La parution de l’Hommage à Goya a bénéficié d’une cam-
pagne de promotion dont la transposition de Huysmans a fait partie en effet, au même
titre que l’envoi d’exemplaires dédicacés53. Maeterlinck, qui a lu A rebours et se pro-
cure les livraisons de La Revue indépendante54, n’ignorait sans doute pas les fameuses
pages consacrées par Huysmans au Goya de Redon. Il trouve dans l’imaginaire plas-
tique de Redon un univers onirique composé de paysages hostiles peuplés d’espèces

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T
E
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C
K

Odilon Redon (1840-1916), Hommage à Goya. 6 lithographies par Odilon Redon,


Paris, Dumont, 1885.
Bruxelles, Bibliothèque royale Albet I.
Il y eut aussi des ETRES EMBRYONNAIRES
Un étrange JONGLEUR
Au réveil , j’aperçus la DEESSE de l’INTELLIGIBLE, au profil sévère et dur
Dans mon rêve, je vis au Ciel un VISAGE DE MYSTERE
La FLEUR du MARECAGE, une tête humaine morne et triste
Un FOU dans un paysage

76
UN MUSÉE SECRET

animales et de plantes ramenées à l’inquiétante étrangeté de leurs origines respec-


tives. On est proche ici des images hallucinées qui, rappelant celles d’un « mangeur
d’opium anglais », font l’objet des Visions typhoïdes décrites par Maeterlinck comme
des « éruptions animales ou végétales au fond de nuits paludéennes ». On est proche
également de la botanique marécageuse qui pousse maladivement dans Serres
chaudes, poésies et frontispice confondus. L’univers nocturne du recueil de 1889 n’est
sans doute par ailleurs pas étranger aux lithographies que le poète a trouvées dans
Hommage à Goya qu’il acquiert en 188755. L’intérêt que Maeterlinck porte à une es-
thétique de l’étrange, où des êtres blafards s’égarent dans une nature hostile couverte
de plantes malsaines, dépasse toutefois les limites de l’œuvre de Redon. Albert Ciam-
berlani et Henry De Groux, qu’il découvre au salon de l’Essor et à l’exposition des XX
en 1887, lui offrent les exemples d’une peinture habitée de « paysans macabres dans
[un] site malade [avec des] fleurs roses, vertes [et des] bulles énormes »56.
Les découvertes que Maeterlinck fait dans l’œuvre de Redon ne se limitent pas à la
botanique. Les « êtres embryonnaires » d’Hommage à Goya, pour reprendre les termes
de la légende inscrite au pied de la planche, se croisent avec l’aspect fœtale que George
Minne, dans une sculpture de 1886, donne à la figure d’un enfant mort. Celui-ci prend
place dans les bras d’une mère dont les yeux, globuleux, exorbités, démesurément gon-
flés, n’ont d’égal que les pupilles dilatées chères à Redon. Conjointe aux lithographies
de ce dernier, l’œuvre de Minne va marquer Maeterlinck. Le motif des pupilles sur-
chauffées, tels des capteurs tournés vers l’infini, constitue précisément le thème exploré
dans La Mort des yeux, une poésie publiée dans La Jeune Belgique en 188757. L’intérêt
que Maeterlinck porte aux origines de l’espèce humaine le conduit aussi vers la collec-

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M
A
E
T tion de fœtus du Musée d’anatomie du docteur Spitzner qu’il visite à la foire de Gand
E en 188758. Empruntée à la sculpture de Minne, la figure de l’enfant mort-né qui surgit
R dans L’Intruse (1890) constitue la synthèse théâtrale d’une fascination que Maeterlinck
L nourrit simultanément pour les zones inconnues de la vie prénatale et pour les mystères
de l’au-delà.
I
Un double réseau thématique issu des arts visuels se met ainsi en place dans l’uni-
N
vers de Maeterlinck. D’une part, celui-ci s’inspire des lithographies de Redon pour cul-
C
tiver un jardin composé de fleurs malades. Le développement de cette botanique
K
décadente passe par la découverte des peintures de Ciamberlani et de De Groux. Elle
aboutit à la végétation inquiétante dont Minne recouvre les paysages marécageux des
frontispices pour Serres chaudes et La Princesse Maleine. Certes, l’optimisme de la
vie et la foi retrouvée dans la force de la nature qui gagnent le symbolisme au tournant
du siècle inverseront les connotations négatives associées aux fleurs des marécages. En
témoigne le cycle de la nature exploré par les verreries parlantes de Gallé auxquelles
répondent des essais panthéistes comme La Vie des abeilles (1901) et L’Intelligence
des fleurs (1907)59. Au demeurant, héritage baudelairien oblige, les plantes maladives
des années 1880 et 1890 présentent un arrière-plan symbolique : rien de ce qui pousse
dans le monde n’est porteur de vertus positives. D’autre part, la dimension énigmatique
de la condition humaine soulevée par les figures étranges de Redon, les enfants mort-
nés de Minne et la collection de fœtus du Musée de Spitzner sont des éléments qui
amènent Maeterlinck à l’étude de « tout ce qui est informulé dans une existence (…) ».
« Je voudrais me pencher », précise-t-il, « sur les merveilles de la mort, sur les mystères
du sommeil, où malgré la trop puissante influence des souvenirs diurnes, il nous est
donné d’entrevoir, par moments, une lueur de l’être énigmatique, réel et primitif ; sur
toutes les puissances inconnues de notre âme ; sur tous les moments où l’homme
échappe à sa propre garde ; sur les secrets de l’enfance (…) »60.
A l’instar de des Esseintes qui décore son vestibule des « stupéfiantes rêveries d’Odilon
Redon »61, le poète de Serres chaudes accroche au mur de son cabinet de travail le
« Christ » et « L’araignée », deux lithographies issues des Pièces modernes que Redon a
fait paraître chez Dumont à Paris en 1886-188762. Pour accentuer l’expressivité hallu-
cinée de ces lithographies, il les place sous des vitres teintées, l’une en rouge ou en bleu
selon les rapporteurs, l’autre en vert. Ce genre de mise en scène est typique de la fin
de siècle. Une série de « seuils » - cadre lourd, passe-partout, vitre fumée ou teintée –
prennent place dans l’intervalle qui sépare le spectateur de l’œuvre d’art. Ce processus
creuse la distance entre la réalité du spectateur et l’univers de l’image. Il théâtralise la
contemplation de celle-ci en exploitant la transformation de la vision par le verre dont
Maeterlinck fait un élément majeur de son dispositif scénique.
On le voit, une fois encore, Maeterlinck cite peu d’œuvres, et l’on ne peut que s’in-
terroger sur sa connaissance réelle des peintres qu’il mentionne. En ce qui concerne
Moreau, la réception se joue sur un autre plan que celui de la contemplation effective

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UN MUSÉE SECRET

Odilon Redon (1840-1916), Christ, ca 1880,


fusain et craie noire sur papier. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.

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E
T des pièces originales. L’invisibilité de ces dernières, doublée du culte rendu au peintre,
E favorise les projections littéraires. Au-delà de ces questions relatives au corpus d’œuvres,
R il faut bien voir que, pour les écrivains émergeant dans les années 1880, Moreau et
L Redon représentent des maîtres dont ils se revendiquent, sur lesquels ils débattent, dont
I ils se servent pour se dégager de leur héritage parnassien en littérature et du réalisme en
N peinture. Rops, Moreau, Redon et Minne sont érigés en artistes imprégnés des quali-
C
tés des anciens maîtres. Leurs œuvres donneraient ainsi à voir la modernité, pour re-
prendre la formule de Huysmans, sous de « féeriques apothéoses des autres âges »63.
K
« Les mêmes jeunes gens » qui lisent Verlaine, observe Paul Bourget, « se passionnent
pour la peinture de M. Gustave Moreau, pour les dessins de M. Odilon Redon, pour
tout ce qui est suggestion, recherche de l’au-delà »64.

James Ensor, primitif et moderne

En 1898, la revue La Plume consacre un numéro spécial à Ensor. Suite à la demande que
lui adresse Eugène Demolder à ce sujet, Maeterlinck accepte de faire partie des vingt-trois
personnalités belges invitées à évoquer l’œuvre du peintre ostendais dans la revue pari-
sienne. Les contributions devaient être envoyées chez Ensor qui les transmet à Léon
Deschamps en ayant préalablement établi un classement préférentiel selon l’importance
qu’il leur accorde65. Maeterlinck arrive en quatrième position. Il est manifestement sur
le point de devenir ce « grand écrivain » qu’il sera aux yeux d’Ensor66.
Demolder me demande mon avis sur votre peinture. Je viens de relire la belle et définitive étude qu’il
vous a consacrée67. Il a tout dit. Que pourrais-je ajouter ? rien, si ce n’est que je partage entièrement
son admiration. Vous êtes, me semble-t-il, le plus Flamand des coloristes actuels, le seul peut-être qui
se rattache directement aux maîtres tout à fait autochtones, tout à fait purs de la peinture des Flandres ;
je veux dire les Bouts, les Bosch et surtout l’incomparable Breughel des paysans. Voici plusieurs an-
nées que les circonstances ne m’ont plus permis de m’approcher de vos œuvres, mais je me souviens,
comme si c’était hier, de certains verts, de certains rouges de vos masques (que je n’aime pas toujours)
et de vos natures mortes que je goûte sans arrière-pensée 68.
L’œuvre du peintre est présentée comme l’expression contemporaine de ce qui serait le
sel d’une tradition aussi nationale que séculaire, en l’occurrence le chatoiement de la
couleur. Ensor est manifestement ravi d’être confirmé dans son image truculente de
Bruegel des temps modernes69. Il faut toutefois se demander dans quelle mesure le dis-
cours de Maeterlinck relève du stéréotype pictural de la truculence créé par les hommes
de lettres dans les années 1880. Car il ne paraît pas vraiment fondé sur un examen de la
peinture d’Ensor tant les hautes pâtes du maître ostendais sont étrangères au caractère
lisse des œuvres des primitifs flamands qui travaillaient, eux, par superposition de
couches de peinture translucide. Soutenir que l’œuvre d’Ensor procède de la peinture
flamande des XVe et XVIe siècles paraît d’autant plus étonnant que Demolder, dans la
monographie que Maeterlinck cite pourtant comme une référence en la matière, avait
plutôt situé Ensor dans la lignée, certes de Bosch, mais surtout de Rembrandt, Hals et

80
UN MUSÉE SECRET

Goya ! Imprégnés du discours relatif à l’image pratiqué dans le processus d’affirmation


des lettres belges au cours des années 1880, les propos que Maeterlinck tient sur Ensor
relèvent davantage d’une lecture orientée en termes de légitimation nationale que d’une
contemplation rapprochée de l’œuvre dont il dit, par ailleurs, se souvenir des masques
verts et rouges qu’il « n’aimait pas toujours », réglant ainsi, semble-t-il, un vieux compte
avec l’artiste ostendais. Il faut dire que celui-ci ne s’est jamais intéressé aux textes du dra-
maturge gantois. On ne trouve aucune évocation explicite des écrits de Maeterlinck dans
la correspondance et dans les œuvres du peintre. Il semble même que le rapport d’in-
fluence puisse être inversé. La Dame sombre (1881) ou Les Masques scandalisés (1883)
amorcent effectivement ce qui, dans l’œuvre dramatique de Maeterlinck, relève de la
notion de tragique quotidien : attente vécue dans l’angoisse, suspension de l’action, uni-
vers claustral, immobilité des figures, dépersonnalisation des êtres70, rapports humains ar-
tificiels, atmosphère pesante par le poids d’une absence qui, dans les textes, prendra la
forme de lourds silences dont le caractère allusif fait progresser la marche du funeste
« troisième personnage ». Celui-ci brise la clôture censée protéger l’intimité en une pro-
gression dont l’aboutissement, des Masques scandalisés (1883) à L’Intruse (1890), à
Intérieur (1894) ou encore à La Mort de Tintagiles (1894), s’incarne dans le motif de la
porte comme lieu d’articulation entre des mondes antagonistes.

81
M
A
E
T Notes
possible pour l’esprit », voir T. De Quincey, Les
E 1
Peintre, sculpteur et décorateur Karel de Kesel
(1849-1922), a reçu une formation à l’Académie des confessions d’un mangeur d’opium anglais. Suspiria
R
Beaux-Arts de Gand, que fréquentera également de profundis. La malle-poste anglaise, traduction en-
L
George Minne. Entre 1875 et 1900, de Kesel vit à tièrement revue et augmentée par Pierre Leyris, Paris,
I
N Gand où il expose régulièrement au Salon triennal Gallimard (L’imaginaire), 1990, p. 136.
C entre 1883 à 1892. Le journal de Maeterlinck est re- 10
« Il y a dans notre âme une mer intérieure, une ef-
K pris in CT, p.168. Sur de Kesel, voir R. Heyde, Karel frayante et véritable mare tenebrarum où sévissent
De Kesel (1849-1922). Portretschilder en beeldhou- les étranges tempêtes de l’inarticulé et de l’inexpri-
wer van zomergemse afkomst, 1985, p. 22 mable, et ce que nous parvenons à émettre en allume
2
Formé à l’Académie Julian, Emile Renouf (1845- parfois quelque reflet d’étoiles dans l’ébullition des
1894) est connu comme peintre de genre, de paysages vagues sombres ». Voir M. Maeterlinck, « Confession
et surtout, de marines. C’est sur la côte normande, à de poète », in L’Art moderne, février 1890, repris in
Honfleur qu’il se fixe pour peindre la mer. Introduction à une psychologie des songes (1886-
3
CT, pp. 659-661. 1896), op. cit., p. 81.
4
CT, p. 264. 11
Loc. cit.
5
CB, p. 117. 12
M. Maeterlinck, « Préface », in Théâtre [1901-1902],
6
Dans une interview tardive, Maeterlinck reconnaîtra Genève, Slatkine Reprints, 1979, n.p.
d’ailleurs s’être gaussé à tort de Monet et de Renoir. 13
CT, pp. 57-78, 542-544, 561.
« Il y a des choses qui me déconcertent » confie-t-il 14
Maeterlinck s’est surtout attardé sur l’article
au journaliste : « Jean Cocteau, je ne saisis pas … On « Songe ». Voir A. Dechambre, Dictionnaire encyclo-
en parle comme d’un grand poète … Est-ce possible ? pédique des sciences médicales, t. X, Paris, P. Asselin
J’ai les mêmes étonnements en peinture. Marie Lau- et G. Masson, 1881.
rencin et Dufy, excusez-moi, je trouve cela parfaite- 15
CT, p. 546.
ment inexistant … Je veux bien être dans l’erreur, et 16
L. Keller, Piranèse et les romantiques français. Le
peut-être se produit-il là pour moi ce qui s’est pro- mythe des escaliers en spirale, Paris, Corti, 1966.
duit il y a cinquante ans, envers Renoir et Monet … 17
Il s’agit plus vraisemblablement de Carceri d’inven-
c’est possible ». A. Lang, « Le Sage : Maurice zione. Voir T. De Quincey, op. cit., p. 138.
Maeterlinck », in Annales politiques et littéraires, 15 18
L. Keller, op. cit., p. 10.
novembre 1929, p. 451. Par ailleurs, Maeterlinck a 19
T. De Quincey, op. cit., p. 138.
notamment pu voir, lors de sa visite du salon des XX 20
B. Fondane, Baudelaire et l’expérience du gouffre
en 1887, le Dimanche après-midi à la Grande-Jatte [1942], Bruxelles, Complexe, 1994.
exposé par Georges Seurat. 21
S. Mallarmé, Igitur. Divagations. Un coup de dés,
7
François-Joseph Navez. La nostalgie de l’Italie. Char- préface d’Yves Bonnefoy, Paris, Gallimard (Poésie),
leroi, Musée des Beaux-Arts, du 20 novembre 1999 1976, p. 44.
au 20 février 2000, pp. 145-155. 22
CB, p. 146.
8
M. Maeterlinck, « Onirologie », in La Revue générale, 23
La métaphore du charpentier se trouve dans le
juin 1889, pp. 771-787, repris in Introduction à une chapitre « Civilization » de l’essai Society and solitude
psychologie des songes (1886-1896), textes réunis et repris in R. W. Emerson, Works, Londres, George
commentés par Stefan Gross, Bruxelles, Labor (Ar- Routledge & Sons, 1889. Voir CT, pp. 1373-1375.
chives du futur), 1985, pp. 25-36. 24
CT, p. 212.
9
L’exergue est le suivant : « Of this at least I feel as- 25
Moreau a peu exposé. La version aquarellée de
sured that there is not such thing as forgetting possible L’Apparition fut présentée au salon de 1876. Après
to the mind ». En voici la traduction de Michel Leyris : 1880, Moreau ne présenta ses œuvres qu’à trois re-
« Du moins suis-je assuré qu’oublier est une chose im- prises : en 1881 à la Société des aquarellistes, en 1886

82
UN MUSÉE SECRET

chez Goupil et en 1889 à l’Exposition universelle que 36


Il est à noter que la présentation de Pornokratès est
visite Fernand Khnopff. Dans Certains, Huysmans si- significativement concomitante à la démission de Jean
gnale la difficulté de voir les œuvres originales de Delvin et de Gustave Vanaise. Ceux-ci constituaient
Moreau, et souligne l’exclusivité de l’exposition chez les membres les plus conservateurs du groupe des XX.
Goupil en 1886. Voir J.-K. Huysmans, Certains, 37
Verhaeren a évoqué cet album dans des termes
Paris, Tresse & Stock, 1889, p. 17. « ekphrastiques ». Voir E. Verhaeren, « La Tentation
26
J.-K. Huysmans, « Le Salon officiel de 1883 », in de saint Antoine par Odilon Redon », in L’Art mo-
L’Art moderne, Paris, 1883, p. 135. derne, 9 décembre 1888, pp. 393-394, repris in
27
E. Verhaeren, « Gustave Moreau », in L’Art mo- E. Verhaeren, Ecrits sur l’art (1881-1916), op. cit.,
derne, 9 décembre 1888, pp. 393-394, repris in E. pp. 297-300.
Verhaeren, Ecrits sur l’art (1881-1916), vol. 1, édités et 38
Le texte de Moréas est repris in J.-N. Illouz, Le sym-
présentés par Paul Aron, Bruxelles, Labor (Archives bolisme, Paris, Le Livre de poche, 2004, pp. 252-255.
du futur), 1997, pp. 300-303. 39
L’étude la plus complète sur la question est celle de
28
Maurice Maeterlinck, lettre à Georges Rodenbach, D. Gamboni, La plume et le pinceau. Odilon Redon
Oostacker, s.d. Bruxelles, Archives et Musée de la et la littérature, Paris, Les Editions de Minuit, 1989.
Littérature, ML 3042/2. 40
H. Braet, L’accueil fait au symbolisme en Belgique
29
L’Apparition est une aquarelle exposée en 1876 et 1885-1900. Contribution à l’étude du mouvement et
en 1878. J.-K. Huysmans, A rebours [1884], Paris, de la critique symbolistes, Bruxelles, Académie royale
Flammarion, 1978, p. 108. de Langue et de Littérature françaises, 1962.
30
Il s’agit des œuvres suivantes : Poète persan, Lac 41
L’Art moderne a d’abord publié un jeu des trois ar-
sacré, Ganymède, Sphinx victorieux, Salomé en pri- ticles : les cinq septembre, douze septembre et dix oc-
son ou L’Apparition, La complainte du poète. R. T. tobre, sous le titre de « Silhouettes d’artistes. Fernand
Clement, Four French Symbolists. A Sourcebook on Khnopff ». Le quatrième et dernier article de cette
Pierre Puvis de Chavannes, Gustave Moreau, Odilon série ne paraîtra que dans le numéro du 24 avril 1887
Redon and Maurice Denis, Londres, Greenwood sous un nouveau titre : « Un peintre symboliste ». Le
Press, 1996, p. 157. L’esquisse de la scène se trouve conflit provoqué par James Ensor qui voyait dans En
dans CT, p. 830. écoutant du Schumann (1883) de Khnopff un plagiat
31
Sur les relations entre Moreau et la littérature, voir de sa Musique russe (1881) est sans doute à l’origine
P.-L. Mathieu, Gustave Moreau, Paris, Flammarion, de cet ajournement. Voir E. Verhaeren, op. cit.,
1994, pp. 234-250. pp. 243-266.
32
Par exemple G. Verdavainne, « L’exposition des 42
On trouvera un développement de la relation qui
XX », in La Fédération artistique, 20 février 1886, unit Verhaeren à Khnopff dans M. Draguet, Khnopff
p. 133 ; J. Champal, « Salon des XX », in La Basoche, ou l’ambigu poétique, Paris, Flammarion, 1995,
n° 16, avril 1886, pp. 193-201. pp. 168-174.
33
Odilon Redon, lettre à Octave Maus, s.l.n.d. 43
M. Otten, « Situation du symbolisme en Belgique »,
Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, in Les lettres romanes, n° 3-4, 1986, pp. 203-209. A
AAC, Fonds Vander Linden, inv° 4751. propos de la notion de symbole, voir A. Mockel, Es-
34
« M. Maurice Maeterlinck », in J. Huret, Enquête thétique du Symbolisme, Académie royale de Langue
sur l’évolution littéraire, Paris, Charpentier, 1891, pp. et de Littérature françaises, Bruxelles, Palais des Aca-
116-129, repris in Introduction à une psychologie des démies, 1962 ; C. Angelet, « Symbole et allégorie chez
songes (1886-1896), op. cit., p. 151. Albert Mockel. Une rhétorique honteuse », in Etudes
35
Cette exposition est organisée parallèlement au salon de littérature française de Belgique offertes à Joseph
des XX. Les exposants sont, pour la plupart, des Hanse pour son 75e anniversaire, Bruxelles, Jacques
vingtistes : Théo Van Rysselberghe, Constantin Antoine, 1978, pp. 139-150.
Meunier, Franz Charlet, Guillaume Van Strydonck, 44
Ph. Junod, « Du péché de littérature chez les pein-
Fernand Khnopff. tres : origine et portée d’un débat », in Annales d’His-

83
M
A
E
T toire de l’art et d’archéologie de l’Université Libre de 57
D. Laoureux, « Au commencement était la glaise …
E Bruxelles, 1994, p. 123. L’art de George Minne dans la démarche poétique de
R 45
D. Gamboni, loc. cit. Maurice Maeterlinck de 1886 à 1889 », in Annales de
L 46
Baes a essentiellement publié dans La Libre Critique la Fondation Maurice Maeterlinck, t. XXXI, 1999,
I et Du Jardin dans La Fédération artistique. pp. 179-200.
47
D. Gamboni, « Le “symbolisme en peinture” et la 58
L’agenda de 1887 contient en effet une allusion di-
littérature », in Revue de l’art, n° 96, 1992, p. 18. recte au musée d’anatomie présent lors de la foire de
N
Le cas de la galerie du Barc de Boutteville en est Gand durant le printemps : « L’horreur belle des mu-
C 48

une illustration. C’est en effet aux écrivains (Mauclair, sées de cire et des collections d’embryologie ». CT,
K
Aurier, Maeterlinck …) que le Barc de Boutteville de- p. 355.
mande de préfacer les catalogues des expositions qu’il 59
On trouvera un développement des relations entre
monte. Le discours sur l’art fait désormais intégrale- l’art et la nature à travers l’objet décoratif dans l’essai
ment partie de l’exposition d’œuvres d’art. Sur le Barc de M. Draguet, L’Art nouveau retrouvé à travers les
de Boutteville, voyez C. Guy, « Le Barc de Boutte- collections Anne-Marie Gillion Crowet, Milan, Skira,
ville », in L’Œil, n° 124, 1965, pp. 31-36 et pp. 58-59. 1999.
49
H. Loyrette, Degas, Paris, Fayard, 1991, p. 594. 60
M. Maeterlinck, « Confession de poète », in L’Art
50
J. Destrée, L’Œuvre lithographique de Odilon moderne, février 1890, pp. 60-62.
Redon. Catalogue descriptif, Bruxelles, Deman, 1891. 61
Dans une lettre du 27 octobre 1882, Huysmans
51
E. Stead, « Odilon Redon dans les textes belges et avait exposé à Mallarmé le projet de ce qui va devenir
français de la Décadence : les images invisibles », in A rebours. Au poète, il explique que le héros serait
L. Brogniez, V. Jago-Antoine (dir.), La Peinture lecteur du Faune et amateur de Moreau et de Redon.
(d)écrite, Textyles, n°17-18, 2000, pp. 55-72. Voir S. Mallarmé, Correspondance 1871-1885, re-
52
J.-K. Huysmans, « Le nouvel Album d’Odilon cueillie, classée et annotée par Henri Mondor et
Redon », in La Revue indépendante, février 1885, Lloyd James Austin, vol. 2, Paris, Gallimard, 1965,
pp. 291-296. p. 234.
53
D. Gamboni, La plume et le pinceau. Odilon Redon 62
C’est en 1887 que Gilkin a rencontré Maeterlinck à
et la littérature, Paris, Les Editions de Minuit, 1989, Oostacker suite à l’envoi de poèmes pour le Parnasse
pp. 114-116. de la jeune Belgique. Après cette visite, Gilkin écrit en
54
CT, p. 476. 1887 à Jules Destrée qu’il a vu « chez Maeterlinck des
55
Hommage à Goya. 6 lithographies par Odilon Redon bordés d’un cadre noir, d’ailleurs laid – mais
Redon, Paris, Dumont, 1885. couvert d’un verre vert, les autres d’une vitre indigo ».
56
CT, p. 363. Il est à noter qu’Henry De Groux, fils Iwan Gilkin, lettre à Jules Destrée, 1887. Bruxelles,
du peintre Charles De Groux, était membre de Bibliothèque royale Albert I, Département des ma-
L’Essor et, à partir de 1887, membre des XX où il nuscrits, II 6948/10. Gilkin s’en souviendra lorsqu’il
prend la place de Charles Goethals. Il expose ainsi préparera sa conférence. Voir I. Gilkin, « Une confé-
aux XX de 1887 à 1889 avant de démissionner en rence inédite d’Iwan Gilkin sur Maeterlinck », in
1890 suite à un différend survenu avec Maus suite à Annales de la Fondation Maurice Maeterlinck, t. II,
la présence des œuvres de Vincent Van Gogh. Si- 1956, pp. 13-14.
gnalons en outre que De Groux a longtemps vécu 63
J.-K. Huysmans, A rebours [1884], Paris, Flamma-
chez Degouve de Nuncques, à Perwez. En 1889, De rion, 1978, p. 109.
Groux propose d’inviter Degouve de Nuncques aux 64
P. Bourget, « La poésie contemporaine », in Les Dé-
XX. Henry van de Velde soutient la proposition par bats, 19 avril 1885, citation d’après L. Marquèze-
courrier envoyé à Maus. Ses archives témoignent Pouey, Le Mouvement décadent en France, Paris,
d’un lien d’amitié noué autour de la peinture reliant PUF, 1986, p. 42.
alors Maeterlinck à De Groux et Degouve de 65
James Ensor, lettre à Léon Deschamps, Ostende,
Nuncques. 21 novembre 1898, citation d’après J. Ensor, Lettres,

84
UN MUSÉE SECRET

édition établie, présentée et annotée par Xavier Tri- Bruegel l’Ancien. C’est le cas de La Tentation de saint
cot, Bruxelles, Labor, (Archives du futur), 1999, Antoine (1887) où le motif de l’homme mangeant du
p. 223. poisson peut être vu comme une référence à Bruegel
66
James Ensor, lettre à Edmond Picard, Ostende, l’Ancien et, partant, peut être interprétée comme la
1924. Anvers, Musée Plantin-Moretus, Fonds Vande- volonté d’être assimilé à un Bruegel moderne. Voir
voir, n° 261/8 & 9. M. Draguet, James Ensor ou la fantasmagorie, Paris,
67
E. Demolder, James Ensor, Bruxelles, Lacomblez, Gallimard (Monographies), 1999, p. 138.
1892. 70
A travers l’usage du masque chez Ensor et de la ma-
68
Maeterlinck n’est pas le seul auteur belge sollicité. rionnette chez Maeterlinck. Selon Diane Lesko, la fi-
Lemonnier, Verhaeren, Picard, Demolder, des Om- gure de la marionnette serait un emprunt fait par
biaux … ont également écrit quelques lignes sur le maî- Maeterlinck à l’univers du peintre ostendais. Elle voit
tre ostendais. M. Maeterlinck, « [Lettre à James là le signe d’une influence directe d’Ensor sur le dra-
Ensor] », in La Plume, décembre 1898, p. 755. maturge. D. Lesko, « James Ensor and Symbolist lit-
69
L’œuvre d’Ensor compte en effet des allusions à erature », in Art Journal, n° 2, vol. 45, summer 1985,

Odilon Redon (1840-1916), Araignée qui sourit,


lithographie publiée dans Pièces modernes, Paris, Dumont, 1886-1887.

85
86
UN MUSÉE SECRET

DEUXIÈME PARTIE :
LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

87
M
A
E
T
E
R
L
I
N
C
K

Fernand Khnopff, Avec Grégoire Le Roy. Mon cœur pleure d’autrefois, 1889,
crayon, crayon de couleur et craie blanche sur papier, New York, The Hearn Family Trust

88
LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

C HAPITRE I :
S YMBOLISME ET C U LTU R E DU LIVR E

Une redéfinition du livre

A création d’une identité littéraire est une aspiration largement partagée par un

L grand nombre d’écrivains francophones de la Belgique fin de siècle. Ceux-ci trou-


vent dans la peinture des anciens Pays-Bas un vecteur identitaire et un instrument
de légitimation de leurs écrits. La stratégie repose sur la renommée des peintres convo-
qués. Elle prend également appui, on l’a vu, sur la reprise d’un discours implanté dans
la critique d’art depuis la fin du XVIIIe siècle. Le préraphaélisme vient à point nommé
pour conforter la dimension nordique que l’écrivain belge se reconnaît volontiers. Il offre
aux symbolistes belges la possibilité d’inscrire le fantasme d’une littérature prétendument
rédigée avec le pinceau dans un mouvement esthétique contemporain où les écrivains
peignent et les peintres écrivent. Le symbolisme pictural quant à lui, fournit un art qui
cherche à actualiser les modèles anciens tout en offrant aux hommes de lettres un cor-
pus d’œuvres sur lequel discourir afin d’étayer les bases d’une esthétique différente du
réalisme qui cours à ce moment. Ce phénomène d’affirmation littéraire par l’image va au-
delà du processus de musée imaginaire que nous avons décrit précédemment. Dans leur
projet de mise sur pied d’une littérature originale et moderne malgré un ancrage péri-
phérique vécu jusqu’alors comme un handicap, les symbolistes belges s’attèlent égale-
ment à redéfinir la conception du support qui doit incarner cette nouvelle littérature. Il
n’y a pas de relance des activités littéraires sans renouvellement du personnel institu-
tionnel. Il n’y a pas non plus de rénovation dans l’écriture qui ne soit contemporaine
d’un questionnement sur la matérialité du lieu destiné à incarner les nouvelles lettres.
Comme nombre de ses confères, Maeterlinck suit de près l’élaboration matérielle
de ses œuvres. Sa correspondance avec ses éditeurs et ses imprimeurs en témoigne
largement. Ses archives fourmillent de notes sur les liens entre image et écriture. Ces
documents abordent des éléments aussi diversifiés que le jeu sur la polychromie des
caractères, l’illustration qui suggère plus qu’elle ne décrit, la fusion de l’image et du
mot, le raffinement des matériaux, la plasticité de la lumière dans la dramaturgie…
Précisons d’emblée que Maeterlinck n’a jamais été un bibliophile au sens strict du
terme. Sa bibliothèque regorge d’éditions illustrées, bien qu’il ne fût pas collection-
neur de livres rares et précieux. De nombreuses allusions aux témoins anciens de
l’histoire de livre émaillent ses carnets, qu’il s’agisse des manuscrits enluminés de la
Libraire des ducs de Bourgogne, des livres d’estampes du Japonais Hokusai conser-
vés à la Bibliothèque de Leyde, ou des peintres attachés à l’illustration du livre comme
Rops, Minne, Crane, Burne-Jones. Les préoccupations éditoriales de Maeterlinck
sont bien celles d’un poète symboliste qui tient à incarner ses textes dans un objet

89
M
A
E
T conçu comme une « cassette spirituelle » dont le raffinement s’oppose aux livres édi-
E tés par les champions de la production de masse comme Arthème Fayard, Georges
R Charpentier – éditeur de Zola – ou Eugène Fasquelle, futur éditeur du Maeterlinck
L de La Vie des abeilles. Au roman naturaliste, peu soigné dans son apparence maté-
rielle et largement diffusé, s’oppose ainsi le recueil de poésie, rare et précieux, des-
I
tiné à un lectorat fait d’esthètes. En Belgique, des éditeurs comme Edmond Deman,
N
la Veuve Monnom, la maison Buschmann et Paul Lacomblez constituent un réseau
C
éditorial d’excellence. Ils offrent une alternative au danger ressenti par les poètes face
K
au déclin de la librairie française. A Lacomblez, qui fut pressenti pour l’édition de La
Princesse Maleine, Maeterlinck écrit « que l’édition populaire [de ce drame] sera dif-
ficilement admise (…). Je ne pourrais pas me risquer à n’être pas habillé proprement
». Et de poursuivre en précisant que « l’édition courante est très acceptable lorsqu’il
s’agit de quelque gros volume de format Charpentier, mais il me semble que lorsqu’on
l’applique à ma plaquette, on tombe immédiatement dans l’horreur illisible »1.
Dépouiller les archives de poètes comme Elskamp, Van Lerberghe, Verhaeren ou
encore Maeterlinck, révèle que le vers ou la prose ne sont pas les seuls éléments de
leur rapport à la création littéraire. La matérialité du livre, en ce compris son apparence
visuelle, entre également dans leur préoccupation. Ce constat appelle une remarque de
méthode. Dans sa Mise en question et exaltation du livre, l’historien de l’art Frédéric
Appy postule à bon droit que l’examen de la part visuelle donnant corps à la littérature
constitue un choix méthodologique qui peut s’avérer fructueux dans l’étude d’un champ
littéraire2. Cette approche se révèle particulièrement féconde dans le cas de la fin de siè-
cle. Fernand Baudin et Jane Block ont observé avec raison que la production de livres
illustrés en Belgique a coïncidé chronologiquement avec l’émergence d’écrivains sensi-
bles à la question de leur identité littéraire3.
Dans un contexte esthétique où les écrivains se présentent comme des peintres, l’édi-
tion illustrée fournit un lieu particulièrement propice au croisement des arts. Le livre
illustré offre une opportunité essentielle pour l’homme de lettres, celle de s’affirmer
comme écrivain tout en exprimant la dimension picturale qu’il revendique comme une
part constitutive de ses activités. L’illustration du livre rassemble image et écriture dans les
limites dans un même objet. Le cas de Max Elskamp est emblématique d’un processus
typique de la fin de siècle. Celui-ci va de la littérature à l’image et de l’image au livre, sous
l’influence conjointe de la pensée de Mallarmé et du japonisme qui pénètre l’édition belge
à travers l’estampe et la reliure4. Au modèle mallarméen et à l’exemple de l’album japo-
nais s’ajoutent la librairie anglaise et la double tradition flamande du livre illustré populaire
– Anvers fut un important centre de production – et du manuscrit enluminé par les Pri-
mitifs flamands. Maeterlinck, lui, cependant reste avant tout un homme de lettres. S’il
s’est essaie à des recherches d’ordre typographique, il ne remplace toutefois jamais la
plume par le pinceau. Son rapport à l’illustration de ses textes se passe par le dialogue
avec un tiers.

90
LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

Stéphane Mallarmé, Un coup de dés jamais n'abolira le hasard,.


Paris, Editions de la Nouvelle Revue Française, 1914.

Durant la fin de siècle, les attributions descriptives traditionnellement confiées à


l’illustration cèdent la place à une mise en image dont l’économie repose sur la disjonc-
tion des parts littéraires et visuelles du livre illustré. Plusieurs causes expliquent cette évo-
lution : l’implication des peintres dans le domaine de l’édition et l’émergence de procédés
photomécaniques de reproduction qui affranchissent l’artiste d’une collaboration avec un
graveur dont la sensibilité eût inévitablement oblitéré l’œuvre originale. A la suite du
couple fondateur qui a uni Mallarmé et Manet pour quelques collaborations détermi-
nantes dans l’histoire du livre, plusieurs « duos » se forment sur le mode du dialogue
entre les arts. Ces « duos » rassemblent un auteur, généralement poète, et un artiste qui
est d’abord peintre ou sculpteur avant d’être illustrateur. Enfin, il faut bien voir que
l’émergence d’une littérature illustrée est inséparable du personnel qui rend celle-ci pos-
sible. Après une période éditoriale caractérisée par la contrefaçon d’œuvres françaises et
par un marché littéraire dévolu à des œuvres érotiques, à des pamphlets politiques ainsi
qu’à des ouvrages de droit ou de science, la Belgique voit apparaître, à partir des années
1880, un ensemble de nouveaux éditeurs. Ceux-ci apportent à l’illustration de la littéra-
ture les moyens matériels et institutionnels de son épanouissement.

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LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

Anto Carte, illustrations pour Maurice Maeterlinck, Le Massacre des Innocents


Bruxelles, Editions L & M, 1929
... et tous se mirent à une fenêtre pour regarder au loin
...pour leurs compagnons rangés autour de l’homme à la barbe blanche, ...
... Alors, celui qui tenait par la jambe l’enfant de l’aubergiste du “Chou Vert” ...
... l’enfant mort sur les genoux, ou dans les bras, racontaient leur malheur

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T De la page considérée comme une image
E
R L’émergence fin de siècle d’une littérature consciente de la dimension visuelle en jeu
L dans l’écriture repose sur des phénomènes précis parmi lesquels il faut citer la naissance
I du poème en prose au milieu du XIXe siècle et l’apparition du poème en vers libres vers
N 1880. Ces nouvelles formes d’expression constituent des données significatives dans la
C gestation d’une poésie visuelle. La disposition typographique de la prose et du vers libre
K modifie radicalement les schémas de mise en page. Désormais, la disposition du poème
n’est plus régie par l’enchaînement des strophes. Guillaume Apollinaire se montrera
conscient de cette évolution lorsqu’il définira ses calligrammes comme la mise en scène
d’une poésie vers-libriste. Libérée de la rigidité d’une structure fixée par la rime, la phrase
s’approprie la page selon un principe de composition qui repose sur un élément nou-
veau : le changement de statut du blanc5. Celui-ci ne se borne plus à séparer des mots. Il
s’affirme comme l’élément moteur d’une mise en espace de l’écriture. Les mots prennent
la forme d’une constellation d’étoiles noires sur le ciel clair d’une page saturée de blan-
cheur. « Tu remarquas », prévient Mallarmé, « on n’écrit pas, lumineusement, sur champ
obscur, l’alphabet des astres, seul, ainsi s’indique, ébauché ou interrompu ; l’homme
poursuit noir sur blanc »6. Autrement dit, la blancheur, à la fois opaque et plastique, qu’il
y a lieu de ne pas confondre avec la transparence, devient un paramètre structurel
désormais pleinement constitutif de l’écriture. Le fameux Coup de dés de Mallarmé en
est sans doute l’expression la plus complexe de la fin de siècle : glissement horizontal, élan
vertical, retraits, prolongements et fuites sont autant de moyens visuels utilisés afin de
produire des effets d’accélération, de suspension et de ralentissement de la lecture. La
volonté d’innovation qui est l’origine du vers libre ne se situe donc pas seulement au ni-
veau de la langue. Elle a trait également à l’espace, ou plus précisément à la spatialité de
l’écriture. Il ne s’agit pas seulement de rénover les formes de l’écriture. Les poètes se don-
nent aussi pour objectif d’exploiter autrement l’espace que celle-ci a occupé jusqu’alors.
Ils comprennent qu’ils ont le droit de considérer la page non plus seulement comme un
outil nécessaire à la transmission d’un contenu, mais comme un lieu restituant à l’écri-
ture sa plasticité originelle.
Chez Maeterlinck, cette mise en scène de l’écriture trouve sa première expression
dans un essai de poème visuel figurant dans l’agenda de 1887. Le jeune écrivain note un
poème qui s’ouvre sur un vers de Stéphane Mallarmé, « A la fenêtre recélant »7. Il ajoute
un jeu de lignes à son travail de copiste. Un commentaire accompagne le tout : « Système
de Vers équilibrés graphiquement représentés par des lignes »8. L’absence de structure
dans la composition génère donc un déséquilibre. Le tracé des lignes porte un sens lié
au contenu du poème. Le graphisme répond au développement du poème. Une ligne
en dents de scie déploie, en effet, ses accidents graphiques sous le vers « ceux dont l’har-
monie est nulle », tandis qu’une droite régulière soutient, tel un socle, le vers « ceux dont
l’équilibre est parfait ». Les vers « dont les angles sont / trop obtus ou aigus » précèdent,
quant à eux, un jeu de lignes brisées. Pour Maeterlinck, la page n’est donc pas tant un

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LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

Maurice Maeterlinck, à la fenêtre recélant [sic]. Agenda, 18 et 19 février 1887,


crayon sur papier. Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature

lieu neutre qu’une surface sensible. Penser la page, c’est prendre en considération le
blanc nécessaire à l’inscription du noir des lettres et des lignes. Le vide s’étoffe d’une va-
leur plastique, et à celle-ci répond, sur le plan de l’écriture, le silence comme langage
dans le dialogue théâtral. La page n’est plus une surface muette qu’il convient de remplir
par du texte, mais un support où le langage fait l’objet d’une mise en espace à laquelle
correspond, sur un plan dramaturgique, un théâtre pensé en termes d’image scénique.
Construire visuellement un texte ne se limite pas à magnifier la forme d’un mot en sus-
pension sur une surface blanche. L’opération passe aussi par la typographie. Celle-ci
érige le dessin des lettres en lieu de fusion de l’image et du texte. La calligraphie orien-
tale et l’édition anglaise constituent les éléments moteurs du développement de la typo-
graphie dans le domaine du livre, mais également dans celui de l’affiche et dans l’édition
de revues littéraires dont Le Réveil (1892-1896) et Van Nu en Straks (1893-1901) consti-
tuent les plus significatifs exemples. Nombreux sont les peintres qui, dans un contexte
d’épanouissement des arts décoratifs, s’attèlent au dessin de nouvelles polices de carac-
tères. L’initiative part à nouveau des poètes. Dans ses Enluminures (1898), Elskamp mul-
tiplie les lettres ornées afin de souligner le propos descriptif des textes. Mallarmé, dans
son Coup de dés, module les corps de caractères, alterne la majuscule et la minuscule,
l’écriture cursive et l’italique afin de créer des effets de polyphonie. Lorsque Verhaeren

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T songe à un « dessin littéraire » inspiré des arabesques de la calligraphie arabe afin de « ren-
E dre visibles aux yeux la couleur et les lignes du poème »9, il inscrit la poésie sur la voie
R d’une physique de l’écriture qui n’est pas sans annoncer la démarche accomplie, plus
L tard, par Christian Dotremont10.
I
N Esthétique de la couverture
C
K La mise en scène de l’écriture et la plasticité de la typographie vont trouver un lieu d’ex-
pression privilégié dans la couverture. Celle-ci apparaît d’emblée comme un territoire à
conquérir. Elle se substitue à la reliure tout en magnifiant le livre dans l’éclat de sa sur-
face. Enveloppe de protection autant que préliminaire visuel, la couverture ornée prépare
le lecteur à entrer dans l’univers du texte. Il s’agit toutefois de trouver, entre le dessin et
le titre du volume, un accord qui n’infléchisse pas l’esprit du lecteur. La stylisation d’or-
nements empruntés aux règnes animal et végétal s’impose comme une voie qui sera pous-
sée jusqu’à l’abstraction décorative, tandis que le traitement de la ligne prend une
tournure résolument Art nouveau. La couverture que Georges Lemmen dessine sur les
Limbes de lumières de Gustave Kahn en 1897, par exemple, s’inscrit pleinement dans
cette évolution. Des motifs abstraits d’inspiration florale sont rendus dans une teinte jau-
nâtre qui renvoie au titre du recueil. Ils entourent la typographie d’un réseau d’arabesques
dont la sinuosité tranche avec la concentration du trait sur lequel Minne fonde sa concep-
tion de l’illustration. L’éditeur de ces Limbes de lumières, Edmond Deman, apparaît
comme la figure de proue du renouveau des métiers du livre dans le contexte du sym-
bolisme en Belgique11. Félicien Rops, George Minne, Auguste Donnay et Léon Spilliaert
comptent parmi ses collaborateurs attitrés. Deman bénéficie également largement du
concours de Théo Van Rysselberghe à qui il confie l’ornementation des couvertures des
recueils de Verhaeren dont il est l’éditeur : Les Campagnes hallucinées en 1893, Les
Villes tentaculaires en 1895, Les Heures claires en 1896 et Les Aubes en 189812. Le
peintre conçoit son intervention en puisant dans l’écriture un motif qui synthétise le re-
cueil sans toutefois en fixer le sens. A travers le vol d’un oiseau de nuit, les tentacules sty-
lisées d’une pieuvre urbaine, la clarté d’ailes de papillons blancs détachées sur le ciel de
la page, à travers un incendie qui embrase le titre des Aubes sur fond de soleil levant, il
s’agit d’ouvrir dans l’imaginaire du lecteur-spectateur un horizon substituant la transpo-
sition libre à l’illustration littérale.
Maeterlinck se montre conscient des effets de sens produits par une couverture ornée.
Serres chaudes et La Princesse Maleine en constituent la démonstration. Formés de ma-
juscules rouges imprimées dans une typographie moderne, les titres de ces volumes se
détachent sur l’étendue blanchâtre du parchemin choisi pour composer des couvertures
respectivement ornées par George Minne d’une vignette placée dans le coin inférieur
droit. Maeterlinck exploite ici l’impact d’une teinte rouge appliquée sur un support blanc.
Ce dispositif opère comme un signal qui sonne l’entrée dans un lieu littéraire. Il est pro-
bable que L’Après-midi d’un faune (1876) édité par Mallarmé chez Alphonse Derenne,

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LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

Théo Van Rysselberghe, couvertures pour Emile Verhaeren,


Les Campagnes hallucinées, 1893
Les Heures claires, 1896
Les Aubes, 1898
Les Villes tentaculaires, 1896
Bruxelles, Edmond Deman.

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Georges Lemmen, couverture pour Gustave Kahn, Les Limbes de Lumières,


Bruxelles, Edmond Deman, 1897.

avec des illustrations de Manet, ait servi de modèle. Maeterlinck en possède un exem-
plaire acquis en 1886. On ne peut exclure qu’il ait voulu inscrire sa collaboration avec
Minne dans la lignée du duo formé par Mallarmé et Manet.
La vignette de Serres chaudes fait allusion aux conditions de fabrication matérielle du
recueil, tandis que celle de La Princesse Maleine montre une figure féminine qui renvoie
à l’héroïne. Dans l’édition fin de siècle, Maeterlinck est, à notre connaissance, le seul
poète qui utilise ce dispositif pour le moins singulier. Disposés dans le coin inférieur
droit, les dessins sont reliés au titre par le vide qui occupe le centre de la composition.
Ecriture et image sont articulées autour d’une béance centrale qui n’est pas sans évo-
quer le vide intérieur qui définit les personnages hagards du premier théâtre. Le titre
et le dessin constituent des points d’ancrage visuel qui, de bord à bord, tendent le par-
chemin de la couverture autour d’un « creux néant », eût dit Mallarmé. La blancheur se
substitue aux informations d’usage. Elle est chargée d’une valeur plastique paradoxale :
elle aveugle en même temps qu’elle souligne, par son caractère immaculé, le caractère
visuel du titre rouge et de la vignette noire. L’image qui ouvre chacun de ces volumes,
ce n’est donc pas la vignette de Minne, mais l’ensemble de la couverture formée par le
titre, le dessin et le blanc qui les articule.

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LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

Maurice Maeterlinck, plat principal de Alladine et Palomides ,


Bruxelles, Edmond Deman, 1894.

Cette mise en scène constitue ce qu’Emmanuel Souchier a qualifié de « rituel visuel


d’entrée en texte »13. Ce rituel prend une signification particulière avec la couverture de
La Princesse Maleine. La vignette se présente sous la forme d’une baie en plein cintre
dans laquelle se trouve le buste de Maleine. Le soulèvement horizontal de mèches de
cheveux brise l’axe vertical de la coiffure. Il évoque une couronne d’épines qui teinte le
personnage d’une connotation christique évoquant le célèbre fusain de Redon. Suggérée
par le dessin de la chevelure plus que nommée par l’évidence allégorique d’un attribut,
cette couronne d’épines annonce un calvaire qui s’achèvera dans la mise à mort. Celle-
ci surgit comme le dénouement d’un processus invisible qui guide inéluctablement
Maleine. Il est remarquable que le « troisième personnage », acteur impalpable, jamais
nommé, silencieux et omniprésent se trouve visuellement transposé à travers la béance
blanche qui sature la couverture du drame. Il est remarquable également que Minne ins-
crive la figure de Maleine dans l’iconographie du silence – une main posée sur les lèvres –
retenue également par Redon ou Khnopff. Le vide central se lie ainsi à l’iconographie du
silence pour signaler, d’emblée, que ce qui n’est pas prononcé fera sens.
Maeterlinck est membre du comité de rédaction de la revue gantoise Le Réveil. Cette
participation à la vie de la revue prolonge l’expérience éditoriale acquise dès la fondation

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T de la revue La Pléiade en 1886. Comme l’a montré Claire Lesage, il est courant que les
E écrivains du XIXe siècle s’impliquent dans la conception matérielle des volumes édités par
R une revue à laquelle ils apportent leur concours14. L’édition des Trois Petits Drames pour
L marionnettes est typique de ce phénomène. Nous y reviendrons. Au demeurant, la re-
I cherche en archives a révélé l’existence d’un projet de couverture qui peut être attribué
N au dramaturge. On retrouve dans ce projet l’alternance de majuscules noires et rouges qui
C constitue l’obsession typographique de Maeterlinck. Les vignettes figuratives qui enri-
K chissaient les couvertures de Serres chaudes et de La Princesse Maleine cèdent la place,
à l’instar de la couverture des Aveugles (1891), à un simple cadre mentionnant l’éditeur.
Cette disposition sera reprise pour la conception de la couverture définitive. Dans la cri-
tique littéraire qu’il publie au sein du Réveil, Albert Arnay relève justement l’aspect « si cu-
rieusement archaïque » de la couverture15. D’une part, d’un point de vue strictement
typographique, le dessin des caractères et l’irrégularité des espacements entre les lettres
confèrent à la couverture une apparence évocatrice du livre xylographique médiéval. En-
suite, Maeterlinck ne tient pas compte de la limite créée par la tranche du livre dans la lo-
gique de la succession des titres. Il est tentant d’interpréter ce court-circuit intentionnel
entre le format du support et l’enchaînement des informations relatives au contenu du livre
comme l’expression d’un primitivisme. Celui-ci tranche avec le métier de l’imprimerie
qui, durant le XIXe siècle, érige la discrétion des caractères, l’harmonie de la mise en page
et le juste équilibre des marges au rang de règles élémentaires en matière de typographie16.
La couverture d’apparence sciemment archaïque protège le livre en même temps qu’elle
prépare l’entrée du lecteur dans l’écriture : elle annonce autant les « irrégularités » du lan-
gage que la liberté plastique prise par les images à l’égard de la représentation du réel.

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LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

Notes
1
Maurice Maeterlinck, lettre à Paul Lacomblez, Gand, 6
S. Mallarmé, « Quant au livre », in Igitur, Divagations,
9 avril 1890. Bruxelles, Archives et Musée de la Litté- Un coup de dés, Paris, Gallimard (Poésie), 1976,
rature, ML 5174/2. Sur le milieu de l’édition française p. 254.
au XIXe siècle, et plus précisément sur l’éditeur 7
Ce vers est tiré du poème intitulé Sainte.
Georges Charpentier, voir E. Parinet, Une histoire lit- 8
M. Maeterlinck, Carnets de travail, édition établie et
téraire de l’édition à l’époque contemporaine (XIXe- annotée par Fabrice van de Kerchove, Bruxelles,
XXe siècle), Paris, Seuil (Points histoire), 2004. Labor (Archives du futur), 2002, p. 340.
2
F. Appy, Nixe. Mise en question et exaltation du 9
Ce projet de « dessin littéraire » est rapporté par
livre. Précédé d’un entretien avec Michel Butor, Paris, Charles Van Lerberghe dans son fameux Journal.
La Différence, 1985, pp. 33-48. Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature,
3
F. Baudin, « Le dessein du caractère », in Art Nou- ML 6949/1, 1861-1889, f. 15.
veau, Belgique. Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, du 10
Sur l’évolution de la relation entre les arts et les let-
19 décembre 1980 au 15 février 1981, pp. 198-204 ; J. tres en Belgique, voir D. Laoureux, « Langage et re-
Block, « Book Design among the Vingtistes : The présentation dans l’art moderne et contemporain en
Work of Lemmen, Van de Velde and Van Ryssel- Belgique », in Le Livre & l’estampe, n° 166, 2006,
berghe at the Fin-de-siècle », in S. H. Goddard (ed.), pp. 9-90.
Les XX and the Belgian Avant-Garde. Prints, Draw- 11
A. et L. Fontainas, Edmond Deman éditeur (1857-
ings, and Books ca 1890, University of Kansas, 1918). Art et édition au tournant du siècle, Bruxelles,
Spencer Museum of Art, 1992, p. 98. Labor (Archives du Futur), 1997.
4
A propos de Max Elskamp, qu’il nous soit permis de 12
Id., Théo van Rysselberghe. L’ornement du livre.
renvoyer ici à notre article « Dans le grenier de la poé- Catalogue raisonné, Anvers, Pandora (Cahier), 1997.
sie : Max Elskamp et l’image. L’écrivain-plasticien 13
E. Souchier, « Histoire de pages et pages d’histoire »,
belge, une figure (a)typique ? », in J.-P. Bertrand (dir.), in A. Zali (dir.), L’Aventure des écritures. La Page,
Max Elskamp – Charles Van Lerberghe, Textyles Paris, Bibliothèque nationale de France, 1999, p. 30.
n° 22, Bruxelles, Le Cri, 2002, pp. 49-60. Voir égale- 14
C. Lesage, « Les petites revues littéraires », in H.-J.
ment l’essai de Y. Takagi, Japonisme in fin de siècle Martin, R. Chartier, J.-P. Vivet, Histoire de l’édition
Art in Belgium, Anvers, Pandora (Cahier), 2001, et du française. Le livre concurrencé 1900-1950, t. IV, Paris,
même auteur : « Le japonisme et les livres ornementés Promodis, 1986, p. 165.
à la fin du dix-neuvième siècle en Belgique. Décou- 15
A. Arnay, « Chronique littéraire », in Le Réveil, mai
verte de l’art du livre japonais et Max Elskamp », in Le 1894, p. 253.
Livre & l’estampe, n° 150, 1998, pp. 9-66. 16
D. Renoult, « La mise en page », in H.-J. Martin,
5
A.-M. Christin, Poétique du blanc. Vide et intervalle R. Chartier, J.-P. Vivet, op. cit., p. 377.
dans la civilisation de l’alphabet, Leuven, Peeters, 2000.

George Minne, dessin pour la couverture de Maurice Maeterlinck, La Princesse Maleine,


Gand, Van Melle, 1889.

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George Minne, frontispice pour Maurice Maeterlinck Serres chaudes,


héliogravure, Paris, Vanier, 1889.

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LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

C H APIT RE I I :
G EORGE M IN N E , ALLIÉ SU BSTAN T IEL

À compte d’auteur

’ILLUSTRATION de la poésie représente pour George Minne un lieu de dialogue avec

L ceux qui constituent son entourage littéraire le plus proche. Maeterlinck, Le Roy et
Verhaeren ont été les premiers à saluer l’originalité du jeune artiste dont la sculpture
fut sévèrement dénigrée par la critique conservatrice de l’époque. L’importance accordée, à
juste titre, par l’historiographie à la question de l’illustration dans l’œuvre de Minne ne peut
toutefois dissimuler le fait que ce dernier accorde la primauté de ses activités à la sculpture1.
Cette précision n’est pas futile. Les projets qui unissent le sculpteur aux poètes reposent en
effet avant tout sur des liens amicaux, et non sur la volonté de s’investir professionnellement
dans le domaine du livre.
L’iconographie de Serres chaudes se compose d’une vignette de couverture, d’un fron-
tispice, de cinq culs-de-lampe et d’une vignette finale. L’illustration de La Princesse
Maleine, en revanche, est plus réduite. Elle se limite à une vignette ornant le plat princi-
pal de la couverture de l’édition de 1889. Un frontispice aurait dû être intégré au vo-
lume. Le dépouillement des archives révèle que Maeterlinck disposait d’une marge de
manœuvre financière limitée et fut contraint, pour cette raison, d’amputer le drame de
son frontispice. Celui-ci sera néanmoins publié en tête de la livraison du 15 janvier 1890
de La Jeune Belgique, avec la sixième scène du deuxième acte du drame2.
Maeterlinck publie Serres chaudes à Paris, chez Léon Vanier, un des éditeurs attitrés
des symbolistes français. Maeterlinck songeait à cet éditeur dès 1887. Il ne faut pas se
tromper cependant. En dépit des apparences, Serres chaudes est édité à compte d’auteur.
A la demande de Maeterlinck, Vanier prête son nom… en échange de « 40 % du prix fort
»3 ! Ceci peut s’expliquer par la réticence qu’un éditeur manifeste à l’endroit d’un jeune
poète. De son côté, Maeterlinck accepte ces conditions car il croit opportun de conférer
à son volume ce qu’il considère comme une plus-value en se plaçant sous l’égide d’un
éditeur actif dans le centre de la francophonie. Il se positionnera clairement sur cette
question éditoriale qui relève des relations entre centre et marge. Ainsi qu’il l’écrira à
l’éditeur Paul Lacomblez, le principe consiste à faire en sorte que « l’édition ait l’air d’être
faite à Paris (…), il est mauvais à tous les points de vue, d’être édité en province ou à
l’étranger »4.
Serres chaudes et La Princesse Maleine ne sont pas imprimés chez la Veuve Monnom
comme Maeterlinck le souhaitait initialement, mais chez Louis Van Melle, un impri-
meur gantois spécialisé dans les cartes de visite et les circulaires… Van Melle est aussi l’im-
primeur du recueil de poésies La Chanson d’un soir publié par Le Roy, en 1887, à
compte d’auteur et à raison d’une vingtaine d’exemplaires à peine5. En réalité, Van Melle

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T se contente de mettre ses presses à disposition du poète qui, en compagnie de Le Roy
E et de Minne, prend lui-même en charge la fabrication matérielle du volume6. La vi-
R gnette de couverture de Serres chaudes renvoie d’ailleurs à cette fabrication artisanale.
L Les conditions de travail sont évidemment inadaptées. Pour ne pas entraver les affaires
I courantes de l’imprimerie, les trois hommes s’exécutent après journée. « Van Melle
N possédait si peu de caractères », rapporte Maeterlinck dans une lettre tardive, « qu’après
C
le tirage de chaque feuille il fallait distribuer, pour composer la feuille suivante »7. Au
demeurant, le tirage des deux premiers volumes de Maeterlinck est pour le moins
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confidentiel : cent cinquante-cinq exemplaires numérotés pour Serres chaudes, à peine
une trentaine pour La Princesse Maleine8. Une telle réduction du nombre d’exem-
plaires n’est pas pensée comme un appât destiné à attirer l’amateur de livres rares. Il
s’agit plutôt d’une conséquence naturelle déterminée par les limites d’un lectorat com-
posé de confrères auxquels le jeune poète destine ses premières armes.

