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JEUDI 19 JUILLET
L'OPTIQUE DE PROUST
D U R E G A R D À LA V I S I O N
Aucune œuvre littéraire ne trouve son origine dans le regard au même degré
que celle de Marcel Proust; et même beaucoup d'oeuvres peintes doivent moins
aux yeux de leur auteur que la description des nymphéas de la Vivonne ne
doit à ceux du narrateur.
Cette observation a été faite, dès le début des études proustiennes, par un
certain nombre de critiques; et tout particulièrement par Ernst-Robert Curtius1
qui note l'attention de l'écrivain comme en perpétuel état de déplacement.
Les voltes et diverses autres figures de danse qu'exécutent les clochers de
Martinville, au cours de ses excursions en automobile à travers la Normandie,
sont consignées dans une page qui a fait lever, comme un ferment, toute la
Recherche du Temps Perdu.
Cette importance du regard chez Proust a été soulignée par un grand nombre
d'écrivains. Je signalerai en particulier les livres de Georges Cattaui, J . Zéphir,
Jacques Nathan, Germaine Brée. Jacques Nathan a pu proposer un sujet de
devoir pour les étudiants à la fin de son édition d'extraits de Du Côté de chez
Swann (Classiques Larousse), - devoir ainsi libellé: «Que pensez-vous du rap-
prochement, devenu banal, entre la technique descriptive de Proust et celle
des peintres impressionnistes? »
Constatation banale sur l'optique de Proust, mais dont on n'a peut-être pas
tiré toutes les conséquences; et les écrivains qui aujourd'hui tentent de mettre
en œuvre ce que l'on appelle le «nouveau roman» jouent un rôle analogue à
celui des clochers de Martinville. Leurs essais, imposant des perspectives nou-
velles, nous font sentir, mieux que nous ne pouvions encore le faire il y a
quelques années, l'originalité du regard de Proust.
1. Marcel Proust, traduit de l'allemand par Armand Pierhal (La Revue Nouvelle, 1928).
2. Les sigles ici utilisés (S, J.F., G., etc.) seront facilement déchiffrés par tous les lecteurs de
Proust.
3. Il ne conçoit pas en particulier «la possibilité de faire l'analyse de l'amour, parce que le
développement de ce sentiment, comme de tous les autres, est dialectique ». (Idem, p. 21).
Les aubépines s'épanouissent «en blanche chair de fleurs de fraisiers » (S., 138).
Les nymphéas de la Vivonne apparaissent «plus pâles, moins lisses, plus grenues,
plus plissées... » (S., 169). La lumière du crépuscule «épaississait les feuilles des
marronniers... comme des briques» et «comme une jaune maçonnerie persane
à dessins bleus, les cimentait grossièrement contre le ciel» (S. 423).
Dans le portrait de Miss Sacripant par Elstir, qui pose en travesti à côté d'un
bouquet, «le velours du veston, brillant et nacré, avait ça et là quelque chose de
shérissé, de déchiqueté et de velu qui faisait penser à l'ébourriffage des oeillet
dans le vase» (J.F., 849). Et Madame Verdurin, montrant des roses du même
Elstir, en fait admirer aux visiteurs «l'onctueux écarlate, la blancheur fouettée,
...le relief un peu trop crémeux ». (S.G., 943). Gilberte offre à ses jeunes invités
«un gâteau architectural » avec des «créneaux en chocolat», dont il faut
abattre «les remparts aux pentes fauves et raides, cuites au four... » (J.F., 506).
Des violettes de Parme, oubliées dans l'appartement d'Odette Swann, présen-
tent une «couleur délavée, liquide, mauve et dissolue» (J.F., 594).
Flaubert, lui aussi, dégage la lourdeur, l'épaisseur, l'amplitude de la matière.
Rappelons-nous ses nature mortes d'une admirable pesanteur, en particulier
dans l'Education Sentimentale: le buffet chargé de vaisselle d'argent ou de
vermeil chez les Dambreuse; ou, à la table du même financier, la dorade qui
allonge «le museau tendu vers un quartier de chevreuil et touchant de sa
queue un buisson d'écrevisses ». Poisson qui donne la sensation d'un morceau
de roche, comme ceux que peignit Courbet.
