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JEAN MOUTON

JEUDI 19 JUILLET

L'OPTIQUE DE PROUST
D U R E G A R D À LA V I S I O N

Aucune œuvre littéraire ne trouve son origine dans le regard au même degré
que celle de Marcel Proust; et même beaucoup d'oeuvres peintes doivent moins
aux yeux de leur auteur que la description des nymphéas de la Vivonne ne
doit à ceux du narrateur.
Cette observation a été faite, dès le début des études proustiennes, par un
certain nombre de critiques; et tout particulièrement par Ernst-Robert Curtius1
qui note l'attention de l'écrivain comme en perpétuel état de déplacement.
Les voltes et diverses autres figures de danse qu'exécutent les clochers de
Martinville, au cours de ses excursions en automobile à travers la Normandie,
sont consignées dans une page qui a fait lever, comme un ferment, toute la
Recherche du Temps Perdu.
Cette importance du regard chez Proust a été soulignée par un grand nombre
d'écrivains. Je signalerai en particulier les livres de Georges Cattaui, J . Zéphir,
Jacques Nathan, Germaine Brée. Jacques Nathan a pu proposer un sujet de
devoir pour les étudiants à la fin de son édition d'extraits de Du Côté de chez
Swann (Classiques Larousse), - devoir ainsi libellé: «Que pensez-vous du rap-
prochement, devenu banal, entre la technique descriptive de Proust et celle
des peintres impressionnistes? »
Constatation banale sur l'optique de Proust, mais dont on n'a peut-être pas
tiré toutes les conséquences; et les écrivains qui aujourd'hui tentent de mettre
en œuvre ce que l'on appelle le «nouveau roman» jouent un rôle analogue à
celui des clochers de Martinville. Leurs essais, imposant des perspectives nou-
velles, nous font sentir, mieux que nous ne pouvions encore le faire il y a
quelques années, l'originalité du regard de Proust.

1. Marcel Proust, traduit de l'allemand par Armand Pierhal (La Revue Nouvelle, 1928).

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36 MARCEL PROUST

Rappelons brièvement le principe de cette optique, que nous voyons analysé


en particulier tout au long des pages consacrées aux tableaux d'Elstir (Le Côté
de Guermantes, Pléiade, t. II, p. 101). La tête de l'artiste est une lanterne magique',
et les tableaux d'Elstir, résultant d'autant d'illusions d'optique, «prouvent que
nous n'identifierons pas les objets, si nous ne faisons pas intervenir le raison-
nement ». (G. II, 102)2. Un jour que nous nous promenons en voiture, nous
découvrons devant nous «une longue rue claire»; et en fait nous avons seule-
ment «devant nous un pan de mur violemment éclairé qui nous a donné le
mirage de la profondeur ». D'où il devient logique de représenter une chose
«par cette autre que dans l'éclair d'une illusion première nous avons prise pour
elle ».
Ainsi la plupart des écrivains (et même la plupart des peintres jusqu'à l'im-
pressionnisme) exposent «les choses telles qu'ils savent qu'elles sont, et non pas
telles qu'ils les voient vraiment». (J.F., 838). C'est avec dérision (et en les con-
sidérant comme de nul intérêt) qu'ils auraient constaté les jeux de la lanterne
magique: le cheval de Golo (S., 9-10) se bombant sur les plis des rideaux, et
Golo lui-même s'accrochant sur l'ossature d'un bouton de porte. Pour le nar-
rateur, un poirier en fleurs apparaît d'abord comme un ange éblouissant aux
ailes protectrices.
C'est l'illusion qui donne à notre regard tout son apport personnel; car «ce
que l'on sait n'est pas à soi » (J.F., 840, à propos d'Elstir) ; c'est l'illusion qui est
importante. «Cette perpétuelle erreur qui est précisément la vie... » (J.F., 573),
nous est-il dit à propos de Françoise qui au lieu de «Madame Sazerat » continue
à dire «Madame Sazerin». Proust revient souvent sur cette constatation; ainsi
dans sa correspondance (lettre à Madame Straus, Correspondance Générale,
III, 93; cité par J . Zéphir): «Ne peut être beau... que ce qui peut porter la
marque de notre choix, de notre goût, de notre incertitude, de notre désir et
de notre faiblesse». C'est cette part de nous-même, fût-elle une erreur, qui
crée pour nous un rapport étroit avec les êtres et les choses. Peut-être même
est-ce ce rapport plus ou moins étroit de nous-même avec les êtres et les choses
qui a toujours constitué le fond même de la littérature. Une partie des lettres
contemporaines a voulu nier ces rapports; et cette protestation violente contre
la substance des êtres et des choses appartient encore à la littérature, c'est-à-dire
à l'expression de la vie. Mais cette protestation aurait dû être suivie logique-
ment du silence; ce qui ne se produisit pas.
Il faut maintenant tirer les conséquences de cette optique de Proust; et elles
me semblent fortement révélatrices de son comportement moral.