Sombres dentelles

Dans une lettre écrite à Charles Van Lerberghe le 27 décembre 1889, Maeterlinck dé-
clare attendre « des nouvelles du frontispice ». Et de préciser : « je ne l’ai pas vu jusqu’ici
ne voulant pas mettre mon ombre entre l’artiste et son idée … »9. Il faut dire que l’artiste
dispose d’une entière latitude pour interpréter le texte dans des termes plastiques radi-
calement personnels. Le frontispice s’intègre au livre sur le mode d’une double trans-
position. Transposition, d’une part, du vocabulaire plastique exploré dans la sculpture :
les figures du frontispice font clairement écho à la série des mères éplorées. Transposi-
tion, d’autre part, de la sensation procurée par la lecture du recueil : Minne exempte son
travail de toute velléité littérale, comme s’il fallait rompre le lien direct entre le frontis-
pice et l’œuvre littéraire pour atteindre cette unité d’expression que Van Lerberghe sou-
ligne lorsqu’il déclare que « tout le livre est dans cette page d’immobile épouvante »10.
A la différence des culs-de-lampe intégrés au même recueil, le frontispice ne joue ni
sur le contraste des noirs et des blancs, ni sur la clarté de lignes détachées sur un papier
clair. L’image est conçue comme un monochrome d’atmosphère. Celui-ci renvoie à la
pratique du nocturne qui se développe dans le symbolisme en Belgique à travers la ré-
ception des noirs de Redon et des nuits de Whistler présents aux salons des XX. Contrai-
rement aux peintres paysagistes qui, par l’entremise de gestes évoluant vers une liberté
exacerbée, ouvrent les limites des formes en un déversement de matière dont les nuances
transforment la toile en une surface irisée, ici, la ligne cloisonne la forme : feuillages, ro-
chers, marais, plantes, figures voient leur expansion plastique arrêtée par un cerne noir.
Celui-ci définit des surfaces qui se déclinent, tel un travail de marqueterie, en un jeu de
variations de tons gris. D’une forme à l’autre, les nuances varient sans véritable relation
avec le sujet même de l’image. Entre rochers et saules, l’ouverture sur le paysage ne se
traduit pas par une modulation des tons. Minne n’établit aucune nuance entre le traite-
ment plastique de l’avant-plan et celui du fond. Sans profondeur, le paysage se livre à tra-

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LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

vers une pâleur lunaire qui marquera Léon Spilliaert. L’éclairage rejoint ici le spectre lu-
mineux de Maeterlinck. Serres chaudes brosse un tableau nocturne dont le paysage, en-
trevu à fleur de verre, se compose de plaines vides et désolées, où l’espace se déploie, à
l’instar de la « trilogie noire » de Verhaeren, sans repère ni orientation. Omniprésent dans
la poésie, le clair de lune se répand également dans la peinture de paysage à travers les
scènes nocturnes explorées d’abord par Degouve de Nuncques, et ensuite par Spilliaert11.
Minne fait usage des effets de clarté lunaire estompant la trop évidente lisibilité des
formes pour remettre en question les évidences de plein soleil. Nocturne et silencieuse,
désolée et sans limites apparentes, la nature devient un lieu indécis qui transforme le
paysage en état d’âme et l’image en expression d’un doute. Dessiner la nuit ne se réduit
pas à livrer une vision du spectacle insolite d’une nature surgissant du fond des soirs.
L’acte est aussi un mode de représentation par lequel le savoir se délite pour faire place
à l’incertitude. Celle-ci atteint les figures. La nuit, qui transforme la nature en paysage
énigmatique, se dilue dans la conscience et confronte l’homme à ses propres limites.
Rongé par la précarité de sa condition, l’être peuplant les Serres chaudes se révèle étran-
ger à lui-même au point de se démultiplier sans pour autant acquérir une épaisseur psy-
chologique. Immobilisé dans la moiteur étouffante d’un lieu clos, l’esprit s’anesthésie et
n’autorise aucune capacité d’action. A l’incertitude troublante d’un paysage nocturne
voilé par le vitrage de la serre, répondent les angoisses d’une humanité absorbée par la
nuit. L’être ne s’inscrit dans le paysage que sous la forme d’un signe limité. Le corps
n’est pas habité. Eteint, prostré au sol, vidé de ses forces intérieures, il est tantôt prison-
nier des ramures d’un saule pleureur, tantôt ligoté par ses propres vêtements. L’immo-
bilité des figures renvoie à la notion de statisme qui est un des piliers de l’univers
maeterlinckien. Le dédoublement d’une même figure exprime visuellement la crise du
sujet, que Maeterlinck traduit par les procédés rhétoriques de ses vers libres comme
l’usage du pronom impersonnel, comme l’expression d’une subjectivité à travers la trans-
position du moi dans la conscience d’un autre12.
Proche du monochrome, le frontispice apparaît d’abord comme une étendue sombre
qui, par contraste avec les champs blancs de la couverture, se livre dans un choc visuel.
Cet « oxymore plastique » placé en guise de portail dramatise l’ouverture du recueil. Les
historiens du livre interprètent la succession de ces éléments visuels – couverture, fron-
tispice, page de titre –, en particulier lorsqu’il s’agit d’un livre de culte, comme un dis-
positif ayant pour fonction de préparer le lecteur à s’introduire dans un lieu sacré. Le
geste accompli pour tourner la page du frontispice participe à la métaphore architectu-
rale en s’assimilant à l’acte d’ouvrir une porte pour pénétrer dans l’enceinte de l’écrit.
Les éléments que Minne place dans le frontispice de Serres chaudes sont travaillés
sans modelé. Cet effet de surface dans le traitement plastique des figures s’ajoute à l’ab-
sence de profondeur dans le rendu du paysage. En cela, Minne élude le principe de
construction illusionniste et rationaliste de l’espace hérité de la Renaissance et consacré
par l’enseignement académique. Les écrans utilisés par Maeterlinck – serre, vitre,

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T miroir, aquarium, boîte optique… – participent de la même volonté, celle de s’émanci-
E per du cadre mimétique de la représentation. Bien sûr, l’image reste figurative. Celle-ci
R ne s’ouvre pas cependant, telle une fenêtre, sur le réel. Elle apparaît plutôt comme une
L toile sur laquelle sont projetées des figures que l’on croirait issues de cette « effrayante et
I
véritable mare tenebrarum » qui s’agite au cœur de l’être13.
Pour concevoir le frontispice de La Princesse Maleine, Minne reprend les principes
N
formels qu’il a exploités pour Serres chaudes. La chair des visages et des mains n’est pas
C
traduite par le jeu des lavis. Elle se confond avec le grain du papier qui fait surface dans
K
les limites des réserves laissées dans l’image. Sur un plan chromatique, le faible écart
entre les tons crée une atmosphère monochrome qui est celle, lunaire, du drame. L’em-
ploi du noir et blanc constitue, en soi, une mise à distance du réel à laquelle s’ajoutent
la mort de la perspective et le rejet du modelé. Là où, dans le réalisme, la représentation
de la nature, s’émancipant du primat du sujet, s’offre à la célébration de la matière, le pay-
sage symboliste s’érige en sombre « broderie psychique »14. Le jeu purement linéaire dont
Minne fait usage pour signifier les masses mouvementées de l’eau et du ciel en témoigne.
Il constitue aussi un élément neuf par rapport au frontispice de Serres chaudes. De
l’avant-plan au milieu de l’image, la succession des courbes, suivant une trame de plus
en plus serrée, anime le plan d’eau d’un effet de tourbillon anticipant sur le gouffre qui
va entraîner Maleine vers la mort. Le personnage de Hjalmar est suspendu aux ramures
d’un saule pleureur dans une position de crucifié qui annonce son rôle de sacrifié. Il ren-
voie en cela à la couronne d’épines évoquée par la chevelure de Maleine dans le dessin
qui orne la couverture. Accrochée au corps de son amant, Maleine se réduit à une tête
dont la longue chevelure longe la ligne d’un corps curieusement absent et se dénoue en
une succession de croissants de lune dont l’extrémité rejoint les courbes du tourbillon.
Est-ce fortuit ? Sans doute pas. Il n’est pas déplacé de lire cette rencontre entre la che-
velure de Maleine et les cercles concentriques d’une eau dangereuse comme l’expression,
par l’image, du processus mortifère qui finira par engloutir Maleine à la fin du drame.
Dans la partie supérieure du frontispice, le mouvement de l’atmosphère est évoqué par
un jeu de lignes parallèles. Sur le plan de la composition, le ciel coupe l’image en deux
registres d’égales dimensions. Vaste étendue sombre, sans lune ni étoiles, le ciel rabat
l’image sur elle-même, tel un couvercle qui referme le monde sur sa propre incohérence.
A l’instar des interrogations soulevées par la toile Une Crise ou La Crise peinte par Fer-
nand Khnopff en 1881, la nature n’apporte pas à l’homme les réponses à ses questions,
elle « lui renvoie l’écho amplifié de ses doutes »15. Le retranchement de l’image en marge
d’une représentation mimétique de la nature répond au climat de légende et à l’ancrage
géographique imprécis de la pièce. Et Minne d’adresser à Franz Hellens cette confession
tardive lors d’un entretien accordé en 1921 :
C’est vrai que l’œuvre de Maeterlinck m’est familière. Nous sommes d’anciens et d’intimes amis. Par-
fois je communie si bien avec lui, qu’il me semble vraiment que c’est moi qui ait fait La Princesse
Maleine, avec l’ébauchoir ou la plume, je ne sais plus moi-même !16.

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LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

George Minne, frontispice pour Maurice Maeterlinck, Princesse Maleine,


héliogravure, in La Jeune Belgique, 15 janvier 1890.

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George Minne, culs-de-lampe pour Maurice Maeterlinck, Serres chaudes,


héliogravure, Paris, Vanier, 1889
Tentations, Cloches de verre
Ennui, Attouchements
Oraison nocturne

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LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

Analogies plastiques pour un poème

Les cinq culs-de-lampe dont Minne orne les poèmes de Serres chaudes sont construits
sur le même principe paradoxal, celui d’unité par la rupture17. Image et texte se répon-
dent par analogie plus que par homonymie : paysage irréel et atmosphère de légende, fi-
gures immobilisées et théâtre statique, personnages démultipliés et indétermination
psychologique, absence de plastique corporelle et personnage marionnette, serres de
verre et coupoles de feuillage …
L’affaiblissement de la condition humaine dans l’atmosphère étouffante d’une serre
chaude constitue un des leitmotiv du recueil. Minne en fait le sujet des culs-de-lampe
des Tentations, Cloches de verre et Oraison nocturne. Ce que Paul Gorceix a décrit
comme le « mythe maeterlinckien de la clôture »18 trouve ici à s’exprimer visuellement par
des barrières végétales faites de lys et de gerbes de blé, dont la disposition circulaire ren-
voie à la forme de la cloche, variante de la serre chère au poète. La succession des arcades
du cloître des Attouchements peut être lue également comme une analogie des limites
de la serre en dehors de laquelle l’espace est traversé par la mort, comme le suggère la
présence d’un cortège funèbre. De loin le plus commenté, en raison de son éloquence
plastique, le cul-de-lampe relatif à Oraison nocturne montre cinq corps nus sous une
couverture. Les corps sont tendus. Apparemment paralysés sous la couverture, ils sem-
blent victimes de spasmes qui suggèrent l’incohérence d’un monde déboussolé où, selon
l’aveu même de Maeterlinck dans une lettre écrite à Octave Mirbeau vers 1890, les choses
« ne sont pas à leur place »19. Dans Ennui, Minne utilise la figure du berger qui fait paî-
tre un troupeau de moutons sur les flancs d’une montagne. Cherche-t-il à utiliser la soli-
tude liée au mode de vie pastoral comme métaphore plastique de l’idée de réclusion,
centrale dans Serres chaudes ? C’est également la claustration qu’évoque l’architecture
monastique du cul-de-lampe des Attouchements. A moins qu’il ne s’agisse d’une évoca-
tion, par la connotation de transhumance, de la quête d’un ailleurs , obsession du reclus
de la serre chaude.
Il a été dit que le caractère archaïque du style de Minne s’inspirait des productions xy-
lographiques médiévales20. Aucun document d’archives ne peut confirmer, à notre
connaissance, ce lien de filiation. Les références plastiques de Maeterlinck relatives au
Moyen Age renvoient plutôt aux œuvres raffinées d’un Memling, ou à l’enluminure soi-
gnée des manuscrits de la Librairie des Ducs de Bourgogne. Il n’y a pas eu, dans le chef
du poète, de volonté de voir Minne reprendre l’aspect primitif de la xylographie médié-
vale. L’agenda de 1889 nous apprend par ailleurs que Maeterlinck a remis à Minne un
livre illustré par Walter Crane, les Pan Pipes. A Book of Old Songs21. La ligne constitue,
comme dans les illustrations de Crane, l’élément majeur du vocabulaire stylistique mis
en œuvre par Minne dans ses culs-de-lampe. Des Pan Pipes aux Serres chaudes, la ligne
prend la forme d’un cerne noir, ample et tracé avec assurance. Celui-ci délimite des fi-
gures campées dans des compositions épurées, opposées à toute forme de virtuosité tech-
nique et de précision photographique.

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T Maeterlinck, Deman et la collection du Réveil
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R Edité par Edmond Deman en 1894, le volume des Trois Petits Drames pour
L marionnettes présente un profil éditorial sensiblement différent de Serres chaudes22.
I Enrichi de quatre culs-de-lampe dessinés par Minne, il est publié dans la collection du
N Réveil. Celle-ci résulte de la collaboration entre la revue gantoise homonyme et Deman.
C En tant que membre du comité de rédaction de la revue Le Réveil (1891-1896),
K Maeterlinck peut tirer profit du partenariat établi entre la revue et l’éditeur. D’autant
plus que les Trois Petits Drames pour marionnettes constituent le premier fruit de cette
collaboration, et qu’initialement, l’auteur avait souhaité faire éditer son recueil de drames
par Lacomblez. Une lettre à Verhaeren révèle que c’est encore Maeterlinck qui sert d’in-
termédiaire entre Deman et Minne23. Et c’est lui, toujours, qui met en contact le sculp-
teur et Verhaeren pour l’illustration des Villages illusoires. Minne traverse alors une
période difficile sur le plan financier. En 1893, il s’adresse à Maeterlinck afin de lui de-
mander une aide que ce dernier ne peut d’ailleurs lui apporter suite aux frais entraînés
par la création parisienne de Pelléas et Mélisande le 7 mai 1893 par Lugné-Poe aux
Bouffes-Parisiens24. Maeterlinck a donc pu saisir l’opportunité du partenariat entre
Deman et Le Réveil pour tenter d’aider Minne en proposant de lui confier la réalisation
des illustrations.
Contrairement à ce qui a été affirmé ailleurs25, il ne s’agit pas d’une édition à un nom-
bre restreint d’exemplaires, ni d’une édition de luxe destinée à la délectation solitaire
d’une élite sociale. L’œuvre a été tirée à mille cinq cents exemplaires. Un éditeur spé-
cialisé, un auteur installé dans une notoriété grandissante, un soutien apporté par une
revue et son lectorat, la mode fin de siècle du petit format elzévirien constituent des élé-
ments qui expliquent les raisons d’un tirage élevé pour un livre de conception aussi peu
commerciale. En trois ans, la vente du volume n’a d’ailleurs pas dépassé trois cents exem-
plaires. Pour Maeterlinck, c’est un échec. Il semblerait que l’œuvre ait été mal distri-
buée. Pour remédier à cet insuccès de librairie, Maeterlinck imagine, à l’insu de Deman
dont le contrat avec Le Réveil expirait fin 1896, de céder les invendus à d’autres édi-
teurs, désormais parisiens, Pierre-Victor Stock et le Mercure de France.
Le dépouillement des archives montre que le ratage commercial des Trois Petits
Drames pour marionnettes amène l’homme de lettres à repenser sa démarche édito-
riale. Les prochains volumes sortiront à Paris, et rien qu’à Paris. Ce transfert de la marge
vers le centre constitue un acte d’autant plus significatif que le champ littéraire belge est
alors doté d’une infrastructure éditoriale connue et reconnue… Ce n’est pas par hasard
que Maeterlinck orchestre la sortie de presse quasiment simultanée de trois textes, à
savoir Le Trésor des humbles et Aglavaine et Sélysette au Mercure de France, ainsi que
le recueil des Douze Chansons chez Pierre-Victor Stock. Ces éditions parisiennes té-
moignent de l’internationalisation que les lettres belges connaissent à la césure du siè-
cle. Elles rendent également compte de la part prise par Maeterlinck lui-même dans
son émergence au sein du milieu parisien.

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LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

George Minne, cul-de-lampe pour Maurice Maeterlinck,


Trois Petits Drames pour marionnettes, Alladine et Palomides,
Bruxelles, Edmond Deman, 1894.

Dessiner à rebours des mots

Le dispositif déployé est simple. A chaque drame répond un cul-de-lampe26 qui, on le


rappelle, se rapporte au texte qui le précède. A nouveau, Minne ne conçoit pas son tra-
vail comme la transposition figurative, littérale et rigoureuse d’une séquence textuelle. Il
n’y a pas de lien de causalité entre les drames et leur iconographie. Minne n’est pas at-
taché à la notion de peinture littéraire, qui fut avant tout le fait d’une critique d’art écrite
par des hommes de lettres. La ligne reste le fondement de son vocabulaire graphique.
Cinq années après Serres chaudes, elle n’est toutefois plus un mince trait délimitant des
surfaces. La ligne a gagné en largeur. Minne l’utilise non plus comme cerne de contour,
mais comme élément constitutif de la forme. Il construit ses culs-de-lampe dans un jeu
dynamique d’opposition entre la droite et la courbe, le plein et le vide, l’équilibre et le
mouvement. Cette rhétorique formelle peut être mise en relation avec la picturalité même
de l’écriture maeterlinckienne marquée, comme l’a bien montré Delphine Cantoni, par
la droite et l’arabesque dont les connotations respectives opposent hiératisme et vitalité,
intervalle et enlacement, silence et parole27.
Pour concevoir le premier cul-de-lampe relatif à Alladine et Palomides, qui est placé
au terme du troisième acte, Minne utilise le motif de la colline tronquée. Sur un plateau
étroit, il place Alladine enlaçant l’agneau qui lui est associé dès l’ouverture du drame.
Dans le fond de l’image, un réseau de lignes ondulées évoque un plan d’eau dans un style
émancipé de toute vraisemblance. Stylisé, ce jeu de vagues rappelle l’omniprésence de
l’aquatique dans le drame. Le rapport « fusionnel » entre une figure et un tiers, humain
ou animal, est une thématique récurrente dans l’œuvre de Minne. Pour Lyne Pudles,

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George Minne, cul-de-lampe pour Maurice Maeterlinck,


Trois Petits Drames pour marionnettes, Alladine et Palomides,
Bruxelles, Edmond Deman, 1894.

« l’autre », celui qui est enlacé, n’aurait pas d’existence propre. Il constituerait une ex-
tension passive du personnage principal28. Il n’y aurait qu’une seule figure, en somme,
puisque les corps fusionnent. A suivre cette perspective, l’agneau peut être interprété
comme un prolongement d’Alladine. Encore faut-il tenter de préciser le sens de ce pro-
longement. La relation affective qui lie Alladine à son agneau trouve un terme funeste
lorsque, durant la seconde scène de l’acte II, l’animal se jette dans un tourbillon qui agite
les douves du château. Maeterlinck exploite ici le comportement d’un animal comme
signe prémonitoire de la mort qui surviendra au terme du drame. Minne voudrait-il an-
noncer, au cœur de la pièce, la mort de l’héroïne en rappelant les liens qui l’attachent au
défunt animal ?
Le motif de la montagne tronquée se retrouve dans le cul-de-lampe qui achève Alla-
dine et Palomides. S’il est absent du décor maeterlinckien fait de château, de forêt et de
grotte, il n’est pas pour autant étranger à la géographie du drame. La solitude d’un pla-
teau au sommet d’une montagne aux parois abruptes renvoie en effet à l’isolement d’un
château ceint d’une forêt profonde et cerclé de dangereuses douves. La figure de la mon-
tagne présente également une connotation de verticalité symptomatique des architectures
inventées par Maeterlinck dans sa série de pièces à caractère légendaire. Les plus hautes
tours sont en effet bâties sur de profonds souterrains ou de sombres grottes. La prostra-
tion des moutons évoque, elle, un des fondements du premier théâtre de Maeterlinck :
l’impossibilité qu’éprouve l’homme à contrer la fatalité pour infléchir la destinée. Le
chien qui hurle à la mort renvoie au dénouement tragique du drame. Il souligne un élé-
ment typique de la dramaturgie maeterlinckienne : l’annonce de la mort revient à des fi-
gures extérieures au déroulement narratif, qu’il s’agisse d’animaux, comme dans Les
Aveugles, ou de personnages marginaux tels que les religieuses de Pelléas et Mélisande.

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LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

George Minne, cul-de-lampe pour Maurice Maeterlinck,


Trois Petits Drames pour marionnettes, Intérieur,
Bruxelles, Edmond Deman, 1894.

Le cul-de-lampe relatif à Intérieur est tout aussi énigmatique. Un espace intérieur au


plan étrange, des murs percés de baies sans portes, trois nones campées sur le seuil de
ces baies, les instruments d’un martyr tenus par la religieuse du centre, un animal non
identifiable accroché à un mur par les pattes de derrière, un dallage représenté en forme
de cercles concentriques qui évoquent un tourbillon aspirant un animal fantastique consti-
tuent les éléments iconographiques d’une image qui ne présente aucune relation avec la
paisible veillée d’une famille à l’intérieur d’une maison bâtie dans un jardin arboré de
saules séculaires. Il s’agit néanmoins du seul dessin qui, en écho au titre de la pièce, re-
présente un espace intérieur. Celui-ci est refermé sur lui-même puisque les trois ouver-
tures sont bouchées, à l’instar des trois fenêtres closes qui, dans le drame, replient la
maison sur ses espaces domestiques. Coupé de toute relation à la réalité, l’espace se pré-
sente comme un lieu mental. Minne y met en scène, non pas les personnages du drame,
mais des figures se livrant à un rituel dont la signification prend une dimension hermé-
tique teintée d’inquiétante étrangeté. Celle-ci entre en résonance avec l’univers drama-
turgique de Maeterlinck. Comme dans le drame, l’action se joue hors du cadre. La scène
est soumise à un danger latent, insaisissable mais omniprésent, et sur lequel l’être n’a
pas de prise. Faut-il percevoir la figure de l’animal entraîné dans le tourbillon comme une
évocation de la noyade de la jeune fille ? Le cas échéant, le cul-de-lampe offrirait un rac-
courci saisissant de l’engloutissement et de la mauvaise nouvelle brisant la paix d’une
maison aveugle au drame qui se déroule hors de ses murs. Ceux-ci constituent une pro-
tection illusoire. Ils se brisent sous l’annonce de la mort que Minne évoque par le motif
du linge maculé de sang. Dans le texte, comme dans l’image, la conception de l’espace
comme repli intérieur conditionne l’action mise en scène. Le caractère clos du lieu sus-
pend toute possibilité d’action. Aux déplacements superficiels des personnages muets

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T que Maeterlinck place dans Intérieur fait écho, dans le cul-de-lampe, une configuration
E spatiale privant les trois nones de mouvement significatif. Il faut ajouter que Minne campe
R des figures prisonnières de leur vêtement. Enfouis dans la profondeur de leur robe, les
L corps ne vivent pas de l’intérieur. A l’instar des marionnettes statiques dont Maeterlinck
I peuple son premier théâtre, ils se présentent comme un signe réduit à une enveloppe,
N de sorte qu’un lien s’établit entre l’absence d’une conscience de soi et l’impossibilité
C d’agir. Les figures sont ramenées à une présence immobile et l’action se fige dans le mys-
K tère du rituel qu’elle met en scène. Le traitement de l’espace et des figures est insépara-
ble de la conception de l’action qui y est représentée29. L’interprétation de celle-ci est
malaisée. A l’étrangeté du lieu correspond l’obscurité du schéma iconographique. Le
symbolisme caché afférent aux motifs et à leur agencement rend l’image aussi hermétique
qu’un drame en un acte : tout est livré, sauf le sens. De l’écriture à l’image, le mystère
prend le pas sur l’allégorie comme exposé rationnel, et la scène est celle d’une interro-
gation portée sur les lois inconnues qui régissent l’univers. Le principe d’énigme icono-
graphique est un élément de conception de l’image qu’il sera opportun de mettre en
relation avec le concept de symbole développé par Maeterlinck30.

George Minne, cul-de-lampe pour Maurice Maeterlinck,


Trois Petits Drames pour marionnettes, La Mort de Tintagiles,
Bruxelles, Edmond Deman, 1894.

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LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

Le cul-de-lampe pour La Mort de Tintagiles relève à nouveau d’un court-circuit dans


la relation entre l’image et le drame. Le motif du puits est totalement étranger au texte.
Si les deux figures féminines peuvent renvoyer aux sœurs de Tintagiles, il n’en demeure
pas moins que, contrairement au drame, ce dernier n’a pas vraiment le physique d’un en-
fant. Les longues chevelures auxquelles il tente de s’accrocher font partie, on le sait, des
attributs typiques de la représentation de la femme dans l’esthétique symboliste. Aussi
éloigné qu’il puisse paraître du récit auquel il se rapporte, ce cul-de-lampe n’est toutefois
pas sans lien avec l’univers dramatique de Maeterlinck. Une fois encore, la verticalité as-
sociée au puits renvoie à l’axe sur lequel Maeterlinck édifie le château. Cette verticalité
indique bien le sens de la chute qui entraînera Tintagiles dans les souterrains. Par ailleurs,
le motif du puits prend place dans la nomenclature des figures aquatiques que
Maeterlinck associe à la noyade. Du drame à l’image, la mort fauche et le puits englou-
tit. Dans le cul-de-lampe, l’homme n’est pas seul dans sa chute. Minne fait également
tomber une couronne. Un lien se tisse ainsi entre l’iconographie et ce que Christian Lu-
taud a décrit, dans une stimulante lecture « bachelardienne », comme une variante de ce
qu’il appelle le « mythe de l’anneau d’or englouti »31. Deux niveaux de sens peuvent être
dégagés. D’une part, la spoliation de la couronne royale apparaît comme un signe de
disgrâce qui confère aux héroïnes de Maeterlinck une allure de princesses déchues. D’au-
tre part, à suivre la réflexion de Lutaud, un effet de catalyse résulte de la rencontre entre
le minéral et l’aquatique32. Le liquide modifie la perception que l’on peut avoir de l’ob-
jet englouti. La couronne se métamorphose en astre immergé. Elle cesse alors d’être un
objet inerte. Rayonnant du fond du puits, elle métamorphose la masse d’eau en féerie lu-
mineuse. Cet effet de catalyse apparaît comme une invitation, depuis les margelles du
puits, à la contemplation voire à la rêverie. En cela, ce cul-de-lampe amorce la thématique
de La Fontaine des agenouillés que Minne monte en 1898.

Sœur Béatrice

A l’instar de périodiques tels que Pan et Ver Sacrum, la revue berlinoise Die Insel s’in-
téresse à Maeterlinck dont elle publie en 1900, l’édition originale du drame intitulé Sœur
Béatrice33. Quelques mois avant, Die Insel fait paraître une étude sur l’auteur belge34. Edi-
tée à Berlin, la revue est abondamment illustrée. Outre l’iconographie ancienne qu’elle
reproduit, comme des estampes japonaises ou des gravures flamandes et allemandes de
la fin du Moyen Age, elle propose également des illustrations dues à des artistes contem-
porains. Die Insel est un périodique largement ouvert au symbolisme. On y trouve des
dessins de Georges De Feure, de Félix Valloton, de Georges Lemmen et de George
Minne… Ce dernier illustre la première édition de Sœur Béatrice par un frontispice,
quatre illustrations et un cul-de-lampe. Minne reprend des éléments iconographiques
utilisés précédemment dans ses culs-de-lampe, comme la colline tronquée, le tourbillon,
le cloître, la figure de la religieuse enveloppée par sa robe. Le dessin du sol en damier
est peut-être emprunté aux compositions de Doudelet. Le cloître de style roman que

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George Minne, illustrations pour Maurice Maeterlinck,


Schwester Beatrix, in Die Insel, mars 1900.

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LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

Minne place en cul-de-lampe rappelle celui du poème Attouchements de Serres chaudes.


Au-delà de ces observations formelles, la mise en image de Sœur Béatrice constitue le
lieu d’une modification radicale dans la conception que Minne se fait du rapport entre
texte et image. Ici, l’artiste évacue le principe d’unité par la disjonction qu’il avait mis en
œuvre précédemment. En effet, la relation entre le texte et son iconographie présente
désormais globalement un lien de causalité au sens où l’illustration donne à voir un mo-
ment précis du récit : l’arrivée du prince Bellidor, la découverte de la statue de la Vierge,
Béatrice agenouillée à la porte du couvent et l’affaissement de Béatrice.
La nature littérale de l’illustration conditionne son emplacement dans le déroule-
ment du récit. Le lieu d’apparition de l’image ne peut désormais être déplacé sans qu’il
y ait une incohérence dans la lecture du texte. Ce principe de littéralité charge l’illus-
tration d’une dimension narrative nouvelle dans le travail de Minne. Osons une hypo-
thèse. Les pièces du tournant du siècle comme Ariane et Barbe bleue ou la Délivrance
inutile (1899), Sœur Béatrice (1900), Monna Vanna (1902) et Joyzelle (1903) marquent
une évolution clairement perceptible dans l’écriture de Maeterlinck. Cette évolution, à
laquelle prépare un essai comme La Sagesse et la Destinée (1898), conduira à la classi-
fication bien connue entre premier et second théâtres. Il n’est pas question de disserter
ici sur le bien-fondé de cette division interne, ni de ranger les pièces dans l’une ou l’au-
tre catégorie. Il est vrai cependant que les drames du tournant du siècle ont ceci de nou-
veau qu’ils montrent, d’une part, une foi retrouvée dans le pouvoir de la parole comme
instrument de communication, et d’autre part, une vertu reconnue à l’action comme
moyen d’inscrire l’existence humaine dans l’horizon de l’histoire sans évacuer, loin de
là, des valeurs transcendantes. La fatalité n’est désormais plus érigée en destinée. « Il n’y
a de fatalité véritable qu’en certains malheurs extérieurs, tels que les maladies, les acci-
dents, la mort inopinée de personnes aimées, etc., mais il n’existe pas de fatalité inté-
rieure » lit-on dans La Sagesse et la Destinée35. L’abandon de la poétique du silence et
le rejet d’un théâtre statique placé sous le signe de la mort témoignent d’une certitude
retrouvée dans le langage et dans les forces de la vie, typique de l’évolution du symbo-
lisme à la croisée des siècles. Maeterlinck lui-même en rend compte dans sa « Préface »
au Théâtre36. L’hypothèse serait que cette évolution caractérise également la relation
entre texte et image. A un théâtre qui restitue aux personnages leur capacité de s’expri-
mer et d’agir répond, chez Minne, un pouvoir narratif accordé à l’image jusque-là pri-
vée de sa fonction à rendre visible le récit auquel, pourtant, elle se rapporte. L’illustration
n’est plus le prolongement des incertitudes du langage. Elle prend une fonction narra-
tive au moment où les personnages retrouvent leur compétence oratoire et une possi-
bilité d’action.

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E
T Notes
A. Alhadeff, « George Minne Maeterlinck’s fin de Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique,
E 1

siècle Illustrator », in Annales de la Fondation Mau- du 22 septembre 2006 au 4 février 2007, pp. 72-75.
R
rice Maeterlinck, t. XII, 1966, pp. 7-42; George Minne Voyez à ce propos l’étude toujours actuelle de
L 12

en de kunst rond 1900. Gand, Musée des Beaux-Arts, J. Hanse, « Introduction », in M. Maeterlinck, Poésies
I
du 18 septembre au 5 décembre 1982. complètes, Tournai, La Renaissance du Livre, 1965,
N
Ceci explique pourquoi, fin 1890, Maeterlinck s’est pp. 35-46.
C 2

efforcé d’entraîner George Minne au banquet du 10e M. Maeterlinck, « Confession de poète », in L’Art
K 13

anniversaire de La Jeune Belgique organisé par Valère moderne, février 1890, repris in Introduction à une
Gille. psychologie des songes (1886-1896), textes réunis et
3
Maurice Maeterlinck, lettre à Léon Vanier, Gand, commentés par Stefan Gross, Bruxelles, Labor
mars 1889. Collection privée. Citation d’après Biblio- (Archives du futur), 1985, p. 81.
thèque Carlo De Poortere, Liège, H. Vaillant- 14
[E. Verhaeren], « La Princesse Maleine », in L’Art
Carmanne, 1985, p. 194. moderne, 17 novembre 1889, p. 361.
4
C’est en ces termes que Maeterlinck expose à Paul 15
M. Draguet, Khnopff ou l’ambigu poétique,
Lacomblez sa conception de l’édition de son Théâtre. Bruxelles-Paris, Snoeck-Flammarion, 1995, p. 36.
Maurice Maeterlinck, lettre à Paul Lacomblez, Paris, 16
F. Hellens, « Les dessins de George Minne », in
31 janvier 1900. Bruxelles, Archives et Musée de la Sélection. Chronique de la vie artistique, n° 10, 15 juil-
Littérature, ML 5174/15. let 1921, n. p.
5
Sur Grégoire Le Roy et ses liens avec Maeterlinck, on 17
Le recueil compte trente-trois poésies. Cinq d’en-
se reportera à l’article de R. Bales, « Grégoire Le Roy tre-elles ont fait l’objet d’un cul-de-lampe : Tentations,
et ses amis gantois : interférences et confrontations », Cloches de verre, Ennui, Oraison nocturne, et Attou-
in N. Aubert, P.-P. Fraiture, P. McGuinness (dir.), La chements.
Belgique entre deux siècles. Laboratoire de la moder- 18
P. Gorceix, « Le mythe de la clôture et ses images
nité, 1880-1914, Bern, Peter Lang (Le Romantisme et dans le lyrisme de Georges Rodenbach et de Maurice
après en France), 2007, pp. 162-174 Maeterlinck », in Studia Belgica, 1980, pp. 61-77.
6
Maeterlinck choisit le papier et la matière pour la re- 19
Citation d’après Id., « La modernité des Serres
liure, compose la mise en page, assume la mise en chaudes », in Annales de la Fondation Maurice
train, etc., comme en témoigne sa correspondance, Maeterlinck, t. XXVIII, 1991, p. 50.
notamment à Iwan Gilkin. Voir à ce propos les lettres 20
S. H. Goddard (ed.), Les XX and the Belgian Avant-
conservées aux Archives et Musée de la Littérature, Garde. Prints, Drawings, and Books ca. 1890, Uni-
ML 693/1-2. Voir aussi M. Maeterlinck, Bulles bleues, versity of Kansas, Spencer Museum of Art, 1992,
Paris, Plon, 1948, p. 204. p. 299.
7
Maurice Maeterlinck, lettre à Emile Lerclerq, s.l., 21
CT, p. 811.
5 février 1933. Collection privée. 22
Le volume des Trois Petits Drames pour
8
Maurice Maeterlinck, lettre à C. J. Van Bruggen, marionnettes est à la fois le second livre illustré de
Paris, 25 janvier 1899. Collection privée. Maeterlinck et le troisième travail de mise en image
9
Maurice Maeterlinck, lettre à Charles Van Ler- d’un texte dont Minne ait été chargé depuis Mon cœur
berghe, Gand, 27 décembre [18]89. Collection privée. pleure d’autrefois (1889) de Le Roy et Serres chaudes
10
Ch. Van Lerberghe, « Serres chaudes », in La Wal- (1889). Le sculpteur s’est également vu confier l’illus-
lonie, n° 7, 31 juillet 1889, p. 231. tration des Villages illusoires (1894) de Verhaeren, un
11
D. Laoureux, « Une nuit d’encre. Les nocturnes de recueil édité à nouveau par Deman. La revue gantoise
Léon Spilliaert », in Léon Spilliaert. Un esprit libre, Le Réveil a joué un rôle de premier plan dans le croi-

118
LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

sement des arts et des lettres de la Belgique symboliste remarquable essai sur La peinture dans les anciens
du milieu des années 1890. Voir F. Hallyn, « La revue Pays-Bas XVe-XVIe siècles, Paris, Flammarion
Le Réveil et les mouvements littéraires à la fin du XIXe (Champs), 1998, pp. 18-30.
siècle », in Annales de la Fondation Maurice 30
Cet aspect est abordé dans la troisième partie.
Maeterlinck, t. XXVII, 1989, pp. 17-27. 31
C. Lutaud, « Le mythe maeterlinckien de l’anneau
23
Maurice Maeterlinck, lettre à Emile Verhaeren, d’or englouti », in Annales de la Fondation Maurice
s.l.n.d. Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature, Maeterlinck, t. XXIV, 1978, pp. 57-119.
FS XVI 148/737. 32
Id., « L’émerveillement aquatique dans l’imaginaire
24
Maurice Maeterlinck, lettre à Grégoire Le Roy, maeterlinckien », in Annales de la Fondation Maurice
s.l.n.d. Gand, Cabinet Maeterlinck, B LXVII 19. Maeterlinck, t. XXVI, 1980, pp. 101-107.
25
S. H. Goddard (ed.), op. cit. , p. 305. 33
M. Maeterlinck, « Schwester Beatrix », in Die Insel,
26
Le drame Alladine et Palomides comprend toute- mars 1900, pp. 253-315.
fois deux culs-de-lampe. 34
E. M. Geyger, « Maurice Maeterlinck, Die Ent-
27
D. Cantoni, « La picturalité du premier théâtre de wicklung des Mysteriums, beginned in einem von E.
Maeterlinck : Jessie King, les Nabis et quelques au- M. Geyger geschnittenen Rahmen », in Die Insel, oc-
tres », in Annales de la Fondation Maurice tobre-décembre 1900, pp. 90-100.
Maeterlinck, Actes du Colloque international organisé 35
M. Maeterlinck, La Sagesse et la Destinée [1898],
à Gand le 6 décembre 1997, t. XXXI, 1999, pp. 139- Paris, Fasquelle, 1941, p. 35.
151. 36
« Pour mon humble part, après les petits drames que
28
L. Pudles, « The Symbolist Work of George j’ai énumérés plus haut, il m’a semblé loyal et sage
Minne », in Art Journal, vol. 45, n° 2, summer 1985, d’écarter la mort de ce trône auquel il n’est pas certain
pp. 124-125. qu’elle ait droit ». Id., « Préface », in Théâtre [1901],
29
Paul Philippot en a fait la démonstration dans son Paris-Genève, Slatkine Reprints, 1979, p. XVII.

George Minne, détail du plat principal de Maurice Maeterlinck, Serres chaudes,


héliogravure, Paris, Vanier, 1889.

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Charles Doudelet, Et s’il revenait un jour, illustration pour Maurice Maeterlinck,


Douze Chansons, Paris, Stock, 1896.

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LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

C HAPITRE I I I :
A V EC C H AR LES D OU DE LE T

De Bruxelles à Paris

DITÉ à Paris par Pierre-Victor Stock en 1896, l’album des Douze chansons illustré

E par Charles Doudelet est une œuvre significative dans l’évolution de la relation
entre Maeterlinck et le milieu du livre illustré. L’origine parisienne de l’éditeur
met un terme à ce que l’on pourrait appeler la « période bruxelloise » de l’édition des
œuvres originales de Maeterlinck par Deman et Lacomblez. L’article retentissant qu’Oc-
tave Mirbeau écrit sur La Princesse Maleine est bien connu. Il faut toutefois constater
qu’en termes de milieu producteur, ces pages dithyrambiques n’ont pas eu pour effet de
faire migrer Maeterlinck à Paris. Toutes les pièces paraissent en effet en Belgique.
Autrement dit, l’écrivain fait de la Belgique, et principalement de Bruxelles, le labora-
toire des recherches formelles qui caractérisent ce que l’historiographie appelera le pre-
mier théâtre.
Maeterlinck pense d’abord publier les Douze Chansons dans la collection du Réveil
qui avait accueilli le recueil des Trois Petits Drames pour marionnettes en 1894. Il choi-
sit finalement un éditeur parisien. Le passage d’un éditeur belge à un éditeur français
constitue un acte d’autant plus saillant qu’en 1896, on l’a dit précédemment, le champ
littéraire belge est doté d’une infrastructure éditoriale opérationnelle, efficace et recon-
nue. Pour Maeterlinck, la reconnaissance symbolique et matérielle d’un homme de let-
tres francophone passe par Paris. Cependant, dans l’organisation de son déplacement
vers le centre, il ne cherche pas à produire un effet de mimétisme littéraire visant à faci-
liter une intégration dans le milieu parisien. Sa démarche consiste à valoriser les singu-
larités du milieu d’origine. L’image va jouer un rôle majeur dans ce processus teinté de
provincialisme assumé. Le dépouillement des archives relatives aux Douze Chansons
fait en effet apparaître que l’image est pleinement intégrée au projet éditorial voulu par
Maeterlinck. Le caractère flamand de la poésie mis en exergue par une iconographie vo-
lontairement conçue comme un surgeon moderne de la peinture ancienne de Flandre,
constitue un acte stratégique. A l’évidence, l’écrivain mise sur cet « exotisme du Nord »
qui avait naguère séduit Mirbeau. Rappelons que la publication simultanée, en 1896, des
Douze chansons, du Trésor des humbles et d’Aglavaine et Sélysette apparaît comme
une tentative de conquête du lectorat parisien. Tant et si bien que lorsque Maeterlinck
quitte la campagne de Gand pour s’installer à Paris en 1896 avec Georgette Leblanc, ce
n’est pas en néophyte, mais en écrivain confirmé, attendu, et dont les mérites personnels
ont été reconnus. « Vous avez bien vendu les exemplaires de Maeterlinck, parce que son
nom y aidait » fait observer à cet égard Camille Mauclair à Doudelet1.

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T Après les Douze Chansons, l’édition à grand tirage d’une mouture textuelle précédera
E systématiquement une version illustrée. Le Théâtre publié par Deman en 1902 suit ainsi
R l’édition courante donnée un an plus tôt. Au sortir des Douze Chansons, Maeterlinck se
L méfie de la parution d’un nouveau texte sous une autre forme que l’édition courante. Il
I n’hésite pas à signaler à son traducteur allemand, Friedrich von Oppeln-Bronikowski, que
N « les éditions de Diederichs sont superbes mais qu’elles sont peut-être un peu trop
C
luxueuses, un peu chères pour la vente ordinaire »2. L’illustration ne représente plus,
pour Maeterlinck, un élément de stratégie éditoriale. Elle constitue désormais une
K
caractéristique de la librairie de luxe.

De George Minne à Charles Doudelet

Le recueil des Douze Chansons est le premier volume dont Maeterlinck confie l’illus-
tration à Doudelet, rompant en cela la collaboration avec Minne. Ce dernier est pourtant
d’abord pressenti3. L’annonce d’un nouvel opus avec Minne se répand d’ailleurs rapi-
dement dans la presse4. Le poète dispose en effet d’un ensemble de chansons publiées
en revue et, dès lors, prêtes à être rassemblées en recueil. Peu après, Maeterlinck rend
compte de l’état d’avancement de son projet à Alfred Valette, directeur du Mercure de
France. L’album devait alors compter une vingtaine de lieds « dont chacun serait illustré
d’une image de George Minne »5. Les textes sont prêts, mais leur auteur se plaint de ne
pas avoir « encore vu les dessins ». Ceux-ci ne seront jamais réalisés. La situation matérielle
de Minne est sans doute le premier élément d’explication. Occupé par un déménage-
ment de Gand à Bruxelles, Minne se trouve de surcroît dans l’obligation d’accepter pour
des raisons alimentaires, comme l’écrit Maeterlinck à Maus, « un tas de besognes obs-
cures pour les imprimeurs et [de] fabriquer des bondieuseries en plâtre pour curés de
campagne »6. Max Elskamp, qui œuvre alors à la taille des bois qui orneront ses Six chan-
sons de pauvre homme pour célébrer la semaine de Flandre (1895) s’en réjouit. Il a craint
en effet que les Douze Chansons ne fissent ombrage à la réception de son recueil. Publier
un recueil de poésies dont l’écriture proviendrait de la tradition des chants populaires
flamands, doté d’une iconographie soulignant le propos, est dans l’air du temps. Il s’agit
de régénérer l’art au contact de sources populaires. « Il fallait une langue archaïquement
nouvelle », pour reprendre la formule de Georges Ramaekers7. Durant l’été 1895, Els-
kamp fait savoir à Henry van de Velde que Maeterlinck caresse un projet comparable aux
Six chansons de pauvre homme. Il signale que Minne n’a encore produit aucune illus-
tration. De son côté, Maeterlinck perçoit le retard accumulé par Minne comme une en-
trave à la sortie de presse de son album. Ces faits constituent un deuxième élément
d’explication permettant de comprendre pourquoi l’écrivain porte finalement son choix
sur Doudelet. Elskamp évoque cette nouvelle situation en écrivant à van de Velde avoir
« rencontré ici [à Anvers] Doudelet auquel Maeterlinck a donné son album de Douze
Chansons, abandonnant Minne trop lent, et si nous paraissons en novembre, [nous] ar-
riverons peut-être encore en même temps. Cela a son importance comme tu vois »8.

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LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

Max Elskamp, illustration pour Maurice Maeterlinck,


Six chansons de pauvre homme pour célébrer la semaine de la Flandre,
Bruxelles, Lacomblez, 1895.

Les circonstances de la rencontre entre Doudelet et Maeterlinck sont difficiles à dé-


tailler avec précision. Il semble que les deux hommes aient fait connaissance en 1892,
par l’intermédiaire de Louis De Busscher. C’est dans le cadre du salon de Gand en
1892 que ce dernier aurait proposé au peintre de rejoindre l’équipe du Réveil dont
Maeterlinck faisait partie9. En 1893, Doudelet rejoint Minne, Le Roy, Van Lerberghe
et Maeterlinck, rassemblés autour de la conférence de Verlaine organisée au Cercle
artistique et littéraire de Gand à l’occasion d’un séjour du poète français en Belgique.
Ces événements constituent l’origine factuelle des collaborations qui, dès 1895, uniront
Doudelet à Maeterlinck. Il est vrai que la revue Le Réveil connaissait déjà l’œuvre de
Doudelet pour en avoir rendu compte dans ses chroniques artistiques. Signalons par ail-
leurs que la critique d’époque établit très tôt une analogie entre la démarche picturale
de Doudelet et l’œuvre de Maeterlinck. En novembre 1891 déjà ! un critique de La
Flandre libérale (27 novembre 1891) voit dans les peintures de Constant Montald et de
Doudelet la transposition visuelle du théâtre de Maeterlinck. Critique d’art à la Société
nouvelle, Eugène Demolder rend compte du Salon des XX en signalant que, dans l’en-
voi de Doudelet, « très imprégné des Japonais et de Georges [sic] Minne (…) l’on sent
aussi l’influence ’’maeterlinckienne’’ »10. Dans la description du même salon qu’elle pu-
blie dans sa livraison d’avril 1893, La Revue rouge perçoit également les pièces de
Doudelet comme des emprunts au registre littéraire : « Charles Doudelet : enfiévré de
la peur ambiante, du désespoir et de l’effroi des choses : des paysages lus dans
Maeterlinck hargneux, maléfiques, des entrées de gorges maudites devant lesquelles des
conjurateurs s’angoissent en occultes sérénades »11.

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T L’album des Douze chansons ne constitue pas la première collaboration entre
E Doudelet et Maeterlinck. Entre janvier 1895, lorsque l’écrivain imagine encore de
R confier l’illustration de ses chansons à Minne, et février 1896, date à laquelle cette
L commande sera définitivement attribuée à Doudelet, les deux hommes collaborent à
I plusieurs reprises. Durant cet interstice d’une année en effet, l’écrivain confie à
N Doudelet le soin de réaliser une série de panneaux décoratifs inspirés de La Princesse
C Maleine. Ceux-ci prennent place dans la maison de campagne de la famille Maeterlinck
K à Oostacker, avec les reproductions des œuvres de Redon, de Burne-Jones, de Rossetti,
de Bruegel l’Ancien12… En 1895, Maeterlinck charge son nouveau collaborateur de
réaliser son portrait pour une publication intitulée Les Hommes d’aujourd’hui.
Doudelet est également appelé à illustrer La Mort de Tintagiles pour le programme du
Théâtre de l’Œuvre dans le cadre de la saison 1895-1896. Le catalogue du troisième
salon de la Libre Esthétique organisé à Bruxelles en mars 1896 mentionne deux des-
sins librement inspirés de La Princesse Maleine : La chambre de la Princesse Maleine
et Hjalmar. Trois chansons illustrées paraissent, enfin, dans la livraison de juillet 1895
de la revue berlinoise Pan, en l’occurence Quand il est sorti, On est venu dire, et Et
s’il revenait un jour13.
Les poèmes édités dans Pan seront intégrés au volume des Douze chansons. En
revanche, le dispositif visuel est entièrement repensé : douze nouvelles illustrations et
autant de culs-de-lampe verront le jour. Exécutées à l’encre de Chine, les planches sont
exposées en février 1896 aux cimaises de La Libre Esthétique d’abord, du Cercle
artistique d’Anvers ensuite. Un journaliste rapporte que chaque illustration est pré-
sentée à côté de la chanson à laquelle elle s’associe14. L’événement est remarqué dans
la presse. Des revues comme La Flandre libérale (29 janvier 1896), La Fédération
artistique (23 février 1896), ou encore Le Réveil (février 1896), signalent l’exposition
des dessins originaux et annoncent la parution de l’album. La présentation des planches
avant publication constitue non seulement un acte esthétique, mais aussi une opéra-
tion commerciale dont le but est de récolter des souscripteurs dans le milieu anversois,
bien que le recueil vise plutôt le lectorat parisien. L’album de Maeterlinck apparaît
ainsi comme une édition pensée pour l’exportation : connotations flamandes volontai-
rement mises en exergue à travers les poèmes et les images, recours à un éditeur pari-
sien réputé, suivi du travail d’illustration, mode du livre illustré anglais, diversité de
formes éditoriales, tirage important, principe de souscription, annonce dans la presse,
exposition des planches avant impression constituent autant de points stratégiques mis
en œuvre afin de garantir le succès de l’entreprise. Sans qu’il soit question ici de dimi-
nuer les mérites littéraires de cette poésie sobre, allusive, dont l’écriture se trouve au
terme d’une épuration radicale de la langue, il faut bien reconnaître que l’émergence
de Maeterlinck dans le champ littéraire parisien à partir du milieu des années 1890
constitue aussi le résultat d’une opération sciemment conduite, témoignant d’une
connaissance approfondie des modalités de fonctionnement du milieu éditorial.

124
LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

Des chansons en images

La composition des Douze chansons est bâtie sur un schéma invariable : l’illustration en
hors-texte, la chanson, le cul-de-lampe, une page vierge. Cette invariabilité tranche avec
le caractère sporadique de l’insertion des culs-de-lampe dans Serres chaudes. Déployée
sur toute la surface de la page, l’illustration est séparée du texte. La tranche fait office de
frontière. L’image n’est associée à aucun syntagme qui, comme ce sera le cas avec le
Pelléas et Mélisande illustré par Khnopff et par Schwabe, exercerait sur elle une emprise
sémantique. Il ne faudrait cependant pas en déduire une absence de relation entre texte
et image. L’image intégrée au livre transpose, interprète, développe et dans certains cas,
révèle ce que le poème préfère taire. Pour concevoir ses dessins, l’artiste dispose d’une
entière liberté. « Rien ne me semble moins permis que de tenter d’influencer un artiste
dans la conception de son œuvre » répond Maeterlinck à son illustrateur qui lui demande
un avis sur son travail15. Le corpus iconographique de Doudelet relève donc du poème
plastique parallèle au texte, à l’instar de l’intervention graphique réalisée par Maurice
Denis sur Le Voyage d’Urien d’André Gide.
La conception que Doudelet se fait de la représentation repose sur la ligne. Celle-ci
constitue un point de contact entre symbolisme et Art nouveau. A aucun moment tou-
tefois, elle ne s’étoffe comme dans les culs-de-lampe pour les Trois Petits Drames pour
marionnettes ou dans les ornements d’Elskamp. La ligne constitue moins la forme qu’elle
ne définit les limites de surfaces travaillées en termes de modelé obtenu par un réseau
de hachures. Là où Khnopff estompe le contour de ses figures, qui semblent se diluer
dans un voile de brume, Doudelet fixe la forme par un cerne noir. Il « aime les stricts
contours », comme l’écrit Sander Pierron16. Précis, définitif, le geste est nominatif. La
clarté du dessin prime sur l’indétermination formelle qui, de Khnopff à Spilliaert, méta-
morphose l’image en expression d’un doute. Marqué par le discours promotionnel que
les revues de tendance symboliste consacrent à la notion de peinture littéraire, Doudelet
reste fidèle à l’idéal classique de l’ut pictura poesis. Il cherche à concevoir son travail
comme une synthèse des formes héritées de l’enluminure flamande, de la Renaissance
hollandaise et des Primitifs italiens. Et l’artiste de se confier à un journaliste :
Pour rendre la simplicité naïve et évocatrice des poésies, j’ai allié l’étude des primitifs comme Hugues
Van der Goes, Quentin Metsys, et pendant mes voyages en Italie Fra Angelico et Mantegna, à celle du
Nord, de sa poésie avec sa note fataliste, poésie d’un monde entouré de brouillards, mi-éclairés, où l’on
devine des êtres singuliers17.
Un constat s’impose ici. Une vision générale des occurrences plastiques que l’on trouve
dans les archives et dans les textes montre que la triple source d’influence dont Doudelet
fait part, recoupe la perception maeterlinckienne de la peinture ancienne. Le travail
d’illustration de Doudelet répond en cela au champ pictural de Maeterlinck. Issue, sem-
ble-t-il des peintures flamandes, la représentation de femmes vêtues de longues robes
se conjugue avec des poses dont la préciosité paraît provenir d’un tableau italien du

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Charles Doudelet, illustrations pour Maurice Maeterlinck, Douze Chansons,


Paris, Stock, 1896
Les Trois Sœurs aveugles
Les Sept Filles d’Orlamonde
Ma mère n’entendez-vous rien?
Quand l’amant sortit
Vous avez allumé les lampes

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LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

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LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

XVe siècle. La peinture de l’Age d’or hollandais pourrait avoir constitué un modèle pour
plusieurs scènes d’intérieur. Les archives de Maeterlinck ne contiennent pas de référence
directe à l’œuvre de Metsys que cite Doudelet. Il est clair cependant que le poète s’est in-
téressé à la peinture hollandaise qu’il assimile d’ailleurs à la peinture flamande, sans doute
influencé en cela par la lecture de l’Histoire de la peinture flamande d’Alfred Michiels.
Pour Maeterlinck, la scène d’intérieur est une des singularités de l’école du Nord18.
Sous le signe de la peinture hollandaise, elle constitue l’origine picturale du « tragique
quotidien » qui, au cœur du Trésor des humbles, entend « faire voir ce qu’il y a d’éton-
nant dans le fait seul de vivre »19. Songeant à la peinture flamande du XVe siècle, par
contre, Maeterlinck voit dans la scène d’intérieur une métaphore visuelle de l’idée de ré-
clusion, une des obsessions thématiques de son œuvre. Doudelet l’a bien compris, qui
associe les scènes d’intérieur aux chansons abordant le thème de la réclusion, comme
dans Ma mère n’entendez-vous rien ?, Vous avez allumé les lampes et Et s’il revenait un
jour. Pour illustrer cette dernière chanson Doudelet conçoit une salle carrelée dans la-
quelle se trouve un lit à baldaquin. Une religieuse se tient au chevet d’une mourante.
Les deux femmes sont placées dans une position de dialogue, à l’instar de la chanson, qui
est faite d’interrogations et de réponses. Comme dans le texte, « la salle est déserte » et la
lampe, éteinte. Avec le lit et ce qui semble être un bougeoir, les tissus forment une masse
qui s’oppose à la vacuité de la pièce. Un lustre et un banc constituent les seuls éléments
de mobilier. Une baie ménagée dans le mur de droite, au fond de la pièce, ouvre la com-
position sur un ailleurs auquel le spectateur n’a pas accès. Il est tentant de voir cette il-
lustration comme une référence à la peinture flamande du gothique tardif. Les motifs
iconographiques sont en effet connotés en ce sens : lit à baldaquin, béguine, salle carre-
lée, plafond charpenté, banc… Comme l’a bien remarqué Paul Eeckout, le défaut de
perspective dans le dessin du carrelage ne doit pas être perçu comme une maladresse20.
Au contraire. Cette déformation est une licence poétique qui marquera Minne et
Khnopff. Elle crée un jeu d’optique qui dilate le volume de la pièce. Quel sens accorder
à une telle liberté prise dans la construction de l’espace ? Il paraît clair que cette com-
position accentue visuellement la solitude de la mourante. L’enfilade des carreaux abou-
tit d’ailleurs sur un banc vide. La chanson nous apprend que l’une des deux
interlocutrices a vécu dans l’attente d’un homme dont l’identité se dérobe sous le pro-
nom impersonnel qui scande les premiers vers de chaque strophe. Doudelet conçoit son
illustration comme s’il voulait suggérer, par le vide de l’espace, la vacuité créée dans l’exis-
tence d’un être par l’absence d’un proche dont le retour fut attendu en vain.
Aussi inspirées qu’elles soient des modèles anciens – flamand, hollandais et italien –
les illustrations de Doudelet ne sont pas pour autant exemptes de nombreuses figures em-
blématiques du symbolisme littéraire et visuel. Il n’y a certes ni chimères ni androgynes,
pas de figures mythologiques, nul personnage wagnérien… Mais nombreuses sont les
jeunes vierges en longue robe blanche, effarouchées et diaphanes ! nombreuses sont les
béguines engoncées dans leur coule ! nombreux sont les anges annonciateurs. Et

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T Doudelet de préciser que « les maisons basses et profondes, les fenêtres coupées, les
E dalles des corridors et les détails les plus accessoires (…) évoquent à l’esprit l’idée de l’au-
R delà »21.
L Sur le plan de leur conception iconographique, les illustrations de Doudelet dépassent
I le cadre strict du recueil de poésie. Elles intègrent aussi des matériaux empruntés à l’uni-
N vers dramatique. Il faut dire que les douze chansons présentent elles-mêmes d’étroites
C affinités avec les pièces de théâtre22. On y retrouve les décors chers au dramaturge. La
K
tour, la grotte, la salle basse, ou l’intérieur à connotation flamande constituent autant de
tableaux scéniques repris par Doudelet au corpus de drames. La théâtralité de l’image
passe ici par l’épuration des lieux. Il ne s’agit pas de représenter les détails d’un intérieur
ancien ou de se livrer à la description d’un morceau d’architecture, mais bien de trans-
former l’espace en champ symbolique où le décor, comme structure signifiante, se subs-
titue à la simple toile de fond. L’artiste opère par retranchement. Il dépossède les lieux
de leur contenu pour n’y placer que quelques rares objets. Ceux-ci tirent leur aura de mys-
tère du vide qui les entoure. Ils prennent une signification qui se nourrit de symbolisme
caché pour imposer au spectateur un processus de déchiffrement continu. Les longues
chevelures, les lampes, les portes entr’ouvertes, les carrelages irréguliers, les salles vides,
les fenêtres, etc., sont utilisés comme des intercesseurs qui érigent l’image en instrument
de communion avec l’inconnu. La conception de l’espace et le statut de l’objet dépassent
donc la simple affinité iconographique. Doudelet lui-même en témoigne :
Tout est simple dans ma manière de rendre la pensée du poète, confie-t-il : peu ou pas de meubles dans
mes intérieurs, rien d’inutile dans mes paysages. Un lit seul, une table isolée, une chaise sans com-
pagne, une plante, un arbre, un rocher s’y trouvent ; mais c’est qu’alors ils sont nécessaires ; alors ils do-
minent, attirent les regards, parlent, dévoilent complètement et dans toute son étendue la raison de leur
présence, provoquent la sensation voulue. N’est-ce pas la méthode de Maeterlinck qui, dans L’Intruse,
fait parler tous les objets et, par leur agencement, parvient à l’effet final de la pièce ?23.
Il convient, pour terminer, de lever une confusion concernant la technique. Les
illustrations de Doudelet ne sont pas des gravures sur bois. L’erreur est ancienne. Dès
1904, A. Van Bever parle de bois gravé24. D’autres ont suivi, comme Sander Pierron25.
En apostille d’une lettre qu’il adresse à Doudelet, Maeterlinck rappelle à ce dernier de
ne pas oublier de demander les clichés à l’imprimeur. Sur un plan technique, et les ori-
ginaux conservés en collection privée le confirment indubitablement, les illustrations et
culs-de-lampe des Douze Chansons ne sont pas des gravures sur bois mais des dessins
exécutés à l’encre de Chine, et reproduits par des procédés photomécaniques.