Mais on ne peut dire que Flaubert se soumette à l'objet; il va plus loin. Il sent,
il reconnaît la matière; mais, dans un besoin désespéré d'absolu, tel saint
Antoine à la fin de sa tentation, il veut «être la matière». Et il la devient en
quelque sorte. Proust rappelle justement que Flaubert «cherche à se faire trépi-
dation d'un bateau à vapeur, couleur des mousses, îlot dans une baie ». (Préface
à Tendres Stocks de Paul Morand). La matière est comme une pierre tombale,
somptueuse, sous laquelle il voudrait s'enfermer, au besoin même être écrasé.
Proust, lui, se soumet à la matière; mais la vigilance d'un Sartre pourrait
faire remarquer que cette matière ainsi saisie se rapporte singulièrement au
domaine bourgeois: des fleurs, des fruits, des robes, des fourrures, des gâteaux,
la peau dorée d'un poulet rôti. L'étendue de la mer se présente toujours chez
Proust comme un peu domestiquée, à l'usage des estivants. Ses paysages
marins sont toujours un peu des «marines», composées sur un chevalet; et
cette tempête de Penmarch, qui donne son titre à tout un chapitre de Jean
Santeuil, ne remplit en fait que quelques lignes après de nombreuses pages
consacrées aux préparatifs (assez fantaisistes) de Jean et de ses compagnons
pour aller contempler la furie des vagues.
En fait, un véritable artiste n'est guère sensible à ces distinctions entre une
matière qui serait de nature bourgeoise et une qui ne le serait pas. Proust s'est
seulement attaché à la matière qui lui était la plus prochaine : exactement comme
le bourgeois Chardin se penche vers un lièvre suspendu par la patte dans son
garde-manger, sur les poireaux, les carottes qu'il vient d'acheter au marché.
(Il ne convient pas de parler d'épicurisme chez Proust, malade dont la jouissance
était surtout intellectuelle.) Bien souvent Proust rejoint le sens cosmique d'un
Claudel qui nous fait participer à toute l'effusion de la création le soleil, la mer,
la montagne. Et si chez Proust la mer est rarement gonflée (comme celle qui,
au début du Soulier de Satin, engloutit le père jésuite attaché au mât d'un navire
en perdition), elle s'étale en bien des pages comme une puissance ordonnée
en réserve, qui dans son sommeil même témoigne d'une force qui peut suppor-
ter la comparaison avec la mer claudélienne.
minster, à son arrivée en Angleterre, est sur le point de s'y laisser enfermer, à la
tombée du soir : «Les bruits lointains de la terre me parvenaient d'un monde dans
un autre monde. Le brouillard de la Tamise et la fumée du charbon de terre
s'infiltrèrent dans la basilique et y répandirent de secondes ténèbres ». (Ibid,
p. 442).
Le cas le plus significatif est celui de La Bruyère, devenu sensible à un monde
concret que ses contemporains ignoraient: il parle d'objets, qui jusqu'ici ne
semblaient exister pour personne. Il nous invite à aller dans les coulisses d'un
théâtre et à y dénombrer «les poids, les roues, les cordages qui font les vols et
les machines » (Les Caractères, chap. VI, 25). Il nous apprend qu'Ergaste
(VI, 28) «sait convertir en or jusqu'au roseaux, aux joncs et à l'ortie ».
Il nous fait voir de jeunes femmes émerveillées par «le bruissement d'un
carrosse » et dont le séduisant propriétaire leur fait admirer «les doubles sou-
pentes et les ressorts qui le font rouler plus mollement» (VII, 15). Mais La
Bruyère regarde-t-il vraiment tous ces objets? N'avons-nous pas un catalogue
où les objets tiennent plutôt pour lui lieu de signes? S'il met en présence, comme
des rivaux, devant de charmantes jeunes filles (III, 29) un magistrat et un brillant
cavalier, il identifie alors le magistrat à sa «cravate» et son «habit gris», et le
freluquet à son «écharpe d'or» et «sa plume blanche». Qui pourrait tenir
devant une plume blanche? Celle-ci joue le rôle d'une marque distinctive pour
un soldat appartenant à une arme spécialisée.
La Bruyère a recours aussi à un instrument lorsqu'il compose un portrait de
multiples petits traits, qui nous font apparaître un personnage à la fois précis
et lointain, plutôt de petite taille. Quel est cet instrument? C'est une lunette
d'approche, où l'on regarderait par le gros bout, et qui transforme l'objet visé
en une minature.
