Vous êtes sur la page 1sur 89

UFR d’études slaves

Le songe creux
Le fantastique au bord du vide dans le roman Čapaev i Pustota (1996)

René Magritte, Le double secret, 1927, huile sur toile, 114 x 162 cm, Musée national d’art moderne, Paris.

Master 1 « Monde russe »


Domenico Scagliusi
Sous la direction de M.me Hélène Mélat

Juin 2021
Qual l'infermo talor ch'in sogno scorge
drago o cinta di fiamme alta Chimera,
se ben sospetta o in parte anco s'accorge
che 'l simulacro sia non forma vera,
pur desia di fuggir, tanto gli porge
spavento la sembianza orrida e fera,
tal il timido amante a pien non crede
a i falsi inganni, e pur ne teme e cede.
T. Tasso, Gerusalemme Liberata, XIII, 44

2
Introduction

Lorsque nous nous posons la tâche d’étudier le rêve et ses fonctions dans le roman Čapaev
i Pustota nous nous trouvons confronté à une difficulté qui pourrait paraître à première vue
paradoxale. En effet, dans le roman le rêve est omniprésent et toute tentative de repérer et
d’isoler les épisodes oniriques est destinée à toucher les structures narratologiques mêmes de
l’œuvre, dans la mesure où la narration oscille entre deux réalités parallèles 1. Voici comment
généralement on résume le contenu du roman.

1
Pour décrire ce phénomène la recherche a souvent recours au concept de « monde ». L’un des premiers à avoir employé ce
terme est Aleksandr Genis, dans son article «Поле Чудес», Звезда, n° 12, 1997. Cf. également Коровин В., История
русской литературы ХХ-начала ХХI века. Часть III. 1991-2010 годы, 2014 qui fait de ce phénomène un concept central
de la poétique de l’auteur. Dans notre analyse nous allons plutôt employer le terme « réalité », car le concept de « monde »
implique une référence à la théorie des « mondes possibles » (développée, entre autres, par U. Eco et V. Doležel) qui
mériterait une réflexion à part entière.

3
Pour certains chercheurs1, c’est l’histoire de Pёtr Pustota, poète décadent du début du XXe
siècle et krasnyj komissar de la division de Vassilij Čapaev, commandant de l’armée rouge
pendant la guerre civile et figure légendaire de la culture populaire soviétique. Pelevin fait de
ce héros du cinéma et du folklore russe un guide spirituel, dont la pensée se rapproche
beaucoup de la philosophie bouddhiste2. Lorsqu’il s’endort, Pustota se réveille
systématiquement dans un hôpital psychiatrique des années 1990, où il partage sa chambre
avec trois autres patients, dont les histoires constituent autant de digressions
cauchemardesques qui interrompent le déroulement linéaire du récit.

D’après d’autres3, en revanche, Pёtr Pustota est, avant tout, le patient d’un hôpital
psychiatrique des années 1990, où il participe à un programme expérimental mis au point par
le docteur Timur Timurovič, qui consiste à stimuler l’activité onirique du patient, dans le but
de l’accompagner à accepter la réalité et à rejet sa fausse identité de krasny komissar et de
disciple4.

Isoler les épisodes oniriques dans le récit voudrait dire alors accomplir un choix définitif
entre ces deux différentes perspectives interprétatives. Ce choix serait, au demeurant,
essentiellement arbitraire, car les deux réalités dans lesquelles a lieu l’action romanesque sont
expressément présentées, dans le texte, comme équivalentes, indistinguables et également
illusoires. C’est ce que démontre, par exemple, le dialogue entre le héros et le Baron Von
Jungern au chapitre 7 :

– [...] Больше того, я даже замечал – в тот момент, когда кошмар снится, он настолько реален,
что нет никакой возможности понять, что это всего лишь сон. Можно так же трогать
предметы, щипать себя…
– Но тогда каким образом вы отличаете сон от бодрствования? – спросил барон.
– А таким, что когда я бодрствую, у меня есть четкое и недвусмысленное ощущение
реальности происходящего. Вот как сейчас.
– А сейчас, значит, оно у вас есть? – спросил барон.
– В общем да, – сказал я с некоторой растерянностью. – Хотя ситуация, надо признать,
необычная.

1
Cet avis est partagé, entre autres, par Арбитман Р., «Барон Юнгерн инспектирует Валгаллу», Книжное
обозрение,1996, n° 28, p. 17. Cf. Немзер А., « Как я упустил карьеру», Литература Сегодня. О русской прозе. 90-е,
НЛО, 1998, pp. 313–316: «Временами Петьку (мнящего себя литератором-декадентом) посещают сны о
сумасшедшем доме, персонал и пациенты которого убеждены в том, что они живут в России 1990-х годов.»
2
Sur la question, renvoyons le lecteur à l’article très récent d’Anastasia de La Fortelle, « La quête bouddhiste et l’esthétique
postmoderniste russe : le cas de Viktor Pelevin », Études de lettres, n° 2-3, 2014, pp. 367-378.
3
Cet avis est partagé, entre autres, par : Басинский П., Быков Д., «Два мнения о романе Виктора Пелевина "Чапаев и
Пустота"», Литературная газета, n° 29, 1996, disponible en ligne sur le site officiel de Pelevin :
http://pelevin.nov.ru/stati/o-dva/1.html.
4
On pourrait même essayer, comme sur la quatrième de couverture de l’édition de 2016 du roman, de conjuguer les deux
positions ci-dessus et affirmer que Petr Pustota est en même temps le patient d’une clinique psychiatrique et un commissaire
de l’armée rouge, mais du point de vue logique cette troisième hypothèse n’est pas moins insatisfaisante, car contradictoire
« Герой романа - поэт-декадент, красный комиссар и пациент психиатрической больницы Петр Пустота. » Пелевин
В., Чапаев и Пустота, Москва, АСТ, 2019, quatrième de couverture.

4
– Чапаев попросил меня взять вас с собой, чтобы вы хоть раз оказались в месте, которое не
имеет никакого отношения ни к вашим кошмарам о доме умалишенных, ни к вашим кошмарам
о Чапаеве, – сказал барон. – Внимательно поглядите вокруг. В этом месте оба ваших
навязчивых сна одинаково иллюзорны1.

Au centre de la dynamique narrative du roman (ainsi que dans la réflexion intra-diégétique


sur le rêve), il n’y a donc pas des épisodes oniriques limités, univoquement distinguables du
reste de la narration, sur le plan de la forme et du contenu, mais plutôt le rapport que le rêve
entretient avec la réalité et la frontière incertaine qui les sépare. Aleksandr Genis parle à ce
propos de « poétique de frontière » :

Пелевин — поэт, философ и бытописатель пограничной зоны. Он обживает стыки между


реальностями. В месте их встречи возникают яркие художественные эффекты, связанные с
интерференцией, — одна картина мира, накладываясь на другую, создает третью, отличную от
первых двух2.

A ce changement de perspective dans la narration, doit correspondre, à notre avis, un


changement de perspectives dans l’approche analytique du chercheur. Considérons par
exemple le motif onirique dans la povest’ Kapitanskaja Dočka : après s’être confortablement
enroulé dans sa fourrure, Grinёv s’endort et le narrateur expose au lecteur son rêve : « мне
приснился сон…3» ; finalement, l’épisode onirique se conclut et le héros se réveille. La
représentation du rêve est donc très strictement encadrée à l’intérieur d’un récit à l’état de
veille, pourrait-on dire. Cela permet au critique d’isoler cet épisode onirique et de le
soumettre aux systèmes interprétatifs les plus divers : symboliques, psychanalytique etc. Ce
type d’approche nous paraît, de toute évidence, hautement inefficace dans le cas du roman
que nous sommes en train d’étudier.

Dans son essai, Xudožestvennaja gipnologija i onejropoetika russkix pisatelej 4, V.V.


Savel’eva étudie la représentation littéraire du rêve dans un corpus d’œuvres d’auteurs russes,

1
« – En plus, j’ai même remarqué qu’au moment où je suis en train de rêver, le cauchemar a une telle apparence de réalité
qu’il n’y a aucune possibilité de comprendre qu’il s’agit seulement d’un rêve. On peut toucher des objets, se pincer…
– Mais alors, comment faites-vous pour distinguer le rêve de la veille ? – demanda le baron.
– Quand je veille, j’ai une sensation claire et univoque de la réalité des événements. Comme maintenant, par exemple.
– Et cette sensation-là, maintenant, vous l’avez ?
– Ben oui – dis-je avec une certaine confusion – quoique cette situation, il faut l’avouer, est un peu inhabituelle.
– Čapaev m’a demandé de vous emmener avec moi, pour que vous vous trouviez dans un endroit qui n’a aucun rapport ni
avec vos cauchemars sur la maison d’aliénés, ni avec vos cauchemars sur Čapaev – dit-il le baron. – Regardez attentivement
autour de vous. Ici, les deux rêves qui vous hantent sont pareillement illusoires ». Ibid., pp. 278-279. Sauf indication
contraire, c’est nous qui faisons toutes les traductions. Pour ce qui est du roman de Pelevin, nous signalons, néanmoins, qu’il
existe également une traduction du roman en français, parue en 1997 : Pélévine V., La Mitrailleuse d’argile, Paris, Seuil,
1997, 368 p.
2
« Pelevin c’est un poète, un philosophe, un chroniqueur de la frontière. Il rejoint les bouts entre les réalités. Dans le lieu de
leur contact surgissent des effets artistiques saisissants, liés à des phénomènes d’interférence : une première image du monde
se superpose à une autre et donne vie, ainsi, à une troisième qui se distingue, à son tour, des deux précédentes  ». Генис А.,
«Поле Чудес», Звезда, n° 12, 1997, p. 2.
3
« J’eus alors un songe… » Пушкин А., Романы и повести, Волгоград, Нижне-Волжское книжное издательство, 1980,
p. 238.
4
Савельева В., Художественная гипнология и онейропоэтика русских писателей, Алматы, Жазушы, 2013, 520 p.

5
considérés comme des classiques, qui va de Puškin à Nabokov en passant par Tolstoj, Čexov
et Dostoevskij. Dans la partie de son ouvrage qui précède l’analyse des textes, Savel’eva
définit préliminairement ce qu’est la représentation littéraire du rêve. Elle considère le rêve,
en littérature, comme un texte dans le texte 1 : une portion de récit bien délimitée et séparée du
cadre plus large de la narration, comme nous l’avons vu dans l’exemple de chez Puškin.

Si l’exactitude de cette observation fait peu de doutes pour ce qui est des œuvres qui
composent le corpus de son étude, nous venons de remarquer qu’il ne serait pas aisé de
décrire par la même formule l’utilisation du motif du rêve dans notre roman. En effet, dans le
cas de ce dernier, l’effacement de la frontière entre le rêve et la réalité ne concerne pas
seulement le discours philosophique (ou « métaphysique », pour le dire avec les mots de
Pustota), mais il touche également à ses structures narratologiques profondes. Savel’eva
considère cela comme un trait typique de la poétique postmoderne : « Литература
постмодернизма продолжила диффузию сна и яви в пределах одного текста2. »

Selon Savel‘eva, ce brouillage de la frontière entre le rêve et la veille, dans le roman, se


traduit par une « virtualisation complète de la réalité ». Savel’eva reprend cette réflexion de la
seule étude d’envergure qui ait été dédiée au motif du rêve dans l’œuvre Viktor Pelevin : une
thèse soutenue en 2004 à l’Université Lomonosov de Moscou par N. A. Nagornaja3.

Pour décrire ce phénomène de virtualisation du réel et comprendre la fonction que joue le


rêve dans ce processus, Tat’jana Markova, autrice d’une brève étude comparative de la
représentation du rêve dans les récits de Viktor Pelevin et Ivan Turgenev 4, fait appel à une
réflexion élaborée par Danila Davydov quelques années plus tôt5. Ce dernier identifie, sans
pour autant prétendre à l’exhaustivité, deux différentes tendances dans la représentation du
rêve en littérature : d’une part, une série de textes qui visent à l’authenticité de la
représentation du rêve ; d’autre part, un ensemble de textes qui ne dissimulent pas l’origine
artificielle de la représentation littéraire de ce phénomène psychique : dans ces derniers, le
rêve n’est pas tant un événement de la diégèse (il en est parfois même absent) qu’un modèle
fonctionnel, selon lequel est organisée la narration6.

1
Ibid., p. 43.
2
« La littérature postmoderniste a poursuivi la diffusion du rêve et de la veille au sein d’un même texte ». Ibid., p. 79.
3
Нагорная Н., Онейросфера в русской прозе XX века: модернизм, постмодернизм (thèse), Université d’Etat Lomonosov
de Moscou, 2004, 414 p.
4
Маркова Т., «Онейрический текст в малой прозе И. С. Тургенева и В. О. Пелевина», Филологический класс. Том 25,
n° 1, 2020, pp. 107–114.
5
Давыдов Д., «Ночное искусство (Сон и фрагментарность прозы)», НЛО, n°54, 2002, p. 246–250.
6
Ibid., p. 246.

6
Pour décrire ce phénomène, Davydov fait alors appel au concept de « logique onirique »
(logika sna)1. Davydov intègre dans la première tendance une série d’auteurs tels que
Turgenev, Remizov, les činari; la deuxième tendance, aux dires de l’auteur, est en revanche la
plus productive dans la littérature contemporaine, où la représentation diégétique du rêve
laisse la place à une construction onirique du discours. Davydov cite en exemple des auteurs
tels que Jurij Mamleev, Sergej Sokolovskij, Irina Šostakovskaja etc.2

Tat’jana Markova inclut, donc, dans cette liste le nom de Pelevin, en faisant tout
particulièrement référence à ses récits, mais sans pour autant négliger sa production
romanesque3. Toutefois, ce rapprochement, comme nous allons le voir plus dans le détail par
la suite, n’est pas sans être problématique.

Premièrement, dans l’article de Davydov, la définition de « logique onirique » est presque


seulement esquissée et, à notre avis, pas assez pertinemment illustrée par des exemples
concrets. Un deuxième aspect problématique de sa réflexion, réside en ce que l’auteur relie les
deux tendances qu’il vient de décrire à la théorie de Tzvetan Todorov, développée dans son
Introduction à la littérature fantastique. Selon Davydov, le premier type de récits de rêve (les
récits authentiques) serait à classer dans la catégorie du merveilleux, alors que les textes qui se
construisent selon la logique du rêve correspondraient au genre fantastique4.

En effet, dans son essai théorique, Todorov emploie lui-même le concept de « logique
onirique5 », auquel le critique russe s’est très vraisemblablement inspiré. Toutefois, au
contraire de Davydov, Todorov considère la logique onirique et le fantastique comme deux
tendances tout à fait opposées : les textes se construisant selon une logique onirique, qui
apparaissent, d’après Todorov, dès le début du XX e siècle, ne poursuivent pas la tradition du
fantastique mais, au contraire, la remplacent6.

Il serait, toutefois, possible de considérer le concept élaboré par Davydov comme n’ayant
aucun rapport avec la réflexion analogue de Todorov : on pourrait considérer alors ces deux
formulations comme des définitions de deux concepts presque synonymes, mais différents. Il
n’en est pas moins vrai que décrire le roman de Pelevin en faisant appel au concept de logika
sna, formulé par Davydov, impliquerait la nécessité d’identifier une certaine parenté du
1
Ibid., p. 248.
2
Ibid., p. 248.
3
Маркова Т., «Онейрический текст в малой прозе И. С. Тургенева и В. О. Пелевина», in Филологический класс. Том
25, n° 1, 2020, p. 109.
4
Давыдов Д., «Ночное искусство (Сон и фрагментарность прозы)», in НЛО, n° 54, 2002, p. 249.
5
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 181.
6
Ibid., pp. 165–184.

7
roman de Pelevin avec le genre de la littérature fantastique, dans la définition de Todorov ; un
point que Markova, néanmoins, néglige complètement.

Dans l’article de Markova la réflexion de Davydov sur la logique onirique et les


conclusions de Nagornaja sur la virtualisation de la réalité dans le roman apparaissent tout à
fait concordantes et se soutiennent mutuellement 1. Ce rapprochement nous paraît, en
revanche, profondément problématique et mérite une réflexion supplémentaire.

Dans une note à son article de 2014 sur l’influence de la philosophie bouddhiste dans le
roman Čapaev i Pustota, Anastasia de La Fortelle met, en effet, en évidence qu’il serait
impossible de considérer le roman de Pelevin comme appartenant au genre fantastique, tel que
le définit Todorov, car, celui-ci, se fonde sur une hésitation constante du lecteur, qui est à tout
moment appelé à déterminer la nature de la réalité diégétique, alors que : « [Pelevin] remet en
question la stabilité et l’authenticité de la réalité, s’interroge sur la solidité de la frontière entre
le réel et l’imaginaire, le virtuel2. »

Bien que nous ne puissions que nous dire d’accord avec cette dernière observation, celle-ci
manque, néanmoins, de quelques considérations supplémentaires sur le sujet, qui nous
paraissent indispensables. Nous venons de voir que la virtualisation de la réalité, concept
éminemment postmoderne3, s’oppose, selon La Fortelle, à la définition du genre fantastique,
fournie par Todorov. Cependant, la thèse de Nagornaja contribue à remettre en discussion, à
notre avis, cette opposition.

Cette virtualisation de la réalité, par laquelle Nagornaja décrit les manifestations oniriques
dans le roman de Pelevin4, est illustrée, entre autre, par la métaphore d’origine baroque, « la
vie est un songe5 » : « Времена, пространства калейдоскопически сменяют друг друга,
реализуют метафору "жизнь есть сон", а также приравнивая материальный мир к
сумасшедшему дому6. » Cette reprise de motifs baroque constitue, d’après Mark Lipoveckij,
1
«Современные исследования фиксируют обилие текстов, авторы которых не ставят задачей описывать сны, как это
делали классики, но создают тексты, "построенные на логике сна". Литературные сновидения к концу ХХ века, как
утверждает Н. А. Нагорная, "становятся способом воссоздания бредово-онейрической реальности персонажа у Вен.
Ерофеева, вписываются в соотношение ужасного, комического и онейрического у Ю. Мамлеева, служат тотальной
виртуализации реальности у В. Пелевина".» Маркова Т., «Онейрический текст в малой прозе И. С. Тургенева и В. О.
Пелевина», in Филологический класс. Том 25, n° 1, 2020, p. 109.
2
A. de La Fortelle, « La quête bouddhiste et l’esthétique postmoderniste russe : le cas de Viktor Pelevin », in Études de
lettres, n° 2-3, 2014, p. 369.
3
Mixail Epstein, qui a introduit le premier se concept dans son article «О виртуальной словесности» (1998), considère la
virtualisation de la réalité comme une caractéristique essentielle de l’époque postmoderne.
4
«Литературные сновидения служат у Пелевина полной виртуализацией реальности». Нагорная Н., Онейросфера в
русской прозе XX века: модернизм, постмодернизм, 2004, p. 6.
5
L’origine de cette métaphore remonte, entre autres, à la pièce La vida es sueño de Pedro Calderòn de la Barca de 1635.
6
« Les temps et les espaces s’interchangent comme dans un caléidoscope et réalisent la métaphore "la vie est un songe", en
assimilant également le monde matériel à une maison de fous ». Нагорная Н., Онейросфера в русской прозе XX века:

8
un trait distinctif de l’un des courants les plus productifs de la littérature postmoderniste
russe : le néobaroque1 (neobarokko), dans lequel ces motifs s’entremêlent à des conceptions
typiquement postmodernes de réalité2, comme la théorie de l’« hyperréalité du simulacre » de
Jean Baudrillard3.

Pourtant, l’utilisation de cette métaphore est loin d’être une prérogative de la poétique
postmoderne. Ce brouillage de la frontière entre le rêve et la veille est, en réalité, tout à fait
typique de la littérature fantastique, qui met précisément « en question l’existence d’une
opposition irréductible entre le réel et l’irréel 4 ». Voici un exemple fournit par Todorov, qui
nous semble bien reproduire la dynamique onirique que Pelevin exploite dans son roman.
L’exemple est tiré du Manuscrit trouvé à Saragosse de Jan Potocki :

Alphonse, protagoniste et narrateur, « arrive à une auberge abandonnée et se dispose à dormir ; mais
au premier coup de minuit, une belle négresse demi-nue, et tenant un flambeau dans chaque main
(p.56) entre dans sa chambre et l’invite à le suivre. Elle le mène jusqu’à une salle souterraine où le
reçoivent deux jeunes sœurs, belles et légèrement vêtues. Elles lui offrent à manger et à boire.
Alphonse éprouve une sensation étrange et un doute naît dans son esprit : « je ne savais plus si j’étais
avec des femmes ou d’insidieux succubes. » (p.58) […] Mais au premier chant du coq, le récit est
interrompu ; et Alphonse se souvient que « comme l’on sait, les revenants n’ont de pouvoir que
depuis minuit jusqu’au premier chant du coq » (p. 55). […] Un événement se produit que la raison ne
peut plus expliquer. Alphonse se met au lit, les deux sœurs le rejoignent (ou peut-être le rêve-t-il
seulement ?), mais une chose est sûre : quand il se réveille il n’est plus dans un lit, il n’est plus dans
une salle souterraine. « Je vis le ciel. Je vis que j’étais en pleine air. […] J’étais couché sous le gibet
de Los Hermanos. Les cadavres des deux frères de Zoto n’étaient point pendus, ils étaient couchés à
mes côtés » (p.68)5.

Ici, comme dans le roman de Pelevin, la narration réalise la métaphore « la vie est un
songe ». Cela constitue le premier critère structurel identifié par Todorov pour définir le genre
fantastique : « le premier trait relevé est un certain emploi du discours figuré. Le surnaturel
модернизм, постмодернизм (thèse), 2004, p. 330.
1
Lipoveckij fait explicitement référence à la réflexion d’Omar Calabrese qui, dans son essai L’età neobarocca (1987),
emploie le terme « néobaroque » pour décrire l’esthétique de l’époque contemporaine. En cela, Calabrese se rattache à la
réflexion théorique d’Erich Wölfflin, d’après qui le classique et le baroque ne constituent pas des phénomènes esthétiques
historiquement délimités, mais deux modèles esthétiques transculturels dont l’antagonisme perpétuel détermine l’évolution
des systèmes culturels. Dans son application du terme « néobaroque » à l’époque contemporaine, Calabrese suit l’exemple,
entre autres, de Gillo Dorfles et Severo Sarduy. Pour plus de précisions sur l’origine de ce terme, nous renvoyons le lecteur à
l’ouvrage d’O. Calabrese, Il neobarocco: forma e dinamiche della cultura contemporanea, Florence, La casa Usher, 2013,
460 p.
2
A. Khan, M. Lipovetsky, I. Reyfman, S. Sandler, A History of Russian Literature, Oxford University Press, 2018, p. 696.
3
J. Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981, 235 p. Sur l’importance de la réflexion de Baudrillard sur le
simulacre dans littérature postmoderniste russe, nous renvoyons le lecteur à Липовецкий М., Паралогии. Трансформации
(пост)модернистского дискурса в русской культуре 1920–2000 годов, Москва, НЛО, 2008, pp. 33-45. A propos du
concept de simulacre dans l’œuvre de Pelevin nous renvoyons le lecteur à la thèse de Бычкова О., Проблема симулякра в
постмодернистской литературе (на материале произведений А. Битова, Т. Толстой, В. Пелевина) (thèse), GOU
VPO Université pédagogique d'État de Tchouvachie, 2008, 201 p.
4
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 176. Plus généralement, le rapport entre la réalité
et le rêve a beaucoup intéressé les romantiques allemands, pour qui le rêve constituait un état de la conscience aussi digne,
voire, plus digne que celui de la veille, car il permettait, d’après eux, d’accéder à l’essence même de l’homme. Cf. A. Béguin,
L’Ame romantique et le rêve. Essai sur le romantisme allemand et la poésie française, Pairs, José Corti, 1991, 569 p.
5
Ibid., p. 32.

