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Littérature Comparée

La Vision de Khèm
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José-Maria de Heredia, poète d’origine cubaine, passe la majorité


de sa vie en France. Ces poèmes, où plane une harmonie parfaite
souvent constituent une fenêtre sur l’autre, ou l’autre part. C’est le cas
dans Les Trophées et notamment “La vision de Khèm”. C’est le premier
poème de la section L’Orient et les Tropiques. Dans cette section, on
trouve des poèmes aux sujets très différents mais ayant le point
commun d’être exotique. Les trois premiers ont pour sujet l’humain et les
trois derniers ont pour sujet le végétal. Ainsi, il semble presque logique
que ce premier poème soit au sujet de l’Egypte. Dans l’imaginaire
collectif, c’est la civilisation la plus connue et celle qui fut la plus
prestigieuse en Orient. De plus, on y opère la résurrection de ce peuple,
à la suite de celle-ci les peuples des poèmes suivants se relèvent aussi,
revivent l’espace d’un sonnet. Il y a le geste d’une recréation, c’est à dire
d’une nouvelle vie après la mort. Le poème s’ouvre à midi et se clos en
pleine nuit. Le poète fait renaître l’Egypte de ses cendres.
Le triptyque, descriptif dans la majorité, a une ambiance
particulière. Tantôt abasourdi par la chaleur, fasciné par un spectacle
surnaturel, le lecteur n’est jamais vraiment à l’aise. On y retrouve la
tonalité tragique, d’une certaine manière, dans le dernier sonnet car
cette marche funèbre n’a aucun but et la chute est cinglante. Il y a une
critique et une mise à distance de la part de l’auteur au sujet de
l’humanité.
Dans le premier sonnet, l’élément principal est la terrible et
implacable chaleur. Tout est lent, immobilisé, plaqué par le soleil. Il y a
une notion de souffrance profonde. Dans le second, il est question de
calme et on assiste à la renaissance du peuple, et dans le dernier
sonnet, on assiste à la marche funèbre et finalement inutile des momies.
Ainsi, il semble intéressant de voir de quelle manière Heredia,
tantôt comme un scribe et comme un peintre, nous offre le tableau d’une
Egypte hiératique en pleine résurrection. En ce sens, nous étudierons
premièrement le tableau d’une Egypte atemporelle et étrange que nous
peint le poète. Ensuite, nous axerons notre étude sur le fait qu’il s’agisse
d’un poème à l’heure de l'Égyptomanie. Enfin, dans un dernier
mouvement, nous verrons comment Heredia, dans le poème, prend
place tel un scribe littérateur.

Dans une première partie, nous étudierons le tableau d’une


Egypte hiératique que nous peint le poète. On peut parler de tableau car
la description fait appel à l’imagination. De plus, le poème dégage une
sorte d’atemporalité, tel que le tableau : il est par sa nature plongé à la
fois dans le passé par sa représentation et dans le présent par son
existence actuelle. En outre, le poème dégage une ambiance
particulière, provoque des sensations.
Premièrement, on remarque rapidement que le poète nous expose
trois tableaux différents, à la manière d’un triptyque. Ces trois sonnets,
dans la même continuité, exposent trois moments différents d’un
événement surnaturel. Le poète use de descriptions multiples et
précises, mais non fermées, appelant à l’imagination du lecteur. La
notion d’ombre et de lumière est très présente dans les poèmes. On
retrouve d’ailleurs l’isotope de la luminosité: terrible lumière, aveuglant,
flamme, luit, éblouis, étincelant ; et également l’isotope de l’obscurité :
point noir, nuit, sombre, ombre… De fait, lorsque dans le dernier tercet
du dernier sonnet le poète nous expose la salle du temple ruinée, la
lumière de la lune et les ombres qu’elle produit donne une impression de
réalité, de réalisme à la scène qu’il veut montrer. Le lecteur s’imagine les
ombres et les lumières et l’ambiance que cela dégage. La scène est
nuancée, cela donne un effet de réalisme, avec un jeu d’ombres et de
lumières que l’on retrouverait en peinture tel un tableau de David. En
plus de cela, on remarque une multitude de compléments et d’adjectifs
sur la manière, sur l’atmosphère : le zénith est “aveuglant”, le sol
“pétille”, l’élan est “démesuré”, l’enduit est “funèbre”, le calme est
“granitique”, les fronts sont “farouches”, le pavé est “froid”... Il y a une
volonté de faire vrai, de réalisme malgré la scène surnaturelle qui se
présente au lecteur, à savoir le réveil des momies dans une nécropole
antique. Dans le premier sonnet, la description est orientée vers la
chaleur. Cette chaleur est lourde, étouffante et écrasante. Cette chaleur
est notamment exprimée par la métaphore des “flots de plombs” lié aux
vagues du fleuve. Il y a également une idée de lourdeur, avec la
métaphore du jour qui “tombe”, “implacable” et qui “couvre l’Egypte
entière”. Il y a là donc une notion de lourdeur et de lenteur, comme s’il
était impossible de bouger ni même de respirer. C’est un climat très peu
favorable à l’activité humaine, car il “endort les hommes et les bêtes” :
dans tout ce sonnet, tout semble calme. Dans le second, on plonge
directement à la nuit tombée et la description prend une autre valeur.