Et quel est le principe du regard chez La Bruyère? Reconnaissons-le, c'est
une curiosité assez intéressée, curiosité qui n'est pas mise en branle spécialement
par la bienveillance. Il mentionne les passants qui se réunissent au Cours la
Reine ou aux Tuileries: «L'on s'attend au passage réciproquement dans une
promenade publique l'on y passe en revue l'un devant l'autre : carrosses, che-
vaux, livrées, armoiries, rien n'échappa aux yeux, tout est curieusement ou
malignement observé...» (VIII, 1).
Dans une telle disposition d'esprit, comme on s'explique l'emploi d'un
instrument! Car l'instrument est le meilleur moyen de se séparer de l'objet.
Il y a chez La Bruyère le point de départ d'une tendance puritaine, qui au fond
se défie des objets, y voit une matérialisation et une limitation de l'univers
pleine de tentations pour l'esprit; et cette attention aux choses blesse la con-
science du puritain qui, malgré sa défiance de l'homme, entend le situer cepen-
dant bien au-dessus du cadre qui l'entoure.
n'observe rien du tout, et que Bréauté ne tire aucune aide du sien pour mieux
reconnaître quelle espèce d'homme il a devant lui. Un des résultats de l'emploi
des monocles est en effet d'introduire «une part de machinisme » (T.R., II, 95)
dans un visage, comme dans celui de Bloch; et cette part de machinisme
dispense cette figure «de tous ces devoirs difficiles auxquels une figure humaine
est soumise, devoir d'être belle, d'exprimer l'esprit, la bienveillance, l'effort ».
Et la réciproque est également vraie; si le monocle donne du mécanisme au
visage, le monocle ne permet à l'œil qui le porte qu'une vision mécanique,
elle aussi. Car en fait, s'il est un trait commun à tous ceux qui portent monocle
(et il est évident qu'il s'agit ici d'un monocle symbolique), c'est de ne rien voir;
exception faite pour Swann qui essaie le monocle comme un jeu, et pour le
marquis de Saint Loup que nous voyons à plusieurs reprises (presque comme un
leitmotiv) «poursuivre son monocle qui voltigeait devant lui comme un
papillon... » (J.F., II, 178). Symbole en quelque sorte de sa caste, dont il essaie
de se séparer par l'esprit, mais dans le sillage de laquelle il se laisse entraîner, et
que finalement il ne peut s'empêcher de rejoindre, comme si abandonner cette
poursuite comportait un risque total de destruction.
Aujourd'hui il ne s'agit plus de monocle (instrument encore considéré par
certains comme signe de classe) ; mais il y a beaucoup d'autres instruments dont
se servent les écrivains. Et d'abord celui d'Alain Robbe-Grillet qui, dans son
manifeste, réclame «l'adjectif optique, descriptif, celui qui se contente de mesu-
rer, de situer, de limiter, de définir», celui qui «montre probablement le
chemin difficile d'un nouvel art romanesque ». Ainsi donc l'instrument invoqué
par Robbe-Grillet ne sera même pas un instrument d'optique mais simplement
un mètre, une équerre, un fil à plomb. Tout au plus, quelquefois, lorsqu'il veut
rendre le dessin des veines du bois dans une planche par exemple, il a recours à
cet appareil, utilisé autrefois, une sorte de décalcographe, miroir posé verticale-
ment au-dessus d'une page comportant un dessin, et dont la projection ren-
voyée sur le papier blanc permet une exacte reproduction. Il y a un an, un
jeune critique, faisant des déclarations au sujet de Robbe-Grillet, affirmait que
« c'était l'écrivain le plus original depuis La Bruyère ». Simple fantaisie, jaillie au
cours d'un interview, ou rapprochement subtilement découvert? En tout cas le
lien par l'emploi d'un artifice existe bien.
Quant à Michel Butor, il abandonne les instruments; mais il les remplace
par le catalogue, le registre du metteur en scène qui doit énumérer successive-
ment tous les accessoires destinés à servir à la pièce qui sera jouée.