9
naît souvent de ce qu’on prend le sens figuré à la lettre 1 ». Dans le texte de Pelevin il en est de
même : l’expression figurée « la vie est un songe », utilisée (par le héros lui-même, d’ailleurs)
pour exprimer une position solipsiste et sceptique vis-à-vis de la réalité, est manifestement
prise à la lettre et portée à une littéralité paradoxale.

Soulignons maintenant à titre d’exemple un autre épisode de ce même type, dans le roman.
Au chapitre 5, après avoir été frappé par le buste d’Aristote, Pёtr reprend connaissance et se
réveille en compagnie d’Anna, assise à son chevet, comme en prenant soin du blessé en état
comateux. Ce geste de tendresse et de dévouement alimente l’engouement du héros pour la
jeune fille :

– Я абсолютно точно знаю, что вы притворяетесь. На самом деле вы ко мне неравнодушны – я


это понял сразу, когда пришел в себя и увидел вас возле своей кровати. И вы не представляете,
до чего я был тронут.
– Я боюсь, что вы будете разочарованы, если я расскажу вам, почему я там сидела.
– Вот как? Какие же могут быть мотивы, чтобы сидеть у кровати раненого, кроме искренней…
ну, не знаю – заботы?
– Право же, мне неловко. Но вы сами напросились. Жизнь здесь скучна, а ваш бред был крайне
живописен. Признаться, я приходила иногда послушать – приходила просто от скуки. То, что
вы говорите сейчас, вызывает во мне куда меньше интереса.
Такого я не ожидал. Чтобы прийти в себя, я медленно сосчитал до десяти. Потом еще раз. Это
не помогло – я ощущал к ней ясную и чистую ненависть высшей пробы2.

Frustré dans son sentiment amoureux, le héros décide alors de se venger. Dans la suite de
ce dialogue envenimé, Pёtr affirme haineusement :

– А русский народ давно понял, что жизнь – это сон. Вы знаете значение слова «суккуб»?
– Да, – сказала Анна с улыбкой, – кажется, так называется демон, который принимает женское
обличье, чтобы обольстить спящего мужчину. А какая тут связь? Я еще раз сосчитал до десяти.
Мои чувства не изменились.
– Самая прямая. Когда на Руси говорят, что все бабы суки, слово «сука» здесь уменьшительное
от «суккуб». Это пришло из католицизма. Помните, наверно – Лжедмитрий Второй, Марина
Мнишек, кругом поляки, одним словом, смута. Вот оттуда и повелось. Кстати, и панмонголизм
того же происхождения – как раз недавно про это думал… Да… Но я отвлекся. Я хотел только
сказать, что сама фраза «все бабы суки», – я повторил эти слова с искренним наслаждением, –

1
Ibid., p. 82.
2
« – Je suis absolument certain que vous faites semblant. Mais en réalité je ne vous suis pas indifférent. Je l’ai compris tout
de suite, aussitôt que j’ai repris connaissance et que je vous ai vue à côté de mon lit. Vous n’imaginez même pas, combien ça
m’a touché.
– Je crains que vous ne soyez déçu, si je vous avoue pourquoi je me trouvais à côté de vous.
– Comment ça ? Quels autres motifs peut-il bien y avoir pour être assise au chevet d’un blessé, si non une sincère… comment
dire… préoccupation.
– Ça me met un peu mal à l’aise. Mais, puis que vous insistez… Ici, on s’ennuie beaucoup, et votre délire était tellement
pittoresque. J’avoue que je venais parfois vous écouter : je m’ennuyais, tout simplement. Ce que vous dites maintenant c’est
bien moins intéressant.
Je ne m’attendais pas à ça. Pour essayer de garder le contrôle sur moi-même, je comptai jusqu’à dix. Puis, à nouveau. C’était
inutile : je ressentais envers elle la haine la plus pure et sincère ». Пелевин В., Чапаев и Пустота: роман, Москва, АСТ,
2019, pp. 158–159.

10
означает, в сущности, что жизнь есть сон, и сирень, как вы сказали, нам только снится. И все с-
суки тоже. То есть я хотел сказать – бабы.
Анна затянулась сигаретой. Ее скулы чуть порозовели, и я не мог не отметить, что это
чрезвычайно идет к ее бледному лицу.
– Я вот думаю, – сказала она, – плеснуть вам шампанским в морду или нет1?

Pёtr compare la femme à une entité maligne et surnaturelle : à un fantôme qui hante
l’homme dans ses rêves2. Or, il se trouve que cette affirmation se réalise littéralement dans la
diégèse. Dans la suite du récit, Pёtr jouit enfin d’une expérience sexuelle avec Anna, tombée
sous le charme des beaux vers du héros. Cependant, lorsqu’il est au comble du plaisir, Pёtr se
réveille et prend amèrement conscience qu’il n’agissait que d’un rêve. Jusque-là, rien
d’extraordinaire, si ce n’est que, à la toute fin du roman, Čapaev donne à Pёtr une rose jaune
de la part d’Anna, symbole d’une complicité secrète :

– Понятно, – сказал Чапаев. – Тебе привет от Анны. Она просила передать тебе вот это.
Нагнувшись, он протянул здоровую руку под сиденье и поставил на стол пустую бутылку с
золотой этикеткой, сделанной из квадратика фольги. Из бутылки торчала желтая роза.
– Она сказала, что ты поймешь, – сказал Чапаев. – И еще, кажется, ты обещал ей какие-то
книги3.

Véritable succube, la figure féminine d’Anna est au centre d’un événement pour le moins
étrange, qui nous oblige à hésiter à propos de la signification à attribuer au phénomène :
s’agissait-il d’un rêve ou était-ce bien la réalité ? Cette même hésitation (insoluble) est à la
base, nous allons le voir, de la logique du genre fantastique 4. Par ailleurs, la ressemblance
avec l’épisode tiré du Manuscrit de Saragosse nous semble à tel point évidente qu’on pourrait
même penser à une allusion directe à Potocki. Cette image de la rose se colore également
d’une nuance un quelque peu romantique, car elle fait allusion à un aphorisme attribué à

1
« – Le peuple russe a compris depuis bien longtemps que la vie est un songe. Vous savez ce que signifie le mot "succube" ?
– Oui, – répondit Anna avec un sourire, – il me semble, que c’est comme ça qu’on appelle un démon qui prend une apparence
féminine pour séduire un homme pendant son sommeil. Mais quel est le rapport ?
Je comptai à nouveau jusqu’à dix. Mes sentiments n’avaient guère changé.
– C’est tout simple. Quand dans notre bonne vieille Russie on dit que toutes les femmes sont des chiennes [en russe, chienne
= suka], le mot suka c’est un diminutif de succube. Ça vient de chez les catholiques. Vous vous souvenez, sans doute… Le
deuxième faux Dmitrij, Marina Mnišek, des Polonais tout autour, bref, le temps des troubles. Voilà, c’est de là que ça vient.
A propos, le panmongolisme aussi a la même origine : j’y pensais justement il y a quelques jours… Qu’est-que je disais ?
Oui, voilà, je voulais juste dire que la phrase toutes les femmes sont des chiennes – je répétai ces mots avec un plaisir sincère
– signifie, au fond, que la vie est un songe et que les lilas, comme vous avez dit, ne nous apparaissent qu’en rêve. Et les
chiennes c’est pareil. Euh, je voulais dire les femmes ». Ibid., pp. 159-160.
2
Cet aspect pourrait d’ailleurs être reconduit à ce que Todorov appelle « les thèmes du tu ». Cf. T. Todorov, Introduction à la
littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 131-147.
3
« – Je vois, – dit Čapaev. – Anna te passe le bonjour. Elle m’a demandé de te donner ça.
Il se pencha en avant et tendit sa grande main sous son siège. Puis, il posa sur la table une bouteille vide avec une étiquette
dorée, faite avec une petite feuille d’aluminium. Dans la bouteille, il y avait une rose jaune.
– Elle a dit que tu comprendrais, – dit Čapaev. – A ce qu’il paraît, tu lui avais promis aussi des livres. » Пелевин В., Чапаев
и Пустота: роман, Москва, АСТ, 2019, p. 415.
4
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, pp. 28-46.

11
Samuel Coleridge, poète dont l’influence sur Pelevin ne laisse guère de doute1. Nous le citons
dans la version qu’en donne Borges dans son Livre des rêves : « Si dans un rêve un homme
traversait le Paradis et on lui donnait une fleur comme preuve de son passage, et si au réveil il
retrouvait cette fleur dans sa main… alors2 ? »

Peut-on donc en conclure que le roman de Pelevin appartient au genre de la littérature


fantastique ? Il y a-t-il une différence substantielle entre la remise en question de la frontière
entre le réel et l’imaginaire chez Hoffman ou Théophile Gauthier et la virtualisation de la
réalité réalisée par Pelevin dans son roman ? A la lumière de ce qui vient d’être montré, il
nous semble que la question mérite d’être posée : d’une part, parce que les analogies entre
Čapaev i Pustota et le genre fantastique nous semblent évidentes, et, d’autre part, parce que
cela nous aiderait, à notre avis, à mieux comprendre le rôle du rêve dans le roman et, plus
généralement, à mieux comprendre la poétique postmoderne de la virtualisation du réel.

De fait, dès ses débuts littéraires, la critique a souvent classé Pelevin, parfois même avec
un certain mépris, parmi les écrivains de textes fantastiques grand public3. Rappelons, à ce
propos, que son premier roman, Omon Ra, et son premier recueil de récits, Sinij Fonar’, sortis
respectivement en 1992 et 1991, ont été publiés tous les deux dans une collection de livres
fantastiques4. Depuis, la dimension fantastique de ses œuvres n’a pas cessé d’intriguer la
critique et les lecteurs. Aujourd’hui, il n’est pas rare de voir ses romans étiquetés comme
filosofskaja fantastika. En 2017, par exemple, le site Mir Fantastiki classé le roman Čapaev i
Pustota parmi les dix meilleurs livres dans ce genre5.

Toutefois, à notre connaissance, aucune étude scientifique ne s’est occupée d’étudier dans
le détail la dimension fantastique du roman, en la rapportant à un contexte historico-littéraire

1
L’influence de Coleridge sur Pelevin est particulièrement évidente dans le récit Kubla Khan, clairement inspiré au poème
homonyme du poète. Sur l’influence de Coleridge sur l’écrivain russe, nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage de Нагорная Н.,
Онейросфера в русской прозе XX века: модернизм, постмодернизм, 2004, 414 p.
2
J.L. Borges, Libro di sogni, traduction de Scarano T., Milan, Adelphi, 2015, p. 53.
3
Rappelons, à ce propos, que le roman Чапаев и Пустота a reçu en 1997 le prix Странник-97 expressément consacré aux
œuvres du genre fantastique. Site officiel du prix : http://www.rusf.ru/strannik/. Nous allons aborder plus dans le détail cette
question dans la conclusion de notre travail.
4
Le roman Омон Ра (publié en 1992 dans la revue Знамя) paraît la même année dans la collection «Новая волна русской
фантастики» de la maison d’édition Текст. Quatre ans plus tard, il est réédité chez Терра-Книжный клуб dans la
collection «Большая книга приключений» и научной фантастики. Le recueil Синий фонарь est publié, en revanche, par
la maison d’édition Teкст en 1991, dans la collection « Альфа фантастика ».
5
Невский В., «10 книг отечественной философской фантастики», Мир Фантастики, 2017 [en ligne]:
https://www.mirf.ru/book/10-knig-otechestvennoj-filosofskoj-fantastiki/. Nous sommes bien conscients qu’il ne s’agit pas
d’une source scientifique, mais cet article nous semble tout de même bien illustrer la façon dont le roman est souvent reçu par
le public.

12
plus large6. Pour ce faire, nous allons tout d’abord appliquer au roman les critères
définitionnels du genre fantastique, identifiés par Todorov.

Nous sommes bien conscients que sa définition du fantastique est loin de faire l’unanimité.
Dès sa publication en 1970, l’Introduction à la littérature fantastique a parfois été reçue avec
une certaine méfiance1. Un aspect particulièrement problématique de sa réflexion est, selon
certains critiques, son élan classificatoire, qui a fait l’objet, par la suite, d’une série de
tentatives de modifications plus ou moins radicales2.

Néanmoins, en dépit des divergences à son égard, la théorie de Todorov est unanimement
reconnue comme un point de départ incontournable pour toute réflexion sur le fantastique 3.
Son utilisation dans le cadre de notre étude se justifie pour au moins deux raisons principales :
premièrement, la classification opérée par Todorov permet de faire référence à un cadre
théorique précis ; deuxièmement, le concept de l’hésitation du lecteur, sur lequel il fonde sa
conception de la littérature fantastique nous semble bien illustrer, comme nous allons le
montre par la suite, une dynamique fondamentale du roman de Pelevin. En outre, dans la
définition de ce concept, dont le bien-fondé a été rarement remis en cause par la critique
postérieure, Todorov a le mérite de prendre en compte un grand nombre d’études précédentes
consacrées à la question4.

Dans la première partie de notre travail nous allons donc étudier dans quelle mesure les
caractéristiques structurelles du genre fantastique identifiées par Todorov peuvent être

6
Cf. A. Edel, «Blurring the Real and the Fantastic: Victor Pelevin’s The Blue Lantern and Other Stories», World Literature
Today, 2015, https://www.worldliteraturetoday.org/blog/once-over/blurring-real-and-fantastic-victor-pelevins-blue-lantern-
and-other-stories, mis en ligne le 9 décembre 2015, consulté le 6 juin 2021. E. Le Bleis « Le monde fantastique de Viktor
Pelevine », Chroniques slaves, n° 5, Grenoble, 2009, pp. 131-145. Plus rarement, l’œuvre de Pelevin a été associé au
réalisme magique : A. Berlina, «Russian Magical Realism and Pelevin as Its Exponent», CCL Web : Comparative Literature
and Culture, vol. XI, 2009, pp. 1-9.
1
Nous signalons, en particulier, l’article d’Italo Calvino, paru sur Le Monde le 15 aout 1970, dans lequel l’écrivain italien
reprochait à Todorov d’avoir donné une définition trop étroite du fantastique. I. Calvino, Una pietra sopra, Milan,
Mondadori, p. 260.
2
Parmi les classifications alternatives qui ont été proposées, nous signalons en particulier celle de F. Berthelot, Bibliothèque
de l’Entre-Mondes. Guide de lecture, les transfictions, Paris, Gallimard, 2005, 333 p. Sur la question, nous renvoyons
également le lecteur à l’article de Лахман Р., «Концепты фантастического в постриторическом дискурсе», Russian
Literature LVI, 2003, pp. 227-239. Pour un aperçu de la recherche italophone sur la question : E. Mesàrovà, « Discorso
teorico-critico sul fantastico negli ultimi anni del novecento in italia », Romanica Olomucensia, n° 26.1, 2014, pp. 77-84.
3
Les réflexions de Berthelot et Lachmann prennent toutes les deux leur essor de la définition de Todorov. En cela, nous
rejoignons l’avis de Mesàrovà, qui affirme : « Un punto di partenza imprescindibile per chi si voglia accostare al fantastico è
rappresentato dal saggio di Tzvetan Todorov Introduction à la literature fantastique (1970), che rimane l’opera teorica più
importante che sia stata scritta sul fantastico, tanto che è ormai entrato nell’uso parlare di una fase prima Todorov e di una
fase dopo Todorov degli studi sul fantastico. » E. Mesàrovà, « Discorso teorico-critico sul fantastico negli ultimi anni del
novecento in italia », Romanica Olomucensia n° 26.1, 2014, Ibid., p. 77. « L’Introduction à la littérature fantastique de
Tzvetan Todorov représente un point de départ incontournable pour toute recherche sur le fantastique. C’est l’œuvre
théorique la plus importante sur le sujet, au point qu’on distingue souvent entre une phase d’étude antérieure à la publication
de son essai et une phase postérieure.
4
Entre autres, Todorov prend en compte la réflexion sur le fantastique de V. Solov’ёv, R. Caillois, P. Penzoldt etc. Pour plus
de détails, nous renvoyons le lecteur à la bibliographie de son essai.

13
pertinentes pour décrire le roman et en particulier pour mettre en lumière la particulière
fonction du rêve dans la narration.

Deuxièmement, nous allons analyser la dynamique de lecture prévue par le roman, en


l’étudiant dans les termes d’une stratégie narrative implicite au texte. Dans la dernière partie
de notre étude, nous allons montrer dans quelle mesure le roman de Pelevin déjoue la
dynamique fondamentale du genre et aboutit à une nouvelle conception du rapport entre
représentation littéraire et réalité, littérature et vérité. A cette fin, nous allons également faire
référence, dans notre analyse, à quelques considérations à propos du fantastique, formulées
par Renate Lachmann, en 20031 et surtout à la définition de transfiction élaborée par Francis
Berthelot en 20052. Sa réflexion nous permettra d’élargir notre définition de fantastique et de
mieux comprendre son utilisation dans le roman.

1
Лахман Р., «Концепты фантастического в постриторическом дискурсе», Russian Literature LVI, 2003, pp. 227–239.
2
F. Berthelot, Bibliothèque de l’Entre-Mondes. Guide de lecture, les transfictions, Paris, Gallimard, 2005, 333 p.

14
Partie I
A la recherche du fantastique

D’après Todorov, une œuvre littéraire peut être définie comme « fantastique » seulement si
elle répond à quatre critères essentiels. Trois de ces critères concernent l’aspect structurel de
l’œuvre, le quatrième son aspect sémantique 1. Commençons notre analyse par l’étude de ce
dernier.

1.1 Aspect sémantique

La condition nécessaire mais non suffisante pour pouvoir accorder à une œuvre la
désignation de « fantastique » c’est, de toute évidence, la présence, au niveau thématique 2,
d’événements étranges et extraordinaires qui ne peuvent pas faire immédiatement l’objet, de
la part du lecteur, d’une explication rationnelle. L’étude de l’aspect sémantique du genre,
consiste, donc, dans l’identification de ces événements à l’intérieur du monde diégétique.

Face à la très grande variété de la représentation du surnaturel en littérature, Todorov


identifie deux classes thématiques abstraites et générales, capables de mettre en lumière leur
signification et leurs fonctions communes. Cela ne correspond pas exclusivement à un élan
classificateur abstrait, mais répond également à une nécessité pratique : bien souvent, dans le
cas des récits fantastiques, les phénomènes et les événements surnaturels se dérobent à une
identification directe et se manifestent surtout dans la réaction des personnages. Autrement
dit, très souvent, dans ces mêmes récits, les événements étranges ne sont pas représentés

1
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 81.
2
Pour une définition du « thème », cf. T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, pp. 100-106.
Dorénavant, lorsque nous utiliserons le mot « thème » nous allons faire explicitement référence à la définition qu’en donne
l’auteur.

15
directement et isolément, mais sont plutôt remplacés par la perception de l’un des
personnages1. Cette observation pourrait alors expliquer la difficulté que nous avions énoncée
au début de notre étude à isoler les épisodes oniriques dans le roman de Pelevin, auquel nous
pourrions appliquer, par ailleurs, ce que Todorov dit à propos d’Hoffman : « ce n’est pas le
contenu du rêve qui l’intéresse, mais plutôt le fait de rêver, en soi2 ».

Todorov identifie donc deux classes de thèmes générales : « les thèmes du Je3 » et « les
thèmes du Tu4 ». Quoiqu’il ne serait pas trop difficile de relever dans le roman de Pelevin des
épisodes qui pourraient être intégrés à cette dernière classe thématique (nous en avons fait
mention plus haut), nous allons centrer notre analyse sur la première, dont la présence, dans le
texte, nous paraît plus significative et importante.

1.2 Les thèmes du Je

Todorov inclut dans cette catégorie une série de manifestations surnaturelles assez variées
et, au premier abord, inconciliables : on passe d’éléments véritablement surnaturels, comme
les métamorphoses et les êtres magiques des Mille et une nuit, à des phénomènes moins
merveilleux et plus vraisemblables, comme c’est le cas, par exemple, chez Gérard de Nerval
ou Théophile Gauthier. Nous pensons pouvoir rapprocher de cette classe thématique
également le roman de Pelevin.

Mais que peuvent-ils avoir en commun Les Milles et une nuit, Aurélia, Le Horla et Čapaev
i Pustota ? En dépit de grandes différences dans la représentation de ces événements
surnaturels, Todorov identifie, à leur source, un « principe générateur » commun : dans les
« thèmes du Je », « le passage de la matière à l’esprit est devenu possible5 ».

Cela se manifeste avant tout, d’après Todorov, par un glissement « des mots aux choses
que ces mots sont censés désigner 6 », en d’autres termes par le fait qu’une forme purement
linguistique est prise à la lettre et se transforme en réalité de la diégèse. Dans notre
Introduction, nous avons montré que ce phénomène est largement présent dans le roman qui
fait l’objet de notre étude.

1
Ibid., pp. 109-111
2
Ibid., p. 110.
3
Ibid., pp. 113-130.
4
Ibid., pp. 131-147.
5
Ibid., p. 120.
6
Ibid., p. 119

16
D’une manière plus générale, ce passage de la matière à l’esprit implique un effacement de
la frontière entre le monde extérieur et le monde intérieur du personnage. En effet, dans le
roman Čapaev i Pustota le monde extérieur est perçu à plusieurs reprises comme le résultat
d’une création subjective :

С моим восприятием действительно творилось что-то странное. Несколько секунд Володин


существовал в нем сам по себе, без всякого фона, словно фотография в виде на жительство.
Уже рассмотрев его лицо и фигуру во всех подробностях, я вдруг задумался над тем, где все
это происходит. И только после того, как я подумал о месте, где мы находимся, это место
возникло – такое, во всяком случае, у меня осталось чувство1.

Cela correspond à la veine philosophique solipsiste qui traverse de bout en bout le roman,
et que le personnage exprime de manière particulièrement claire, lors de son voyage dans
l’outre-tombe en compagnie du baron von Jungern :

Где были Чапаев и Анна? Где был зыбкий ночной мир с кафельными стенами и
рассыпающимися в прах бюстами Аристотеля? Сейчас их не было нигде, и, больше того, я
знал, точно знал, что нет никакого места, где они могли бы существовать, потому что я,
именно я, стоявший рядом с этим непонятным человеком (да и человеком ли?), и был той
возможностью, тем единственным способом, которым все эти психбольницы и гражданские
войны приходили в мир. И то же самое относилось к этому мрачному лимбо, к его
перепуганным обитателям и к его высокому суровому часовому – все они существовали
только потому, что существовал я2.