2. Les sigles ici utilisés (S, J.F., G., etc.) seront facilement déchiffrés par tous les lecteurs de
Proust.

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L'OPTIQUE DE PROUST 37

Si un des principes de l'amour est un désir de fusion, il existe un lien d'amour


entre les impressionnistes et l'objet qu'ils peignent. Les pères de l'impression-
nisme ont marqué la nécessité de mettre l'accent sur le sentiment. Delacroix
(Journal, 25 janvier 1857): «La source principale de l'intérêt vient de l'âme, et
elle va à l'âme du spectateur d'une manière irrésistible... » et il ajoute: «Le
sentiment, c'est la touche intelligente qui donne l'équivalent ».
Corot, au moment de mourir, signifiait à son ami Robaut qu'il voulait
s'enfoncer toujours plus avant dans ce qu'il voyait, et d'abord dans le ciel:
«Ce que j'ai devant moi est bien plus rose, plus profond, plus transparent».
Claude Monet voudrait se faire enterrer dans une bouée pour être toujours
devant ou dessus la mer: «Tout le monde discute et prétend comprendre,
alors que, simplement, il faut aimer ».
Et Renoir: «J'aime les tableaux qui me donnent envie de me promener
dedans, si c'est un paysage... »
Ainsi Proust aime ce qu'il regarde. Lorsque son grand-père l'appelle pour
voir les épines roses (S., 139), il l'interpelle ainsi: «Toi qui aimes les aubépines! »
Son émerveillement devant la futaie du Bois de Boulogne provoque en lui
«une grande source de joie » (S., 423). Et surtout, en un des sommets de l'ou-
vrage, lorsque le narrateur accueille Saint-Loup et Rachel, cette incertitude de
nos yeux peut nous amener aux contemplations les plus bouleversantes. Et
Proust l'a révélé dans ce passage, un des plus émouvants de Guermantes. Le
narrateur se rappelle qu'il a connu cette Rachel dans des conditions assez
particulières, au prix d'une certaine somme; et au moment de recevoir son ami,
il est saisi par la différence entre le regard de Saint-Loup pour sa nouvelle
épouse et son propre regard pour cette même femme (G. I, 160) «Ce n'était
pas 'Rachel quand du Seigneur' qui me semblait peu de chose, c'était la
puissance de l'imagination humaine, l'illusion sur laquelle reposaient les
douleurs de l'amour, que j e trouvais grandes. Robert vit que j'avais l'air ému.
J e détournais les yeux vers les poiriers et les cerisiers du jardin d'en face pour
qu'il crût que c'était leur beauté qui me touchait. Et elle me touchait un peu de
la même façon, elle mettait aussi près de moi de ces choses qu'on ne voit
qu'avec ses yeux, mais qu'on sent dans son cœur ». Et Proust évoque la Madeleine
qui, au jour de Pâques, aperçoit au milieu du verger une ombre blanche qui
n'est autre que le mystérieux jardinier. L'apparition miraculeuse de l'Evangile
s'inscrit donc à sa façon dans le rayonnement impressionniste.
Et ce besoin de communion avec les objets est d'autant plus vif que l'objet est
plus fugitif: Aimez ce que jamais on ne verra deux fois.
Ainsi l'attention du narrateur s'attache-t-elle de préférence aux fleurs, aux
nuages, aux jeunes filles, à la surface des eaux. Il s'attache aux aspects d'un
visage ou d'un paysage, dont les rapports se transforment dans le temps et dans

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3« MARCEL PROUST

l'espace. Changements dans l'espace: la mer, vue des fenêtres de l'hôtel de


Balbec, apparaît comme un «vaste cirque éblouissant» (J.F., 672-673), avec
des «sommets neigeux» et des «vagues en pierre d'émeraude», puis les «col-
lines de la mer» reculent si loin «que souvent ce n'est qu'après une longue
plaine sablonneuse » qu'on peut apercevoir leurs ondulations. Le spectateur
retourne à des moments différents vers la fenêtre, si bien qu'aux changements
de l'espace correspondent des changements dans le temps: visite au premier
matin, au plein soleil de midi, sous les rayons du soir; et ainsi c'est «un voyage
immobile et varié à travers les plus beaux sites du paysage accidenté des heures ».
Les lilas de Tansonville (S., 135-136) nous présentent toutes les métamor-
phoses depuis leur naissance («quelques-unes effusaient encore en hauts lustres
mauves les bulles délicates de leurs fleurs ») jusqu'à leur flétrissure, qui ne laisse,
au lieu d'une «mousse embaumée» qu' «une écume creuse, sèche et sans
parfum ».
Et le jet d'eau dans le parc du prince de Guermantes marque la conquête de
l'espace par «l'entrée en ligne » (S.G., 656-657), «par la reprise latérale d'un jet
parallèle» qui monte plus haut que les autres; et le vent s'ingénie en outre à
rabattre sur le sol, à intervalles irréguliers, cette masse mobile qui s'irise
comme des mouvements d'éventail.
Pour montrer cette incertitude qui augmente le mouvement de notre élan,
nous serons invités aussi à regarder deux plans au même moment: celui des
nymphéas réels à la surface de l'eau, et celui de leurs reflets dans le ciel. Notons
en passant que le besoin des poètes modernes de n'évoquer jamais qu'une image
unique, se fiant à son intensité et à sa crudité pour nous ensorceler (et qui y
parviennent d'ailleurs), les oblige à renoncer en tout cas à la force de ce pouvoir
affectif que provoque une dualité, une correspondance entre deux éléments.
Et la preuve la plus marquante de cet amour de Proust pour les choses,
c'est sa tendance toujours renouvelée à les tirer du côté de la nature humaine.
Les aubépines ont «le mouvement de tête étourdi et rapide, au regard coquet,
aux pupilles diminuées, d'une blanche jeune fille » (S., 112). Les lilas deviennent
de jeunes houris «qui gardaient dans ce jardin français les tons vifs et purs des
miniatures de la Perse » (S., 134). Dans une autre occasion les aubépines mon-
trent une «allégressejuvénile »; et elles décèlent véritablement une «intention de
festivité » (S., 140). L'amoureux de Gilberte offre à la jeune fille des billes
d'agate qui sont «souriantes et blondes comme des jeunes filles» (S. 402).
Et dans les beaux jours de Balbec, c'est aux vagues de la mer que «le soleil
ajoute un sourire sans visage». (J.F. 172).

Si le regard impressionniste témoigne souvent d'un état affectif, d'un état


d'amour, il oblige celui qui en use à s'oublier soi-même pour mieux entrer dans

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L'OPTIQUE DE PROUST 39

la connaissance de l'objet. En fait le regard impressionniste, le regard de Proust,


