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HENRI BONNET

MARDI 1 7 JUILLET

L'EUDÉMONISME ESTHÉTIQUE DE PROUST*

Chez Proust, au point de départ, l'intelligence se fond avec l'appétit, le désir,


la recherche des jouissances. Lorsque, dans l'Hommage à Proust de la N.R.F.
du ier janvier 1923, Paul Desjardins veut évoquer «l'enfant que Marcel
Proust était en 1888 », il lui applique l'expression de «quêteur de délices». Et
sur un billet qu'il passait pendant la classe à un camarade, l'élève Proust écrivait
à la même époque: «Mes croyances morales me permettent de croire que les
plaisirs des sens sont très bons ».
Hédoniste, il se jette avec avidité sur tous les plaisirs: plaisirs de la monda-
nité, plaisirs de l'amitié et de l'amour. Plaisirs mêmes de l'ivresse aux dîners
à Ribevelle! Plaisirs intellectuels, car il veut connaître toutes les formes de
satisfaction. Le plus hédoniste des écrivains de son temps sera celui qu'il
préfère, Anatole France. Et si finalement il condamne le monde, l'amour et
l'amitié, c'est parce que ces expériences l'ont déçu sur le plan même du plaisir.
Mieux! La vie intellectuelle même est justiciable du plaisir. Pour cet homme
qui écrivait déjà dans Jean Santeuil: «L'exaltation est le seul signe où nous puissions
reconnaître la vérité des idées qui nous viennent », on peut même dire qu'il appar-
tient organiquement à cette vie intellectuelle. Et nous savons que, lorsqu'il
déclarera son but atteint, ce sera parce que le Bien qu'il aura rencontré l'aura
satisfait pleinement devant le Tribunal de son plaisir sous les espèces d'une
extase produite par un souvenir involontaire.
Mais Proust ne se contente pas de la philosophie sommaire de l'hédoniste. Il

* Cette communication n'ayant pas été enregistrée, on ne lira que le bref résumé qui
nous en a été remis par l'auteur lui-même. Certaines des questions posées à H. Bonnet
portent sur des aspects de son exposé qui n'apparaissent pas dans cette version abrégée.

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8 MARCEL PROUST

s'élève au plan supérieur de l'eudémonisme, selon un progrès qui ressemble à


celui de Spinoza.
Il est significatif que l'homme qu'il a - suivant ses dires - le plus admiré, son
maître le philosophe Alphonse Darlu, soit un dogmatique, c'est-à-dire un
philosophe qui croyait à la philosophie, à la métaphysique et, par voie de
conséquence, à la morale: «M. Beulier ne pensait jamais que pour dire la
vérité et ne parlait jamais que pour dire sa pensée ». Si Proust, dans sa vie de
relations, a fait mille concessions à la politesse et, chaque fois qu'il a pu, menti
pour faire plaisir, jamais, quand il s'est agi de son œuvre, il n'a consenti à dire
quoi que ce fût qu'il n'eût pas pensé! Il n'a jamais écrit que pour exprimer la
vérité, comme M. Beulier parlait. Incroyant vis-à-vis de tout ce qu'il y a de
révélé dans la religion, il n'est pas pour autant un sceptique et son livre est une
œuvre de foi. Et lorsqu'il reçoit pour la première fois en 1914 une lettre d'un
des hommes qui l'a le mieux compris, Jacques Rivière, il s'écrie: «Enfin, j e
trouve un lecteur qui devine que mon livre est un ouvrage dogmatique... ! »
L'eudémonisme est la philosophie morale qui fonde le bonheur sur la con-
naissance, la connaissance la plus profonde. La philosophie proustienne est un
eudémonisme esthétique. S'il en est ainsi, c'est aussi que l'art a été haussé au
XIXème siècle au niveau d'une forme de connaissance. L'art a cessé d'être
considéré comme un jeu ou un moyen et il est devenu sa propre fin.
Au sein du souvenir involontaire, Proust, le premier, découvre l'objet de
l'art sous les espèces d'une réalité qualitative, perçue à la fois dans le passé et
le présent, ou, si l'on veut, dans le présent sur le fond du passé, et que le style
ou la métaphore devront exprimer. Cette réalité est la même, produit la
même félicité et nous libère du temps de la même manière que celle que nous
découvrons dans la contemplation artistique, par le moyen de la peinture, de
la musique ou de la littérature. Elle se retrouve enfin dans les impressions artis-
tiques directement produites par la nature (trois clochers, rangée d'arbres,
etc....) - Connaissances aussi ces vérités générales qui apparaissent dans un âge
plus mûr, lorsque l'auteur découvre ce qu'il y a de commun à deux personnes
soit sur le plan moral, soit dans leurs gestes ou leur physionomie et qui vont
constituer la matière première de la satire sociale qui va des Verdurin aux
Guermantes, de Françoise à M. de Norpois - Et c'est parce que dans un cas
comme dans les autres, l'art atteint une réalité que Proust peut affirmer que
l'artiste n'a pas à proprement parler à inventer son livre: «Le devoir et la tâche
d'un écrivain sont d'un traducteur ».
C'est pourquoi aussi l'intelligence n'est généralement pas la première dé-
marche du penseur. Celui-ci doit d'abord ressentir, se tourner vers sa sensibilité
ou son instinct. L'intelligence n'intervient qu'après. Sur ce point d'ailleurs
Proust innove moins qu'on ne pense. Toutes les grandes philosophies intellec-