Une conséquence de cette perception de la réalité est l’affirmation du caractère illusoire de


la réalité :

Не знаю, как это описать. Словно бы одну декорацию сдвинули, а другую не успели сразу
установить на ее место, и целую секунду я глядел в просвет между ними. И этой секунды
хватило, чтобы увидеть обман, стоявший за тем, что я всегда принимал за реальность, увидеть
простое и глупое устройство вселенной, от знакомства с которым не оставалось ничего, кроме
растерянности, досады и некоторого стыда за себя3.

1
« Ma perception du monde avait vraiment quelque chose de bizarre. Pendant quelques secondes, Volodin était resté
suspendu dans le vide, sans aucun derrière plan, comme les photographies sur les permis de séjour. Après avoir examiné dans
le détail son visage et sa silhouette, je me demandai, tout à coup, où est-ce que tout ça se passait. Et seulement un fois que
j’eus pensé à l’endroit où nous nous trouvions, cet endroit apparut – telle, dans tous les cas, fut mon impression.  » Пелевин
В., Чапаев и Пустота: роман, Москва, АСТ, 2019, p. 116.
2
« Où étaient-ils, maintenant, Čapaev et Anna ? Où était-il cet instable monde nocturne avec ses parois en carreaux et son
buste d’Aristote réduit en poussière ? Maintenant, ils n’étaient nulle part, et, qui plus est, j’étais certain, j’en étais absolument
certain, qu’il n’y avait aucun endroit où ils auraient pu exister, parce que c’était moi, qui maintenant étais à côté de cet
homme étrange (était-ce bien un homme, après tout ?), c’était moi, qui, alors, représentais la seule possibilité, le seul moyen
grâce auquel tous ces hôpitaux et ces guerre civiles venaient au monde. Et c’était de même pour ce limbe obscur, pour ses
habitants épouvantés, pour son austère gardien : tous ceux-là existaient seulement parce que j’existais, moi ». Ibid., p. 279.
3
« Je ne sais pas comment décrire ce qui était arrivé. C’était comme si on avait enlevé un décor et on n’avait pas eu le temps
d’en planter un autre, et pour une bonne seconde j’avais pu pénétrer par mon regard l’écart entre les deux. Et cette seconde
avait suffi pour démasquer le trucage qui était caché derrière ce que j’avais toujours considéré comme étant la réalité, pour
dévoiler la machine sotte et triviale de l’univers. Après cette révélation il ne restait plus rien, hormis l’égarement, le dépit et
une certaine honte de soi ». Ibid., p. 286.

17
1.3 Les « thèmes du regard » : la perception biaisée du héros-narrateur

Cette perception particulière du monde extérieure serait donc à la source, selon Todorov,
des événements surnaturels liés aux « thèmes du Je ». L’extraordinaire, l’incroyable, l’étrange
seraient donc le produit de l’image biaisée que le héros a du monde 1. En lien avec cette
dernière considération, Todorov désigne plus loin cette classe thématique par le nom de
« thèmes du regard », car ce biais de la perception atteint prioritairement la vue, le sens le plus
fréquemment exploité en littérature2.

Ainsi, d’après Todorov, « le surnaturel apparaît parallèlement à l’introduction d’un


élément appartenant au domaine du regard 3 ». Nous retrouvons cela à maintes reprises dans le
roman Čapaev i Pustota. Nous retrouvons une manifestation ultérieure de ce thème dans l’un
des instruments merveilleux dont Čapaev dispose dans le roman, son sabre oriental
(« восточный, китайский скорее всего, меч4 ») :

– Смотрите на лезвие, – сказал он.


Я посмотрел на размытое красноватое отражение, появившееся на стальной полосе. В нем
была какая-то странная глубина – казалось, я гляжу сквозь слегка запотевшее стекло в
длинный, слабо освещенный коридор. По изображению прошла легкая рябь, и я увидел
расслабленно идущего по коридору человека в расстегнутом френче. Он был небрит и лыс;
ржавая щетина на его щеках переходила в неряшливую бородку и усы. Он наклонился к полу,
протянул вперед подрагивающие руки, и я заметил жмущегося в угол коридора котенка с
большими печальными глазами. Изображение было очень четким, но искаженным, словно я
видел отражение на поверхности елочного шара. Вдруг, неожиданно для себя, я кашлянул. И
тут Ленин – а это, несомненно, был он – вздрогнул, повернулся и уставился в мою сторону. Я
понял, что он видит меня – в его глазах на секунду мелькнул испуг, а затем они стали хитрыми
и как бы виноватыми; он с кривой улыбкой погрозил мне пальцем и сказал:
– Мисюсь! Где ты?
Чапаев дунул на спичку, и картинка пропала; я успел заметить удирающего по коридору
котенка и вдруг понял, что видел все это вовсе не на шашке, а только что каким-то
непонятным образом был там и мог бы, наверно, коснуться котенка рукой5.

1
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 126.
2
Ibid., p. 127
3
Ibid., p. 127
4
« Une épée orientale, probablement chinoise ». Пелевин В., Чапаев и Пустота: роман, Москва, АСТ, 2019, p. 97.
5
« – Regardez la lame – dit-il.
Je regardai le reflet flou et rougeâtre, qui était apparu sur le tranchant. Il y avait comme une étrange profondeur : j’avais
l’impression de regarder dans un long couloir faiblement éclairé, à travers une glace légèrement embue. Une légère
ondulation traversa l’image et j’aperçus un homme, parcourant d’un pas lent le couloir, avec un french déboutonné. Il était
chauve et il n’était pas rasé ; les quelques poils roux qui hérissaient ses joues se transformaient ensuite en une petite barbe
ébouriffée et une moustache. Il s’abaissa, il tendit vers le sol ses mains tremblotantes, lorsque je m’aperçus d’un petit chat
avec de grands yeux tristes, accroupi dans un coin du couloir. L’image était très nette, mais déformée, comme si je voyais le
reflet sur la superficie d’une boule de Noël. Tout à coup, contre toute attente, je toussai. Et alors Lénine – car il s’agissait
sans doute de lui – tressaillit, se tourna vers moi et s’arrêta. Je compris qu’il me voyait : pendant un instant, ses yeux
reluisirent d’un sentiment d’effroi, puis ils se firent malins, comme coupables ; il me menaça de son doigt, avec un demi-
sourire, et dit :
– Où es-tu, Misjus’ ?
Čapaev souffla sur l’allumette et la vision disparut ; j’eus à peine le temps de voir le chat s’enfuir le long du couloir et tout à
coup je compris que ce n’était pas sur l’épée que j’avais vu tout cela : d’une quelque manière incompréhensible, tout à
l’heure j’avais été là-bas et, probablement, j’aurais même pu toucher le chat avec ma main ». Ibid., pp. 97-98.

18
Cette perception déformée du monde est précisément à la source des autres phénomènes
surnaturels de la narration.

D’après Todorov, l’une des manifestations de cette interpénétration entre le monde


physique et spirituel est la transformation des catégories d’espace et de temps1. Pour ce qui est
de Pelevin, on ne peut pas prétendre à la nouveauté en affirmant que dans ses romans et dans
ses récits l’espace et le temps ne correspondent pas à ceux de notre expérience quotidienne 2.
Limitons-nous à reporter un exemple qui nous paraît illustrer particulièrement bien le
phénomène, dans le cas de notre roman :

Я вцепился в его рукав, и мимо нас опять понеслись огни – скорость нашего движения была
такой, что они растягивались в зигзаги и ломаные линии. Впрочем, я был почти уверен, что это
какая-то иллюзия: ветра, неизбежного при такой скорости, на своем лице я не ощущал –
словно, когда барон начинал двигаться, в движение приходили не мы, а мир вокруг нас. Я
совершенно потерял ориентацию и не понимал, куда мы несемся 3.

1.4 Effacement de la frontière entre sujet et objet

Cela ne saurait toutefois pas suffire à épuiser la profonde analogie des événements du
roman avec ce que Todorov appelle les « thèmes du Je ». Au niveau thématique, une autre
manifestation importante est l‘effacement de la frontière entre le sujet et l’objet. Dans le
roman Čapaev i Pustota, cela advient à plusieurs niveaux. L’un des signes de cet effacement
entre sujet et objet consiste en ce que « pour que deux personnes se comprennent, il n’est plus
nécessaire qu’elles se parlent : chacune peut devenir l’autre et savoir ce que cet autre pense 4 ».
Nous pouvons retrouver dans le roman des manifestations épisodiques de ce phénomène :

Я уже открыл рот, чтобы потребовать объяснений, и вдруг одна мысль остановила меня. Я
понял, что дальнейшая настойчивость с моей стороны ни к чему не приведет; больше того, она
может повредить. Но самым поразительным было то, что мысль эта не была моей – я
чувствовал, что она каким-то неясным способом была передана мне Чапаевым 5.

1
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 124.
2
Cf. A.J. Mel’nikova, Художественный мир В. Пелевина; пространственно-временной аспект (thèse), sous la direction
de E.M. Tjuleneva, Université d’Etat d’Ivanovo, 2012, 222 p. et H. Mélat, « La Ligne et le cercle, la Flèche Jaune de Viktor
Pelevin », Diagonales dostoïevskiennes, Paris, Presses Universitaires de la Sorbonne, 2002, p. 301-314.
3
« Je m’agrippai à sa manche et les feux commencèrent à nouveau à défiler devant nous. La vitesse de notre déplacement
était telle qu’ils s’étiraient en formant des zigzags. J’étais presque sûr, après tout, qu’il s’agissait d’une sorte d’illusion : à une
telle vitesse le vent aurait été inévitable et, pourtant, je ne le percevais aucunement sur mon visage, comme si, quand le baron
se déplaçait, ce n’était pas nous qui nous mettions en mouvement, mais le monde autour de nous. Je perdis complètement
mon sens de l’orientation et je n’arrivais pas à comprendre où nous étions emportés  ». Пелевин В., Чапаев и Пустота:
роман, Москва, АСТ, 2019, p. 276.
4
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 123.
5
« J’avais déjà ouvert la bouche pour demander des explications, quand, tout à coup, je fus arrêté par une pensée. Je compris
que continuer à insister n’aurait mené à rien ; cela aurait même pu empirer la situation. Mais la chose la plus surprenante
c’était que cette pensée n’était pas de moi – je sentais que c’était Čapaev qui, en quelque sorte, me l’avait transmise  ».
Пелевин В., Чапаев и Пустота: роман, Москва, АСТ, 2019, p. 99.

19
En outre, l’observation de Todorov pourrait être utilisée tout aussi pertinemment en
référence à la méthode « turbojungienne » (« турбоюнгианство1») du docteur Timur
Timurovič. En effet, au cours des séances psychanalytiques collectives décrites dans le roman,
le lecteur assiste à une sorte de diffusion métempsychique, d’interpénétration entre différentes
consciences individuelles. Voici comment le narrateur décrit ce phénomène lors de la
première de ces expériences :

Я не успевал за разговором, но это было неважно, потому что одновременно я стал видеть
некое подобие зыбкой картинки – набережную, затянутую клубами дыма, и идущую по ней
женщину с широкими мускулистыми плечами, больше похожую на переодетого мужика. Я
знал, что ее зовут Мария, и мог одновременно видеть ее и смотреть на мир ее глазами. В
следующую минуту я понял, что каким-то образом воспринимаю все ее мысли и чувства 2.

Une autre caractéristique fondamentale du genre fantastique en lien avec la définition des
« thèmes du Je » est « la multiplication de la personnalité, prise à la lettre : on est plusieurs
personnes mentalement, on le devient physiquement 3. » Dans le roman Čapaev i Pustota, cela
représente, une fois de plus, l’un des thèmes fondamentaux du récit : Pustota est le patient
d’un hôpital psychiatrique avec un diagnostic de schizophrénie ; le dédoublement de sa
personnalité, donnée, dans le roman, comme un symptôme de sa maladie, devient, en effet, un
événement de la réalité diégétique : Pustota est effectivement au même titre le patient d’un
hôpital psychiatrique des années 1990 et un commissaire de l’armée rouge des années 1920.

1.5 La Perception biaisée du héros-narrateur : drogue, folie, infantilisme

Ce dédoublement de l’identité du héros n’est en réalité qu’un indice d’une analogie plus
profonde entre la psychose, et le principe générateur des « thèmes du Je » : ce brouillage de la
frontière entre monde intérieur et extérieur est comparable, d’après Todorov, à la perception
du monde typique du trouble psychotique 4. En effet, affirme Angyal, « il est notoire que
l’aptitude des schizophrènes à séparer les domaines de la réalité et de l’imagination est
affaiblie5 ».

1
Ibid., p. 121.
2
« Les mots se succédaient à toute vitesse et j’avais du mal à tenir la route, mais ce n’était pas important parce qu’en même
temps je commençai à apercevoir le semblant d’une vague vision : un quai s’éclipsait derrière des nuages de fumée et une
femme, ressemblant plutôt à un type déguisé, marchait le long du fleuve avec de grandes épaules musclées. Je savais qu’elle
s’appelait Marija et je pouvais la voir de l’extérieure et en même temps regarder le monde à travers ses yeux. Un instant
après, je me rendis compte que je ressentais toutes ses pensées et sensations ». Ibid., p. 60.
3
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 122.
4
Ibid., p. 121.
5
Cité par T. Todorov, ibid., p. 121.

20
A l’avis des psychiatres cités par Todorov, nous pourrions ajouter celui un peu moins
autorisé, mais tout aussi significatif pour notre étude, du psychiatre Timur Timurovič :
reconnaître à la réalité sa primauté et se libérer de sa fausse identité est, de fait, dans le roman,
le présupposé essentiel pour pouvoir sortir de l’hôpital psychiatrique. C’est ce que défend,
d’ailleurs, Prosto Marija, l’une de ses quatre patients, à qui, en effet, il sera bientôt permis de
partir :

Если ты отсюда выйти когда-нибудь хочешь, надо газеты читать и эмоции при этом
испытывать. А не в реальности мира сомневаться. Это при советской власти мы жили среди
иллюзий. А сейчас мир стал реален и познаваем. Понял1?

De cela, découle la signification symbolique du buste d’Aristote, père de la philosophie


réaliste2. Ce refus de la réalité, symptôme incontournable du trouble psychotique est associé
par Timur Timurovič à l’infantilisme de ses patients, à leur refus de relever les défis et les
contraintes auxquelles les obligent les tragiques changements historiques de l’époque
contemporaine. Cette indistinction entre le monde intérieur et le monde extérieur est en effet
typique de l’enfant, ainsi que l’affirme Jean Piaget : « au début de son évolution, l’enfant ne
distingue pas le monde psychique du monde physique3 ».

Une perception analogue se produit également, selon Todorov, sous l’effet de la drogue.
« Je commence à sentir que le monde est à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de ma tête (…).
Je ne regarde pas le monde, je ne me pose pas en face de lui ; je le connais par un processus
continu qui le transforme en moi-même », affirme Watts, que Todorov dans son essai 4. En
effet, au chapitre 4 du roman Čapaev i Pustota, le narrateur relie explicitement cette
perception de la réalité à l’effet d’une injection de psychotropes :

Укол, несомненно, продолжал действовать – со мной происходило то же, что и в ванной. Я не


способен был воспринимать реальность в ее полноте. Элементы окружающего мира
появлялись в тот момент, когда на них падал мой взгляд, и у меня росло головокружительное
чувство, что именно мой взгляд и создает5.

1
« Si tu veux sortir d’ici, un jour, il faut que tu lises les journaux et que tu les lises avec émotion. Et non pas douter de la
réalité du monde. C’était à l’époque soviétique qu’on vivait dans l’illusion. Maintenant tout est devenu réel et intelligible. Tu
as compris ? » Пелевин В., Чапаев и Пустота: роман, Москва, АСТ, 2019, p. 141.
2
La signification d’Aristote est explicitement énoncée par Volodin, ibid., p. 143.
3
Cité par T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 122.
4
Ibid., p. 124
5
« Les effets de l’injection, de toute évidence, n’étaient pas près de cesser. Je n’étais plus capable d’apercevoir la réalité dans
sa globalité. Les éléments du monde autour de moi se manifestaient au moment, où mon regard tombait sur eux et j’avais la
sensation, toujours plus intense, que c’était précisément mon regard qui les créait  ». Пелевин В., Чапаев и Пустота:
роман, Москва, АСТ, 2019, p. 123.

21
En outre, la drogue et la psychose déforment profondément la perception du temps : le
drogué et le psychotique, soutient Todorov, vivent dans un éternel présent1. De même, après
sa rencontre avec von Jungern, Pustota constate : « Я уже давно знаю, что единственное
мгновение времени – это сейчас2».

Ainsi, le genre fantastique, d’après Todorov, reproduit, dans le texte, la perception de la


réalité du psychotique, de l’enfant ou du drogué, trois traits constitutifs du portait du héros-
narrateur du roman.

1.6 Le fantastique entre merveilleux et étrange

Todorov lui-même met en relief les nombreuses références aux thèmes de la folie et de la
drogue dans les œuvres du genre, où ils recouvrent le rôle de moteur et, en même temps, de
justification des événements surnaturels : Pelevin serait-il un épigone des grands auteurs
fantastiques du XIXe siècle ? Pourrait-on inclure Čapaev i Pustota dans une lignée d’œuvres
littéraires qui comprend au même titre Le Horla, Aurélia, Les Hachichins ?

Pour surprenant que cela puisse paraître, force est de reconnaître qu’il y a une profonde
analogie entre ce roman et le genre fantastique, tel que l’entend le critique franco-bulgare. La
présence des « thèmes du Je » n’est toutefois pas suffisante, ainsi que nous l’avions annoncé
plus haut, pour décréter l’appartenance d’une œuvre littéraire au genre fantastique. Selon
l’auteur, en effet, le fantastique n’est pas tant défini par la présence d’éléments surnaturels
(qui sont également présents dans d’autres genres thématiquement proches), mais plutôt par
une réaction spécifique du lecteur et des personnages face à ces événements3.

De fait, les « thèmes du Je » ne constituent pas l’apanage exclusif du genre fantastique,
mais ils sont également présents dans deux autres modèles d’utilisation du surnaturel, que
Todorov désigne par les noms de merveilleux et étrange4. D’après cette définition, les œuvres
du genre fantastique se distinguent (quoique cette distinction soit parfois difficile à établir de
manière univoque et définitive5) du merveilleux et de l’étrange par le fait que dans le récit

1
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 125.
2
« Je sais depuis longtemps que le seul instant qui existe c’est l’instant présent ». Пелевин В., Чапаев и Пустота: роман,
Москва, АСТ, 2019, p. 299.
3
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 109.
4
En effet le fantastique, le merveilleux et l’étrange ne constituent pas des genres strictement codifiés, mais plutôt des
différentes modalités de la narration d’événements surnaturels, aux frontières plutôt souples. Todorov identifie un spectre
continu de l’utilisation du surnaturel, occupé au milieu par le fantastique, et dont les genres du merveilleux et de l’étrange ne
constituent que les deux pôles extrêmes : étrange pur – fantastique-étrange – fantastique-merveilleux – merveilleux pur. Ibid.,
p. 49.
5
« Rien ne nous empêche de considérer le fantastique précisément comme un genre toujours évanescent ». Ibid., p. 47.

22
fantastique le lecteur est amené à hésiter quant à la réalité des événements de la diégèse. Si
dans le merveilleux (comme dans les contes de fées, par exemple), le lecteur n’est jamais
amené à douter de la nature surnaturelle des événements (c’est-à-dire qu’il accepte de plein
gré le pacte narratif avec l’auteur 1), dans l’étrange, en revanche, tout événement surnaturel
reçoit, en dernière instance, une explication parfaitement rationnelle 2 : c’est le cas, par
exemple, selon Todorov, du roman policier à énigme ou les romans de Dostoevskij3.

Le fantastique se situe alors au milieu de ces deux pôles extrêmes : les œuvres du genre
fantastique ne résolvent pas de façon définitive l’opposition entre réel et imaginaire, elles
jouent, bien au contraire, sur l’imprécision de cette frontière. En particulier, les récits
fantastiques suggèrent au lecteur la possibilité d’une explication rationnelle des phénomènes,
mais celle-ci est constamment remise en cause4.

Cette hésitation est réalisée, selon Todorov, par le biais de trois caractéristiques
structurelles. Pour pouvoir alors inclure le roman de Pelevin dans le genre fantastique, nous
devons vérifier l’opportunité d’identifier ces trois principes structuraux.

1.7 Première caractéristique structurelle : aspect syntaxique

D’un point de vue « syntaxique », les œuvres du genre fantastique présentent une structure
qui demeure plus ou moins régulière, en dépit de la grande variété de leurs sujets narratifs 5. Le
récit fantastique présuppose un temps de lecture de l’œuvre très spécifique :

On doit lire un roman ordinaire (non fantastique), un roman de Balzac par exemple, du
commencement à la fin ; mais si, par caprice, on lit le cinquième chapitre avant le quatrième, la perte
subie n’est pas aussi grande que s’il s’agissait d’un récit fantastique. Si l’on connaît d’emblée la fin
d’un tel récit tout le jeu est faussé6.

Cela s’exprime le plus souvent par une gradation dans la structure du roman, dont le point
culminant est représenté par l’apparition, soigneusement préparée au fil du récit, de
l’événement surnaturel7. Le roman Čapaev i Pustota est-il construit selon une structure du
même type ?

En vérité, les événements étranges, inexplicables, sont présents dès le début du texte,
comme nous venons de le montrer. Toutefois, Todorov lui-même prévoit dans son essai la
1
Ibid., p. 57.
2
Ibid., p. 49.
3
Ibid., p. 52. A propos de Dostoevskij, Todorov ne cite pas d’exemples concrets.
4
Ibid., p. 48.
5
Ibid., p. 91.
6
Ibid., p. 95.
7
Ibid., p. 93.

23
possibilité théorique de cas semblables, car, en réalité, la structure syntaxique des récits
fantastiques est plutôt élastique et ne présente que peu de contraintes pour la narration1.

Nous pensons néanmoins pouvoir identifier, dans le roman, au-delà des événements
étranges épisodiques, une certaine gradation du récit vers le point culminant du final, où pour
la première fois se manifeste le principal événement surnaturel du récit : l’apparition de la
mitrailleuse d’argile, qui donne le titre, d’ailleurs, à la traduction française du roman 2. Tout
comme dans un récit fantastique, le final du roman donne en effet l’illusion d’une possible
résolution de l’hésitation du lecteur et du héros face aux événements de la diégèse.
L’apparition de la mitrailleuse d’argile assume alors une signification particulièrement
importante dans la structure de la narration, car elle engendre la disparition d’une réalité au
profit de l’autre. Plus tard, nous allons examiner la signification de cet événement plus dans le
détail. Pour l’heure, limitons-nous à souligner l’importance structurelle de cet épisode, par
quoi la narration se rapproche du récit fantastique.

Ce rapprochement, néanmoins, ne nous semble pas particulièrement évident, et il ne nous


permet pas d’intégrer de façon définitive le roman de Pelevin au genre fantastique, car il
s’agit d’une caractéristique structurelle qui est présente également dans d’autres genres
littéraires et qui fait l’objet d’une définition plutôt souple et imprécise3.