est un regard humble. O n peut constater que Proust a été rejeté à la fois par
Claudel et par Sartre, ceux que Julien Gracq appelle respectivement «l'homme
du oui», «l'homme du n o n » (Préférences, pp. 92-93, José Corti, 1961).
Paul Claudel (Légende de Pakriti, dans Figures et Paraboles, p. 141) souffle
l'injure: il parle de «mollusques sur le chemin de la dégénérescence», «d'or-
ganisation impuissante, uniquement ordonnée à la sensation immédiate ». Il
assimile l'écrivain, doué de si hautes qualités réceptives, à des «infusoires, des
pâtes absorbantes ». Jean-Paul Sartre, de son côté, est peut-être le seul écrivain
qui se soit moqué des tendances sexuelles de Proust; parce qu'il est un h o m o -
sexuel, il n'a pas, selon Sartre, le droit de dépeindre l'amour de Swann pour
Odette.
Proust se soumet à ce qu'il voit; il est donc repoussé par ceux qui veulent
imposer la vision que construit leur esprit. Pour Claudel, c'est la vision d'un
cosmos splendidement harmonieux vers lequel il se tourne, dit Julien Gracq,
«avec un appétit formidable d'acquiescement ».
Quant à Sartre, il a recours contre l'esprit d'analyse à une conception syn-
thétique de la réalité (Situations, II, p. 22)®. Pour Sartre c'est la vision d'un
monde obscène, qui ne peut qu'engendrer le plus violent ressentiment. Il ne
peut regarder la surface de la mer, brillante sous le soleil («comme un sourire
sans visage ») ; il pense il pense à la noirceur sans fin des abîmes.
U n artiste calculateur, comme Ingres, impose son regard et commet sciem-
ment des erreurs (rapetisant à l'excès la nature morte du Bain Turc, ajoutant
deux vertèbres à la colonne vertébrale de la Grande Odalisque). Nous trouvons
là ce que Baudelaire appelait «les crocs enjambe, le dol, la ruse » d'un h o m m e à
système. O r les erreurs du regard de Proust ne sont pas des erreurs calculées,
donnant forme à la vision; ce sont des erreurs involontaires qui témoignent de
sa faiblesse, mais aussi de tout ce que «la sensation immédiate» contient de
richesse.
Une des marques les plus apparentes de l'humilité du regard de Proust, c'est
toute la patience dont, tel un Chardin, il fait preuve pour atteindre la matière
des objets et en exprimer toute la substance. Les feuilles de tilleul qui serviront
pour la tisane de la tante de C o m b r a y ont l'air des choses les plus disparates,
«d'une aile transparente de mouche, de l'envers blanc d'une étiquette, d'un
pétale de rose, mais qui eussent été empilées, concassées ou tressées dans la
confection d'un nid» (S., 51). Le clocher de Saint-Hilaire, telle une «grande
brioche bénie, avec des écailles et des égouttements g o m m e u x de soleil » (S., 65).

3. Il ne conçoit pas en particulier «la possibilité de faire l'analyse de l'amour, parce que le
développement de ce sentiment, comme de tous les autres, est dialectique ». (Idem, p. 21).

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40 MARCEL PROUST

Les aubépines s'épanouissent «en blanche chair de fleurs de fraisiers » (S., 138).
Les nymphéas de la Vivonne apparaissent «plus pâles, moins lisses, plus grenues,
plus plissées... » (S., 169). La lumière du crépuscule «épaississait les feuilles des
marronniers... comme des briques» et «comme une jaune maçonnerie persane
à dessins bleus, les cimentait grossièrement contre le ciel» (S. 423).
Dans le portrait de Miss Sacripant par Elstir, qui pose en travesti à côté d'un
bouquet, «le velours du veston, brillant et nacré, avait ça et là quelque chose de
shérissé, de déchiqueté et de velu qui faisait penser à l'ébourriffage des oeillet
dans le vase» (J.F., 849). Et Madame Verdurin, montrant des roses du même
Elstir, en fait admirer aux visiteurs «l'onctueux écarlate, la blancheur fouettée,
...le relief un peu trop crémeux ». (S.G., 943). Gilberte offre à ses jeunes invités
«un gâteau architectural » avec des «créneaux en chocolat», dont il faut
abattre «les remparts aux pentes fauves et raides, cuites au four... » (J.F., 506).
Des violettes de Parme, oubliées dans l'appartement d'Odette Swann, présen-
tent une «couleur délavée, liquide, mauve et dissolue» (J.F., 594).
Flaubert, lui aussi, dégage la lourdeur, l'épaisseur, l'amplitude de la matière.
Rappelons-nous ses nature mortes d'une admirable pesanteur, en particulier
dans l'Education Sentimentale: le buffet chargé de vaisselle d'argent ou de
vermeil chez les Dambreuse; ou, à la table du même financier, la dorade qui
allonge «le museau tendu vers un quartier de chevreuil et touchant de sa
queue un buisson d'écrevisses ». Poisson qui donne la sensation d'un morceau
de roche, comme ceux que peignit Courbet.
Mais on ne peut dire que Flaubert se soumette à l'objet; il va plus loin. Il sent,
il reconnaît la matière; mais, dans un besoin désespéré d'absolu, tel saint
Antoine à la fin de sa tentation, il veut «être la matière». Et il la devient en
quelque sorte. Proust rappelle justement que Flaubert «cherche à se faire trépi-
dation d'un bateau à vapeur, couleur des mousses, îlot dans une baie ». (Préface
à Tendres Stocks de Paul Morand). La matière est comme une pierre tombale,
somptueuse, sous laquelle il voudrait s'enfermer, au besoin même être écrasé.
Proust, lui, se soumet à la matière; mais la vigilance d'un Sartre pourrait
faire remarquer que cette matière ainsi saisie se rapporte singulièrement au
domaine bourgeois: des fleurs, des fruits, des robes, des fourrures, des gâteaux,
la peau dorée d'un poulet rôti. L'étendue de la mer se présente toujours chez
Proust comme un peu domestiquée, à l'usage des estivants. Ses paysages
marins sont toujours un peu des «marines», composées sur un chevalet; et
cette tempête de Penmarch, qui donne son titre à tout un chapitre de Jean
Santeuil, ne remplit en fait que quelques lignes après de nombreuses pages
consacrées aux préparatifs (assez fantaisistes) de Jean et de ses compagnons
pour aller contempler la furie des vagues.
En fait, un véritable artiste n'est guère sensible à ces distinctions entre une

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L'OPTIQUE DE PROUST 4i

matière qui serait de nature bourgeoise et une qui ne le serait pas. Proust s'est
seulement attaché à la matière qui lui était la plus prochaine : exactement comme
le bourgeois Chardin se penche vers un lièvre suspendu par la patte dans son
garde-manger, sur les poireaux, les carottes qu'il vient d'acheter au marché.
(Il ne convient pas de parler d'épicurisme chez Proust, malade dont la jouissance
était surtout intellectuelle.) Bien souvent Proust rejoint le sens cosmique d'un
Claudel qui nous fait participer à toute l'effusion de la création le soleil, la mer,
la montagne. Et si chez Proust la mer est rarement gonflée (comme celle qui,
au début du Soulier de Satin, engloutit le père jésuite attaché au mât d'un navire
en perdition), elle s'étale en bien des pages comme une puissance ordonnée
en réserve, qui dans son sommeil même témoigne d'une force qui peut suppor-
ter la comparaison avec la mer claudélienne.