Elle est moins générale, et plus centrée sur le retour des momies à la
vie, notamment leurs vêtements, et leur parade. Il y a une notion de
multitude presque incoercible du peuple que forment les momies, elles
ne semblent jamais s’arrêter. On retrouve cela avec l’isotope de la
pluralité, allant même jusqu’à une gradation en crescendo : “peuple”,
“multitude”, “grandit”, “innombrable”... Cela rappelle la grandeur que fut
l’Egypte à l’époque. De même, ce peuple est décrit avec ses apparats
tels que la “schenti”, le “pschent”... On remarque également que la
dimension descriptive du paysage est plus importante dans le premier
sonnet que les deux autres, peut-être est-ce là une volonté du poète de
poser le décor. Le reste de la scène se produit la nuit, et permet au
lecteur de s’approprier le paysage, de s’imaginer correctement la scène.
En tant que lecteur, on ne se trouve jamais vraiment à l’aise : dans la
chaleur du premier sonnet, dans la froideur du second ou dans l’allure
mystique du dernier.
Ensuite, on remarque dans ces poèmes une certaine atemporalité.
En d’autres termes, l’action dans le poème semble être soustraite au
temps. En outre, il est difficile d’établir un moment précis à l’action qui se
passe : le lecteur ne sait pas si il s’agit du passé, d’un souvenir, d’un
rêve, ou bien du présent. Cela se ressent dès le début du premier
poème avec les sphinx. En effet, ces derniers sont décrits comme posés
sur leurs flancs, sur le sable. La pose nonchalante des sphinx suggère
qu’ils sont là depuis longtemps, mais la suite peut amener à penser le
contraire : ils ont les yeux ouverts, ils veillent. Ils semblent presque être
vivants, ne pas appartenir à une autre époque que l’Egypte antique où
ils avaient pour fonction de veiller sur la nécropole des Pharaons. La
description est d’ailleurs portée sur leurs regards. Le regard est un
élément primordial dans la description d’une personne, on en juge de sa
profondeur, de ses intentions, de ses sentiments. Ici, leurs regards est
profond “mystérieux et long”, mais plus que ça, leurs regards “poursuit”.
Ce dernier terme connote une poursuite, et donc un regard vivant. De
plus, ils poursuivent “l’élan” qualifié de “démesuré”, donc cette poursuite
du regard est intense. Dès lors, tous ces éléments connotent, donnent
une âme aux sphinx, comme s’il étaient vivant. Néanmoins, ils sont là
“depuis toujours”. La question qui se pose alors est celle du temps :
sommes-nous en train d’assister à une scène au présent ou les sphinx
seraient vivants, ou à une scène du passé, à un rêve. Le temps est au
présent, mais l’action racontée appartient d’une part à un autre temps, et
d’autre part, elle est surréaliste, surnaturelle, ce qui entend parler d’un
rêve. Hormis le titre, avec la mention du terme “vision”, rien ne nous
laisse croire qu’il s’agit d’un rêve. La vision peut être plusieurs choses :
un songe, ou tout simplement quelque chose qui se passe sous nos
yeux et que l’on voit. Le rythme du poème est également assez
déstructuré, avec des rejets parfois, des contre-rejets, mais ce n’est pas
quelque chose de circulaire ou de répété. Cela donne une uniformité
dans le rythme, autrement dit dans le temps. De plus, comme nous
l’avons vu précédemment, le poème est en majeur partie descriptif. Ce
paysage que le poète englobe entièrement avec les sensations qu’il
dégage est décrit progressivement. Automatiquement, la description
temporalise le récit. Le temps est suspendu pendant la description, et
c’est également pour cet effet que le triptyque peut se rapprocher d’un
tableau. Il est possible d’y voir également comme une pause dans le
temps, car toute l’action qui se produit est dans le calme, dans la nuit,
comme suspendue. Rien n’est là pour les observer mis à part le poète,
l’action se déroule lentement, les momies avancent pourtant d’une
manière qui semble incoercible. En effet, on retrouve cela avec
l’accumulation de verbes d’actions liés au peuple de momies :
“S’ordonne et se déploie et marche dans la nuit”, tout cela dans un
“calme granitique”. On ne sait pas si l’action qui se déroule est
exceptionnelle, ou s’il s’agit d’une sorte de pause dans le temps et dans
l’espace, ou si tout les soirs, les momies se réveillent dans une sorte de
procession funèbre. Ainsi, l’atmosphère qui se dégage du poème est
étrange, car le lecteur ne sait pas comment ni ou se place le temps de
l’action, et l’action même est surréelle.