Enfin il en est d'autres qui emploient délibérément le kaléidoscope, comptant
sur le hasard des cristaux remués pour présenter à notre œil une suite de palais
des mirages; d'autres enfin, tout simplement le «mix master» (voir Claude
Simon).
ment du suisse, en se déplaçant, lui permette de la «voir assise » (S., 74). Lorsqu'il
va au Bois de Boulogne pour y admirer les élégances qui défilent dans leurs
voitures, il fait une véritable préparation intérieure, et essaie de mettre un écran
entre lui et les autres élégantes de l'Allée des acacias (S., 418) ; car c'est Madame
Swann qu'il voulait voir. Traversant le soir les rues de Doncières pour y re-
joindre Saint-Loup (dans une rencontre qui sera capitale, car elle sera à l'origine
de l'entrée de la duchesse de Guermantes dans la vie du narrateur), ces rues lui
apparaissent comme un décor de théâtre qui le prépare à l'importance de la
scène.
Proust use alors d'une vue au second degré; en un mot il devient visionnaire.
Après avoir accommodé son regard à celui d'un Monet ou d'un Renoir, c'est la
vision intérieure d'un Rembrandt qui va l'envahir. Comme chez Rembrandt,
l'obscurité devient pour lui une immense zone de fécondité, d'où jailliront
toutes les images qui habitent son esprit. Il affirme dès les premières lignes de
Swann: «Une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être
plus encore pour mon esprit... » (S., 3). Proust est habité par cette double vue,
privilège des très grands artistes: le Michel-Ange de la Mise au tombeau, le
Rembrandt du Satil et David, le Balzac du Père Goriot (don de double vue que
l'on ne rencontre jamais chez Flaubert).
Quelques-unes des pages les plus étonnantes de Proust sont consacrées à ce
que l'on peut appeler des apparitions, et des apparitions d'un ordre assez extra-
ordinaire. Elles sont proportionnellement plus nombreuses dans Jean Santeuil
que dans la Recherche; dans Jean Santeuil, je citerai la tempête à Penmarch, le
passage de Daltozzi et les femmes, l'épisode de la religieuse «hollandaise».
Dans la Recherche la fenêtre de Montjouvain, la rencontre de Charlus et
Jupien; et dans le Temps Retrouvé, le tableau du baron Charlus se faisant
fouetter dans une maison close.
Un des premiers caractères de ces apparitions est en général (et ceci s'accorde
avec ce que nous avons dit plus haut) d'être longuement préparées. Dans la
tempête à Penmarch, une longue introduction sur la violence du vent, les
précautions supplémentaires qu'il faut prendre pour assister à la tourmente, les
préparatifs de route avec les trois pécheurs comme compagnons, la montée dans
le petit train de Pont Labbé à Penmarch, les deux atrices fardées qui s'y trouvent
installées dans un compartiment de première, surtout, comme un lento plus
tranquille avant le déchaînement final, la station dans un hôtel confortable, où
le soleil devenu plus vif vient jouer avec un «ravissant effet de soleil» saisi dans
un paysage exécuté par un peintre célèbre, et qui est suspendu au mur de la
salle à manger. Enfin c'est le départ vers la côte avec les trois jeunes gens où,
attachés ensemble avec des cordes, ils marchent à genoux en rampant sur la
falaise pour apercevoir (après ce dernier lever de rideau) un gigantesque cata-
clysme, dans lequel, à la place de la mer habituelle, «une véritable chaîne des
Alpes» s'installe, avec ses pics se dressant «colossaux et calmes» pour essayer
de trouver leur place (J.S., II, 207). Le spectacle de la mer démontée se déroule
en une dizaine de lignes, après douze pages de préparation.
Le scène de Montjouvain, selon la manière de Rembrandt que nous évo-
quions tout à l'heure, émerge vraiment de l'obscurité; il faut que nous sentions
sur nous la pesée des ténèbres, avant que n'en jaillisse une vision, fort claire et
distincte, mais plus sombre que les ténèbres elles-mêmes. On a souligné l'in-
vraisemblance de l'épisode (cf. en particulier Jocelyn Brooke: Proust and
Joyce, Adam, 1961, p. 20-21). Marcel choisit pour lieu de son repos de l'après-
midi une touffe de buissons, située directement en face de la fenêtre de la
chambre de Mlle Vinteuil, à quelques mètres de cette fenêtre. Il s'y serait
endormi jusqu'à la nuit. Et que dire ensuite de sa crainte de faire craquer les
buissons et d'être entendu de Melle. Vinteuil? Il y a là sans doute une certaine
invraisemblance, disons plutôt une certaine convention dans l'invraisemblance;
les buissons dans lesquels se cache le narrateur ne sont pas plus conventionnels
qu'une des trois règles de la tragédie classique, ou que l'obscurité dans laquelle
Rembrandt enferme tels de ses personnages peints; ce n'est certes pas pendant
la nuit que sont venus poser devant lui ses modèles comme le bourgmestre Six
ou tel de ses vieillards. Les buissons qui dominent la maison de Mlle Vinteuil
jouent le même rôle que le cadre d'un tableau qui a pour but de concentrer
notre attention sur le sujet représenté ou le motif peint.