Et nous touchons à la plus grande originalité de l'optique de Proust: celui-ci,


pour regarder, ne se sert pas d'instruments, il a recours à ses deux yeux. Il
utilise cette vision pinoculaire qui accuse les reliefs et les plans, et dont Albert
Thibaudet (Flaubert, p. 89) constatait que Flaubert avait été déjà largement
pourvu. A la fin du Temps Retrouvé, l'auteur compare bien son livre à un de ces
verres grossissants (T.R., 1033) tels que ceux que vendait l'opticien de Combray
- verres grossissants grâce auxquels le lecteur trouve le moyen de lire en lui-
même. Mais on remarqeu d'ailleurs que l'auteur parle de verres grossissants
pour son lecteur, non pour lui-même.
Or, dans presque tous les temps (je me limite aux littératures classiques, et
particulièrement à la littérature française), les écrivains, lorsqu'ils voulaient
voir, ont utilisé des instruments, et tout naturellement en premier heu cet
instrument de l'esprit qui est l'abstraction. Les classiques, et beaucoup d'autres,
montrent ce qu'ils savent plutôt que ce qu'ils voient; on trouve encore ce mode
de vision chez un Chateaubriand, même chez un Balzac 4 .
Les écrivains dont la vue est en train de s'accommoder à de nouvelles formes
et à de nouvelles couleurs compensent certaines insuffisances par une grande
sûreté musicale. C'est la nécessité du recours à la musique qui donne à la phrase
toute sa plénitude. Ainsi le même Chateaubriand, visitant l'abbaye de West-

4. CHATEAUBRIAND : Mémoires d'Outre-tombe (édition du Centenaire, Maurice Levaillant,


p. m ) . L'auteur parlant de son père à Combourg: «Sa tête, demi chauve, était couverte
d'un grand bonnet blanc qui se tenait tout droit ». - BALZAC: La Rabouilleuse (éd. Conard,
p. 449), parlant de Flore Brazier: «[Agathe] voulut regarder attentivement son frère, et
vit derrière le vieillard Flore Brazier coiffée en cheveux, laissant voir sous la gaze d'un
fichu garni de dentelles un dos de neige et une poitrine éblouissante, soignée comme une
courtisane riche, portant une robe à corset en grenadine, une étoffe de soie alors à la mode,
à manches dites à gigot, et terminées aux poignets par des bracelets superbes ».

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42 MARCEL PROUST

minster, à son arrivée en Angleterre, est sur le point de s'y laisser enfermer, à la
tombée du soir : «Les bruits lointains de la terre me parvenaient d'un monde dans
un autre monde. Le brouillard de la Tamise et la fumée du charbon de terre
s'infiltrèrent dans la basilique et y répandirent de secondes ténèbres ». (Ibid,
p. 442).
Le cas le plus significatif est celui de La Bruyère, devenu sensible à un monde
concret que ses contemporains ignoraient: il parle d'objets, qui jusqu'ici ne
semblaient exister pour personne. Il nous invite à aller dans les coulisses d'un
théâtre et à y dénombrer «les poids, les roues, les cordages qui font les vols et
les machines » (Les Caractères, chap. VI, 25). Il nous apprend qu'Ergaste
(VI, 28) «sait convertir en or jusqu'au roseaux, aux joncs et à l'ortie ».
Il nous fait voir de jeunes femmes émerveillées par «le bruissement d'un
carrosse » et dont le séduisant propriétaire leur fait admirer «les doubles sou-
pentes et les ressorts qui le font rouler plus mollement» (VII, 15). Mais La
Bruyère regarde-t-il vraiment tous ces objets? N'avons-nous pas un catalogue
où les objets tiennent plutôt pour lui lieu de signes? S'il met en présence, comme
des rivaux, devant de charmantes jeunes filles (III, 29) un magistrat et un brillant
cavalier, il identifie alors le magistrat à sa «cravate» et son «habit gris», et le
freluquet à son «écharpe d'or» et «sa plume blanche». Qui pourrait tenir
devant une plume blanche? Celle-ci joue le rôle d'une marque distinctive pour
un soldat appartenant à une arme spécialisée.
La Bruyère a recours aussi à un instrument lorsqu'il compose un portrait de
multiples petits traits, qui nous font apparaître un personnage à la fois précis
et lointain, plutôt de petite taille. Quel est cet instrument? C'est une lunette
d'approche, où l'on regarderait par le gros bout, et qui transforme l'objet visé
en une minature.
Et quel est le principe du regard chez La Bruyère? Reconnaissons-le, c'est
une curiosité assez intéressée, curiosité qui n'est pas mise en branle spécialement
par la bienveillance. Il mentionne les passants qui se réunissent au Cours la
Reine ou aux Tuileries: «L'on s'attend au passage réciproquement dans une
promenade publique l'on y passe en revue l'un devant l'autre : carrosses, che-
vaux, livrées, armoiries, rien n'échappa aux yeux, tout est curieusement ou
malignement observé...» (VIII, 1).
Dans une telle disposition d'esprit, comme on s'explique l'emploi d'un
instrument! Car l'instrument est le meilleur moyen de se séparer de l'objet.
Il y a chez La Bruyère le point de départ d'une tendance puritaine, qui au fond
se défie des objets, y voit une matérialisation et une limitation de l'univers
pleine de tentations pour l'esprit; et cette attention aux choses blesse la con-
science du puritain qui, malgré sa défiance de l'homme, entend le situer cepen-
dant bien au-dessus du cadre qui l'entoure.