De nombreuses collaborations

Sur le plan de son rapport à l’édition illustrée, c’est à la librairie de luxe que, passé le tour-
nant du siècle, Maeterlinck consacre son attention. Il estime en connaître les rouages, au
point d’ailleurs de conseiller Doudelet sur plusieurs contrats non relatifs à ses propres
textes. Manifestement, et l’écrivain ne s’abstient pas de le signifier à ses éditeurs poten-

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LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

Charles Doudelet, A genoux ! — A genoux devant moi,


gravure au linoléum, illustration pour Maurice Maeterlinck, Pelleas e Melisanda,
traduction italienne de Carlo Bandini, Spoleto, Edition d’Ate Claudio Argentieri,1922.

tiels, un contrat relatif à une édition courante d’une œuvre ne peut faire obstacle à une
publication de luxe de la même œuvre26. Il faut dire que depuis le début du XXe siècle,
de nombreuses propositions lui sont adressées. La suite réservée à celles-ci est parfois dif-
ficile à éclaircir. Manifestement, toutes les propositions n’ont pu être concrétisées pour
des raisons de contrats avec des éditeurs, de coûts de production et de droits d’auteur –
15 % du prix de vente – exigés par Maeterlinck.
Tandis que la vente des albums des Douze Chansons s’achève dans les premières an-
nées du XXe siècle, Doudelet lance Maeterlinck sur de nombreux projets de livres il-
lustrés sans que ceux-ci n’aboutissent. On peut ainsi citer, dans un ordre relativement
chronologique : une traduction italienne illustrée des Trois Petits Drames pour marion-
nettes27, une édition par la Société des Bibliophiles belges de L’Oiseau bleu enrichie des
projets de décors relatifs à la création de la pièce à Moscou28, une traduction américaine
de L’Oiseau bleu avec illustrations, une édition italienne des Douze Chansons avec la
réutilisation des illustrations de 1896 dont l’artiste avait conservé les clichés29, un exem-
plaire colorié de Serres chaudes qui est peut-être à l’origine de l’édition du recueil par
Rikola-Verlag en 1921, une illustration de Pelléas et Mélisande traduit en italien qui
aboutira à l’éditition par Claudio Argentieri en 1922, une illustration de l’essai sur

131
M
A
E
T La Mort… Doudelet prévoit aussi de publier un essai sur l’histoire du livre qui aurait dû
E être préfacé par Maeterlinck30.
R Maeterlinck prend peu d’initiatives personnelles dans le but de voir ses œuvres ins-
L crites au catalogue de maisons spécialisées dans l’édition de luxe. Tout au plus se
contente-t-il de gérer les offres qui lui sont adressées. Il s’inquiètera, par exemple, de
I
l’état d’avancement du Pelléas et Mélisande édité par Argentieri suite à la visite « d’un im-
N
portant éditeur de luxe de Lyon, la maison Lardanchet, bien connue des bibliophiles »31
C
voulant réaliser une reproduction française de l’édition d’Argentieri. Il prend soin d’in-
K
diquer à Doudelet les œuvres non encore liées par contrat avec des éditeurs. L’une d’en-
tre elles, écrit-il à son ami, lui « conviendrait à merveille, c’est Les Fiançailles, suite de
L’Oiseau bleu » 32. Cette pièce, éditée par Fasquelle et tirée à mille exemplaires, n’a pas
été distribuée en librairie. Maeterlinck se dit déçu de l’édition de cette œuvre par Fas-
quelle. Aussi suggère-t-il à Doudelet de réaliser une série d’illustrations. Il propose même
d’adapter celles-ci en décors de théâtre si la pièce venait à être jouée. Ce double projet
restera sans suite. Dans le but d’apporter une aide financière à Doudelet, Maeterlinck ten-
tera de recycler les esquisses de décor conçues en vain par son ami sur L’Oiseau bleu
comme illustrations du texte dans l’édition anglaise et américaine33.
L’initiative de la création d’un livre illustré dans l’entre-deux-guerres revient aux édi-
teurs et aux illustrateurs. Par l’entremise de Doudelet, le recueil des Poésies choisies
dans Serres chaudes paraît en 1921 à l’enseigne de l’éditeur viennois Rikola Verlag. Peut-
être s’agit-il de la reprise d’un projet de 1907 auquel il a été fait allusion ci-dessus. Tou-
jours est-il qu’en février 1921, Doudelet soumet à Maeterlinck le contrat relatif à cette
édition34. L’année suivante, l’écrivain accorde à l’éditeur Claudio Argentieri le droit de
publier Pelléas et Mélisande dans une traduction italienne illustrée par Doudelet35. Ce
dernier nourrissait l’espoir d’illustrer le célèbre drame de son ami depuis 1914. Ce pro-
jet est doublement mis à mal, par le déclenchement de la guerre et par le fait que l’édi-
teur Henri Piazza fait savoir qu’il prépare une édition de luxe du même drame avec des
illustrations de Carlos Schwabe36. Cette dernière ne paraîtra toutefois qu’en 1924. Une
fois encore, les prémisses du projet sont antérieures à la guerre. C’est en effet au sortir
de son travail sur La Vie des abeilles que Schwabe reçoit en 1909 la proposition d’illus-
trer Pelléas et Mélisande par un éditeur genevois, Charles Eggimann. Dans le contexte
de son installation à Paris, ce dernier tente de se lancer dans le livre de luxe en misant
sur une édition très cossue du drame de Maeterlinck : eaux-fortes en couleur par
Schwabe, caractères fondus spécialement pour l’occasion, tirage limité à cent exemplaires,
prix élevé37. Le projet échoue. Il est repris par Piazza en 1914, suspendu par la guerre,
et concrétisé en 1924. D’autre part, un différend entre Doudelet et les Editions Aryennes
révèle que Maeterlinck est totalement resté en dehors de la conception des Douze Chan-
sons (1929) dans laquelle il verra plus tard le chef-d’œuvre de son ami. L’auteur ne s’im-
plique pas davantage dans la conception du Massacre des Innocents qui paraît également
en 1929, avec des illustrations d’Anto Carte dont il dira par ailleurs son entière satisfac-

132
LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

Charles Doudelet, Chasses lasses, illustration pour Maurice Maeterlinck,


Serres chaudes, Vienne, Rikola Verlag A. G., 1921.

133
M
A
E
T tion.
E Sur bien des points, ces somptueux imprimés sont comparables aux livres produits par
R les sociétés bibliophiliques. Pour créer un effet de plus-value, le tirage est très faible : à
L peine vingt-cinq exemplaires pour le modèle de luxe du Pelléas et Mélisande d’Argentieri,
une centaine pour les Douze Chansons aux Editions Aryennes, cent vingt-cinq exem-
I
plaires pour Serres chaudes… Ces livres sont numérotés. Bien souvent, ils sont signés
N
conjointement par l’illustrateur et l’auteur. En fait, un tirage est rarement homogène. Il se
C
décline en séries. Celles-ci sont rehaussées, nominées, non mises dans le commerce, en-
K
richies d’une suite d’illustrations, paraphées par Maeterlinck, signées par l’illustrateur… A
la diversité du tirage répondent les multiples essences de papiers choisis pour leur pré-
ciosité. Le soin apporté à l’impression est évidemment très poussé. Le caractère unique
du tirage et la distinction entre édition courante et édition luxueuse d’un même texte, se
marquent par le recours aux illustrations rehaussées à la main, ou à défaut, par la four-
niture d’une suite d’illustrations imprimées sur un papier différent de celui utilisé pour le
texte.
Un regard général sur le corpus d’illustrations révèle que celles-ci cherchent moins à
se faire l’analogie plastique du récit qu’à renouer avec les fonctions descriptives du genre.
Cette évolution est typique du livre illustré de l’entre-deux-guerres. L’illustration est pen-
sée comme la traduction d’une séquence textuelle. Dans l’élaboration des termes de
cette traduction résident précisément la spécificité d’un livre et la singularité d’un illus-
trateur. Cette conception est tour à tour pensée comme une transcription de type histo-
rique (Schwabe), comme une figuration de type allégorique (Doudelet), ou comme une
interprétation (Carte). Quelle que soit la voie prise, les aspects iconographiques sont di-
rectement dictés par le texte.
L’échange de lettres entre Maeterlinck et Maria Cadira De Baets-Doudelet – la fille du
peintre – aide à cerner le jugement porté par l’auteur sur le travail d’illustration de ses
œuvres réalisé par Doudelet. Dans ces documents, il n’est fait aucune allusion à l’illus-
tration des Poésies choisies dans Serres chaudes. Maeterlinck connaissait pourtant l’ou-
vrage puisqu’il est censé avoir signé le contrat que lui a envoyé Doudelet, et que les
exemplaires retrouvés sont signés de sa main. Dans cette édition, le peintre transpose en
figures les images exploitées par Maeterlinck dans ses vers. Serre, cloche de cristal, « cerfs
blancs », « hyènes louches », « lions de l’amour », « brebis des tentations », lune, nénuphars,
lys, agneaux broutant de la neige s’incarnent en autant de motifs plastiques. Doudelet
distribue ceux-ci au fur et à mesure de la progression du poème. Comme le texte, l’image
se lit de haut en bas. La marge n’est pas un espace dévolu au surgissement de l’imaginaire
issu de la lecture, mais bien un lieu d’interprétation plastique du poème.
Ce lien nominal qui se tisse entre l’œuvre littéraire et son illustration caractérise éga-
lement l’iconographie du Pelléas et Mélisande, une « édition de luxe à tirage limité »
comme dit Maeterlinck38, due à l’éditeur italien Argentieri. L’auteur ne s’exprimera pas
sur l’imagerie conçue par Doudelet pour sa pièce de théâtre. On sait pourtant que l’édi-

134
LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

teur lui soumet les planches rehaussées à la main avant de procéder à la mise en train.
A l’instar des livres de bibliophiles, l’indication d’une tirade située sous chacune des
illustrations en pleine page indique bien que l’image est conçue comme l’interprétation
d’un « passage ». Illustrer implique un choix. L’accent est mis sur les événements specta-
culaires du drame : rencontres amoureuses, scènes de violence, meurtre, agonie… Les
bandeaux qui ouvrent les scènes sont bâtis sur le même principe. Doudelet tire princi-
palement son iconographie des parties dialoguées, et non des didascalies. Les person-
nages sont généralement placés au centre d’un décor conçu comme une toile de fond qui
situe la scène. Seuls les culs-de-lampe ne renvoient pas à un épisode, mais aux détails d’ar-
chitecture et aux paysages. D’un point de vue formel, plusieurs bandeaux présentent une
épuration de l’image plutôt inhabituelle chez Doudelet. Ce dépouillement est-il inspiré
par le Pelléas et Mélisande de Khnopff sorti en 1921 ? Tantôt, l’artiste utilise un cerne
de contour pour définir ses figures et un réseau de lignes pour modeler ses formes, tan-
tôt il joue sur un rapport de surfaces et des contrastes chromatiques. Il apparaît, par com-
paraison des illustrations avec les dessins préparatoires, que le caractère schématique du
style est dû à la technique employée.
La réédition des Douze Chansons en 1929 représente, selon Maeterlinck, l’illustration
la plus aboutie réalisée par Doudelet. Il semble que l’auteur ne prendra connaissance de
cet album qu’en 1939, lorsque la fille de l’artiste lui enverra un exemplaire. Un diffé-
rend entre l’éditeur, Doudelet et Maeterlinck, survenu avant même la sortie de presse
pourrait expliquer le fait que Maeterlinck n’ait pas reçu son exemplaire d’auteur39. Ce
dernier s’adresse à la fille de Doudelet en ces termes :
C’est, à mon avis le chef-d’œuvre de Charles, et pour mieux dire, un chef-d’œuvre tout court. On a ra-
rement vu synchronisation, harmonie plus parfaite entre le poète et les images créées par son interprète.
Si j’avais eu le génie graphique de mon vieil et très cher ami, je n’aurais pu, au sens littéral et magique
du mot, “m’illustrer’’ plus complètement40.
Il est difficile de dire si cet élogieux commentaire est sincère ou s’il relève des précau-
tions oratoires dont Maeterlinck est maître. On peut au moins souscrire à un point de
son discours : Doudelet est effectivement un interprète. Ses douze nouvelles illustrations
éclaircissent le mystère qui affleure dans les poèmes. Ceux-ci interrogent, celles-là ré-
pondent. Ils doutent, elles tranchent ; ils suggèrent, elles décrivent. On peut dès lors dif-
ficilement parler d’harmonie étant considérée l’emprise qu’exercent les douze nouvelles
illustrations sur l’imaginaire du lecteur : le passant dont une femme recluse attend vai-
nement l’intervention salvatrice évoqué dans la première chanson passe, l’inconnu lon-
guement attendu de la seconde arrive, on voit l’assassin évoqué dans la troisième
commettre son crime, les trois sœurs aveugles gravissent les escaliers de la tour, la dé-
pouille que les sept filles d’Orlamonde entrevoient par les fentes de la porte explique
pourquoi ces dernières n’ouvrent pas…

135
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A
E
T Notes
Arpin, « Le Salon des XX », in La Revue rouge, n° 4,
E
1 Camille Mauclair, lettre à Charles Doudelet, Mar- 11

seille, s.d. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts avril 1893, p. 116.
R
de Belgique, Archives de l’Art contemporain, inv. Plus tard, c’est encore à Doudelet que Maeterlinck
L 12

n° 44.462/1-2. s’adressera pour concevoir les projets de décoration


I
Diederichs est l’éditeur des œuvres de Maeterlinck intérieure du château de Médan qu’il occupera entre
N 2

en Allemagne. Maurice Maeterlinck, lettre à Friedrich 1924 et 1930.


C
von Oppeln-Bronikowski, s.l., 24 septembre 1899. Dirigée par J. Meier-Graefe, Pan est une revue tri-
K 13

Bruxelles, Bibliothèque royale Albert I, Département mestrielle fondée en avril 1895. Les livraisons parais-
des Manuscrits, Mss II 7004/74. sent régulièrement jusqu’en 1899. Avec Hermann
3
En témoigne cet extrait d’une lettre à Jules Huret : Bahr, Meier-Graefe jouera un rôle significatif dans la
« Je ferai probablement paraître un album d’une dou- diffusion du symbolisme belge à travers l’illustration.
zaine de petites chansons dont chacune sera ornée Voyez par exemple son article « Die moderne Illus-
d’une image gravée sur bois par un grand artiste fort in- trationskunst in Belgien. II. Die Neueren », in Zeit-
connu et que j’aime bien : George Minne ». Maurice schrift für Bücherfreunde, n° 10, janvier 1898, pp.
Maeterlinck, lettre à Jules Huret, 8 janvier 1895, s.l. 505-519. Sur l’édition par Pan des textes de
Citation d’après Bibliothèque Török, catalogue de la Maeterlinck, on consultera G. Hermans, « La revue al-
vente au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, le 7 no- lemande Pan et les Lieds de Maurice Maeterlinck »,
vembre 1964, avant-propos de Marcel Johandeau, in Le Livre & l’estampe, n° 47-48, 1966, pp. 216-222.
Bruxelles, Van der Perre, 1964, p. 71. 14
Rouvez, « A propos de l’exposition de Charles
4
« M. Maeterlinck, tout en préparant cet hiver sa tra- Doudelet à Anvers », in La Fédération artistique, n° 19,
duction de Novalis, un album de chansons illustré par 23 février 1896, p. 148.
George Minne et un volume d’essais, arpente avec 15
Maurice Maeterlinck, lettre à Charles Doudelet,
ivresse, sur ses infatigables patins, les canaux gelés de s.l.n.d. Gand, Cabinet Maeterlinck, B XXX 4.
Flandre ». Voir « Petite chronique », in Le Magasin lit- 16
S. Pierron, « La Moderne Gravure sur bois en
téraire, 15 février 1895. Belgique », in La Chronique graphique, n° 11, juillet
5
Maurice Maeterlinck, lettre à Alfred Valette, s.l. [ca- 1930, p. 462.
chet de la poste : Gand], 31 mai [cachet de la poste : 17
Rouvez, op. cit., p. 148.
1895]. Collection privée. 18
« Chez les Flamands c’est l’attendrissement devant
6
Maurice Maeterlinck, lettre à Octave Maus, s.d. la réclusion – voyez par exemple les intérieurs de Pie-
[1895]. Citation d’après G. Hermans, Les Premières ter De Hoogh ». Citation d’après J. Wieland-Burston,
Armes de Maurice Maeterlinck, édition définitive, Le- « Le Cahier bleu, texte établi, annoté et présenté par J.
deberg-Gand, Editions Erasmus, 1967, p. 67. Wieland-Burston », in Annales de la Fondation Mau-
7
G. Ramaekers, Max Elskamp, Bruxelles, Société rice Maeterlinck, t. XXII, 1976, p. 161.
belge de Librairie, Série littéraire, n° 12, s. d., p. 24. 19
M. Maeterlinck, Le Trésor des humbles [1896],
8
C. Berg, « Dix-neuf lettres de Max Elskamp à propos Bruxelles, Labor (Espace Nord), 1986, p. 101.
des Six Chansons imprimées par Henry van de Velde », 20
Comme en témoignent, dans le même album, plu-
in Le Livre & l’Estampe, 1970, n° 63-64, p. 170. sieurs exemples de perspectives parfaitement maîtri-
9
F. De Smet, « Charles Doudelet », in Gand artistique, sées. Voir P. Eeckhout, « Charles Doudelet imagier de
n° 3, 1er mars 1923, pp. 62-63. Maeterlinck », in Annales de la Fondation Maurice
10
E. Demolder, « Chronique artistique. Notes sur le Maeterlinck, Actes du Colloque International organisé
Salon des XX, à Bruxelles », in La Société nouvelle, à Gand le 6 décembre 1997, t. XXXI, 1999, p. 36.
mars 1893, p. 444. 21
Rouvez, op. cit., p. 148.

136
LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

22
M. Postic, Maeterlinck et le symbolisme, Paris, a refusé les travaux de Doudelet. Pour des raisons de
Nizet, 1970, p. 214. frais de douane surélevés, les américains de Dodd &
23
Rouvez, op. cit., p. 148. Meat n’ont pas pu prendre connaissance des ma-
24
A. Van Bever, Maurice Maeterlinck, Paris, 1904, p. quettes de Doudelet.
11. 34
Charles Doudelet, lettre à Maurice Maeterlinck,
25
S. Pierron, op. cit., p. 462. Rome, 8 février 1921. Gand, Musée Arnold Vander
26
Maurice Maeterlinck, lettre à Claudio Argentieri, Haeghen, Fonds Doudelet.
Nice, 31 mars 1922. Bruxelles, Archives et Musée de 35
Maurice Maeterlinck, lettre à Claudio Argientieri,
la Littérature, ML 6965/2. Nice, 14 février 1922. Bruxelles, Archives et Musée
27
Cette édition italienne illustrée ne sera pas concréti- de la Littérature, ML 6965/1.
sée. 36
« Il n’y a plus rien à faire pour Pelléas et Mélisande,
28
L’artiste prit contact avec Buschmann qui lui remit pour la bonne raison que je viens d’apprendre que
d’ailleurs une offre de prix. Le projet ne sera pas réa- Piazza en prépare une nouvelle édition avec Carlos
lisé à cause de son coût jugé trop élevé par Schwabe ». Joseph Place, lettre à Charles Doudelet,
Maeterlinck. La première édition illustrée de L’Oiseau s.l.n.d. [1914]. Collection privée.
bleu sera celle que donnent Fasquelle et Charpentier 37
Maurice Maeterlinck, lettre à Paul Lacomblez, s.l.,
en 1911 avec les dessins réalisés par Egorov pour la 10 mai [1909]. Bruxelles, Archives et Musée de la Lit-
création de la pièce à Moscou. Voir Charles Doudelet, térature, ML 5174/50.
lettre à Maurice Maeterlinck, Varlungo, 25 avril 1907. 38
Maurice Maeterlinck, lettre à Charles Doudelet, s.l.
Gand, Musée Arnold Vander Haeghen, fonds [Nice], 23 janvier 1922. Gand, Cabinet Maeterlinck,
Doudelet; Charles Doudelet, lettre à P. Buschmann, B XXX 73.
Varlungo, 24 juin 1907. Gand, Musée Arnold Vander 39
« Avec ce filou d’éditeur, il n’y a rien à faire ; toute-
Haeghen, fonds Doudelet. fois, il n’a pas encore lancé les 12 chansons, quoique
29
Celle-ci paraîtra en 1910 : Dodici Canzoni, traduc- tout soit prêt. Il faut croire qu’il n’a pas assez de sous-
tion italienne par Emma C. Cagli, Bergame, Istituto cripteurs ou qu’ils sont brouillés ». Charles Doudelet,
d’arti grafiche, 1910. Charles Doudelet, lettre à Mau- lettre à Maurice Maeterlinck, s.l.n.d. [1929]. Gand,
rice Maeterlinck, Varlungo, 11 mai 1907. Gand, Musée Arnold Vander Haeghen, fonds Doudelet. La
Musée Arnold Vander Haeghen, fonds Doudelet. réponse de Maeterlinck en dit long sur son sens des af-
30
Une maquette a d’ailleurs été imprimée à Bruxelles faires : « Il y aurait peut-être moyen de faire rendre
en 1912. La préface de Maeterlinck est annoncée, gorge aux aigrefins des 12 chansons. Si tu ne leur as
mais malheureusement non incluse. pas laissé la lettre où je te laisse l’abandon de mes
31
Maurice Maeterlinck, lettre à Charles Doudelet, s.l. droits, je pourrais réclamer ma part, faire saisir l’édi-
[Paris], 7 décembre 1923. Gand, Cabinet Maeterlinck, tion si elle est déjà parue, ou les menacer de saisie si
B XXX 75. elle n’est pas encore en vente, car ils n’ont pas traité
32
Maurice Maeterlinck, lettre à Charles Doudelet, avec moi et je suis libre de leur réclamer ce que je
Nice, 7 mai 1926. Gand, Cabinet Maeterlinck, B XXX veux ». Maurice Maeterlinck, lettre à Charles
78. Doudelet, s.l. [Médan], 22 juillet 1929. Gand, Cabinet
33
Maurice Maeterlinck, lettre à Charles Doudelet, Maeterlinck, B XXX 90.
Grasse, 20 janvier 1909. Gand, Cabinet Maeterlinck, 40
Maurice Maeterlinck, lettre à Maria Cadira De
B XXX 49. La version américaine sera illustrée par F. Baets-Doudelet, Orlamonde, 26 août 1939. Collection
Cayley Robinson en 1911, et l’édition anglaise par Ro- privée.
thenstein en 1913. La maison anglaise Methuen & Co

137
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E
T
E
R
L
I
N
C
K

Fernand Khnopff, Mélisande, 1907,


fusain et crayons de couleur sur papier. Collection particulière.

138
LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

C HA P I T RE I V :
LES DID ASCALIES PI C T UR A LE S D E F E R N AN D K HN OP FF

Khnopff, peintre de l’univers maeterlinckien ?

Les analogies entre la peinture et le théâtre symbolistes attirent l’attention de la critique


qui, depuis la fin de siècle, ne cesse de voir dans l’œuvre de Khnopff l’équivalent pictu-
ral de la dramaturgie maeterlinckienne. Théâtralité des poses, atmosphère empreinte de
silence, climat de légende, univers aquatique, sentiment d’une suspension du temps, ab-
sence d’action, omniprésence du bleu, planéité des tableaux, onirisme, exil intérieur,
mise en scène d’une humanité intemporelle, visage ramené au masque constituent autant
d’éléments que l’on peut placer à l’intersection des deux œuvres. Au niveau biographique
cependant, rien ne prouve que les deux hommes se soient rencontrés. Aucun document
d’archives ne vient témoigner d’une recherche esthétique concertée entre le peintre et
l’homme de lettres. L’absence de Khnopff dans le musée imaginaire de Maeterlinck
pose question. On est, en effet, en droit de se demander dans quelle mesure l’œuvre du
dessinateur de Memories représente vraiment une source potentielle de création littéraire
pour Maeterlinck. L’inverse n’est pas moins vrai. Des textes comme Serres chaudes, les
pièces en un acte du premier théâtre, ou encore Le Trésor des humbles ont-ils consti-
tué un enjeu pictural pour le peintre ? Mallarmé reste l’auteur de prédilection de
Khnopff. Et pourtant, les textes du dramaturge jalonnent la démarche du peintre sous la
forme de travaux d’illustration réalisés entre 1898 et 1921. Khnopff connaît bien l’œu-
vre de Maeterlinck. La relation entre image et écriture relève ici beaucoup moins d’une
influence directe de l’une sur l’autre, qu’elle ne se joue sur le mode de la correspon-
dance.
Décelant des affinités électives entre la peinture de Khnopff et le théâtre de
Maeterlinck, Hermann Bahr confie au peintre le soin d’illustrer La Mort de Tintagiles
pour la traduction allemande de la pièce qui paraît en 1898 dans l’organe de presse de
la Sécession viennoise, la revue Ver Sacrum. En 1907, Khnopff est chargé de dessiner
les costumes d’une représentation de Pelléas et Mélisande au Théâtre royal de la
Monnaie. Le drame, joué ici dans la version de Debussy, lui inspire également deux pas-
tels dans lesquels la figure de Mélisande est mise en scène à travers un dispositif dont la
circularité maintient l’image à distance de la réalité. Deux années plus tard, Khnopff des-
sine la couverture du programme de la création de Monna Vanna, à la Monnaie égale-
ment. En 1920, le peintre illustre la couverture du programme de L’Oiseau bleu par la
reprise d’Une Tête aillée, dessin exécuté à la plume en 1911. En 1921, il réalise un ban-
deau en-tête sur La Princesse Maleine qui figure dans le second tome d’une publication
intitulée Notre Pays. L’Art en Belgique 1830-1905. La même année, enfin, Khnopff réa-
lise les illustrations d’une édition de Pelléas et Mélisande par une société de bibliophiles1.

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Fernand Khnopff, illustrations pour Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande,


Bruxelles, Société des Bibliophiles « Les Cinquante », 1920.
Elle est perdue
Je ne vois plus le ciel à travers tes cheveux
Je ne suis pas heureuse
Il ne faut pas l’inquiéter

140
LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

La récurrence et la nature de ces travaux expliquent l’ambivalence méthodologique du


discours critique. Les historiens de l’art s’interrogeront sur les liens implicites qui se tis-
sent entre le théâtre pictural de Maeterlinck et la peinture théâtralisée de Khnopff2. Ils pos-
tuleront, avec raison, que le corpus des illustrations ne peut épuiser à lui seul les éléments
esthétiques communs aux deux démarches. Le peintre et le dramaturge se retrouvent en
effet aussi, et surtout, à un niveau implicite, celui d’une redéfinition de la notion de re-
présentation. La réflexion théorique conduite par Maeterlinck sur les éléments visuels en
jeu dans la création scénique présente des affinités électives avec les aspects formels d’une
peinture pensée et conçue en termes de théâtralité. Il s’agira également – c’est le second
axe méthodologique qui charpente le discours critique3 – d’examiner le corpus d’illustra-
tions comme forme d’extériorisation d’un lien souterrain. Précisons d’emblée que les tra-
vaux d’illustration qui lient Khnopff à Maeterlinck sont des commandes. Ils ne relèvent
en aucun cas de la logique du duo qui avait fait de Minne un allié substantiel des pre-
mières heures et de Doudelet, un collaborateur attitré légitimé par une longue amitié.
En 1898, Khnopff est invité à Vienne où la Sécession le reçoit comme un maître
ayant percé les mystères d’un théâtre qui, pour le lectorat viennois, semble difficile à dé-
crypter. Les Viennois attendent de ses illustrations qu’elles les aident à mieux saisir
l’œuvre de Maeterlinck. D’un autre côté, l’hermétisme de l’attirail iconographique dé-
ployé par Khnopff trouble également les spectateurs. Si bien que les traductions alle-
mandes des textes de Maeterlinck se présentent à la critique viennoise comme les
meilleures clés de lecture pour la compréhension d’une peinture conçue comme une
énigme. La première rencontre explicite entre les dessins de Khnopff et les textes de
Maeterlinck s’inscrit donc dans le contexte de la réception de leur œuvre respective en
Allemagne et en Autriche. Les revues artistiques et littéraires germanophones forment
un milieu particulièrement réceptif à la Belgique fin de siècle4. À Berlin, la revue Die
Insel, on l’a vu, publie Sœur Béatrice avec des illustrations de Minne, tandis que Pan
fait paraître, en 1897, trois chansons assorties de dessins conçus par Doudelet. Si l’on
ignore le détail des relations entre ces revues berlinoises et Maeterlinck, on en sait en
revanche davantage sur la collaboration de ce dernier avec Ver Sacrum. Le dépouille-
ment des archives révèle en effet que Maeterlinck prend contact avec Hermann Bahr
au printemps 1894 en lui envoyant le volume des Trois Petits Drames pour marion-
nettes. Il faut dire que Bahr passe alors pour le critique autrichien le plus éclairé. Cet
envoi est un fait de stratégie littéraire. Maeterlinck cherche une visibilité au sein du lec-
torat autrichien. Et de fait, Bahr lui propose de publier une traduction d’un de ses textes
dans une revue qu’il compte fonder à Vienne et dont il souhaite faire « un rendez-vous
de tous les esprits avancés en Europe »5. On ne peut donc exclure que la réception de
Maeterlinck en Autriche soit liée à celle de Khnopff, ou plus exactement, que ce der-
nier apparaisse aux critiques viennois comme le peintre de l’univers maeterlinckien.
Dès 1895, Bahr affirme dans Die Zeit que « Khnopff peint ce que Maeterlinck décrit
dans ses livres : les effervescences secrètes de l’âme »6.

141
M
A
E
T Le mot et la forme
E
R Dans le contexte du salon sécessionniste de 1898, qui coïncide avec la traduction alle-
L mande du Trésor des humbles, Ludwig Hevesi et Hermann Bahr publient plusieurs ar-
I ticles dans lesquels ils décèlent des concordances entre la peinture de Khnopff et les
N textes de Maeterlinck. Pour Hevesi, l’hermétisme pictural de l’artiste bruxellois n’aurait
C d’égal que l’obscurité des poèmes de Maeterlinck : « ses rébus plastiques », affirme-t-il,
K « font penser aux logogriphes lyriques du Maeterlinck des Serres chaudes »7. Il faut nuan-
cer. Contrairement au poète, le peintre ne cherche pas à concevoir d’un langage de type
pré-surréaliste comparable aux vers libres de Serres chaudes. De la même façon,
Maeterlinck ne trouve pas, dans l’arsenal iconographique des grandes « machineries »
symbolistes conçues par Khnopff comme autant d’énigmes à déchiffrer, une source plas-
tique propice à la transposition littéraire. Quoi qu’il en soit, pour Bahr, vouloir com-
prendre l’œuvre du peintre, c’est aboutir à la lecture de Maeterlinck : « ses peintures
impressionnent fortement les visiteurs mais les plongent dans un grand étonnement et les
laissent sans voix. Les plus avertis, à la recherche d’une référence, finissent par dire que
les peintures de Khnopff ressemblent aux poèmes de Maeterlinck ». Et Bahr de conclure
sur un constat qui est à l’origine de l’approche comparée entre le peintre et l’écrivain :
« Khnopff est à la peinture ce que Maeterlinck est à l’écriture. C’est un peintre de la vie
intérieure »8.
Cette formule érige Khnopff en peintre du théâtre maeterlinckien. On peut toutefois
se demander si cette « vie intérieure » a vraiment préoccupé Khnopff. Il revient à Michel
Draguet le mérite d’avoir montré que l’œuvre de Khnopff a aussi constitué une mise en
question de la façon de penser la représentation du visible9. L’image qui, dans un cadre
académique, se conçoit comme le reflet du monde, devient chez Khnopff l’agent d’une
médiation vers un au-delà. On pourrait dire, de façon un peu schématique, que l’image
n’est plus une représentation de ce que l’on voit, mais une apparition de ce que l’on ne
voit pas. Sans doute y a-t-il un double héritage dans cette conception du langage : la no-
tion d’icône liée à la réhabilitation fin de siècle de la peinture flamande du XVe siècle d’un
côté10, et de l’autre, la pensée mystique que Maeterlinck a trouvée notamment dans les
textes de Ruysbroeck l’Admirable comme alternative au discours positiviste hérité d’Au-
guste Comte. Un pareil renversement génère de nouveaux principes visuels. Ceux-ci s’at-
tachent à mettre en doute le devoir de référence à la réalité traditionnellement assigné à
l’œuvre d’art. La dissipation du contour des formes, l’atmosphère monochrome, l’as-
sourdissement des teintes, la géométrisation de la composition ou encore la désincarna-
tion du moi11 font de l’image une apparition onirique, et non plus un substitut de la
nature. Ceci conduit à nuancer les analyses centrées sur le thème de la « vie intérieure »
au profit d’une approche structurelle fondée sur les relations entre le système formel de
Khnopff et la théorie dramaturgique de Maeterlinck
Le regard que porte Bahr sur la peinture de Khnopff est manifestement imprégné de
la lecture du Trésor des humbles qui, de fait, abonde en réflexions sur le psychisme.

142
LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

Dès sa Confession de poète de 1890 Maeterlinck avoue, en anticipant sur la recherche


qu’entamera bientôt Sigmund Freud à Vienne précisément12, son intérêt pour les « gestes
inconscients de l’être », les « mobiles irraisonnés », les « mystères du sommeil », « les puis-
sances inconnues de notre âme » qui forment cette vie intérieure explorée dans Le Tré-
sor des humbles13.
Selon Bahr, la défiance exprimée par le poète à l’égard de la parole délimite le
champ d’expression dans lequel il lui semble pertinent de situer la peinture de
Khnopff. Le critique viennois voit juste. La forme est à Khnopff ce que le mot est à
Maeterlinck : un fragment arraché à une réalité transcendante. L’invisible que le pein-
tre inscrit dans le champ de l’image doit être mis en relation avec le silence dont
Maeterlinck fait l’élément moteur du discours théâtral. Qu’elle soit scénique ou pic-
turale, l’image renvoie en effet à un référent qui la dépasse. Elle ne se tourne vers le
réel que pour en extraire les éléments, les objets, les figures qui seront agencés, non
pas pour entrer en dialogue avec le monde, mais pour communier avec l’inconnu.
Alors que le réalisme en peinture s’était inscrit dans une relation de fusion au visible,
Maeterlinck soutient, pour sa part, que le monde est moins mené par ce que l’on voit
qu’il n’est soumis à un ordre invisible dépassant l’être humain. Ceci explique l’intérêt
du dramaturge pour la photographie comme captation de ce qui demeure « caché à
l’ombre des choses naturelles », selon la formule de Cennino Cennini. Nous revien-
drons sur ces liens entre littérature et photographie. Au demeurant, on peut déduire
de ces éléments que le statut de l’image relève davantage de l’apparition que de la re-
présentation. L’image comme épiphanie de l’invisible se substitue à la représentation
comme reflet du monde visible. D’où le recours par Khnopff à un vocabulaire sug-
gestif comme les teintes désaturées, la vaporisation des contours, l’atmosphère mono-
chrome. D’où l’élaboration par Maeterlinck d’une poétique du silence par laquelle les
mots, en arrivant dans le champ de la parole, perdent la logique de leur fonctionne-
ment, se disloquent, se répètent de façon compulsive, pour devenir – Kandinsky l’a
bien compris14 – des structures sonores coupées de leur sens d’origine. Ces éléments
de langage constituent ce qui, au-delà des convergences thématiques liées au moment
symboliste, unit Khnopff à Maeterlinck. A la conception d’un espace atmosphérique
dans lequel les choses se dissipent répond une couche de silence qui délite la fonction
de communication de la parole. A l’évaporation des formes de l’objet répond la dés-
agrégation des mots dans le discours théâtral. Pour Khnopff, l’objet se place moins
dans une relation au visible qu’il ne découle d’une réalité qui le transcende, au même
titre que pour Maeterlinck, le dialogue verbalise autre chose que ce qu’il fait entendre.
Suivant ce schéma, l’essentiel se joue ailleurs que dans le monde visible : l’image, pic-
turale ou théâtrale, communie avec le mystère des forces inconnues dont elle consti-
tue une apparition. Comme le poète, le peintre entend « faire descendre dans la vie
réelle, dans la vie de tous les jours, l’idée qu’il se fait de l’inconnu »15.

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T La Mort de Tintagiles selon Khnopff
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Fernand Khnopff, Ygraine tenant la main de sa soeur, frontispice pour


Maurice Maeterlinck, « La Mort de Tintagiles », in : Ver Sacrum, décembre 1898.

On l’a dit, la réception viennoise de Khnopff est liée à la revue Ver Sacrum dirigée par
Hermann Bahr. La revue paraît de 1898 à 1903. Elle fait suite à quelques grands pé-
riodiques allemands comme Pan et Jugend dont elle partage les mêmes buts : promou-
voir un art et une littérature d’avant-garde auprès d’un public fait d’amateurs et de
bibliophiles16. L’illustration y occupe une place importante. Texte et image ne sont dés-
ormais plus pensés comme des termes distincts, mais comme des éléments constitutifs
d’une globalité. Fabriquée dans des matériaux luxueux, abondement illustrée, parfaite-
ment imprimée, la revue est destinée à la bourgeoisie cultivée de la société viennoise qui,
Schorske l’a bien montré, a pratiqué le mécénat artistique par mimétisme à l’égard de
l’aristocratie17. L’équipe de Ver Sacrum est tiraillée entre deux perspectives : celle qui

144
LES ARTS ET LES LETTRES DANS LE SYMBOLISME EN BELGIQUE

Pieter II Brueghel dit Brueghel le Jeune, Le Massacre des Innocents, ca 1604,


huile sur bois. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.

145
MAURICE MAETERLINCK ET LA DRAMATURGIE DE L’IMAGE

Frères Van Eyck,


L’Adoration de l’Agneau mystique, panneau central du retable, 1342.
huile sur bois, Gand, Cathédrale Saint Bavon.

146
LES ARTS ET LES LETTRES DANS LE SYMBOLISME EN BELGIQUE

Maître des Privilèges de Gand et de Flandre,


Enluminure du manuscrit De Regimine principum, ca 1452.
Bruxelles, Blibliothèque royale Albert I, Département des Manuscrits.

147
MAURICE MAETERLINCK ET LA DRAMATURGIE DE L’IMAGE

Edward Burne-Jones, Le Roi Cophétua et la mendiante, 1884.


huile sur bois, Londres, Tate Gallery.

148
LES ARTS ET LES LETTRES DANS LE SYMBOLISME EN BELGIQUE

Gustave Moreau, L’Apparition, 1876,


aquarelle sur papier. Paris, Musée du Louvre.

149
MAURICE MAETERLINCK ET LA DRAMATURGIE DE L’IMAGE

James Ensor, Les Masques singuliers, 1892,


huile sur toile. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.

150
LES ARTS ET LES LETTRES DANS LE SYMBOLISME EN BELGIQUE

Fernand Khnopff, Avec Grégoire Le Roy. Mon cœur pleure d’autrefois, 1889,
crayon, crayon de couleur et craie blanche sur papier. New York, The Hearn Family Trust.

151
MAURICE MAETERLINCK ET LA DRAMATURGIE DE L’IMAGE

George Minne, illustration pour Grégoire Le Roy. Mon cœur pleure d’autrefois,
Paris, Léon Vanier, 1889.
Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature.

152
LES ARTS ET LES LETTRES DANS LE SYMBOLISME EN BELGIQUE

George Minne, Vignettes pour Serres chaudes et La Princesse Maleine,


héliogravure, Paris, Léon Vanier, 1889.
héliogavure, Gand, Louis Van Melle, 1889.
Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature.

153
MAURICE MAETERLINCK ET LA DRAMATURGIE DE L’IMAGE

Emile Gallé, Les Feuilles des douleurs passées, 1900


vase en cristal à trois couches, inclusions d’or et de platine,
marqueterie de verre gravée, patine, texte de Maurice Maeterlinck
Düsseldorf, Kunstmuseum Düsseldorf im Ehrenhof.

154
LES ARTS ET LES LETTRES DANS LE SYMBOLISME EN BELGIQUE

Fernand Khnopff, L’Offrande ou Vers l’Idéal, après 1897,


photographie d’Alexandre rehaussée au moyen de crayon et pastel gras.
Bruxelles, Blibliothèque royale Albert I, Cabinet des Estampes.

155
MAURICE MAETERLINCK ET LA DRAMATURGIE DE L’IMAGE

Fernand Khnopff, illustration pour Pelléas et Mélisande, 1920,


Je commence à avoir froid.
Bruxelles, Société des Bibliophiles “Les Cinquante”.

156
LES ARTS ET LES LETTRES DANS LE SYMBOLISME EN BELGIQUE

Auguste Donnay, illustration pour Théâtre, 1902,


crayon de couleur, crayon et pastel, Collection particulière.
Bruxelles, Edition Deman, exemplaire personnel d’Edmond Deman, volume 3.

157
MAURICE MAETERLINCK ET LA DRAMATURGIE DE L’IMAGE

Emile-Antoine Coulon, illustration pour Alladine et Palomides, 1894.


Le sommeil règne..., aquarelle, Collection particulière.
Bruxelles, Edmond Deman.

158
LES ARTS ET LES LETTRES DANS LE SYMBOLISME EN BELGIQUE

Auguste Donnay, frontispice pour Théâtre, 1902,


crayon de couleur, Collection particulière.
Bruxelles, Edmond Deman, exemplaire n° 60, volume 1.

159
MAURICE MAETERLINCK ET LA DRAMATURGIE DE L’IMAGE

Fernand Khnopff, Memories, 1888-1889, pastel sur papier marouflé sur toile.
Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.

160
LES ARTS ET LES LETTRES DANS LE SYMBOLISME EN BELGIQUE

Fernand Khnopff, Une Crise ou La Crise, 1881, huile sur toile.


Bruxelles, Collection particulière.

161
MAURICE MAETERLINCK ET LA DRAMATURGIE DE L’IMAGE

Léon Spilliaert, dessin pour Théâtre, 1901-1902.


Bruxelles, Edmond Deman, Collection particulière.

162
LES ARTS ET LES LETTRES DANS LE SYMBOLISME EN BELGIQUE

James MacNeil Whistler, Noctune in Black and Gold :The Falling Rocket, ca 1874,
huile sur toile. Detroit, Detroit Institute of Arts.

163
MAURICE MAETERLINCK ET LA DRAMATURGIE DE L’IMAGE

Fernand Khnopff, Du Silence ou Le Silence, 1890,


pastel, crayons de couleur sur toile.
Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.

164
LES ARTS ET LES LETTRES DANS LE SYMBOLISME EN BELGIQUE

Fernand Khnopff, Près de la mer, 1890,


crayons de couleur sur papier. Collection particulière.

165
MAURICE MAETERLINCK ET LA DRAMATURGIE DE L’IMAGE

William Degouve de Nuncques, La Maison rose ou La Maison aveugle, 1892,


huile sur toile. Otterlo, Rijkmuseum Kröller-Müller.

166
LES ARTS ET LES LETTRES DANS LE SYMBOLISME EN BELGIQUE

William Degouve de Nuncques, Un Canal, 1894, huile sur toile.


Otterlo, Rijkmuseum Kröller-Müller.

167
MAURICE MAETERLINCK ET LA DRAMATURGIE DE L’IMAGE

Auguste Donnay, La porte bleue, ca. 1895, huile sur carton.


Liège, Musée de l’Art wallon.

168
LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

défend le luxe coûteux de son apparence et celle qui impose l’exigence de rentabilité
de la production ; la première souhaitant s’adresser à un lectorat raffiné mais restreint,
la seconde préférant viser un public commun, mais plus large. Minée par ces conflits in-
ternes, la revue s’interrompt en 1903 faute de moyens financiers. Elle participe direc-
tement à la réception viennoise du symbolisme belge. La livraison de décembre 1898
est entièrement consacrée à Khnopff qui, en outre, se voit confier le soin de mettre en
page la traduction allemande de La Mort de Tintagiles pour laquelle il réalise un en-
semble de trois illustrations18. Cette publication fait évidemment écho à la salle qui fut
réservée au peintre belge lors du premier salon de la Sécession organisé au printemps
189819. Le corpus des illustrations comprend un frontispice, une illustration hors texte
et un cul-de-lampe. Khnopff conçoit son intervention en puisant le prétexte de ses
images non pas dans les parties dialoguées, mais dans les didascalies. Ce choix s’ex-
plique. Les didascalies se caractérisent par une absence de parole qui les rapproche,
par définition, du silence de l’œuvre d’art. Extraire le principe d’illustration des didas-
calies, offre au peintre la possibilité de mettre un texte en image tout en s’émancipant
du primat du dialogue. C’est dans les interstices du texte que Khnopff trouve le motif
d’une illustration dont l’absence d’action renvoie au statisme du drame.
Khnopff consacre le frontispice du drame à Tintagiles. La figure apparaît dans un
cadrage circulaire. Ce dispositif porte un sens. Il théâtralise la composition. Comment ?
En établissant un lien signifiant entre la figure et le lieu. La zone de réserve prend une
dimension sémiotique. Elle forme, à l’instar d’un cadre de scène, une limite qui sépare
l’espace du spectateur et celui de l’image. Comme la scène, celle-ci constitue un arti-
fice dont Maeterlinck se révèle conscient lorsqu’il appelle de ses vœux que le théâtre
soit un « temple du rêve ». Le dispositif mis en place par Khnopff fait donc ici office de
plateau de jeu sur lequel se joue la destinée de Tintagiles qui, accompagné par un per-
sonnage impossible à identifier, marche vers sa propre fin. En resserrant la composi-
tion comme un zoom sur Tintagiles, le cadrage accentue le caractère « marionnette »
d’un être promis à une issue aussi funeste qu’inéluctable. Tenant une main dont on
ignore si elle le protège où si elle le contraint, l’enfant présente un visage dont l’ex-
pression résignée est celle d’un être promis à la mort, sans qu’il puisse ni ne veuille s’y
opposer.

La grande porte

L’issue tragique du récit fournit à Khnopff le sujet de l’illustration Ygraine à la porte.


L’image se réfère à la dernière scène du drame où Ygraine butte en vain contre une
porte qui la sépare définitivement de Tintagiles. Comme la fenêtre, la porte fait par-
tie des motifs métaphoriques dont le dramaturge se sert pour placer l’être humain en
relation avec les forces inconnues qui s’agitent dans l’univers. Elle ménage une ou-
verture dans la destinée humaine que Maeterlinck ne peut se résoudre à enfermer
dans les limites de l’histoire.

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Fernand Khnopff, Ygraine à la porte, illustration pour Maurice Maeterlinck,


« La Mort de Tintagiles », in : Ver Sacrum, décembre 1896

D’une part, à l’image de la digue chez Spilliaert, la porte articule des univers contraires.
Comme point d’intersection entre l’ici et l’ailleurs, elle est à la fois l’espoir d’une pro-
tection et l’obstacle qui rend impossible une quelconque délivrance. La lampe à huile que
Khnopff dessine en cul-de-lampe s’inscrit dans ce registre de signification. Tintagiles
aperçoit en effet les lueurs de la lampe d’Ygraine à travers la fente de la porte. L’extinc-
tion progressive des flammes de la lampe évoque, par le biais d’un effet visuel jouant sur
des variations de lumière, la plongée de Tintagiles dans l’au-delà de la vie.
D’autre part, la porte est aussi un élément scénographique qui joue un rôle visuel dans
un univers dramatique écrit et pensé en termes de tableau scénique. Elle offre à Khnopff
la possibilité de théâtraliser la représentation picturale en installant une relation entre la
figure et le lieu. Celui-ci occupe une fonction aussi significative que le personnage. Le lieu

170
LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

n’est pas un fond insignifiant, mais une structure participant à la construction du sens. Le
fond de l’image est indistinct. La porte se confond avec l’obscurité qui a plongé Tinta-
giles dans des sphères inconnues. Il n’y a pas de mobilier ni de détail architectural, et
contrairement à un schéma récurrent chez Khnopff, il n’y a aucune ouverture sur un ail-
leurs. La porte elle-même n’est pas représentée ; on la devine sous les mains d’Ygraine,
lourde, monumentale, implacable, inamovible. Le poids des forces invisibles qui enlèvent
Tintagiles à la surveillance de ses sœurs vient s’incarner dans le motif de la porte dont
Khnopff suggère la présence en la confondant avec la noirceur de l’image. L’épuration
de la scène est significative elle aussi. Elle rend simultanément imperceptible et présent,
insaisissable et réel, l’ennemi contre lequel Ygraine tend inutilement ses bras démesurés.
Khnopff incarne le « troisième personnage » dans une nappe d’obscurité qui a déjà ab-
sorbé Tintagiles et qui enveloppe la figure d’Ygraine. Celle-ci fixe son regard sur un point
situé au-delà des limites de l’image, comme pour échapper à une loi dont la scène finale
donne la mesure, à savoir l’incapacité de l’être à déjouer la fatalité pour infléchir le cours
de la destinée.
Cette Ygraine à la porte peut être mise en relation avec deux pastels qui témoignent
de la ramification du théâtre maeterlinckien dans l’œuvre de Khnopff. En effet, la com-
position mise en place pour Ygraine à la porte se retrouve dans un pastel exécuté, lui
aussi, vers 1898. Les épaules et les mains y sont coupées. Le cadrage accentue la ligne
horizontale des bras et met en évidence la fuite du regard par des pupilles bleues placées
dans l’angle des yeux. Comme dans l’illustration, l’arrière-plan est aussi sombre qu’in-
distinct. Le statut de ce pastel est difficile à définir. S’agit-il d’une Ygraine à la porte af-
franchie des codes de lecture liés au fonctionnement de l’illustration ? Ou au contraire,
Khnopff s’inspire-t-il, pour concevoir son illustration, d’un pastel déjà existant et ne né-
cessitant qu’un léger réajustement pour s’intégrer à La Mort de Tintagiles ?
L’impuissance du corps d’Ygraine en butte à une porte invisible est un élément que
l’on retrouve également dans la superficialité du geste esquissé par la figure de Mélisande
que Khnopff dessine au pastel en 1907, dans le contexte de la représentation de l’opéra
à la Monnaie. Le peintre reprend ici un schéma géométrique – un cercle dans un rec-
tangle – qui transpose dans l’image le dispositif sémiotique du théâtre où le plateau de
jeu est retranché de la réalité de la salle par un cadre de scène. Le spectateur est main-
tenu à distance du cadre, au même titre qu’il est tenu, au théâtre, à l’extérieur de la scène.
La composition présente une ouverture circulaire vers un au-delà auquel le spectateur n’a
pas accès, celui de l’image. Celle-ci tient de la bulle dont elle reprend la circularité. Elle
est protégée du réel par un dispositif qui est, paradoxalement, à la fois la mise en scène
d’une apparition et un moyen d’éloignement, à la fois une révélation et une dissimula-
tion. L’espace n’est plus le lieu d’une réalité, mais un champ symbolique. Le visage de
Mélisande y apparaît anesthésié, irréel et désincarné, dépouillé d’épaisseur. Il prend
corps dans une gaze bleutée accentuant la qualité d’apparition onirique conférée au por-
trait. Le bleu, on le sait, est la dominante chromatique de l’univers maeterlinckien. Il

171
M
A
E
T renvoie au rêve, à l’introspection, au souvenir, à l’inconnu qui, à suivre Maeterlinck,
E tracent les voies de l’idéalisme. Celui-ci se définit moins par une recherche de perfection
R qu’il ne repose sur le rejet du présent et la mise à distance de la réalité afin de distiller
L « quelque chose d’infini » dans la condition humaine20. Le visage est en suspension dans
I un espace virtuel soustrait à l’écoulement du temps. Cette approche du portrait comme
N réminiscence d’un visage conditionne le traitement de la forme. L’isolement par le dé-
C
coupage circulaire, la dissipation des contours, la distanciation par la zone de réserve,
l’onirisme d’une brume bleue, la sensation mnémonique par l’usage de demi-teintes si-
K
tuent l’œuvre à rebours de toute référence directe à la réalité, comme si Khnopff avait
intégré la pensée du Trésor des humbles selon laquelle « il ne faudrait faire que le por-
trait des morts »21. Fidèle au modèle d’un théâtre statique, l’artiste campe Mélisande dans
un espace restreint qui la prive de toute possibilité de mouvement. L’action est déplacée
hors cadre et le geste se fige dans le principe d’apparition qui donne à l’image sa di-
mension iconique. Khnopff suspend le cours du drame pour n’en conserver qu’un arrêt
sur l’instant. Le regard n’offre rien de compensatoire à la superficialité du corps puisque
les paupières sont closes. Il ne s’agit dès lors pas tant de déployer un mouvement que d’ef-
fectuer un repli sur soi-même : immobile, la figure est absorbée dans sa propre rêverie.
Sur un plan thématique, la circularité du dispositif de Khnopff renvoie au motif de
l’anneau nuptial que Mélisande a laissé choir au fond de la fontaine des aveugles, dans
la première scène de l’acte II. Khnopff reviendra d’ailleurs sur cette scène dans son il-
lustration du drame pour l’édition bibliophilique réalisée en 1921. Il est remarquable
que, dans son pastel de 1907, Khnopff ait visuellement exprimé cette perte en plaçant
au pied de l’image un cercle à l’intérieur duquel il est écrit : « Elle est perdue, perdue ».
A l’instar du cul-de-lampe de Minne pour La Mort de Tintagiles, la verticalité du dis-
positif souligne le sens de la chute. L’engloutissement de l’anneau est visuellement in-
tégré dans la structure verticale de la composition. Un lien sémantique s’établit en outre
par le jeu des formes. Le cercle qui englobe Mélisande est associé à celui de l’anneau
pour suggérer un sens placé sous le signe de la perte. « Elle est perdue », en effet, « per-
due », celle qui a laissé filer entre ses doigts sa bague des noces. Le fait que Khnopff ait
voulu évoquer la disparition de Mélisande par la chute de l’anneau est d’autant plus pro-
bant que Maeterlinck avait rédigé la tirade au masculin : « Il [l’anneau] est perdu » dans
le texte devient « Elle [Mélisande] est perdue » dans le pastel.

172
LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

Fernand Khnopff, [Sans titre], ca 1898


pastel et crayons de couleur sur papier. Collection particulière.

173
M
A
E
T Notes
E 1
Sur cette édition, et de façon plus générale sur la re- 1987, p. 75.
lation de Maeterlinck à la bibliophilie, nous nous per- H. Bahr, Secession, 2e éd., Vienne Wiener Verlag,
R 8

mettons de renvoyer à notre article « Maurice 1900, extraits repris et traduits in Fernand Khnopff et
L
Maeterlinck et la bibliophilie », in Le Livre & l’es- ses rapports avec la Sécession viennoise., op. cit.,
I
tampe, 2005, n° 163, pp. 7-61. Voir également p. 33.
N
W. Ray, « Khnopff responds to Maeterlinck : his Il- M. Draguet, Khnopff ou l’ambigu poétique,
C 9

lustrations for Pelléas et Mélisande », in Athanor, Bruxelles-Paris, Snoeck-Flammarion, 1995.