1.8 Deuxième caractéristique structurelle  : la narration à la première personne

Passons donc aux deux caractéristiques structurelles qui permettent d’établir sur des bases
conceptuelles plus solides les analogies que nous venons de montrer. D’après Todorov, cette
structure syntaxique particulière de la narration, en effet, ne représente qu’un des moyens
pour favoriser une dynamique de lecture qui est bien autrement essentielle pour le
fonctionnement du genre : l’identification du lecteur au héros du récit4.

Cette identification est assurée par une autre caractéristique du récit fantastique. Le critique
franco-bulgare constate que « dans les histoires fantastiques le narrateur dit habituellement
“je”5 ». Cette caractéristique est loin d’être une coïncidence. Dans les récits fantastiques, le

1
Ibid., p. 94.
2
V. Pélévine, La Mitrailleuse d’argile, Paris, Seuil, 1997, 368 p.
3
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 95.
4
Ibid., pp. 94-95. Nous jugeons important de porter l’attention du lecteur sur une clarification ultérieure de ce phénomène  :
« L’identification que nous évoquons ne doit pas être prise pour un jeu psychologique individuel  : c’est un mécanisme
intérieur au texte, une inscription structurale. Evidemment, rien n’empêche le lecteur réel de garder toutes ses distances par
rapport à l’univers du livre. » Ibid., p. 89.
5
Ibid., p. 87.

24
narrateur à la première personne remplit, selon Todorov, au moins deux fonctions
importantes. En premier lieu, il permet l’identification du lecteur au personnage, « puisque
comme on sait, le pronom “je” appartient à tous 1 ». L’identification du lecteur au personnage
est une condition indispensable, d’après Todorov, pour la réalisation de l’effet fantastique.

Le genre fantastique se définit essentiellement par l’hésitation du lecteur face aux


événements de la diégèse, dans la mesure où il ne peut pas se résoudre définitivement à les
considérer comme surnaturels, ou bien comme le produit d’une causalité rationnelle 2.
L’hésitation du lecteur peut être doublée et stimulée par une représentation diégétique de ses
réactions : l’hésitation du lecteur ferait alors écho à celle du héros-narrateur dans le texte 3 ; de
concert avec ce dernier, le lecteur questionne la réalité des événements de la diégèse et essaye
d’en fournir une explication cohérente. La narration à la première personne, en favorisant
l’identification du lecteur, facilite cette dynamique de lecture, essentielle à la réalisation de
l‘effet fantastique.

En dehors de cela, le narrateur homodiégétique 4 remplit une deuxième fonction, non moins
importante. Selon Todorov, le narrateur à la première personne permet de créer une situation
d’énonciation idéale à la production de l’effet fantastique. Car le narrateur homodiégétique
jouit d’un statut ambigu, à mi-chemin entre celui du discours du narrateur externe et celui du
personnage5. Le « discours de l’auteur » échappe, en revanche, à l’épreuve de vérité : dans le
récit fictionnel, tout ce qui est donné par la voix d’un narrateur extradiégétique et
hétérodiégétique est considéré comme indubitablement vrai6. Le discours des personnages, en
revanche, est soumis à l’épreuve de vérité : « la parole des personnages, elle, peut être vraie
ou fausse, comme dans le discours quotidien 7. » De cette façon, la voix ambiguë du narrateur

1
Ibid., p. 89.
2
Ibid., p. 37.
3
Ibid., pp. 37-38.
4
En vérité Todorov parle plutôt de « première personne racontante » ou de « narrateur qui dit je », toutefois nous préférons à
cette désignation la terminologie introduite par G. Genette dans Figures III. Ainsi, nous allons appeler le narrateur à la
première personne, « narrateur homodiégétique ». Dans la plupart des exemples fournis par Todorov, ainsi que dans le roman
Čapaev i Pustota, le narrateur coïncide avec le protagoniste : nous pouvons donc également parler de narration
autodiégétique. De même, Todorov ne parle pas de narrateur externe, il fait en revanche référence à «  ce qui est donné au
nom de l’auteur ». Nous pensons ne pas trahir le fond de sa pensée en préférant à cette définition, celle plus cohérente de
« narrateur hétérodiégétique et extradiégétique ». Cf. G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, pp. 309-366.
5
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 91.
6
Ibid., p. 88.
7
Ibid. Lorsque l’auteur parle d’épreuve de vérité, il entend une vérification de l’affirmation du personnage dans le cadre de la
cohérence interne du monde fictionnel (cf. Ibid., p. 87).

25
homodiégétique permet de « authentifier1 ce qui est raconté, sans être obligé pour autant
d’accepter définitivement le surnaturel2. »

Dans Čapaev i Pustota, la narration est à la première personne tout au long du roman (à
l’exception près des trois épisodes oniriques qui ont pour protagonistes les trois patients qui
partagent la chambre d’hôpital avec Pustota). Cela produit le même effet que Todorov repère
dans la littérature fantastique : le lecteur n’a connaissance des événements que par la
perception et la voix du narrateur. Par conséquent, bien que quelques indices pourraient
suggérer que le héros-narrateur soit fou, nous, lecteurs, lui prêtons une « paradoxale
confiance », qui cimente ultérieurement le processus d’identification. La narration à la
première personne maintient le lecteur dans une position rigoureusement ambiguë, toujours
en-deçà d’une véritable prise de position.

1.9 Troisième caractéristique structurelle : la réalisation de la métaphore «  la vie est un


songe  »

Si la narration à la première personne est liée à l’énonciation, le deuxième principe


identifié par Todorov est « un trait de l’énoncé 3 ». Le genre fantastique se distingue par un
emploi tout particulier du discours figuré. Nous avons déjà eu l’occasion de faire référence à
la présence de ce trait dans le roman. D’après Todorov : « le surnaturel naît souvent de ce
qu’on prend le sens figuré à la lettre 4 » ou encore « le surnaturel peut parfois trouver sa source
dans l’image figurée, en être le dernier degré 5 ». Ainsi, dans notre Introduction, nous avons
montré que, dans le roman, la phrase « vse baby sukkuby » se réalisait de façon littérale dans
la diégèse.

En dehors de cette manifestation épisodique, dans Čapaev i Pustota, ce phénomène


traverse de bout en bout la narration, notamment par le biais de la réalisation littérale, dans la
diégèse, de la métaphore « la vie est un songe ». Cela n’a pas manqué d’être remarqué par
Nagornaja, pour qui cette métaphore constitue le véritable noyau conceptuel du roman6. Nous
avons également montré que cela représente le ressort central de la dimension fantastique du
roman. Dans cette métaphore se croisent de multiples influences. En particulier, Nagornaja
1
Sur le concept d’authentification du récit cf. L. Doležel, « Possible Worlds and Literary Fictions », in Possible Worlds in
Humanities, Arts and Sciences. Procedings of the Nobel Symposium 65, Berlin, de Gruyter, 1989, pp. 221-241.
2
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 90. L’italique est de Todorov.
3
Ibid., p. 87.
4
Ibid., p. 82.
5
Ibid., p. 82.
6
Нагорная Н., Онейросфера в русской прозе XX века: модернизм, постмодернизм, Université d’Etat Lomonosov de
Moscou, 2004, p. 333.

26
souligne dans ce motif une profonde référence à la culture onirique orientale 1.
L’affaiblissement de la frontière entre la réalité et le rêve est un concept fondamental dans la
philosophie bouddhiste2.

Tout aussi fondamentale est l’influence de la pensée taoïste, dont Pelevin réélabore une des
images les plus célèbre, le « rêve du papillon » de Tchouang-Tseu :

– Что правда на самом деле? – переспросил Чапаев и опять закрыл глаза. – На этот вопрос ты
вряд ли найдешь ответ. Потому что на самом деле никакого «самого дела» нет.
– Это как? – спросил я.
– Эх, Петька, Петька, – сказал Чапаев, – знавал я одного китайского коммуниста по имени Цзе
Чжуан. Ему часто снился один сон – что он красная бабочка, летающая среди травы. И когда
он просыпался, он не мог взять в толк, то ли это бабочке приснилось, что она занимается
революционной работой, то ли это подпольщик видел сон, в котором он порхал среди цветов3.

Quoique chez Pelevin elle apparaisse toujours sous un jour mi-sérieux, mi-parodique la
pensée orientale est sans doute l’une des clés à la compréhension du roman4.

L’originalité de la représentation de ce motif, dans le roman de Pelevin, consiste en ce que


cette métaphore est concrètement et littéralement réalisée dans la diégèse. Elle n’est pas
seulement présente dans le texte au rang de conception philosophique, mais elle constitue
également une véritable dynamique diégétique. De fait, le héros du roman occupe en même
temps deux plans temporels distincts. Le passage entre ces deux réalités se fait précisément
par le biais de la représentation du rêve en tant qu’événement de la diégèse : le personnage
s’endort et se réveille dans une autre réalité5.

Il s’agit d’un phénomène qui se répète tout au cours du roman : dans les chapitre impaires,
Pёtr Pustota est un commissaire de l’armée rouge aux ordres de Čapaev, dans les chapitres
pairs c’est le patient schizophrène d’un hôpital psychiatrique. Cette transition est accomplie
précisément à travers la reproduction, dans la diégèse, d’une dynamique onirique. A la fin du
1
Ibid., p. 331.
2
Cf. Штейнер Е., «Зыбкий мост сна:сны и сновидцы в японской традиции», Русская антропологическая школа.
Труды, n° 6, 2009, pp. 430–443. Voir aussi, R. E. Buswell, Encyclopedia of Buddhism, vol. I, Thomson Gale, 2004, p. 238.
3
« – Qu’est-ce qui est vrai, en réalité ? – demanda à nouveau Čapaev en refermant les yeux. – Tu aurais beau chercher à
répondre à cette question… En réalité, il n’y aucune « réalité ».
– Comment ça ? – demandai-je.
– Hé, Pet’ka, Pet’ka, – dit Čapaev. Je connaissais, il fut un temps, un communiste chinois qui répondait au nom de Tze
Čžuan. Il lui arrivait souvent de rêver d’être un papillon rouge, planant sur le gazon. Et quand il se réveillait, il n’arrivait pas
à comprendre si c’était le papillon qui avait rêvé de s’être engagé dans un mouvement révolutionnaire, ou bien si c’était le
conspirateur qui avait fait rêve, dans lequel il flottait parmi les fleurs ». Пелевин В., Чапаев и Пустота: роман, Москва,
АСТ, 2019, pp. 260–261.
4
Sur le rôle de la pensée orientale dans le roman, nous renvoyons le lecteur à l’article de A. de La Fortelle, « La Quête
bouddhiste et l’esthétique postmoderniste russe : le cas de Viktor Pelevin », Études de lettres, n°2-3, 2014 [En ligne], pp.
367-378.
5
Mel’nikova affirme à ce propos que, dans le roman, le rêve fonctionne comme un portail («портал»)  qui permet au héros le
passage entre dimensions temporelles et spatiales différentes. Voir, Мельникова А., Художественный мир В. Пелевина;
пространственно-временной аспект (thèse), Université d’Etat d’Ivanovo, 2012, 222 p.

27
chapitre 3, par exemple, Pustota est dans un wagon ferroviaire en compagnie de Čapaev et
Anna, lorsque la fatigue l’atteint et il glisse lentement dans le sommeil :

Из салона, где сидели Чапаев с Анной, доносились их голоса и смех. Бухнуло открываемое
шампанское.
– Петр! – крикнул Чапаев. – Не спите! Идите к нам!
После холодного ветра, продувшего меня на площадке, теплый воздух купе был удивительно
приятен. Мне даже стало чудиться, что он больше походит на воду и я наконец беру горячую
ванну, о которой мечтал уже столько дней. Когда это ощущение стало абсолютно реальным, я
понял, что засыпаю. Об этом можно было догадаться и по тому, что вместо Шаляпина
граммофон вдруг заиграл ту же фугу Моцарта, с которой начался день. Я чувствовал, что
засыпать мне ни в коем случае не следует, но поделать уже ничего не мог и, оставив борьбу,
полетел вниз головой в тот самый пролет пустоты между минорными звуками рояля, который
так поразил меня этим утром1.

Au début du chapitre suivant, Pёtr se réveille dans l’hôpital psychiatrique, ou bien, il


commence à en rêver et la sensation de prendre un bain acquiert une dimension bien réelle :

– Эй! Не спите! Кто-то осторожно тряс меня за плечо. Я приподнял голову, открыл глаза и
увидел совершенно незнакомое лицо – круглое, полное, окруженное тщательно ухоженной
бородкой. [...] Вокруг нас была большая комната, вся выложенная белым кафелем, на полу
которой стояло пять чугунных ванн. Я лежал в крайней; вода в ней, как я вдруг с отвращением
понял, была довольно холодной2.

1.10 L’Hésitation du lecteur

Les trois caractéristiques structurelles que nous venons de montrer favorisent, nourrissent,
cultivent l’hésitation du lecteur : le statut ontologique, pourrait-on dire, de ces deux différents
plans de la réalité de la diégèse demeure incertain jusqu’à la fin du roman. Est-ce le
commissaire de l’armée rouge qui rêve d’être le patient d’un hôpital psychiatrique des années
1990, ou bien, au contraire, c’est le patient de l’hôpital psychiatrique qui est à tel point sous
l’emprise de la maladie qu’il n’arrive plus à discerner ses hallucinations de la réalité ? Face à
ce dilemme, il en est comme Nagornaja qui affirment qu’il est inutile de se poser la question :
« Однако время для Пелевина - категория очень условная и относительная, поэтому

1
« Du salon, où se trouvaient Čapaev et Anna, parvenaient leurs voix et leur rire. Le bouchon d’une bouteille de champagne
venait de sauter avec un éclat.
– Pёtr – cria Čapaev. – Ne vous endormez pas ! Venez nous rejoindre !
Après tout le vent froid que je m’étais pris sur la plate-forme, l’air tiède du coupé était étonnamment agréable. Je
commençais même à croire que c’était de l’eau chaude et que j’étais, en fin, en train de prendre le bain chaud, dont je rêvais
depuis des jours. Quand cette sensation devint absolument réelle, je compris que je m’endormais. On pouvait le deviner aussi
par le fait que, au lieu de Chaliapine, le gramophone s’était mis à jouer la même fugue de Mozart avec laquelle la journée
avait commencé. J’avais la sensation qu’il ne fallait absolument pas que je m’endorme, mais je n’y pouvais déjà plus rien et,
après avoir abandonné la lutte, ma tête se laissa entrainer dans le vide qui s’ouvrait entre les sons en mode mineur du piano  et
qui m’avait tant ébloui le matin ». Пелевин В., Чапаев и Пустота: роман, Москва, АСТ, 2019, p. 114.
2
« Hé ! Ne dormez pas ! Quelqu’un me secouait délicatement par les épaules. Je levai la tête, j’ouvris les yeux et je vis un
visage complètement inconnu : rond, replet, entouré d’une petite barbe bien entretenue. Autour de nous, il y avait une grande
chambre, complètement recouverte de carreaux blancs en céramique, avec cinq baignoires de fonte. Moi, j’étais dans la
dernière ; soudain, je m’aperçus avec dégoût que l’eau était plutôt froide ». Ibid., pp. 114-115.

28
бессмысленно выяснять, где же "реально" происходит действие романа: в 1919 году
или в 1990-х, в Петербурге или в Азии1. »

Il n’en est pas moins vrai que la question demeure et non seulement pour un lecteur naïf,
mais également pour les critiques les plus autorisés de l’œuvre de Pelevin. C’est le cas,
notamment, d’Aleksandr Genis qui, dans son article dédié au roman de Pelevin 2 compare la
situation narrative, que nous venons d’illustrer, au tableau de René Magritte Découverte, que
nous jugeons utile de remémorer au lecteur :

Figure 1 – René Magritte, Découverte, 1927, huile


sur toile, 65,2 x 50,3, Musées royaux des Beaux-
Arts de Belgique, Bruxelles.

Voici de quelle façon Aleksandr Genis met en lumière cette profonde analogie
conceptuelle :

Зритель в растерянности: то ли перед ним живая натура, то ли деревянная. Во все работы


Магритта встроено такое устройство, разрушающее возможность однозначного ответа на
вопрос [...]. Магритт изучал тот минимальный сдвиг, который трансформирует реальное в
ирреальное. Пелевин ставит перед собой аналогичную задачу. Писатель, живущий на сломе
эпох, он населяет свои тексты героями, обитающими сразу в двух мирах 3.

1
« Toutefois le temps pour Pelevin est une catégorie très conventionnelle et relative, il serait donc absurde d’essayer de
comprendre où se passent réellement les événements du roman : en 1919 ou en 1990, à Saint-Pétersbourg ou en Asie. »
Нагорная Н., Онейросфера в русской прозе XX века: модернизм, постмодернизм, 2004, p. 333.
2
Генис А., «Поле Чудес», in Звезда, n° 12, 1997. Disponible sur : https://magazines.gorky.media/zvezda/1997/12/beseda-
desyataya-pole-chudes-viktor-pelevin.html

29
Tout comme dans les récits du genre fantastique, dans le roman Čapaev i Pustota, le
lecteur est confronté à une hésitation primordiale, sans que le texte lui fournisse des éléments
suffisants pour la dissiper de façon définitive. La présence de cette hésitation est la condition
nécessaire et suffisante pour pouvoir définir un texte comme appartenant au genre fantastique.

Dans le chapitre suivant nous allons étudier plus dans le détail la dynamique textuelle de
cette hésitation. Limitons-nous, pour l’heure, à une considération préliminaire. Pour
démontrer l’hésitation du lecteur face au texte, nous avons fait référence, dans ce chapitre, à
un lecteur empirique, quoiqu’autorisé : le critique Aleksandr Genis. Toutefois, Todorov
souligne à plusieurs reprises, dans son essai, que la réaction du lecteur empirique, quel qu’il
soit, ne peut pas être utilisée avec rigueur dans le cadre d’une théorie littéraire, car cela
risquerait de déplacer l’analyse sur le terrain très dangereux et arbitraire de la psychologie 1.
Ce que Todorov désigne par le nom de « lecteur » est une stratégie narrative prévue par
l’auteur, et explicitement présente dans le texte. Todorov appelle cela « lecteur implicite2 ».

Il est alors important de se poser une question essentielle : pouvons-nous relever, dans le
roman Čapaev i Pustota, des indices qui nous permettent d’identifier une stratégie narrative
analogue à celle des récits du genre fantastique ? L’étude de cette question constituera la
deuxième partie de notre analyse.

Partie II
Solutions réalistes et logique onirique

3
« Le spectateur est dans l’embarras : soit devant lui il y a une figure vivante, soit un objet en bois. Dans chacune de ses
œuvres, Magritte met en place un mécanisme analogue, qui condamne à l’échec toute tentative d’apporter une réponse
univoque. Magritte étudiait l’écart minimal qui transforme le réel en irréel. Pelevin se donne une tâche analogue. Vivant lui-
même à la frontière entre deux époques, l’écrivain peuple ses textes de héros qui habitent en même temps dans deux mondes
différents ». Ibid., p. 3.
1
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 40.
2
Ibid., p. 36.

30
2.1 L’Hésitation et le « lecteur implicite »

Dans la première partie de notre étude, nous avons observé qu’il est de nombreuses
analogies entre le roman Čapaev i Pustota et le genre fantastique tel que le définit Tzvetan
Todorov dans son Introduction à la littérature fantastique. Non seulement le roman de
Pelevin respecte les principes structuraux et sémantiques du genre, mais il engendre
également dynamique de lecture typique de la littérature fantastique : l’hésitation du lecteur
face aux événements de la diégèse

Jusqu’ici nous avons considéré l’hésitation produite par le roman d’un point de vue
exclusivement empirique. En réalité, Todorov distingue très nettement le lecteur empirique
(moi, vous, Aleksandr Genis), dont la réaction au texte peut être subjective et aléatoire, de ce
qu’il appelle le « lecteur implicite ». Le « lecteur implicite » est défini par Todorov comme
une « fonction » de lecteur, implicite au texte et analogue à celle du narrateur1.

Dans cette deuxième partie de notre étude, nous allons vérifier si l’hésitation que nous
avons relevée dans le chapitre précédent constitue un phénomène exclusivement empirique ou
bien si elle correspond à une véritable stratégie narrative, qui s’exprime au niveau textuel par
un ensemble d’indications de lecture plus ou moins explicites. A cette fin, essayons tout
d’abord de mieux définir cette hésitation et de mettre en lumière la fonction et la signification
de sa présence dans le texte.

2.2 Les Limites temporelles du fantastique

En réalité, selon Todorov, cette attitude du lecteur à l’égard du texte, qui est typique de la
littérature fantastique, ne constitue pas une caractéristique constante de la représentation
d’événements surnaturels ou étranges en littérature. Nous avons déjà constaté, en effet, que le
fantastique n’est qu’un genre intermédiaire, entre les deux pôles du merveilleux et de
l’étrange.

D’après Todorov, l’essor de cette représentation du surnaturel en littérature est plutôt


circonscrit dans le temps et remplit une fonction historiquement déterminée. Dans son essai,

1
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, pp. 35-36. La définition de « lecteur implicite » fait
l’objet d’une vaste littérature scientifique qui s’est occupée de définir ses fonctions et sa présence dans le texte, en l’appelant
souvent d’un autre nom. Nous renvoyons le lecteur (empirique) à U. Eco, Lector in fabula: la cooperazione interpretativa nei
testi narrativi, Milan, Bompiani, 2010, 180 p. Sur le concept de « lecteur modèle » chez Eco, voir aussi id., Sei passeggiate
nei boschi narrativi. Harvard University, Norton Lectures 1992-1993, La nave di Teseo, 2018, 190 p. Pour une étude des
différentes définitions de « lecteur implicite », nous renvoyons le lecteur à Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman,
Paris, Puf, 1998, 272 p.

31
paru en 1970, Todorov parle de la littérature fantastique comme d’un genre désormais défunt,
dont les dernières manifestations significatives auraient été les récits fantastiques de Guy de
Maupassant1. L’apparition du genre fantastique dans l’histoire de la littérature occidentale, au
XIXe siècle, s’inscrirait, en effet, au sein d’un cadre historique fort précis, car l’une de ses
fonctions essentielles aurait été celle de franchir les tabous imposés par la société de l’époque,
en permettant de représenter de manière figurée ce dont il était interdit d’écrire ouvertement2.

L’avènement de la psychanalyse aurait amené, toutefois, à la chute de ces interdits et


contribué à créer les conditions sociales pour une expression plus désinhibée de l’écrivain sur
ces thèmes tabous. A cet égard, Todorov compare la représentation de la nécrophilie chez
Théophile Gauthier, où elle assume une connotation proprement fantastique, à celle très
lucide et naturaliste qu’en fait Georges Bataille dans son roman Le Bleu du Ciel3. Ainsi,
« l’interdit », atteint d’un coup mortel par la psychanalyse aurait entraîné, dans sa chute, la
littérature fantastique elle-même4.

Néanmoins, cette restriction radicale du genre fantastique sur le plan historique, opérée par
Todorov, a fait l’objet, dès la publication de son essai, de nombreuses critiques. Plusieurs
chercheurs ont alors essayé de cerner de manière différente l’évolution ultérieure du genre, en
proposant leurs propre classifications5. Signalons, par exemple, la tentative de classifier les
nouveaux genres et sous-genres « imaginaires », accomplie par Francis Berthelot6. Celui-ci
élargit notablement la catégorie du fantastique en y intégrant, à côté du roman gothique et du
« fantastique psychologique », étudiés dans le détail par Todorov, une multitude de
phénomènes littéraires contemporains, comme l’ « épouvante », l’ « horreur/gore » et
« l’insolite/l’étrange ».