Même longue préparation pour la rencontre de Charlus et de Jupien, qu'il
observe le long de la cour de Guermantes; et le symbole du bourdon visitant
le pistil souligne toute cette préparation. Comme pour la fenêtre de Mont-
jouvain, le narrateur se tapit à sa place de guêt; et lorsqu'il pressent que s'opère
la conjonction des deux amants, il tâche de gagner une boutique à louer, proche
de celle de Jupien, où celui-ci est entré avec Charlus; c'est de cette boutique
inoccupée qu'il entendra les soupirs de souffrance et de plaisir. Et il note avec
un parfait sang-froid (S.G., 608): «Les choses de ce genre auxquelles j'assistai
eurent toujours, dans la mise en scène, le caractère le plus imprudent et le moins
vraisemblable, comme si de telles révélations ne devaient être la récompense
que d'un acte plein de risque, quoiqu'en partie clandestin». Là encore, cette
boutique abandonnée qu'il gagne en longeant les murs, avec une imprudence
mais aussi des ruses dignes de soldats «de la guerre des Boers» (il se réfère lui-
même à ces soldats), joue le rôle du cadre qui cernera cette scène bouleversante
pour la connaissance du baron de Charlus et de tout un aspect de la nature
humaine qu'il feint d'avoir ignoré jusqu'ici.
Plus vraisemblable sera la dernière manifestation de Charlus dans la maison
de prostitution tenue par Jupien au cours de la guerre. Lorsqu'à travers un œil-
Proust est-il donc un «voyeur »? Quelquefois cette appellation a été jetée contre
lui comme une injure; elle a été reprise par Jocelyn Brooke (cf. son Adam).
Elle l'emploie à propos de la façon dont le narrateur observe le comportement
de Charlus dans la maison de Jupien. Il est plus que probable que certaines des
attitudes du narrateur correspondent à des expériences vécues par Proust.
Remarquons toutefois que jamais il n'emploie le ton agressif de celui qui se
vante d'un tel exploit, de celui qui veut se révolter contre l'opinion, mais
plutôt un ton empreint d'une véritable tristesse, ce ton de tristesse exprimé à
la fin de l'épisode de la religieuse (J.S., III, 269) : «Là était le secret maintenant
de ce avec quoi Dieu souffle une vie, avec des vices qui ne lui donneront chaque
j o u r que de moins en moins de plaisir». Enfin Rimbaud nous a montré c o m -
ment il fallait d'abord être un voyeur avant de devenir un voyant. Dans la
célèbre lettre à Paul D o m e n y (Charleville 15 mai 1871): «Je dis qu'il faut être
voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et raison-
né dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de
folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons pour n'en garder que
la quintessence. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force
sur-humaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le
grand maudit, - et le suprême Savant! Car il arrive à l'inconnu! Puisqu'il a
cultivé son âme, déjà riche, plus qu'aucun ! Il arrive à l'inconnu, et quand affolé,
il finirait par perdre l'intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu'il crève dans
son bondissement par les choses inouïes et innommables: viendront d'autres
horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé ! »
Pour Marcel Proust, peut-être pas dérèglement de tous les sens, mais torture
certes! Arriver à l'inconnu, toucher la misère humaine dans ce qu'elle a de plus
secret, de plus déguisé, de plus inexplicable (certains diraient aujourd'hui de
plus sacré, dans la mesure où ce qui fait trembler l'homme se rattache à l'in-
fernal). A sa façon Proust, dans cette scène, est un inventeur, le découvreur
d'un monde nouveau de l'angoisse et de l'horreur, qui peut apporter une aide
à ceux qui se trouvent contraints de la traverser. Peut-on dire que Proust est
plus un voyeur que Tintoret lorsque ce peintre nous montre Suzanne épiée par
les vieillards, eux aussi dissimulés dans un buisson? Alors nous ne voyons pas
seulement ce que les deux vieillards regardent, mais le regard même de ces deux
vieillards.
DISCUSSION