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tualistes ont demandé pâture au monde sensible. Elles ont pour cela incité le
sujet à se replier sur lui-même, centre de tout ce qui est ressenti, dans un acte
d'attente. C'est le sens du «connais-toi toi même» qui oriente à l'opposé de la
démarche d'une projection dans le monde préconisée par les Existentialistes.
Toute son expérience, toute sa vie enseigne à Proust que la perception «gros-
sière et erronée » «place tout dans l'objet quand tout est dans l'esprit » - ce qui le
conduit à soutenir «que ce ne sont pas les êtres qui existent réellement et sont
par conséquent susceptibles d'expression, mais les idées ».
C'est au prix de cet idéalisme, c'est en atteignant l'essence des choses et la
vérité de chacun que l'être, que Marcel Proust découvre en lui dans les moments
privilégiés et dont il parle dans le Contre Sainte-Beuve, peut exister et être
heureux. «Car pour lui, conclut-il, exister et être heureux n'est qu'une seule
chose ».

(M. Bonnet signale que sa thèse est développée dans son ouvrage Le progrès
spirituel dans l'œuvre de Marcel Proust, édité par Vrin en 2 volumes).

DISCUSSION

M . DE GANDILLAC.—La comparaison que vous avez établie entre Spinoza et Proust


m'a un peu étonné. Je ne comprends pas très bien votre opposition entre le
qualitatif et le général; enfin l'emploi même du mot eudémonisme ne me pa-
raît pas très clair; sur ces trois points, j e me permettrai de vous demander
quelques éclaircissements.

M . BONNET. — La tentative de Spinoza me paraît être une tentative parallèle à


celle de Proust; Spinoza part de certaines idées générales et, en somme, d'une
expérience dont j e dirai qu'elle est de caractère scientifique; de son côté, Proust
s'appuie uniquement sur une expérience dont le caractère est esthétique ou
artistique; j'accorde donc que leurs domaines sont différents puisque j'oppose
précisément le domaine du général, du scientifique, au domaine du qualitatif
ou au domaine artistique. Néanmoins, Proust et Spinoza sont également
désireux d'atteindre une réalité supérieure, un mode de vie supérieur et par là
leurs tentatives sont analogues quoique situées sur des plans différents. C'est
par le moyen d'une expérience qui est aussi une expérience de connaissance
que Proust et Spinoza parviennent au même résultat, c'est à dire à une quiétude
obtenue par la vérité qu'ils s'attachent à trouver par eux-mêmes.

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