De fait, la grande popularité, dont cette littérature, qui a trait à l’inexplicable et au


surnaturel, jouit jusqu’à nos jours, suffirait à elle seule, pour désavouer tout présage de mort.
En réalité, Todorov lui-même est loin de croire que l’avènement de la psychanalyse ait
entraîné une disparition complète de la représentation du surnaturel en littérature. En

1
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 177.
2
Ibid., p. 167.
3
Ibid., p. 168.
4
Ibid., p. 169.
5
Pour un aperçu des différentes classifications alternatives qui ont été proposées nous renvoyons le lecteur à Лахман Р.,
« Концепты фантастического в постриторическом дискурсе », Russian Literature LVI, 2003, pp. 227-239 et à E.
Mesàrovà, « Discorso teorico-critico sul fantastico negli ultimi anni del novecento in italia », in Romanica Olomucensia 26.1,
2014, pp. 77-84.
6
F. Berthelot, « Genres et sous-genres dans les littératures de l’imaginaire », communication au Séminaire du CRAL
« Narratologies contemporaines », Paris, 8 Novembre 2005.

32
particulier, il oppose à la disparition de la littérature fantastique, la présence constante du
surnaturel en littérature et la vitalité durable du merveilleux1.

Si la critique conteste les limites que Todorov impose au fantastique, c’est surtout parce
que celui-ci identifie le fantastique avec une dynamique de lecture particulière : l’hésitation
du lecteur face aux événements de la diégèse 2. Les nombreuses tentatives d’élargir les limites
temporelles du genre constituent essentiellement, en vérité, des tentatives d’élargir les limites
conceptuelles de cette définition. En effet, malgré certains chercheurs, comme Berthelot,
démontrent la grande vitalité du fantastique au XXe siècle, l’hésitation du lecteur demeure un
phénomène plutôt circonscrit à ce qu’il appelle le « fantastique psychologique » du XIXe
siècle3.

A la lumière de cela, le fait de pouvoir repérer dans le roman de Pelevin une dynamique de
lecture analogue pourrait paraître un résultat un quelque peu achronique. Nous avons décidé,
par conséquent, d’étudier la dynamique de lecture du roman Čapaev i Pustota, en prenant un
compte d’autres modèles d’utilisation de l’imaginaire en littérature, plus contemporains à la
publication du roman.

En particulier, nous allons faire référence au concept de « logique onirique » que Todorov
énonce le premier à la fin de son essai et qui a déjà été mentionné par Markova, en 2020, pour
décrire le fonctionnement du motif onirique dans les récits de l’auteur4.

Nous allons donc, tout d’abord, employer ce concept pour décrire la représentation du rêve
dans le roman. Deuxièmement, nous allons interpréter ce concept comme un modèle de
lecture opposé à celui de l’hésitation, ce qui va nous permettre, dans la dernière partie de ce
chapitre, de mieux comprendre l’originalité de la stratégie narrative déployée dans le roman.

2.3 Dynamique onirique et « logika sna »

A la fin de son essai, Todorov propose lui-même quelques pistes de recherche pour essayer
de mieux comprendre l’évolution du genre au XX e siècle. En effet, selon Todorov, la
1
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 174.
2
C’est précisément ce que lui, reproche, entre autres, I. Calvino. Sur ce point, nous renvoyons le lecteur à son article : I.
Calvino, Una pietra sopra, Milan, Mondadori, p. 260.
3
F. Berthelot, « Genres et sous-genres dans les littératures de l’imaginaire », communication au Séminaire du CRAL
« Narratologies contemporaines », Paris, 8 Novembre 2005. De même, dans la classification proposée par L. Lugnani. Celui-
ci élargie le schéma de Todorov en identifiant cinq catégories principales : « le réaliste, le fantastique, le merveilleux,
l’étrange et le surréaliste ». Voir, L. Lugnani, R. Ceserani, G. Gocci, C. Benedetti, E. Scarano, La narrazione fantastica, Pise,
Nistri-Lischi, 1983, 750 p.
4
Маркова Т., «Онейрический текст в малой прозе И. С. Тургенева и В. О. Пелевина», in Филологический класс. Том
25, n° 1, 2020, pp. 107–114.

33
disparition de la littérature fantastique a entraîné l’apparition simultanée d’un nouveau modèle
d’utilisation du surnaturel1. A ce nouveau modèle, que Todorov ne désigne pas d’un nom
précis, peuvent être rattachés, par exemple, plusieurs récits de Gogol’ (en particulier le Nez),
en qualité de précurseur du genre, et la Métamorphose de Franz Kafka, véritable modèle de
cette nouvelle tendance2.

Pour décrire l’usage du surnaturel et de l’étrange dans ces œuvres, Todorov fait appel au
concept de « logique onirique3 ». Nous avons vu, dans notre Introduction, que cette définition
a été également employée en rapport avec l’œuvre de Pelevin. Dans un article de 2020, qui
portait sur une comparaison du motif onirique dans les récits de Turgenev et dans ceux de
Pelevin, Markova reprenait, en rapport avec l’œuvre de ce dernier, le concept de logika sna,
introduit par le critique Danila Davydov dans un article de 20024.

A la lumière de cela, il est opportun de se demander, s’il ne serait pas impossible d’inclure
l’œuvre de Pelevin dans le paradigme évolutif de la littérature fantastique tracé par Todorov.
Avant de réponde à cette question, il est essentiel de comparer la formulation du concept de
logika sna, donnée par Davydov à celle de logique onirique donnée par Todorov. Davydov
définit cette logika sna de la façon suivante :

Обыденность алогичного, нарушение причинно-следственной связи, метонимичность


эпизодов, композиционная разомкнутость, немотивированность начала и конца, иногда —
наличие нескольких несвязанных планов разного рода (текст в тексте), “время обращенное” в
композиции5.

Davydov applique cette définition, comme nous l’avons montré dans notre Introduction, à
un ensemble d’œuvres assez vaste. Même si le nom de Pelevin ne figure pas dans son article,
il nous semble que certaines des caractéristiques qu’il dénombre pourraient être repérées sans
peine dans l’œuvre de l’écrivain. Pensons, par exemple, à Želtaja Strela, où l’orientation
temporelle des événements de la diégèse est complètement renversée6.

Cette définition nous semble bien décrire le fonctionnement de la représentation du rêve


dans le roman. Par le biais de la représentation du rêve, en tant qu’événement du monde
1
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 177.
2
Ibid.
3
Ibid., p. 181.
4
Давыдов Д., «Ночное искусство (Сон и фрагментарность прозы)», in НЛО, n°54, 2002, p. 246–250.
5
« Alliance d’éléments alogiques, effondrement du principe de causalité, épisodes liés par un lien métonymique,
fragmentation compositionnelle, nature arbitraire du début et de la fin, présence, parfois, de plusieurs plans déliés de
différente nature (texte dans le texte), temps inversé dans la composition ». Давыдов Д., «Ночное искусство (Сон и
фрагментарность прозы)», НЛО, n°54, 2002, p. 248.
6
Cf. H. Mélat, « La ligne et le cercle : La Flèche jaune de Viktor Pélévine », in Aude Albert(éd.), Diagonales
dostoïevskiennes, mélanges en l’honneur de Jacques Catteau, Presses universitaires de la Sorbonne, Paris, 2002, pp. 301-314.

34
diégétique, on assiste à la dissolution de la dichotomie temporelle futur/passé et à
l’effondrement du principe de causalité. De fait, comme nous l’avons déjà montré (Partie I,
page 24), l’introduction du rêve dans la diégèse remet en cause les liens de cause à effet, les
démultiplie et conduit à l’indétermination de la consécution temporelle des événements1.

Ceci ne constitue pas un élément absolument nouveau, car dans la représentation du rêve
dans la diégèse, Pelevin exploite une dynamique typique du phénomène onirique. Davydov
lui-même récupère ce concept de la réflexion de Florenskij2. En outre, dans son essai sur
l’onéiropoétique dans la littérature russe, Savel’eva cite ce mécanisme comme l’un des
moyens les plus souvent exploités par les écrivains pour inverser le cours du temps :

Психология сновидении отмечает любопытное явление: восприняв внешний толчок,


вызывающий то или иное сновидение, например услышанный во сне звук выстрела, сознание
спящего выворачивает причинно-следственную связь наизнанку и подыскивает обоснование
этого толчка в долгом и запутанном сне, который кончается выстрелом (и пробуждением),
тогда как на самом деле нервный шок был исходной точкой во всей мотивировке сна3.

Savel’eva cite à ce propos Thomas Mann, mais on peut trouver des affirmations analogues
aussi chez des écrivains plus proches de Pelevin, tel que Borges 4 et Coleridge5. En particulier
ce dernier constatait que, si en rêve on ressent une sensation d’angoisse à la vue d’un lion,
cela ne veut pas dire que c’est l’apparition du lion qui l’a produite, mais c’est plutôt cette
sensation d’angoisse qui s’est manifestée dans le rêve sous la forme d’un lion6.

1
Avec cette observation, nous ne prétendons aucunement à l’originalité car cette déformation des coordonnées temporelles
de la narration constitue un phénomène caractéristique de l’œuvre de l’écrivain. Sur ce point, voir Мельникова А.,
Художественный мир В. Пелевина; пространственно-временной аспект (thèse), Université d’Etat d’Ivanovo, 2012,
222 p.
2
Флоренский П., Иконостас, Санкт-Петербург, Мифрил, 1993, p. 6. La réflexion de Florenskij sur le rêve et la
temporalité a été reprise notamment par Uspenskij qui propose une explication alternative de ce phénomène. Cf. Успенский
В., История и семиотика (Восприятие времени как семиотическая проблема), in Ученые записки Тартуского
государственного университета, n° 831, 1988, pp. 71—72.
3
« Dans la psychologie des rêves on remarque un phénomène curieux : à partir d’une impulsion externe, comme par exemple
le son d’un coup de pistolet entendu en rêve, qui produit l’un ou l’autre rêve, la conscience du rêveur renverse le lien de cause
à effet et recherche la raison de cette impulsion dans le long rêve nébuleux qui se termine précisément par le coup de pistolet
(et donc par le réveil), alors qu’en réalité ce choc nerveux avait été le point de départ du mobile onirique ». Савельева В.,
Художественная гипнология и онейропоэтика русских писателей, Алматы, Жазушы, 2013, p. 59. Pour une
interprétation de ce phénomène du point de vue de la théorie psychanalytique du rêve, cf. S. Freud, L’Interprétation du rêve,
Paris, Puf, 2011, p. 226.
4
Pelevin fait explicitement référence à Borges, dans la Préface du roman. Tout comme Pelevin, Borges avait un grand intérêt
pour la culture orientale autour du rêve. Cf. J. L. Borges, Libro di sogni, traduction de Scarano T., Milan, Adelphi, 2015
(première édition : 1976), 237 p.; et id. «La Pesadillа», in Siete Noches, Fondo de Cultura Económica, Argentina, 1980, p.
13-20.
5
A propos de l’influence de Coleridge sur l’écrivain, voir Нагорная Н., Онейросфера в русской прозе XX века:
модернизм, постмодернизм, Université d’Etat Lomonosov de Moscou, 2004, p. 344.
6
Cité par J.L.Borges. id., « La Pesadilla », in Siete Noches, Fondo de Cultura Económica, Argentina, 1980, p. 17. En réalité,
nous n’avons trouvé aucune trace de cette affirmation chez le poète britannique. Si l’intérêt de Coleridge pour le monde
onirique ne fait aucun doute, cette citation est probablement une mystification de Borges, qui cite de façon semblable le poète
dans son cours récit « Ragnarök » : id., Libro di sogni, Milan, Adelphi, 2015, p. 170.

35
Ainsi, Pelevin exploite, tout au cours du roman, cette particulière propriété du rêve : sa
représentation en tant qu’événement de la diégèse, qui permet le passage d’une ligne
temporelle à l’autre, démultiplie le principe de cause à effet et devient donc impossible de
déterminer une frontière nette entre le rêve et la réalité. Nous pourrions réellement parler dans
ce cas de construction du discours narratif sur le modèle d’une dynamique onirique.

Toutefois, la définition de Davydov n’est pas sans être problématique. Tout d’abord, dans
le court espace de son article, l’auteur ne peut pas prétendre à donner une définition cohérente
et exhaustive du phénomène, ce qui rend ses observations, à notre avis, très suggestives, mais
fort imprécises. Le critique ne développe pas, par exemple, le concept de metonimičnost’
epizodov, et l’application de ce concept à des cas d’études pratiques serait, par conséquent,
complétement arbitraire.

En outre, on pourrait également s’interroger sur le bien-fondé des caractéristiques choisies


par l’auteur pour formuler la définition de ce concept. Selon Davydov, par exemple, une
caractéristique essentielle de la logika sna est la présence, dans le texte, d’une mise-en-abyme
(« наличие нескольких несвязанных планов разного рода (текст в тексте) 1») ; s’il est
vrai que cette caractéristique est présente également, comme nous allons bientôt le voir, dans
le roman de Pelevin, il n’en est pas moins vrai qu’elle ne constitue pas un élément
spécifiquement onirique.

2.4 La logique onirique

Pour résoudre ces contradictions nous estimons nécessaire de revenir encore une fois à la
réflexion de Todorov et de prendre en considération plus dans le détail sa définition de la
« logique onirique », à laquelle Davydov s’est vraisemblablement inspiré. Todorov désigne,
par ce terme, une nouvelle utilisation du surnaturel qui succède à la littérature fantastique du
XIXème siècle. D’après Todorov, le concept de « logique onirique » ne correspond pas tant à
une nouveauté sur le plan thématique, quant à une nouvelle dynamique de lecture, qui
s’oppose à l’hésitation du genre fantastique au XIXe siècle. Les deux exemples à travers
lesquels il illustre ce phénomène littéraire nouveau sont la Métamorphose de Kafka et le Nez
de Gogol’2.

1
Давыдов Д., «Ночное искусство (Сон и фрагментарность прозы)», НЛО, n°54, 2002, p. 248.
2
Ce rapprochement entre les deux œuvres a été fait pour la première fois par Victor Erlich. Sur ce point, cf. T. Todorov,
Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p.180.

36
D’après Todorov, ces deux œuvres se distinguent du genre fantastique tout d’abord par le
fait que le surnaturel n’émerge pas à la fin de la narration, dont il représenterait le point
culminant, mais il est présent dès le début du texte 1. Par ce trait, les deux récits se
rapprocheraient plutôt du genre du merveilleux2. Cependant, le merveilleux présuppose
l’acceptation aveugle de la part du lecteur d’un monde totalement différent de celui de son
expérience quotidienne, dans lequel il existe des lois différentes des lois naturelles ; au
contraire, dans le Nez, par exemple : « le monde que décrit Gogol’ n’est nullement un monde
du merveilleux, comme on pourrait s’y attendre ; c’est, au contraire, la vie de Saint-
Pétersbourg dans ses détails les plus quotidiens3. » 

Autrement dit, les récits merveilleux (comme les contes de fées) présupposent l’adhésion
pleine du lecteur au pacte narratif et la pleine acceptation des événements de la diégèse 4, alors
que dans les œuvres de Kafka et Gogol’ ces événements ne perdent jamais leur caractère
insolite, inadmissible et inassimilable, car ils font leur apparition dans un cadre quotidien,
dans un monde qui ressemble en tout point à celui du lecteur5.

Si les récits de Kafka et Gogol’ se distinguent de façon essentielle du merveilleux en raison


de leur réalisme, ils s’opposent aussi radicalement au genre fantastique :

Dans le fantastique, l’événement étrange ou surnaturel était perçu sur le fond de ce qui est jugé
normal et naturel […]. Chez Kafka, l’événement surnaturel ne provoque plus d’hésitation car le
monde décrit est bizarre de fond en comble, aussi anormal que l’événement même à quoi il fait fond.
Nous retrouvons donc ici (inversé) le problème de la littérature fantastique – littérature qui postule
l’existence du réel, du naturel, du normal, pour pouvoir ensuite le battre en brèche – mais Kafka est
parvenu à le dépasser. Il traite l’irrationnel comme faisant partie du jeu : son monde tout entier obéit à
une logique onirique, sinon cauchemardesque, qui n’a plus rien à voir avec le réel 6.

L’hésitation, entre deux possibles explications des événements, qui définit, nous l’avons
vu, le genre fantastique est remplacée, chez Kafka, par une acceptation passive de la part du
lecteur de leur caractère absurde et paradoxal. Un trait spécifique de ce nouveau genre qui
obéit à une logique onirique est, par conséquent, « l’absence de l’hésitation représentée à
l’intérieur du texte7 ».

1
Ibid., p. 179.
2
Ibid., p. 180.
3
Ibid., p. 77.
4
Ibid., p. 59.
5
Ibid., p. 180.
6
Ibid., p. 181.
7
Ibid., p. 181.

37
La « logique onirique » implique, en effet, une nouvelle dynamique de lecture : les
personnages de la Métamorphose ou du Nez de Gogol ne s’étonnent pas (ou peu) du caractère
absurde des événements et les indices de leur hésitation, s’il en est, « sont noyés dans le
mouvement général du récit, où la chose la plus surprenante est précisément l’absence de
surprise1. » D’après Todorov, ce manque de surprise dans le texte, correspond au manque de
surprise du rêveur. En effet, pour celui-ci, malgré l’étrangeté et la bizarrerie de son contenu, le
songe n’est jamais une source d’étonnement2.

Dans son essai l’Incertitude qui vient des rêves, Roger Caillois dresse une description très
ponctuelle de ce phénomène3. Caillois met en évidence une propriété fondamentale de
l’activité onirique : l’illusion de réalité4. Pour bien qu’au réveil, le contenu du rêve puisse
sembler incohérent, pendant le sommeil, il produit chez le rêveur une sensation de clarté
parfaite, dans la mesure où il réussit à simuler toutes les activités psychiques de l’être humain
à l’état de veille5. Il s’en suit, d’après lui, que l’on n’est jamais conscient d’avoir rêvé, qu’une
fois que nous nous sommes réveillés6.

Pelevin lui-même exploite cette capacité du rêve de simuler l’activité psychique à l’état de
veille, qui produit cette illusion parfaite de réalité. Il est possible d’identifier ce phénomène
dans l’un des premiers récits de l’auteur, Spi, publié en 1991 dans le recueil Sinij Fonar’7. Au
cours de ce récit, Nikita, un jeune étudiant universitaire, prend graduellement conscience du
fait que le rêve peut remplacer tout autre activité neurale. Il arrive à perfectionner sa
technique au point que, tout en étant en train de dormir, il devient capable de prendre des
notes en cours, d’avoir une conversation, de marcher, et il se rend finalement compte que tous
les gens autour de lui font de même. Ainsi, le rêve se substitue graduellement à la réalité, au
point qu’il devient impossible d’avoir conscience d’être en train de rêver, jusqu’au moment
où Nikita glisse dans le sommeil profond de la « zombification8 », duquel nul réveil n’est plus
possible.

1
A ce propos, Todorov cite Camus, qui, à propos de Kafka, disait : « On ne s’étonnera jamais assez de ce manque
d’étonnement ». Ibid., p. 177.
2
Ibid., p. 181.
3
R. Caillois, L’Incertitude qui vient des rêves, Paris, Gallimard, 1956. Nous allons faire référence à la traduction italienne de
l’essai : R. Caillois, L’Incertezza dei sogni, traduit du français par Angelica Tizzo, Milan, Sellerio, 2014, 110 p.
4
Ibid., p. 22.
5
Ibid., pp. 40-41.
6
Ibid., p. 51.
7
Пелевин В., Все рассказы (сборник), Москва, Эксмо, 2005, pp. 40–47.
8
Référence à l’essai de Пелевин В., Зомбификация. Опыт сравнительной антропологии, Москва, ФТМ, 1990, 22 p.
Disponible en ligne sur le site officiel de l’écrivain : http://pelevin.nov.ru/pov/pe-zombi/1.html

38
Le héros de ce récit perd graduellement le contact avec une vision lucide de la réalité et il
arrête, par conséquent, de se surprendre. Dans le roman Čapaev i Pustota, en revanche, ce
manque d’étonnement, typique du rêve, n’est pas représenté directement, mais il est médiatisé
par la voix d’un narrateur qui relate les événements avec la lucidité de l’état de veille :

Трудно передать, что я чувствовал. Происходящее было настолько неправдоподобным, что


эта неправдоподобность уже не ощущалась; так бывает во сне, когда ум, брошенный в
водоворот фантастических видений, подобно магниту притягивает какую-нибудь знакомую
по дневному миру деталь и отдает ей все внимание, превращая самый запутанный кошмар в
подобие ежедневной рутины. Однажды мне снилось, что по какому-то досадному стечению
обстоятельств я стал ангелом на шпиле Петропавловского собора и, спасаясь от
пронизывающего ветра, пытаюсь застегнуть пиджак, пуговицы которого никак не желают
пролезать в петли, – при этом удивляло меня не то, что я вдруг оказался высоко в ночном
петербургском небе, а то, что мне никак не удается эта привычная операция. Нечто похожее
я испытывал и сейчас – нереальность происходящего оставалась как бы за скобками моего
сознания1.

2.5 La représentation de l’hésitation dans le texte

Au début de cette deuxième partie, nous avons affirmé que la caractéristique fondamentale
du genre de la littérature fantastique est l’hésitation du « lecteur implicite ». La manifestation
principale de cette caractéristique dans le texte est l’étonnement du héros-narrateur face aux
événements de la diégèse2.

Dans la première partie de notre étude, nous avons observé que la présence d’un narrateur
à la première personne favorise l’identification du lecteur au personnage. Par conséquent,
l’étonnement du héros-narrateur représente, au niveau diégétique, l’hésitation du lecteur et lui
suggère un modèle de lecture.

De fait, dans le roman Čapaev i Pustota, il n’est pas rare que, face aux événements
irrationnels et inexplicables de la diégèse, le narrateur soit pris d’un fort émerveillement.
C’est ce qui arrive, par exemple, lorsque Pёtr accompagne le baron von Jungern dans le
monde d’outre-tombe : 

Расстояние между кострами было где-то в пятьдесят шагов, так что от одного уже не было
видно тех, кто сидел у другого – можно было различить только смутные силуэты, но сколько

1
« Il est difficile de donner une idée de ce que je ressentais. La situation était tellement absurde, que cette absurdité ne se
ressentait déjà plus ; c’est ce qui arrive en rêve, quand la raison, égarée dans un tourbillon de visions fantastiques, attire, tel
un aimant, un détail familier du monde ancien et lui consacre toute son attention, transformant le cauchemar le plus nébuleux
en un semblant de routine quotidienne. Un jour, j’ai rêvé que, par un fâcheux concours de circonstance, j’étais devenu l’ange
sur la flèche de la Cathédrale St. Pierre et Paul et que, tout en cherchant à me protéger du vent pénétrant, je m’efforçais de
boutonner ma veste, dont les boutons s’obstinaient à ne pas vouloir glisser dans les trous. De plus, ce qui m’étonnait ce
n’était pas le fait que je m’étais tout à coup retrouvé si haut dans le ciel nocturne de Saint-Pétersbourg, mais le fait que je
n’arrivais pas à m’acquitter de cette tâche si ordinaire. Maintenant, j’éprouvais quelque chose de semblable  : le caractère
irréel de ce qui se passait autour de moi restait comme entre les parenthèses de ma conscience.  Пелевин В., Чапаев и
Пустота: роман, Москва, АСТ, 2019, p. 110.
2
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, pp. 37-38.