Enfin, l’atmosphère qui se dégage des trois tableaux est
singulière. Le lecteur ne se sent jamais vraiment à son aise. En effet, de
nombreux éléments rendent le triptyque assez étrange. Il s’agit là de
certaines inexplications, de certains flous, et d’une action plus que
surnaturelle. Cela se retrouve dès le premier sonnet. En effet, le poète,
comme nous l’avons vu précédemment, décrit dans la majorité du
sonnet le paysage. Ce paysage est décrit dans son visuel mais
également dans son ressenti. Le poète s’attarde sur certains détails, tel
que le Nil, puis les sphinx, enfin les gypaètes. Tout semble alors désolé
et il n’y a rien de vivant mis à part le vol des oiseaux. Néanmoins, le
dernier tercet marque une chute : le roi Égyptien, Anubis, apparaît
subitement, il tombe dans le décor. Pourtant, l’adjectif “immobile” montre
le fait qu’il est là depuis le début, pourtant, le poète n’en a fait aucune
mention, afin de jouer avec un sentiment de surprise, et d’étrangeté.
Dans le premier tercet du second sonnet, les momies semblent sortir du
mur, les traverser comme des fantômes. Cette même idée se retrouve
dans le premier quatrain du premier sonnet : les éperviers sortent des
cartouches. Cela laisse perplexe, on s’imagine mal voir un symbole
graphique prendre vie et cela produit un décalage avec les règles
physiques de la nature. Tous ces éléments rendent le poème étrange,
mystérieux. Toujours dans cette même logique, on remarque dans le
dernier vers du second sonnet une antithèse, presque un oxymore : les
sphinx et les béliers s’éveillent d’un éternel sommeil. C’est le cas
également avec l’aboiement silencieux d’Anubis dans le premier sonnet.
L’autre inexplication du poème, ce sont les momies. Outre le fait que
leur réveil soit surnaturel, leur action est indéfinie. On retrouve au v. 38
“Bêtes, peuples et rois, ils vont.”. Les momies sont toutes confondues
entres elles et l’élément qui les lient, c’est leur action. “Ils vont” à la
césure est marqué par un point, et sépare le vers en deux. Le vers est
donc centré sur le verbe d’action “aller”, mais ce verbe connote
obligatoirement un lieu et un but. Or, ces deux éléments sont manquant.
On ne comprend pas d’où ils viennent, comment ils ont fait pour revenir,
ni ou ils vont. Néanmoins, on retrouve une chute quant aux momies
dans le dernier sonnet. En effet, le lecteur suit le cortège mystique
depuis le second sonnet, et dans le dernier quatrain du triptyque, la
conjonction de coordination “mais” en début de vers marque une rupture
soudaine. On apprend que du “bitume épais scelle” leurs “maigre
bouches”. Les momies, malgré tout leur apparat hiératique, prestigieux,
scintillant, n’en sont pas moins faibles. Le poète insiste bien sur le fait
qu’elles ne sont plus capables de rien : le bitume qui scelle leurs
bouches est épais, et leurs bouches sont maigres. Il y a une sorte
d’antithèse : leurs bouches sont squelettiques, mais le bitume qui les
scellent est massif. Dès lors, on peut retrouver ici une critique de
l’humanité, du genre humain qui se pense toujours au delà des lois
physique. Heredia expose que, même si c’était le cas, même si
l’homme, la momie revenait à la vie, ce serait vain et stérile. De plus, le
quatrain semble étrange, car il semble se terminer au troisième vers
avec la chute que nous avons vu précédemment et le dernier vers du
quatrain appartenir au tercet suivant. Tout cela provoque une ambiance,
des sensations étranges à la lecture du poème : on ne comprend pas
tout, et tout ce que le poète nous offre, c’est un tableau d’une scène de
résurrection Égyptienne, sans autre élément de compréhension.