K
1987, n° 6, pp. 49-57. 10
Sur la tradition gothique, on lira avec profit
2
S. M. Canning, « Fernand Khnopff and the Icono- P. Philippot, La peinture dans les anciens Pays-Bas
graphy of Silence », in Arts Magazine, n° 4, décembre XVe-XVIe siècles, Paris, Flammarion (Champs), 1998.
1979, pp. 170-176; Ch. Kempler, « Fernand Khnopff 11
Celle-ci est un élément essentiel. Elle donne lieu à
and Maurice Maeterlinck : the Unspoken Seen », in la mise au point d’un type facial qui aboutira au
Fernand Khnopff and the Belgian Avant-Garde. Chi- masque comme processus de dépersonnalisation pa-
cago, David and Alfred Smart Gallery, du 5 janvier au rallèle à la notion de marionnette théorisée et mise en
26 février 1984, pp. 16-19 ; M. Draguet, Khnopff ou œuvre par Maeterlinck. On trouvera une brillante ré-
l’ambigu poétique, Bruxelles-Paris, Snoeck-Flamma- flexion sur le visage dans M. Draguet, « Khnopff et la
rion, 1995 ; Id., « Du silence en peinture. Khnopff et philosophie du visage : les mascarades du regard in-
le théâtre de l’image », in Annales de la Fondation terdit », in Bulletin de la Classe des Beaux-Arts de
Maurice Maeterlinck, Actes du Colloque Internatio- l’Académie royale de Belgique, 6e série, III, n° 10-12,
nal organisé à Gand le 6 décembre 1997, t. XXXI, 1992, pp. 161-178.
1999, pp. 57-68. 12
Freud publie L’Interprétation des rêves à Vienne en
3
H. Juin, Fernand Khnopff et la littérature de son 1900.
temps, Bruxelles, Lebeer Hossmann, 1980. 13
M. Maeterlinck, « Confession de poète », in L’Art
4
S. O. Palleske, Maurice Maeterlinck en Allemagne, moderne, février 1890, pp. 60-62, repris in Introduc-
Paris, Les Belles Lettres, s.d. [1938]. tion à une psychologie des songes (1886-1896), textes
5
Ce projet aboutira à la création de Ver Sacrum. Her- réunis et commentés par Stefan Gross, Bruxelles,
mann Bahr, lettre à Maurice Maeterlinck, Vienne, 16 Labor (Archives de futur), 1985, p. 81.
juin 1894. Gand, Cabinet Maeterlinck, C 18941. 14
V. Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la
6
H. Bahr, « Malerei », in Die Zeit, n° 28, 1895, p. 27. peinture en particulier [1911], édition établie et pré-
Citation d’après M. Bisanz-Prakken, « La Libre sentée par Philippe Sers, Paris, Editions Denoël
Esthétique et la modernité viennoise de Klimt à (folio / essais), 1989, pp. 80-84.
Kokoschka », in F. van de Kerckhove (dir.), Bruxelles- 15
M. Maeterlinck, « Préface » [1901], in Théâtre, Paris-
Vienne 1890-1938, Bruxelles, CFC-Editions, 1987, Genève, Slatkine Reprints, 1979, p. XII.
p. 21. Bahr reprend ici un aspect qu’il avait déjà dé- 16
R. Waissenberger (dir.), Vienne 1890-1920,
veloppé en 1891 dans un premier texte sur Fribourg, Office du Livre, 1984, pp. 128-129.
Maeterlinck dans Zur Kritik der Moderne, Dresden 17
C. E. Schorske, Vienne fin de siècle. Politique et
und Leipzig, Pierson, vol. II, 1891, pp. 189-198. culture, traduit de l’américain par Yves Thoraval,
7
L. Hevesi, Acht Jahre Secession, Vienne, Verlags- Paris, Seuil, 1983, p. 25.
buchhandlung Carl Konegen, 1906, extraits repris et 18
Ver Sacrum publiera également Intérieur dans une
traduits in Fernand Khnopff et ses rapports avec la traduction de F. von Oppeln-Bronikowski en 1899.
Sécession viennoise. Bruxelles, Musées royaux des 19
D’autres artistes belges furent également invités par
Beaux-Arts de Belgique, du 2 octobre au 6 décembre la Sécession. Parmi eux, Constantin Meunier, George

174
LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

Minne, Charles van der Stappen, Eugène Laermans, 21


M. Maeterlinck, Le Trésor des humbles [1896],
Félicien Rops et Henry van de Velde. Bruxelles, Labor (Espace Nord), 1986, p. 40.
20
M. Maeterlinck, « Préface » [1901], in Théâtre, op.
cit., p. XIII.

Fernand Khnopff, Lampe à huile, cul-de-lampe pour Maurice Maeterlinck,


« La Mort de Tintagiles », in : Ver Sacrum, décembre 1898.

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Auguste Donnay, dessin pour Maurice Maerterlinck, Théâtre,


Bruxelles, Edition Deman, 1902, exemplaire n°° 60, volume 1,
crayon de couleur. Collection particulière.

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LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

C H AP I T R E V :
V A R I AT I ON S S U R UN LI VR E :
A UG US TE D ON N A Y E T LE T HÉ Â T RE

« Etre habillé magnifiquement par Deman »

ERS la fin de l’année 1896, alors que la vente des Trois Petits Drames pour

V marionnettes s’avère difficile, Deman propose à Maeterlinck de lancer une nou-


velle édition illustrée. L’homme de lettres trouve « très tentant d’être habillé ma-
gnifiquement par Deman »1, mais ajourne le projet. Il s’est installé à Paris en compagnie
de Georgette Leblanc, et ses textes sont publiés par le Mercure de France, par Pierre-
Victor Stock, et bientôt par Eugène Fasquelle. En 1901, les éditeurs Per Lamm et Paul
Lacomblez éditent l’ensemble du théâtre, à une pièce près. Or Maeterlinck est lié
contractuellement à Deman, qui possède les droits des Trois Petits Drames pour
marionnettes. Dans ce contexte, il semble qu’un accord soit conclu entre ces éditeurs, de
sorte à ce que Deman puisse mettre en œuvre une éditition luxueuse du Théâtre. Celle-
ci paraît en 1902 avec des frontispices conçus par le peintre liégeois Auguste Donnay. Le
corpus de texte repris par Deman est strictement identique à celui de l’édition courante.
Conformément au vœu de Maeterlinck, la pièce intitulée Les Sept Princesses (1891)
n’est incluse dans aucune des deux éditions. Deman avait pourtant prévu d’intégrer ce
drame à l’un des volumes puisqu’il avait chargé Auguste Donnay d’en réaliser le frontis-
pice. Enfin, la Préface que Maeterlinck rédige pour l’occasion constitue un texte essen-
tiel dans la définition d’une dramaturgie entretenant avec la peinture des affinités
structurelles sur lesquelles nous reviendrons.
L’échange de lettres entre Deman et Donnay permet de retracer l’histoire matérielle
du Théâtre. Après d’infructueux essais de gravure à l’eau-forte, l’artiste propose à
Deman d’utiliser la lithographie afin de rester « maître de [son] procédé et libre d’effa-
cer et de revenir jusqu’à l’effet voulu »2. Le papier est une donnée essentielle du corps
d’ouvrage. Deman en exploite les variétés. On ne compte pas moins de sept essences
différentes : peau de vélin, satin, soie, parchemin, Japon Impérial, Hollande Van Gelder
et Vieux Hollande3. Tirages de tête, exemplaires uniques, exemplaires personnalisés et
album de planches reçoivent l’honneur des matières les plus raffinées. Imprimés sur
Hollande, les exemplaires ordinaires ne sont pas laissés pour compte. Pour en aug-
menter la valeur bibliophilique, Deman les enrichit significativement. Tantôt, il interfolie
une suite de planches imprimées sur un papier luxueux, tantôt il confie les trois volumes
à Donnay qui y réalise des dessins originaux. Dans certains cas, Deman va jusqu’à in-
terfolier les croquis originaux de Donnay.

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T En somme, Deman reste le maître d’ouvrage. Il aborde le livre comme un objet dont
E la dimension visuelle importe autant que les textes qui y sont imprimés. Destiné à être
R vu, à être lu et manipulé, façonné comme une pièce unique, le livre n’est pas un empi-
L lement de feuilles blanches recouvertes par du texte, mais un objet de délectation vi-
suelle renvoyant autant à la culture fin de siècle du bibelot qu’au phénomène de
I
sacralisation des productions artistiques. Au sens que lui confère Deman, le livre consti-
N
tue un objet parmi les créations plastiques. Car, pour l’éditeur bruxellois, il s’agit de ren-
C
dre au livre la place qui lui revient, non seulement parmi les choses, mais aussi et surtout,
K
parmi les œuvres d’art. Il faut dire qu’en quatre siècles d’imprimerie et deux mille ans
de codex, la dimension visuelle potentiellement incluse dans le livre s’est amenuisée. La
forme inlassablement reprise de la brique a banalisé la vision de cet objet culturel majeur.
La matérialité du livre, la puissance des images qui s’y déploient, la plasticité de l’écriture
se sont effacées devant une réalité virtuelle omnipotente, celle du contenu. A ces égards,
Mallarmé élabore la réflexion poétique la plus aboutie de la fin de siècle sur le livre élevé
en présence sensible dont les composants sont appelés à redistribuer infiniment le sens
des phrases. En valorisant le feuillet mobile au détriment de la page scellée dans la re-
liure, en substituant une illustration de peintre à une iconographie descriptive, en affir-
mant la spatialité du langage comme principe d’écriture, le poète du Faune lie le devenir
de la poésie à celui de l’image4.
Pour essentiels qu’ils soient, ces aspects esthétiques ne peuvent dissimuler la dimen-
sion commerciale qui caractérise également le phénomène de l’édition de luxe. La réus-
site économique d’une frange de la société a rendu possible l’épanouissement esthétique
de la fin de siècle. Aisée et cultivée, la bourgeoise entend « bibeloter » joyeusement. Elle
ne se contente pas de collectionner des pièces anciennes. L’aile progressiste de la bour-
geoisie entend également pratiquer une forme de mécénat culturel en s’entourant d’ob-
jets contemporains. Maeterlinck est conscient de ce phénomène social. En témoigne cet
extrait d’une lettre qu’il écrit à Deman : « Vous avez su résoudre le problème difficile et
ingrat que les circonstances imposaient en donnant une belle, noble et grande allure à une
édition dont le fond était avant tout commercial et je vous remercie cordialement du
plaisir que j’ai goûté de me voir habillé avec la somptueuse discrétion où l’on reconnaît
votre marque »5.
L’édition du Théâtre se présente donc comme un produit conçu pour une clientèle
aisée, progressiste puisque sensible aux formes d’expression contemporaine, et fort pro-
bablement soucieuse de déceler dans le livre les signes de préciosité par lesquels l’objet
manifeste la qualité sociale de son détenteur : raffinement des papiers, somptuosité des
matières, qualité de l’impression, rareté du tirage. En dépit d’évidentes affinités maté-
rielles, le Théâtre ne doit pas être confondu avec le livre de bibliophiles. Ce dernier est
régi par des principes différents. Alors qu’une société de bibliophiles produit un livre il-
lustré à grand renfort de matériaux luxueux prisés par ses membres, Deman s’adresse à
une clientèle, certes fortunée, mais néanmoins non définie par le cadre d’une association.

178
LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

Le Théâtre n’est pas non plus un livre de peintres produit par une galerie d’avant-garde.
Deman est d’abord un libraire. Autrement dit, on aurait tort de voir en lui l’équivalent
belge de galeristes comme Ambroise Vollard ou Daniel-Henry Kahnweiller.

« La traduction matérielle d’un rêve »

« J’ai bien reçu votre lettre et l’appréciation flatteuse de Maeterlinck » écrit Donnay à
Deman. Ce dernier joue un rôle de médiation entre l’écrivain et l’illustrateur. Nous
n’avons retrouvé aucun échange de lettres entre Donnay et Maeterlinck. Pour ce dernier,
la conception du Théâtre illustré relève des compétences de Deman. C’est à lui, et non
au peintre liégeois, qu’il adresse ses impressions sur les illustrations : « Voulez-vous trans-
mettre mes remerciements à Donnay, sa tâche n’était pas aisée. Plusieurs de ses dessins
me satisfont pleinement, entre autres Les Aveugles, Intérieur et Sœur Béatrice. Tous
sont extrêmement intelligents. Aucun ne me choque. C’est déjà beaucoup quand il s’agit
de la traduction matérielle d’un rêve »6. Contrairement à Doudelet, Donnay ne soumet
pas ses planches au jugement de Maeterlinck. Deman reste seul juge.
Les archives rendent compte de la conception iconographique des frontispices7. Dans
ses lettres à Deman, Donnay passe en revue l’ensemble de son travail, pièce par pièce,
en décrivant la nature du lien unissant l’image au texte. Et de préciser : « J’ai d’abord lu
tout Maeterlinck de façon à avoir une idée d’ensemble, ensuite j’ai tâché de résumer
chaque drame à sa plus simple expression »8. Il est difficile d’accréditer cette affirmation.
Les frontispices de Donnay ne sont pas exactement des « résumés plastiques » compara-
bles, par exemple, à ceux de Rops. La démarche de Donnay consiste à sélectionner une
séquence textuelle jugée propice à l’évocation, par l’image, d’un moment fort d’un drame.
L’illustration du Théâtre réside donc moins dans cet effort de synthèse revendiqué par
l’artiste dans sa lettre à Deman, qu’elle ne consiste en un choix de « passages » dont la
charge émotionnelle est susceptible, aux yeux de l’illustrateur, d’émouvoir le lecteur. La
violence d’un épisode – assassinat, suicide –, ou le contenu affectif d’une scène – étreinte
amoureuse, enlacement fraternel – constituent les principaux paramètres pris en consi-
dération par Donnay dans la conception de ses frontispices.
Prenons un exemple. Le frontispice relatif à La Princesse Maleine représente un pas-
sage précis de la quatrième scène de l’acte V : l’assassinat de Maleine par strangulation,
crime perpétré par la reine Anne, face auquel le roi Hjalmar, première des figures séniles
chères à Maeterlinck, ne peut, ni ne veut intervenir. Donnay traduit ici un des moments-
clés du drame. A l’exception de la fenêtre, l’artiste n’intègre aucun élément de mobilier
cité dans le texte : pas de lit ni de meuble, pas de verre d’eau ni de carafe, etc. La porte,
pourtant essentielle dans cette scène, et de façon générale dans la dramaturgie de
Maeterlinck, n’apparaît pas dans l’image, pas plus d’ailleurs que la lampe, le collier de
rubis de Maleine, le couteau du roi, ou le siège sur lequel ce dernier s’assied pendant
l’acte fatal. Les éléments qui constituent le décor de la scène, malgré la charge sémantique
dont Maeterlinck les investit, ne sont pas repris par Donnay dont le regard se centre,

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Auguste Donnay, frontispices pour Maurice Maeterlinck, Théâtre,


lithographies sur papier, Bruxelles, Edmond Deman, 1901-1902.
Intérieur
La Princesse Maleine - L’Intruse
Pelléas et Mélisande - Alladine et Palomides
La Mort de Tintagiles - Aglavaine et Sélysette
Ariane et Barbe-bleue - Sœur Béatrice

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LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

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LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

non sur la suggestion de la mort, mais sur l’action. Le fond est bouché, et la vue rappro-
chée, comme pour mieux porter l’attention sur la violence de l’épisode. Les mains as-
sassines de la reine Anne sont ainsi à peu près au centre de l’image. Le lacet noir se
détache sur un flot de lumière blanche émanant de la figure de Maleine. A l’avant-plan,
le roi tourne le dos au drame et s’effondre sur le sol, comme si Donnay voulait suggérer
le déficit psychologique du personnage. Très différent, le frontispice pour Intérieur
constitue une exception dans le corpus iconographique. L’action dépeinte se situe en
amont du récit, qui relate l’annonce de la noyade d’une jeune fille. Le texte met en scène
un vieillard chargé de porter cette mauvaise nouvelle à la famille. Le drame se déroule
à travers le regard posé par ce vieillard sur l’intérieur de la maison, qu’il aperçoit du fond
du jardin où il se trouve en compagnie d’un étranger et de ses propres petites-filles. Dans
ce frontispice, l’artiste représente la noyée venant d’être sortie de l’eau. L’épisode a donc
chronologiquement eu lieu avant le démarrage de la pièce de théâtre. « Un malheur, une
noyade se passe en dehors de l’action ; je me suis placé à l’extérieur et ai dessiné la noyée
– retirée de l’eau »9.

Dessins littéraires

Le corpus iconographique créé pour le Théâtre ne se limite pas au jeu des frontispices
lithographiés. A plusieurs reprises, à la demande de Deman, Donnay réalise des dessins
originaux directement sur le papier des trois volumes. Il est difficile de préciser les mo-
dalités de ces interventions. Les demandes émanent très probablement de souscripteurs.
Deman applique le principe pour son exemplaire personnel, enrichi de six dessins ser-
tis dans les contreplats de somptueuses reliures Art nouveau. Fait remarquable, Donnay
réalise également un frontispice représentant une jeune femme pensive tenant une tête
de mort. Cette œuvre, lithographiée sur satin, est intégrée principalement aux exem-
plaires uniques.
Donnay n’est pas le seul, loin s’en faut, à enrichir le livre par l’ajout de dessins origi-
naux exécutés à même le support. Le catalogue de Deman compte en effet bien d’autres
volumes investis de la sorte par des peintres. L’apport de Spilliaert au Théâtre de
Maeterlinck et à plusieurs recueils de Verhaeren – Pour les amis du poète (1896) et
Petites légendes (1900) –, constituent des témoignages éclatants de la métamorphose pic-
turale du livre. Ensor, lui aussi, s’empare des pages mallarméennes du volume des
Poésies édité par Deman en 1899. Un peintre proche de Rops, Emile-Antoine Coulon,
n’hésite pas, quant à lui, à transformer en objet pictural un exemplaire des Trois Petits
Drames pour marionnettes en y ajoutant une centaine de dessins à l’aquarelle. On pour-
rait multiplier les exemples de ce qui constitue à l’évidence un champ de recherche nou-
veau pour l’histoire de l’art moderne.
Le dessin ajouté permet à Donnay d’investir le livre selon une logique de peintre.
Privilégiant l’autonomie iconographique de l’image, l’artiste n’exclut cependant pas l’il-
lustration d’un épisode tiré du texte, comme pour Pelléas et Mélisande ou Alladine et

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T Palomides dans l’exemplaire numéro trente-huit de l’édition Deman. A la différence de
E Spilliaert et d’Ensor qui voient dans les marges de la page le lieu d’inscription d’un ima-
R ginaire graphique débridé surgi au fil de la lecture, Donnay perçoit le dessin ajouté
L comme l’occasion de livrer une interprétation par l’image. Dans La Mort de Tintagiles
I de l’exemplaire trente-huit, le lecteur se trouve ainsi derrière la porte sur laquelle, comme
N l’ont montré Khnopff et Doudelet, Ygraine lutte vainement pour arracher Tintagiles à un
C sort funeste auquel l’image confronte le spectateur. L’Intruse, du même exemplaire, met
K en scène un squelette et un nouveau-né dont les formes fœtales sont peut-être inspirées
des sculptures de Minne. Le principe est poétique. Tel un oxymore, il met en scène des
figures opposées. En reliant la mort à la naissance, Donnay donne à voir une des ob-
sessions intellectuelles de Maeterlinck : le lien entre avant-naître et post-mortem. La ques-
tion de la fin, de l’au-delà, est pour Maeterlinck inséparable et aussi prégnante que celle
de l’origine.
Le dessin ajouté constitue aussi, pour le peintre liégeois, l’opportunité de se consa-
crer à la représentation de figures qu’il serait hasardeux d’identifier à des personnages pré-
cis : vieillards aveugles, jeunes filles en longues robes, princesses diaphanes,
personnifications de la mort … A quelle frêle héroïne songe Donnay lorsque qu’il des-
sine – sur la page de faux-titre de l’exemplaire numéro soixante – cette femme diaphane
en longue robe blanche, qui semble fuir une invisible menace ? Quels personnages l’ar-
tiste évoque-t-il à travers les six dessins de figures féminines serties dans les reliures de
l’exemplaire personnel de Deman ? « A Maleine, à Mélisande, à Sélysette, à Isabelle, à
toutes, c’est-à-dire à toi » pourrait-on répondre en reprenant l’épigraphe de La Princesse
Isabelle (1935), une pièce tardive qui renoue avec l’atmosphère symboliste des premiers
drames. Fidèle à un théâtre que Maeterlinck a voulu statique, le peintre place ici ses fi-
gures dans une action dont le cours s’est suspendu. Au caractère non référentiel de l’ico-
nographie répond l’indétermination des formes : les chairs, les drapés, les écorces des
arbres sont travaillés par de subtiles variations de tons. Il ne s’agit plus d’opposer des va-
leurs chromatiques comme dans les lithographies, mais de moduler infiniment les teintes.
Celles-ci sont délavées, comme si, en arrivant dans le visible, les formes et les figures per-
daient leur éclat d’origine. L’atmosphère monochrome détache l’image de son lien au
réel pour mieux inscrire la scène dans le champ du rêve. Donnay ne cherche pas à re-
présenter la figure comme un objet fixé par l’évidence de son tracé, par la netteté d’un
cerne de contour. L’être s’incarne dans un voile de brume qui évoque l’absence d’épais-
seur psychologique des personnages maeterlinckiens. L’assourdissement chromatique
et le monochrome d’atmosphère se conjugent ainsi à la dilution du contour des formes
pour rendre l’évanescence d’une scène pensée comme un lieu onirique.

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LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

Auguste Donnay, dessins pour Maurice Maeterlinck, Théâtre,


Bruxelles, Edmond Deman, 1901-1902, exemplaire n° 38
crayon sur papier, Collection particulière.

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T Notes
Citation d’après A. et L. Fontainas, Edmond Deman
E 1
Maurice Maeterlinck, lettre à Edmond Deman, s.l., 28 6

janvier 1897. Gand, Cabinet Maeterlinck, B XXIV 1. éditeur (1857-1918). Art et édition au tournant du siè-
R
Auguste Donnay, lettre à Edmond Deman, s.l., cle, Bruxelles, Labor (Archives du Futur), 1997,
L 2

3 avril 1902. Bruxelles, Archives et Musée de la p. 281.


I
Littérature, ML 7186/1. La correspondance échangée entre Donnay et
N 7

Cent dix exemplaires sont imprimés sur Hollande Deman est conservée à Bruxelles, aux Archives et
C 3

K Van Gelder. Musée de la Littérature, ML 7186/13, 34.


4
Poésure et Peintrie. D’un art l’autre. Marseille, Cen- 8
Auguste Donnay, lettre à Edmond Deman, Liège,
tre de la Vieille Charité, du 12 février au 23 mai 1993. 20 février 1902. Bruxelles, Archives et Musée de la
5
Maurice Maeterlinck, lettre à Edmond Deman, Littérature, ML 7186/13.
s.l.n.d. Collection particulière. Citation d’après A. et 9
Ibid.
L. Fontainas, E. Van Balberghe, Publications de la
Librairie Deman. Bibliographie, Bruxelles, Archives
et Musée de la Littérature, 1999, p. 221.

Auguste Donnay, dessin pour Maurice Maerterlinck, Théâtre,


Bruxelles, Edition Deman, 1902, exemplaire n°° 60, volume 3,
crayon de couleur. Collection particulière.

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LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

Auguste Donnay, Femme à la tête de mort,


lithographie sur soie, 1901-1902. Collection particulière.

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Léon Spilliaert, dessin pour Maurice Maeterlinck, Théâtre,


Bruxelles, Edition Deman,1901-1902,
encre de Chine avec rehauts de gouache et pastel. Collection particulière.

188
LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

C HA P I T RE V I :
L ÉON S PILL IAER T , E N LUM IN E UR MOD E RNE

Le théâtre de Léon Spilliaert

Les commentateurs de l’œuvre de Spilliaert étudient à juste titre, depuis une quinzaine
d’années environ, les liens récurrents qui unissent le peintre à la littérature1. Spilliaert
s’intéresse d’abord à des auteurs français, comme Chateaubriand et Lautréamont. Il lit
également Schopenhauer et Nietzsche. En 1901, il s’inspire de ce dernier pour affirmer,
en apostille d’un portrait du philosophe allemand – intitulé Le Penseur –, que « toute pa-
role est un préjugé ». Cette pensée situe l’œuvre de Spilliaert sous le signe d’une problé-
matique dont l’art du XXe siècle ne cessera d’explorer les limites : tout discours est
subjectif ou, si l’on préfère, et c’est l’argument de La Trahison des images dénoncée par
René Magritte en 1929, la désignation des choses est toujours un acte arbitraire2.
Maeterlinck, dont Spilliaert a lu attentivement les textes, se consacre lui aussi à une mise
en crise du langage. Le théâtre qu’il écrit dans les années 1890 repose sur la critique de
l’autorité accordée au verbe dans la culture classique occidentale. Le dramaturge dé-
construit le dialogue théâtral au point de rendre caduque la fonction de communication
de la parole. C’est bien parce que « toute parole est un préjugé » que, dans son premier
théâtre, Maeterlinck met en scène des personnages privés de la maîtrise de leur faculté
oratoire. C’est bien parce que les personnages de ce théâtre vivent à rebours de tout pré-
jugé verbal, que Spilliaert trouve dans l’œuvre de Maeterlinck un fonds littéraire qu’il
explore entre 1902 et 1918.
A l’instar de Donnay, Spilliaert met en œuvre le principe de métamorphose picturale
d’une édition déjà illustrée. Dans le cadre de son engagement chez Deman où il est en
fonction de septembre 1902 à juillet 1903, l’artiste travaille notamment sur des recueils
de Verhaeren3. En 1903, Deman lui confie trois volumes du Théâtre. Le jeune peintre
y ajoute trois cents quarante-huit lavis originaux exécutés directement sur le support, à
l’encre de Chine, avec des rehauts de gouache et de pastel. Désordonnée dans le premier
volume, la mise en scène se précise lentement pour atteindre, dans le dernier des trois
volumes, une structure claire que l’artiste décline au fil des drames. Spilliaert utilise les
zones vierges comme siège d’un imaginaire visuel étranger au caractère littéral dont Don-
nay avait chargé ses frontispices. L’insertion d’annotations visuelles dans les marges d’un
texte est une pratique ancienne qui connaît un regain d’intérêt dans le contexte du sym-
bolisme4. La marge n’est pas une zone neutre. Elle définit les limites du champ typogra-
phique. Sa fonction est sémiotique. La marge désigne l’espace textuel en tant qu’unité5.
A l’évidence, ce que la marge isole ne peut s’appréhender que dans la relation à ce qu’elle
déporte. L’en-deçà que forme le texte appelle un au-delà ici dévolu à l’image. A l’unité
de la surface typographique répond l’autonomie des dessins. Ceux-ci se détachent du

189
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E
T texte pour en élargir l’horizon à l’aune d’un vocabulaire esthétique dont Spilliaert fera la
E base de son œuvre : déformation des corps, grimace des visages, dépouillement de la
R composition, perspective infinie, simplification des formes, univers nocturne, éloquence
L des blancs, déploiement d’aplats noirs. Le Théâtre rehaussé par Spilliaert se présente
comme une création foncièrement hybride. Pièce de musée conservée dans les rayon-
I
nages d’une bibliothèque, l’œuvre se trouve à la croisée du lisible et du visible. A livre
N
ouvert, l’intervention graphique modifie le fonctionnement de la lecture. Saisir le texte
C
passe inévitablement par la perception de l’image. Celle-ci suspend le geste de tourner
K
la page, et la lecture se fait contemplative. Le va-et-vient entre un mouvement centripète
qui conduit au texte, et un mouvement centrifuge qui file vers les marges, définit un nou-
veau protocole de lecture inscrivant la perception des mots dans le champ de l’image. On
l’a compris, il ne s’agit pas d’un travail d’illustration au sens classique et littéral du terme.
Pour deux raisons.
D’abord, il faut remarquer que la littéralité qui unit traditionnellement le texte à l’il-
lustration constitue un principe auquel Spilliaert ne souscrit pas. Pour lui, l’image doit dé-
gager dans la trame des mots un espace où l’artiste peut transposer sa sensibilité picturale.
Il ne s’agit donc pas d’une influence de la peinture sur l’illustration, mais plutôt d’une in-
trusion de la peinture dans le domaine du livre. Pour Spilliaert, l’illustration ne se conçoit
que sur le mode d’une interprétation libre, entièrement soumise à la subjectivité. En ce
sens, le corpus de pièces de théâtre n’offre pas tant un répertoire de thèmes iconogra-
phiques qu’il n’apparaît comme un générateur de sensations. Transposer un texte en
images résulte d’un processus par lequel des fragments littéraires sont associés à des mo-
tifs issus d’une mythographie personnelle agencée en un poème plastique déployé en
parallèle de l’écriture. Celle-ci reste centrale, donc, mais le principe traditionnel d’illus-
tration d’un passage cède désormais la place à une conception de l’image qui va au-delà
de la source littéraire pour gagner la vision du peintre. Peindre une scène ne se résume
pas à dépeindre une tirade puisque, pour Maeterlinck, écrire n’est pas décrire, mais sug-
gérer ce qui échappe à l’emprise du discours. Représenter les parties dialoguées du
théâtre de Maeterlinck intéresse peu Spilliaert. L’image procède d’un élargissement vi-
suel du texte qui situe l’artiste comme l’héritier de la culture symboliste et comme le de-
vancier des avant-gardes.
La seconde raison pour laquelle le rapport de Spilliaert au livre se distingue de la
pratique conventionnelle de l’illustration tient au mode de production. La conception
d’un livre illustré résulte de l’interaction entre plusieurs acteurs : l’éditeur, l’auteur, l’im-
primeur, l’illustrateur et le lectorat. Ce capital social en jeu dans le processus éditorial
signifie qu’un livre illustré est un objet qui se définit aussi par sa reproductibilité. Il est
évident que celle-ci met un terme à l’écriture du texte et à la retouche des images. La
page imprimée fixe l’œuvre et la rend définitive. Toutefois, il faut constater que pour
nombre d’écrivains, comme pour nombre de peintres, l’impression du livre constitue
une étape qui leur permet de rebondir sur le texte. En effet, bien des écrivains et bien

190
LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

des peintres utilisent l’imprimé comme le moteur d’un processus de réécriture trans-
gressant la limite typographique du texte pour trouver, dans les marges, un espace libre,
ouvert à la « re-création ». Cette réécriture se joue sur un mode littéraire, comme chez
Balzac par exemple dont les marges des épreuves constituent un lieu dévolu à la re-
lance de l’écriture. Elle se joue aussi sur un mode pictural dont témoigne, par exemple,
l’intervention d’Ensor visant à « enlaidir » les Poésies de Mallarmé. C’est très précisé-
ment à l’endroit de ce type de surgissement que se situe l’intervention de Spilliaert sur
le Théâtre de Maeterlinck.
L’exemplaire rehaussé par Spilliaert est une pièce unique. Les dessins qui ornent le
Théâtre de Maeterlinck sont exécutés directement sur les pages imprimées, comme s’il
s’agissait d’œuvres autonomes. La nuance est fondamentale. Rien n’indique, à notre
connaissance, que Spilliaert ait eu le projet de faire du Théâtre de Maeterlinck un livre
illustré destiné à être reproduit. La difficulté éprouvée pour localiser cet exemplaire
unique dans le milieu des collections privées en témoigne. Pour Spilliaert, l’enjeu n’est
pas de produire un livre illustré entendu comme un objet commercialisable. Sa démarche
est essentiellement esthétique. Il s’agit de rebondir sur l’écriture, de relancer visuelle-
ment le texte. Pour métamorphoser la page en image, Spilliaert multiplie les modalités
d’intervention. Les pages de titre offrent un territoire inoccupé dont il profite pour cam-
per des paysages imprégnés de la pâleur lunaire éclairant le pays d’Ysselmonde sur le-
quel s’ouvre la première scène de La Princesse Maleine. Dans d’autres cas, Spilliaert
recouvre la typographie d’un flot d’encre de Chine comme pour perturber la lecture du
texte et transformer la page en image. Enfin, Spilliaert transgresse une limite spatiale : la
marge. Outrepasser cette limite équivaut à se donner accès à un espace vierge, et dès
lors propice à l’élargissement plastique du texte. Spilliaert use des marges pour prolon-
ger le texte sous forme d’annotations picturales. La marge apparaît comme un lieu dé-
volu au devenir du texte. Il est significatif que Spilliaert centre son regard sur ce qui se
trouve hors scène et n’existe, en cela, que dans le discours des personnages. Le dessin a
pour objet ce que le théâtre ne peut montrer et qui, dès lors, doit être dit. La marge offre
ainsi au peintre la possibilité de dénouer l’écriture pour la renouer dans des termes pic-
turaux dont l’ampleur quantitative pose question. Il est évident que Spilliaert consacre à
ce travail graphique une part importante de ses activités chez Deman. Sans doute peut-
on voir là une de ses fonctions au sein de la maison d’édition. Il paraît clair, enfin, que
l’intervention de Spilliaert porte le témoignage d’une lecture attentive. Celle-ci laisse sup-
poser que les principes dramaturgiques sur lesquels Maeterlinck bâtit son théâtre sont as-
similés au point de constituer, en quelque sorte, un foyer dont Spilliaert fera découler les
paysages nocturnes et les intérieurs inquiétants qui constituent son œuvre jusque 1909-
1910 environ. Nous reviendrons plus loin sur cette hypothèse.
Signalons encore que les dessins de 1903 sur les pages du Théâtre n’épuisent pas le
corpus des œuvres que Spilliaert déduit des textes de Maeterlinck. Au même moment,
l’artiste réalise plusieurs lavis dont le titre, Maeterlinck Théâtre, revendique explicite-

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LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

Léon Spilliaert, dessin pour Maurice Maeterlinck, Théâtre,


Bruxelles, Edition Deman,1901-1902,
encre de Chine avec rehauts de gouache et pastel. Collection particulière.

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T ment une filiation à la dramaturgie. Le statut de ces dessins réalisés en 1902-1903 de-
E meure difficile à cerner. S’agit-il d’œuvres autonomes conçues sur le mode d’une pein-
R ture littéraire ? S’agit-il de compositions destinées à être intégrées au Théâtre sur lequel
L l’artiste travaille à ce moment ? On y retrouve les éléments fondamentaux du vocabu-
I laire plastique exploité dans le livre de Maeterlinck. Mise en scène de personnages mal-
N veillants, paysage teinté d’une lumière dont le statut oscille entre une clarté vacillante et
C
une obscurité inquiétante, ouverture sur un horizon aquatique, cadrages singuliers, géo-
métrisation de l’espace, exploration des noirs, imprécision du contour des formes sont
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les éléments qui définissent un état nocturne du langage par lequel Spilliaert est lié à la
théâtralité maeterlinckienne. En 1910, le peintre revient à l’univers dramatique de
Maeterlinck dont il représente la Princesse Maleine sous la forme d’une figure incon-
sistante. Réduite à une silhouette diaphane, celle-ci renvoie à la crise du sujet dont
Maeterlinck frappe ses héroïnes.

Spilliaert et les Serres chaudes

En 1917, à l’heure où Spilliaert s’installe à Bruxelles, il se saisit de Serres chaudes. Le re-


cueil de 1889 est à l’origine de deux dessins par lesquels le peintre renoue avec l’atmo-
sphère nocturne de sa période symboliste. Omniprésent dans le spectre lumineux de
Serres chaudes, le clair de lune diffuse à fleur du papier une clarté livide qui tempère les
certitudes acquises à la faveur du jour. L’évidence des choses s’évapore dans l’épaisseur
de la nuit. Nourri de réminiscences littéraires issues de la lecture des poètes, l’artiste
puise dans la nature des éléments qui seront agencés, non pas pour rendre une impres-
sion vécue dans l’instant, mais pour suggérer un état d’âme. Dans Serres chaudes I, il situe
son regard à l’intérieur d’une serre, au niveau du sol d’où s’élèvent, tels les « serpents
violets du rêve » de Serre d’ennui, des prêles qui remplissent le lieu comme pour en in-
diquer l’atmosphère à la fois étouffante et inquiétante. Les vitrages bleutés soulignent le
caractère onirique de la composition. Avec Serres chaudes II, l’image se détache de son
devoir de référence à la réalité pour s’affirmer en tant que projection intérieure. Des
êtres vêtus d’un habit à capuche et enveloppés dans une couverture sont alités sur des ma-
telas dérivant au hasard d’une étrange mer blanche qu’éclaire la pâleur lunaire des heures
tardives. Irréelle, cauchemardesque, la scène s’apparente à l’une des visions hallucinées
dont sont victimes les êtres placés par Maeterlinck dans les serres chaudes de son re-
cueil.
Dans la foulée de ces dessins, Spilliaert conçoit un album de planches intitulé Dix
lithographies inspirées par les Serres chaudes de Maurice Maeterlinck6. Le projet sem-
ble revêtir d’abord un enjeu technique pour l’artiste : approfondir le travail de transpo-
sition d’un dessin sur pierre lithographique. Le texte apparaît comme un vecteur
d’impressions que l’artiste explore étape par étape selon un processus allant de l’ébauche
au dessin et du dessin à la lithographie. Si bien que l’on se trouve en présence d’un cor-
pus complexe, composé de croquis et d’ébauches, de dessins aboutis et achevés, et enfin,

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LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

Léon Spilliaert, Serres chaudes I,


crayon Conté, encre de Chine, pinceau, plume et craie de couleur sur papier, 1917.
Collection particulière.
Léon Spilliaert, Serres chaudes II,
gouache, craie noire, crayon de couleur sur papier brun, 1917.
Collection Johan A.H. van Rossum.

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Léon Spilliaert,
Dix lithographies inspirées par les Serres chaudes de Maurice Maeterlinck,
Bruxelles, Van Oest, 1918.
Serre chaude — Oraison
Serre d’ennui — Cloches de verre
Hôpital — Cloche à plongeur
Intentions— Attouchements
Chanson XIV — Heures ternes

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LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

de la version lithographique de ces derniers. Les tirages lithographiques constituent l’al-


bum en question. Tiré à une vingtaine d’exemplaires, celui-ci paraît en 1918 chez Van
Oest, à Bruxelles. Chaque planche est rehaussée au crayon de couleur ou à l’encre de
Chine par Spilliaert. Dans certains cas, au pied de chaque image, l’artiste recopie au
crayon les vers dont il s’est inspiré. Comme l’observe Michel Butor, la présence d’un
syntagme inclus dans l’espace même de l’image constitue une information forte7. Il ne
s’agit donc pas d’un recueil illustré, mais d’un album orné de vers. On contemple les
lithographies en fonction du vers dont elles sont issues. Ce rapport nominal entre texte
et image est typique de la librairie de luxe telle qu’elle se pratique à ce moment en Bel-
gique : l’image est globalement conçue comme la description du vers dans lequel elle
trouve sa source. La planche Serre chaude est un exemple. Elle montre une série de
serres situées entre des arbres, à l’image du vers retenu par Spilliaert : « Ô serre au mi-
lieu des forêts ! / Et vos portes à jamais closes ! ». Des planches comme Cloches de verre,
Hôpital, Cloche à plongeur, Attouchements et Chanson XIV appellent un commentaire
identique. Visiblement, Spilliaert est dérouté par les pièces en vers libres puisqu’il les
transpose sous une forme littérale.
Au contraire, les poèmes en vers réguliers induisent un rapport moins homonymique
entre texte et image. Avec Intentions, Spilliaert joue sur l’opposition entre la silhouette
d’une figure et la démesure de la nature afin de rendre le sentiment d’incertitude, sinon
d’inadéquation, qui caractérise le rapport entre l’homme et le monde dans le recueil.
Dans Heures ternes, pour développer l’analyse d’un autre exemple, Spilliaert associe à
la figure de la religieuse l’idée de réclusion évoquée dans le vers qu’il recopie au pied de
la lithographie : « En qui faut-il fuir aujourd’hui ». La scène prend place entre la drama-
turgie maeterlinckienne de l’immobilité et le sentiment de claustration développé en poé-
sie à travers des recueils comme Serres chaudes, précisément, ou Les Vies encloses de
Georges Rodenbach. En revanche, la construction de l’espace reprend au cycle des pay-
sages nocturnes le principe d’agencement de surfaces géométriques encadrant les per-
sonnages. L’image se présente en effet comme une marquetterie de plans disposés autour
d’un motif maeterlinckien majeur dans le décor de Spilliaert, la fenêtre. Celle-ci fait of-
fice d’échappée. Echappée aveugle, toutefois puisqu’elle s’ouvre, tel un « creux néant »,
sur un ciel vide, opaque, sans étoiles. La fenêtre fonctionne comme un écran : elle n’est
pas une trouée sur la réalité, mais une surface de projection. La fenêtre est ouverture,
certes. Mais sur quoi ? On ne peut pas dire en effet que la vue soit remplie par le clocher
dont on aperçoit un fragment. Le vide est projeté sur la vitre, en quelque sorte, et celle-
ci se transforme en monochrome blanc que Spilliaert impose comme seul horizon. Le
processus est parfaitement maeterlinckien : la fenêtre désigne un lieu qu’elle occulte en
même temps. Par la transparence de ses limites, l’univers claustral de la serre s’ouvre sur
le spectacle d’un monde vide auquel l’être assiste sans vouloir ni pouvoir y participer. Im-
mobilisées par leur robe, cadrées dans les limites d’une rigoureuse architecture de plans,
les deux figures se voient privées de possibilité de mouvement significatif. Elles semblent

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T absorbées dans une contemplation sourde et infinie. A fixer le vide, l’esprit se délite et
E la conscience reflue. Les corps sont dépossédés de résonnance intérieure, comme s’il
R s’agissait, pour Spilliaert, de n’en tracer que la silhouette pour les réduire à une présence
L creuse. L’immobilité et l’isolement se conjuguent à la suspension du temps et à la contem-
I plation du vide pour imposer le silence, cette béance blanche agencée au cœur de
N l’image, dont Maeterlinck fait la condition du tragique quotidien et le moteur du langage.
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Notes
1
Il n’est pas possible de reprendre ici l’ensemble des poète et le recueil des Petites légendes. Voyez à ce
textes critiques consacrés à cet aspect. On se conten- sujet A. Adriaens-Pannier, « Regards croisés sur la lit-
tera de renvoyer à H. Van Gorp, « L’œuvre de jeu- térature. Spilliaert illustrateur d’Emile Verhaeren et de
nesse de l’artiste peintre Léon Spilliaert. Approche
Maurice Maeterlinck », in Léon Spilliaert. Un esprit
poétique à travers Maeterlinck et Verhaeren », in Sep-
libre. op. cit., 7, pp. 17-21.
tentrion, n° 4, 1989, pp. 7-12 ; X. Tricot, Léon
Spilliaert. Les années 1900-1915, Anvers-Gand,
4
Voyez l’excellent article de J. Neefs, « Les marges de
Pandora-Snoeck, 1996, pp. 47-70 ; H. Bieri Thomson l’écriture », in A. Zali (dir.), L’Aventure des écritures.
(dir.), Léon Spilliaert. Vertiges et visions, Paris, La Page, Paris, Bibliothèque nationale, 1999,
Somogy, 2002 ; Léon Spilliaert. Un esprit libre. pp. 115-123.
Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, 5
Groupe µ, Traité du signe visuel. Pour une rhéto-
du 22 septembre 2006 au 4 février 2007 ; A. Fontainas, rique de l’image, Paris, Le Seuil (La couleur des idées),
« Léon Spilliaert et la littérature », in Art & Métiers du
1992, pp. 377-378.
Livre, n° 257, avril-mai 2007, pp. 52-59.
6
X. Tricot, Léon Spilliaert. Estampes et illustrations,
2
Nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage
Mot à main. Image et écriture dans l’art en Belgique. Anvers, Pandora, 1994.
Bucarest, Musée national d’Art, 2006.
7
M. Butor, Les Mots dans la peinture, Genève, Skira
3
En l’occurrence le volume intitulé Pour les amis du (Les sentiers de la création), 1969, pp. 30-33.

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LES ILLUSTRATEURS D’UN SONGE

Léon Spilliaert, Oraison, 1917,


crayon, encre de Chine, lavis, pinceau, aquarelle sur papier. Projet pour Dix lithographies
inspirée par les Serres chaudes de Maurice Maeterlinck, Bruxelles, Van Oest, 1918.
Collection particulière, courtesy Van Herck, Anvers

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TROISIEME PARTIE :
UN THÉÂTRE DE L’IMAGE

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Fernand Khnopff, Blanc, noir, or, [1901]


pastel, aquarelle et gouache sur papier marouflé sur toile.
Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.

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UN THEATRE DE L’IMAGE

C HAPITRE I :
T HÉÂTRE P IC TU R AL E T P E IN TU R E TH ÉÂT R ALE

Histoire de l’art et dramaturgie

OUS l’emprise de la scène, l’écrit cesse d’être exclusivement un fait de langage. Le théâ-

S tre n’est littéraire que dans l’espace du livre. Projeté sur un plateau de jeu, le texte de-
vient image puisque le spectacle est visuel1. Maeterlinck est conscient du processus qui
métamorphose l’écriture dramatique en « tableau vivant qui parle »2. A partir de 1888 environ,
il s’interroge sur les conséquences et les modalités du passage de la page au plateau. « Au mo-
ment où j’ai lu vos frappantes et neuves pensées sur le théâtre »3, écrit-il à Albert Mockel, « je
venais tout juste d’achever, pour la Jeune Belgique, une brève étude sur le théâtre où j’éprou-
vais le même mécontentement organique du spectateur depuis que le théâtre existe, et qui
me faisait soupçonner que le théâtre est un art mort »4. Ce soupçon est largement partagé par
les poètes francophones. La lettre de Maeterlinck témoigne du malaise éprouvé devant une
scène perçue comme un lieu mortifère où viennent s’éteindre les plus fameux poèmes scé-
niques au premier rang desquels Maeterlinck place Hamlet et Le Roi Lear.
De ce lien entre l’écriture dramatique et sa représentation découle le postulat suivant :
il peut s’avérer fructueux de compléter l’analyse textuelle d’un corpus par l’étude de la
mise en scène des pièces de ce corpus. « L’expression scénique », observe à cet égard
l’historien du théâtre M.-A. Allevy, « révèle objectivement l’esthétique particulière du
théâtre à chaque période de son histoire et semble, à ce titre, ne pas devoir être séparée
de l’observation d’un genre dont elle fut l’illustration vivante »5. On pourrait ajouter que
les recherches de ce type se révèlent particulièrement stimulantes lorsqu’elles abordent
le cas d’auteurs prenant part à l’expression scénique de leurs pièces6.
Suivant ce questionnement, il apparaît que la démarche de Maeterlinck repose sur un
paradoxe. L’écrivain se méfie du spectacle théâtral tout en élaborant une écriture dra-
matique qui récuse la prédominance du discours pour tendre à l’image. Il émet les plus
sérieuses réserves sur la pertinence de la scène, et en même temps, il charge son théâtre
d’effets visuels. Maeterlinck écrit son théâtre pour la scène tout en se méfiant de celle-
ci. Pour sortir de ce paradoxe, il se consacre à la définition de nouvelles modalités d’ex-
pression scénique en s’inspirant du modèle que lui offre la peinture7. Sa théorie
dramaturgique soulève la question, centrale pour l’époque, des relations entre la pensée
théâtrale et les avancées de la peinture. Pour répondre à cette question, deux hypothèses
de recherche peuvent être dégagées : celle d’un art de la scène qui emprunte les condi-
tions de sa représentation aux arts visuels, et celle d’une peinture qui intègre à ses prin-
cipes figuratifs des éléments repris à la théâtralité.
La première hypothèse relève de ce que la critique a convenu d’appeler la « pictura-
lité du théâtre »8. Celle-ci n’est pas une évidence. Car le théâtre se divise en scènes dont

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T la succession tranche avec l’unité spatiale de l’œuvre d’art. En outre, la fixité de la pein-
E ture contraste avec le mouvement des acteurs dans le spectacle théâtral. Enfin, la pla-
R néité de la surface peinte s’oppose à la profondeur du cube scénique. Il est remarquable
L que la dramaturgie maeterlinckienne s’inscrive précisément à l’endroit de ces différences
qu’elle entend réduire : le drame en un acte, le théâtre statique et le rejet de la profon-
I
deur de champ tendent à aligner le tableau scénique sur la peinture. Comme l’a montré
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Marc Quaghebeur, Maeterlinck substitue un théâtre de l’image à un théâtre de la pa-
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role9. Il prend appui sur les arts visuels pour définir les paramètres – acteur, immobilité,
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lumière, décor, costume – d’un nouvel espace théâtral. A l’heure où Maeterlinck écrit ses
premières pièces, il conduit également une réflexion théorique sur la nature du théâtre.
Les Menus propos : le théâtre (1890), Le Tragique quotidien (1894) et la Préface au
Théâtre (1901) sont les textes fondateurs de sa dramaturgie de l’image. Les auteurs dra-
matiques, observe pertinemment Paul Aron, ont largement pu « prévoir et orienter le
spectacle ou, comme ce fut le cas au XIXe siècle, anticiper sur ses innovations »10. La re-
définition symboliste de l’image scénique n’aurait pu avoir lieu sans l’émergence d’insti-
tutions autonomes sur un plan social et économique, tel le Théâtre libre fondé par André
Antoine en 1887. Un metteur en scène adapte en effet son travail à la nature institution-
nelle du lieu11. Maeterlinck s’est très tôt préoccupé de l’avenir scénique de ses pièces. Sui-
vant les conseils de Van Lerberghe, il envoie La Princesse Maleine fin 1889 à Antoine,
peu avant que ce dernier ne monte Les Revenants et Le Canard sauvage d’Ibsen. Peu
après, l’article publié par Octave Mirbeau dans Le Figaro du 24 août 1890, érige
Maeterlinck en collaborateur potentiel des jeunes théâtres d’avant-garde. En comparant
le dramaturge belge à Shakespeare, Mirbeau présente La Princesse Maleine comme l’an-
tidote à une situation de crise. Maeterlinck est ainsi immédiatement en relation avec la
plupart des scènes d’avant-garde en France comme en Belgique.
La seconde hypothèse concerne la théâtralité incluse dans les arts plastiques. Si
Maeterlinck s’appuie sur l’art pour définir les lignes de force de sa dramaturgie, c’est
bien parce que peintres et sculpteurs ont fait de la théâtralité un élément du processus
de création plastique. A un théâtre pictural répond – si l’on nous autorise ce chiasme un
peu schématique – une peinture théâtrale. Contrairement à nombre de ses confrères,
Maeterlinck ne développe aucune théorie esthétique par le biais de la critique d’art. Il faut
dire que le genre est proche de la saturation, tandis que l’art dramatique apparaît comme
une terre vierge, tant sur le plan du répertoire que sur celui, plus théorique, de la redé-
finition de la mise en scène. Dans ce contexte, nous voudrions postuler que la réflexion
de Maeterlinck sur les modalités de la représentation théâtrale constitue une grille de
lecture opératoire pour approcher la peinture et la sculpture symbolistes. Sur trois points
au moins. La notion de marionnette est centrale dans la dramaturgie maeterlinckienne.
Elle ouvre un angle d’approche stimulant pour saisir les enjeux de la représentation plas-
tique de la figure. Le travail sur le mot dans le « dialogue du second degré » peut être mis
en relation avec le traitement de la forme et de la couleur en peinture. Le « tragique quo-

206
UN THEATRE DE L’IMAGE

tidien », enfin, nourri par la réflexion de Maeterlinck sur la notion de symbole, renvoie
à la veine picturale intimiste qui se développe dans le symbolisme en Belgique. Cette hy-
pothèse appelle une précision de méthode. Il ne sera pas question d’aborder ici les nom-
breuses peintures maeterlinckiennes par leur titre. Celles-ci relèvent davantage de la
notion de peinture littéraire qu’elles ne présentent des correspondances structurelles
avec la dramaturgie maeterlinckienne. Il n’entre pas non plus dans les limites de ces
pages d’examiner le décor théâtral réalisé par des peintres, par les Nabis notamment.
En effet, les décors nabis relèvent plus de l’histoire du théâtre comme institution auto-
nome qu’ils ne découlent de la pensée maeterlinckienne sur la représentation.

Vers un autre théâtre

Les historiens du théâtre voient dans le dernier tiers du XIXe siècle un temps de mise en
question, non pas du spectacle de théâtre, mais bien des modalités de la représentation12.
Durant la fin de siècle, le théâtre de divertissement connaît en effet un succès populaire.
La scénographie afférente à ce type de spectacle mise son efficacité sur ce que la critique
d’époque appelle la « machinerie théâtrale »13. Celle-ci a pour principe de dérouler, dans
les limites du cadre de scène, une suite de vues qui campent le décor réel du lieu où se
situe le spectacle. Elle doit donner au spectateur l’illusion que la scène se passe « dans le
milieu même où l’auteur a placé ses personnages »14. Comment ? D’une part, les traités
pratiques décrivent les instruments – moteurs, machines hydrauliques, éclairages, appa-
reils, phénomènes optiques… – dont le théâtre dispose pour créer un décor illusionniste,
tout en produisant de spectaculaires effets de scène. D’autre part, le décor de théâtre re-
prend à la perspective sa dimension illusionniste. L’utilisation de la perspective linéaire
à des fins scénographiques est un héritage de la Renaissance italienne15. Les décors sont
dessinés selon les lois de la perspective géométrique dont les lignes de fuite donnent
l’impression de filer dans le fond du cube scénique. Marqué par le primat du mimé-
tisme, placé sous le signe d’une surenchère ornementale, le décor remplit une fonction
descriptive, celle de restituer le site dans lequel se déroule le drame. Il faut, souligne un
critique en 1893, que le décor « donne au spectateur l’impression réelle de ce que re-
présente le drame »16. Plusieurs hommes de lettres réagissent face à cette option. Ils s’in-
terrogent sur le bien-fondé du simulacre dans la représentation théâtrale. Aucun texte
théorique ne peut cependant être reconnu comme fondateur d’une théâtralité symboliste.
Les tentatives sont éparses. Elles prennent la forme d’articles publiés dans des revues
littéraires17. Celles-ci constituent le cadre dans lequel Maeterlinck formule sa vision de
la représentation.
Dès la parution de ses premiers drames, Maeterlinck remet en cause le principe
même de représentation théâtrale. « Une inquiétude semble nous attendre à tout spec-
tacle où nous nous asseyons » déclare-t-il en 189018. Et de confirmer six ans plus tard que
le théâtre, « le plus arriéré de tous les arts, meurt entre les mains des vaudevillistes »19.
« Elle [la représentation] produit à peu près, par rapport au poème, ce qui se produirait

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T si vous étendiez une peinture dans la vie (…), une lumière inexplicable s’éteindrait su-
E bitement, et par rapport à la jouissance mystique que vous aviez éprouvée auparavant,
R vous seriez tout à coup comme un aveugle au milieu de la mer »20. A la différence de la
L lecture, la représentation théâtrale déflore la densité mystique du poème. Autrement dit,
I elle abolit la part mystérieuse évoquée à travers le texte. « En somme », lit-on à dans le
N carnet de 1890, « le théâtre d’aujourd’hui est une chose absolument contraire à l’art,
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parce que c’est la production de l’artificiel par la nature même, c’est à dire l’inverse de
ce qu’il faudrait, comme le serait une statue en chair ou en graisse – un paysage où les
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arbres auraient de vraies feuilles, et les toits des chaumières seraient en vraie paille – de
là le dégoût que tout artiste éprouve instinctivement au lever du rideau comme d’une
chose contre nature »21. La scène, pour Maeterlinck, doit s’imposer comme l’intérieur
d’un temple où la représentation fait office de cérémonie se référant à un divin simul-
tanément présent, apparaissant dans l’image scénique, et occulté, mis à distance de la
réalité de la salle.

« En nuances très frêles et fanées »22

Ces éléments seraient restés purement théoriques si Pelléas et Mélisande n’avait servi de
prototype à la redéfinition de l’espace théâtral dans lequel le dispositif scénographique –
un « ambigu décor »23 – se réduit à quelques panneaux mobiles conçus, à la demande de
Camille Mauclair, par le peintre Paul Vogler24. Le dépouillement des archives et de la
presse d’époque montre que l’auteur suit de très près la conception de la création de
Pelléas et Mélisande au Théâtre des Bouffes-Parisiens le 7 mai 1893 par Aurélien Lugné-
Poe, à laquelle assistent notamment Debussy, Stanislavski, Whistler et Mallarmé. Il
convient d’insister sur ce point. Car ce qui se met en place d’essentiel lors de cet événe-
ment découle en grande partie de la réflexion menée en amont par Maeterlinck. La cri-
tique n’a pas assez souligné ce fait. Si la création de Pelléas et Mélisande est considérée à
bon droit par les commentateurs comme une étape majeure dans l’histoire de la théâtra-
lité, c’est bien parce que, d’une part, l’auteur du texte s’implique personnellement dans la
mise en scène25, et que d’autre part, cette implication résulte d’une pensée théâtrale mar-
quée par la volonté d’affranchir la représentation de son code réaliste. Suivant la formule
canonique de Pierre Quillard selon laquelle « la parole crée le décor comme le reste »26,
Lugné-Poe et Maeterlinck opposent à la machinerie théâtrale un dispositif scénographique
réduit à un nombre restreint de toiles montées sur des châssis légers et mobiles. Le dra-
maturge les présente lui-même comme des « décors d’imprécision » pouvant se résumer,
dit-il, « à presque rien »27. Ce « presque rien » substitue une esthétique de l’imprécision sug-
gestive par épuration au réalisme historique surchargé de pièces de mobilier. Dans Pelléas
et Mélisande, la scénographie encadre l’espace de jeu plus qu’elle ne cherche à repré-
senter les lieux du drame. Un soin particulier est accordé aux costumes, à la demande de
Maeterlinck. Les lettres que celui-ci écrit au metteur en scène renseignent des sources pic-
turales – Hans Memling et Walter Crane – et fourmillent d’indications chromatiques.