39
там человек, и люди ли это вообще, сказать с уверенностью было нельзя [c’est nous qui
soulignons]. Но самым странным [c’est nous qui soulignons] было то, что поле, на котором мы
стояли, тоже неизмеримо изменилось – теперь у нас под ногами была идеально ровная
плоскость, покрытая чем-то вроде короткой пожухшей травы, и нигде на ней не было ни
выступа, ни впадины – это было ясно по идеально правильному узору горящих вокруг огней 1.

Il en est de même, lorsque, peu de pages après, le héros voit sortir des éléphants de
derrières des buissons2 :

Из-за узкой полосы невысоких кустов, поднимавшейся за нашими спинами, неожиданно


вышел огромный белый слон. Он появился именно из-за кустов, хотя по высоте был раз в
десять их выше, и я совершенно не в силах объяснить, как это произошло. Не то чтобы он был
маленьким в тот момент, когда появился, а потом, приближаясь к нам, вырос в размерах в
несколько раз. И не то чтобы он вышел из-за какой-то невидимой стены, совпадавшей по
своему расположению с этими кустами. Выходя из-за кустов, слон уже был неправдоподобно
[c’est nous qui soulignons] огромным, и вместе с тем он вышел именно из-за крохотной полоски
кустов, за которой вряд ли могла бы спрятаться и овца. Со мной повторилось то же самое, что
и несколько минут назад – мне показалось, что вот-вот я пойму что-то очень важное, что вот-
вот станут видны спрятанные за покровом реальности рычаги и тяги, которые приводят в
движение все вокруг3.

Dans ce passage, nous pouvons également observer que cet étonnement est généralement
suivi par une tentative d’expliquer l’événement étrange, en faisant appel à la raison.
L’explication à laquelle le héros a le plus souvent recours est sans doute le rêve. Considérons
par exemple, la transition entre les chapitres 2 et 34.

A la fin du chapitre 2, le héros s’endort dans sa chambre d’hôpital, sur les notes d’une
réinterprétation contemporaine d’une fugue de Mozart. Au début du chapitre 3, le héros se
réveille dans les années 1920 et il se rend compte que Čapaev, dans la chambre à côté, est en
train de jouer au piano cette même fugue. Il en déduit, par conséquent, que son expérience
1
« La distance entre les feux était d’environ cinquante pas, de la sorte que, depuis l’un, on ne distinguait pas ceux qui étaient
assis autour de l’autre : on pouvait seulement reconnaître de vagues silhouettes, mais il était impossible d’affirmer avec
assurance, combien il y avait de personnes et même s’il s’agissait vraiment d’êtres humains. Mais le plus étrange, c’était que
le sol sur lequel nous nous tenions changeait sans cesse : maintenant, sous nos pieds s’étendait une superficie idéalement
lisse, comme recouverte d’une pelouse courte et desséchée où il n’y avait ni creux, ni aspérités  ; cela se laissait deviner
aisément par la silhouette parfaitement nette des gens qui parlaient autour du feu. » Пелевин В., Чапаев и Пустота: роман,
Москва, АСТ, 2019, p. 272.
2
Ce passage est, de toute évidence, une allusion au calembour, très célèbre à l’époque soviétique, «  СССР – родина слонов»
(« L’URSS est la patrie des éléphants »).
3
« Tout à coup, un énorme éléphant blanc sortit de la ligne de buissons qui s’élevait derrière nous. Il avait surgi précisément
de derrière les buissons, même si sa hauteur dépassait d’une bonne dizaine de fois la leur  : je ne suis pas du tout capable
d’expliquer comment cela s’était passé. Ce n’est pas comme si, avant, il avait été tout petit et, puis au moment où il était sorti
des buissons, il avait commencé à grandir au fur et à mesure qu’il s’approchait de nous. Et ce n’est pas non plus comme s’il
était sorti de derrière un mur invisible, qui aurait correspondu parfaitement à la position des buissons. En surgissant de ces
buissons, l’éléphant était déjà invraisemblablement énorme et, en plus, il était sorti précisément de cette modeste ligne de
buissons, derrière laquelle pas même un mouton n’aurait pu se cacher. J’éprouvai le même sentiment que tout à l’heure : j’eus
l’impression d’être sur le point de faire une découverte capitale, que le voile de la réalité allait soudain tomber et que les
leviers et les rouages qui régissent le mouvement du monde allaient enfin être révélés ». Пелевин В., Чапаев и Пустота:
роман, Москва, АСТ, 2019, p. 292.
4
Ibid., pp. 82-87.

40
dans l’hôpital psychiatrique, au chapitre précédent, n’était qu’un rêve (ou plutôt, un
cauchemar) qui avait pris son essor de cette musique bien réelle.

Le rêve est alors directement représenté dans la narration, il constitue un événement de la


diégèse capable de justifier cette transition prodigieuse d’une époque à l’autre. Toutefois,
cette justification est loin d’expliquer définitivement l’événement étrange. De fait, peu de
temps après, Čapaev suggère un renversement de ce rapport de causalité entre la réalité et le
rêve et met en discussion l’explication rationnelle fournie par le héros. Pustota lui demande :

– Признайтесь, – сказал я, глядя ему прямо в глаза, – отчего вы играли на рояле? И почему –
именно эту вещь?
Чапаев улыбнулся в усы.
– Видите ли, – сказал он, – когда я заглянул в вашу комнату, вы еще спали. Так вот, во сне вы
насвистывали – боюсь, правда, что не совсем точно – эту фугу1.

De la même manière, dans les œuvres du genre fantastique, le lecteur est confronté à un
événement étrange, qui l’amène à hésiter quant à l’explication à lui attribuer : s’agit-il d’un
phénomène surnaturel qui nous obligerait à remettre en question notre connaissance des lois
du monde physique, ou bien est-ce un événement étrange, qui peut donner lieu à une
explication rationnelle, quoiqu’invraisemblable ?

Dans le récit fantastique, dont le charme réside précisément dans cette incertitude 2, le
lecteur ne parvient jamais à une compréhension définitive, car devant l’évidence de
l’événement inexplicable, l’explication rationnelle risque parfois d’apparaître trop cérébrale,
voire invraisemblable, ou tout simplement incohérente 3. Todorov emprunte cette définition au
philosophe russe Vladimir Solov’ёv. Celui-ci affirme : « Dans le véritable fantastique, on
garde toujours la possibilité extérieure d’une explication simple des phénomènes, mais en
même temps, cette explication est complètement privée de probabilité interne4 ».

S’il est donc vrai que la narration se construit sur le modèle d’une dynamique onirique (car
le motif du rêve organise la succession temporelle des événements), le texte refuse, en
revanche, par sa lucidité, la logique onirique : le caractère absurde des événements n’est
jamais dissimulé, il est, au contraire, constamment démontré.

1
« Dites-moi la vérité – demandai-je en le regardant droit dans les yeux, – pourquoi vous jouiez du piano tout à l’heure ? Et
pourquoi précisément cette mélodie-là ?
Čapaev sourit sous sa moustache.
– Voyez-vous, – dit-il, – quand j’ai regardé dans votre chambre vous dormiez encore. Et dans votre sommeil, vous siffliez
cette fugue – ma foi, d’une manière plutôt inexacte, je le crains ». Ibid., p. 92.
2
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 46.
3
Ibid., p. 29.
4
Cité par Todorov, Ibid., p. 30.

41
Du point de vue narratologique, l’incrédulité et la rationalité du héros impliquent un écart
entre le héros qui assiste à l’événement extraordinaire et le narrateur qui essaye, dans un
deuxième temps, de le comprendre. Le dédoublement du héros dans la diégèse se réalise
également sur le plan narratologique. Et justement par le biais de ce dédoublement il apparaît
dans le texte l’hésitation et la surprise. Nous pourrions rapprocher alors la représentation
onirique chez Pelevin de la définition que donne Savel’eva du rêve conscient :

Осознанное (осознаваемое) сновидение – это онейрический текст, в котором сновидец не


только персонаж сновидения, но и рефлексирующее Я самого сновидца, который осознает, что
он находится в собственном сне (поэтому удивляется, восхищается, недоумевает,
подсказывает)1.

Cela nous semble d’autant plus intéressant que cette référence au rêve conscient met en
lumière, une fois de plus, la présence de l’influence, dans l’œuvre de Pelevin, de l’écrivain
américain Carlos Castaneda2, qui, dans son The Art of Dreaming, constitue une sorte de
manuel mystique du rêve conscient3. La lucidité et la rationalité des rêves et plus
généralement de l’irrationnel s’accompagnent, chez Pelevin, d’un élément de profonde
originalité, par rapport aux codes du genre fantastique.

2.6 Deux explications rationnelles mutuellement exclusives

Tout au cours du roman Čapaev i Pustota, le héros, ainsi que le lecteur, hésitent entre deux
possibles explications rationnelles des événements. Chacune de ces deux explications est
explicitement formulée dans le texte et suggérée au lecteur à maintes reprises.

Une première explication est celle fournie par le héros lui-même. Pour celui-ci, le monde
réel est celui dans lequel il « пьянствует с Чапаевым4» et, au contraire, il considère
ouvertement les épisodes de l’hôpital psychiatrique comme étant des cauchemars. Plusieurs
éléments dans le roman mettent en discussion la plausibilité de cette première perspective
explicative. Un élément particulièrement problématique est la constance avec laquelle Pёtr
1
« Le rêve conscient (qui prend conscience de soi-même) c’est un texte onirique, dans lequel le rêveur n’est pas seulement
un personnage du rêve mais aussi le Moi auto-conscient du rêveur qui a conscience de se trouver dans un rêve (c’est pourquoi
il se surprend, il s’émerveille, il a du mal à comprendre, il suggère une explication) ». Савельева В., Художественная
гипнология и онейропоэтика русских писателей, Алматы, Жазушы, 2013, p. 73.
2
A propos de l’influence de Castaneda sur V. Pelevin, nous renvoyons le lecteur à l’essai écrit par l’auteur  : Пелевин В.,
«Икстлан-Петушки», in Relics. Раннее и неизданное, Москва, Эксмо, 2010. Cf. Фрумкин К.,», disponible en ligne sur le
site officiel de l’écrivain : http://pelevin.nov.ru/rass/pe-ixt/1.html, mis en ligne le 28 août 2001, consulté le 6 juin 2021.. Cf.
Фрумкин К., « Эпоха Пелевина », 2001, disponible en ligne sur le site officiel de l’écrivain : http://pelevin.nov.ru/stati/o-
frum/1.html; et Белов А., «К вопросу о влиянии творчества К. Кастанеды на В.О. Пелевина», communication à un
colloque dans l’Université d’Etat de Čerepovec, Mai 2004, disponible en ligne sur le site officiel de l’écrivain  :
http://pelevin.nov.ru/stati/o-kastaneda/1.html, mis en ligne en décembre 2004, consulté le 6 Juin 2021.
3
С. Castaneda, The Art of Dreaming, Princeton, N.J.: William Morrow & Co, 2005 (première édition : 1993), 260 p.
4
« Il se saoule avec Čapaev ». Пелевин В., Чапаев и Пустота: роман, Москва, АСТ, 2019, p. 278.

42
Pustota, poète décadent des années 1920, rêve avec continuité d’une époque que nous savons
se situer dans le futur. Accepter cela remettrait en cause notre conception habituelle de ce
phénomène psychique1.

L’improbabilité de cette première explication rationnelle est d’autant plus frappante qu’elle
est doublée par une autre interprétation des événements narratifs, plus plausible et
vraisemblable. La formulation de cette deuxième explication n’appartient pas, cette fois-ci, au
héros-narrateur, mais au docteur Timur Timurovič : Pustota serait donc un schizophrène qui
n’arrive plus à distinguer entre la réalité et les délires de sa maladie 2. Les événements
surnaturels, dans ce cas, ne seraient donc que le produit d’épisodes oniriques, là où, par le mot
« onirique », nous ne ferions plus référence au phénomène psychique, plus commun, du rêve,
mais à celui de l’« onirisme », introduit par E. Régis en 1893 et utilisé jusqu’à ce jour par les
psychiatres3.

Toutefois, cette deuxième explication, quoique plus facile à accepter par le sens commun
du lecteur, est loin de représenter une solution rationnelle définitive du mystère romanesque.
Dans le dernier chapitre du roman, Pustota décide de sortir de l’hôpital psychiatrique et le
docteur Timur Timurovič donne son consentement car, par une sorte de vanité
professionnelle, il pense avoir enfin réussi à le guérir. Mais afin de pouvoir regagner sa liberté
en bonne et due forme, Pustota doit passer une dernière épreuve : il doit démontrer sa lucidité,
en remplissant un questionnaire, dont les réponses, assure le docteur, seraient évidentes pour
toute personne en bonne santé4. Ces questions, pourtant, sont non moins absurdes que le reste
du récit et impossibles à résoudre pour le personnage, tout comme pour le lecteur. Nous en
donnons un exemple ci de suite :

33. Какое из перечисленных имен символизирует всепобеждающее добро?

1
Plusieurs penseurs, au fil des siècles, ont porté l’attention sur caractéristique du phénomène onirique. Par exemple, selon
Blaise Pascal, qui reprend un argument déjà formulé par Descartes, la seule différence pour distinguer entre le rêve et la
veille, nous dit Pascal, c’est que la réalité présente une certaine continuité : « Et en effet il ferait à peu près les mêmes maux
que la réalité. Mais parce que les songes sont tous différents, et qu’un même se diversifie, ce qu’on y voit affecte bien moins
que ce qu’on voit en veillant, à cause de la continuité, qui n’est pourtant pas si continue et égale qu’elle ne change aussi, mais
moins brusquement, si ce n’est rarement, comme quand on voyage ; et alors on dit : "Il me semble que je rêve;" car la vie est
un songe un peu moins inconstant. » B. Pascal, Les Pensées, Paris, Renaissance du livre, 1912, p. 72. A propos de l’évolution
historique de cette idée, voir R. Caillois, L’Incertezza dei sogni, traduit du français par Angelica Tizzo, Milan, Sellerio, 2014,
pp. 34-37.
2
Пелевин В., Чапаев и Пустота: роман, Москва, АСТ, 2019, pp. 135–137.
3
Voici comment Régis décrit le phénomène : « C’est toujours dans un état de rêve éveillé ou endormi. C’est pourquoi je les
ai appelées hallucinations oniriques ou hallucinations de rêve, pour les distinguer, par leur caractère essentiel, des
hallucinations ordinaires. Elles font partie, du reste, du groupe des hallucinations hypnogogiques qui, suivant la juste
expression de Maury forment comme l’embryogénie du rêve ». E. Régis, « Des hallucinations oniriques chez les dégénérés
mystiques », in Congrès des Médecins Aliénistes et Neurologistes de France et des pays de langue française – Cinquième
session, tenue à Clermont-Ferrand du 6 au 11août 1894 – Procès-verbaux, mémoires et discussions, Paris, 1895, p. 270.
4
«Нормальный человек распознает все мгновенно» Пелевин В., Чапаев и Пустота: роман, Москва, АСТ, 2019, p.
395.

43
а) Арнольд Шварценеггер
б) Сильвестр Сталлоне
в) Жан-Клод Ван Дамм1

L’explication qui nous avait semblé jusqu’ici comme la plus rationnelle et naturelle est
soudainement remise en cause. Le lecteur non plus ne saurait mériter de sortir de l’hôpital
psychiatrique, d’être déclaré sain. Cependant, le docteur décide, par orgueil, de le libérer
définitivement : Pustota sort enfin dans le monde et ce qu’il y voit nous semble tout à fait
familier : c’est la Russie des années 1990. Le héros-narrateur n’a pas perdu pour autant son
point de vue biaisé sur la réalité, car il continue de voir le monde avec les yeux d’un homme
vécu dans les années 19202. En dernière instance, Čapaev fait à nouveau son apparition dans
le récit : les deux plans temporels paraissent se fondre définitivement3.

2.7 La logique du réveil

Nous remarquons donc, en cela, une caractéristique typique du genre de la littérature


fantastique : l’épilogue condamne le lecteur à l’indécidabilité et les événements étrangers de
la diégèse ne peuvent pas être expliqués définitivement par la raison 4. Toutefois, le roman
introduit un élément de nouveauté fondamentale par rapport à la définition du genre formulée
par Todorov.

Les textes fantastiques du XXe siècle opposent une explication irrationnelle des
événements (qui nous obligerait à admettre l’existence d’autres lois naturelles) à une
explication rationnelle (qui reconduit les événements étrangers au paradigme de la réalité et
du sens commun)5. Force est de constater, alors, une première différence importante : le
roman de Pelevin n’appelle pas le lecteur à choisir entre une explication rationnelle et une
irrationnelle, mais plutôt entre deux explications, tant rationnelles quant improbables.
1
« 33. Lequel parmi les noms suivants symbolise le bien qui vainc sur tout ?
а) Arnold Schwarzenegger
б) Sylvester Stallone
в) Jean-Claude Van Damme.» Ibid., p. 396.
2
Voir, par exemple, Ibid., p. 404.
3
Ibid., p. 414.
4
Remarquons, au passage, qu’il s’agit également d’une caractéristique très typique de la littérature néobaroque. D’après
Omar Calabrese, les auteurs néobaroques se plaisent souvent à cultiver chez le lecteur le plaisir de l’égarement
(«smarrimento») et de l’indécidabilité («indecidibilità»). Voir, O. Calabrese, Il neobarocco: forma e dinamiche della cultura
contemporanea, Florence, La casa Usher, 2013, p. 169. Calabrese rattache cette caractéristique à l’esthétique du labyrinthe à
laquelle Pelevin fait sans doute référence, dans le roman, lorsqu’il propose, dans la préface, le titre alternatif de Sad
rasxodjaščixsja Petek (Le jardin aux Pet’ja qui bifurquent) qui est un claire allusion au récit de Borges, Le Jardin aux
sentiers qui bifurquent, dans lequel le motif du labyrinthe occupe une place on ne peut plus centrale. Sur la signification de
cette image dans le roman, cf. Липовецкий М., Паралогии. Трансформации (пост)модернистского дискурса в русской
культуре 1920–2000 годов, Москва, НЛО, 2008, p. 435.
5
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 29.

44
Dans le roman Čapaev i Pustota, non seulement ces deux explications rationnelles sont
simultanément possibles mais elles sont en même temps mutuellement exclusives, ce qui n’est
pas sans rappeler le concept que Freud appelle la « logique du chaudron1 ». Dans son essai
L’Interprétation du rêve, Freud constate que les rêves s’articulent parfois selon une logique
comparable à celle qui régit le mot d’esprit que voici :

A a emprunté à B un chaudron de cuivre et après l'avoir rendu, il est mis en accusation par B parce
que le chaudron présente désormais un grand trou qui le rend inutilisable. Voici sa défense  :
« Premièrement je n'ai absolument pas emprunté de chaudron à B ; deuxièmement le chaudron avait
déjà un trou lorsque je l'ai reçu de B ; troisièmement je lui ai rendu le chaudron intact2.

L’inconscient peut justifier le même phénomène par différentes explications plausibles et,
au moins en partie, mutuellement contradictoires. Ce qui invalide ces explications, en soi
relativement plausibles, c’est précisément leur juxtaposition.

Il est important de souligner que ce sentiment d’incohérence n’est aucunement présent


pendant le rêve, dans lequel ces explications se constituent en un ensemble organique, mais il
ne fait surface qu’à la veille, lorsque l’activité de l’inconscient est passée au crible critique de
la rationalité. Le roman de Pelevin ne vise pas à reproduire dans le texte une logique onirique,
sa narration, bien au contraire, se nourrit de l’écart entre le phénomène psychique du rêve et
sa représentation postérieure : il s’agit d’une logique qu’on pourrait définir « anti-onirique »
ou « post-onirique ».

2.8 Les « solutions réalistes »

La contiguïté de ces deux explications rationnelles constitue un élément profondément


original, par rapport à la réflexion de Todorov. Dans la littérature fantastique, le rêve et la
folie constituent ce que Todorov appelle des « solutions réalistes3 » : autrement dit, il s’agit de
deux motifs littéraires, prévus par l’auteur fantastique, dans le but de suggérer au lecteur une
explication rationnelle des événements étranges de la diégèse.

1
De ce concept s’est beaucoup occupé aussi Jacques Derrida. Voir, J. Derrida, Résistances — de la psychanalyse, Paris,
Galilée, 1996, 168 p.
2
S. Freud, Le trait d'esprit et sa relation à l'inconscient, Paris, Puf, 2014, p. 75. Freud reprend et approfondit ce concept
également à page 234 du même ouvrage et aussi dans S. Freud, L’Interprétation du rêve, Paris, Puf, 2011, p. 142. En
particulier, Freud utilise ce mot d’esprit pour illustrer l’opposition entre la logique qui régit le rêve et celle de la conscience à
l’état de veille.
3
Todorov oppose les « solutions réalistes » aux « solutions surnaturelles » : « Les solutions réalistes que reçoivent Le
Manuscrit trouvé à Saragosse ou Inès de las Sierras sont parfaitement invraisemblables ; les solutions surnaturelles, au
contraire, vraisemblables. » T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 51.

45
Dans le roman Čapaev i Pustota, nous sommes, en revanche, confrontés à la coprésence de
deux solutions réalistes qui s’excluent mutuellement. Ce faisant, le roman de Pelevin non
seulement amène le lecteur à hésiter entre deux explications possibles, mais il se joue, en
même temps, de cette hésitation en soulignant le caractère conventionnel des solutions
réalistes que le texte fantastique emploie, généralement, pour l’engendrer.

Dans un roman postérieur, cette attitude moqueuse à l’égard de cette convention littéraire
se fait plus consciente et Pelevin joue encore plus explicitement à démasquer leur caractère
illusoire. A la fin du roman t., le rêve est proposé au personnage explicitement comme une
solution réaliste, comme un piège, que le personnage, ainsi que le lecteur sont appelés à
déjouer. Au centre du roman, il y a le rapport entre représentation littéraire et prototype réel.
Au début du récit, le héros éponyme est présenté comme le protagoniste d’un roman
biographique sur la figure de Lev Tolstoj. Toutefois, le roman biographique a du mal à
aboutir et le héros, T., prend graduellement conscience de son statut de personnage fictionnel :
si au début, il avait tendance à s’identifier à son prétendu prototype réel, il réalise, finalement,
son indépendance de tout modèle référentiel. Dans ce parcours de prise de conscience, T. est
guidé par le personnage Vladimir Solov’ёv. A la fin du roman, celui-ci le prévient :

Вам попытаются сделать предложение, от которого крайне трудно отказаться. [— сказал


Соловьев. —] Этот соблазн мало кому удается пройти. Но вы, я уверен, сможете, потому что...
Тут в дверь постучали, и силуэт Соловьева сразу погас — словно отключился скрытый
источник света, делавший его видимым.
А потом Т. проснулся.
Открыв глаза, Толстой поднял голову. Прошло несколько секунд прежде, чем он понял, что
сидит за столом в своем рабочем кабинете1.