Dans cette première partie, il a été possible de voir le tableau


d’une Egypte hiératique, atemporelle et étrange que nous peint le poète.
En étudiant de plus près le mouvement Parnassien, on se rend compte
qu’il existe une raison à cela. En effet, ce poème est en réalité à l’heure
de l'Égyptomanie, mouvement de découverte et de passion de l’Egypte
antique dans la littérature, et notamment la poésie française.

Dans une seconde partie, il sera possible d’étudier dès lors que le
poème s’inscrit dans le mouvement de l'Égyptomanie. C’est
probablement avec Leconte de Lisle et ses Poèmes Antiques de 1852
que Heredia a trouvé l’inspiration, le désir d’écrire ce poème. On
retrouve beaucoup d'éléments qui entrent dans cette logique: de
nombreux topos de l’Egypte, un élitisme certain et enfin une Egypte
fantasmée, pourtant réduite à néant.
Premièrement, une première lecture suffit à comprendre que le
poète prend soin d’énumérer plusieurs topos de l’Egypte. On retrouve
plusieurs lieux communs de la culture antique égyptienne. C’est le cas
avec le Sphinx, animal gardant la nécropole antique, mais également les
pyramides (comparées dans une métaphore avec des aiguilles de
pierres dans le premier sonnet). Le paysage est donc très ressemblant à
l’idée générale que l’on se fait de l’Egypte antique au premier abord : le
Nil (avec Khnoum), le désert, les sphinx et les pyramides. Egalement, il
y a une sorte de richesse qui émane des sonnets, avec une
accumulations de métaux précieux “or”, “airain” qui correspond en effet
au côté somptueux que l’on s’imagine lorsque l’on parle d’Egypte
ancienne. Si l’on approfondi notre recherche, on se rend vite compte
que le poète a mis en lumière la notion de cycle, qui était essentielle en
Egypte antique. En effet, ce peuple a tenté d’interpréter ce qu’ils
pouvaient observer du monde dans un rapport au cycle, à la répétition. Il
existe trois cycles principaux et on les retrouve dans le poème : le cycle
circadien, le cycle annuel et le cycle de la vie. Le cycle circadien, c’est la
naissance du soleil le matin (avec Phré au premier sonnet) et sa
disparition le soir avec “La lune” comme premier mot du second sonnet.
D’ailleurs, on peut noter que le premier mot du premier sonnet est “Midi”,
cela représente donc bien le cycle circadien. Ensuite, le second cycle
est le cycle annuel, représenté par le Nil et son inondation annuelle. Le
Nil est présent plusieurs fois, d’abord dans le premier sonnet où il n’est
pas explicitement décrit : “Le vieux fleuve”, pourtant on comprend
parfaitement qu’il s’agit du Nil. Ensuite, il est présent de par sa divinité,
le dieu Khnoum dans le dernier sonnet. Ce dieu est représenté comme
contrôlant la crue du Nil. Enfin, le cycle de la vie et de la mort est
clairement présent, et constitue même le thème principal des sonnets :
la résurrection des momies, d’un peuple et d’une gloire perdue. Un
parallèle peut également être fait avec une histoire de la culture
égyptienne. Bien qu’elle ne soit probablement à l’origine du triptyque, il
semble intéressant d’en étudier le contenu et de les rapprocher de par
les similitudes qu’ils comportent. Cette histoire, c’est celle de la stèle du
rêve de Thoutmôsis. Ce dernier, voulant légitimer son pouvoir, déclara
avoir vécu la chose suivante : il était venu se promener à l’heure du
midi, lorsque le soleil était au zénith, à l’ombre d’un sphinx. Un rêve
s’empara de lui, et il constata que le dieu, autrement dit, le sphinx, lui
demandait d’ôter le sable qui l’ensevelissait. Il existe plusieurs
similitudes entre ce conte et le poème de Heredia. Premièrement, la
notion de zénith : le poème commence par poser le décor avec : “Midi.”,
c’est le premier élément qui nous vient à l’esprit en lisant le poème.