208
UN THEATRE DE L’IMAGE

Pour Maeterlinck, la polychromie des vêtements doit être conçue de sorte à établir une
relation chromatique avec les éléments du décor. Il s’agit de composer une image scé-
nique pensée comme une globalité, et non plus comme une accumulation d’éléments dis-
parates. Les accords de couleurs naissent de la simple présence de l’acteur devant les
plans composant le décor28. Cette « significative coloration »29 est incompatible avec un
théâtre du mouvement. Elle exige l’immobilité des acteurs, et en ce sens, elle découle du
théâtre statique conçu par Maeterlinck. Le corps se fige sur un fond dépouillé, telle une
icône, pour composer un tableau scénique. Virtuel, artificiel, celui-ci ne supporte ni l’éclat
d’une lumière de jour, ni la proximité avec la salle. Pour assourdir les teintes et éloigner
la scène, un tulle est placé devant le plateau. Il s’agit là d’un élément majeur. Ce dispo-
sitif utilisé pour la première fois par Lugné-Poe fut, en fait, imaginé par Maeterlinck en
189030. Il y a fort à parier que l’implication de ce dernier dans la préparation du specta-
cle est à l’origine de cette option scénographique qui rappelle le théâtre d’ombres autant
qu’elle se rapproche des recherches picturales de la fin de siècle. Le tulle situe la scène
dans une atmosphère onirique soustraite au flux du temps. Il voile les personnages qui
apparaissent au spectateur sous la forme d’ombres lointaines, de silhouettes floues, ré-
pondant à la conception maeterlinckienne de l’acteur comme un être délesté de sa pré-
sence corporelle.
Un tel dispositif n’est pas sans conséquence. Le regard du spectateur ne porte pas sur
les acteurs qui se trouvent sur le plateau de jeu, mais sur les silhouettes telles qu’elles se
dessinent sur le tulle, vaporeuses et immatérielles. Le tulle fonctionne pleinement comme
un écran : il n’est pas une trouée sur l’au-delà, mais une surface de projection. Il substi-
tue l’artifice à la nature pour ériger la scène en apparition : chaque objet se dissipe dans
l’atmosphère, chaque parole paraît arrachée au néant, chaque figure prend corps dans
une brume qui la nimbe d’un halo de mystère. L’usage théâtral du tulle participe égale-
ment du phénomène de sacralisation de l’image qui se manifeste dans les arts plastiques
à travers l’usage du passe-partout, des cadres monumentaux, des vitres teintées, des so-
cles ou de la reliure. Il s’agit d’installer une distance entre le lieu virtuel de la scène et la
réalité de la salle. Celle-ci est plongée, selon le vœu de Maeterlinck, dans une obscurité
appelée à rendre le spectateur complice du poème31. La rampe fixe est supprimée. Un
éclairage électrique projette, au départ des cintres, une lumière blafarde qui affadit les
teintes afin de créer « l’atmosphère indifférente » voulue par Maeterlinck. Lunaire, livide,
l’éclairage vient se poser sur le tulle. Le tableau scénique se transforme ainsi en écran
teinté, par la lumière, d’une atmosphère monochrome accentuant le caractère irréel et
lointain de la scène. Le procédé dénote l’attribution d’une nouvelle fonction à la lumière.
Celle-ci ne vient plus éclairer une scène pour rendre une action visible. Elle se conjugue
à l’écran – c’est-à-dire au tulle – pour devenir un élément constitutif de la dramaturgie32.
L’effet d’assourdissement chromatique – ce que Maeterlinck appelle le « ton neutre » –
constitue un emprunt à la peinture symboliste dans laquelle les formes perdent l’évi-
dence de leur tracé, et les couleurs leur éclat. L’écran prend une charge onirique où les

209
M
A
E
T formes, tel un pastel en demi-teintes de Khnopff, apparaissent sur scène avec la pâleur
E d’un souvenir lointain. En substituant le sentiment d’apparition à la représentation du
R réel, ce dispositif sert aussi une visée poétique centrale dans la dramaturgie maeter-
L linckienne : il invite le mystère de l’au-delà sur scène en le faisant descendre dans l’at-
mosphère d’un tableau scénique ramené à un écran vaporeux.
I
N
C Les sources d’une nouvelle théâtralité
K
Pour essentielle qu’elle puisse être dans l’histoire de la mise en scène, la première de
Pelléas et Mélisande n’en est pas moins tributaire de plusieurs événements déterminants
dont il faut faire acte si l’on veut saisir les contours de la pensée théâtrale de Maeterlinck.
La troupe des Meininger – fondée par le Duc Georg II van Meiningen en 1866 – a contri-
bué à la gestation d’un théâtre qui assume la part visuelle dont il se constitue. De passage
à Bruxelles durant l’été 1888, elle donne deux pièces de Shakespeare, The Winter’s
Tale et Le Marchand de Venise. Après s’être renseigné auprès d’Iwan Gilkin,
Maeterlinck semble avoir assisté aux représentations où le décor, conjugué aux modu-
lations de la lumière, cesse d’être un accessoire pour devenir une présence plastique sou-
tenant l’expression scénique du texte. Certes, il est difficile de mesurer l’impact réel de
ces représentations sur la conception que Maeterlinck se fait du spectacle de théâtre.
Néanmoins, l’unité de l’image scénique qui se dégage de l’interaction entre l’acteur éman-
cipé du vedettariat, le décor affirmé dans sa dimension plastique, les costumes originaux
et les jeux de l’éclairage constitue un principe dont Maeterlinck souhaite l’application
lorsque Lugné-Poe s’empare de ses drames pour ériger le théâtre en « temple des plus
beaux rêves de l’âme humaine »33.
Maeterlinck s’est également intéressé aux spectacles forains auxquels il assiste à Gand
dans le courant des années 1880. Cet univers constitue une source majeure de sa ré-
flexion sur le renouvellement de la scène. La découverte de la Vénus au repos du Musée
d’anatomie du docteur Spitzner lui donne l’idée de recourir à des figures de cire34. La
Vénus est une cire anatomique dont la poitrine se soulève grâce à un mécanisme, simu-
lant ainsi une respiration, et donnant l’impression d’une figure paradoxalement défunte
et vivante. Sans doute est-ce à cette attraction de foire que Maeterlinck songe lorsqu’il s’in-
terroge sur les moyens de désincarner les comédiens :
Il est difficile de prévoir par quel ensemble d’êtres privés de vie il faudrait remplacer l’homme sur la
scène, mais il semble que les étranges impressions éprouvées dans les galeries de figures de cire, par
exemple, auraient pu nous mettre depuis longtemps sur les traces d’un art mort ou nouveau. Nous au-
rions alors sur la scène des êtres sans destinées, dont l’identité ne viendrait plus effacer celle du héros35.
Pour la fabrication de ces « êtres sans destinées », le dramaturge désapprouve l’utilisation
du bois et privilégie la cire, dont le caractère effrayant sied aux figures hagardes de son
premier théâtre36. L’immobilité et le silence forment les voies de sortie de la crise du
théâtre37. Les réflexions consignées dans les agendas témoignent de la gestation d’un

210
UN THEATRE DE L’IMAGE

théâtre statique dont les dialogues disloqués, déstructurés, conduisent à ce « silence de


l’écriture » que Roland Barthes interprète avec raison comme un « dégagement du langage
littéraire »38. La pantomime, le spectacle de marionnettes et d’automates, les jeux d’om-
bres constituent autant de variations autour d’un théâtre du silence39. La désagrégation
du discours dans le théâtre maeterlinckien ne coïncide pas par hasard avec l’absence de
paroles dans les spectacles de foire ou dans les cirques. Enfin, Maeterlinck trouve dans
les divertissements forains une série de procédés optiques qui lui semblent transposables
dans le champ théâtral. Il remarque la boîte optique dont l’intérieur se présente comme
un espace virtuel créé par un jeu de reflets40. L’arrangement scénique des Sept Princesses
constitue ainsi en quelque sorte une gigantesque boîte optique. Dans sa « Note pour la
mise en scène de L’Intruse », Maeterlinck pense à une « entrevision interrompue, vague,
suspecte »41. Pour ces apparitions spectrales, il songe à un artifice optique d’origine an-
glaise, utilisé dans les spectacles de prestidigitation : la Pepper’s Ghost Illusion. Ce pro-
cédé consiste à exploiter le reflet d’un acteur vêtu de blanc, situé sous la scène. Le reflet
est obtenu par un miroir sans tain disposé sur le devant de la scène selon une inclinai-
son de 45°. L’apparition fantasmagorique ne vise pas ici à provoquer un émerveillement,
comme dans les spectacles populaires. Elle apparaît à Maeterlinck comme un moyen de
désincarner l’acteur. Boîte optique, miroir, glace sans tain, effet de lentilles, apparition
de spectres, verre coloré, vitre embuée sont autant de dispositifs qui disent la vivacité de
l’intérêt que porte Maeterlinck au phénomène de la vision.

Du théâtre en peinture

Si la scène emprunte à la peinture les principes d’un nouvel espace de représentation, il


apparaît inversement que la peinture se trouve dans un rapport de proximité, de corres-
pondance, avec la dramaturgie. Il ne faut cependant pas confondre la théâtralité de l’image
avec le phénomène de l’édition illustrée. Peut-on qualifier de « théâtrale » une peinture qui
emprunte à un texte le simple prétexte de son sujet ? La théâtralité de l’image relève-t-elle
seulement du thème iconographique ? Nous sommes enclin à penser que les interactions
entre la peinture fin de siècle et la conception symboliste de la représentation théâtrale ne
peuvent se réduire à la transposition, par les peintres, d’un élément narratif nécessaire à
la mise en scène d’un récit visuel. La théâtralité de l’image relève moins, selon nous, du
phénomène de peinture littéraire qu’elle ne se joue à un niveau structurel.
Le principe de planéité est un premier élément. L’abandon de la machinerie théâ-
trale au bénéfice d’une scénographie constituée de simples toiles peintes montées sur des
châssis constitue un changement radical dans la conception de l’espace de jeu. Nul doute
que ce changement est lié à la contribution des peintres. La figure du peintre-scéno-
graphe qui émerge dans la dernière décennie du XIXe siècle se substitue à celle du dé-
corateur-machiniste. Naguère encombrée de mobilier et utilisée au maximum de son
volume, la boîte scénique voit sa profondeur se réduire au point de n’être plus qu’une
surface étroite tendant aux deux dimensions du signe pictural. La réduction de la pro-

211
M
A
E
T fondeur de l’espace de jeu correspond, en peinture, au principe de rabattement de
E l’image dans le plan dont Khnopff use dans des œuvres comme Une Crise (1881) ou
R Memories (1889). A l’étroitesse de l’espace de jeu s’ajoute l’interposition du tulle entre
L la salle et la scène. Le tissu fait office d’écran sur lequel l’image scénique vient prendre
corps à la croisée d’un double mouvement. Le tableau naît, en effet, de la rencontre
I
entre la lumière projetée des cintres et le dessin de figures incertaines occupant la scène
N
derrière le tulle.
C
Deuxième aspect, l’usage de l’écran est un dispositif révélateur d’une façon de penser
K
la représentation théâtrale sur un mode pictural marqué par la résurgence fin de siècle
de la notion d’icône. L’écran est un dispositif ambivalent. Il occulte tout en rendant vi-
sible. Il désigne un lieu qu’il dérobe, dans le même temps, au regard. Répondant au prin-
cipe d’un art oblique qui « ne parle jamais face à face »42, la représentation doit
nécessairement faire apparaître en voilant ce qui, par nature, se voile en apparaissant.
« L’infini », pour reprendre un terme cher à Maeterlinck, ne peut descendre dans la réa-
lité de l’image que par une voie détournée. Il exige le support d’une médiation à laquelle
répond le principe de l’écran. D’où le recours au tulle auquel songe Maeterlinck. Car le
tulle fonctionne pleinement comme un écran. Il se superpose à la scène pour voiler ce
qui s’agite derrière lui. Les choses prennent forme sur l’écran de façon forcément limi-
tée et partielle. Ce que le spectateur voit sur l’écran n’est pas tout. L’essentiel se trouve
derrière, ailleurs. Le spectateur n’assiste pas au spectacle de la réalité des choses, mais à
celui de leur apparition, comme des ombres projetées. La nuance est fondamentale. Car
l’écran n’est pas le support d’une recomposition mimétique du réel, mais bien celui d’une
projection. Lisant Pelléas et Mélisande, Valère Gille a parfaitement saisi ce processus
iconique lorsqu’il écrit que « ce que l’on voit n’est qu’une image projetée sur un écran
d’une autre manifestation cachée qui doit se dérouler dans l’âme du spectateur »43. Deux
conséquences à cette inversion.
D’une part, on comprend que la représentation se joue sur un mode oblique, celui de
la projection. La question de l’incarnation est centrale. Elle s’ouvre sur le monde des
arts plastiques. Toute la réflexion de Maeterlinck sur le théâtre d’androïdes en témoigne.
Le tableau scénique doit être virtuel. Il s’agit de faire du théâtre un lieu dont le caractère
artificiel peut seul rendre possible l’expression scénique des « puissances inconnues » –
la mort, la destinée, l’hérédité, l’amour, la fatalité, le hasard, l’instinct, etc. – explorées par
le poème. D’autre part, on comprend également que la représentation n’est plus une fi-
nalité en soi, mais le support visuel d’une médiation avec une transcendance. Il s’agit
d’inscrire l’inconnu dans le quotidien pour ériger l’image en arche reliant l’homme à
l’infini. Celui-ci s’invite sur scène, en quelque sorte. La notion d’apparition est centrale
dans ce processus. Elle lie indéfectiblement le théâtre maeterlinckien à la peinture sym-
boliste. Si Maeterlinck prend appui sur le modèle pictural pour redéfinir les limites de
la scène, c’est bien parce que cette peinture, qui se développe dans les années 1880 et
1890, présente une forme de théâtralité.

212
UN THEATRE DE L’IMAGE

La relation qui se tisse entre une figure et le lieu où celle-ci prend place constitue éga-
lement un élément majeur de la théâtralité de l’image. Dans la dramaturgie de
Maeterlinck, on l’a vu, le décor prend une dimension symbolique : il n’est plus une trans-
position de la réalité, mais une structure qui participe à l’élaboration du sens par son in-
teraction avec les personnages. Dans le symbolisme, l’espace pictural est théâtralisé de
la même manière, puisqu des effets de sens résultent du lien tissé entre une figure et le
lieu dans lequel elle est campée. Dans ce cas, le lieu n’est plus une simple toile de fond
tendue dans l’espace, à la manière de la peinture d’histoire, mais une structure qui cadre
minutieusement les choses pour en nourrir le sens. L’image est théâtralisée quand une
figure est articulée, de façon signifiante, avec les composants du lieu. Celui-ci flotte dans
le sentiment d’une suspension du temps, les formes perdent l’évidence de leur limite, l’at-
mosphère se fait monochrome, et les couleurs évitent les contrastes pour virer aux demi-
teintes. La figure, elle, est encadrée par un feuilletage de plans géométriques qui réduit
ses possibilités d’action. La théâtralité en jeu dans l’image peinte impose l’immobilité
des figures. Celle-ci correspond au statisme du premier théâtre de Maeterlinck. Le mou-
vement se fige, le geste s’arrête, et le corps, qu’il soit enfoui sous une étoffe (Khnopff) ou
dépouillé de ses carnations (Minne), se dévitalise jusqu’à sa dissolution dans l’atmosphère
(Spilliaert). Les figures flottent, telle Mélisande, dans le mystère de leur origine.
Silencieuse et secrète, constituée d’un mystère qui la dépasse et dont elle n’est qu’une
apparition, la figure se présente comme un chiffre abstrait, un signe crypté, dont la pose
se fige dans une mise en scène énigmatique résistant à toute lecture évidente. Ceci consti-
tue aussi un aspect de la théâtralité en peinture. La conception de l’espace de représen-
tation ne peut en effet s’appréhender indépendamment de la scène qui s’y déroule. Le
rejet de l’action concentre l’attention sur la dimension symbolique des éléments rigou-
reusement agencés. A l’instar d’une pièce en un acte, l’image se livre d’un seul jet sans
que le sens ne soit pour autant clairement donné. La scène est celle du questionnement
devant l’inconnu. Une pièce comme Les Aveugles en est l’illustration : statisme absolu
de personnages dépouillés de toute identité, agencement spatial signifiant, atmosphère
dubitative liée au pressentiment d’une menace, dialogues pulvérisés. Face à la scène, de-
vant l’image, le spectateur doit se livrer au déchiffrement de motifs faits de symbolisme
caché. Celui-ci contribue au statut iconique de l’image. L’hermétisme en jeu dans le sym-
bole transforme, lui aussi, la représentation en instrument de communion avec l’infini.

213
M
A
E
T Notes
E
R 1
B. Picon-Vallin, « La mise en scène : vision et 1990, pp. 106-113 ; J.-P. Sarrazac, « Reconstruire le
L images », in B. Picon-Vallin (dir.), La scène et les réel ou suggérer l’indicible », in J. de Jomaron (dir), Le
images, Paris, CNRS Editions, 2001, pp. 11-31. théâtre en France. Vol. 2. De la Révolution à nos
CT, p. 1110. Il est à noter que l’expression « tableau jours, Paris, Armand Colin, 1992, pp. 191-214.
I 2

vivant » est entrée dans le vocabulaire théâtral pour dé- G. Moynet, La Machinerie théâtrale. Trucs et dé-
N 13

signer, précisément, une image scénique inspirée de cors. Explication raisonnée de tous les moyens em-
C
K la peinture. Voir à ce sujet : P. Pavis, Dictionnaire du ployés pour produire les illusions théâtrales, Paris, A
théâtre, Paris, Messidor, 1987, p. 383. la librairie illustrée, s.d.
3
Maeterlinck fait référence à l’article d’A. Mockel, 14
Id., L’Envers du théâtre. Machines et décorations,
« Chronique littéraire », in La Wallonie, n° 6-7, juin- Paris, Hachette, 1875, p. 2.
juillet 1890, pp. 207-251. 15
H. Damisch, L’origine de la perspective, Paris,
4
Maurice Maeterlinck, lettre à Albert Mockel, Flammarion (Idées et recherches), 1987, pp. 183-216.
Oostacker, 24 août 1890. Gand, Cabinet Maeterlinck, Voyez aussi E. Konigson, « Scène, décor, illusion », in
B LXXXIII 5. Ligea, n° 2, juillet-septembre 1988, pp. 25-36.
5
M.-A. Allevy, La mise en scène en France dans la 16
G. Bapst, Essai sur l’histoire du théâtre. La mise en
première moitié du dix-neuvième siècle, Paris, Droz, scène, le décor, le costume, l’architecture, l’éclairage,
1938, p. 1. l’hygiène, Paris, Hachette, 1893, p. 580.
6
Voir A. Ubersfeld, « Hugo metteur en scène », in 17
A. Mockel, « Les Flaireurs », in La Wallonie, n° 2-3,
Victor Hugo et les images. Actes du colloque organisé février-mars 1889, pp. 111-113 ; A. Germain, « De la
au Musée des Beaux-Arts de Dijon les 19 et 20 octo- décoration du au Théâtre », in La Plume, 1er février
bre 1984, pp. 169-183. 1892, pp. 62-63 ; C. Mauclair, « Notes sur un essai de
7
A. Mockel, op. cit., pp. 211-216. dramaturgie symbolique », in La Revue indépendante,
8
S. Jacóbczyk, « Structures picturales dans les drames mars 1892 ; P. Quillard, « De l’inutilité de la mise en
de Maurice Maeterlinck », in Annales de la Fondation scène exacte », in Revue d’art dramatique, t. XXII,
Maurice Maeterlinck, t. XVII, 1971, pp. 33-65 ; avril-juin 1891, pp. 180-183 ; G. Kahn, « Un théâtre de
D. Cantoni, « La picturalité du premier théâtre de l’avenir. Profession de foi d’un moderniste », in Revue
Maeterlinck : Jessie King, les Nabis et quelques au- d’art dramatique, t. XV, juillet-septembre 1889,
tres », in Annales de la Fondation Maurice pp. 335-353.
Maeterlinck, actes du Colloque international organisé 18
M. Maeterlinck, « Menus propos : le théâtre » [1890],
à Gand le 6 décembre 1997, t. XXXI, 1999, pp. 139- repris in Introduction à une psychologie des songes
151. (1886-1896), op.cit., pp. 83-87.
9
M. Quaghebeur, « Maeterlinck, précurseur du théâ- 19
« Un déjeuner avec M. Maeterlinck » [1896], repris
tre moderne », in Lettres belges entre absence et in op.cit., pp. 164-167.
magie, Bruxelles, Labor (Archives du futur), 1990, 20
M. Maeterlinck, « Menus propos : le théâtre » [1890],
pp. 203-206. repris in Bruxelles, Labor (Archives du futur), 1985,
10
P. Aron, La Mémoire en jeu. Une histoire du théâ- pp. 83-87.
tre de langue française en Belgique (XIXe – XXe siè- 21
CT, pp. 1112-1113.
cles), Bruxelles, Théâtre National de Belgique, 1995, 22
Camille Mauclair, lettre à Léopold Lacour. Paris,
p. 10. Bibliothèque nationale de France, Fonds Rondel, Re.
11
J.-J. Roubine, Théâtre et mise en scène, 1880-1980, 16.762 I.
Paris, PUF, 1980, p. 12. 23
S. Mallarmé, « Pelléas et Mélisande », in Le Réveil,
12
R. Abirached, La Crise du personnage dans le théâ- septembre 1893, p. 163.
tre moderne, Paris, Grasset, 1978 ; J. Roubine, Intro- 24
Voyez G. Costaz, « Lugné-Poe et le théâtre symbo-
duction aux grandes théories du théâtre, Paris, Bordas, liste belge à la fin du XIXe siècle », in Audace, n° 1,

214
UN THEATRE DE L’IMAGE

1970, pp. 130-135 ; S. Lucet, « Pelléas et Mélisande et peintures préraphaélites et des costumes dessinés par
l’ésthétique du théâtre symboliste : mise en scène et Burne-Jones ait été à l’origine de ce changement scé-
dramaturgie », in Annales de la Fondation Maurice nographique. Une musique de scène – composée par
Maeterlinck, t. XXXIX, 1994, pp. 27-48 ; A. Rykner, Gabriel Fauré – doit susciter la sensation d’éloigne-
« 1893. Lugné-Poe met en scène Pelléas et ment initialement induite par le tulle.
Mélisande », in J.-P. Bertrand, M. Biron, B. Denis, R. 31
Maurice Maeterlinck, lettre à Aurélien Lugné-Poe,
Grutman (dir.), Histoire de la littérature belge franco- s.l., 18 novembre 1891. Gand, Cabinet Maeterlinck,
phone 1830-2000, Fayard, 2003, pp. 195-202. B LXXII 3.
25
« Je reviens de Paris », écrit-il à Gérard Harry, le di- 32
G. Dessons, Maeterlinck, le théâtre du poème,
recteur du Petit bleu, « où j’ai fait répéter pendant une Paris, Editions Laurence Teper, 2005, p. 59. Sur la
quinzaine de jours Pelléas et Mélisande dont l’inter- fonction dramaturgique de la lumière voir également
prétation s’annonce vraiment parfaite ». Maurice l’article de N. Gillain, « La dramaturgie de la lumière
Maeterlinck, lettre à Gérard Harry, s.l.n.d. Gand, et les effets de la technique dans le premier théâtre de
Cabinet Maeterlinck, XLVIII 25. Maurice Maeterlinck », in Textyles, n° 26-27,
26
P. Quillard, op. cit., p. 181. Bruxelles, Le Cri, 2005, pp. 140-152.
27
« Conversation avec Maurice Maeterlinck » [1893], 33
M. Maeterlinck, « À propos de L’œuvre » [1894],
repris in Introduction à une psychologie des songes repris in Introduction à une psychologie des songes
(1886-1896), op.cit., pp. 158-159. Le dispositif scéno- (1886-1896), op.cit., pp. 105-109.
graphique est constitué de deux toiles de fond aux- 34
L’agenda de 1889 contient d’ailleurs l’esquisse d’une
quelles s’ajoutent plusieurs panneaux mobiles en scène basée sur un simulacre de décollation de
papier montés comme des frises sur des châssis. Maleine par l’utilisation d’une tête en cire : « Un offi-
28
Camille Mauclair décrit comme suit la scénographie cier passe au fond, avec la tête en cire de Maleine ».
et ses couleurs : « Un décor en frise et en châssis…très Voir CT, p. 744.
mobile, de grands feuillages vagues. – Pelléas et 35
M. Maeterlinck, « Menus propos : le théâtre » [1890],
Mélisande se passant tout entier dans la pénombre repris in Introduction à une psychologie des songes
avec changements de paysage de nuit, parc, grotte, fon- (1886-1896), op.cit., pp. 83-87.
taine (ou salles de palais), il a suffi de pouvoir modifier 36
CT, p. 1039.
la forme du proscenium selon les indications du texte : 37
CT, p. 1107.
le décor s’harmonise en bleu très sombre, gris bleuté, 38
R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil,
orangé sombre, vert-d’eau ». Et Mauclair de poursuivre 1953, pp. 105-108.
en liant décor et costume en une seule image faite 39
Voyez, M.-F. Christout, Le merveilleux et le « théâ-
« d’une gamme noire, brune, grise, mauve, hyacinthe, tre du silence » en France à partir du XVIIe siècle,
vert-de-lune, allant jusqu’au blanc crème pour le cos- Paris-La Haye, Editions Mouton, 1965, pp. 111-168.
tume de Mélisande. Tout cela très discret…la pièce 40
La boîte optique peut être définie comme une
étant en nuances très frêles et fanées ». Camille Mau- « boîte dans laquelle on regarde, à travers une lentille
claire, lettre à Léopold Lacour, Paris, Bibliothèque na- grossissante, des estampes redressées par un miroir in-
tionale de France, Fonds Rondel, Re.16.762 I. cliné ». Larousse, Dictionnaire du XIXe siècle, citation
29
S. Mallarmé, op. cit., p. 164. d’après CT, p. 654.
30
« Interposition de tulles de gaze d’un ton neutre at- 41
CT, 892.
mosphère indifférente ». Voir CT, p. 1236. Il est à 42
M. Maeterlinck, « Menus propos : le théâtre » [1890],
noter que le dispositif sera supprimé lors de la pre- repris in Introduction à une psychologie des songes
mière londonienne de Pelléas et Mélisande, en 1898, (1886-1896), op.cit., p. 83.
au Prince of Wales par Sir Forbes Robertson, à la- 43
V. Gille, « Pelléas et Mélisande, par Maurice
quelle Maeterlinck assiste en compagnie de Georgette Maeterlinck », in La Société nouvelle, 1892, pp. 799-
Leblanc et Charles Van Lerberghe. Il semble que la 801.
volonté de conserver la clarté des décors inspirés de

215
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L
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N
C
K

Photographie de La Fontaine aux agenouillés, 1898, installé à Hagen,


au Karl Ernst Osthaus Museum (anciennement Museum Folkwang),
dont les salles ont été aménagées et décorées par Henry van de Velde.

216
UN THEATRE DE L’IMAGE

C H APIT RE I I :
L ’ ANDROÏD E ET LA FIG UR E

Sous le signe de Rembrandt

A question de l’existence d’une sensibilité picturale flamande se pose avec acuité

L dans les débats, à partir de 1770 environ. Sous le Régime hollandais, le discours
critique élabore la notion d’école « belgique » pour unir, sans toutefois les confon-
dre, les « deux sœurs » – selon la formule d’époque –, la peinture flamande et la peinture
hollandaise. Le caractère sororal de la formule ne doit cependant pas masquer les di-
vergences que les critiques établissent entre les peintres flamands et leurs homologues
hollandais. Une alliance n’est pas un ralliement ! Cette structure bicéphale de l’école
« belgique » trouve un terme définitif en 1830. Seule la branche flamande est alors convo-
quée pour représenter la tradition picturale belge. 1830 sonne l’heure des clarifications
dans le discours critique. Rembrandt est rendu à la Hollande, et Rubens est confirmé
dans son statut de génie national. Le discours que les hommes de lettres tiennent sur ces
peintres à partir des années 1880 est tributaire de cette évolution dans la définition de
l’école belge par la critique d’art qui les précède. Une fois encore, Verhaeren joue ici un
rôle central. Le texte qu’il écrit en 1882 à l’occasion de l’Exposition néerlandaise orga-
nisée à Bruxelles fixe la vision que d’autres, comme Maeterlinck, se feront du maître
hollandais1. Le poète des Villes tentaculaires reviendra régulièrement sur le maître hol-
landais avant de synthétiser son point de vue dans sa monographie de 1904. Il reconnaît
une double valeur à la peinture de Rembrandt.
D’une part, Rembrandt personnifie la théorie du génie héritée de la fin du XVIIIe
siècle. L’effort que Verhaeren accomplit pour différencier la peinture du maître hollan-
dais de celle de Rubens est notable. Ce dernier apparaît comme le peintre des senti-
ments humains, de la foi positive dans l’humanité. Les figures de Rembrandt, en
revanche, se présentent comme « des illusions d’existence »2. Enigmatiques, indéchif-
frables, déroutantes, elles expliqueraient, selon Verhaeren, la solitude picturale de
Rembrandt, ou plus exactement, son absence de postérité dans l’histoire de la peinture.
Incompris de ses contemporains en raison de la dimension mystérieuse dont il charge
ses figures, isolé dans la solitude de son génie, le peintre n’aurait pas d’épigones, a contra-
rio de Rubens qui, lui, aurait été suivi, imité, pour avoir peint la gamme des sentiments
faisant la grandeur de l’homme. Or, c’est précisément ce voile d’obscurité qui, aux yeux
de Verhaeren, érige Rembrandt en modèle pictural d’une jeune génération cherchant,
dans les années 1880, à dépasser l’héritage de Courbet et de l’école réaliste.
D’autre part, Verhaeren perçoit dans l’œuvre de Rembrandt un processus évolutif qui
se dégage d’une observation rigoureuse du réel pour aboutir à un art empreint d’une
qualité de mystère imputable au clair-obscur3. Les figures prennent corps entre une clarté

217
M
A
E
T qui vacille et une obscurité qui s’éclaire, comme si la lumière prenait sa source dans une
E nappe d’ombre. Chaque tableau porte une énigme déroutant la raison pour conduire le
R regard sur la déchirure de l’ombre par un mouvement de lumière. Nul doute que la
L charge de mystère afférente à la lumière noire de Rembrandt réponde à l’inquiétante
I étrangeté recherchée par les poètes symbolistes dans les productions picturales de la fin
N de siècle. Comme Redon, Rembrandt offre un modèle pictural d’une esthétique de
C
l’étrange. Pour Verhaeren en effet, « la nuit le tente avec ses ténèbres, ses mystères, ses
rêves, ses cauchemars et c’est au fond d’elle qu’il agite ses personnages »4.
K
Dans ce contexte, on ne s’étonne pas que le musée imaginaire de Maeterlinck s’ou-
vre aux portraits de Rembrandt. Chronologiquement, le peintre hollandais est même
une des premières occurrences picturales citées dans les carnets. Maeterlinck s’intéresse
à Rembrandt dès 18865. Lors de son voyage à Amsterdam en 1888, il ne manque pas
de se rendre au Rijksmuseum pour contempler les toiles du maître6. Celles-ci inspirent
peut-être les réflexions sur le portrait que l’on trouve dans l’agenda de 1889 et dans le
Cahier bleu7 :
Ce que Rembrandt a réalisé : faire du premier venu un portrait intellectuel, et spirituel, et secret comme un
Vinci, un peintre devrait dire à son modèle : je ne vous vois pas aujourd’hui, jusqu’à ce qu’il ait trouvé en lui
une vie et un symbole, ou bien le renvoyer en lui disant : « Vous ne me dites rien »8.
Vinci n’est pas mis à l’index, comme c’est le cas de Raphaël. Il constitue, au contraire,
un modèle de comparaison parfaitement cohérent dans le système esthétique de
Maeterlinck. En effet, un axe traverse le champ pictural de l’écrivain : la relation entre l’ex-
ploration de la vie intérieure et la célébration des ombres. Cet axe part du portrait éla-
boré par Vinci comme évocation du mystère de l’âme dont Rembrandt, selon la vision
fin de siècle, fait aussi l’objet de sa peinture : il importe, pour Maeterlinck, que le portrait
ne soit pas le reflet des apparences extérieures, mais qu’il dévoile le caractère de l’indi-
vidu – « une vie » –, et qu’il décèle en celui-ci une dimension qui le dépasse – « un sym-
bole ». Un élément d’histoire de l’art intervient ici. La fonction divinatoire dévolue par
Maeterlinck au portrait s’enracine dans le discours que la critique d’art consacre à ce
genre depuis les années 1850. Rappelons que la naissance de la photographie a modifié
la fonction de l’image. Si la photographie fixe indubitablement les traits de l’individu, la
peinture, elle, doit se charger d’en révéler l’âme9. Cette propriété interpelle Maeterlinck :
Il serait curieux de vérifier si la métaphysique de l’amour de Schopenhauer peut s’expérimenter et se
réaliser d’après un portrait, d’après une photographie par exemple, et de voir si cela suffit à l’instinct,
si l’essence mystérieuse et insondablement [sic] profonde de l’être, qu’il discerne, se trouve d[an]s cette
simple feuille de papier ?10
A suivre le discours critique de l’époque, Rembrandt excellerait dans l’art de donner au
modèle cette « essence mystérieuse de l’être » dont la photographie serait dépourvue. On
ne peut exclure que la pratique du portrait à partir des années 1880 trouve un fondement
dans la critique d’art du milieu du siècle11. Partie de Vinci, relayée par Rembrandt, cette
fonction du portrait se prolonge, selon l’imaginaire maeterlinckien de la peinture, dans

218
UN THEATRE DE L’IMAGE

l’œuvre de Redon. Elle aboutit, enfin, à la photographie pictorialiste qui, précisément,


reprend à l’art du portrait le rôle de rendre la psychologie du modèle dans des termes
plastiques dont le flou renvoie… au sfumato de Vinci. Affirmer qu’un peintre doit im-
pérativement voir son modèle au-delà d’un regard limité au constat de la réalité, c’est
toucher à un fondement du langage pictural de Rembrandt et à l’oxymoron métapho-
rique de la cécité voyante. Il est remarquable que le peintre et l’écrivain soient respecti-
vement fascinés par le thème des aveugles12. La réception des portraits de Rembrandt
ébauche ainsi une problématique centrale pour le dramaturge : l’incarnation de la condi-
tion humaine dans l’image. Certes, l’intérêt manifesté pour le contenu psychologique
que le portraitiste doit parvenir à capter et à transposer sur le support, paraît contradic-
toire avec les êtres dépersonnalisés du premier théâtre. Certes, chez Rembrandt, le cré-
pitement de la matière donnant vie aux chairs contraste singulièrement avec les figures
de cire du premier théâtre maeterlinckien. Mais ce paradoxe n’est qu’apparent. Mysté-
rieuse, insaisissable, la vie psychique exige une obliquité, un artifice, pour accéder au vi-
sible. Elle ne se prête pas à une représentation de plein jour. Commentant Serres
chaudes, Gilkin l’a bien compris : « l’éclat du soleil, la pleine ardeur de la vie, frapperait
d’un éblouissement insoutenable les yeux affaiblis du solitaire des Serres chaudes ; (…)
des silencieuses clartés lunaires répondent seules à ses étranges désirs »13. L’aura, l’âme,
la présence, le moi, la vie intérieure – peu importe la formule –, désignent un inconnu
qui ne peut prendre corps que dans une lumière tissée d’ombre14. « Je suis plus près de
toi dans l’obscurité… » déclare Pelléas à Mélisande15. La trop évidente représentation des
choses en éteint la dimension étrange : le portrait doit obscurcir ce qu’il montre s’il veut
avoir quelque chance de montrer ce qui est obscur.
Emettons ici une hypothèse. L’épaisseur des pâtes et le clair-obscur chez Rembrandt
ne répondent-ils pas à ce nécessaire détour de la représentation recherchée par
Maeterlinck ? La forme se désagrège dans l’amplitude de la matière, et la lumière se fait
noirceur pour évoquer le mystère de l’existence. Tout se passe comme si les person-
nages et les objets, « pour atteindre notre regard, [devaient] traverser une certaine épais-
seur de nuit »16. Cette traversée d’une « épaisseur de nuit » définit la condition des
personnages maeterlinckiens ramenés à des « somnambules un peu sourds constamment
arrachés à un songe pénible »17. Maleine doit sortir d’une forêt obscure pour arriver à la
fin du deuxième acte, méconnaissable, au pays du prince Hjalmar. « Vous savez bien
que nous venons d’ailleurs », précise le plus vieux protagoniste des Aveugles. Mélisande
reste mystérieuse sur ses origines lointaines, comme sur ce qu’elle a traversé avant de se
perdre dans la forêt où la trouve Golaud. Bref, il y a des zones d’ombre derrière les per-
sonnages de Maeterlinck. En ce sens, la vision que celui-ci se fait de la représentation de
la figure chez Rembrandt et chez Vinci fait écho à sa réflexion sur la nature du person-
nage. Cérébral, spirituel, secret et détenteur d’un symbole : telles sont les qualités que le
dramaturge reconnaît à la facture du portrait par le peintre hollandais, et tels sont les
principes qu’il applique pour la conception de ses personnages. En termes d’histoire de

219
M
A
E
T l’art, il apparaît que le discours de Maeterlinck sur l’acteur entretient avec l’art du por-
E trait des correspondances souterraines que l’on va tenter de cerner ici.
R
L Vers une redéfinition du portrait
I
N On observe une évolution dans la conception du portrait à partir du début des années
C 1880. Rappelons que la critique d’art avait érigé la notion de caractère en valeur cardi-
K nale de la représentation de la figure, réservant le rendu du réel à l’objectivité de la pho-
tographie. Dès les années 1840, la saisie de la psychologie individuelle du modèle
constitue l’enjeu premier du portrait peint. « Chaque homme a son caractère, sa passion,
son intelligence, sa volonté. Voilà ce qui fait le véritable portrait. Si l’on se contente de
dessiner un nez, des yeux, une bouche, on arrive à une image qui ressemble à tout le
monde (…). Peignez le caractère et votre portrait ne ressemblera qu’à son modèle. On
est soi d’abord et avant tout »18. Ce postulat se redéfinit progressivement à l’aune de la dé-
couverte d’une terra incognita : les strates obscures de la vie psychique. En fait, la ques-
tion de l’inconscient préoccupe les penseurs depuis quelques années déjà. Mis en
évidence en Belgique par Georges Rodenbach, Schopenhauer focalise l’attention des
poètes qui, à partir des années 1870, trouvent dans le Monde comme volonté et comme
représentation un modèle d’exploration des zones inconnues sommeillant au cœur de
l’être19. A Jules Huret qui l’interroge pour son Enquête, Maeterlinck cite d’ailleurs le
penseur allemand parmi ses influences philosophiques. S’il ne semble pas avoir lu la
Philosophie de l’inconscient publiée par Edouard von Hartmann en 1868, il s’intéresse
en revanche, en 1889, aux recherches psychologiques liées notamment à la question de
l’hérédité20.
La découverte de l’inconscient modifie en profondeur la conception que les pein-
tres se font de la représentation de la figure. Elle constitue l’élément moteur du dépas-
sement du réalisme jugé incapable de saisir la densité mystérieuse de l’être. Il ne s’agit
plus de connaître l’homme pour en rendre le tempérament forcément contingent, sin-
gulier, immanent. « Le caractère » précise Maeterlinck, « est une marque inférieure d’hu-
manité ; souvent un signe simplement extérieur »21. Le portrait doit désormais
questionner ce qui, dans l’homme, se dérobe à sa conscience. Maeterlinck ne cessera
de rappeler sa conviction qu’il y a « des puissances mystérieuses qui règnent en nous-
mêmes »22. Au portrait comme restitution de ce que l’on sait du sujet succède, dès le
début des années 1880, le portrait comme interrogation des couches profondes du moi.
Au rendu du caractère de l’individu se substitue l’exploration de son inconscient. Celui-
ci n’est pas appréhendé comme une zone hermétiquement close, singulière, limitée à
un individu. Il désigne une réalité éclatée, perméable, poreuse, qui dépasse la singula-
rité de l’individu pour se nourrir des phénomènes et des êtres qui l’environnent et le pré-
cèdent. Christian Berg a bien montré que la réflexion maeterlinckienne sur l’être
abandonne « la notion humaniste d’un moi homogène pour abonder dans le sens d’une
pluralité de sujets dans le moi »23.

220
UN THEATRE DE L’IMAGE

George Minne, Le Petit Porteur de relique, 1897, bronze.


Rotterdam, Museum Boymans van Beuningen.

Premièrement, les images de Serres chaudes et du premier théâtre disent l’existence


d’un gouffre incommensurable creusé dans l’architecture mentale. Abîme aquatique,
forêt profonde, puits abyssal, tour vertigineuse, escalier infini, souterrain obscur, grotte
inconnue sont autant de motifs qui extériorisent l’inconscient. En peinture et en photo-
graphie, la bulle, représentée généralement à côté d’une figure dont elle est une émana-
tion, flotte à la surface de l’image comme si elle avait préalablement effectué une
remontée des profondeurs du moi. En sculpture, chez Minne, la relique et l’outre évo-
quent la notion d’inconscient dont la signification oscille entre un secret inviolable dans
Le Petit Porteur de relique (1897) et l’écoulement d’une « mer intérieure »24 dans
L’Homme à l’outre (1897).
D’autre part, le motif de la serre et ses analogies – aquarium, cloche, vitre fumée, bulle,
etc. – traduisent, par la transparence déformante de leur limite, la subjectivité par la-
quelle le monde n’est pas une vérité apriorique, mais une représentation infléchie, pré-
cisément, par le prisme de la vie intérieure. Les premiers vers de Serres chaudes
définissent ainsi un programme d’exploration de l’inconscient qui fait écho à la dimen-
sion introspective dont Khnopff teinte ses portraits :

221
M
A
E
T Ô serre au milieu des forêts !
E Et vos portes à jamais closes !
R Et tout ce qu’il y a sous votre coupole !
L Et sous mon âme en vos analogies !
I
N Les pensées d’une princesse qui a faim,
C L’ennui d’un matelot dans le désert,
K Une musique de cuivre aux fenêtres des incurables.
Retiré dans son exil intérieur, le moi assiste au défilé de ses propres inhibitions. Impré-
gné du Triptyque de la Tentation de saint Antoine (ca 1520-1530) peint par Hiéronymus
Bosch et conservé aux Musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles, Maeterlinck érige les
visions obsédantes de la vie intérieure en priorité de son projet poétique. Il n’est pas le
seul. Rappelant les moments difficiles traversés par Mallarmé à Tournon en 1866-1867,
la notion de crise intérieure se répand autant dans la littérature que dans les arts visuels.
Cette crise du sujet est aussi, et surtout, une crise du langage. Elle trace la voie de la mo-
dernité, et constitue le prix à payer pour engager une refonte de la représentation en rup-
ture avec le positivisme ambiant et l’héritage réaliste qui, en Belgique, tient lieu d’art
national légitimé par le renvoi systématique à Rubens, lequel est singulièrement absent
du musée imaginaire de Maeterlinck.
On sait gré à Michel Draguet d’avoir montré le rôle inaugural joué à cet égard par
Une Crise peinte par Khnopff en 1881 et présentée la même année au Salon de
Bruxelles25. Le titre de l’œuvre est révélateur du malaise intérieur qui affecte le person-
nage – un autoportrait – dans sa relation à la nature. Il situe le portrait sous le signe d’une
inadéquation entre l’homme et le monde dont témoigneront les poésies reprises dans
Serres chaudes. Ce sentiment d’inadéquation neutralise toute fusion au réel. L’être se
tient en marge d’un paysage qu’il contemple sans pouvoir l’atteindre, ni vouloir s’y fon-
dre. Là où Khnopff découpe le profil de la figure pour réduire celle-ci à une silhouette
collée sur un fond auquel elle ne s’intègre pas, Maeterlinck dresse, dans Serres chaudes,
une paroi vitrée privant l’être de tout contact direct avec la nature. Celle-ci ne promet au-
cune certitude. Au contraire. Elle renvoie à l’homme la réverbération de sa crise, « l’écho
amplifié de ses doutes »26 qui, dans les pièces en vers libres se matérialisent en une co-
horte de visions incohérentes : « un glacier au milieu des prairies » (Cloche à plongeur),
« un navire de guerre à pleines voiles sur un canal » (Serre chaude), « une ambulance au
milieu de la moisson » (Cloches de verre), « une végétation orientale dans une grotte de
glace » (Hôpital), etc. Face à une nature où « rien n’y est à sa place » (Serre chaude), la fi-
gure renonce à toute forme d’action autre que celle d’un repli intérieur. L’antériorité
chronologique de la peinture sur le recueil situe Maeterlinck en position de débiteur
symbolique vis-à-vis de Khnopff. Dans la peinture, la figure observe, questionne, et face
à l’image que lui renvoie la nature, se refuse à toute participation au bénéfice d’une atti-
tude contemplative. Celle-ci envahit tout le recueil de Maeterlinck à travers un vocabu-
laire marqué par la perception visuelle : verre ardent, reflets, visions, regards… La

222
UN THEATRE DE L’IMAGE

contemplation se double d’une attente aussi infinie que mélancolique, à laquelle il n’est
répondu que de façon énigmatique. Sur un plan pictural, le paysage est incertain dans ses
formes. Au niveau de l’écriture, le principe d’analogie dépouille l’image poétique de
contours clairs. Rabattu dans le plan, le paysage ne fournit aucune voie de sortie –
Khnopff reprendra le même principe en 1889 dans Memories –, au même titre que la
paroi vitrée d’une serre hermétiquement close n’offre aucune échappée. L’évolution du
portrait se double ainsi d’un changement dans la représentation du paysage27. Peindre le
paysage n’est pas ouvrir une fenêtre sur un coin de nature, mais, héritage romantique
oblige, y insuffler un état d’âme envahi par le doute. Quand l’incertitude se dilue dans la
conscience, l’esprit vacille, le regard se trouble et les visions perdent toute objectivité :
l’herbe vire au mauve (Ame chaude), les cerfs blanchissent (Chasses lasses) et les chiens
sont jaunes (Fauves las). L’homme s’accroche, enfin, à la seule réalité qui demeure,
quoique fortement ébranlée, le moi. Les adolescents blessés sculptés par George Minne
prennent à cet égard une dimension poétique proche de l’univers de Serres chaudes.

George Minne et le symbole de la blessure

La relation qui unit Minne à Maeterlinck est représentative d’un fonctionnement typique
reposant sur le principe du duo issu du modèle formé par Mallarmé et Manet. Elle dé-
passe l’anecdote biographique et va au-delà du travail d’illustration par lequel l’artiste té-
moigne par ailleurs de son immersion dans l’univers poétique de Maeterlinck. Entre les
textes de ce dernier et les sculptures de Minne, un lien souterrain se tisse, que la critique
d’époque a du reste repéré immédiatement. Plus tard, en 1921, Minne dira avoir été en
symbiose avec Maeterlinck qui, à son tour, rendra un hommage vibrant au sculpteur en
1925 : « Je n’ai jamais rencontré exemple aussi frappant du don inné, du don prénatal et
rien autant que son cas ne paraît donner raison à ceux qui affirment que l’œuvre du génie
n’est que l’œuvre du subconscient, ou l’œuvre des morts qui vivent en nous »28.
A sa manière, Grégoire Le Roy rend compte de cette unité sous-jacente lorsqu’en
automne 1890, il publie simultanément deux articles, l’un sur Maeterlinck dans La Jeune
Belgique, et l’autre sur Minne dans L’Art moderne. Analysant Serres chaudes, Le Roy
insiste sur le « douloureux désaccord » qui oppose l’être humain aux impostures d’un
monde fait de « choses qui ne sont nulle part à leur place »29. Cette inadéquation conduit
au renoncement dont Khnopff avait fait le sujet de sa Crise, et que Le Roy perçoit autant
dans Serres chaudes que dans les figures de Minne. Ces dernières, écrit-il, forment une
« humanité qui (…) s’est enfin courbée et renonce à repousser encore – puisque en vain
! – l’acharnement du malheur contre elle »30. La résignation ne débouche toutefois pas,
comme chez Khnopff, sur un retranchement contemplatif dominé par une attente mé-
lancolique. Elle est vécue sur un mode douloureux qui s’exprime sous la forme de poses
complexes caractérisées par la torsion et par l’écartèlement. Avec les deux adolescents
blessés qu’il campe en 1889 et 1894, Minne explore la vie intérieure à travers une cul-
ture de la souffrance relayée au même moment par la poésie. La traduction du malaise

223
M
A
E
T
E
R
L
I
N
C
K

George Minne, Le Petit Blessé II, 1898, bronze.


Collection particulière.

éprouvé par un sujet en souffrance est en effet une thématique centrale de la Trilogie
noire de Verhaeren et de Serres chaudes. Il ne faut pas se tromper quant à la portée de
cette célébration de la douleur. Comme l’a montré Paul Aron à propos de Verhaeren,
il s’agit bien d’un projet poétique, et non d’une réalité vécue sur un plan personnel31. La
biographie en témoigne. Verhaeren ne cesse de voyager, Minne accumule les exposi-
tions et devient membre des XX en 1890, Maeterlinck, lui, multiplie les publications. Le
culte de la souffrance participe au phénomène de crise que le symbolisme érige en prin-
cipe de rupture esthétique, sociologique et politique. Elle touche autant l’iconographie
que le registre de la forme.
Ebranlé par le doute que lui renvoie un monde dont Serres chaudes exprime poéti-
quement l’incohérence, le sujet se convulse. Le Petit Blessé (1889) s’accroche à lui-même
par la torsion des bras, répondant ainsi à la figure de l’agenouillé que Minne déclinera
jusque 1898. Dans Mère pleurant son enfant mort (1886) et dans Le Grand Blessé
(1894), les membres s’écartèlent sous le poids d’une puissance invisible. La blessure reste
sans explication factuelle. Elle ne s’inscrit pas dans la trame d’un récit social. Aucun évé-
nement ne vient se placer en amont de la douleur qui étreint l’individu. Minne se situe
en marge du cadre classique des schémas iconographiques liant l’expression de la souf-

224
UN THEATRE DE L’IMAGE

france à l’histoire. Sa sculpture prend en cela une dimension poétique. Celle-ci repose
sur le principe d’une blessure sans objet. La soustraction du référent relève ici pleinement
de la logique du symbole. Contrairement à l’allégorie sociale exprimée par Constantin
Meunier dans son Coup de Grisou, aucune cause historique n’est à l’origine d’un mal qui
reste, par nature, flou, imprécis, élastique32. Le drame n’est pas social, mais psycholo-
gique ; la blessure n’est pas corporelle, mais mentale. Nous y reviendrons. Sans objet ap-
parent ni cause factuelle, la blessure devient le symbole d’une douleur nouvelle,
indéfinissable, affectant la condition humaine sans que celle-ci n’en connaisse la nature.
[La douleur] est devenue plus profonde, plus mystérieuse, plus intime, plus déchirante et plus déses-
pérée, parce qu’elle sait de moins en moins où elle va, et surtout parce qu’elle est chargée de beaucoup
plus d’années, et par conséquent de beaucoup plus de maux33.
Il paraît évident que les sculptures de Minne ont placé Maeterlinck sur la voie de ce « tra-
gique intérieur » qu’il trouve, au même moment, dans La Damnation de l’artiste (1890)
de Gilkin34, et dont il fera le fondement de sa dramaturgie du tragique quotidien. Le fait
de montrer une douleur sans objet appelle de nouveaux principes formels. Minne ne
montre ni les conséquences mortifères de la douleur, ni sa cause, mais la douleur elle-
même : torsion des bras, cassure des poignets, contorsion du torse, tension des membres,
poing serré, jambes ployées vers l’intérieur expriment le mal-être d’une figure dont les
forces se consument sous l’action d’une puissance extérieure et invisible. Celle-ci condi-
tionne le modelage des formes. « On ne s’arrête plus aux effets du malheur, mais au mal-
heur lui-même, et l’on veut savoir son essence et ses lois »35. Le vide qui entoure le corps
revêt en effet une fonction quasiment matricielle. Il opère comme un agent qui, tel le si-
lence dont Maeterlinck enveloppe les mots dans le dialogue théâtral, travaille les formes
par compression. Ce façonnage de la forme par le vide, couplé à l’idée d’une agression
indéfinie, donne à la figure du blessé une signification équivalente à celle du personnage
maeterlinckien. Le sculpteur et l’écrivain ont en commun une même conception
esthétique de l’homme comme un être en relation avec les forces mystérieuses de l’uni-
vers. Le Roy ne s’est pas trompé lorsqu’il écrit que « la fatalité et la malédiction de fautes
ancestrales et impardonnées [sic] pèsent sur ces êtres qui, par leurs formes (…) ne nous
paraissent presque plus humains et le sont pourtant »36. Le statut d’une figure vidée de l’in-
térieur, mais conservant une apparence humaine, est un élément central dans le discours
de Maeterlinck sur la marionnette. Celle-ci se nourrit implicitement de l’évolution du
portrait qui, dans la seconde moitié des années 1880, passe par la réception des « arran-
gements » de Whistler.

Le principe d’arrangement

La réception des œuvres de James Abbott McNeill Whistler, présentées au salon des XX
en 1884, 1886 et 1888, précipite la dimension énigmatique et introspective désormais at-
tribuée à la signification du portrait. Face aux nocturnes et aux arrangements du peintre

225
M
A
E
T américain, Van Rysselberghe, Khnopff, Degouve de Nuncques, Finch, et dans une cer-
E taine mesure, Ensor, se révèlent sensibles au chromatisme musical de la palette comme
R à la sensualité ambiguë des figures féminines. Whistler, alors au faîte de sa carrière, est
L présent dans la plupart des salons européens au cours des années 1880. Connue et re-
I connue, la modernité de sa peinture fait de lui un invité obligé aux yeux d’Octave Maus37.
N En octobre 1891, le peintre séjourne à Anvers pour les besoins du procès qui l’oppose
C
à Sheridan Ford dans le cadre d’une affaire liée à l’édition par ce dernier de The Gen-
tle Art of Making Enemies. L’avocat chargé de sa défense se trouve être Albert
K
Maeterlinck… cousin du « nouveau Shakespeare » que le peintre ne manque pas de ren-
contrer38. C’est également par l’intermédiaire d’Albert Maeterlinck que Whistler expose
en 1894, à Anvers, Arrangement in Black : Portrait of Señor Pablo de Sarasate (1884).
Enfin, l’artiste sera encore invité par Octave Maus à exposer au salon de la Libre
Esthétique en 189539.
Ces éléments factuels laissent entendre que la présence de Whistler en Belgique au mi-
lieu des années 1880 n’est pas ornementale, même si sa portée sera de courte durée. La
série des White Girls offre aux peintres belges un modèle figuratif fondé sur un principe
d’arrangement symbolique. Celui-ci consiste à agencer des fragments de réalité pour
composer une mise en scène. Géométrisation de la composition, absence de profon-
deur, jeu de miroirs, union d’une figure et d’une couleur, atmosphère monochrome liée
au blanc sur blanc, sujet énigmatique, théâtralité de la pose, chromatisme musical ob-
tenu par les modulations tonales d’une même teinte, rejet de l’anecdote et symbolique
florale constituent autant d’éléments visant à évoquer, par l’image, la part insaisissable qui
se tient derrière l’apparence des choses et des êtres. Whistler fait montre d’une maîtrise
de la mise en scène que l’on retrouve, à divers niveaux, chez Maeterlinck comme chez
Khnopff. Toutefois, ce dernier n’a pas repris la dimension charnelle que Whistler donne
à sa Symphony in White, n°1 : The White Girl (1862) à travers l’éclat du regard et la
longue chevelure dénouée40. En revanche, le contraste entre l’agencement géométrique
d’un intérieur clos et le relâchement mélancolique d’une figure qui s’y abandonne est un
aspect qui prélude autant au Portrait de Marguerite peint en 1887 qu’à l’univers de Serres
chaudes. Mais il importe surtout ici de souligner que la réception de Whistler en Belgique
participe d’une nouvelle vision de la représentation de la figure. Verhaeren en rend
compte dans son article de 1884 sur le salon des XX : le portrait doit être agencé pour
saisir un mécanisme profond situé au-delà des apparences41.

Portrait d’un spectre

La précision photographique des portraits de Khnopff est ambiguë. Il serait erroné de


voir dans la maîtrise consommée de l’illusion picturale la volonté d’inscrire le portrait
dans le seul champ de la réalité. Celle-ci ne constitue pas une finitude, et encore moins
une « grâce suprême »42 : la figure se présente comme un être en tension avec l’infini.
Pour Maeterlinck, il ne s’agit pas de rejeter la représentation, mais bien d’en modifier le

226
UN THEATRE DE L’IMAGE

James Ensor, La Dame sombre, 1881


James Ensor, Les Masques scandalisés, 1883
huile sur toile,
Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.