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L'OPTIQUE DE PROUST 43

Ce départ puritain, on pouvait déjà le sentir dans l'attitude dédaigneuse de


Pascal: «Quelle vanité que la peinture, qui attire l'admiration pour la ressem-
blance des choses, dont on n'admire point les originaux!» Il dédaignera de
regarder les cierges sur l'autel de Port Royal, ainsi que les fleurs, s'il y en eut
jamais. C'est le puritanisme d'un Gide qui redoute l'analyse de la matière comme
une trop grande jouissance. Son aveugle de La Symphonie pastorale, Gertrude,
essaie d'interpréter le paysage qu'elle ne peut voir. (cf. mon Proust p. 107).
Et Sartre, pour contempler la surface de la terre, utilise volontiers un face à
mains; - face à mains que je définirais d'après celui qu'utilisait à Balbec une des
estivantes les plus en vue, la femme du premier président qui fixait «les feux
impitoyables de son face à mains » sur les autres baigneurs, et particulièrement
les jeunes baigneurs, «comme s'ils eussent été porteurs de quelque tare qu'elle
tenait à inspecter dans ses moindres détails» (J.F., 788).
La plupart des écrivains n'aiment pas se commettre avec l'objet ; ils préfèrent
mettre des gants pour ne pas se salir, et se servir d'instruments afin de diminuer
le plus possible la présence de ces objets. Proust ne veut à aucun prix d'instru-
ments, il ne voit en eux qu'un moyen d'éloigner. Il l'affirme en un passage (qui
me paraît essentiel dans toute cette question) : c'est au moment où il va pour la
première fois, avec sa grand'mère, au théâtre pour y entendre la Berma Q.F.,
449). Alors que la pièce est commencée depuis un moment, sa grand'mère lui
tend sa lorgnette et l'invite à regarder la grande artiste; et il ajoute: «Quand
on croit à la réalité des choses, user d'un moyen artificiel pour se les faire
montrer n'équivaut pas tout à fait à se sentir près d'elles ». Il voit l'image de la
«diva» dans le verre grossissant, et il se demande: «Laquelle des deux Berma
est la vraie? »
On connaît les étonnantes variations du Temps Perdu sur tous les monocles
de la haute société. Swann qui, arborant un monocle pour la première fois
devant Odette, se fait dire par elle: «Ça a beaucoup de chic! Comme tu es bien
ainsi! Tu as l'air d'un vrai gentleman. Il ne te manque qu'un titre ». (S., II, 46,
éd. ord). Le monocle de M. de Bréauté est pareil à un verre de microscope
(S. II, 158). Un romancier mondain installe le sien au coin de son oeil,
comme «son seul organe d'investigation psychologique et d'impitoyable
analyse», proclamant: «J'observe». M. de Palancy, promenant le sien collé
contre son gros œil rond, n'est pas plus en mesure de s'intéresser au public d'un
théâtre qu'il traverse «qu'un poisson qui passe, ignorant de la foule des visi-
teurs curieux, derrière la cloison vitrée d'un aquarium » (G., I, 39). Et plus tard
(G., II, 109) le même Bréauté «installe son monocle sur l'arcade cintrée de ses
sourcils, pensant que celui-ci l'aiderait beaucoup à discerner quelle espèce
d'homme j'étais ».
Et il est bien évident que, en dépit de son monocle, le romancier mondain

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44 MARCEL PROUST

n'observe rien du tout, et que Bréauté ne tire aucune aide du sien pour mieux
reconnaître quelle espèce d'homme il a devant lui. Un des résultats de l'emploi
des monocles est en effet d'introduire «une part de machinisme » (T.R., II, 95)
dans un visage, comme dans celui de Bloch; et cette part de machinisme
dispense cette figure «de tous ces devoirs difficiles auxquels une figure humaine
est soumise, devoir d'être belle, d'exprimer l'esprit, la bienveillance, l'effort ».
Et la réciproque est également vraie; si le monocle donne du mécanisme au
visage, le monocle ne permet à l'œil qui le porte qu'une vision mécanique,
elle aussi. Car en fait, s'il est un trait commun à tous ceux qui portent monocle
(et il est évident qu'il s'agit ici d'un monocle symbolique), c'est de ne rien voir;
exception faite pour Swann qui essaie le monocle comme un jeu, et pour le
marquis de Saint Loup que nous voyons à plusieurs reprises (presque comme un
leitmotiv) «poursuivre son monocle qui voltigeait devant lui comme un
papillon... » (J.F., II, 178). Symbole en quelque sorte de sa caste, dont il essaie
de se séparer par l'esprit, mais dans le sillage de laquelle il se laisse entraîner, et
que finalement il ne peut s'empêcher de rejoindre, comme si abandonner cette
poursuite comportait un risque total de destruction.
Aujourd'hui il ne s'agit plus de monocle (instrument encore considéré par
certains comme signe de classe) ; mais il y a beaucoup d'autres instruments dont
se servent les écrivains. Et d'abord celui d'Alain Robbe-Grillet qui, dans son
manifeste, réclame «l'adjectif optique, descriptif, celui qui se contente de mesu-
rer, de situer, de limiter, de définir», celui qui «montre probablement le
chemin difficile d'un nouvel art romanesque ». Ainsi donc l'instrument invoqué
par Robbe-Grillet ne sera même pas un instrument d'optique mais simplement
un mètre, une équerre, un fil à plomb. Tout au plus, quelquefois, lorsqu'il veut
rendre le dessin des veines du bois dans une planche par exemple, il a recours à
cet appareil, utilisé autrefois, une sorte de décalcographe, miroir posé verticale-
ment au-dessus d'une page comportant un dessin, et dont la projection ren-
voyée sur le papier blanc permet une exacte reproduction. Il y a un an, un
jeune critique, faisant des déclarations au sujet de Robbe-Grillet, affirmait que
« c'était l'écrivain le plus original depuis La Bruyère ». Simple fantaisie, jaillie au
cours d'un interview, ou rapprochement subtilement découvert? En tout cas le
lien par l'emploi d'un artifice existe bien.
Quant à Michel Butor, il abandonne les instruments; mais il les remplace
par le catalogue, le registre du metteur en scène qui doit énumérer successive-
ment tous les accessoires destinés à servir à la pièce qui sera jouée.
Enfin il en est d'autres qui emploient délibérément le kaléidoscope, comptant
sur le hasard des cristaux remués pour présenter à notre œil une suite de palais
des mirages; d'autres enfin, tout simplement le «mix master» (voir Claude
Simon).