Ensuite, il y est fait mention d’une implacable chaleur, qui, comme nous
l’avons vu plus haut, est écrasante. Il y est même fait mention, dans le
dernier quatrain, du sommeil : “la flamme immense endort les hommes
et les bêtes”. L’instant est propice au sommeil, et c’est dans le tercet
suivant que l’on entre dans le songe, dans la “vision” de Khèm. A ce
moment, il y est bien question d’enlever un sable qui ensevelit, non pas
les dieux, mais la Nécropole entière, le peuple entier. C’est justement en
écrivant le poème que le poète enlève la poussière sur ses noms, pour
nous inconnus et oubliés depuis longtemps.
Ensuite, il est clair que le poète exprime une volonté d'élitisme au
travers de ce poème. En effet, aujourd’hui, en lisant ce poème, un bon
nombre de mots, de noms propres et de termes sont flous. On imagine
donc qu’à l’époque où Heredia a publié ses Trophées, cela était encore
moins accessible. Heredia montre par ce biais qu’il connaît la culture
Égyptienne, et il faut la connaître en retour pour comprendre le poème.
Ce triptyque s’adressait probablement à des “Egyptomanes”, des
fervents de cette mode littéraire. D’abord, les noms des divinités sont
obscurs. Sans avoir fait de recherches préalables, on ne comprend pas
tout de suite que Khnoum est le dieu du Nil, et que Phré est le soleil au
zénith. D’ailleurs, il y une énumération de ces dieux dans le dernier
quatrain du triptyque, et ce ne sont pas les dieux les plus communs de
l’egypte antique : “Hor, Khnoum, Ptah, Neith, Hathor”. Cette volonté
d'élitisme s’illustre bien ici, car “Hor” est le diminutif d’Horus, il aurait été
plus simple et plus clair d’écrire son nom ainsi. Le titre même du
triptyque est évocateur puisque Khem est un autre nom, peu usité, pour
parler de l’Egypte. Ensuite, l’écriture de ces noms est évocatrice, car elle
n’est pas commune. Le plus souvent, le poète a utilisé la forme grecque
des noms, tel que Toth, ou encore Ammon, Rhamses. Le premier s’écrit
en réalité Toht, et le second Amon et le dernier Ramsès. Aussi, les noms
propres sont souvent suivis d'épithètes savantes, tel que “Toth
Ibiocéphale”. Enfin, si l’on se concentre sur le texte, on remarque que
les métaphores ne sont pas toujours très éclairantes. C’est le cas dans
le premier sonnet avec “l’implacable Phré” pour désigner le soleil, ou
encore “les aiguilles de pierre” pour désigner les pyramides. Également,
un vocabulaire précis est utilisé quand aux attributs des égyptiens : “la
Bari”, “le pschent”... Dans cette logique, on retrouve l’expression “Tel
qu’aux jours de Rhamses” dans le second sonnet. Le poète semble faire
appel aux souvenirs du lecteur, il fait appel à une mémoire qui n’existe
pas; qui ne peut exister. Dès lors, soit le lecteur concerné est très
cultivé, soit Heredia prend place dans la peau d’un homme de l'Égypte
antique après son déclin, écrivant à ses semblables.
Enfin, il est possible de voir qu’en plus de retrouver des topos de
la culture égyptienne et l’élitisme qui en découle, que l’Egypte est
fantasmée. En d’autres termes, elle transcende la connaissance
individuelle, et se rapproche en quelque sorte de mythes collectifs. Ce
fantasme se centre sur les attributs et les rites funéraires des égyptiens.