227
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E
T sens afin de lui rendre sa véritable fonction. Bien qu’il n’y ait pas, dans son propos, de
E référence explicite à la théologie de l’image43, le fondement qu’il accorde à la représen-
R tation relève de la logique figurative de l’icône dont Khnopff tire sa conception du por-
L trait : l’image représente moins le réel qu’elle ne fait apparaître un modèle invisible44. En
un certain sens, l’intérêt de Maeterlinck pour l’optique – microscope, photographie, cli-
I
ché stellaire, boîte optique, miroir… – partage avec le principe d’icône la volonté de cap-
N
ter l’invisible. D’autre part, il paraît évident que la réflexion fin de siècle, chez Mockel et
C
Maeterlinck notamment, en matière de rhétorique de l’image s’inscrit dans le même
K
champ de préoccupation pour les liens articulant le visible et l’invisible.
Le portrait symboliste est à la fois une médiation, puisqu’il ouvre le regard sur quelque
inaccessible territoire, et un artifice, puisqu’il montre, par définition, un reflet et non la
figure en soi. Cette signification iconique du portrait explique que le recours au mimé-
tisme n’est pas là pour coller au réel, mais pour se faire l’écho d’un modèle infigurable.
Le débat sur l’incarnation se joue ici, c’est-à-dire sur la prétendue fidélité – iconoclaste
– du lien entre une réalité supérieure, forcément invisible, et sa résonance dans et par
l’œuvre d’art. Sur un plan littéraire, cette question se pose dans le cadre de la réflexion
sur les propriétés respectives de l’allégorie et du symbole. Dans ce débat sur l’incarna-
tion, l’originalité de la pensée symboliste, ou plus exactement, de la réflexion fin de siècle
sur le symbole, est d’avoir engagé une rupture du lien entre un modèle transcendant et
son reflet dans l’œuvre d’art.
Christian Angelet en a fait la démonstration pour la poésie45. Il a notamment montré
que le symbole se présente, dans l’écriture poétique de Maeterlinck, comme une méta-
phore fonctionnant par ellipse d’un des deux termes – en l’occurrence le comparé, c’est-
à-dire le modèle – composant l’image poétique. Dépouillant le verbe de sa fonction de
communication, la poétique du silence en jeu dans les dialogues de théâtre inscrit éga-
lement un manque, une absence au cœur du langage. Il se trouve que la redéfinition
symboliste du portrait à partir du milieu des années 1880 va dans le même sens. Pour-
quoi ? Car l’icône a pour principe de fixer un spectre, un reflet, et non pas un modèle
forcément infigurable puisque transcendant. Pour être identique à son modèle idéel,
l’image devrait être consubstantielle à celui-ci, et selon Maeterlinck, cela ne se peut :
« quelque chose d’Hamlet est mort pour nous, le jour où nous l’avons vu mourir sur la
scène »46. Le modèle disparaît dès qu’il prend forme dans l’image, au même titre que le
symbole, indicible par nature, s’évanouit dans la résonance de la parole. L’opération re-
lève de la « presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole » que Mallarmé déve-
loppe dans son « Avant-Dire » au Traité du verbe de René Ghil. Un autre visage existe
sous les traits qui se dessinent à fleur de toile et une autre voix se fait entendre au-delà
des paroles. Il n’est donc pas question de prendre le reflet pour le modèle. On touche
ici au fondement de la représentation chez Khnopff, et à ce qui unit secrètement ce der-
nier à Maeterlinck. Le Trésor des humbles est traversé par une certitude, celle de l’exis-
tence d’une autre scène dissimulée derrière le voile apparent des choses. Les nombreuses

228
UN THEATRE DE L’IMAGE

métaphores – portes, fenêtres, miroirs, puits, souterrains… – articulant un dedans et un


dehors, un proche et un lointain, participent de cette foi en la présence d’un ailleurs dont
l’accès demeure fermé. Il en va de même en peinture. Le portrait se présente comme
l’apparition d’un ordre invisible qui ne peut se dévoiler sans être défloré : ce qui paraît
n’est pas ce qui est.
Il ne faudrait pas conclure à la vanité de toute représentation. Bien au contraire. La
sécularisation de la conception de l’œuvre d’art n’a pas évacué la question de l’incar-
nation de l’invisible. Car paradoxalement, ce sont précisément l’image et la poésie qui,
ouvrant une voie vers l’infini, permettent à celui-ci de trouver une économie dans le
visible et dans le langage. Le symbole génère un glissement continu qui déporte le sens
au-delà des objets. « Au fond, écrit Maeterlinck, la poésie suprême n’a d’autre but que
de tenir ouvertes “les grandes routes qui mènent de ce qu’on voit à ce qu’on ne voit
pas” »47. Ces « grandes routes », on l’a dit, sont nécessairement obliques. L’image ico-
nique désigne bien une économie, un fragment, une parcelle d’infini dans le visible –
« la timidité du divin dans les hommes »48 – , et non une similitude. Ce qu’elle montre
n’est pas l’homonymie de ce qui se trouve derrière le voile de l’apparence. Il est si-
gnificatif que cette articulation symbolique entre des mondes antagonistes passe, non
par un schéma perspectif restituant un savoir acquis sur la nature, mais par un principe
d’arrangement symbolique, hérité de Whistler, visant à inscrire une signification pro-
fonde, enfouie dans les liens qui se tissent entre figure, lieu et objet. Ceux-ci compo-
sent une scène renvoyant à un mystère dont rien ne peut être appris. Face à l’image,
le regard se perd en conjectures. L’invisible ne peut se faire voir que sur le mode du
rébus qui interpelle la critique d’époque. Le spectateur butte devant « une immense al-
gèbre dont la clef est perdue »49. Chaque représentation prend une dimension hermé-
tique, cryptée. Chaque parole signifie autre chose que ce qu’elle dit. Grégoire Le Roy
a très bien perçu ce processus complexe : « tout être, tout objet, tout événement est
doué d’une signification cachée qui est pourtant la vraie, la seule, et qui toujours nous
reporte à l’Infini »50.

Le visage et l’archétype

Dans l’évolution du portrait au cours des années 1890, le visage s’affirme comme un lieu
stratégique de la relation de chaque individu à l’infini. Maeterlinck, on l’a dit, pense
l’homme comme un être inscrit en tension avec de « grandes forces qu’on ne voit pas »51,
et dont il explore les effets dans son premier théâtre. Et de préciser que « ce qui nous dis-
tingue les uns des autres, ce sont les rapports que nous avons avec l’infini »52. Ceci oriente
la signification de la représentation du visage. Il y a dans la conception symboliste du
portrait une aspiration à ce que le visage soit davantage que la figure d’un être. A suivre
Maeterlinck, l’individu est fait de sa réalité, mais il est aussi corrélé à une transcendance.
« Il est bon de rappeler aux hommes que le plus humble d’entre eux a le pouvoir de
sculpter, d’après un modèle divin qu’il ne choisit pas, une grande personnalité morale,

229
M
A
E
T composée en parties égales et de lui et de l’idéal »53.
E Cet au-delà de l’homme ne débouche en aucun cas sur le culte romantique du héros,
R comme le mythe de Prométhée dont la composante idéaliste du symbolisme livre des
L expressions picturales qui laissent Maeterlinck de marbre. Etablir un lien entre trans-
I cendance et condition humaine passe par un reflux de l’action vers ce tragique quotidien
N décrit au cœur du Trésor des humbles. Ce glissement se révèle mortifère. En aucun
C
cas, le visage ne peut se faire le siège de cette présence intérieure explorée par Rops ou
Ensor à travers un catalogue de trognes croquant la palette des attitudes humaines. Dans
K
les figures de Khnopff, comme dans les agenouillés de Minne, l’inanité du visage, l’ab-
sence d’expressivité dans les traits, l’impassibilité cadavérique du faciès, répondent à l’exi-
gence maeterlinckienne d’un théâtre habité par des figures dévitalisées. Maleine n’est-elle
pas « pâle comme une figure de cire » (II, 1) ? A cette pâleur du personnage maeter-
linckien répond le traitement plastique de la peau. D’une part, le corps est dépouillé des
stigmates qui donnent vie à la chair. Pétrifiée, celle-ci forme un seuil impénétrable. A re-
bours de Rodin, Khnopff et Minne n’entretiennent aucune relation charnelle, tactile,
avec le rendu de la peau qu’ils réduisent à une surface abstraite, marmoréenne, à laquelle
le regard se heurte sans pouvoir la traverser. D’autre part, l’assourdissement des teintes
et les tonalités cireuses contribuent à l’élaboration d’un être « qui aurait les allures de la
vie sans avoir la vie »54. La peau prend ainsi une dimension funéraire qui répond à la
mort de l’acteur, ou plus précisément, au retrait de l’acteur incarnant le personnage.
Le moindre souffle de vie constitue une contingence donnant au visage ce caractère
« accidentel et humain » perçu par Maeterlinck dans son propos sur l’androïde comme
ce qui brise le rayonnement du symbole en jeu dans le personnage. Le visage prend la
forme d’une rigoureuse architecture marquée par l’interaction signifiante des parties qui
le composent55. Une cohérence interne relie les détails du faciès. Lèvres fermées, pau-
pières lourdes et regard lointain constituent les éléments d’un système de représentation
qui érige le visage en façade. Un mouvement se tisse entre la fixité du regard et la fer-
meture des lèvres. Les yeux tiennent le spectateur en respect face à une figure murée
dans le silence. Les lèvres se ferment, le regard s’intensifie, et les paupières se baissent
sur les pupilles comme un voile dissimulant quelque secret inaccessible.

Le visage-écran

Il n’est pas incongru de percevoir le portrait sous l’angle de ce que l’on pourra appeler un
visage-écran, c’est-à-dire un visage qui n’est pas la représentation contingente d’un individu,
mais une surface, telle celle du Linceul de Turin56, placée entre l’ici et l’ailleurs, et sur la-
quelle se trouvent, comme projetés de loin, les traits d’un modèle invisible. Ceci explique
le travail formel accompli pour réduire les singularités au profit de l’élaboration d’un ar-
chétype. Maeterlinck va également dans ce sens lorsque, avec Les Aveugles, il multiplie une
même figure ramenée à un simple chiffre. Le Trésor des humbles définit la portée de
l’opération : « tous nos organes sont les complices mystiques d’un être supérieur »57. Cette

230
UN THEATRE DE L’IMAGE

complicité passe, chez Khnopff, par un travail d’épuration du visage fondé sur l’exploita-
tion de photographies réalisées entre 1889 et 1902. Le recours à la photographie substitue
la restitution de la réalité par le travail méthodique, lent, et parfaitement maîtrisé, de son
idéalisation. Il permet à l’artiste de corriger le modèle au point de le déposséder de sa subs-
tance intérieure : le visage se découpe, impersonnel, archétypal, sur la gorge. Celle-ci est un
lieu symbolique. Elle fait office de socle sur lequel le visage flotte sans relation apparente
avec le corps, comme s’il s’agissait d’opposer les passions de la chair au règne de l’esprit.
La transposition de l’individu se joue sur le mode d’une transfiguration58. La didascalie
inaugurale d’Intérieur en témoigne de façon explicite : les êtres sont « spiritualisés par la dis-
tance, la lumière et le voile indécis des fenêtres ». Khnopff vise le même objectif en multi-
pliant les artifices. Il prélève à ses modèles des fragments de visage fixés pour recomposer
un type féminin qu’il ne cessera de poursuivre. Dans Memories qu’il dessine en 1889,
Khnopff opère par répétition d’une même figure déroulée en autant de rimes plastiques.
Le principe se retrouve dans le frontispice que Minne dessine, la même année, pour Serres
chaudes. Le sculpteur reprendra cette rhétorique de la répétition du même lorsqu’il dis-
posera sur la margelle de La Fontaine des agenouillés (1898), cinq exemplaires identiques
d’une figure. Le portrait vise ici à priver le sujet de son individualité pour en ramener la
représentation à un chiffre abstrait que Maeterlinck théorise à travers la notion d’androïde.
L’archétype dégage le portrait de toute inscription dans le présent : « c’est à l’endroit où
l’homme semble sur le point de finir que probablement il commence ; et ses parties es-
sentielles et inépuisables ne se trouvent que dans l’invisible »59. Il s’agit de concevoir des per-
sonnages vidés de présence corporelle, privés de singularités, afin de transformer le visage
en écran sur lequel apparaît ce que Maeterlinck appelle « le chant mystérieux de l’infini ».
Suivant cette conception iconique, le portrait prend une valeur spirituelle qui fait évo-
luer le visage vers le masque dont la fonction dans le théâtre grec antique consistait,
selon Maeterlinck, à « atténuer la présence de l’homme »60. La face se transforme en fa-
çade au fil d’un processus mortifère qui aboutit, à l’extrême fin de siècle, à une absence
totale de stigmate. Le masque n’apporte aucune révélation sur l’être. Il renvoie « l’in-
consistance d’un spectre »61 à celui qui le contemple. Khnopff témoigne de cette évolu-
tion dans la représentation du visage lorsqu’il réalise des œuvres comme Un Masque
(1897) ou L’Encens (1898). Vitrifiée, lisse comme de la cire, la peau constitue une sur-
face aussi impénétrable qu’un miroir. Si l’on accepte, avec Georg Simmel, que le visage
révèle la vie intérieure62, on comprend sans difficulté que l’inanité du masque renvoie à
la crise du sujet dont le premier théâtre maeterlinckien porte la marque. A l’usage du
masque dans le portrait correspond, dans l’écriture, celui du pronom impersonnel
comme expression rhétorique de la désincarnation du personnage63.

Du corps de l’acteur à l’acteur sans corps

Le principe d’icône suppose que la figure n’ait plus de vie propre, puisqu’elle fait écho
à un modèle immatériel. Il faut que Maleine répète cinq fois « Je suis la princesse

231
M
A
E
T Maleine » pour que Hjalmar la reconnaisse (II, 6). Pour cette raison, Maeterlinck souhaite
E que les peintres fassent seulement le portrait des morts64. Car peindre l’inanité de la mort
R sur un visage, c’est inscrire le portrait en relation avec un être appartenant au mystère de
L l’au-delà. « Attention ! », s’écrie la Reine Anne voyant arriver Hjalmar et Maleine, « il ar-
rive avec sa mendiante de cire ; il l’a promenée autour des marais, et l’air du soir l’a ren-
I
due plus verte qu’une noyée de quatre semaines » (III, 3). Vidé de sa contingence, le
N
personnage vaut comme symbole d’une réalité supérieure, et c’est donc très logiquement
C
que, pour Maeterlinck, « le symbole ne supporte jamais la présence active de l’homme »65.
K
Afin de cautionner son propos, et de se situer dans un horizon de référence anglophone,
Maeterlinck cite explicitement Charles Lamb pour affirmer l’infériorité de l’image scé-
nique sur la représentation mentale provoquée par la lecture66. Le rejet de cette « pré-
sence active » de l’être humain est un élément essentiel. Gilkin en perçoit l’origine dans
Serres chaudes. « Les êtres sont non plus des réalités objectives, mais seulement des fi-
gures, des hiérogrammes qui traduisent les mouvements de la conscience »67. Mais com-
ment mettre en scène une figure indéchiffrable, inactive, et qui, malgré tout, traduise les
mouvements de la conscience ? Ou pour le dire avec Maeterlinck, comment représen-
ter un « être qui a l’apparence de la vie sans avoir la vie »68 ?
Les archives montrent que le dramaturge s’est rapidement préoccupé de l’avenir scé-
nique de ses drames. Publiés dans La Jeune Belgique en septembre 1890, les Menus
propos : le théâtre fixent son point de vue sur la question de l’acteur, et plus largement
sur la représentation scénique. La critique maeterlinckienne de l’acteur s’inscrit dans une
situation historique qui explique le recours a priori étonnant au principe de l’androïde.
Les nombreuses allusions aux androïdes dans l’agenda de 1890 répercutent une tradition
de fabrication d’automates issue de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Jacques de Vau-
canson, Friedrich von Knaus ou encore la famille Jacquet-Droz et Leschot ont cherché
dans l’androïde une imitation de la vie69. Il faut dire également que le spectacle de ma-
rionnettes est une tradition réactualisée à la fin du XIXe siècle dans les théâtres populaires
avant d’entrer dans le milieu des scènes d’avant-garde. Maeterlinck a d’ailleurs pu voir
les spectacles de marionnettes de la compagnie Holden régulièrement présente à Gand
et à Bruxelles durant les années 188070.
Postulons d’emblée que Maeterlinck ne veut pas supprimer l’acteur de la scène, même
si certains passages des Menus propos vont dans ce sens. On est a priori en droit de pen-
ser que le dramaturge songe à un théâtre sans intervention de comédiens puisqu’il sou-
haite « écarter entièrement l’être vivant de la scène » pour le remplacer par un masque,
une sculpture, une ombre, un reflet ou une projection. Faisant allusion aux Trois Petits
drames pour marionnettes, Maeterlinck affirme sans équivoque que ces drames « sont
vraiment écrits p[ou]r un théâtre de marionnettes. Ils n’ont ni la réalité ni la vie qu’il fau-
drait pour résister aux attentes de l’acteur ordinaire »71. Et pourtant, l’enjeu ne semble pas
résider dans l’invention d’une scène abstraite, ou dans la reprise d’un théâtre de ma-
rionnettes. Le malaise ressenti par Maeterlinck ne se trouve pas dans la présence réelle

232
UN THEATRE DE L’IMAGE

de l’acteur sur scène, mais dans l’incidence qu’une présence humaine, singulière, peut
avoir sur la réception du poème. Il s’agit moins de substituer un androïde au comédien
que d’élever la scène au niveau du poème. C’est pourquoi Maeterlinck entend retrancher
les éléments « accidentels et humains » qui, dans l’acteur de chair et d’os, freinent le rayon-
nement du symbole en polarisant l’attention du spectateur. « Automate et androïde non
pas au sens strict du mot mais quel que soit son mode d’action », lit-on dans l’agenda de
189072. Autrement dit, le dramaturge n’entend pas supprimer l’acteur, mais en transfor-
mer l’apparence pour rendre possible une scène qui ne déflore pas la profondeur spiri-
tuelle du poème. Comment ? En puisant dans la marionnette et l’automate les éléments
d’un nouveau modèle théorique pour redéfinir le statut de l’acteur73. Cette transforma-
tion du corps en figure entretient avec la représentation plastique du sujet des corres-
pondances que l’on va cerner ici.
Le corps ne s’inscrit dans l’image que sous la forme d’un signe limité. En écho au
théâtre statique de Maeterlinck, il se fige dans une pose rigidifiée par le traitement plas-
tique du lieu. L’espace est conçu selon une géométrie rigoureuse qui, de Khnopff à
Spilliaert, phagocyte le mouvement pour suspendre la figure dans l’attente d’une chose
dont rien n’est dit. Cette géométrisation de l’espace comme crispation du mouvement
prend des voies diverses. Assemblage de plans (Mellery), rabattement dans le plan de
l’image (Khnopff), agencement de surfaces en perspective infinie (Spilliaert), fixation au
sol (Minne) transforment le lieu en un champ symbolique qui magnétise la figure. Ce
n’est pas tout. L’habit joue ici un rôle signifiant. Il prend le corps en otage. Tantôt le vê-
tement épouse les formes comme une gaine inamovible, tantôt son ampleur emprisonne
le corps sous le poids des étoffes. Ces éléments permettent de préciser le statut de la ma-
rionnette maeterlinckienne. Celle-ci ne peut uniquement être comprise comme un jouet
soumis au hasard d’une destinée aveugle. Sous l’angle d’une approche comparée avec
l’art plastique, elle se présente plutôt comme une figure dématérialisée, dépouillée de ses
éléments humains, et donc superficielle dans ses actes. Immobile, cireuse dans ses to-
nalités, absente à elle-même, elle apparaît comme un écran sensible aux manifestations
de l’inconnu que Maeterlinck entend faire descendre dans la poésie. Comme la scène,
le portrait interroge l’être qu’il transforme en androïde. Celui-ci fait l’objet d’un travail de
diminution des caractères humains, destiné non pas à créer quelque personnage surna-
turel cher à Jean Delville, mais à en faire une pellicule sensible aux mouvements des
forces inconnues.
Cette mise en scène d’une figure spectrale, figée dans une attente infinie, relève d’une
conception de l’image marquée par la théâtralité. En peinture, le corps n’existe que dans sa
relation avec le lieu qui, on l’a dit, prend une dimension théâtrale dès lors qu’il est affirmé,
non plus comme fond décoratif, mais comme champ symbolique magnétisant la figure.
Une dialectique s’établit entre l’être et l’espace. « Les figures imposent leur réclusion à l’uni-
vers qui émane d’elles en une rigoureuse géométrie »74. Le lieu apparaît comme une spa-
tialisation du psychisme. Il est énigmatique, à l’image d’un sujet insaisissable. Aux étranges

233
M
A
E
T salles de Khnopff répond l’architecture complexe des châteaux de Maeterlinck ; à la boîte
E optique des Sept Princesses fait écho le jeu de miroirs utilisé par Spilliaert pour créer un es-
R pace réflexif ; à La Maison aveugle peinte par Degouve de Nuncques renvoie la maison,
L aveugle elle aussi, située dans Intérieur ; à la menace brandie par une végétation inquiétante
I chez Minne se corrèlent les souterrains lézardés des pièces à caractère légendaire…
N La charge symbolique conférée au lieu s’accompagne d’une recherche de dépouille-
C ment visant à réduire l’action à l’essentiel. Alors que la figure se fige dans l’énigme, le
K moindre objet, le moindre détail porte le poids d’une signification cachée. Face à
l’image, on se trouve dans une situation comparable à celle de Golaud qui, par l’inter-
médiaire d’Yniold, assiste à un tableau scénique qu’il ne peut décrypter. A priori insi-
gnifiants, les détails et objets participent pleinement à une mise en scène perçue et
voulue comme un rébus. Ils n’ont rien de l’éclat de surface auquel Van Rysselberghe,
par exemple, s’attache lorsque sous l’influence conjointe de Whistler et d’Alfred
Stevens, il valorise les éléments décoratifs du mobilier. Fleurs, bulles, miroirs, embra-
sure de porte, apparence vestimentaire, chevelure, paupières closes, etc., constituent
autant de détails qui déportent le sens au-delà du visible. Paradoxalement, l’objet prend
une grande importance dans ce schéma où, a priori, l’image n’a pas de valeur en soi
puisqu’elle est appelée à jouer un rôle de médiation. Toute l’ambiguïté poétique du
symbolisme se trouve là, dans ce glissement vers l’invisible orchestré au départ d’une cul-
ture du détail doublé d’une illusion quasi photographique dans la représentation des
choses. Le mimétisme n’est là que pour mieux se jouer des apparences, et la ligne de
démarcation entre visible et invisible, entre réalité et au-delà s’estompe.

234
UN THEATRE DE L’IMAGE

Notes
1
E. Verhaeren, Ecrits sur l’art (1881-1892), édités et semblance intérieure à saisir chez tout individu.
présentés par Paul Aron, Bruxelles, Labor (Archives Reproduire par le pinceau, comme un miroir, les traits
du futur), t. 1, 1997, pp. 38-48. physionomiques d’une personne, c’est déjà certes un
2
Ibid., p. 44. mérite ; mais pénétrer la pensée de l’homme dont vous
3
Sur la notion de clair-obscur, voir l’essai remarquable retracez l’image, démêler l’état le plus habituel de son
de M. Milner, L’Envers du visible. Essai sur l’ombre, âme (…), faire, enfin, que la physionomie peinte soit
Paris, Seuil, 2005, pp. 87-136. comme le visage animé, que le jeu des passions trans-
4
E. Verhaeren, op.cit., p. 44. figure le miroir de l’âme en donnant, en quelque sorte,
5
CT, p. 198. Une occurrence difficile à expliquer d’ail- un corps à ce qui est immatériel et fugitif, voilà ce qui
leurs : « Rembrandt 690 ». Sans doute s’agit-il d’un nu- est d’un grand peintre de portraits ». A. Van Soust,
méro d’entrée dans un catalogue que nous n’avons pu « Exposition des Beaux-Arts de 1854. Quatrième arti-
identifier. cle », in Journal de Bruxelles, 28 octobre 1854, p. 3.
6
Maeterlinck a pu y voir La Leçon d’anatomie du doc- 12
Svetlana Alpers a relevé cette fascination de
teur Johan Deyman. Il intègre d’ailleurs cette œuvre à Rembrandt pour la figure de l’aveugle, comme en
l’évocation d’une discussion sur l’art contemporain témoigne l’iconographie de Tobie, par exemple. Voir
dans sa nouvelle inédite Sous Verre : « Les amateurs S. Alpers, L’Art de dépeindre. La peinture hollandaise
(…) n’aimeraient pas voir pendue en face de leur table au XVIIe siècle, traduit de l’anglais pas Jacques Chavy,
ou autrement la Leçon d’anatomie de Rembrandt qui Paris, Gallimard (Bibliothèque illustrée des histoires),
passe cependant pour un chef d’œuvre ». Voir CT, p. 1990, p. 373. L’exploitation poétique de la figure de
660. Le catalogue de Bredius de 1888 mentionne éga- Tobie est connue par la longue lettre que Van
lement les pièces suivantes : La sortie de la compagnie Lerberghe écrit le 1er mars 1885 à Maeterlinck. Voir à
du capitaine Frans Banning Cocq (La Ronde de nuit), ce propos R. O. J. Van Nuffel, « Lettres de Van
Le Syndic des drapiers, Tête d’étude (le père du maî- Lerberghe à Maurice Maeterlinck », in Annales de la
tre), Portrait d’Elisabeth Jacobs Bas, Composition my- Fondation Maurice Maeterlinck, t. VI, 1960, p. 66 et
thologique, La fiancée juive (Ruth et Booz). Voir A. p. 82.
Bredius, Catalogue des peintures du Musée de l’Etat 13
I. Gilkin, « Serres chaudes, par Maurice
à Amsterdam, 2e éd., Amsterdam, Van Holkema, Maeterlinck », in La Jeune Belgique, août-septembre
1888. 1889, p. 296.
7
Il est possible que Maeterlinck songe également aux 14
G. Simmel, Rembrandt, traduction française de
toiles du Musée des Beaux-Arts d’Anvers à propos Sibylle Muller, Saulxures, Circé, 1994, pp. 215-216.
desquelles Van Lerberghe a dit sa fascination. Voir 15
M. Maeterlinck, Pelléas et Mélisande [1892], repris
Charles Van Lerberghe, Journal. Bruxelles, Archives in Théâtre, Genève, Slatkine Reprints, 1979, p. 87.
et Musée de la Littérature, ML 6949/2, 1889-1891, 16
M. Milner, op.cit., p. 123.
feuillet 91. 17
M. Maeterlinck, « Préface » [1901], in Théâtre,
8
CT, p. 592. Voir aussi CB, p. 109. op.cit., p. II.
9
Dès le milieu du siècle, les journaux rendent compte 18
« Salon de 1845. Quatrième article. Le portrait », in
de ce débat. Voyez par exemple L’Indépendance belge, L’Observateur, 30 août 1845, pp. 2-3.
10 octobre 1854, p. 1 ; L’Indépendance belge, 31 oc- 19
Sur la réception de Schopenhauer en Belgique, on
tobre 1857, p. 2 ; L’Observateur belge, 9 octobre 1860, se reportera à l’article de C. Berg, « Schopenhauer et
n.p. ; Journal de Bruxelles, 18 octobre 1860, p. 1. les symbolistes belges », in A. Henry (dir.), Schopen-
10
Maurice Maeterlinck, Agenda, 1891, 24 février. hauer et la création littéraire en Europe, Paris, Méri-
Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature, ML diens Klincksieck, 1989, pp. 119-134.
3141. 20
CT, pp. 704-705.
11
« Avec la ressemblance extérieure, il y a une res- 21
« Conversation avec Maurice Maeterlinck » [1893],

235
M
A
E
T repris in Introduction à une psychologie des songes et 36
G. Le Roy, op.cit., p. 307.
E autres écrits (1886-1896), op.cit., p. 155. 37
Maus consacre un article à Whistler en 1885 après
R 22
M. Maeterlinck, Le Trésor des humbles [1896], lui avoir rendu visite dans sa propriété londonienne.
L Bruxelles, Labor (Espace Nord), 1986, p. 177. Voir O. Maus, « James M. Neil Whistler », in L’Art
I
23
C. Berg, « ’’Je dis : une fleur’’… ! », in Splendeurs de moderne, 13 septembre 1885, p. 295. Il est à noter
l’Idéal. Rops, Khnopff, Delville et leur temps. Liège, que malgré la reconnaissance internationale dont il
Musée de l’Art wallon de la Ville de Liège, du 17 oc- jouit au milieu des années 1880, Whistler n’emporte
N
tobre au 1er décembre 1997, p. 108. pas – à la satisfaction d’Ensor et à la déception de
C
La formule, une fois encore, est de Maeterlinck. Khnopff – les suffrages suffisants pour devenir mem-
K 24

Voir sa « Confession de poète » [1890], repris in In- bre officiel des XX en 1886.
troduction à une psychologie des songes (1886-1896), 38
James Abbott MacNeill Whistler, lettre à Beatrix
op.cit., p. 81. Whistler, Paris, s.d. [28/29 octobre 1891]. Glasgow
25
M. Draguet, Khnopff ou l’ambigu poétique, University Library, MS Whistler W 594. Albert
Bruxelles-Paris, Snoeck-Flammarion, 1995, pp. 34-38. Maeterlinck assura la défense de Whistler dans le
26
Ibid., p. 36. cadre du procès qui opposa le peintre à Sheridan
27
Voir à ce sujet M. Draguet, Le symbolisme en Bel- Ford. Le procès eut lieu à Anvers le 26 octobre 1891.
gique, Anvers, Fonds Mercator, 2004, pp. 76-86. 39
Whistler décline l’offre.
28
F. Hellens, « Les dessins de George Minne », in 40
M. Draguet, Khnopff ou l’ambigu poétique, op.cit.,
Sélection. Chronique de la vie artistique, n° 10, 15 juil- p. 109.
let 1921, n. p. ; M. Maeterlinck, « George Minne », in 41
Voir E. Verhaeren, « Chronique artistique. Exposi-
La Nervie, n° 8, septembre-octobre 1925, p. 205. tion des XX (Second article) », repris in Ecrits sur l’art
29
G. Le Roy, « Maurice Maeterlinck », in La Jeune (1881-1892), op.cit., p. 117.
Belgique, octobre 1890, pp. 357-360. 42
Selon la belle formule d’E. Lévinas, Transcendance
30
Id., « George Minne », in L’Art moderne, 28 sep- et intelligibilité, suivi d’un entretien, Genève, Labor et
tembre 1890, pp. 307-308. Fides, 1984, p. 23.
31
P. Aron, Les Ecrivains belges et le socialisme (1880- 43
Ses recherches sur la littérature latine et la mystique
1913). L’expérience de l’art social : d’Edmond Picard médiévale sont néanmoins considérables. On peut en
à Emile Verhaeren, Bruxelles, Labor (Archives du prendre la mesure dans la bibliographie établie par Fa-
futur), 1997, p. 187. brice van de Kerckhove sur base des textes cités par
32
A. Alhadeff, « George Minne : Narcissism and Sym- Maeterlinck dans ses carnets de Travail. Voir CT,
bolist Sculpture », in Studies in Western Art. Acts of pp. 1400-1407.
the XXIIe International Congress of the History of 44
Sur la notion d’icône, voir l’essai remarquable de
Art, Hungarian Academy of Sciences, 1973, pp. 402- M.-J. Mondzain, Image, icône, économie. Les sources
403. byzantines de l’imaginaire contemporain, Paris, Seuil,
33
M. Maeterlinck, « George Minne », in La Nervie, 1996. Concernant cet aspect dans l’œuvre de Khnopff,
n° 8, septembre-octobre 1925, p. 205. voir M. Draguet, op.cit., pp. 111-114.
34
Maeterlinck explore l’idée d’un « tragique intérieur », 45
C. Angelet, « Symbole et allégorie chez Albert
selon sa formule, dans sa lettre à Iwan Gilkin du 24 Mockel. Une rhétorique honteuse », in Etudes de lit-
janvier 1890. Gand, Cabinet Maeterlinck, B XL 5. Il térature française de Belgique offertes à Joseph Hanse
est à noter que son article sur La Damnation de l’ar- pour son 75e anniversaire, Bruxelles, Jacques Antoine,
tiste publié dans La Pléiade en 1890 est directement 1978, pp. 139-150.
inspiré de cette lettre intéressante par son renvoi 46
M. Maeterlinck, « Menus propos : le théâtre » [1890],
constant à l’inconscient. repris in Introduction à une psychologie des songes
35
M. Maeterlinck, « A propos de L’Œuvre » [1894], (1886-1896), op.cit, p. 86.
repris in Introduction à une psychologie des songes et 47
M. Maeterlinck, Le Trésor des humbles [1896],
autres écrits (1886-1896), op.cit., p. 106. op.cit., p. 145.

236
UN THEATRE DE L’IMAGE

48
Ibid., p. 126. 66
Maeterlinck reprend notamment ce passage signifi-
49
E. Verhaeren, Quelques notes sur l’œuvre de Fer- catif : « Ce que nous voyons sur la scène, c’est le corps
nand Khnopff [1887], repris in Ecrits sur l’art (1881- et l’action corporelle ; ce dont nous avons conscience
1892), op.cit., p. 263. en lisant, c’est presque exclusivement l’esprit et ses
50
Voir G. Le Roy, op.cit., p. 358. mouvements ». Extrait de « On the Tragedies of Shaks-
51
Id., Le Trésor des humbles [1896], op.cit., p. 45. pere [sic], considered with reference to their fitness for
52
Ibid., p. 137. stage representation » in Ch. Lamb, The Works of
53
Loc.cit. Charles Lamb. Political and Dramatic Tales. Essays
54
M. Maeterlinck, « Menus propos : le théâtre » [1890], and Criticism, Londres, Routledge & Sons, [1889].
repris in Introduction à une psychologie des songes 67
I. Gilkin, « Serres chaudes, par Maurice
(1886-1896), op.cit., p. 86. Maeterlinck », in La Jeune Belgique, août-septembre
55
G. Simmel, « La signification esthétique du visage », 1889, p. 294.
in La tragédie de la culture et autres essais, traduit de 68
M. Maeterlinck, op.cit., p. 87.
l’allemand par Sabine Cornille et Philippe Ivernel, 69
La conception d’automates à forme humaine ou ani-
Paris, Rivages, 1988, p. 139. male atteint un sommet au XVIIIe siècle. Elle s’ajoute
56
Sur la dimension iconique des photographies rela- à la fabrication de jouets mécaniques et de marion-
tives à cette pièce archéologique datée entre 1260 et nettes. Le théâtre populaire a intégré ces curiosités
1390, voir M.-J. Mondzain, op.cit., pp. 235-252. auxquelles songe Maeterlinck dans sa réflexion sur le
57
M. Maeterlinck, Le Trésor des humbles [1896], théâtre. Voir CT, pp. 805-806. Sur le principe d’une
op.cit., p. 81. œuvre tridimensionnelle en mouvement et sur la no-
58
G. Metken, « Khnopff et la modernité », in Fernand tion d’androïde, voir F. Popper, L’Art cinétique, Paris,
Khnopff 1858-1921. Paris, Musée des Arts décoratifs, Gauthier-Villars, 1970, pp. 114-116 ; J.-C. Beaune,
du 10 octobre au 31 décembre 1979 – Bruxelles, Mu- L’automate et ses mobiles, Paris, Flammarion, 1980 ;
sées royaux des Beaux-Arts de Belgique, du 18 janvier J.-P. Séris, Machine et communication. Du théâtre des
au 13 avril 1980 – Hambourg, Kunsthalle, du 25 avril machines à la mécanique industrielle, Paris, Vrin,
au 16 juin 1980, p. 44. 1987 ; G. Wood, Le rêve de l’homme-machine. De
59
M. Maeterlinck, op.cit., p. 96. l’automate à l’androïde, traduit de l’anglais par Sébas-
60
Id., « Menus propos : le théâtre » [1890], repris in In- tien Marty, Paris, Autrement (Passions complices),
troduction à une psychologie des songes (1886-1896), 2005.
op.cit., p. 86. 70
CT, pp. 1107-1108.
61
M. Draguet, « Khnopff et la philosophie du visage : 71
Maurice Maeterlinck, Agenda, 1894, 13 avril.
les mascarades du regard interdit », in Bulletin de la Bruxelles, Archives et Musée de la littérature, ML
Classe des Beaux-Arts de l’Académie royale de Bel- 3144.
gique, 6e série, n° 10-12, 1992, p. 176. 72
CT, p. 1112.
62
G. Simmel, op.cit., p. 143. 73
G. Dessons, Maeterlinck, le théâtre du poème,
63
A ce propos, voir C. Berg, « Maurice Maeterlinck et Paris, Editions Laurence Teper, 2005, pp. 114-123.
le troisième personnage », in Annales de la Fondation 74
M. Draguet, « Du silence en peinture. Khnopff et le
Maurice Maeterlinck, t. XXVIII, 1991, pp. 33-45. théâtre de l’image », in Annales de la Fondation Mau-
64
M. Maeterlinck, op.cit., p. 40. rice Maeterlinck, actes du colloque international de
65
Id., « Menus propos : le théâtre » [1890], repris in In- Gand organisé le 6 décembre 1997, t. XXXI, 1999,
troduction à une psychologie des songes (1886-1896), p. 62.
op.cit., p. 86.

237
M
A
E
T
E
R
L
I
N
C
K

James Mac-Neil Whistler, Nocturne gris et argent, 1873-1875,


huile sur toile. Londres, Tate Gallery.

238
UN THEATRE DE L’IMAGE

C HAPITRE I I I :
TICS E T M Y STI QU E DE L ’ I M A G E1

Du symbole en peinture

Empruntant au théâtre le principe de mise en scène, la peinture établit une relation si-
gnifiante entre la figure et l’espace. Celui-ci n’est pas tant une portion de nature qu’un sou-
venir faisant de l’image l’apparition d’un fragment venu d’ailleurs. Atmosphère
monochrome, dissipation des contours et assourdissement des teintes disent cette em-
prise de la mémoire qui, Memories de Khnopff en est l’illustration, transforme le pay-
sage en durée. Placées dans un espace mnémonique, les figures se réduisent à une
présence immobile et l’action se fige dans le mystère du rituel qu’elle rend visible. Le trai-
tement de l’espace et des figures est inséparable de la conception de la scène représen-
tée. Or l’interprétation de celle-ci est malaisée. Force est de constater que l’obscurité
iconologique de l’image est un élément central dans la réflexion de Maeterlinck sur le
symbole.
Deux précisions s’imposent ici. La réponse à l’Enquête de Jules Huret, la Confession
de poète publiée par L’Art moderne en 1890, et quelques lettres adressées à Mockel
constituent le corpus des textes dans lesquels l’homme de lettres aborde le statut du sym-
bole. Il n’y a pas, chez Maeterlinck, de théorie du symbole au sens d’une somme articulée
dans la logique d’une démonstration. La réflexion par fragments se substitue à la pensée
de système. Ensuite, il faut préciser que Maeterlinck n’a pas vraiment le monopole de la
réflexion sur la rhétorique de l’image. Plusieurs poètes français – Moréas, Kahn, Ghil –
ont également consacré à cette question nombre de textes théoriques quelquefois confus
dans leur explication2. En Belgique, Verhaeren élabore sa conception du symbolisme
au départ d’une lecture de la peinture de Khnopff, dans une série d’articles écrits en
1886 et réunis un an plus tard sous la forme d’une plaquette. Mockel remet la question
sur le métier en 1894 avec ses Propos de littérature qui constituent un texte majeur dans
l’aspiration théorique de la fin de siècle3. Distinguant nettement allégorie et symbole, il
souligne la dimension intuitive requise par le déchiffrement des images qu’il emprunte
à… Maeterlinck. Dans sa réponse à Huret, celui-ci opère lui aussi une distinction entre
l’allégorie et le symbole comme structure polysémique dont l’étendue n’est limitée que
par l’aptitude du lecteur à en approfondir le sens. L’effort critique des commentateurs
pour cerner la vision maeterlinckienne du symbole nous dispense d’y revenir une fois en-
core4. On s’attardera ici davantage sur ce qui trouve un écho en termes d’histoire de l’art.
L’étrangeté des motifs rend la peinture symboliste aussi hermétique qu’un drame en
un acte : tout est livré sans que le sens n’apparaisse clairement. Le mystère prend le pas
sur l’exposé rationnel, et la scène interroge les lois inconnues qui régissent l’univers. En-
racinée dans l’idéalisme allemand, relayée par Baudelaire, cette vision se fonde sur le

239
M
A
E
T principe de « correspondance » entre l’ici et l’ailleurs, entre le sensible et l’intelligence,
E entre la condition humaine et la vie de l’univers, entre la poésie et la cosmologie. Le
R monde constitue une toile dont la lecture se joue sur le mode du déchiffrement. Rien
L n’est tel que nous le voyons car le visible dissimule un sens qu’il faut décrypter.
I Maeterlinck définit le symbole comme une structure flexible, évolutive, dont le contour
imprécis ouvre le poème aux principes invisibles – hérédité, mort, instinct, fatalité… – qui
N
guident la marche du monde. Et de répondre à Mockel en février 1890 :
C
K
Je suis entièrement de votre avis en ce qui concerne l’imprécision nécessaire du symbole. Il faut qu’il
soit multiforme, élastique, indécis, il faut que sa voix profonde, mystérieuse, obscure puisse s’accorder
à toutes les voix de l’inconnu et n’en puisse exclure aucune, sinon vous n’avez que l’allégorie sèche,
étroite, stérile5.
A l’allégorie comme expression mécanique d’une abstraction préconçue, Maeterlinck
oppose le principe dynamique du symbole en tant que déploiement du sens par la sug-
gestion. Le symbole ne nie pas le réel, il l’anesthésie pour en élargir les limites afin de
mettre en scène ces « voix de l’inconnu » qui hantent le premier théâtre de Maeterlinck.
Il implique un processus de déchiffrement d’éléments agencés afin d’évoquer les lois qui
asservissent l’homme à son insu et qui dépassent son entendement. L’opération de-
meure toutefois étrangère aux allégories de l’idéalisme pictural, comme à la pensée
chrétienne : elle ne débouche pas sur les rives élyséennes prisées par Puvis de Cha-
vannes ou Montald, ni sur un hypothétique paradis perdu. Sous le signe de l’expérience
baudelairienne du gouffre et de la découverte mallarméenne du Néant, le ciel de
Maeterlinck se vide de promesse. Au problème de la fatalité, il n’est répondu que par
le mystère de la destinée. A la question de la vie, il n’est répondu que par l’énigme de
la mort.
L’obscurité du symbole modifie la réception de l’œuvre. Elle appelle une dynamique
interprétative de la part du spectateur. Le sens n’est ni fixé, ni donné. Il s’élabore dans
une recherche initiatique tributaire de l’implication du spectateur dans le processus de
déchiffrement. Cryptée, hermétique, l’image se construit par accumulation de fragments
de réel recomposant un récit. Celui-ci s’écarte des enseignements iconographiques de la
narration issue de la peinture d’histoire pour faire place à des schémas de représenta-
tion visant à reculer les limites du champ de la connaissance. La richesse du symbole dé-
pend de l’aptitude du poète à saisir ce qui, dans le monde visible, relève d’une épiphanie
de l’au-delà. D’où le réseau de métaphores érigeant l’artiste en « voyant », « mage » et
autre « nabi » ou « prophète ». Maeterlinck n’est cependant en aucun cas un Péladan
belge ou un Delville de la littérature. Il ne s’agit pas, pour lui, de se couper du réel afin
de rejoindre un monde éthéré, mais inversement d’amener l’inconnu – ce qu’il appelle
le « troisième personnage » – dans la réalité quotidienne. Il pense le poète comme un
« passeur » appelé à faire descendre le mystère des choses dans le langage, de sorte à met-
tre le lecteur en contact avec un angle de l’inconnu. Suivant ce schéma, le poète a pour
tâche d’explorer les analogies secrètes et mystérieuses qui s’établissent entre les éléments

240
UN THEATRE DE L’IMAGE

constituant la trame d’un tragique quotidien : entre une pluie d’étoiles, par exemple, et
l’amorce d’un grand malheur, entre l’envol d’un cygne blanc sur un ciel de nuit et l’as-
sassinat d’une innocente. L’image n’explique rien, ne promet rien, ne clarifie rien : elle
sert d’écran à l’apparition d’une loi mystérieuse. Ceci explique le très net rejet de l’in-
telligence au bénéfice de l’intuition. Or la distinction que Maeterlinck établit entre la
connaissance rationnelle et la connaissance intuitive a des conséquences rhétoriques que
l’on peut mettre en relation avec la peinture. Suggérer l’infini, selon le maître-mot du
symbolisme, plutôt que décrire le réel, ouvre la voie de cette connaissance du monde par
l’intuition. Suggérer, oui, mais comment ?

Poétique du flou et libération de la couleur

Rappelons que Serres chaudes se compose de trente-trois poèmes dont la plupart sont
écrits en vers réguliers, généralement octosyllabiques. Sept pièces, plus tardives dans la
chronologie de l’écriture du recueil, sont rédigées en vers libres. Commentant Serres
chaudes, Antonin Artaud observe que Maeterlinck construit ses images en contournant la
logique comparative de la métaphore au bénéfice de l’analogie6. Les quatre premiers vers
du poème irrégulier ouvrant le recueil prennent à cet égard une dimension quasiment pro-
grammatique. L’analogie enchaîne les visions sans souci de cohérence. Les motifs poé-
tiques se succèdent sans obéir à la progression d’un ordre logique. Proche de l’écriture
fragmentée des Illuminations de Rimbaud, l’analogie rejette la fixité parnassienne du verbe
pour faire place à un nouveau type d’images fonctionnant, selon le vœu de Lautréamont,
par rapprochement d’éléments sémantiquement étrangers les uns aux autres. Le sens des
images délirantes dont Maeterlinck émaille ses vers irréguliers reste difficile à cerner. L’obs-
curité s’invite désormais dans le champ de la poésie. En délaissant la description méta-
phorique pour l’imprécision suggestive de l’analogie des contraires, Maeterlinck renonce
à la clarté du dessin au profit d’une image dont le contour indéterminé se révèle proche
des formes floues chères à Degouve de Nuncques, Khnopff et Spilliaert. Indécise, la forme
interpelle le regard alors que le sens dérive. Ce n’est pas tout. A l’incertitude de la forme
s’ajoute l’expressivité de la couleur. Maeterlinck se dégage non seulement de la clarté par-
nassienne de la ligne, mais aussi du principe classique du ton local comme restitution de
la polychromie naturelle de l’objet. Tantôt un adjectif de couleur est donné à une abs-
traction, tantôt un objet prend une couleur étrangère à ses teintes originales. Analogique,
l’image se détache de son devoir de référence mimétique au visible pour affirmer sa pro-
gressive autonomie à l’égard du réel : la ligne s’émancipe de l’objet et la couleur prend une
charge expressive nouvelle qui annonce davantage le fauvisme et Der Blaue Reiter, que le
surréalisme qui jouera sur un mimétisme photographique pour mieux dénoncer la « tra-
hison des images », selon la formule de Magritte. Gilkin témoigne avec justesse de cette
charge expressive nouvelle donnée à la couleur : « Il faut, pour comprendre ce genre d’ou-
vrages, faire abstraction de toute théorie naturaliste. Ne demandez pas aux poètes symbo-
listes de vous peindre des tableaux vraisemblables avec des couleurs justes »7.

241
M
A
E
T Les Douze Chansons (1896) poursuivent ce travail d’émancipation de la représenta-
E tion. Maeterlinck use et abuse de pronoms impersonnels pour renvoyer, non à une réa-
R lité, mais à un objet jamais nommé. Il fonde son écriture sur l’absence de référent
L explicite, à l’instar des mères éplorées et des adolescents blessés de Minne. A l’indéci-
I sion volontaire d’une forme poétique construite sur des pronoms impersonnels répond
la dilution de l’objet dans une atmosphère monochrome. Celle-ci absorbe la trop nette
N
apparence des choses pour rendre à l’image sa puissance suggestive. La suggestion s’im-
C
pose en effet dans les débats comme un élément nécessaire à la viabilité du symbole.
K
Elle repose sur l’apparition d’un objet s’évanouissant dans une brume monochrome alors
même qu’il apparaît. Tout se passe comme si, en arrivant dans le champ du visible, l’ob-
jet perdait ses teintes d’origine, la clarté de ses formes et l’éclat de sa surface, au même
titre qu’en arrivant dans l’audible, la parole semble perdre la logique de son fonction-
nement pour évoluer en marge du réel.
Dans son premier théâtre, Maeterlinck élabore une écriture qui délaisse le flux de
l’analogie pour une épuration extrêmement maîtrisée de la parole. Là où, pour Mallarmé,
les mots puisent leur sens, non en eux-mêmes, mais dans la polyphonie que leur sono-
rité installe avec les autres mots de la phrase, Maeterlinck, lui, allège, retranche, biffe. So-
litaire, le mot est répété au point de perdre son contenu pour s’affirmer comme une
présence sonore. L’écriture maeterlinckienne va dans le sens d’une épuration radicale
fondée sur la thèse fin de siècle de l’inaptitude du langage à rendre les énigmes de l’uni-
vers et le mystère de la condition humaine : ce que l’on entend est l’écho insignifiant d’un
verbe essentiel mais inaudible – « les voix m’arrivaient comme la voix de quelqu’un qu’on
étouffe… »8, au même titre que ce qui se dévoile dans l’image est le souvenir flou d’une
réalité profonde mais inintelligible.
Quel que soit le procédé utilisé – analogie (Serres chaudes), imprécision (Douze Chan-
sons) ou épuration (premier théâtre) – la rupture du lien mimétique entre l’objet et son
reflet émancipe l’image de son devoir conventionnel de référence au monde visible. Nul
doute que cette liberté prise dans la représentation des choses constitue la dimension la
plus moderne du symbolisme. Dans une lettre à Cazalis, Mallarmé fixe ce projet à tra-
vers une formule aujourd’hui célèbre : « J’invente une langue qui doit nécessairement jail-
lir d’une poétique très nouvelle, que je pourrais définir en ces deux mots : Peindre non
la chose, mais l’effet qu’elle produit ». Le propos rappelle la seconde partie de L’Après-
midi d’un faune (1876) dont les vers 48-51 peuvent être lus comme un questionnement
de la représentation :
Et de faire aussi haut que l’amour se module
Evanouir du songe ordinaire de dos
Ou de flanc pur suivis avec mes regards clos,
Une sonore, vaine et monotone ligne.
A travers l’évanouissement de la ligne s’exprime une conception de la représentation
qui délaisse la « monotonie » du trait par lequel la main nomme « vainement » les choses

242
UN THEATRE DE L’IMAGE

dès qu’elle les situe dans un cadre de représentation mimétique. « Evanouir la ligne du
songe ordinaire », c’est aller dans le sens d’un élargissement de la représentation où le trait
ne cherche pas tant à nommer qu’il n’aspire à se détacher du cerne de contour pour li-
bérer la forme. Pour Mallarmé, la ligne doit perdre la conscience du lien nominal qui l’at-
tache au réel9. A l’évanouissement de la ligne répond l’imprécision de l’analogie, tandis
que l’indécision d’une forme floue se double d’un chromatisme expressif. L’opération
vise à réduire la présence de l’objet pour n’en garder que la résonance colorée, le sou-
venir fané, l’évocation divinatoire. Elle est un jalon essentiel dans l’évolution des avant-
gardes vers ce qui sera l’abstraction. Kandinsky en témoigne au cœur de son essai sur le
Spirituel dans l’art lorsqu’il se base sur l’usage maeterlinckien du mot pour élaborer son
« principe de nécessité intérieure ».

Kandinsky et la résonance intérieure

Pour surprenante qu’elle paraisse, la présence de Maeterlinck au cœur de l’essai Du


spirituel dans l’art écrit par Kandinsky en 1909 – publié en 1911 – s’explique par des rai-
sons factuelles et esthétiques. Les pièces du dramaturge belge sont jouées sur les scènes
russes dès 1901, à Saint-Pétersbourg d’abord, à Moscou ensuite. Il n’est pas nécessaire
de s’attarder ici sur la réception russe du théâtre maeterlinckien10. On se contentera de
rappeler que Meyerhold et Stanislavski s’emparent de pièces comme L’Intruse, La Mort
de Tintagiles et L’Oiseau bleu pour se dégager du naturalisme dominant alors le spec-
tacle de théâtre en Russie. Kandinsky semble d’ailleurs faire directement allusion à la
mise en scène par Meyerhold de Sœur Béatrice au théâtre de Véra Komissarjevskaïa, à
Saint-Pétersbourg, en novembre 1906. Manifestement, la stylisation du décor composé
de simples toiles de fond est due, si l’on en croit Kandinsky, à l’intervention personnelle
de Maeterlinck. Le dispositif rappelle celui de Pelléas et Mélisande dans la mise en scène
de Lugné-Poe en 1893. On comprend, sans qu’il soit nécessaire de restaurer une trame
factuelle complète, que le peintre russe a pleinement accès à l’œuvre de Maeterlinck, non
seulement dans le texte traduit, mais également à travers la représentation théâtrale.
Cependant, ce ne sont pas les mises en scène qui retiennent l’attention du peintre,
mais bien des aspects de langage, et plus particulièrement une technique d’écriture : la ré-
pétition soutenue d’un mot. Les textes de Maeterlinck inspirent à Kandinsky l’idée qu’un
mot répété à plusieurs reprises provoque une « résonance intérieure ». Cette réflexion
sur la vibration psychique produite par la répétition du mot conduit le peintre à structu-
rer un principe capital pour l’histoire de l’art du XXe siècle, celui de la « nécessité inté-
rieure » comme expérimentation subjective du monde visible. Ceci suffit pour se
convaincre que la présence de Maeterlinck au cœur de l’essai de Kandinsky n’est en rien
le fruit du hasard. Le peintre vit alors à Munich. Il s’est installé dans la ville allemande
en 1908, après avoir séjourné à Paris, en 1906-1907, où il a pu découvrir la peinture des
fauves à laquelle il fait également allusion dans son essai. Kandinsky expose notamment
au salon sécessionniste de Berlin et au Salon d’Automne à Paris. Il est élu président de

243
M
A
E
T la Neue Künstlervereiningung München en 1909. Du spirituel dans l’art paraît à l’heure
E où Kandinsky, fort d’une reconnaissance déjà internationale, fonde Der Blaue Reiter en
R 1911. Ces années sont décisives dans la recherche d’un nouveau langage pictural. Nul
L doute que l’écriture de Maeterlinck s’ajoute au fauvisme et à la musique atonale de
I Schönberg comme fondement sur lequel Kandinsky prend appui pour se dégager du
N cadre de représentation mimétique qui conduira à la naissance de l’abstraction en 1911.
C
Un extrait du Spirituel dans l’art mérite d’être cité tant il témoigne du caractère sonore
en jeu dans le processus de libération de la référence picturale au réel :
K

La grande ressource de Maeterlinck est le mot. Le mot est une résonance intérieure. Cette résonance
intérieure est due en partie (sinon principalement) à l’objet que le mot sert à dénommer. Mais si on
ne voit pas l’objet lui-même, et qu’on l’entend simplement nommer, il se forme dans la tête de l’audi-
teur une représentation abstraite, un objet dématérialisé qui éveille immédiatement dans le « cœur » une
vibration. Ainsi l’arbre vert, jaune, rouge dans la prairie n’est qu’un cas matériel, une forme matériali-
sée fortuite de l’arbre que nous ressentons au son du mot arbre. L’emploi habile (selon l’intuition du
poète) d’un mot, la répétition intérieurement nécessaire d’un mot, deux fois, trois fois, plusieurs fois
rapprochées, peuvent aboutir (…) à une amplification de la résonance intérieure (…). Enfin, par la ré-
pétition fréquente (…), un mot perd le sens extérieur de sa désignation. De même se perd parfois le
sens devenu abstrait de l’objet désigné et seul subsiste, dénudé, le son du mot (…). Dans ce dernier cas
cependant, ce son pur passe au premier plan et exerce une pression directe sur l’âme. L’âme en vient
à une vibration sans objet (…)11.
A travers son analyse du discours poétique et théâtral, Kandinsky fait apparaître un des
éléments les plus modernes de l’écriture maeterlinckienne : la négation de la fonction
de communication traditionnellement dévolue au langage. « La moindre parole (…) peut
leur donner la mort » prévient le médecin d’Alladine et Palomides12. Les spécialistes se
sont employés à analyser les rouages de ce que Maeterlinck appelle lui-même, dans une
formule devenue célèbre, le « dialogue du second degré »13. On se contentera ici de rap-
peler, d’ailleurs partiellement, leur démonstration afin de rendre intelligible la référence
de Kandinsky à Maeterlinck. Ce dernier n’a pas caché la méfiance que lui inspire la pa-
role, impropre, selon lui, à faire entendre les voix intérieures, à traduire une pensée pro-
fonde. Il s’inscrit en faux contre la conception classique de l’adéquation entre parole et
pensée qui érige le dialogue en moteur de l’action au théâtre. Il abolit le rôle sémantique
accordé au dialogue pour situer le sens en relation avec les répliques les plus insigni-
fiantes : « il n’y a guère que les paroles qui semblent d’abord inutiles qui comptent dans
une œuvre (…). A côté du dialogue indispensable, il y a presque toujours un autre dia-
logue qui semble superflu. Examinez attentivement et vous verrez que c’est le seul que
l’âme écoute profondément (…) »14.
Ce renversement des valeurs est corrélé à la mise en crise du personnage. Dépouillé
de la conscience de ses pensées comme de la maîtrise de ses actes, le personnage se voit
très logiquement dépossédé de toute compétence oratoire. Ceci explique le recours au
concept d’androïde, lequel prend ici une signification supplémentaire. L’androïde ne
découle pas seulement d’une exigence théâtrale, comme on l’a vu, mais aussi d’une

244
UN THEATRE DE L’IMAGE

conception du langage qui substitue le vide sémantique de paroles inutiles proférées par
un être sans conscience, au discours rationnel fondé sur une conception humaniste
héritée de l’homocentrisme du monde classique. Les relations indicibles que l’homme
noue à son insu avec l’inconnu ne peuvent par définition s’exprimer dans la clarté d’un
langage demeurant sous la coupe de la raison. Dans le chef de Maeterlinck, elles ne peu-
vent apparaître qu’en écho, de façon oblique – une fois encore –, c’est-à-dire par l’en-
tremise de répliques futiles. Ceci conduit la critique à parler très justement de « poétique
du silence » pour désigner cette inversion par laquelle Maeterlinck se dégage de la mi-
mésis du dialogue théâtral.
On pressent l’impact d’un tel retournement sur Kandinsky. Les mots perdent la lo-
gique de leur fonction conventionnelle pour apparaître, non comme l’expression d’une
pensée, mais comme épiphanie de l’indicible dans le verbe. Au déni du discours de la
raison répond la redéfinition du personnage comme marionnette. Privé de ses facultés
oratoires puisque dépouillé de conscience de soi, l’androïde se fige dans l’attente d’une
action qui se déroule à son insu15. Le personnage est extérieur à l’action qu’il ne peut
que constater – bruits de pas, mouvement des servantes, souffle du vent, chute d’étoiles,
envol d’un oiseau blanc… Cloués au sol, les Aveugles en témoignent de façon radicale :
il n’y a d’autre action que celle d’un personnage invisible auquel Maeterlinck donne le
visage de la mort. Il convient de souligner, que pour ce dernier, l’enjeu n’est pas tant de
pulvériser les dialogues entre deux personnages – sa dramaturgie n’est pas pré-dadaïste
– que d’inviter sur la scène un invisible « troisième personnage » afin de conférer à l’œu-
vre d’art une « densité mystique »16, c’est-à-dire d’inscrire l’art dans une relation à la trans-
cendance. Le moteur de l’action, autrement dit le mouvement de l’inconnu, se loge ainsi
non dans le verbe, mais dans le silence ménagé dans les interstices de paroles insigni-
fiantes. Le silence – qu’il ne faut donc pas réduire à une thématique17 – prend ainsi une
fonction structurelle : il dégage un espace dévolu au troisième personnage. Dans le pre-
mier chapitre du Trésor des humbles, Maeterlinck parle d’ailleurs de « silence actif »
pour désigner ce travail du sens qui s’opère en marge des mots.
Ce bouleversement dans l’économie du discours se traduit en termes d’écriture théâ-
trale par une déconstruction du dialogue selon une série de procédés dont relève préci-
sément celui de la répétition mis en évidence par Kandinsky. Pour se dégager de la
fonction mimétique du dialogue théâtral, Maeterlinck accumule les formes imperson-
nelles, les tournures négatives, l’enchaînement alogique de répliques et les répétitions18.
Réitérée à l’identique, la parole ne renvoie à rien d’autre qu’à elle-même. Cette tautolo-
gie est paradoxale puisque, comme l’a montré Paul Gorceix, dans ce théâtre qui rejette
le discours, le mot prend une importance toute particulière19. Kandinsky l’a parfaitement
compris. La répétition détache l’objet du mot qui le désigne pour transformer ce mot en
pure sonorité. Coupé de son référent, le mot devient une abstraction sonore assortie
d’une nouvelle fonction, celle de produire une « résonance intérieure » appelée à faire vi-
brer l’âme humaine20. L’enjeu de la réception de l’écriture maeterlinckienne par le pein-

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T tre russe se trouve précisément dans le fait que la répétition soutenue d’un mot évacue
E l’objet auquel se réfère le mot. Kandinsky exploite cette « vibration sans objet » obtenue
R par ce procédé rhétorique. Il aligne la fonction de la couleur sur celle du mot dans l’écri-
L ture maeterlinckienne. Marqué par la notion de « résonance » comme détachement entre
le mot et son objet, il élabore le « principe de nécessité intérieure » dont il fera le pilier
I
de sa peinture abstraite : peindre n’est plus refléter le réel, mais projeter une image inté-
N
rieure obtenue par décantation – ou « résonance », si l’on préfère – de la nature.
C
Kandinsky tire de la technique verbale de Maeterlinck le fait de détacher la représenta-
K
tion de son objet selon un principe vibratoire proche de la poétique mallarméenne. Ce
principe passe par la couleur, qui est au peintre ce que le mot est au dramaturge21. Sé-
parée de son objet, la couleur conduit moins le spectateur au monde visible qu’elle ne
produit en lui une vibration psychique.
La référence à Maeterlinck prend donc place parmi les éléments qui fondent le pas-
sage à l’abstraction. Ce passage relève moins de la prétendue découverte accidentelle
d’un tableau accroché de côté, qu’il ne participe d’un processus de décantation inté-
rieure du réel inspiré du modèle littéraire incarné par le poète belge. A rebours du dis-
cours mythique orchestré par Kandinsky lui-même dans son livre Regard sur le passé afin
de revendiquer la paternité de l’abstraction, l’usage maeterlinckien du mot amène le
peintre russe à libérer la couleur de son devoir conventionnel de restitution de la poly-
chromie naturelle des choses. La valeur expressive désormais accordée à la couleur dé-
coule des images intérieures provoquées par la sonorité d’un mot dégagé de son référent.
La couleur n’est plus utilisée pour rendre le monde visible. Elle s’impose comme une
réalité plastique tirant son autonomie de la résonance intérieure qu’elle produit. Fort de
cet héritage fin de siècle, Kandinsky assigne aux masses chromatiques le rôle de mettre
l’âme humaine en vibration. La filiation à Maeterlinck est évidente du point de vue de
cette fonction mystique conférée à l’œuvre d’art. Ce n’est pas tout. Serres chaudes offre
également un modèle poétique de libération chromatique qui place le Blaue Reiter en
position de débiteur à l’égard de Maeterlinck.
Cette incidence se joue à plusieurs niveaux. Au même titre que Maeterlinck associe
des notions abstraites à la couleur, Kandinsky accorde une valeur symbolique au chro-
matisme. A la valeur onirique du bleu chez le poète répond, par exemple chez le pein-
tre, le rouge comme agent d’excitation des émotions. En outre, dans Serres chaudes,
nombreuses sont les images poétiques qui prêtent aux choses une réalité chromatique
étrangère à leur état naturel. L’herbe y est rarement verte et les lys ne sont pas blancs. Aux
« chiens jaunes » (Fauve las) de Maeterlinck répondent les chevaux bleus de Franz Marc,
peintre au Blaue Reiter. Imprégné de ce modèle poétique, Kandinsky soutient que le
peintre doit détourner son regard des contingences extérieures pour puiser dans sa sub-
jectivité l’argument pictural d’une libération de la couleur. La démarche s’apparente
moins au sans-objet recherché par Malévitch qu’elle ne relève d’un élargissement de la
réalité proche de Serres chaudes. La série des Impressions, peinte en 1911, découle ainsi

246
UN THEATRE DE L’IMAGE

des principes inspirés à Kandinsky par sa lecture des textes de Maeterlinck. La nature se
déploie dans la peinture selon un processus subjectif qui n’abolit pas le réel, mais en
élargit les limites pour composer une image psychique.