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L'OPTIQUE DE PROUST 45

Avant de quitter ce développement que nous consacrons à l'artifice de la


vision, nous pouvons nous demander s'il n'arrive pas à Proust d'y tomber, en
raison de si fréquents recours à des œuvres peintes pour préciser sa propre
vision. Tout d'abord il faut corriger une affirmation, par trop rapidement
énoncée, que Proust regarde le monde à travers des tableaux. En fait il ne
regarde pas à travers des tableaux; mais, lorsqu'il contemple les formes ou les
couleurs de ce monde, il se reporte souvent à des peintures comme à des élé-
ments de comparaison. Si bien que cet exercice a pour résultat d'affiner son
regard; il y a intérêt à regarder les travaux des artistes dont le regard a été
particulièrement entraîné. Et il en tire encore un bénéfice moral, dérivant
de cette humilité (dont nous avons déjà parlé).
On pourra sourire de l'habitude de Swann de comparer des visages, et
spécialement celui de l'être aimé, à des portraits de grands maîtres. N'est-il donc
pas capable de s'apercevoir tout seul qu'une femme est belle, et doit-il recourir
pour apprécier la beauté d'Odette à celle de la fille de Jéthro dans la fresque
de Botticelli à la Sixtine? Peut-être y a-t-il en effet là un peu de timidité?
Mais peut-on lui reprocher de rechercher à ce qu'il trouve beau (même s'il
veut d'abord le trouver beau) une résonance plus profonde? «Ces doutes
furent détruits, cet amour assuré quand il eut à la place pour base les données
d'une esthétique certaine; sans compter que le baiser et la possession qui
semblaient naturels et médiocres s'ils lui étaient accordés par une chair abîmée,
venant couronner l'adoration d'une pièce de musée, lui parurent devoir être
surnaturels et délicieux» (S., 224).
Et cette habitude peut amener celui qui la suit à une véritable ascèse, à un
détachement de tout ce qui est extérieur; et c'est presque avec une sorte de
soulagement que Proust peut se confier à lui-même: «C'est la vie mondaine
tout entière, maintenant qu'il en était détaché, qui se présentait à lui comme une
suite de tableaux» (S., 323).

Le regard impressionniste tend à décomposer l'objet, à le saisir dans sa vie


latente, à lui arracher tous les écrans qui le séparent de nous; en un mot le
regard impressionniste, qui plus qu'aucun autre rend compte du mystère, finit
quelquefois par épuiser ce mystère, au point de l'effacer. Quelle question peut
encore se poser devant un objet dénudé?
Proust l'a senti: il s'est aperçu que son analyse des formes et des couleurs
était d'une extrême séduction; mais il veut tempérer cette séduction qu'il
perçoit dans les choses par une véritable solennité du regard. Un spectacle
important a besoin d'être précédé d'une préparation; ce sont les trois coups,
graves et annonciateurs, avant le lever de rideau. Pour que se réalise l'apparition
de la duchesse de Guermantes dans l'église de Combray, il faut qu'un mouve-

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46 MARCEL PROUST

ment du suisse, en se déplaçant, lui permette de la «voir assise » (S., 74). Lorsqu'il
va au Bois de Boulogne pour y admirer les élégances qui défilent dans leurs
voitures, il fait une véritable préparation intérieure, et essaie de mettre un écran
entre lui et les autres élégantes de l'Allée des acacias (S., 418) ; car c'est Madame
Swann qu'il voulait voir. Traversant le soir les rues de Doncières pour y re-
joindre Saint-Loup (dans une rencontre qui sera capitale, car elle sera à l'origine
de l'entrée de la duchesse de Guermantes dans la vie du narrateur), ces rues lui
apparaissent comme un décor de théâtre qui le prépare à l'importance de la
scène.
Proust use alors d'une vue au second degré; en un mot il devient visionnaire.
Après avoir accommodé son regard à celui d'un Monet ou d'un Renoir, c'est la
vision intérieure d'un Rembrandt qui va l'envahir. Comme chez Rembrandt,
l'obscurité devient pour lui une immense zone de fécondité, d'où jailliront
toutes les images qui habitent son esprit. Il affirme dès les premières lignes de
Swann: «Une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être
plus encore pour mon esprit... » (S., 3). Proust est habité par cette double vue,
privilège des très grands artistes: le Michel-Ange de la Mise au tombeau, le
Rembrandt du Satil et David, le Balzac du Père Goriot (don de double vue que
l'on ne rencontre jamais chez Flaubert).
Quelques-unes des pages les plus étonnantes de Proust sont consacrées à ce
que l'on peut appeler des apparitions, et des apparitions d'un ordre assez extra-
ordinaire. Elles sont proportionnellement plus nombreuses dans Jean Santeuil
que dans la Recherche; dans Jean Santeuil, je citerai la tempête à Penmarch, le
passage de Daltozzi et les femmes, l'épisode de la religieuse «hollandaise».
Dans la Recherche la fenêtre de Montjouvain, la rencontre de Charlus et
Jupien; et dans le Temps Retrouvé, le tableau du baron Charlus se faisant
fouetter dans une maison close.
Un des premiers caractères de ces apparitions est en général (et ceci s'accorde
avec ce que nous avons dit plus haut) d'être longuement préparées. Dans la
tempête à Penmarch, une longue introduction sur la violence du vent, les
précautions supplémentaires qu'il faut prendre pour assister à la tourmente, les
préparatifs de route avec les trois pécheurs comme compagnons, la montée dans
le petit train de Pont Labbé à Penmarch, les deux atrices fardées qui s'y trouvent
installées dans un compartiment de première, surtout, comme un lento plus
tranquille avant le déchaînement final, la station dans un hôtel confortable, où
le soleil devenu plus vif vient jouer avec un «ravissant effet de soleil» saisi dans
un paysage exécuté par un peintre célèbre, et qui est suspendu au mur de la
salle à manger. Enfin c'est le départ vers la côte avec les trois jeunes gens où,
attachés ensemble avec des cordes, ils marchent à genoux en rampant sur la
falaise pour apercevoir (après ce dernier lever de rideau) un gigantesque cata-