En ce sens, on retrouve une multitude d’adjectifs, parfois même sur un
seul nom : la lune est “splendide”, “ronde”, “luit”. On retrouve plus de 35
adjectifs et la plupart sont mélioratifs : “triomphales”, “sacrés”,
“innombrable”, “vermeil”, “hiératique”… De plus, le poète y énumère des
vêtements et des coiffes égyptiennes : pscent, schenti, l’uraeus…
D’ailleurs, l’uraeus d’or prend presque vie dans le poème. En effet, on
retrouve une allitération en s pour mimer le serpent. On imagine le
serpent d’or, monter, se glisser sur eux pour prendre place sur leurs
têtes. Cela se ressent avec le verbe “s’enroule”, il est le seul à le faire et
ce n’est pas quelqu’un d’autre qui le place sur les têtes. L’apparition
hiératique des rois est signe d’un certain fantasme, d’une imagination
volontairement spectaculaire : Anubis apparaît dans le dernier tercet,
seul, au milieu du désert et entouré de lumière. Dans ce tercet, le
rythme est très rapide et l’apparition a lieu comme un choc. On retrouve
cela avec le réveil des sphinx. En effet, leur réveil est rapide “d’un seul
coup”, “en sursaut” et entouré de lumière “éblouis”. On imagine un halo
autour de ces créatures adorées des égyptiens. Heredia insiste
également sur la grandeur des pyramides, avec la métaphore des
aiguilles de pierre. Ces pyramides ont un “élan”. Les sphinx ne les
regardent pas simplement, il les “poursuivent”, et le regard est qualifié
de “long”. Tous ces éléments connotent le mouvement, alors qu’il n’y a
rien de plus immobile qu’une pyramide : il faudrait donc suivre des yeux
les pyramides pour les voir, tant elles sont grande. C’est une sorte
d’hyperbole. Ces pyramides sont mise en valeur plus loin dans le
second sonnet. En effet, pour insister sur les inscriptions gravées sur
elles, Heredia utilise un verbe particulier : broder. Or, la broderie est un
art de décoration des tissus, c’est donc méticuleux. Les pyramides sont
donc comparées à un tissu fin sur lequel on ajoute des motifs, pourtant il
s’agit là d’énormes blocs de pierres sur lesquels on a gravé des
hiéroglyphes. Néanmoins, la fin du triptyque interroge. En effet, après
avoir usé de différentes figures et différentes manières pour mettre en
valeur, montrer et faire vivre l’ancienne egypte dans ces rituels et dans
sa conception, le poète semble tout anéantir à néant. Le dernier tercet
du poème affirme que malgré tout cela, leur réveil est vain : l’acte
extraordinaire de la résurrection s’est produit, et pourtant tout est
toujours ruiné. La lune qui rendait la scène si mystique met maintenant
en lumière des temples en ruines, et au lieu d’éclairer, produit des
ombres sur les anciens temples. Heredia fait, comme dans d’autres de
ces poèmes du recueil, une sorte de critique et une mise à distance de
l’humanité. L’homme, même le plus prestigieux, le plus riche, même s’il
parvient à revenir à la vie : ce sera vain.

Nous avons eu l’occasion de voir dans cette seconde partie que ce


poème s’inscrit bien dans le courant de l'Égyptomanie par différents
topos de la culture antique, mais cela se ressent aussi par un élitisme
certain. Cette egypte est fantasmée pour enfin être réduite à néant dans
une critique de l’humanité. On peut s’interroger alors sur le rôle que tient
le poète dans son propre poème. Il semble en effet prendre place tel un
scribe littérateur, plusieurs hypothèses sont possibles.
Dans une dernière partie, nous étudierons le fait que Heredia
prend place, dans son poème comme un scribe littérateur. Le scribe est
une entité omniprésente dans l’egypte antique, et on la retrouve d’une
certaine manière dans le poème. D’abord par la présence du poète dans
le triptyque. On peut également envisager un lien entre Toht et le poète.
Enfin, on pourra voir que ce poème s’agence comme une pièce de
théâtre où Heredia serait le metteur en scène.
Premièrement, il est clair que Heredia prend place au sein de son
poème. On le ressent à plusieurs moments. Sa présence est notamment
marqué par une accumulation de ressenti : dans le premier poème, c’est
le cas pour la chaleur. Il est indiqué dès le premier vers que “l’air brûle”
comme si le poète même la respirait, il accorde une importante place à
exprimer la chaleur écrasante dans l’économie du triptyque. Une
allitération en “r” marque le premier sonnet, comme pour exprimer
l’ardeur qu’il ressent. Cela peut être source de questionnement, car ce
n’est pas l’élément qui donne son essence au poème. On imagine dès
lors qu’il accorde une importance à cela car lui-même la ressent, et cette
chaleur est si étouffante qu’elle fait partie de son expérience d’écriture.