La dramaturgie nocturne de Léon Spilliaert

Maeterlinck reste étranger au principe d’une pensée de système. Ses nombreux essais ré-
sultent en effet moins de la progression logique d’une démonstration qu’ils ne consti-
tuent un ensemble sans structure apparente. La réflexion théorique de Maeterlinck sur
la dramaturgie constitue néanmoins un édifice d’une grande cohérence. Le dialogue du
« second degré », on vient de le voir, est un élément majeur. Il inscrit le discours théâtral
dans la négation du logocentrisme issu du monde classique pour ériger le silence en mo-
teur d’une action invisible. La crise du sujet est très logiquement liée à une crise du lan-
gage. Celle-ci déconstruit le dialogue, et par conséquent, prive le verbe de son rôle
traditionnel consistant à faire avancer l’action. Le discours ne fait rien progresser, les per-
sonnages sont anesthésiés et l’action demeure superficielle. Seul le silence est actif et en
cela, le sens se construit en marge des mots :
On ne parle que de choses insignifiantes, et l’on sait que ce que l’on dit ne se rapporte pas à ce que
l’on dit. Deux hommes qui se parlent, ne parlent pas de ce qu’ils disent (…). La vie est très hagarde.
On vit ainsi sur un énorme sous-entendu (…). Et l’on n’agit que d’après ce sous-entendu22.
Il n’y a pas d’action autre que celle d’un personnage invisible dont le mouvement, évo-
qué par des éléments extérieurs, se loge dans les interstices de dialogues inutiles. Silen-
cieux mais embusqué derrière chaque réplique, ce troisième personnage se confond avec
« l’idée inconsciente mais forte et convaincue que le poète se fait de l’univers »23. Ces élé-
ments sont bien connus. Ils constituent l’architecture théorique d’une pensée dramatur-
gique qui inverse la structure de la représentation : Maeterlinck fait de l’invisible la matière
de son théâtre, et du silence, non pas l’absence de parole, mais une couche qu’il faut tra-
verser pour accéder au sens. Cette inversion témoigne d’une nouvelle façon de penser
la représentation du visible comparable aux recherches issues du champ pictural. Il y a
un lien entre la poétique du silence chez Maeterlinck et le nocturne dans la peinture de
paysage. Un point de contact s’établit entre le silence comme langage interrogeant le sta-
tut de la parole dans le théâtre et la nuit comme mode de représentation plastique ques-
tionnant le statut du visible dans l’image. Autrement dit, le développement du nocturne
dans la peinture fin de siècle peut être mis en relation avec un théâtre qui inverse l’ordre
de ses données pour sortir de son cadre mimétique. La poétique maeterlinckienne du
silence correspond, dans l’histoire de la peinture, à l’émergence d’un état nocturne du
langage24.
Voiler l’évidence des choses pour définir un état nocturne du langage apparaît dans
le champ de l’image au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il est évident que
l’histoire de l’art présente de nombreuses scènes nocturnes antérieures à cette période25.

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Léon Spilliaert, Nuit, 1908,


encre de Chine, lavis, pinceau, pastel sur papier. Collection de l’Etat belge.

La nuit n’y est toutefois pas tant un principe de représentation qu’une toile de fond né-
cessaire à un thème iconographique ou à de frappants effets de clair-obscur. Albert
Béguin place les Lumières et le romantisme allemand à l’origine de ce changement de
sens accordé à la nuit26. Faustienne, celle-ci s’ébauche désormais comme une expé-
rience mise à profit pour faire déferler des puissances symboliques occultes dont
Maeterlinck, lecteur attentif et traducteur de Novalis, remplit son premier théâtre. En
Belgique, il faudra attendre l’émergence du symbolisme au milieu des années 1880 pour
voir le paysage s’assombrir progressivement, de l’assourdissement de la nature par
Degouve de Nuncques jusqu’aux nuits d’encre de Spilliaert. Avec le symbolisme, la re-
présentation du paysage se détache de la dimension identitaire qui, sous les pinceaux de
peintres comme Guillaume Vogels, Périclès Pantazis ou James Ensor, s’était formulée
dans la hardiesse d’une facture riche en matière picturale. L’acte pictural évolue vers un
retrait de la gestualité au bénéfice de la notion d’arrangement fondé sur la géométrisa-
tion de la composition et sur une atmosphère monochrome. Avec la pratique du noc-
turne, il s’agit désormais de déceler dans la nature un sentiment d’inquiétante étrangeté
qui érige le paysage en lieu d’expérimentation formelle.

248
UN THEATRE DE L’IMAGE

L’œuvre de Spilliaert constitue à cet égard un champ de recherche particulièrement


stimulant dans l’analyse des liens qui se tissent entre la fonction maeterlinckienne du si-
lence dans le discours théâtral et le rôle de la nuit dans la redéfinition symboliste de la
représentation. Il est en effet difficile d’imaginer que Spilliaert ait entrepris la conception
de près de trois cents cinquante dessins pour le Théâtre édité par Deman sans en avoir
tiré une connaissance approfondie de l’œuvre de Maeterlinck. Le nombre de dessins, la
qualité de facture dans l’exécution de nombreux lavis d’encre de Chine, le degré d’éla-
boration des images, la variété des thèmes iconographiques abordés constituent autant de
signes d’une lecture fouillée. On est dès lors en droit de s’interroger sur l’impact que les
principes dramaturgiques définis par Maeterlinck exercent sur le langage plastique éla-
boré par le jeune Spilliaert. La rétrospective organisée par Anne-Adriaens Pannier aux
Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique en 2006-2007 a montré à quel point les éten-
dues désertiques plongées dans une nuit d’encre de Chine abondent dans l’œuvre de
Spilliaert. Noctambule, celui-ci apprivoise la nuit au point d’en faire la complice de ses
errances solitaires. Du phare aux Galeries royales d’Ostende, l’homme déambule au fil
de la digue que le soir dépouille de toute présence humaine. Spilliaert offre une œuvre
fondée sur une culture de la vie nocturne héritée du noctambulisme pratiqué dans les mé-
tropoles au XIXe siècle suite à l’apparition de l’éclairage public et aux modifications du
tissu urbain27. Ses visions nocturnes ne peuvent être réduites au caractère anecdotique
d’une peinture exécutée à la faveur d’une insomnie. L’œuvre nocturne de Spilliaert s’en-
racine en effet dans une relation à la poésie. Le séjour que l’artiste effectue chez Deman
le met en contact avec les principaux poètes du symbolisme. La « trilogie noire » de
Verhaeren et les textes du premier Maeterlinck contribuent à forger un imaginaire du
paysage dominé par la pâleur lunaire des heures tardives. Dans son recueil Les Soirs, qu’il
publie en 1887, Verhaeren brosse un tableau nocturne fait de plaines vides et désolées,
où l’espace se déploie sans repères ni orientations. Omniprésent dans le spectre lumineux
de Maeterlinck, le clair de lune se répand également dans la pratique du nocturne. A l’ins-
tar des poètes, Spilliaert fera largement usage des effets de lumière lunaire qui viennent
remettre en question les certitudes offertes par la clarté du jour. Nocturne et silencieuse,
la nature devient l’expression d’un doute qui transforme le paysage en état d’âme.
Risquons une hypothèse. La nuit n’est-elle qu’un foyer de thèmes iconographiques
offerts par le spectacle insolite d’une digue déserte surgissant au fond des soirs, ou consti-
tue-t-elle aussi un mode de représentation par lequel le savoir se délite pour faire place
au doute ? Si l’on considère cette seconde proposition, peindre la nuit ne serait pas tant
fixer une durée que remettre en question la représentation de la réalité en voilant la clarté
des choses. En ce sens, la nuit en peinture n’apparaît pas seulement comme une portion
de temps auquel se rattachent des thèmes comme l’attente, la solitude, le noctambu-
lisme. Elle constitue aussi un état nocturne du langage plastique qui agence l’espace sur
un mode dubitatif. La nuit n’est pas seulement une période qui sépare le crépuscule de
l’aube, elle est aussi un principe de composition arrangeant les formes pour explorer les

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T fondements de la représentation. Exploration des noirs, dilution du contour des formes,
E cadrages singuliers et géométrisation de l’espace définissent le caractère nocturne du lan-
R gage plastique mis en œuvre par Spilliaert. La nuit devient l’agent d’un processus de dé-
L construction de la mimésis pour affirmer l’autonomie de l’image à l’égard de la réalité.
L’obscurité souligne la masse des volumes transfigurés dans l’image en un éventail de
I
surfaces géométriques traitées en aplats de couleurs. Le thème du clair de lune joue ici
N
un rôle particulier. Il permet à l’artiste d’approfondir la dimension énigmatique du lieu.
C
Dans la Femme sur la digue de 1907, le dédoublement du point de fuite par la présence
K
lumineuse du phare perturbe le schéma perspectif utilisé pour structurer la vue panora-
mique en lignes convergeant vers la lune. L’espace s’agence ainsi sur un mode dubitatif
que Spilliaert va également appliquer dans le traitement des noirs.
Par la dilution des formes dans l’ombre, Spilliaert semble tirer la leçon des nocturnes
de Whistler et des noirs de Redon. Enveloppé par une nappe obscure, chaque motif
perd l’évidence de son apparence diurne pour se transformer en un signe plastique dont
l’inquiétante étrangeté réside dans l’incertitude de ses limites. La nuit absorbe les formes.
Elle ne constitue pas tant un cadre temporel qu’un langage qui consiste à explorer les va-
leurs du noir pour déréaliser les paysages, les objets et les figures. « Elles regarderaient
cent mille ans qu’elles n’apercevraient rien, les pauvres sœurs… la nuit est trop obscur »
lit-on dans Intérieur. En noctambule, Spilliaert fait l’expérience de ce fantastique réel
que Maeterlinck développe dans un théâtre dominé par l’effroi. Cette part fantastique re-
pose sur les conditions d’apparition d’un lieu en perpétuel changement : tantôt un voile
de brume rend indistinctes les limites des formes, tantôt l’horizon se dilue dans le brouil-
lard. Ici, des ombres s’étirent sur le rivage au fil d’un clair de lune, et là, un reflet de lu-
mière artificielle court sur le sol mouillé. La pluie intervient dans ce processus de
métamorphose du réel. Elle brouille le contour des objets ainsi rendus à la nuit dont ils
semblent émerger.
La lumière n’est pas absente des nuits d’encre de Spilliaert. Une nuance s’impose ici.
La nuit n’est pas l’envers du jour. Elle n’est pas opaque. Au contraire. Le nocturne prend
corps dans des valeurs de luminosité. « Exalter la nuit, c’est presque nécessairement s’en
prendre au jour » observe Gérard Genette28. On rejoint ici l’expressivité sonore des mots
relevée par Mallarmé dans Crise de vers : « A côté d’ombre, opaque, ténèbres se fonce
peu ; quelle déception, devant la perversité conférant à jour comme à nuit, contradictoi-
rement, des timbres obscur ici, là clair »29. A la différence des nuits étoilées de Van Gogh,
la clarté des astres est remplacée tantôt par les pâleurs artificielles de quelques réverbères
engloutis dans la brume, tantôt par un fanal éloigné au point de se confondre avec la
lune. Le thème du clair de lune voilé par des nuages noirs participe à cette lumière dont
le statut oscille entre une clarté qui doute et une obscurité qui hésite. Le paysage prend
corps dans le velouté des ombres effaçant toute limite évidente entre la mer, le littoral et
la digue. Avec l’éclairage artificiel, Spilliaert oriente le nocturne dans une autre voie,
proche elle aussi de l’univers maeterlinckien, celle de la réclusion. Dès 1904, il se consa-

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UN THEATRE DE L’IMAGE

Léon Spilliaert, Maeterlinck Théâtre, 1902-1903,


encre de Chine, lavis, pinceau, crayon, gouache, encre bistre sur papier.
Collection particulière.

cre à la représentation d’intérieurs qu’il aborde à l’instar de ses paysages : dépouillés, dé-
serts, lourds d’une absence qui suggère une attente sans objet. Le lieu – une salle de res-
taurant vide, un grenier, une chambre – est conçu avec un sens de la théâtralité. Celle-ci
prend place entre la dramaturgie de l’immobilité et le sentiment de claustration qui s’est
développé en poésie. L’espace se construit sur des jeux de miroir, sur des portes fer-
mant une arrière-salle à laquelle le spectateur n’a pas accès, et sur des effets de lampe.
Ceux-ci constituent un poncif de la peinture et du dessin de la fin de siècle. Avec
Spilliaert, la scène d’intérieur prend une signification proche des drames de Maeterlinck.
A l’animisme de Mellery se substitue un espace théâtralisé qui cherche moins à rendre
l’âme des choses qu’il n’entend suggérer le poids d’une présence invisible, celle de ce troi-
sième personnage dont on ignore les intentions, mais que l’on devine malveillant. Dans
cette architecture du nocturne, la chambre à coucher s’impose comme un lieu symbo-
lique mis en évidence dans une pièce comme L’Intruse. Le lit y apparaît comme un cer-
cueil disposé dans une chambre mortuaire où les draps font office de linceul. La nuit se
lie ainsi à l’idée du sommeil éternel trouvé dans la mort. Maeterlinck en avait fait le pré-
texte de ses Sept Princesses qu’il publiait en 1891.
Réverbère, lustre et clair de lune constituent autant d’agents révélateurs de l’épaisseur
de l’obscurité. Ils soulignent la fonction de transfiguration du réel que Spilliaert assigne

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Léon Spilliaert, La Princesse Maleine, 1910,


encre de Chine, lavis, pinceau, craie blanche sur papier.
Collection particulière.

Léon Spilliaert, Maeterlinck Théâtre, 1902-1903,


encre de Chine, lavis, pinceau, plume, pastel sur papier.
Bruxelles, Bibliothèque royale Albert I, Cabinet des Estampes.

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UN THEATRE DE L’IMAGE

Léon Spilliaert, Bruxelles Maeterlinck Théâtre, 1903,


lavis d’encre de Chine sur papier. Collection particulière.

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T à la nuit. Celle-ci constitue un mode de représentation où le regard abandonne les certi-
E tudes promises par le soleil pour se laisser pénétrer par le doute. On le voit, la nuit prend
R une signification qui dépasse largement le détail biographique des errances nocturnes
L d’un homme insomniaque. Elle érige l’œuvre de Spilliaert en point de fuite des valeurs
I symbolistes. Sur un plan littéraire, l’homme fréquente les poètes, ne fût-ce que par la
N lecture, qui lui offrent le modèle d’une langue soumise à un profond remaniement.
C
Maeterlinck joue ici un rôle de premier plan. L’épuration radicale que le dramaturge de
Pelléas et Mélisande impose à une langue désormais dépouillée de sa fonction de com-
K
munication se traduit, dans l’œuvre de Spilliaert, par une représentation ramenée à une
sobre marqueterie de surfaces géométriques affranchies des contraintes de la vraisem-
blance. Sur le plan de l’histoire de l’art, Spilliaert inscrit ses encres dans le prolongement
des noirs célébrés par Whistler et Redon. Perpétuant le genre du nocturne cher à
Degouve de Nuncques, Spilliaert voit dans la nuit non pas tant un thème iconographique
qu’un agent de déconstruction du cadre coercitif de la représentation mimétique. C’est
ici que Spilliaert rejoint fondamentalement Maeterlinck. Au même titre que le silence
n’est pas, pour Maeterlinck, une absence de parole, mais un langage où le véritable sens
des choses trouve sa place, la nuit n’est pas, pour Spilliaert, l’inverse du jour, mais un prin-
cipe dont découle un état de langage. La nuit constitue moins une durée qu’elle ne dé-
finit un espace où l’évidence des liens entre le réel et sa représentation s’amenuise en une
même assomption dubitative. Celle-ci touche également les figures dont Spilliaert peu-
ple son théâtre vespéral. Les nocturnes participent ainsi pleinement à la crise du sujet qui
traverse les textes de Maeterlinck. La nuit qui estompe les limites de la mer du Nord est
aussi celle qui voile la conscience de l’homme. Au flux des marées répond le reflux d’une
« mer intérieure, une effrayante et véritable mare tenebrarum où sévissent les étranges
tempêtes de l’inarticulé et de l’inexprimable »30.

Les icônes du tragique quotidien

La redéfinition maeterlinckienne de la représentation ne se traduit pas seulement par la


déconstruction du langage. Elle s’exprime aussi par un renversement du discours ico-
nographique en jeu dans le tableau scénique. La tragédie du quotidien se substitue à
celle des « grandes aventures ». Elle constitue le fondement d’un théâtre statique qui,
d’une part, rejette la pesanteur des discours historiques afin de montrer « ce qu’il y au-
rait d’étonnant dans le fait seul de vivre », et d’autre part, préfère à la grandiloquence du
héros une humanité faite de vieillards, d’enfants, de personnages hagards. De tels chan-
gements de perspectives répondent à un dessein mystique dont Maeterlinck ne se cache
pas. A Jules Huret, l’écrivain confie s’être assigné pour objectif de « mettre des gens en
scène dans des circonstances ordinaires et humainement possibles (…), de façon que, par
un imperceptible déplacement de l’angle de vision habituel, apparaissent clairement
leurs relations avec l’inconnu »31. Cet aspect est essentiel. Le théâtre de Maeterlinck
n’évacue pas le réel, il cherche plutôt à en reculer les limites pour en approfondir la

254
UN THEATRE DE L’IMAGE

perception. On a vu les procédés formels que ce bouleversement implique, tant au ni-


veau de l’écriture que de l’image. Il reste à en cerner les aspects relevant du contenu. Le
décalage de l’angle de vue passe par le rejet de la position dominante traditionnellement
accordée à l’action physique. Maeterlinck observe que « d[an]s le théâtre, on a accordé
une attention et une importance presque exclusives à l’action objective et presque aucune
à l’action subjective »32. Il pense que le lien à la peinture permettrait de compenser le re-
tard que l’art dramatique accuse sur les arts visuels. L’histoire de l’art offre ainsi l’argu-
ment d’un théâtre qui récuse le caractère tragique de l’événement historique pour
imposer une dramaturgie immobile visant à faire apparaître l’inconnu dans le cadre d’un
décor ordinaire. Il revient sur cet aspect dans les notes préparatoires à sa préface pour
le Théâtre édité par Deman :
De même que d[an]s un musée ou une exposition de tableaux, la foule va aux représentations des ac-
tions violentes ou tragiques et ne voit pas la beauté d’une petite peinture qui ne cherche à reproduire
que la beauté calme et réelle des choses en elles-mêmes, pareillement, à un autre degré, d[an]s les let-
tres, ce n’est pas aux peintures apaisées, véritables et justes du bonheur de la vie, de la grâce, de la
santé réelle (…) que les lettres (…) vont d’abord33.
Le fondement pictural du tragique quotidien trouve une origine dans le Cahier bleu.
Pour Maeterlinck, la peinture flamande témoigne de la relation qui unit l’homme à
l’univers. Elle constitue une peinture de l’intimité34. La gestation picturale du tragique
quotidien s’étoffe avec la peinture hollandaise du XVIIe siècle. L’œuvre de Pieter de
Hooch offre à Maeterlinck l’expression plastique de cette culture de l’intimité inscrite
au cœur du quotidien : « chez les Flamands c’est l’attendrissement devant la réclusion
– voyez par exemple les intérieurs de Pieter de Hoogh »35. Il ne nous paraît pas pri-
mordial d’infirmer ou de valider cette interprétation inspirée des essais de Michiels et
Taine. Tzvetan Todorov observe avec raison que dans les Pays-Bas du XVIIe siècle, les
peintres se donnent désormais pour objet de représenter « la vie quotidienne d’êtres
anonymes, et non plus l’Histoire sainte, ou le mythe grec, ou encore la vie héroïque des
personnages illustres »36. Une femme qui verse du lait dans une écuelle, un enfant ma-
lade, l’attente silencieuse d’un vieillard assis près d’un feu, la lecture d’une lettre ou
l’épluchage d’une pomme font désormais partie du champ de la représentation pictu-
rale au même titre qu’un épisode biblique, un récit mythologique ou un fait historique.
Une valeur esthétique est reconnue aux gestes insignifiants et aux objets communs de
la vie ordinaire. On est ici pleinement dans la logique qui conduit Maeterlinck au tra-
gique quotidien :
On peut affirmer que tout notre théâtre est anachronique et que l’art dramatique retarde du même
nombre d’années que la sculpture. Il n’en est pas de même de la bonne peinture et de la bonne mu-
sique, par exemple, qui ont su démêler et reproduire les traits plus cachés, mais non moins graves et
étonnants de la vie d’aujourd’hui (…). Un bon peintre ne peindra plus Marius vainqueur des Cimbres
ou l’assasinat du duc de Guise (…). Il représentera une maison perdue dans la campagne, une porte
ouverte au bout d’un corridor, un visage ou des mains au repos (…)37.

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E
T A nouveau, ce discours sur l’art recoupe les productions picturales de la fin de siècle
E à un tel point qu’il devient difficile de démêler le tissu complexe des influences réci-
R proques, multiples et variées. Peintres et poètes fréquentent les mêmes réseaux, lisent les
L mêmes ouvrages de référence, s’éprennent des mêmes poètes, se réunissent dans les ate-
liers comme dans les cabinets38. La souplesse des infrastructures facilite les échanges.
I
Les poètes soutiennent dans les revues littéraires ceux qui transposent picturalement
N
leurs textes. L’étroitesse du milieu artistique de la Belgique symboliste et la dynamique
C
intersubjective de son fonctionnement débouchent sur la promotion, par la critique d’art
K
due à des hommes de lettres, d’une peinture revendiquant sa spécificité littéraire. Tou-
jours est-il que le milieu des années 1890 apparaît comme un temps fort de ce pan-
théisme du quotidien théorisé par Maeterlinck en 1894 dans sa lecture d’un texte d’Ibsen,
Solness le Constructeur, qu’il publie dans Le Figaro. Ce texte est repris et amplifié pour
devenir, en 1896, un chapitre du Trésor des humbles.
A peu près au même moment, en 1895, Xavier Mellery expose au salon de la Libre
Esthétique un ensemble de dessins réalisés à la fin des années 1880 et rassemblés sous
un titre évocateur : Emotion d’art : l’Ame des choses. Bien que Maeterlinck ne témoigne
pas d’intérêt explicite pour l’artiste, on retrouve dans cette série de dessins une expres-
sion de cette aspiration mystique qui transforme chaque objet en écho d’un ordre supé-
rieur. L’attente et le silence se conjuguent à l’immoblité et au mystère d’un lieu
domestique. Pour concevoir celui-ci, Mellery emprunte à la pratique du portrait le prin-
cipe d’arrangement qui, de Whistler à Khnopff, structure la composition en surfaces
géométriques et dote chaque détail d’un arrière-plan symbolique. L’artiste œuvre en
jouant sur les contraires : il vide les lieux de toute humanité pour les emplir d’une pré-
sence invisible qui, comme le remarque Verhaeren, prend corps dans le velouté des om-
bres et dans quelque clarté incertaine39. Spilliaert ne travaille pas autrement dans ce qu’il
est convenu d’appeler sa période symboliste, en ajoutant toutefois une inquiétante étran-
geté enveloppant les êtres et les choses d’une atmosphère menaçante absente des dessins
de Mellery.
En fait, c’est dans l’œuvre de Franz-Marie Melchers que Maeterlinck semble trouver
une transposition picturale du principe de tragique quotidien. Aujourd’hui tombé dans
l’oubli, le peintre connaît pourtant une certaine visibilité durant la fin de siècle. Il sem-
ble qu’il ait fait la connaissance de Maeterlinck en 1892 dans le cadre de son exposition
au Cercle des Arts et de la Presse à Gand40. Il expose ensuite en 1895 à Paris, chez Le
Barc de Boutteville dont la galerie avait présenté les nabis avec lesquels le dramaturge a
collaboré pour la mise en scène de ses pièces41. Maeterlinck rédige la préface du cata-
logue de l’exposition de Paris en misant sur la découverte d’un nouveau talent comme
un événement comparable à l’exhumation d’un maître ancien42. Melchers est assimilé à
un surgeon moderne des Primitifs flamands. Dans les milieux littéraires de la capitale
française, cette préface est annoncée comme le discours qu’il convient de lire si l’on veut
saisir les subtilités du « primitif raffiné et sagace qu’est M. Melchers »43. La préface de ca-

256
UN THEATRE DE L’IMAGE

Xavier Mellery, Mon Vieux Vestibule réveillé dans la nuit, vers 1899,
huile sur toile. Genève, Collection particulière.

talogue d’exposition opère comme une médiation discursive de la peinture. Elle consti-
tue une catégorie de la critique d’art, et au milieu des années 1890, le genre est bien éta-
bli44. En mars 1896, cette préface est reprise sous le titre « Franz-M. Melchers à la Maison
d’Art » dans L’Art moderne. Un mois plus tard, Maeterlinck donne à L’Art moderne
un second commentaire intitulé cette fois « Exposition de Franz Melchers ». Les deux
textes parus dans la revue bruxelloise accompagnent l’exposition des œuvres de Melchers
à la Maison d’Art et au salon de la Libre Esthétique en février et mars 1896. Les paysages
du peintre participent de la géographie maeterlinckienne. Ils dépeignent l’île de
Walcheren, en Zélande, où l’artiste séjourne. Maeterlinck met en évidence des éléments
qui renvoient autant à la peinture qu’à ses propres textes : insularité, omniprésence in-
quiétante de l’aquatique, sentiment d’une suspension du temps, naïveté primitive d’une
foi populaire, bonheur humble et retrait dans la campagne sont autant d’éléments qui dé-
finissent la voie d’un idéal ancré dans un quotidien étranger à l’emballement des villes
tentaculaires explorées par Verhaeren. Maeterlinck affirme y trouver « une cristallisa-
tion de vie, de quiétude, d’apaisement et d’ingénuité [qu’il] ne croyait pas possible vrai-
ment, avant lui, depuis les Primitifs ». Et de poursuivre : « j’avais presque oublié qu’en
représentant une simple maison avec des volets verts, une porte entrouverte au bord
d’une eau dormante, une fenêtre fermée, un petit jardin dans l’attente du dimanche, on
pouvait dire des choses aussi profondes et aussi belles que les plus grands penseurs ou

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T les plus grands poètes, et même quelque chose de plus que ceux-ci : car le peintre a par
E surcroît toute la puissance du silence que les autres doivent d’abord abandonner »45.
R Se plaçant dans la position d’un poète-critique, Maeterlinck superpose son tragique
L quotidien à la lecture des œuvres de Melchers au point que le chapitre du Trésor des
I
humbles et les critiques d’art se complètent réciproquement. Jouant de la connivence
entre sa démarche de dramaturge et celle du peintre, il insiste sur l’importance de l’ex-
N
position de la Maison d’Art – « elle est d’un intérêt extrême » écrit-il – et voit dans l’œu-
C
vre de l’artiste l’expression d’une présence menaçante surplombant une humanité
K
assoupie dans une plénitude quotidienne, et ignorant dès lors le danger potentiel qui
pèse sur elle. On retrouve là, en même temps, l’argument d’une pièce comme Intérieur
et une pensée centrale dans Le Trésor des humbles selon laquelle l’ombre d’un destin
funeste est proportionnelle au degré de quiétude. Le troisième personnage s’en prend
aux âmes les plus calmes, en quelque sorte, car celles-ci constituent les cibles les plus
vulnérables : « vous verrez qu’il y a plus d’un événement invisible et funeste, et plus d’une
inquiétude dans ce bonheur, et que si l’île où Melchers l’a découvert est menacée sans
cesse par la mer, l’île qu’il nous a peinte est menacée par une mer plus inquiétante et plus
durable et plus profonde encore que l’océan qui gronde depuis l’origine de la terre… »46.
Au fil de ses textes, Maeterlinck reprend la vision de l’artiste primitif développée au
contact de Minne : Melchers appartient à cette gamme de peintres qui voient pour la pre-
mière fois, avec les yeux d’un enfant, ce qu’il y a d’insaisissable dans les êtres et les choses.
A cette explication empathique de l’image par un discours teinté de la dramaturgie du
tragique quotidien, Maeterlinck ajoute une dimension littéraire dans l’écriture. Les pages
consacrées à Melchers sont rédigées sur un mode « ekphrastique ». De nombreux pas-
sages se présentent comme des objets peints par les mots. Vue arrêtée, immobilité des
motifs, absence de verbe connotant le mouvement, notation chromatique, organisation
spatiale, longueur des descriptions, rejet de l’action sont autant d’éléments qui déduisent
l’écriture de la peinture sans pour autant restaurer un récit47. Le discours sur le visible
conduit, en cela, non pas à l’image, mais à un texte « picturalisé ». Conçu à l’aune d’un
théâtre statique, celui-ci n’a désormais plus rien du développement narratif dont
Maeterlinck avait chargé son Massacre des Innocents (1886) encore tributaire de la no-
tion de récit érigé par le naturalisme en principe de la transposition d’art. Il est remar-
quable que la réception maeterlinckienne de Degouve de Nuncques, contemporaine de
celle de Melchers, conduise également non à la peinture, mais au théâtre.
Une affinité se tisse en effet entre La Maison aveugle peinte par Degouve de Nuncques
en 1892 et Intérieur, un drame en un acte publié en 1894 dans le volume des Trois Petits
Drames pour marionnettes. L’artiste expose sa peinture au salon de la Libre Esthétique.
Il présente également d’autres pièces parmi lesquelles il faut citer Le Canal, une huile
sur toile de 1894. Cette dernière présente une atmosphère qui emprunte son étrangeté à
l’atmosphère des drames de Maeterlinck. La frise d’arbres à l’avant-plan fait office de re-
poussoir isolant le canal d’une illusoire clôture puisque les vitres de l’édifice situé dans

258
UN THEATRE DE L’IMAGE

le fond de l’image sont brisées. Le canal, qui est un motif aquatique typique de l’univers
maeterlinckien, joue du reflet comme principe d’élargissement du réel. Flottant au hasard
de l’onde, une barque vide suggère la dérive de la conscience à la surface de l’eau. Le
Canal est ainsi construit selon un feuilletage de plans dominés par le sentiment d’inquié-
tante étrangeté d’un lieu dévasté. En 1895, Degouve de Nuncques est encore présent à
la Libre Esthétique, en compagnie de Mellery qui présente sa série l’Ame des choses. Il
offre des œuvres apparentées à une transposition littéraire sans qu’il n’y ait de source clai-
rement identifiable. Une veine littéraire s’affirme ainsi dans le champ pictural au milieu
des années 1890. Khnopff, Degouve de Nuncques, Minne, Doudelet, Melchers, et d’au-
tres encore, en constituent les principaux représentants. Tous évacuent les effets de fac-
ture au profit d’une clarté des formes déployant une narration sans objet apparent.
L’opération impose au spectateur de déchiffrer l’image comme s’il s’agissait d’un texte en-
foui dans le dessin. Ce rejet de la facture situe la peinture symboliste dans le champ de
l’écriture. Il vise à créer une atmosphère littéraire plus qu’à célébrer la nature par l’am-
plitude des pâtes chère à Ensor. Le thème du nocturne en constitue l’expression privilé-
giée.
L’exploration picturale de la nuit passe, chez Degouve de Nuncques, par une fré-
quentation des poètes dont Verhaeren, auquel l’attachent des liens familiaux noués à
l’occasion d’un mariage. Dans sa pratique du nocturne, le peintre évacue l’accident de
la matière au bénéfice d’une maîtrise absolue dans la recomposition des lieux. Tantôt il
joue sur la dilution des contours dans une nappe bleutée posant sur le paysage un voile
onirique. Tantôt il soumet l’image à de singuliers effets de cadrage ainsi qu’à un travail
de correction du visible traduisant la volonté de métamorphoser la nature en état d’âme.
La rigueur de l’ordonnance géométrique structure le rêve, en quelque sorte. Et le soin
de la facture n’autorise aucun désordre dans la composition. Au vigoureux rendu d’un
fragment de paysage battu par les vents, Degouve de Nuncques oppose la transposition
d’une sensation selon des principes conceptuels – la géométrie et le flou – qui explorent
le fondement de la représentation. Le peintre agence la nature pour en dégager une
étrangeté nourrie d’inquiétude. Au tempérament vigoureux d’Ensor, Degouve de
Nuncques préfère la modération et le principe d’arrangement conférant au paysage un
sentiment de réclusion dont les drames de Maeterlinck constituent l’expression poétique.
Dans ce contexte, on peut comprendre que ce dernier sollicite le peintre pour la
conception du décor destiné à la représentation d’Intérieur au Nouveau Théâtre à Paris,
en mars 1895, par Lugné-Poe. Manifestement, Degouve de Nuncques fait parvenir à
Lugné-Poe une reproduction de sa peinture de 1892. Celle-ci est transposée sur la scène
avec, toutefois, un recentrage de la maison afin que l’ensemble du public puisse voir la
pièce sans être gêné. Maeterlinck se déclare d’ailleurs importuné par ce changement de
la composition. Il faut dire qu’il perçoit la contribution du peintre comme un gage du suc-
cès de la représentation. « Si vous aviez sous la main quelque photographie de l’un de vos
tableaux dont la disposition correspondit un peu à la description scénique (…) vous as-

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William Degouve de Nuncques, Effets de nuit, 1898,


huile sur toile. Bruxelles, Musée d’Ixelles.

sureriez peut-être le succès de ce petit drame ». Et de poursuivre : « C’est vous seul entre
tous ceux que j’admire aujourd’hui qui puissiez vraiment créer l’atmosphère nécessaire
à sa vie »48. La pièce semble en effet tirer, sinon sa thématique, du moins sa structure
spatiale de La Maison aveugle. Maeterlinck s’est-il inspiré de celle-ci pour écrire Inté-
rieur ? Peut-être. Inversement, on retrouve chez le peintre les éléments dramaturgiques
du tragique quotidien : attente, contemplation, absence d’action, silence, suspension du
temps, étrangeté d’une vue ordinaire, etc. Dans la peinture comme dans la pièce, une
maison est vue du fond d’un jardin. Face à l’image, le spectateur est dans la même posi-
tion interrogative que le vieillard et l’étranger contemplant le spectacle d’une maison re-
pliée sur sa vie intérieure. Le drame constitue ici une sorte de prolongement littéraire de
la peinture sous la forme d’une « ekphrasis » théâtrale. Mais il en offre aussi une signifi-
cation. Car le spectateur ignore tout des êtres qui se tiennent derrière les fenêtres aveu-
gles dépeintes par Degouve de Nuncques. « Ils sont là, séparés de l’ennemi par de pauvres
fenêtres… Ils croient que rien n’arrivera parce qu’ils ont fermé la porte »49. Il est tentant,
on le voit, de puiser dans Intérieur un sens a posteriori pour La Maison aveugle. Trans-
perçant l’obscurité, les fenêtres éclairent une scène à laquelle nul n’a accès : la maison
aveugle fait briller dans la nuit, telle une étoile chue au fond d’un puits, un mystère dont
seul le drame de Maeterlinck semble détenir la clef… bien qu’il n’y ait, au fond, « rien de
plus beau qu’une clef, tant qu’on ne sait pas ce qu’elle ouvre »50.

260
UN THEATRE DE L’IMAGE

Notes
1
Ce titre ne prétend pas être original. Il s’inspire du in Théâtre, Genève, Slatkine Reprints, 1979, p. 213.
texte Tics et mystique du verbe de l’écrivain belge 9
Sur la vision mallarméenne du dessin, voyez
André Blavier. M. Draguet, « D’écume et de silence », in S. Mallarmé,
2
Voyez l’ouvrage général de J.-N. Illouz, Le symbo- Ecrits sur l’art, présentation, notes, bibliographie et
lisme, Paris, Librairie générale française, 2004, pp. chronologie par Michel Draguet, Paris, Flammarion,
153-178. Michel Draguet a parfaitement synthétisé le 1998, pp. 7-66.
débat sur la théorie du symbole dans Le symbolisme 10
Voir notamment C. Amiard-Chevrel, Le Théâtre ar-
en Belgique, Anvers, Fonds Mercator, 2004, pp. 122- tistique de Moscou (1898-1917), Paris, CNRS, 1979 ;
153. A. Ducrey, « Maeterlinck sur les scènes russes au
3
A. Mockel, Esthétique du symbolisme, texte édité et début du siècle : de la modernité du texte à la moder-
présenté par Michel Otten, Bruxelles, Palais des Aca- nité du décor », in Annales de la Fondation Maurice
démies, 1962. Maeterlinck, Actes du Colloque International organisé
4
Voyez, pour citer deux ouvrages récents, P. Gorceix, à Gand le 6 décembre 1997, t. XXXI, 1999, pp. 159-
Maeterlinck. L’arpenteur de l’invisible, Bruxelles, Pa- 178.
lais des Académies, 2005, pp. 259-265, et G. Dessons, 11
V. Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la pein-
Maeterlinck, le théâtre du poème, Paris, Editions Lau- ture en particulier, édition établie et présentée par Phi-
rence Teper, 2005, pp. 125-131. Voir également l’ar- lippe Sers, Paris, Denoël (folio / essais), 1989, pp.
ticle de C. Angelet, « Symbole et allégorie chez Albert 81-83.
Mockel. Une rhétorique honteuse », in Etudes de lit- 12
M. Maeterlinck, Alladine et Palomides [1894], re-
térature française de Belgique offertes à Joseph Hanse pris in Théâtre, op.cit., p. 165.
pour son 75e anniversaire, Bruxelles, Jacques Antoine, 13
D. Cantoni, « La poétique du silence dans Pelléas et
1978, pp. 139-150. Mélisande », in Annales de la Fondation Maurice
5
Maurice Maeterlinck, lettre à Albert Mockel, Gand, Maeterlinck, t. XXIX, 1994, pp. 71-116 ; A. Rykner,
15 février 1890. Gand, Cabinet Maeterlinck, L’envers du théâtre. Dramaturgie de l’âge classique à
B LXXXIII 3. Voir également la réponse de Maeterlinck, Paris, Corti, 1996, pp. 283-328 ; P. Gor-
Maeterlinck à J. Huret, Enquête sur l’évolution litté- ceix, op.cit., pp. 284-291.
raire [1891], repris in M. Maeterlinck, Introduction à 14
M. Maeterlinck, Le Trésor des humbles [1896],
une psychologie des songes (1886-1896), textes réunis Bruxelles, Labor (Espace Nord), 1986, p. 107.
et commentés par Stefan Gross, Bruxelles, Labor (Ar- 15
Et Maeterlinck de confier à propos de Pelléas et
chives du futur), 1985, pp. 149-152. Mélisande qu’il « ne s’y passe rien ou presque rien ; ce
6
A. Artaud, « Préface », in M. Maeterlinck, Douze n’est guère que le drame d’un désir – Et l’action (…) a
Chansons, Paris, Stock, 1923. Sur l’écriture des lieu à l’insu même de ses héros ». M. Maeterlinck, let-
poèmes en vers libres de Serres chaudes, voyez les tre à Gérard Harry, s.l., 20 mai 1892. Gand Cabinet
études toujours remarquables de J. Hanse, De Ruys- Maeterlinck, B XLVIII 15.
broeck aux Serres chaudes de Maurice Maeterlinck, 16
Id. « Menus propos : le théâtre » [1890], repris in In-
Bruxelles, Palais des Académies, 1961 ; « Introduc- troduction à une psychologie des songes et autres écrits
tion », in M. Maeterlinck, Poésie complète, Bruxelles, (1886-1896), op.cit., p. 83.
La Renaissance du Livre, 1965, pp. 26-49. 17
D’où la superficialité de l’analyse thématique de C.
7
I. Gilkin, « Serres chaudes, par Maurice Kempler, « Fernand Khnopff and Maurice
Maeterlinck », in La Jeune Belgique, août-septembre Maeterlinck : the Unspoken seen », in Fernand
1889, pp. 294-295. Khnopff and the Belgian Avant-garde. Chicago, David
8
M. Maeterlinck, La Mort de Tintagiles [1894], repris and Alfred Smart Gallery, du 5 janvier au 26 février

261
M
A
E
T 1984, pp. 16-19. Musée de la Littérature, ML 3141.
E 18
Voyez A. Rykner, op.cit., pp. 295-300. 33
Id., Agenda, 1900, 22-24 mars. Bruxelles, Archives
R 19
P. Gorceix, op.cit., p. 286. et Musée de la Littérature, ML 3147.
L 20
V. Kandinsky, op.cit., p. 83. 34
CB, p. 159.
I 21
M. Le Bot, « Maeterlinck et Kandinsky », in Europe, 35
CB, p. 161.
N n° 399-400, juillet-août 1962, p. 142. 36
T. Todorov, Eloge du quotidien. Essai sur la pein-
C 22
M. Maeterlinck, « Menus Propos » [1891], repris in ture hollandaise du XVIIe siècle, Paris, Adam Biro,
K Introduction à une psychologie des songes et autres 1993, p. 27.
écrits (1886-1896), op. cit., p. 60. 37
M. Maeterlinck, Le Trésor des humbles, op.cit.,
23
Id., « Préface » [1901], repris in Théâtre, op.cit., p. 103.
p. XVI. 38
P. Aron, « L’art des rencontres. Les relations entre
24
On trouvera une brillante réflexion sur les liens qui peintres et écrivains en Belgique à la fin du XIXe siè-
se tissent entre la peinture et la littérature autour de la cle », in Les Passions de l’âme. Les symbolistes belges.
nuit dans l’ouvrage consacré par Max Milner à L’en- Musée des Beaux-Arts de Budapest, du 12 octobre
vers du visible. Essai sur l’ombre, Paris, Seuil, 2005. 2001 au 6 janvier 2002, p. 21
25
Voir à ce sujet le vaste catalogue de l’exposition Die 39
E. Verhaeren, « La Libre Esthétique » [1895], repris
Nacht. Munich, Haus der Kunst, du 1 novembre 1998 in Ecrits sur l’art (1881-1892), édités et présentés par
au 7 février 1999, ainsi que P. Choné, L’atelier des Paul Aron, Bruxelles, Labor (Archives du futur), t. 2,
nuits. Histoire et signification du nocturne dans l’art 1997, p. 657.
d’Occident, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 40
Maurice Des Ombiaux a rendu compte de cette ex-
1992, et P. Choné (dir.), L’Âge d’or du nocturne, position dans Le Réveil en brossant un portrait du
Paris, Gallimard, 2001. Pour une approche centrée peintre comme « un poète amoureux de la couleur et
sur la fin de siècle, on se reportera à l’article de H. qui s’en sert avec la même sobriété, la même naïveté,
Bieri, « Entre rêve et cauchemar : l’iconographie de la la même religion qu’un primitif ». M. Des Ombiaux,
nuit au tournant du siècle », in Effets de nuit. Vevey, « M. Franz Melchers », in Le Réveil, mai 1892, p. 156.
Cabinet cantonal des estampes-Gingins, Fondation 41
C. Guy, « Le Barc de Boutteville », in L’Œil, n° 124,
Neumann, du 12 février au 31 mai 1998, pp. 37-55. 1965, pp. 31-36 et pp. 58-59.
26
A. Béguin, L’âme romantique et le rêve. Essai sur le 42
Exposition des œuvres de M. Franz M. Melchers,
romantisme allemand et la poésie française, Paris, chez Le Barc de Boutteville, le 15 novembre 1895,
Corti, 1956. Paris, Edmond Girard, [1895].
27
Voir à ce propos l’imposant ouvrage de S. Delattre, 43
C. Mauclair, « Choses d’art », in Mercure de France,
Les Douze Heures noires. La nuit à Paris au XIXe siè- décembre 1895, p. 410.
cle, Paris, Albin Michel, 2000, pp. 127-204. 44
J. Kearns, « Recherches poétiques et modernisme
28
G. Genette, « Le jour, la nuit », in Figures II, Paris, pictural chez Mallarmé pendant les années 1890 », in
Editions du Seuil, 1969, p. 106 C. Berg, F. Durieux, G. Lernout (éd.), Le Tournant
29
S. Mallarmé, Œuvres complètes, édition présentée, du siècle. Le modernisme et la modernité dans la lit-
établie et annotée par Bertrand Marchal, Paris, Galli- térature et les arts, Berlin-New York, Walter de Gruy-
mard (Bibliothèque de la Pléiade), vol. 2, 2003, p. 208. ter, p. 445.
30
M. Maeterlinck, « Confession de poète » [1890], re- 45
Manuscrit de la préface au catalogue de l’Exposition
pris in Introduction à une psychologie des songes des œuvres de M. Franz M. Melchers, chez Le Barc
(1886-1896), op.cit., p. 81. de Boutteville, le 15 novembre 1895, Paris, Edmond
31
Id., « Conversation avec Maurice Maeterlinck » Girard, [1895]. Gand, Cabinet Maeterlinck, A III 3.
[1893], repris in op.cit., p. 156. 46
M. Maeterlinck, « Franz-M. Melchers à la Maison
32
Id., Agenda, 1891, 4-5 février. Bruxelles, Archives et d’art » [1896], repris in Introduction à une psychologie

262
UN THEATRE DE L’IMAGE

des songes et autres écrits (1886-1896), op.cit., p. 141. 48


Maurice Maeterlinck, lettre à William Degouve de
Les citations relatives à Melchers sont issues de la Nuncques, s.l.n.d. [cachet de la poste : 4 mars 1895].
même source. Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature,
47
On trouvera une analyse de ce phénomène de « pic- ML 968/1.
turalisation » de l’écriture dans le discours sur l’art dans 49
M. Maeterlinck, Intérieur [1894], repris in Théâtre,
l’excellent ouvrage de F. Lucebert, Entre le voir et le op.cit., p. 190
dire. La critique d’art des écrivains dans la presse sym- 50
Id. Aglavaine et Sélysette [1896], repris in Théâtre,
boliste en France de 1882 à 1906, Rennes, Presses uni- op.cit., p. 17.
versitaires de Rennes, 2005, pp. 235-252.

Jean Delville, Les Aveugles, 1890,


lithographie. Collection particulière.

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Frederick Holland Day, Maurice Maeterlinck avec sa boule de cristal, 1891,


tirage au platinotype. Collection particulière.

264
UN THEATRE DE L’IMAGE

C HA P I T RE I V :
M AE T E RLINCK E T LE P I C TO R I AL I S ME

Un théâtre photographique

E développement du symbolisme en Belgique ne s’apparente pas à la progression d’un

L courant articulé autour d’un corps de doctrine unanimement accepté dans la diversité
de ses postulats théoriques. Caractérisé plutôt par une logique de positionnement in-
dividuel dans le champ culturel, le symbolisme se construit, sur un plan littéraire, à travers une
mise en crise du langage. Sur un plan artistique, il se bâtit sur le rejet des valeurs esthétiques
héritées de la culture française alors assimilée au classicisme. La notion de représentation
s’impose dans les débats comme une question d’autant plus centrale que les bouleversements
optiques issus des médias modernes transforment radicalement la façon de voir le monde1.
L’apparition et le développement des procédés optiques ont modifié le statut du regard dés-
ormais affranchi des limites naturelles de l’œil2. Un lien se tisse entre la photographie comme
paradigme scientifique et une littérature qui place la notion de vision au centre de ses préoc-
cupations. A la photographie de ce que l’œil ne peut saisir répond une dramaturgie fondée,
précisément, sur ce qui échappe au champ oculaire. On sait que Maeterlinck s’intéresse à la
photographie stellaire et que des réflexions sur la vision émaillent l’ensemble de ses essais.
L’une des plus récurrentes figures de son premier théâtre, l’aveugle doué de prescience – et
donc voyant –, se présente ainsi comme la projection scénique de cet élargissement du visi-
ble auquel la photographie donne désormais accès. La recherche obsessionnelle d’une vi-
sion qui dépasse les apparences du réel – « rien n’est tel que nous le voyons » est-il déclaré
dans La Grande Porte3 – s’inscrit pleinement dans le contexte du renouvellement des posi-
tions esthétiques par le symbolisme. Expressionnisme et abstraction y trouvent une origine
esthétique. La fin de siècle, en effet, substitue la projection d’une image intérieure à la resti-
tution de la nature et l’apparition de l’inconnu à la représentation du savoir.
Les relations entre littérature et photographie constituent un champ de recherche ré-
cent. Les études les plus significatives à ce sujet ont été publiées il y a quelques années à
peine4. Un des mérites, et non des moindres, de la critique littéraire est d’avoir montré
la concomitance de la refonte de l’écriture dramatique à laquelle Maeterlinck participe
pleinement, et de la révolution du regard opérée par le dispositif photographique. Arnaud
Rykner a montré que l’utilisation des espaces dans la dramaturgie du premier
Maeterlinck présente des analogies avec le mode de fonctionnement du médium5. Opé-
rer une lecture du corpus dramatique maeterlinckien en partant de l’hypothèse d’une ana-
logie structurelle entre le dispositif spatial des pièces et la mécanique d’un appareil
photographique n’entre pas dans l’objet des présentes pages. Celles-ci vont plutôt abor-
der la question des modalités de la représentation du visible par le biais d’un événement
précis en termes factuels et iconographiques : la rencontre entre Maeterlinck et plusieurs
figures marquantes du pictorialisme américain.

265
M
A
E
T Une photographie théâtrale
E
R L’évolution du statut de la photographie au XIXe siècle est liée à celle des courants pic-
L turaux, ou plus exactement, aux débats animés dans les comptes rendus de salons d’art6.
I La fin de siècle s’inscrit en cela dans la tradition critique inaugurée dès les années 1830 :
N le discours sur la photographie se développe en regard des questions picturales. Le terme
C de pictorialisme donné à ce chapitre de l’histoire de la photographie évoque un enjeu dé-
K terminant pour l’époque : la quête, par les photographes, d’un statut équivalent à celui des
peintres. Les photographes multiplient, à cette fin, les interventions manuelles entre la
prise de vue et l’impression de l’épreuve. Ces interventions n’ont pas pour but d’accroî-
tre la netteté et la précision de l’image. Elles cherchent plutôt à conférer à la photogra-
phie le statut d’une œuvre d’art par l’expression d’un savoir-faire qui abolit le caractère
mécanique et rapproche le processus photographique de la création picturale. Marquée
par la dilution impressionniste de la forme, la photographie se prête aux effets atmo-
sphériques7. Imprégnée de l’univers onirique du symbolisme, elle privilégie la repré-
sentation de mises en scène étranges et allusives au détriment de l’impression instantanée
du réel sur la pellicule. Le portrait pictorialiste cherche moins à montrer le caractère de
l’homme qu’il n’entend évoquer l’âme de celui qui se prête au jeu d’une mise en scène
originale. Atmosphère monochrome, estompage des contours par intervention manuelle
lors du développement, expansion des ombres, pose cristallisée dans le sentiment d’une
suspension du temps, usage d’attributs, mise à distance du réel, vision crépusculaire, mise
au point réglée tantôt sur les mains, tantôt sur le visage, sont les éléments qui viennent
donner au modèle ce dont la photographie a longtemps été jugée incapable : une maîtrise
technique apte à donner l’ombre, le souffle, la psyché de celui qui prend place devant
l’objectif.
Frederick Holland Day, Edward Steichen et Alvin Langdon Coburn, tous photo-
graphes américains de la mouvance pictorialiste, ont braqué leur objectif sur Maeterlinck.
Ils ont abordé le portrait non pas comme l’expression de ce qu’on ne voit plus (le mo-
dèle), mais comme la révélation de ce qu’on ne voit pas (« l’aura » du modèle). Conscient
de l’impact de la représentation qu’un écrivain donne de lui, Maeterlinck souscrit au ri-
tuel de la pose en atelier. S’il est difficile d’apporter des précisions sur la part prise par
l’écrivain dans la composition des portraits, il n’en demeure pas moins que l’homme de
lettres se met en scène à rebours d’une prise de vue instantanée. Face à l’objectif, ce der-
nier prépare méthodiquement la transformation de sa personne en personnage.