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L'OPTIQUE DE PROUST 47

clysme, dans lequel, à la place de la mer habituelle, «une véritable chaîne des
Alpes» s'installe, avec ses pics se dressant «colossaux et calmes» pour essayer
de trouver leur place (J.S., II, 207). Le spectacle de la mer démontée se déroule
en une dizaine de lignes, après douze pages de préparation.
Le scène de Montjouvain, selon la manière de Rembrandt que nous évo-
quions tout à l'heure, émerge vraiment de l'obscurité; il faut que nous sentions
sur nous la pesée des ténèbres, avant que n'en jaillisse une vision, fort claire et
distincte, mais plus sombre que les ténèbres elles-mêmes. On a souligné l'in-
vraisemblance de l'épisode (cf. en particulier Jocelyn Brooke: Proust and
Joyce, Adam, 1961, p. 20-21). Marcel choisit pour lieu de son repos de l'après-
midi une touffe de buissons, située directement en face de la fenêtre de la
chambre de Mlle Vinteuil, à quelques mètres de cette fenêtre. Il s'y serait
endormi jusqu'à la nuit. Et que dire ensuite de sa crainte de faire craquer les
buissons et d'être entendu de Melle. Vinteuil? Il y a là sans doute une certaine
invraisemblance, disons plutôt une certaine convention dans l'invraisemblance;
les buissons dans lesquels se cache le narrateur ne sont pas plus conventionnels
qu'une des trois règles de la tragédie classique, ou que l'obscurité dans laquelle
Rembrandt enferme tels de ses personnages peints; ce n'est certes pas pendant
la nuit que sont venus poser devant lui ses modèles comme le bourgmestre Six
ou tel de ses vieillards. Les buissons qui dominent la maison de Mlle Vinteuil
jouent le même rôle que le cadre d'un tableau qui a pour but de concentrer
notre attention sur le sujet représenté ou le motif peint.
Même longue préparation pour la rencontre de Charlus et de Jupien, qu'il
observe le long de la cour de Guermantes; et le symbole du bourdon visitant
le pistil souligne toute cette préparation. Comme pour la fenêtre de Mont-
jouvain, le narrateur se tapit à sa place de guêt; et lorsqu'il pressent que s'opère
la conjonction des deux amants, il tâche de gagner une boutique à louer, proche
de celle de Jupien, où celui-ci est entré avec Charlus; c'est de cette boutique
inoccupée qu'il entendra les soupirs de souffrance et de plaisir. Et il note avec
un parfait sang-froid (S.G., 608): «Les choses de ce genre auxquelles j'assistai
eurent toujours, dans la mise en scène, le caractère le plus imprudent et le moins
vraisemblable, comme si de telles révélations ne devaient être la récompense
que d'un acte plein de risque, quoiqu'en partie clandestin». Là encore, cette
boutique abandonnée qu'il gagne en longeant les murs, avec une imprudence
mais aussi des ruses dignes de soldats «de la guerre des Boers» (il se réfère lui-
même à ces soldats), joue le rôle du cadre qui cernera cette scène bouleversante
pour la connaissance du baron de Charlus et de tout un aspect de la nature
humaine qu'il feint d'avoir ignoré jusqu'ici.
Plus vraisemblable sera la dernière manifestation de Charlus dans la maison
de prostitution tenue par Jupien au cours de la guerre. Lorsqu'à travers un œil-

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48 MARCEL PROUST

de-bœuf, donnant sur une chambre, le narrateur aperçoit le baron, attaché à un


lit de fer qui est fouetté vigoureusement par un jeune voyou qui le traite de
«crapule », il s'est en fait installé depuis quelque temps dans l'hôtel en question
où une chambre lui était retenue tout spécialement ; et c'est en se glissant dans
un couloir qu'il atteindra l'œil-de-bœuf qui donne sur la pièce où est enchaîné
Charlus.
Voilà une première bizarrerie, c'est que le narrateur puisse ainsi voir ces
divers spectacles; c'est la même situation que dans Les Misérables, où Marius
observe à travers une fente de la cloison (dans la maison Gorbeau) la famille
Thénardier, qui s'apprête à faire subir à Jean Valjean l'épreuve de la torture; et
les apprêts du fer rougi sur un foyer transforme la scène en un fragment tiré de
l'Enfer de Dante.
C'est en effet une première invraisemblance que le narrateur soit présent à
de tels spectacles; mais cette invraisemblance constitue justement le premier
pas vers l'incroyable, presque le surnaturel (on comprend ici le sens de ce mot,
celui de hors de la nature, de hors du commun) de l'événement. Cette in-
vraisemblance correspond à la manière inexplicable, angoissante, dont l'appari-
tion d'un personnage de l'au-delà se réalise pour un être de cette terre.
Pour confirmer le caractère de prodige de l'événement, il faut naturellement
que celui-ci présente lui-même un caractère bien marqué d'extraordinaire et de
surprenant. Le caractère sadique de la scène de Montjouvain, ou de celle dans
laquelle Charlus se révèle avec les étrangetés de sa nature y contribue déjà
fortement. Et cela d'autant plus que les acteurs sont assimilés à des êtres sym-
boliques et mythiques: Mlle Vinteuil et son amie font «voleter leurs larges
manches comme des ailes » et elles «piaillent comme des oiseaux amoureux »
(S., 162). La rencontre de Charlus et Jupien se déroule sous le signe des plus
hautes lois du monde cosmique : la rencontre de l'insecte providentiel venant de
loin comme «un ambassadeur» vers la fleur «jouvencelle hypocrite mais
ardente» décidée à faire elle-même la moitié du chemin; et cette possibilité
d'union est qualifiée par le narrateur de «miracle» (S.G., 602).
Enfin, lorsque Charlus vieilli subit le supplice sur son lit de fer, son assimila-
tion se fait tout naturellement avec celle de Prométhée enchaîné sur son rocher.
Mais ce qui met le comble à l'extraordinaire de cette vision, c'est que cet
extraordinaire se double en même temps d'un sentiment profond de réalité, je
n'oserais dire de «naturel » si Proust n'employait pas lui-même ce terme. C'est à
l'occasion de la rencontre Charlus-Jupien qu'il écrit (S.G., 605): «Cette scène
n'était, du reste, pas positivement comique; elle était empreinte d'une étrangeté,
ou si l'on veut d'un naturel dont la beauté allait croissant ».
Proust parle donc de «beauté»; c'est la beauté du mystère et du tragique
qu'il laisse entrevoir.