Ce refus de cette illusion « réaliste », passe, donc, par le refus de l’un des moyens les plus
souvent employés pour la créer : le rêve. Dans le roman t. ce jeu avec la convention littéraire
du rêve entraîne une fragilisation du statut du personnage : le protagoniste, T., ne peut pas être
identifié à Lev Tolstoj2.

Dans le roman Čapaev i Pustota, ce rapport ludique aux conventions littéraire se manifeste
de façon légèrement plus implicite, mais il ne recouvre pas pour autant une place moins
importante. Nous venons de voir que dans son roman de 1996, Pelevin oppose le motif du
1
« — Ils vont vous faire une proposition, qu’il sera très difficile de refuser — dit Solov’ёv — c’est une tentation que très peu
de gens seraient capables de fuir. Mais je suis sûr que vous y arriverez, parce que…
A cet instant, on toqua à la porte et la figure de Solov’ёv disparut soudain, comme si la source de lumière cachée qui le
rendait visible s’était éteinte.
Puis, T. se réveilla.
Tolstoj ouvrit les yeux et leva la tête. Quelques minutes passèrent avant qu’il comprenne qu’il était assis à son bureau, dans
son cabinet de travail ». Пелевин В., T: роман, Москва, Азбука, 2015 (éd. originale, 2009), p. 374.
2
Cf. Кабанова И., «Троица по Пелевину: автор-герой-читатель в романе t.», Филологический класс, n° 25, 2011, p. 15-
20.

46
rêve à celui de la folie et ce faisant remet en cause sa fonction de « solution réaliste », sa
capacité de justifier d’une façon vraisemblable et rationnelle les événements extraordinaires
de la diégèse. Nous allons maintenant étudier plus dans le détail la façon dont cette solution
réaliste du rêve est présentée dans la diégèse.

2.9 La représentation du rêve dans la diégèse : portail entre les mondes

Dans le roman, le rêve est tout d’abord représenté, comme un événement de la diégèse.
Cela est particulièrement évident dans les premiers chapitres du roman. La représentation
diégétique du rêve se traduit par une représentation très claire de l’endormissement du
personnage et de son réveil. Comme nous l’avons déjà montré, le passage prodigieux d’une
époque à l’autre est alors justifié par les particulières propriétés du rêve. Ces répétions de
sensations et images qui se font écho d’une réalité à l’autre créent dans le texte une
correspondance symétrique entre les deux mondes de la réalité diégétique et contribuent à
l’effacement d’une frontière nette entre la veille et le rêve.

Au chapitre 5, Pёtr s’endort et le passage au monde de l’hôpital psychiatrique est assuré


par la répétition du mot « Dinamo1 ». Au chapitre suivant, toutefois, ce même mot assure le
passage en sens inverse : des années 1990 aux années 1920 2. Voici comment le narrateur
décrit ce phénomène :

[Сон] начался с того, что в странном подземном поезде объявляли название следующей
станции – это название я помнил и даже знал, откуда оно взялось: несомненно, мое сознание,
подчиненное сложному кодексу мира сновидений, за миг до пробуждения создало его из
имени лошади, которое выкрикивал под моим окном какой-то боец, – причем этот выкрик
отразился сразу в двух зеркалах, превратившись кроме станции в название футбольной
команды, разговором о которой мой сон кончался. Это означало, что сон, казавшийся мне
очень подробным и длинным, на самом деле занял не больше секунды 3.

Ce mécanisme demeure constant tout au long du récit : à la fin des chapitres impaires le
héros s’endort dans les années 1920 et au début du chapitre suivant se réveille dans un hôpital
psychiatrique des années 1990. Le passage de la réalité de l’hôpital psychiatrique à celle de
Čapaev, assuré par le rêve, pourrait être alors considéré, à première vue, comme une
régularité du monde diégétique, une loi de sa logique interne : quand Pustota s’endort il passe
1
Пелевин В., Чапаев и Пустота: роман, Москва, АСТ, 2019, p. 193.
2
Ibid., p. 250.
3
« [Le rêve] commença au moment où, dans un étrange train souterrain, on annonçait le nom de la station suivante. Je me
souvenais bien de ce nom et je connaissais même son origine : de toute évidence, ma conscience, soumise au code complexe
du monde des rêves, un instant avant le réveil, l’avait créé à partir du nom du cheval, qu’un soldat criait sous ma fenêtre. En
outre, ce cri s’était tout de suite reflété dans deux miroirs et, hormis le nom de la station, il était devenu aussi le nom d’une
équipe de football, avec lequel mon rêve prenait fin. Cela voulait dire que, le rêve qui m’avait paru très long et détaillé
n’avait pas duré plus d’une seconde ». Ibid., p. 300.

47
d’une réalité à l’autre. C’est ainsi que l’interprète, par exemple, Mel’nikova, qui décrit la
représentation diégétique du rêve dans le roman en termes de « portail » (portal) : le rêve
serait donc un moyen, un instrument pour faire passer le personnage d’un monde à l’autre1.

Nous avons vu qu’en reproduisant une dynamique onirique, le texte déjoue le principe de
cause à effet et produit l’indétermination du cours du temps. Néanmoins, bien qu’inversé, le
cours des événements semble garder une certaine continuité car les rêves sont liés, en accord
avec le fonctionnement spécifique de ce phénomène psychique, dans un rapport de proximité
et de continuité.

Nous pouvons observer cela presque dans tous les moments de passage entre les deux
plans temporels de la diégèse. Considérons, par exemple, la transition entre les chapitres 2 et
3. A la fin du chapitre deux, Pustota poursuit, en rêve, le récit de Prosto Marija qu’il vient tout
juste d’écouter :

Сначала меня одолевали тяжелые мысли о происходящем, а потом привиделся короткий


кошмар про американца в черных очках, который как бы продолжал историю, рассказанную
этой несчастной. Американец [...] уже был, страшно сказать, беременным – видимо, встреча с
Марией не прошла для него даром. К этому моменту он успел превратиться в пугающую
металлическую фигуру с условным лицом, и на его вздувшемся животе яростно сверкало
солнце2.

Cette image se répète au chapitre suivant. Pustota vient de réveiller : « Несколько секунд
я пытался сообразить, где я, собственно, нахожусь и что происходит в том странном
мире, куда меня вот уже двадцать шесть лет каждое утро швыряет неведомая сила 3. »
Quelques instants après, il observe : « Прямо напротив моего окна на другой стороне
бульвара был виден обитый жестью купол, отчего-то напомнивший мне живот
огромной металлической роженицы4. »

La répétition de ces éléments, ne nous permet pas de dresser une ligne temporelle
univoque, car il s’agit, comme nous l’avons déjà observé, d’une relation symétrique qui peut
invertir dans un sens ou dans l’autre le cours du temps. Néanmoins, cette répétition démontre

1
Мельникова А., «Образы-порталы в художественной виртуальности (на примере романа В. Пелевина Чапаев и
Пустота)», Вестник Челябинского государственного университета, n° 22, 2010, pp. 74–76. En vérité, le concept de
monde est hautement problématique et mériterait une réflexion à part entière.
2
« D’abord, je fus écrasé par des réflexions pénibles sur les événements, puis je commençais à rêver d’un américain avec des
lunettes noires. Ce rêve donnait suite à l’histoire que nous avait racontée cette malheureuse. L’américain était déjà, c’est
terrible à dire, enceint. De toute évidence, sa rencontre avec Marija n’avait pas été vaine. Il avait eu le temps de se
transformer en une terrifiante figure métallique avec un visage postiche et, sur son ventre enflé, le soleil brillait
violemment. » Пелевин В., Чапаев и Пустота: роман, Москва, АСТ, 2019, p. 86.
3
« Pendant quelques secondes, j’essayai de comprendre où me trouvais-je et ce qui se passait dans ce monde étrange, dans
lequel une force inconnue me jetait tous les matins, depuis vingt-six ans. ». Ibid., p. 86
4
« Tout droit en face de ma fenêtre, de l’autre côté du boulevard, il y avait une coupole revêtue de fer blanc, qui me rappelait
le ventre d’une énorme parturiente ». Ibid., p. 87

48
avec évidence leur contiguïté : les deux événements se sont passés l’un après l’autre, même si
nous ne savons pas dans quel ordre.

2.10 Irrégularités et paralipses

Toutefois, à une lecture plus attentive, voici que cette continuité temporelle se fend, se
fissure, se fêle. Premièrement, il arrive que le héros s’endorme sans pour autant que le
sommeil manifeste sa propriété de « portail » entre des réalités temporelles différentes :
« Напившись чаю, я повалился на диван и почти сразу уснул, […]. Когда я проснулся,
было уже почти темно1 ».

Deuxièmement, cette consécution temporelle étanche dont le texte nous donne


l’impression présente toutefois quelques failles et lacunes, que l’on pourrait appeler, en
empruntant le terme à Genette : paralipses. Genette définit la paralipse comme une lacune
temporelle : il s’agit de l’omission d’un des éléments constitutifs de la situation dans un arc
temporel qui est censé être couvert par le récit2.

Nous retrouvons des phénomènes de ce type, dans le roman, lorsque, par exemple, Pustota
avoue à Čapaev que le docteur l’a invité à transcrire ses visions :

А вчера действительно снилась лечебница, и знаете, что произошло? Этот палач, который всем
там заправляет, попросил меня подробно изложить на бумаге то, что со мной происходит здесь
Он сказал, что ему это нужно для работы3.

Toutefois, dans ce dialogue, Pustota fait référence à un cauchemar dont le lecteur, jusqu’à
présent, n’avait la moindre connaissance et qui brise, de fait, la chaîne régulière des épisodes
oniriques qu’il avait cru apercevoir. Il est possible d’affirmer de même en ce qui concerne la
bataille de la Lozovaja Stancija. Episode clé pour la renommée militaire du héros, il est
présenté, dès sa première mention dans le texte, comme un événement ayant déjà eu lieu et il
n’est jamais représenté directement4. Ce déjà-vu d’un événement jamais vécu (par le héros) et
jamais lu (par le lecteur), constitue un épisode fantôme qui met en discussion la continuité
temporelle de la narration.

1
« Après avoir bu du thé, je m’allongeai sur le canapé et m’endormis presque aussitôt, […]. Quand je me réveillai, il faisait
déjà sombre. » ibid., p. 105.
2
G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p.125.
3
« Hier j’ai vraiment rêvé de l’hôpital psychiatrique et savez-vous ce qui s’est passé ? Ce bourreau qui gère tout là-bas m’a
demandé de mettre sur papier de façon détaillée ce qui se passe ici avec vous. Il a dit qu’il en a besoin pour son travail. Vous
vous imaginez ? » Пелевин В., Чапаев и Пустота: роман, Москва, АСТ, 2019, pp. 258–259.
4
Pour la première allusion à cet épisode, voir ibid., p. 126.

49
2.11 Fable, récit, référentialité

En fissurant la régularité de la dynamique onirique du texte, ces failles dans la consécution


temporelle du récit mettent en cause l’opportunité de décrire la narration dans les termes de
l’école formaliste russe, en distinguant nettement entre la fable (fabula) et le récit (sjužet). La
fable est définie comme la suite temporelle linéaire des événements, tels qu’ils ont lieu selon
le principe de cause à effet ; le récit, en revanche, est la réorganisation verbale de ces
événements dans le texte1.

Or, dans la première partie de notre travail, nous avons montré que l’utilisation du motif du
rêve engendre une démultiplication des liens causaux et, par conséquent, met en discussion la
possibilité d’identifier une correspondance univoque entre les événements de la fable et leur
réorganisation verbale dans le texte. En d’autres termes, cela empêche d’identifier un rapport
de dépendance entre le texte et une réalité référentielle extradiégétique. Le texte met en
lumière cela de façon très consciente. En effet, dans la suite du roman le rêve n’est plus
directement représenté dans la diégèse : il cesse d’être un événement du récit, pour devenir un
événement du discours narratif.

Déjà dans la transition entre les chapitres 5, 6 et 7, le texte soulignait la nature verbale du
passage entre les différents plans temporels de la diégèse ; cela apparaît de manière encore
plus évidente dans le moment de transition entre le chapitre 7 et 8. Ici, le passage entre les
différentes époques se fait toujours sur la base de cette même dynamique onirique que nous
avons illustrée plus haut, mais, dans ce cas, la représentation diégétique du rêve est désormais
presque inexistante.

Fin du chapitre 7 :


– Идиоты, – прошептал я, поворачиваясь к стене и чувствуя, как мне на глаза
наворачиваются слезы бессильной ненависти к этому миру, – Боже мой, какие
идиоты… Даже не идиоты – тени идиотов… Тени во мгле 2...

1
La distinction entre fable et sujet a été introduite par les formalistes russes. Voici, de quelle façon V. Erlich résume leur
réflexion sur le sujet : « The Formalists differentiated between ‘fable’ (fabula) and ‘plot’ (sjužet). In Opojaz parlance the
‘fable’ stood for the basic story stuff, the sum-total of events to be related in the work of fiction, in a world, the “material for
narrative construction”. Conversely, ‘plot’ meant the story as actually told or the way in which the events are linked together.
In order to become part of the esthetic structure the raw materials of the ‘fable’ have to be built into the ‘plot’.  »  V.
Erlich, Russian Formalism: History, doctrine, The Hage, Mouton, 3e éd. 1969, p. 240. Au cours de notre analyse nous allons
plutôt faire référence à la réélaboration de cette distinction faite par U. Eco. Celui-ci enrichit ce paradygme en introduisant un
troisième terme : le discours (il discorso). Alors que la fabula et le sjužet « peuvent presque toujours être traduits dans un
autre système sémiotique », le discours est essentiellement « une question de langage » : il constitue le moyen verbal, par
lequel la fabula est exprimée. Voir, U. Eco, Sei passeggiate nei boschi narrativi. Harvard University, Norton Lectures 1992-
1993, La nave di Teseo, 2018, pp. 47-50.
2
« – Quels idiots, – marmonnai-je, en me retournant vers le mur, et je sentis que mes yeux se gonflaient de larmes de haine
envers ce monde, – Mon Dieu, quels idiots… Même pas des idiots, juste des ombres d’idiots, des ombres dans

50
Début du chapitre 8 :
– А почему, собственно говоря, вам показалось, что они похожи на тени? – спросил Тимур
Тимурович. Володин нервно дернулся, но ремни, прижимавшие его руки и ноги к гарроте,
не дали ему сдвинуться с места. На его лбу блестели крупные капли пота...1

Ici, cette transition entre les deux différentes époques n’est plus assurée par la
représentation diégétique du rêve, mais elle constitue désormais un phénomène du langage,
n’ayant d’autre réalité que sa dimension verbale.

La transition entre les chapitres 8 et 9 met cela en lumière de façon définitive. Le passage
entre la réalité de l’hôpital psychiatrique et celle de Čapaev se fait explicitement à travers une
métalepse2. Au chapitre 8, le lecteur prend connaissance de la dernière digression onirique du
roman : c’est l’histoire énigmatique de Volodin et de ses compagnons « nouveaux Russes ».
Néanmoins, au chapitre suivant, le récit se conclut par une métalepse : le lecteur découvre que
le texte qu’il était en train de lire appartient en même temps au monde de la diégèse, car
Čapaev, lui aussi, vient d’en terminer la lecture : « Чапаев положил рукопись на крышку
секретера и некоторое время смотрел в полукруглое окно своего кабинета3. »

Cette métalepse met en lumière un trait caractéristique, d’après Todorov, de la littérature


fantastique : les œuvres du genre fantastique se caractérisent justement par ce qu’elles
donnent vie à un univers qui n’a d’autre réalité qu’une réalité linguistique 4. Si toutefois, les
auteurs fantastiques étudiés par Todorov exploitent cette capacité du langage, Pelevin, au
contraire, la démasque et la met à nu.

Dans la dernière partie de notre travail, nous allons étudier plus dans le détail la fonction
de cette métalepse dans le roman : elle ne constitue qu’une étape d’une plus générale mise en
abyme de l’écriture qui traverse de bout en bout la narration. En particulier, nous allons
observer la façon dont cette mise en abyme est utilisée par l’auteur pour mettre en évidence
l’écart entre la réalité extralinguistique et sa représentation en littérature. En lien avec cela,
nous allons poser la question de la position du roman de Pelevin dans le spectre du genre de la

l’obscurité… » Пелевин В., Чапаев и Пустота: роман, Москва, АСТ, 2019, p. 301.
1
« – Mais pourquoi, en fait, vous avez eu l’impression que c’étaient des ombres ? – demanda Timur Timurovič. Volodin
s’agita nerveusement mais les attaches qui clouaient ses bras et ses jambes au garrot ne lui permettaient pas de bouger. Des
gouttes de sueur brillaient sur son front. » Ibid., p. 302.
2
Genette définit la métalepse narrative comme une « intrusion du narrateur ou narrataire extradiégétique dans l’univers
diégétique (ou de personnages diégétiques dans un univers métadiégétique, etc.), ou inversement. » G. Genette, Figures III,
Paris, Seuil, 1972, pp. 335-338.
3
« Čapaev posa le manuscrit sur le bureau et demeura quelques temps en train de regarder à travers la fenêtre demi ouverte
de son cabinet de travail ». Пелевин В., Чапаев и Пустота: роман, Москва, АСТ, 2019, p. 337.
4
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 98.

51
littérature fantastique et essayerons de comprendre en quoi cette utilisation du fantastique,
dans laquelle le rêve occupe une place on ne peut plus centrale, permet à Pelevin d’aboutir à
une nouvelle conception de la tâche et du rôle de l’activité littéraire.

Partie III
Le rêve et le simulacre

3.1 La théorie de Čapaev

Dans la deuxième partie de notre travail, nous avons observé que le roman Čapaev i
Pustota démontre une caractéristique essentielle du genre fantastique, d’après la définition de
Todorov, car il présuppose une dynamique de lecture fondée sur l’hésitation du lecteur.
Toutefois, le roman se joue, en même temps, des solutions réalistes que les œuvres du genre
habituellement emploient pour suggérer une explication rationnelle des événements de la
diégèse et donc engendrer cette hésitation.

Ainsi, pendant que le lecteur se questionne sur la hiérarchie ontologique entre les deux
différents plans de la réalité, il découvre qu’ils sont tous les deux également illusoires. En
effet, à côté des deux théories explicatives que nous avons exposées précédemment, le roman
en présente une troisième. Si donc le lecteur hésite entre l’explication de l’onirisme et celle du
cauchemar (Partie II, page 44), Čapaev nous assure qu’il n’y a aucune différence entre la
réalité et le rêve, car il s’agit, dans les deux cas, d’une illusion de notre perception du monde,

52
d’une construction mentale postiche dont il faut se débarrasser. C’est ce que Čapaev s’efforce
d’expliquer à Pustota dans le dialogue suivant :

– Простите, не понял, – сказал я, – что, мое воспаленное сознание порождает кошмар, или само
сознание является порождением кошмара?
– Это одно и то же, – махнул рукой Чапаев. – Все эти построения нужны только для того,
чтобы избавиться от них навсегда. Где бы ты ни оказался, живи по законам того мира, в
который ты попал, и используй сами эти законы, чтобы освободиться от них. Выписывайся из
больницы, Петька1.

Jusqu’à présent l’enseignement de Čapaev a attiré l’attention des chercheurs, avant tout par
sa ressemblance avec la philosophie bouddhiste2. A notre sens, il est également possible d’y
voir les marques d’une profonde réflexion méta-textuelle 3. C’est ce que nous allons montrer
au cours de ce chapitre.

3.2 Rêve et récit de rêve

En brouillant la composition temporelle du récit, le motif onirique remet en cause la


distinction entre fable et récit et l’opportunité de leur application à l’analyse de la structure
narrative du roman. En faisant cela, comme nous avons observé, Pelevin met en discussion la
référentialité de la représentation littéraire, c’est-à-dire son rapport avec une réalité
extradiégétique référentielle.

A cet égard, l’utilisation du rêve apparaît d’autant plus utile que sa représentation en
littérature est par sa même nature conventionnelle et illusoire. Reprenons, à cet égard la
réflexion de Roger Caillois, que nous avons mentionné au chapitre précédent. D’après
Caillois, le rêve constitue une source intarissable d’irrationnel, d’inexplicable et d’inexpliqué ;
toutefois, au cours du rêve, nous ne sommes pas confrontés à un paysage onirique incongru et
irrationnel, celui-ci au contraire se manifeste au rêveur avec la clarté d’une expérience à l’état
de veille4. Autrement dit, le rêve est une création irrationnelle qui produit chez le rêveur un

1
« – Attendez, je n’ai pas compris – dis-je, – c’est ma conscience enflammée qui produit le cauchemar, ou bien c’est ma
conscience qui est le produit du cauchemar.
– C’est la même chose, – dit Čapaev en remuant sa main. – Toutes ces constructions servent seulement pour qu’on puisse
s’en débarrasser pour toujours. Où que tu te trouves, vis toujours selon les lois du monde où tu es tombé et utilise ces mêmes
lois pour t’en libérer. Sors de l’hôpital psychiatrique, Pet’ka. » Пелевин В., Чапаев и Пустота: роман, Москва, АСТ,
2019, p. 338.
2
Cf. A. de La Fortelle, « La quête bouddhiste et l’esthétique postmoderniste russe : le cas de Viktor Pelevin », Études de
lettres, n° 2-3, 2014, pp. 367-378. Disponible sur : http://journals.openedition.org/edl/787. Voir également A. Chudzińska-
Parkosadze, «Между историей и философией.поэтика романа Чапаев и Пустота Виктора Пелевина», Studia Rossica
Posnaniensia, vol. XLI, 2016, pp. 15-28.
3
A notre connaissance, il n’est qu’un seul article où il est question d’une réflexion méta-narrative dans le roman. Воробьёва
Е., «Мастер, Пушкин и Пустота», Культура и текст, 2005, n° 8, pp. 184–188.
4
R. Caillois, L’Incertezza dei sogni, traduit du français par Angelica Tizzo, Milan, Sellerio, 2014, p. 86.

53
effet de clarté et de naturalité1. Dans ce sens, nous avons pu constater que le roman de Pelevin
est une œuvre véritablement anti-onirique, dans laquelle l’irrationalité et l’absurdité des
événements relatés est explicitement dénoncée par un discours profondément rationnel2.

En lien avec cela, d’après Caillois, la représentation du rêve en littérature ne correspond


aucunement à la réalité du phénomène psychique et s’inscrit dans ce qu’il appelle une
« rhétorique du rêve » : « ainsi le rêve est longtemps resté, dans les livres, une sorte
d’accessoire ou d’artifice, de méthode d’exposition ou d’avertissement surnaturel3 ».
L’écrivain français va même jusqu’à assurer qu’il existe une inconciliabilité essentielle entre
la littérature et le rêve, car écrire et lire, en tant qu’activités rationnelles, présupposent un
esprit vigile4.