Si on se concentre sur le récit, on remarque que l’on suit le regard du
poète à travers les vers : on passe du Nil, aux sphinx, aux pyramides,
enfin aux oiseaux dans le premier sonnet. Dans le second, on a encore
ce cheminement de haut en bas avec le Nil, le peuple de momies, et les
sphinx. Le dernier sonnet s’attache plus particulièrement au
cheminement du peuple et le regard ne se déplace plus de manière
verticale, mais horizontale jusqu’au temple détruit. De plus, la manière
dont le poète décrit l’action dans ses trois poèmes est très riche comme
nous l’avons vu. On parvient facilement à imaginer la scène, on peut
aller jusqu’à parler d’hypotypose. Lorsqu’il décrit les momies, il décrit
surtout leurs actions et leurs accoutrements en général mais laisse libre
l’imagination du lecteur d’une certaine manière. Les visages, les
couleurs (mis à part le lotus) ne sont pas exprimés. Cela explique
également les inexplications : le poète se trouve devant la scène qui se
passe sous ses yeux, mais n’en sait pas plus que le lecteur sur le but ou
la cause.
Ensuite, il est possible de voir, pourquoi pas, que le poète
s’identifie à Toht dans son triptyque. Toht est le dieu du savoir. De fait,
c’est lui qui détient la connaissance et qui la transmet, il est le maître
des écrits et de l’écriture par extension. C’est l’inventeur de l’écriture et
du langage, Toht est donc un dieu de la littérature qui guide le peuple.
On remarque que ce dernier est présent dans le poème : il guide vers
les temples les momies les plus “ornées”, les plus riches et par
extension les plus intelligentes. Cela revient, en quelque sorte, à notre
poème. Heredia écrit de manière très élitiste ce poème avec une
multitude de vocabulaire spécifique et des métaphores savantes. Il est
Toht, inventeur de ce poème, qui guide un peuple intelligent, capable de
le comprendre, que sont ses lecteurs. On peut y voir également une
critique de l’humanité, considérant l’importance de la littérature.
Enfin, il est possible d’établir un lien entre le triptyque et une pièce
de théâtre. Premièrement, une pièce de théâtre, selon les règles
classiques, se doit de respecter les trois unités : temps, lieu et action.
On remarque que ces trois unités sont d’emblé respectées. En effet,
l’unité de temps précise que la pièce ne doit pas excéder les
vingt-quatre heures et c’est bien le cas dans le poème, puisque la scène
s’ouvre à midi et se termine dans la nuit. L’unité de lieu exige que
l’action se déroule dans un lieu unique, et c’est encore une fois
respecté. Enfin, les intrigues secondaires sont proscrite avec l’unité
d’action, et on constate qu’il n’y a qu’une seule action principale dans le
triptyque : la résurrection des momies, des dieux, et leur marche vers les
temples. Le premier sonnet débute par “Midi.”, c’est donc un début in
medias res. En effet, il n’y a qu’un mot désignant le moment de la
journée, et le point marque la constatation. Le rideau s’ouvre à ce
moment là et le décor se pose ensuite, avec une longue description de
ce qui entoure le poète. Dans tout le poème, il y a une multitude de la
conjonction de coordination “et” à valeur présentative : “et voici”, “et la
foule”, “et le sombre”, “et les sphinx”, “et la lune”. Heredia semble
présenter, amener à chaque fois les nouveaux personnages ou le
nouveau décor, comme s’il était metteur en scène. De même, le
triptyque se ferme sur le dernier tercet qui constitue l’acte final, la chute :
le réveil des momies est vain, tout comme l’ambition des hommes à la
vie éternelle. La scène se clôt sur le décor dévasté du temple, la nuit,
avec la lumière de la lune et les ombres. Cela peut nous rappeler l’acte
finale d’une tragédie classique.

En définitive, dans “La Vision de Khèm”, Heredia nous offre un


triptyque sur le thème de l’Egypte antique. Cette Egypte, d’abord
accablée par la chaleur, devient de plus en plus sombre jusqu’au réveil
des momies. C’est tout l’ancien peuple qui se réveil et qui se met en
marche vers l’ancienne cité. Les poèmes semblent être des tableaux,
rentrer dans la mode de l'Égyptomanie. Heredia, lui, prend place comme
une sorte de scribe littérateur. Le poème contient également une forte
critique de l’humanité : même si une civilisation aussi prestigieuse que
celle de l’Egypte antique revenait de ses cendres, ce serait vain. C’est
en quelque sorte cette dimension qu’aborde presque toujours le poète
dans Les Trophées.

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