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L'OPTIQUE DE PROUST 49

Deux passages de Jean Santeuil semblent en particulier répondre à cette union


fort rare d'étrangeté, de naturel et de beauté. C'est d'abord le chapitre consacré
à «Daltozzi et les femmes » (J.S., III, 74). Une fois de plus un personnage (il
s'agit ici d'Henri) épie de sa chambre, qui est dans un hôtel particulier, la rue,
vers minuit, au moment de la rentrée de l'Opéra: une pluie assez forte tombe,
gonflée par le vent. «Devant les jardins un fiacre s'arrêta, à un endroit où il n'y
a pas de porte... Un monsieur dont la cravate blanche éclairait de loin le haut
du pardessus descendit, paya le fiacre et commença à descendre la rue ».
L'apparition est rembranesque, avec cette tache de cravate blanche qui brille
dans la nuit. Puis nous assistons au jeu étrange de ce personnage qui, chaque fois
qu'une femme attardée passe dans la rue (femme de chambre sortant d'une
maison voisine pour rentrer dans l'hôtel; dame en robe de bal «les cheveux
couverts d'une dentelle nouée au cou » descendant d'une voiture), se précipite
sur elle «comme un fou, espérant la ramener chez lui et briser ainsi sa solitude ».
L'autre passage est plus stupéfiant, et d'un effet saisissant (nous nous étonnons
que Proust ne l'ait pas repris dans le Temps Retrouvé). C'est celui de la religieuse
«hollandaise» qui nous fait passer par les phases les plus distantes de la réalité
la plus présente, presque oppressante, et du rêve le plus fantastique, le plus
discontinu (J.S., III, 263). La préparation de cet épisode surprenant nous est
donnée par la traversée des rues d'Anvers pendant la nuit, à l'heure où la vie du
soir «allumait déjà les croisées,... rendait mystérieux ce qui était derrière les
murs comme un secret et comme une tombe ».
Toute cette histoire, bouffonne et grandiose, se présente avec tous les carac-
tères de l'hallucination: mélange d'impossibilité et d'évidente réalité.
Enfin dernier trait, qui ajoute encore dans quelques cas au fantastique, c'est
la situation de celui qui observe à l'égard de l'être ou du spectacle observé. Au
moment où l'hallucination se produit, le guetteur est quelquefois dans un état
de quiétude parfait: c'est la tranquillité de celui qui contemple la mer en furie
d'un abri sûr (comme dans l'hôtel de Penmarch). Et dans l'épisode de Daltozzi,
Henri se remettant au ht, bien au chaud, les pieds sur la bouillotte, pense à la
marche sous la pluie du chasseur de femmes.

Proust est-il donc un «voyeur »? Quelquefois cette appellation a été jetée contre
lui comme une injure; elle a été reprise par Jocelyn Brooke (cf. son Adam).
Elle l'emploie à propos de la façon dont le narrateur observe le comportement
de Charlus dans la maison de Jupien. Il est plus que probable que certaines des
attitudes du narrateur correspondent à des expériences vécues par Proust.
Remarquons toutefois que jamais il n'emploie le ton agressif de celui qui se
vante d'un tel exploit, de celui qui veut se révolter contre l'opinion, mais
plutôt un ton empreint d'une véritable tristesse, ce ton de tristesse exprimé à

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59 MARCEL PROUST

la fin de l'épisode de la religieuse (J.S., III, 269) : «Là était le secret maintenant
de ce avec quoi Dieu souffle une vie, avec des vices qui ne lui donneront chaque
j o u r que de moins en moins de plaisir». Enfin Rimbaud nous a montré c o m -
ment il fallait d'abord être un voyeur avant de devenir un voyant. Dans la
célèbre lettre à Paul D o m e n y (Charleville 15 mai 1871): «Je dis qu'il faut être
voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et raison-
né dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de
folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons pour n'en garder que
la quintessence. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force
sur-humaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le
grand maudit, - et le suprême Savant! Car il arrive à l'inconnu! Puisqu'il a
cultivé son âme, déjà riche, plus qu'aucun ! Il arrive à l'inconnu, et quand affolé,
il finirait par perdre l'intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu'il crève dans
son bondissement par les choses inouïes et innommables: viendront d'autres
horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé ! »
Pour Marcel Proust, peut-être pas dérèglement de tous les sens, mais torture
certes! Arriver à l'inconnu, toucher la misère humaine dans ce qu'elle a de plus
secret, de plus déguisé, de plus inexplicable (certains diraient aujourd'hui de
plus sacré, dans la mesure où ce qui fait trembler l'homme se rattache à l'in-
fernal). A sa façon Proust, dans cette scène, est un inventeur, le découvreur
d'un monde nouveau de l'angoisse et de l'horreur, qui peut apporter une aide
à ceux qui se trouvent contraints de la traverser. Peut-on dire que Proust est
plus un voyeur que Tintoret lorsque ce peintre nous montre Suzanne épiée par
les vieillards, eux aussi dissimulés dans un buisson? Alors nous ne voyons pas
seulement ce que les deux vieillards regardent, mais le regard même de ces deux
vieillards.

DISCUSSION

M . POULET. — J e crois que l'auteur de Swann eût souscrit sans hésitation au


dessein que vous lui attribuez d'aller lui-même à la recherche de son propre
regard. Tout l'effort rétrospectif de Proust - et le terme «rétrospectif » contient
étymologiquement celui de «regard » - est effectivement dirigé vers un point
qui est celui de ce regard premier, regard voilé, dissimulé par tant de distance
temporelle. Mais on peut se demander ce qu'il y a véritablement au point
terminal de cette rétrospection qui fait se rejoindre celui qui regarde et ce qui
est regardé: s'agit-il de la sensation elle-même et, dans cette hypothèse, faut-il
voir dans Proust et les impressionnistes, auxquels vous aimez le rattacher, des
êtres pour qui la sensation dans sa nudité importe avant tout, ou bien, placés

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