Maeterlinck et sa boule de cristal

En l’absence d’archives, il est difficile de préciser le détail de la rencontre entre


Maeterlinck et Holland Day. On sait que ce dernier arrive à Londres en avril 1900. Il est
alors chargé par la Royal Photographic Society de mettre sur pied l’exposition The New
School of American Photography8. Celle-ci rassemble plus de trois cents septante cli-

266
UN THEATRE DE L’IMAGE

chés réalisés par trente-cinq photographes américains, dont Coburn et Steichen. Cette
manifestation est également présentée en février de l’année suivante, dans une version
moins étoffée, au Photo-Club de Paris9. On peut supposer que c’est dans le contexte de
cette exposition parisienne que les deux hommes entrent en contact. Deux portraits sor-
tent de cette rencontre. Maeterlinck se donne à voir, dans ces clichés photographiques
conçus comme des portraits intériorisés, selon une mise en scène qui vise à substituer le
personnage à l’individu. L’écrivain est présenté en relation avec un élément récurrent
dans son œuvre, et plus généralement dans l’iconographie symboliste : la boule de cris-
tal. Les pictorialistes exploitent largement ce motif, témoignant en cela de l’impact de la
culture fin de siècle sur le développement de la photographie artistique. Généralement,
à l’instar de Khnopff, ils lient la boule de verre à la représentation de la femme. Clarence
Hudson White s’en fait même une spécialité. La compagne de Maeterlinck, Georgette
Leblanc, ne manque pas de souscrire au genre, lorsqu’elle pose en enlaçant une boule
de verre. Faut-il toutefois, comme le suggère U. Pohlmann10, situer l’origine du thème ico-
nographique de la « femme à la boule de verre » dans les Serres chaudes où la boule de
verre apparaît sous une forme analogique la transformant en aquarium, serre ou cloche ?
Il n’est pas à exclure que le thème trouve également une source dans le préraphaélisme
visuel relayé, effectivement, par le symbolisme littéraire11.
Quoiqu’il en soit, la boule de verre est un motif iconographique complexe. Elle consti-
tue un foyer d’où fusent quelques-uns des thèmes majeurs du symbolisme, et en ce sens,
son association à l’écrivain dans la photographie d’Holland Day se révèle particulière-
ment judicieuse. D’une part, la boule de verre ne s’appréhende qu’en fonction de la fra-
gilité même de sa matière. Dans Le Trésor des humbles, Maeterlinck se réfère à cette
fragilité pour évoquer la vulnérabilité de l’homme face à une destinée sur laquelle ce
dernier reste sans prise12. D’autre part, la boule de verre conduit, par analogie, à la bulle.
Dans le texte inédit des Visions typhoïdes (ca 1887-1888)13, Maeterlinck utilise la bulle
pour évoquer ce qui remonte des profondeurs du moi avant d’aboutir à la surface de la
conscience. « Il y a dans notre âme une mer intérieure », confesse-t-il14. Afin d’affiner la
métaphore et d’étoffer son point de vue sur la question, Maeterlinck se documente sur
les espèces sous-marines. Il compare le rappel des souvenirs enfouis à la réaction d’un
poisson des grandes profondeurs ramené à l’air libre15. Khnopff s’empare également de
la bulle, qu’il place dans des œuvres d’atmosphère maeterlinckienne. La bulle apparaît
d’abord dans Près de la mer. Exécuté en 1890, ce pastel renvoie, par la réclusion d’une
femme de type préraphaélite, aux pièces légendaires du premier théâtre comme La
Princesse Maleine (1889) ou Pelléas et Mélisande (1892). Le visage ramené au masque,
la superficialité du geste, l’absence de présence corporelle, le statisme de la figure, la
proximité de la mer, l’étrangeté du lieu, le fétichisme de la chevelure sont autant d’élé-
ments qui érigent Près de la mer en mise en scène proche de la théâtralité maeter-
linckienne. Une bulle de savon flotte dans l’espace. Le geste esquissé par la jeune femme
tente moins de s’en emparer que de retenir une longue chevelure rousse d’où elle sem-

267
M
A
E
T ble s’être échappée. La bulle se dégage d’un corps dont la peau se réduit à une étendue
E lisse et monochrome. Elle est prisonnière du mystère de ses origines et du secret qu’elle
R contient puisqu’on ignore tout d’elle, à ceci près qu’elle s’est échappée des profondeurs
L insoupçonnées de l’être. La bulle ne semble être parvenue à la surface de l’image qu’au
I terme d’une ascension dans l’architecture mentale de la figure. Entendue comme éma-
N nation du psychisme, elle témoigne de la fascination de Maeterlinck et de Khnopff pour
C
les choses qui, s’arrachant des zones d’ombres de la vie intérieure, accèdent au niveau
de la conscience16.
K
Ce n’est pas tout. La bulle a trait également au regard. Sa sphéricité renvoie à celle
de l’œil. Les notes de Maeterlinck fourmillent d’images où les yeux, à l’instar de ceux
des poissons primitifs représentés dans l’ouvrage de Filhol, prennent la forme de bulles
exorbitées. Il y a ici un lien avec la Mère pleurant son enfant (1886) de George Minne.
La dilatation extrême des globes oculaires dont ce dernier dote la figure de la mère an-
nonce le volume sphérique des « prunelles », « globes » et « bulles » dont Maeterlinck
émaille son poème intitulé La Mort des yeux (1887)17. Sur sa face extérieure, la bulle
se transforme en surface réfléchissante. On trouve ici une variation sur le mythe de
Narcisse. L’être se contemple à travers le miroitement du moi dans le regard de l’autre.
La bulle multiplie également les reflets pour contourner la réalité, ou mieux, pour en
livrer une vision élargie. « And in his hand, a glass which shows us many more » pré-
vient Maeterlinck au seuil de Serres chaudes à travers cet épigraphe emprunté à Sha-
kespeare. Khnopff fait de ce principe l’argument de Solitude ou L’Isolement (ca
1890-1891). Dans cette œuvre, il place en effet le visage de la figure de I lock my door
upon myself (1891) sur une des trois bulles qui flottent dans le plan de l’image. Chez
Khnopff, le savon tend au cristal18. La sphère renonce alors à son volume pour attein-
dre la planéité du cercle. La bulle, par conséquent, se fait miroir, et consacre en cela le
principe de mise en abyme cher aux symbolistes.

Avec Steichen

Edward Steichen effectue un voyage en Europe au tournant du siècle. A la demande


d’Holland Day, il collabore à l’organisation de l’exposition The New School of Ameri-
can Photography où il montre une vingtaine de clichés. Peu après l’ouverture de l’expo-
sition, en octobre 1900, Steichen quitte Londres pour Paris où il vit jusque 1902. Il
rencontre notamment George Frederic Watts, Alphonse-Marie Mucha et Auguste Rodin.
C’est par l’entremise de Georgette Leblanc que Steichen fait la connaissance de
Maeterlinck dont il tire deux portraits en 190119. Pour le jeune artiste américain, photo-
graphier des figures comme Rodin et Maeterlinck répond peut-être à une visée straté-
gique. Associer son nom à des références artistiques et littéraires de premier ordre peut
contribuer à crédibiliser une démarche qui doit encore se frayer un chemin dans le
monde de la photographie. Les portraits de Maeterlinck s’inscrivent manifestement dans
une série ayant pour objet de fixer les traits de personnalités notoires.

268
UN THEATRE DE L’IMAGE

Frederick Holland Day, Maurice Maeterlinck avec sa boule de cristal, 1891,


tirage au platinotype. Collection particulière.

269
M
A
E
T Au retour de son voyage en Europe, Steichen publie ses photos dans la seconde li-
E vraison de Camera Work. Un critique d’époque, Sidney Allan – sous le pseudonyme
R de Sadakichi Hartmann –, en livre un commentaire. Il établit un lien entre le caractère
L suggestif du travail de Steichen et l’univers littéraire de Maeterlinck20. Par ailleurs, un
portrait est exposé à Paris et à Pittsburgh en 1904, à Vienne l’année suivante et enfin,
I
à New York en 1908. Entre-temps, le portrait de l’auteur belge est reproduit en 1906
N
dans un numéro spécial consacré par Camera Work à Steichen. Le texte d’introduc-
C
tion à cette livraison spéciale n’est autre que la lettre-programme sur la photographie
K
que l’essayiste du Trésor des humbles a adressée en 1903 à Alfred Stieglitz, pour
Camera Work. Nous reviendrons sur ce texte. Signalons que Steichen croit bon d’en-
voyer un exemplaire du numéro spécial à Maeterlinck. Par retour du courrier, ce der-
nier reconnaît au photographe la capacité de « discipliner directement les rayons de
soleil comme un peintre discipline ses pinceaux »21. Mettre la photographie sur le
même plan que la peinture sonne comme une reconnaissance. Le second cliché pris
par Steichen ne sera publié que bien plus tard, en 1918, dans une édition de deux
contes par Georges Crès22. Cette fois, le cadrage met l’accent sur le visage. Isolé sur un
fond indistinct, celui-ci repose sur un haut col clair. A nouveau, le regard s’impose
comme un élément déterminant. Il fixe le spectateur, pour le tenir à distance d’une
image volontairement située en marge du principe de réalité. Steichen œuvre en pein-
tre. Il joue à la fois sur la fluidité des formes et sur la dilution des contours pour don-
ner au spectateur l’impression de contempler l’image à travers un voile. Sensible aux
modulations de la lumière, la peau se matérialise dans le velouté des ombres. On ne
sait si le visage disparaît dans le fond nu où si, au contraire, il prend forme à la surface
de l’image. Suspendu ainsi entre l’évidence de ses limites et l’incertitude de ses marges,
le visage n’est perceptible que dans la vaporisation de ses composantes : on devine le
regard mais les yeux sont insaisissables, on perçoit la bouche mais les lèvres sont
presque invisibles. Le tracé des joues s’abolit dans un halo d’ombre, le buste part en
fumée et la chevelure, elle, en nuage noir. Seul le col clair est net, seules les pupilles
surgissent à travers le voile obscur qui recouvre l’image. Flou, lointain, estompé, in-
certain, le portrait oscille entre les vestiges d’une mémoire dont les détails s’effacent et
un souvenir qui émerge à fleur de l’image. Poétique, le processus est ambigu puisqu’on
ne sait si le visage s’efface dans le fond de l’image, ou s’il apparaît à la surface du pa-
pier. L’incertitude des formes par laquelle le réel est donné en représentation peut
être mise en relation avec le caractère flou que Maeterlinck recherche dans son écri-
ture. Commentant Serres chaudes pour La Jeune Belgique, Iwan Gilkin se méfie des
libertés prises à l’égard de la clarté des formes dont la tradition parnasienne chère à la
revue a fait une valeur cardinale23. En privilégiant l’analogie à la métaphore, la sugges-
tion à la description, les pronoms impersonnels à la première personne du singulier,
et d’autres procédés rhétoriques comme la répétition sonore – la paronomase –, la
réunion d’une sensation et d’un objet, ou encore l’adjonction d’une couleur à un terme

270
UN THEATRE DE L’IMAGE

Edward Steichen, Maurice Maeterlinck avec sa boule de cristal, 1891,


tirage au platinotype. New York, The Metropolitan Museum of Art.

abstrait, Maeterlinck obscurcit intentionellement le sens, et crée en cela un effet de


sfumato littéraire. Celui-ci s’inscrit dans la logique d’un musée imaginaire où, de Léo-
nard de Vinci à Steichen, en passant par Rembrandt et Redon, représenter l’évidence
du réel importe moins que révéler, de façon nécessairement floue, les zones d’ombres
que Freud se propose d’explorer au même moment, à Vienne.

271
M
A
E
T Le visage d’un intellectuel
E
R Chronologiquement, le portrait réalisé par Alvin Langdon Coburn est la dernière ex-
L pression photographique des liens manifestes entre Maeterlinck et le pictorialisme. Dans
I son autobiographie, l’artiste confie s’être intéressé à l’œuvre de l’auteur symboliste dès
N l’extrême fin du XIXe siècle24. Comme Steichen, Coburn voyage en Europe en 1901.
C Rien n’indique toutefois qu’il rencontre Maeterlinck à cette occasion. Coburn participe,
K lui aussi, à la préparation de l’exposition The New School of American Photography.
Comme Steichen, il prend les peintres et les écrivains pour cible : George Bernard Shaw,
William Butler Yeats, Mark Twain, Henri Matisse… C’est à Londres, un jour de 1915,
qu’il croise Maeterlinck. Coburn, lui, travaille alors à l’organisation de l’exposition The
Old Masters of Photography pour la Royal Photographic Society de Londres. De cette
rencontre subsiste un portrait en buste. La pose que Maeterlinck adopte n’est désormais
plus celle de l’écrivain inspiré, mais celle du penseur qu’il incarne à ce moment dans
l’Europe des intellectuels. Etrangère au principe de mise en scène cher aux photographes
actifs au tournant du siècle, dépouillée de tout accessoire symbolique, cette photogra-
phie est, en fait, issue d’une rencontre fortuite à l’étranger, à un moment où l’évolution
du pictorialisme se détache des atmosphères embrumées du début du siècle.

On Photography

Ces portraits ne constituent que la partie explicite d’une conception de la représentation


dont Maeterlinck trouve une application dans la photographie. Son point de vue sur la
question s’exprime dans On Photography, un texte écrit en 1902 en prévision du numéro
inaugural de la revue Camera Work (1903-1917)25. Celle-ci est fondée par Stieglitz pour
faire suite à Camera Notes (1897-1902), du New York Camera Club. Stieglitz pense sa
revue comme un lieu de rupture face à l’usage non esthétique de la photographie. Mar-
qué par l’exemple de la revue sécessionniste allemande Pan, il crée Camera Work dont
il fait l’organe de presse de Photo-Secession. Dans le milieu américain de la photogra-
phie pictorialiste, l’écrivain belge est perçu comme un auteur de référence26. Le succès
de Maeterlinck aux Etats-Unis repose alors, non sur le théâtre – le déferlement de L’Oi-
seau bleu ne s’est pas encore produit –, mais sur deux essais, Le Trésor des humbles et
La Sagesse et la Destinée. Une lettre écrite par Steichen à Stieglitz en 1906 témoigne de
la référence majeure que constitue l’écrivain pour les photographes de Camera Work.
Cette lettre est rédigée pour faire part d’un courrier de remerciement écrit par
Maeterlinck suite à l’envoi, par Steichen, de l’album que lui a consacré Camera Work
en 1906. Dans sa lettre à Stieglitz, Steichen recopie les phrases que Maeterlinck lui a
écrites. Il sait l’intérêt que l’animateur de Camera Work porte à l’auteur du Trésor des
humbles27. Plus tard, dans leurs mémoires respectifs, les deux Américains rendront
compte de leur admiration pour l’écrivain belge28. Voici les mots de Maeterlinck trans-
mis par Steichen à Stieglitz :

272
UN THEATRE DE L’IMAGE

Alvin Langdon Coburn, Portrait de Maurice Maeterlinck, 1915,


photographie, Londres. National Portrait Gallery.

273
M
A
E
T Je reçois à l’instant votre magnifique album. C’est une admirable, une incomparable réalisation d’art.
E Vous avez discipliné directement les rayons de soleil comme un peintre discipline ses pinceaux. Je
R vous remercie de tout cœur de ce superbe envoi qui sera l’ornement royal de ma table de travail29.
L Dans la livraison d’avril 1903 de Camera Work, le critique Hartmann, qui a mentionné
I
Maeterlinck dans un article paru dans Camera Notes en juillet 1899, prend soin de dé-
dicacer au poète belge les vers de Dawn-flowers, publiés avec une photographie du même
N
titre due à Steichen. C’est également dans ce numéro que s’inscrit On Photography30.
C
Quelle est l’origine de ce texte ? En 1902, Steichen organise à Paris une exposition de ses
K
photographies sous le titre très significatif de Painting with Light. Maeterlinck visite l’ex-
position, et c’est à cette occasion que Steichen, à la demande de Stieglitz, lui propose de
rédiger un texte sur sa conception de la photographie31. On Photography paraît une se-
conde fois dans Camera Work, dans le supplément de juillet 1903. Le texte est à nou-
veau repris comme préface au numéro spécial « Steichen » que Camera Work publie en
1906. Il est encore édité en janvier 1912, toujours dans la même revue. Au même mo-
ment, le texte sort aussi en français32. Ces éléments factuels indiquent que la présence de
Maeterlinck dans Camera Work n’est pas fortuite. Il est probable que Stieglitz ait prévu
d’utiliser, pour le lancement de sa revue, la notoriété de Maeterlinck. La référence à ce
dernier pourrait donc être interprétée comme une stratégie culturelle consistant à re-
vendiquer l’influence d’un maître de la littérature symboliste afin de mieux assimiler la
photographie à un art qui ne se borne pas à enregister les apparences du monde.
Le processus d’utilisation tactique d’une célébrité littéraire ne peut toutefois occulter
le fait qu’une affinité de langage se tisse implicitement entre le pictorialisme et l’œuvre
de Maeterlinck. Pour Charles Grivel, le rôle central accordé par celui-ci au silence est
l’élément qui explique sa présence dans la conceptualisation du pictorialisme aux Etats-
Unis33. Dépouillant la langue de sa propension à moduler une émotion, privant la parole
de sa fonction de communication, les procédés rhétoriques de l’écriture maeterlinckienne
soustraient le dialogue théâtral du logocentrisme auquel la tradition classique l’avait in-
féodé. Affranchir la photographie de son rapport mimétique au réel en voilant l’image
par le flou des contours et le flot des ombres répond, ainsi, à une écriture qui émancipe
le dialogue théâtral de sa fonction discursive en survalorisant la dimension visuelle inhé-
rente à l’art dramatique.

Peindre avec le soleil

Dans son texte, Maeterlinck recourt à la notion de fissure. Celle-ci constitue, selon lui,
l’enjeu esthétique de la photographie comme expression artistique. La peinture est tou-
jours restée extérieure à la lumière. Elle a dû se réduire à en fixer l’effet sur les choses.
Avec la photographie – « écriture de la lumière » au sens étymologique du terme –, la re-
présentation conduit moins à montrer la transformation du réel par l’effet d’un mouve-
ment lumineux qu’elle ne consiste à faire de ce mouvement lumineux l’agent même de
la conception de l’image. On ne représente plus la lumière, mais avec la lumière.

274
UN THEATRE DE L’IMAGE

Autrement dit, pour Maeterlinck, la lumière n’est plus un objet de représentation, ni un


thème iconographique, mais un moyen, un langage par lequel l’homme dialogue direc-
tement avec la nature. Cette vision de la photographie n’est pas, en soi, une nouveauté.
Une fois encore, Maeterlinck reprend un schéma de pensée mis en place quelques dé-
cennies plus tôt par la critique d’art qui n’hésite pas à voir dans la photographie le « mi-
racle d’avoir forcé le soleil lui-même à dessiner »34.
Sur le plan dramaturgique, cette fissure renvoie au bris de la clôture qui, à l’instar du
diaphragme, s’ouvre sur quelque chambre noire où se tiennent, immobiles et silencieux,
des personnages révélés par l’intrusion de la lumière. Ce que la critique maeter-
linckienne a traditionnellement analysé comme le viol d’un illusoire système de pro-
tection peut donc également être interprété comme une transposition littéraire de
l’ouverture du diaphragme. En témoigne cette séquence fameuse du troisième acte de
Pelléas et Mélisande:
Golaud : Mais à propos de quoi se querellent-ils ?
Yniold : A propos de la porte.
Golaud : Comment ? à propos de la porte ? – Qu’est-ce que tu racontes là ? – Mais voyons, ex-
plique-toi ; pourquoi se querellent-ils à propos de la porte ?
Yniold : Parce qu’on ne veut pas qu’elle soit ouverte.
Golaud : Qui ne veut pas qu’elle soit ouverte ? – Voyons pourquoi se querellent-ils ?
Yniold : Je ne sais pas, petit-père, à propos de la lumière35.
Tout le premier théâtre maeterlinckien peut être relu à l’aune de cette poétique de la fis-
sure qui permet l’irruption d’une lumière douée d’un pouvoir de révélation. Révélation
mortifère puisque, comme le suggère l’allusion d’Yniold à l’ordre impersonnel de main-
tenir la porte fermée, cette lumière « photographique » met au jour l’œuvre funeste du
« troisième personnage ». Au vu de ce lien implicite entre le dispositif théâtral et le mo-
dèle photographique, on comprend pourquoi Maeterlinck situe d’emblée le médium sur
la voie d’un progrès dans le champ de la représentation. « Je crois », confie-t-il, « que
voilà les premiers pas, encore un peu hésitants mais déjà significatifs, d’une importante
évolution »36. Tout au long de son texte, et c’est là l’objectif recherché par Stieglitz,
l’homme de lettres souligne le caractère esthétique dont les pictorialistes – qu’il ne
nomme pas cependant – ont doté la photographie. Epris d’une foi dans les forces de la
nature, Maeterlinck souligne que l’acte photographique est intrinsèquement lié à l’in-
tervention des « forces naturelles qui remplissent la terre et le ciel ». Cet optimisme est
typique de l’élan positif qui gagne la littérature belge au début du XXe siècle. A La
Louange de la Vie (1898) entonnée par Elskamp, aux Forces tumultueuses (1902) exal-
tées par Verhaeren, répondent les célébrations panthéistes que Maeterlinck consacre,
avec une volubilité de plume parallèle à la vitalité de la ligne Art nouveau, à La Vie des
abeilles (1902), aux « Sources du printemps » dans Le Double Jardin (1904), et à L’In-
telligence des fleurs (1907). La photographie est pleinement nature puisqu’elle est lu-
mière. Et l’homme de lettres de préciser ce lien en ces termes qui achèvent son texte :

275
M
A
E
T Voilà bien des années que le soleil nous avait révélé qu’il pouvait reproduire les traits des êtres et des
E choses beaucoup plus vite que nos crayons et nos fusains. Mais il paraissait n’opérer que pour son pro-
R pre compte et sa propre satisfaction. L’homme devait se borner à constater et à fixer le travail de la lu-
L mière impersonnelle et indifférente. Il ne lui avait pas encore été permis d’y mêler sa propre pensée.
I Il semble qu’aujourd’hui cette pensée ait trouvé la fissure par laquelle elle va pénétrer dans la force ano-
N nyme, l’envahir, l’asservir, l’animer et lui faire dire des choses qui n’ont pas encore été dites dans le
C royaume du clair-obscur, de la grâce, de la beauté et de la vérité37.
K L’expansion des ombres chère à la photographie pictorialiste passe par un tissage avec la
lumière. Maeterlinck fait de celle-ci une composante centrale de son théâtre au point de
l’incarner, avec L’Oiseau bleu, dans un personnage-clé. Pour Maeterlinck, le photographe
doit faire usage de ce dialogue des contraires afin de renouveler le vocabulaire visuel du
clair-obscur. L’homme de lettres n’en dira pas davantage. Malgré son caractère approxi-
matif, cette phrase qui clôture On Photography mérite cependant d’être soulignée car
elle présente moins la photographie comme la conséquence d’une action mécanique
qu’elle n’en fait le fruit d’un langage désormais guidé par la sensation. Soutenir que la par-
ticipation d’une « force naturelle » est inhérente à la photographie n’est pas anodin. Loin
de là. Maeterlinck avait fait de la contribution des éléments naturels la condition de la re-
présentation visuelle et le fondement du discours poétique38. L’image de la fissure utili-
sée pour situer l’enjeu esthétique du langage photographique est révélatrice de la
conception maeterlinckienne de la création artistique. Elle appartient au registre des seuils
que Maeterlinck utilise pour articuler des mondes contraires : porte, fenêtre, terrasse,
puits, souterrain, lézarde sont autant de motifs qui, comme la digue dans la peinture de
Spilliaert, établissent une ligne de démarcation entre les certitudes de la perception et le
règne de l’insondable. La fissure ouvre en cela, et c’est la finalité de la poésie selon Le
Trésor des humbles, « les grandes routes qui mènent de ce qu’on voit à ce qu’on ne voit
pas »39. Elle renvoie aussi à la métaphore du charpentier que Maeterlinck emprunte à
Ralph Waldo Emerson pour faire de la création un acte dont la grandeur réside, non
dans sa solitude, mais dans l’aptitude à faire fructifier des éléments extérieurs qui le dé-
passent40.

276
UN THEATRE DE L’IMAGE

Notes
1
La mise en question de la notion de représentation Day, voir P. Roberts, E. Becker, V. Posever Curtis,
constitue un des fondements du symbolisme en e.a., F. Holland Day, Amsterdam, Van Gogh Mu-
Belgique. Michel Draguet en a récemment livré une seum, 2000.
pénétrante analyse dans un essai aussi fouillé que do- 10
U. Pohlmann, « Le rêve de la beauté, ou la vérité est
cumenté, Le symbolisme en Belgique, Anvers, Fonds beauté, beauté vérité. La photographie et le courant
Mercator, 2004. symboliste (1890-1914) », in Paradis perdus : l’Europe
2
On songe, par exemple, à la photomicrographie mise symboliste. Montréal, Musée des Beaux-Arts de
au point en 1844 lorsque Alfred Donné fixe une Montréal, du 8 juin au 15 octobre 1995, p. 442.
chambre noire à l’extrémité d’un oculaire de micro- 11
Sur l’iconographie de la boule de cristal dans le pré-
scope. Voyez M. Sicard, La fabrique du regard. raphaélisme, voir D. Bruckmuller-Genlot, Les Préra-
Images de science et appareils de vision (XVe-XXe siè- phaélites 1848-1884. De la révolte à la gloire nationale,
cle), Paris, Odile Jacob, 1998, pp. 107-113. Paris, Armand Colin, 1994, pp. 393-394.
3
M. Maeterlinck, La Grande Porte, Paris, Fasquelle, 12
M. Maeterlinck, Le Trésor des humbles [1896],
1939, p. 191. Bruxelles, Labor (Espace Nord), 1986, p. 119.
4
A. Rykner, Paroles perdues. Faillite du langage et re- 13
Id., Les Visions typhoïdes, non daté, repris in In-
présentation, Paris, Corti (Les essais), 2000, pp. 213- troduction à une psychologie des songes (1886-1896),
251 ; Ph. Ortel, La littérature à l’ère de la textes réunis et commentés par Stefan Gross,
photographie. Enquête sur une révolution invisible, Bruxelles, Labor (Archives du futur), 1985, p. 20.
Nîmes, Jacqueline Chambon (Rayon photo), 2002 ; 14
Id., « Confession de poète » [1890], repris in Ibid., p. 81.
M. Caraion, Pour fixer la trace. Photographie, littéra- 15
Vérifier un phénomène psychique par des connais-
ture et voyage au milieu du XIXe siècle, Lausanne, sances issues des sciences médicales est un paradigme
Droz, 2003 ; S. Lojkine (dir.), L’écran de la représen- épistémologique typique des intellectuels du XIXe siè-
tation. Littérature et peinture du 16e au 20e siècle, cle. Maeterlinck, dont on a vu l’intérêt pour l’embryo-
Paris, L’Harmattan (Champs visuels), pp. 111-144. logie et les phénomènes liés au cerveau, a dit également
Concernant Maeterlinck, voyez Ch. Grivel, son intérêt pour les planches illustrant la réaction phy-
« Maeterlinck : le “ça n’a jamais été” de la photogra- sique d’un poisson primitif ramené à l’air libre. Ces
phie », in Maurice Maeterlinck, Correspondance, n° 6, planches figurent dans H. Filhol, La vie au fond des
1999-2000, pp. 121-132. mers, Paris, Masson, 1885. Dans un même ordre
5
A. Rykner, op. cit., pp. 221-239. d’idées, Maeterlinck s’intéresse à la fabrication des
6
Voyez, par exemple, un journal comme L’Indépen- bulles de savon. Un article publié par Joseph Plateau
dance belge où la critique des salons s’interroge sur la sur « les figures d’équilibre d’une masse liquide sans pe-
dimension artistique de la photographie. [R.], « Chro- santeur » dans la revue scientifique Cosmos lui inspire la
nique du lundi », in L’Indépendance belge, 8 septem- notule suivante : « Faire dissoudre à une douce chaleur
bre 1856, p. 1-2. une partie de savon de Marseille dans 40 parties d’eau
7
Steichen reconnaîtra d’ailleurs l’apport de l’impres- distillée ; après avoir laissé refroidir la solution, filtrer et
sionnisme dans sa conception du paysage. Voir ajouter dans 3 volumes de liquide, un volume de glycé-
D. Longwell, Steichen. The Master Prints, 1895-1914. rine. Après 24 heures de repos filtrer à nouveau et ajou-
The Symbolist Period, New York, The Museum of ter un autre volume de glycérine. Les bulles de savon
Modern Art, 1978, p. 12. faites avec ce liquide se maintiennent des heures en-
8
Cette exposition a eu lieu du 10 octobre au 8 no- tières sans crever ». Voir CT, pp. 351, 364 et 393.
vembre 1900. 16
La dernière partie de la confession donnée par
9
Elle est alors intitulée Des œuvres de F. Holland Day Maeterlinck à L’Art moderne est particulièrement re-
et de la nouvelle école américaine. Sur ces expositions, présentative de cette préoccupation. Voir
et plus généralement sur l’œuvre de Fred Holland M. Maeterlinck, « Confession de poète » [1890], repris

277
M
A
E
T in Introduction à une psychologie des songes (1886- land, my excitement was unbounded. Fortunately I
E 1896), op. cit., p. 81. knew his hostess here, so it was possible to arrange for
R 17
M. Maeterlinck, « La Mort des yeux », in La Jeune a sitting. The great Belgian writer did me the honour of
L Belgique, novembre 1887, pp. 352-353. calling upon me to collect his prints, and inscribed a
I
18
M. Draguet, Khnopff ou l’ambigu poétique, Paris, copy of the book that I had illustrated ». A. L. Coburn,
Flammarion, 1995, pp. 240-251. op. cit, p. 100.
P. Niven, Steichen. A Biography, New York, Clark- Citation d’après D. Longwell, op. cit., p. 70.
N 19 29

son Potter/Publishers, 1997, p. 116. La rencontre M. Maeterlinck, « On Photography », in Camera


C 30

entre Steichen et Maeterlinck a été abordée par Work, n° 2, avril 1903. Ce texte est repris dans sa ver-
K
L. Bowditch, « Edward Steichen and Maurice sion française in Ch. Grivel, op.cit., p. 124. Nous
Maeterlinck. The Symbolist Connection », in History citons d’après cette édition. Il faut par ailleurs noter
of Photography, 4, 1993, pp. 334-342. que, suite à un retard, le texte original paraît dans la
20
S. Allan [pseud. de S. Hartmann], « A Visit to seconde livraison de Camera Work, en avril 1903.
Steichen’s Studio », in Camera Work, n° 2, avril 1903, p. 26. 31
G. W. Kiefer, op. cit., p. 301, note 14.
21
M. Maeterlinck, lettre à Edward Steichen, 1906, cité 32
M. Maeterlinck, « Sur la photographie », in Les
in D. Longwell, Steichen. The Master Prints, 1895- Cahiers d’aujourd’hui, 1912, p. 53-54.
1914. The Symbolist Period, New York, The Mu- 33
Ch. Grivel, op. cit., pp. 126-132.
seum of Modern Art, 1978, p. 70. 34
« Variétés », in La Renaissance, Bruxelles, t. I, 1839,
22
En l’occurrence Onirologie et Le Massacre des p. 48. Voyez également « Miscellanéa. Le Daguerro-
Innocents. M. Maeterlinck, Deux Contes, Paris, type », in Revue de Bruxelles, mars 1839, p. 197 :
Georges Crès et Cie, 1918. « C’est la lumière elle-même qui est artiste ».
23
I. Gilkin, « Serres chaudes, par Maurice 35
M. Maeterlinck, Pelléas et Mélisande [1892], repris
Maeterlinck », in La Jeune Belgique, août-septembre in Théâtre, Genève, Slatkine Reprints, 1979, p. 61.
1889, pp. 294-297. Cette cinquième scène de l’acte III de Pelléas et
24
A. L. Coburn, An Autobiography, Londres, Faber & Mélisande est particulièrement symptomatique de
Faber, 1966, p. 100. cette analogie entre le dispositif spatial et le mode de
25
Le corpus complet des photographies publiées par fonctionnement d’un appareil photographique.
Camera Work a été repris, avec la réimpression de 36
Id., « On Photography », citation d’après Ch. Grivel,
quelques articles de fond, dans l’ouvrage de P. op. cit., p. 124.
Roberts, Alfred Stieglitz. Camera Work. The Com- 37
Loc. cit.
plete Illustrations 1903-1917, Cologne, Taschen, 1997. 38
M. Maeterlinck, « Préface » [1901], repris in Théâtre,
26
G. W. Kiefer, Alfred Stieglitz. Scientist, Photogra- op.cit., p. I-XVII.
pher, and Avatar of Modernism, 1880-1913, New 39
Voyez le chapitre « La vie profonde » qui clôture Le
York-Londres, Garland Publishing, 1991, p. 272. Trésor des humbles [1896], Bruxelles, Labor (Espace
27
Comme en témoigne ce passage de la lettre de Nord), 1986, p. 145.
Steichen : « I send the words to you because they are re- 40
Maeterlinck a puisé la métaphore du charpentier dans
ally meant for you as much as for me – in fact for all of le chapitre « Civilization » de l’essai Society and Solitude
us – even if Maeterlinck does not realize it ». Loc. cit. repris in R. W. Emerson, Works, Londres, Routledge
28
E. Steichen, A Life in Photography [1963], citation & Sons, 1889. Cette métaphore apparaît dans « M.
d’après L. Bowditch, op. cit., pp. 336-337 et note 25. Maurice Maeterlinck », in J. Huret, Enquête sur l’évo-
Voici le témoignage consigné par Coburn dans son au- lution littéraire, Paris, Charpentier, 1891, pp. 116-129,
tobiographie : « I had been an admirer of Maurice repris in Introduction à une psychologie des songes
Maeterlinck for sixteen years before I photographed (1886-1896), op. cit., pp. 150–151.
him, and had even made illustrations for the American
edition of a little book of his, The Intelligence of Flow-
ers. When I heard in 1915 that he was coming to Eng-

278
CONCLUSIONS

279
M
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C O NCLU SION S
E
T
E
R
L
I ES pages ont voulu cerner le lieu d’où Maeterlinck fait jaillir l’image. Celle-ci s’inscrit
N
C
K
C dans la dynamique d’un projet poétique. Elle répond à une fonction bien précise,
celle de motiver une action sur le langage fondée autant sur l’exploration de nou-
velles formes que sur la redéfinition du rapport entre le monde et sa représentation. Le rôle
que Maeterlinck assigne à l’image dépasse la décoration d’un cabinet de travail, et va au-delà
du fait de témoigner d’une culture picturale à l’occasion d’un entretien. On aurait également
tort d’expliquer l’omniprésence de l’œuvre d’art dans l’horizon des références de Maeterlinck
en prenant appui sur les thèses évolutionnistes du milieu du XIXe siècle que les hommes de
lettres eux-mêmes reprennent au point d’en faire un modus operandi qui aura la vie longue.
Quelle fonction l’image revêt-elle, dès lors qu’elle n’est ni fortuite ni décorative ? Pour
Maeterlinck, le recours à l’image sert un dessein poétique. Considérant la parole comme
une imposture, il réduit la propension logocentrique du langage en intégrant des éléments
étrangers au discours afin d’ouvrir l’écriture, en particulier dramaturgique, sur ce qui lui
échappe : la représentation. Du vivant de Maeterlinck déjà, la critique décèle, avec raison,
une forme de picturalité de l’écriture dans la poésie et le premier théâtre.
Expliquer le ressort d’un tel projet poétique est passablement complexe. L’atavisme re-
pris par la critique au discours des acteurs est le facteur d’explication le plus couramment
avancé. Nous avons proposé une interprétation soulignant plutôt, d’un côté, la liberté lin-
guistique qu’un auteur tire de son ancrage géographique marginal, et d’un autre côté, la
dimension stratégique en jeu dans l’instrumentalisation des figures de proue de la tradi-
tion picturale flamande. Le recours littéraire à l’image n’est pas héréditaire. Il relève d’une
mise en scène identitaire visant à clarifier un positionnement dans le champ littéraire fran-
cophone dominé par Paris. Sur un plan rhétorique, il est indéniable que Maeterlinck ait
intentionnellement conféré à son écriture une dimension picturale. La critique spéciali-
sée en a analysé les formes. Notre approche s’est davantage centrée sur la situation de la
peinture dans le discours de Maeterlinck relatif au langage. L’intégration de l’image
comme élément pleinement constitutif de sa démarche conduit très logiquement l’écri-
vain vers le théâtre, c’est-à-dire vers un genre destiné, en soi, à la représentation. Celle-ci
constitue un enjeu fondamental. L’importance que Maeterlinck accorde à l’image scé-
nique s’exprime non seulement dans son implication personnelle lors des créations, mais
également dans des textes à caractère théorique dont les principes forment une interface
permettant de saisir les liens souterrains qui unissent le théâtre à la peinture.
Ceci nous amène à tirer une première conclusion. On peut dire que, dans le projet poé-
tique de Maeterlinck, l’image joue un rôle matriciel. Plus qu’un simple prétexte, elle
forme un lieu à partir duquel l’écriture est repensée dans une perspective visuelle. Il ne
faudrait pas survaloriser la transposition d’art dans la bibliographie de Maeterlinck. Celui-
ci n’est pas un spécialiste du genre. Et pour cause, la peinture reste, dans ce schéma, une

280
CONCLUSIONS

toile de fond, un décor, plus qu’un moteur d’action sur le langage. Au sortir du Massa-
cre des Innocents de 1886, Maeterlinck revoit le principe de l’ekphrasis en évacuant le
caractère explicite de la référence. L’image ne prend plus place en amont du récit, mais
dans le texte lui-même. L’œuvre est lisible, bien qu’elle soit voilée. Mais surtout, on quitte
le registre de la transposition pour passer à celui du dispositif : la peinture n’est plus un
signe dont découle un récit, mais une structure au départ de laquelle l’espace se construit,
les personnages prennent corps et la lumière trouve ses couleurs. L’image devient un
agent de construction du sens dans l’approfondissement de la sensation. Le verre est, à
cet égard, un matériau de prédilection. Il transforme la vision et colore l’espace en jouant
d’une lumière dont le pouvoir révélateur est à mettre en relation avec le modèle photo-
graphique. Bien sûr, au-delà de l’image, une vaste intertextualité joue un rôle extrême-
ment significatif dans la redéfinition du langage. Il n’en demeure pas moins que c’est
précisément quand Maeterlinck agit sur les formes de l’écriture qu’il recourt le plus si-
gnificativement au monde de l’art. Cela dit, on l’a fait remarquer, le discours explicite sur
l’image – la critique et la transposition d’art – n’intéresse pas vraiment Maeterlinck. Ce
dernier cherche plutôt à moduler l’écriture en empruntant à la peinture symboliste ses
principes comme la lumière, l’immobilité, la planéité, la libération chromatique, la poé-
tique du flou, l’icône, l’arrangement. Ceci nous conduit à une deuxième conclusion.
L’image représente pour Maeterlinck un support qui lui permet de se dégager du réa-
lisme dont ses débuts littéraires sont empreints. Le Massacre des Innocents est un texte
de facture naturaliste en ceci qu’il développe un récit plus qu’il n’installe une atmosphère.
Au sortir de cette prose de jeunesse, de nouvelles valeurs prennent corps, notamment à
travers les premières poésies de Serres chaudes. Un texte comme Onirologie apparaît tel
un foyer d’où fusent des préoccupations qui orienteront l’œuvre à venir : le rêve en tant
qu’angle d’analyse de l’individu et l’exploration du psychisme. L’image représente pour
Maeterlinck la voie d’une sortie de l’esthétique picturale de ses aînés. De nouvelles figures
apparaissent en miroir des préoccupations qui animent désormais le poète de Serres
chaudes. Redon, Minne, Moreau, les préraphaélites se substituent à Bruegel l’Ancien.
Contrairement à une idée admise, nous concluons qu’il n’y a pas d’opposition historique
instituant la Renaissance de Raphaël en antithèse du Moyen Age de Memling et la pein-
ture flamande en antidote des cultures latines. Vinci constitue un étalon de valeur sur le-
quel Maeterlinck aligne Rembrandt dont les portraits jouent un rôle dans la redéfinition
du personnage. De même, la Flandre n’est pas opposée au monde latin. Le silence sur
Rubens le confirme, comme le confirment également les références aux peintres de la
Renaissance à Rome. En ce sens, approcher le musée imaginaire de Maeterlinck en
termes d’écoles, de périodes est un défaut de perspective. Il nous paraît plus fécond de
faire apparaître une logique interne au musée imaginaire de Maeterlinck. Cette logique
est celle qui transfigure le réel par le tissage des ombres. Elle va du sfumato de Vinci au
pictorialisme américain en passant par Rembrandt et les noirs de Redon. En ce sens, les
réflexions sur le germanisme présentent moins une opposition à la Renaissance et au

281
M
A
E
T monde latin qu’elles ne lancent un appel à une redéfinition du langage fondée sur une
E opposition au principe académique de fixation de la forme en formule. Il s’agit de trou-
R ver dans les œuvres d’art le ferment d’une rupture avec le système en place. Sur ce point,
L la collaboration avec les peintres s’avère précieuse.
Que faut-il conclure des relations nouées par Maeterlinck avec les peintres ? Il appa-
I
raît que la question du support de l’écriture constitue un élément déterminant du projet
N
visant à instiller dans la littérature des éléments non linguistiques. Ceux-ci conduisent
C
l’homme de lettres à s’investir dans deux dispositifs qui donnent forme à la littérature,
K
c’est-à-dire le livre et la scène. L’intérêt de Maeterlinck pour la matérialité du langage est
donc mû par un projet poétique, celui-là même que partage Max Elskamp, et que pour-
suivront bien plus tard Henri Michaux, Christian Dotremont et Marcel Broodthaers : la
poésie par d’autres moyens. Sur un plan éditorial, l’œuvre de Maeterlinck montre que
la poésie symboliste se caractérise par un renforcement significatif des relations entre les
écrivains et le livre. Celui-ci est désormais perçu non plus exclusivement comme le conte-
nant neutre d’une œuvre de l’esprit, mais comme un artefact parmi les objets. Car il s’agit
bien de rendre au livre la place qui lui revient, non seulement parmi les choses, mais
aussi et surtout, parmi les œuvres d’art. Sur un plan théâtral, Maeterlinck redéfinit l’image
scénique en inversant le principe classique de la mimésis selon un schéma que l’on re-
trouve dans le principe d’icône de la peinture symboliste : l’apparition d’une réalité su-
périeure se substitue à la représentation du monde visible. Les variations chromatiques
de la lumière et la redéfinition du décor comme structure signifiante transforment le pla-
teau de jeu en espace pictural où prennent place des androïdes conçus selon des prin-
cipes d’occultation parallèles au portrait symboliste et pictorialiste : dissimulation du
corps, métamorphose du visage en masque, aspect marmoréen de la peau, impénétra-
bilité du regard, assourdissement chromatique et dilution des contours. Il ne s’agit pas de
montrer un tempérament, mais de vider le modèle de sa contingence pour recomposer
un type abstrait auquel répond la conception du personnage comme symbole. Le crédit
accordé à la peinture pèse de tout son poids pour combler le retard pris par le théâtre
dans le concert de la modernité. Maeterlinck s’inspire de ses homologues peintres pour
charger son écriture théâtrale d’effets visuels visant à transformer l’image scénique en
écran. Celui-ci voile, opacifie, détourne, et en même temps, révèle, fait apparaître, in-
carne. Cette ambivalence confère à l’image une ambiguïté dont René Magritte reprendra
la charge poétique : la forme n’est pas ce qu’elle représente, elle n’emprisonne pas la
chose, mais un reflet dont l’évidence mimétique est convoquée pour mieux mettre en
crise les conventions de langage. Plus forte est l’illusion, plus profonde sera la faille dans
le processus de communication. Paradoxalement, dans cet art qui nie le réel et fait de
l’image un intercesseur vers l’inconnu, l’objet, la forme, la couleur prennent une impor-
tance singulière. Maeterlinck suit une même logique. En évacuant le discours au béné-
fice du silence, il confère au mot une dimension sonore nouvelle. L’impact des textes de
Maeterlinck sur un principe aussi essentiel que celui de la « nécessité intérieure » de

282
CONCLUSIONS

Kandinsky reflète leur modernité. Le langage perd sa fonction cognitive au même titre
que l’image se détache de l’apparence pour inscrire la création en tension avec ce qui,
selon l’objet assigné par Maeterlinck à la poésie, dépasse l’entendement. Car l’homme
n’a pas le réel pour seul horizon et l’histoire pour unique finitude.

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C
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I ndex o no masti que C antoni, Delphine, 11, 111
Carlyle, Thomas, 49
Le présent index reprend les noms propres cités dans Carpaccio, Vittore, 39
le texte, à l’exclusion des notes. Carrache, dit les frères, 40
L’italique renvoie aux illustrations. Carte, Antoine, dit Anto, 93, 132, 134
Cavalcaselle, Giovanni Battista, 26
A driaens-Pannier, Anne, 249 Cazalis, Henri, 242
Alexandre, 155 Cennini, Cennino, 143
Allan, Sidney, 270 Charpentier, Georges, 90
Allevy, Marie-Antoinette, 205 Chateaubriand, François-René, Vicomte de, 189
Alma-Tadema, Laurence, 55 Chesneau, Ernest, 49
Alma-Tadema, Sir Lawrence, 48, 55 Ciamberlani, Albert, 64, 77-78
Coburn, Alvin Langdon, 202, 266-267, 272, 273
Angelet, Christian, 228
Coleridge, Samuel, 67
Antoine, André, 206
Comte, Auguste, 142
Apollinaire, Guillaume, 94
Coulon, Emile-Antoine, 158, 183
Appy, Frédéric, 90
Courbet, Gustave, 52, 217
Argentieri, Claudio, 131-132, 134
Crane, Walter, 18, 47-49, 52, 54-56, 58, 89, 109, 208
Arnay, Albert, 47, 100
Crès, Georges, 270
Aron, Paul, 24, 206, 224
Crowe, John, Archer, 26
Artaud, Antonin, 241
D avid, Jacques-Louis, 65
B aes, Edgar, 74
Davignon, Henri, 40
Bahr, Hermann, 139, 141-144
Day, Frederick Holland, 14, 264, 265, 267-268, 269
Balzac, Honoré de, 191
De Baets-Doudelet, Maria Cadira, 134
Barthes, Roland, 211 De Busscher, Louis, 123
Baudelaire, Charles, 17, 27, 32, 69, 74, 239 Debussy, Claude, 139, 208
Baudin, Fernand, 90 Dechambre, Amédée, 67
Béguin, Albert, 248 De Coster, Charles, 29
Bell, Anning, 48 De Feure, Georges, 115
Berg, Christian, 11, 220 Degas, Edgar, 75
Block, Jane, 90 Degouve de Nuncques, William, 18, 30, 71, 105,
Bloy, Léon, 37, 166-167, 226, 234, 241, 248, 254
Bosch, Hieronymus, 10, 12, 21, 28, 28, 80, 221 De Groux, Henry, 77-78
Botticelli, Sandro, 40, 52 Del Castagnano, 39
Bourget, Paul, 80 Delville, Jean, 51, 233, 240, 263
Boussod, Etienne, 70 Deman, Edmond, 73-74, 96, 110, 121-122, 177-179,
Bouts, Dierick, 21, 80 183-184, 189, 191, 249, 255, 258-260, 260
Boutteville, Le Barc de, 256 Demolder, Eugène, 27, 80, 123
Breughel, Pieter, dit le Jeune, 33, 145 Denis, Maurice, 125
Brogniez, Laurence, 48, 57 De Quincey, Thomas, 56, 66-67
Broodthaers, Marcel, 282 Derenne, Alphonse, 96
Brown, Ford Madox, 48 Deschamps, Léon, 80
Bruckmuller-Genot, Danielle, 52, 56 Destrée, Jules, 72, 74-75
Bruegel, Pieter, dit l’Ancien, 10, 17, 21, 24-25, 27, Destrée, Olivier-Georges, 49, 58
28, 34, 52, 54-55, 65, 80, 124, 281 Diderot, Denis, 17
Burne-Jones, Edward, 18, 46, 47-49, 50, 51-52, 53, Dommartin, Léon, 54, 57
54, 57-58, 66, 70, 89, 124, 148 Donatello, 54
Burty, Philippe, 49 Donnay, Auguste, 96, 157, 159, 168, 176, 177, 179,
Buschmann, éditeur, 90 180-182, 183-184, 185-187, 189
Butor, Michel, 199 Dotremont, Christian, 96, 282

284
INDEX

Doudelet, Charles, 17, 55, 69, 75, 115, 120, 121-125, Hamon, Philippe, 16
126-128, 129-130, 131, 132, 133, 134-135, 141, 179, Hartmann, Sadakichi, 270, 274
184, 259 Heffernan, James A. W., 17
Draguet, Michel, 11, 142, 221 Hellens, Franz, 106
Du Jardin, Jules, 74 Hergé, 17
Duret, Théodore, 49 Hevesi, Ludwig, 142
Hokusaï, 89
E ckart, Johannes, dit Maître, 25 Holden, compagnie, 232
Eeckout, Paul, 129 Hollyer, Frederick, 51
Eggiman, Charles, 132 Hooch, Pieter de, 21, 255
Elskamp, Max, 22, 74, 90, 95, 122, 123, 125, 275, Hood, Thomas, 49
281 Horace, 41
Emerson, Ralph Waldo, 49, 70, 276 Hunt, William Holman, 48
Ensor, James, 10, 80-81, 150, 183-184, 191, 226, 227, Huret, Jules, 28, 52, 70, 220, 239, 254
230, 248, 259 Huysmans, Karl Joris, 70-71, 75, 80

F abry, Emile, 75 I bsen, Hendrik, 206, 256


Fasquelle, Eugène, 40, 90, 132, 177
Fauré, Gabriel, 54 J acquet-Droz, 232
Fayard, Arthème, 90 Jordaens, Jacob, 27
Filhol, Henri, 268 Jung, Carl Gustav 17
Finch, William, 226 Junod, Philippe, 74
Flaubert, Gustave, 71, 72-74
Fra Angelico, 39, 125 K ahn, Gustave, 96, 98, 239
Ford, Sheridan, 226 Kahnweiller, Daniel-Henry, 179
Ford, John, 32 Kandinsky, Vassily, 11, 143, 243-247, 282
Freud, Sigmund, 66, 143, 271 Keller, Lucius, 67
Fromentin, Eugène, 26 Kesel, Karel de, 65, 66
Khnopff, Fernand, 47, 70, 72-73, 75, 88, 99, 106,
G allait, Emile, 65, 68 125, 129, 135, 138, 139, 140, 141-144, 144, 151, 155-
Gallé, Emile, 78, 154 156, 160-161, 164-165, 169-170, 170, 171-172, 173,
Gamboni, Dario, 74-75 175, 184, 204, 210, 212-213, 221-223, 226, 228, 230-
Gautier, Théophile, 38 231, 233-234, 239, 241, 256, 259, 267-268
Genette, Gérard, 250 Komissarjevskaïa, Véra, 243
Ghil, René, 228, 239
Gide, André, 125 L acomblez, Paul, 90, 103, 110, 121, 177
Gilkin, Iwan, 10, 24, 51, 74, 210, 219, 225, 232, 241, Laforgue, Jules, 72
270 Lamb, Charles, 232
Gille, Valère, 212 Lardanchet, éditions, 132
Goffin, Arnold, 47 Lautréamont, Auguste, Comte de, 189, 241
Goncourt, Edmond de, 37 Leblanc, Georgette, 51, 54, 58, 121, 177, 267-268
Gorceix, Paul, 109, 245 Leigthon, Frederic, 48
Goya y Lucientes, Francesco, 69, 75-77, 81 Lemmen, Georges, 96, 98, 115
Gozzoli Benozzo, 39 Lemonnier, Camille, 12, 18, 22, 24-27
Greenaway, Kate, 48 Le Pichon, Yann, 17
Grimm, Jacob et Wilhelm, 32 Le Roy, Grégoire, 21, 88, 103-104, 123, 151-152,
Grivel, Charles, 274 223, 225, 229
Gros, Jean-Antoine, 65 Lesage, Claire, 100
Leschot, famille, 232
H als, Frans, 80 Le Sidaner, Gabriel, 75

285
M
A
E
T Leys, Henri, Baron, 22, 23, Montaigne, 40
E Lindsay, Sir Coutts, 51 Montald, Constant, 123, 240
Lorrain, Jean, 72 Moréas, Jean, 73, 239
Lugné-Poe, Aurélien, 55, 110, 208-210, 243, 259 Moreau, Gustave, 18, 36, 57, 66, 69, 70, 71, 72, 80,
R
Lutaud, Christian, 115 149, 281
L
I Morris, William, 49
N M ackail, John William, 54 Mourey, Gabriel, 49, 58
C Maeterlinck, Albert, 226 Mucha, Alphonse-Marie, 268
Maeterlinck, Maurice, 10-13, 17-18, 21-41, 47-49, 51-
52, 54-59, 65-67, 69-72, 74-75, 77-78, 80-81, 89-90,
K
N avez, François-Joseph, 16, 66
93-96, 98-100, 102-105, 107-117, 119-126, 129-135, Nietzsche, Friedrich, 189
139-148, 153-154, 156-159, 162, 169-170, 172, 175- Novalis, pseudonyme de Friedrich von Hardenberg,
180, 183-186, 188-191, 193-194, 196, 200-201, 205- 32, 248
213, 217-220, 222-226, 228-234, 239-260, 264-276,
280-283 O ppeln-Bronikowski, Friedrich von, 122
Magritte, René, 189, 241, 282 Otten, Michel, 74
Maître des Privilèges de Gand et de Flandre, 30-31, Ovide, 41
147
Malévitch, Kasimir, 246 P antazis, Périclès, 248
Mallarmé, Stéphane, 17, 32, 69, 72, 74, 90-91, 94-96, Péladan, Josephin, 73, 240
98, 139, 178, 191, 208, 221, 223, 228, 242-243, 250 Per Lam, éditeur, 177
Mallory, Thomas, 49
Petit, Georges, 49
Malraux, André, 16, 39
Piazza, Henri, 132
Manet, Edouard, 91, 98, 223
Picard, Edmond, 72, 74
Mantegna, 40, 125
Pierron, Sander, 125, 130
Marc, Franz, 246
Pilavaine, Jacquemart, 30
Matisse, Henri, 272
Pinturcchio, Bernardino, 39
Mauclair, Camille, 24, 58, 121, 208
Piranèse, Gimbattista Piranesi, dit Le, 40, 67, 69
Maus, Octave, 48, 72-73, 75, 122, 226
Piret, Pierre, 11, 29
McGuinness, Patrick, 42
Phidias, 41
Melchers, Franz-Marie, 75, 256-259
Mellery, Xavier, 233, 251, 256, 257, 259 Poe, Edgar, Allan, 72
Memling, Hans, 10, 12, 18, 21, 24-26, 57, 109, 208, Pohlmann, Ulrich, 267
281 Praxitèle, 41
Metsys, Quentin, 125, 129 Proudhon, Pierre-Joseph, 37
Meunier, Constantin, 22, 75, 225 Proust, Marcel, 17
Meyerhold, Vsevolod, 243 Pudles, Lyne, 111
Michaux, Henri, 282 Puvis de Chavannes, 18, 69-70, 240
Michel-Ange, 21, 36-38, 40-41
Michelet, Jules, 34, 36, 38 Q uaghebeur, Marc, 206
Michiels, Alfred, 24, 26-27, 32-33, 120, 255 Quillard, Pierre, 208
Millais, John Everett, 48
Minne, George, 18, 20, 29, 34-35, 54, 66, 69, 75, 77- R amaekers, Georges, 122
78, 80, 89, 96, 98-99, 101-102, 103-106, 107-108, Raphaël, 12, 21, 36-37, 40, 218, 281
109-111, 111-112, 112-113, 113-114, 114-115, 116, Redon, Odilon, 17, 18, 34, 54, 66, 69 72-75, 76-77,
117, 119, 122-124, 129, 141, 152-153, 172, 184, 213, 77-78, 79, 80, 85, 99, 104, 124, 218-219, 250, 254,
221, 223-224, 224, 225, 230-231, 233-234, 242, 258- 271, 281
259, 268, 281 Rembrandt, 10, 21, 25, 37, 80, 217-219, 271, 281
Mirbeau, Octave, 109, 121, 206 Renouf, Emile, 65
Mockel, Albert, 24, 47, 72, 74, 205, 228, 239-240 Rikola Verlag, éditions, 131-132
Monnom, Sylvie, dite la Veuve, 73, 90, 103 Rimbaud, Arthur, 32, 34, 241

286
INDEX

Rod, Edouard, 49 Van der Weyden, Rogier, 30, 31


Rodenbach, Georges, 70, 199, 220 Van de Velde, Henry, 122, 216
Rodin, Auguste, 230, 268 Van Eyck, Hubert et Jan, dit les frères, 12, 21, 22, 28,
Romain, Jules, 40 146
Rome, Gilles de, 30 Van Gogh, Vincent, 250
Rops, Félicien, 18, 66, 69, 73, 80, 89, 96, 179, 183, Vanier, Léon, 58, 103
230 Van Lerberghe, Charles, 22, 47, 49, 52, 54, 74, 90,
Rossetti, Dante Gabriel, 18, 48-49, 56-57, 124 104, 123, 206
Routledge, éditeur, 54 Van Meiningen, Duc Georg II, 210
Roux, Anthony, 70 Van Melle, Louis, 103-104
Rubens, Pierre-Paul, 10, 12, 22, 24, 25, 27, 217, 221, Van Oest, éditeur, 199
281 Van Rysselberghe, Théo, 96, 97, 226, 234
Ruysbroeck, Jan, dit l’Admirable, 25, 32, 142 Vaucanson, Jacques de, 232
Rykner, Arnaud, 11, 18, 265 Verhaeren, Emile, 12, 17, 18, 22, 24, 26, 35-36, 47,
49, 70, 72-74, 90, 95-97, 103, 105, 110, 183, 189,
S aunier, Philippe, 47 217-218, 224, 226, 239, 249, 256-257, 259, 275
Schaw, George Bernard, 272 Verlaine, Paul, 80, 123
Schönberg, Arnold, 244 Vinci, Léonard de, 12, 21, 36-38, 39, 70, 218-219,
Schopenhauer, Arthur, 189, 218, 220 270, 281
Schorske, Carl E., 144 Villiers de l’Îsle-Adam, Auguste, Comte de, 21, 32
Schwabe, Carlos, 125, 132, 134 Virgile, 41
Shakespeare, William, 32, 206, 210, 268 Vogels, Guillaume, 248
Simmel, Georg, 231 Vogler, Paul, 208
Sizeranne, Robert de la, 49, 58 Vollard, Ambroise, 179
Sluter, Claus, 35 Von Hartmann, Edouard, 220
Souchier, Emmanuel, 99 Von Knaus, Friedrich, 232
Spilliaert, Léon, 96, 105, 125, 162, 170, 183-184,
188, 189-191, 192-193, 194, 195-198, 199-200, 201, W aller, Max, 72
213, 216, 233-234, 241, 247-248, 248, 249-251, 251- Wappers, Gustave, 65, 68
253, 254, 256, 276 Watts, George Frederic, 48, 268
Sptizner, docteur, 78, 210 Wauquelin, Jean, 30-31
Stanislavski, Constantin, 208, 243 Whistler, James Abbott McNeill, 104, 163, 208, 225-
Steichen, Edward, 34, 86, 266-268, 270-271, 271, 226, 229, 234, 238, 250, 254, 256
272, 274 White, Clarence Hudson, 267
Stevens, Alfred, 66, 234 Whitman, Walt, 54
Stieglitz, Alfred, 270, 272, 274-275 Wieland-Burston, Joanne, 13, 18, 30, 56
Stock, Pierre-Victor, 110, 121, 177 Wilde, Oscar, 51
Swinburne, Algernon Charles, 49
Y eats, William Butler, 272
T aine, Hippolyte, 24, 26-27, 32, 36, 38, 49, 255
Teniers, David II, 27 Z ola, Emile, 90
Tite-Live, 41
Todorov, Tzetan, 255
Toorop, Jan, 75
Twain, Mark, 272

V alette, Alfred, 122


Valloton, Félix, 115
Van Bever, Adolphe, 130
Van de Kerckhove, Fabrice, 13, 18, 52, 67
Van der Goes, Hugues, 125

287

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