Dans son étude du motif onirique dans la littérature russe, Savel’eva semble intégralement
partager cette conclusion. Dès le début de son ouvrage, celle-ci met bien en garde son lecteur :
le rêve, en littérature, est toujours une création artistique, médiatisée par l’auteur, et ne
coïncide donc pas avec l’activité psychique homonyme dont nous pouvons faire l’expérience
quotidiennement5. Savel’eva marque donc bien la différence entre le rêve et le récit de rêve.
Ce dernier ne serait qu’une transposition verbale (orale ou écrite) d’un phénomène psychique
d’une nature inconciliablement différente6. Savel’eva n’est pas la première à évoquer cette
différence, essentielle et inéluctable.

Cette inconciliabilité entre le phénomène psychique du rêve et sa représentation verbale en


littérature avait déjà fait l’objet d’une réflexion analogue chez deux écrivains dont l’influence
sur l’œuvre de Pelevin fait peu de doute 7. Dans sa leçon sur le cauchemar, Borges affirme que

1
Ibid., pp. 40-41.
2
Si l’on suit la réflexion de Caillois sont très peu, en vérité, les auteurs qui, dans l’histoire de la littérature occidentale, ont
réussi à reproduire dans leurs œuvres une impression véritablement onirique. Parmi ceux-ci, une place particulièrement
importante est occupée par Franz Kafka (remarquons au passage, que la réflexion de Todorov à ce propos est postérieure).
Voir, ibid., p. 87.
3
Ibid., p. 83.
4
Ibid.
5
Савельева В., «Филологический анализ онейрического текста», Комментрарии, n° 29–30, 2017, p. 387. Plus dans le
détail sur la même idée, voir aussi id., Художественная гипнология и онейропоэтика русских писателей, Алматы,
Жазушы, 2013, pp. 6-85.
6
Ibid., p. 14. Dans son article, Davydov parvient à la même conclusion : «Сновидение per se обсуждать невозможно ; во
всяком случае, оно не является текстом. Иное дело — рассказ о сновидении, являющийся “речевым жанром”; это
текст с непроявленной эстетической функцией, могущий быть зафиксированным стараниями языковеда или
фольклориста, или же изменить свой статус благодаря воле литератора и/или редактора (последнее в большей
степени распространяется на подвид рассказа о сновидении: запись сна как акт не литературный, но бытовой, часть
письменного фольклора). Наконец, собственно литературный сон; лишь он в полной мере имеет право быть
предметом литературоведческого анализа.» Давыдов Д., «Ночное искусство (Сон и фрагментарность прозы)», НЛО,
n° 54, 2002, p. 246.
7
Nous avons déjà montré l’importance de l’influence de Borges dans l’œuvre de l’écrivain (voir, les notes 145, 147, 186). A
propos de l’influence de Nabokov, nous renvoyons le lecteur à l’article Родинская И., «Сомелье Пелевин и соглядатаи»,
Новый мир, n° 10, 2012, [en ligne]: http://magazines.russ.ru/novyi_ mi/2012/10/r16.html.

54
nous ne connaissons des rêves que le souvenir qu’ils nous laissent. Le souvenir non seulement
est loin de nous restituer la clarté, la précision de l’expérience onirique, mais, qui plus est, il
en détourne et déforme la composition temporelle originelle, en la replaçant dans une
consécution narrative linéaire plus familière :

El examen de los sueños ofrece una dificultad especial. No podemos examinar los sueños
directamente. Podemos hablar de la memoria de los sueños. Y posiblemente la memoria de los sueños
no se corresponda directamente con los sueños […] Todo esto el soñador lo ve de un solo vistazo, de
igual modo que Dios, desde su vasta eternidad, ve todo el proceso cósmico. ¿Qué sucede al despertar?
Sucede que, como estamos acostumbrados a la vida sucesiva, damos forma narrativa a nuestro sueño,
pero nuestro sueño ha sido múltiple y ha sido simultáneo1. 

Nabokov exprime en revanche une idée encore plus radicale, s’il en est : non seulement le
souvenir (et donc le récit de rêve) détourne le songe de sa forme temporelle originelle, mais il
en détourne inévitablement le sens en attribuant des référents réels à ses signes, qui, par leur
même nature, étaient libres de toute référentialité :

[...] Как человек, рассказывающий свой сон (как всякий сон, бесконечно свободный и сложный, но
сворачивающийся как кровь, по пробуждении), незаметно для себя и для слушателей округляет,
подчищает, одевает его по моде ходячего бытия, и если начинает так: “Мне снилось, что я сижу у
себя в комнате”, чудовищно опошляет приемы сновидения, подразумевая, что она была
обставлена совершенно так, как его комната наяву2.

Cette profonde contradiction entre le rêve et sa représentation verbale a été bien mise en
lumière par Gérard Genette dans Figures III. Celui-ci analyse un passage bien connu de la
Recherche du Temps perdu, au cours duquel le caractère incongru et irrationnel du rêve
semble faire incursion dans le texte de manière percutante. Le rêve de Marcel à Balbec se
conclut par la phrase suivante : « Tu sais pourtant que je vivrais toujours près d’elle, cerfs,
cerfs, Francis James, fourchette3. » Le critique français suggère une interprétation de ce
passage qui nous paraît intégrer tout à fait à propos notre réflexion :

Cette séquence infra-linguistique n’est nullement donnée comme exemple du langage onirique, mais
comme témoignage de rupture et incompréhension, au réveil, entre ce langage et la conscience vigile.
Dans l’espace du rêve tout est clair et naturel, ce qui se traduit par des discours d’une parfaite

1
« L’examen des rêves présente une difficulté particulière. Nous ne pouvons pas les examiner directement. Nous ne pouvons
parler que du souvenir que nous en avons. Et probablement le souvenir des rêves ne correspond pas directement au rêve. […]
Tout cela, le rêveur l’aperçoit en un seul instant, à la même manière que Dieu aperçoit à la fois tout le devenir cosmique,
depuis sa vaste éternité. Que se passe-t-il au réveil ? Il se passe que, par trop d’habitude à voir la vie en succession, nous
donnons à notre rêve une forme narrative, alors que notre rêve a été multiple et simultané.  » J.L. Borges, « La Pesadilla », in
Siete Noches, Fondo de Cultura Económica, Argentina, 1980, pp. 13-14.
2
Набоков В., Дар, Санкт-Петербург, Азбука-Аттикус, 2020, p. 172. Pour la traduction française, V. Nabokov, Le Don,
Paris, Gallimard, 2006, p. 230 : « [...] comme un homme qui raconte son rêve (comme tout rêve infiniment libre et complexe,
mais se figeant comme le sang au réveil) et qui l’arrondit sans que lui-même ou ses auditeurs s’en rendent compte, le nettoie
l’habille selon le gout d’une réalité banale, et s’il commence ainsi : « Je rêvais que j’étais dans ma chambre », il vulgarise
monstrueusement les inventions du rêve en présupposant que la chambre avait été meublée exactement de la même façon que
sa chambre dans la vie réelle. »
3
 M. Proust, A la recherche du temps perdu, collection de la Pléiade, Gallimard, t. II, 1956, p. 762

55
cohérence linguistique. C’est au réveil, c’est-à-dire au moment où cet univers cohérent laisse la place
à un autre (dont la logique est différente) que ce qui était « limpide » et « logique » perd sa
transparence1.

Le narrateur pélévinien semble être bien conscient de la différence entre le rêve en tant que
phénomène psychique et sa transposition verbale. De fait, comme nous l’avons montré au
chapitre précédent (Partie II, page 40) le discours narratif du roman Čapaev i Pustota joue
explicitement sur cet écart et il va même jusqu’à le mettre en scène et à le démasquer. Ainsi,
si le héros du roman semble passer de rêve en rêve, le narrateur est indubitablement
insomniaque. Le roman est donc bien un récit qu’on pourrait définir comme « anti-onirique »
ou « post-onirique ».

3.3. Récit de réveil

Cela marque un point fondamental, à notre avis, dans l’œuvre de Pelevin : si dans certains
récits précédents, comme Spi (1991) ou Ivan Kublaxanov (1994) Pelevin mettait en scène
l’abandon d’un état de veille initial et le lent glissement du personnage vers le sommeil, le
roman Čapaev i Pustota se présente, en revanche, comme un récit de réveil, ce qui paraît bien
correspondre au sous-texte bouddhiste de la narration2. Ainsi, le roman réalise lui aussi, au
niveau de sa structure narrative, la métaphore « la vie est en songe », mais il renverse la
signification qu’elle avait dans les œuvres précédentes de l’écrivain.

Au début du roman, cette différence entre rêve et récit de rêve n’est pas explicitée, au
contraire : malgré l’évidente démarcation typographique, le texte vise à donner l’illusion d’un
passage graduel et mystérieux d’une conscience à l’autre (Partie I, page 19). Voici comment
le narrateur introduit, au chapitre 2, l’épisode onirique de Prosto Marija :

Я не успевал за разговором, но это было неважно, потому что одновременно я стал видеть
некое подобие зыбкой картинки – набережную, затянутую клубами дыма, и идущую по ней
женщину с широкими мускулистыми плечами, больше похожую на переодетого мужика. Я
знал, что ее зовут Мария, и мог одновременно видеть ее и смотреть на мир ее глазами. В
следующую минуту я понял, что каким-то образом воспринимаю все ее мысли и чувства 3.

1
 G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 273.
2
L’« éveil » (bodhi) est un concept clé dans la conception religieuse et philosophique bouddhiste. Le mot bouddha signifie
précisément « l’éveillé ». Voir, R. E. Buswell, Encyclopedia of Buddhism, vol. I, Thomson Gale, 2004, p. 50.
3
« Les mots se succédaient à toute vitesse et j’avais du mal à tenir la route, mais ce n’était pas important parce qu’en même
temps je commençai à apercevoir le semblant d’une vague vision : un quai s’éclipsait derrière des nuages de fumée et une
femme, ressemblant plutôt à un type déguisé, marchait le long du fleuve avec de grandes épaules musclées. Je savais qu’elle
s’appelait Marija et je pouvais la voir de l’extérieure et en même temps regarder le monde à travers ses yeux. Un instant
après, je me rendis compte que je ressentais toutes ses pensées et sensations. » Пелевин В., Чапаев и Пустота: роман,
Москва, АСТ, 2019, p. 60.

56
Il est donc possible d’affirmer qu’au début, le texte vise à nous donner l’illusion d’une
expérience onirique directe et authentique. Toutefois, l’authenticité du texte onirique est
bientôt remise en cause. Au chapitre 7, Pustota confie à Čapaev qu’au cours d’un de ses
derniers cauchemars, son médecin lui a donné un conseil bien saugrenu :

А вчера действительно снилась лечебница, и знаете, что произошло? Этот палач, который всем
там заправляет, попросил меня подробно изложить на бумаге то, что со мной происходит здесь
Он сказал, что ему это нужно для работы. Можете себе представить1?

Le conseil reçoit soudainement l’agrément de Čapaev :

– Могу, – сказал Чапаев. – А почему бы тебе его не послушать?


Я изумленно посмотрел на него.
– Вы что, серьезно советуете мне это сделать?
Он кивнул.
– А зачем?
– Ты же сам сказал, что в твоих кошмарах все меняется с фантастической быстротой. А любая
однообразная деятельность, к которой ты возвращаешься во сне, позволяет создать в нем нечто
вроде фиксированного центра. Тогда сон становится более реальным. Ничего лучше, чем
делать записи во сне, просто не придумаешь.
Я задумался.
– Но для чего мне фиксированный центр кошмаров, если на самом деле я хочу от них
избавиться?
– Именно для того, чтобы от них избавиться. Потому что избавиться можно только от чего-то
реального.2

Ainsi, avec cet épisode le texte fait explicitement référence à sa propre origine, dévoile son
artificialité et introduit dans la narration une vraie mise en abyme de la création littéraire. Au
cours du même chapitre, Pustota décide, en profitant d’un moment de solitude, de suivre le
conseil de Čapaev et de s’essayer à écrire son dernier cauchemar :

Оказавшись в своей комнате, я стал думать, чем себя занять, чтобы успокоиться. Мне
вспомнился совет Чапаева записывать свои кошмары, и я подумал о своем недавнем сне на

1
« Hier j’ai vraiment rêvé de l’hôpital psychiatrique et savez-vous ce qui s’est passé ? Ce bourreau, qui gère tout là-bas, m’a
demandé de mettre sur papier, de façon détaillée, tout ce qui m’arrive, ici, avec vous. Il a dit qu’il en a besoin pour son
travail. Vous vous imaginez ? » Ibid., pp. 258-259.
2
« – Oui et alors ? – dit Čapaev. – Pourquoi ne le ferais-tu pas ?
Je le regardai d’un air stupéfait
– Vous voulez vraiment que je le fasse ?
Il fit oui avec la tête.
– A quoi bon ?
– C’est toi qui as dit que dans tes cauchemars tout change à une vitesse fantastique. Toute activité monotone, à laquelle tu
reviendrais continuellement dans ton rêve, permettra de créer une sorte de centre fixe. Alors le rêve devient plus réel. Il n’y a
rien de mieux que tu puisses faire que d’écrire des notes en rêve.
Je me mis à réfléchir.
– Mais à quoi ça sert un centre fixe dans mes cauchemars, si je veux m’en débarrasser ?
– Pour t’en débarrasser, justement. Parce qu’on ne peut se débarrasser que de ce qui est réel. » Ibid., p. 259.

57
японскую тему. В нем было много непонятного и путаного, но все же я помнил его почти во
всех деталях1.

Le cauchemar, auquel Pustota fait référence, est sans aucun doute l’expérience onirique de
Serdiuk, que le lecteur a déjà lue au chapitre précédent 2. On assiste alors à une véritable
métalepse, dans la mesure où le texte suggère une identité entre ces épisodes oniriques,
marqués par le choix d’une autre police, et les récits que le héros est en train de rédiger dans
la diégèse. Cela se révèle de manière encore plus claire au chapitre 9, lorsque Čapaev semble
terminer la lecture du dernier cauchemar du héros en même temps que le lecteur : « Чапаев
положил рукопись на крышку секретера и некоторое время смотрел в полукруглое окно
своего кабинета3. »

Ainsi, le rêve, dont nous croyons avoir eu une expérience directe, assume explicitement le
statut de texte, et la transcription d’une expérience psychique originaire est contaminée par
l’ambition littéraire de son auteur : « – Мне кажется, Петька, в тебе слишком много места
занимает литератор4. »

Ces récits de rêves, que nous avions pris, au début, pour des expériences directes de la
conscience d’autrui, sont-ils donc vraiment la transcription d’une expérience psychique
originelle, ou sont-ils plutôt la création libre de leur auteur ? C’est ce que semble suggérer le
narrateur lorsque, au cours de la rédaction du cauchemar de Serdiuk et Kavabata :

Работал я долго, несколько часов, но не успел записать и половины того, что помнил. Из
точки, где касалось бумаги мое перо, выплывали детали и подробности, мерцавшие таким
декадансом, что под конец я перестал толком понимать – действительно ли я записываю
свой сон или начинаю импровизировать на его тему5.

Le motif du rêve joue alors un rôle particulièrement significatif. Dans la littérature, la


représentation diégétique du rêve a souvent servi comme moyen pour faire pénétrer le lecteur
dans l’univers psychologique du héros, pour le mettre directement en contact avec son
inconscient, son monde intérieur. Dans l’essai de Savel’eva cette affirmation rebondit à
plusieurs reprises. Par exemple : « введение сна – это факт авторской воли, мнимая
попытка оставить читателя один на один с героем 6. » Ou encore : « получается, что
1
« Une fois dans ma chambre, je me mis à penser : qu’est-ce que je pouvais faire pour me calmer ? Je me souvins du conseil
que m’avait donné Čapaev de prendre des notes de mes cauchemars et je mis à penser au rêve que j’avais fait sur des thèmes
japonais. Il y avait beaucoup de choses obscures et confuses, mais je m’en souvenais presque jusqu’au moindre détail. » Ibid.,
p. 300.
2
Ibid., pp. 193-249.
3
« Čapaev posa le manuscrit sur le bureau et demeura quelques temps en train de regarder à travers la fenêtre demi ouverte de
son cabinet de travail ». Ibid., p. 337.
4
« J’ai l’impression que chez toi le littéraire occupe une place trop importante ». Ibid., p. 337.
5
« Je travaillai pendant longtemps, pendant plusieurs heures, mais je n’arrivai pas à écrire la moitié de ce dont je me
souvenais. Du point, où mon stylo touchait le papier, s’échappaient des détails et des précisions, qui brillaient d’une telle
décadence que, vers la fin, je ne comprenais plus si j’étais réellement en train de noter mon rêve ou bien si j’avais commencé
à improviser sur son thème. » Ibid., p. 300.
6
« L’introduction du rêve dans le texte est quelque chose qui tient de la volonté de l’auteur, c’est une tentative provisoire de
laisser le lecteur seul à seul avec le personnage ». Савельева В. Художественная гипнология и онейропоэтика русских

58
автор предлагает нам сновидение в качестве ключа, с помощью которого мы проникаем
во внутренний мир персонажа1. » Pelevin, en revanche, met ironiquement en discussion
l’existence d’un monde intérieur du personnage, accessible au lecteur :

Уже много лет моя главная проблема – как избавиться от всех этих мыслей и чувств самому,
оставив свой так называемый внутренний мир на какой-нибудь помойке. Но даже если
допустить на миг, что он представляет какую-то ценность, хотя бы эстетическую, это ничего
не меняет – все прекрасное, что может быть в человеке, недоступно другим, потому что по-
настоящему оно недоступно даже тому, в ком оно есть2.

Plus généralement, comme nous venons de le montrer, Pelevin met en lumière l’écart
profond entre le rêve en soi et sa réalisation littéraire, et il démontre, démasque, utilise cet
écart comme un symbole : symbole d’une référentialité à jamais perdue.

3.4 Rêve, mimèsis et simulacre

Le motif du rêve, alors, non seulement brise l’unité de la fable et contamine le discours en
soulignant son indépendance de toute réalité référentielle, mais il devient en même temps
l’occasion d’une réflexion méta-textuelle sur cet écart et sur l’impossibilité de le supprimer.

La référence au récit de rêve permet donc à l’auteur de mettre en lumière le caractère


simulateur de l’écriture elle-même, de son impossibilité de représenter une réalité originelle
qu’en vérité elle ne reproduit pas, mais qu’elle crée au moment même de l’énonciation. Cela
apparaît de manière particulièrement évidente au chapitre 7. Čapaev vient tout juste de
suggérer à Pustota qu’il devrait prendre des notes en rêve de ses aventures avec lui :

– [...] И что, я могу писать про все-все, что здесь происходит?


– Конечно.
– А как мне называть вас в этих записях?
Чапаев засмеялся.
– Нет, Петька, не зря тебе психбольница снится. Ну какая разница, как ты будешь называть
меня в записках, которые ты делаешь во сне?
– Действительно, – сказал я, чувствуя себя полным идиотом. – Просто я опасался, что… Нет, у
меня действительно что-то с головой.
– Называй меня любым именем, – сказал Чапаев. – Хоть Чапаевым.
– Чапаевым? – переспросил я.

писателей, Алматы, Жазушы, 2013, p. 83.


1
« Il s’en suit que l’auteur nous présente le rêve tel une clé, grâce à laquelle nous pouvons pénétrer dans le monde intérieur
du personnage. » Ibid., p. 68.
2
« Depuis plusieurs années mon problème principal c’est de me débarrasser de toutes ces pensées et sentiments, de jeter mon
soi-disant monde intérieur à la poubelle. Mais, même si on supposait, pour un moment, que celui-ci possède une quelconque
valeur, tout au moins esthétique, cela ne changerait rien : tout ce qu’il peut y avoir de plus précieux chez un homme n’est pas
accessible aux autres, car, en réalité, il n’est pas non plus à accessible à celui auquel il appartient  ». Пелевин В., Чапаев и
Пустота: роман, Москва, АСТ, 2019, p. 169.

59
– А почему нет. Можешь даже написать, – сказал он с ухмылкой, — что у меня были усы и
после этих слов я их расправил.
Бережным движением пальцев он расправил усы1.

Ici, nous observons que le texte défend une conception particulière du rapport entre
représenté et représentation : d’un côté, la surprise de Pustota laisse deviner que la
représentation ne correspond pas à la réalité représentée (Čapaev n’est pas le vrai nom du
personnage), de l’autre côté, la présence de Čapaev dans le texte coïncide en tout point avec
sa représentation. Le langage ne reproduit pas, avec des moyens verbaux, une réalité
référentielle extralinguistique ; au contraire, la réalité représentée en littérature est une réalité
purement linguistique, qui naît dans le texte et avec le texte.

Cela n’est pas sans avoir des précédents dans l’histoire littéraire russe, ainsi que le
remarque Hélène Mélat dans son article, « Entre passé soviétique et futur russe : les bulles de
savon de Viktor Pélévine » :

Et ici Pélévine s'inscrit dans une longue tradition : la Russie est, qui ne le sait, […] le pays d'une
deuxième réalité engendrée par le discours. Le logocentrisme de la Russie, véritable empire des mots,
est très présent dans la narration pélévinienne, où les dialogues interrompent le développement du
sujet sans avoir bien souvent de fonction informative2.

Hélène Mélat, nous semble-t-il, donne, dans son article, la mesure exacte du statut
ontologique des mondes narratifs du romancier :

Derrière les mots, qui remplissent l’espace du texte, il y a une énigme, à laquelle Pélévine propose
une réponse récurrente : le vide. Tous les univers qu'il crée sont semblables à des bulles de savon qui
sont constamment menacés de disparition et peuvent éclater d'un instant à l’autre 3.

1
« – Mais alors, je peux vraiment raconter tout ce qui se passe ici ?
– Bien sûr.
– Et comment je dois vous appeler dans ces notes ?
Čapaev éclata de rire.
– Non, Pet’ka, ce n’est pas un hasard si tu rêves d’un hôpital psychiatrique. Qu’est-ce que ça peut faire comment tu vas
m’appeler dans les notes que tu rédigeras en rêve ?
– Pas faux, – dis-je, en me sentant complètement idiot. – Juste, j’avais peur que … Non, j’ai vraiment quelque chose qui ne
va pas.
– Tu pourras m’appeler comme tu veux, – dit Čapaev. – Même Čapaev.
– Čapaev ? – répétai-je.
– Pourquoi pas. Tu peux même écrire, – dit-il avec un sourire narquois, – que j’avais une moustache et qu’après ces mots je
la redressai.
Il redressa sa moustache, d’un geste minutieux. » Ibid., pp. 259-260.
2
H. Mélat, « Entre passé soviétique et futur russe : les bulles de savon de Viktor Pélévine », in Marc Weinstein (ed.), La
geste russe. Comment les Russes écrivent-ils l’histoire au XX e siècle ?, Publications de l’Université de Provence, 2002, p.
310.
3
Ibid., p. 311.

60
Dans ce sens, la représentation de Čapaev dans le texte est un véritable simulacre 1, car à la
différence de la copie « les simulacres sont comme les faux prétendants, construits sur une
dissimilitude, impliquant une perversion, un détournement essentiel 2 ». Dans son
commentaire à l’œuvre de Platon, Gilles Deleuze met en évidence que « le simulacre n’est pas
simplement une fausse copie, mais il met en discussion les notions mêmes de copie… et de
modèle3 ». Si pour Platon « il s'agit d'assurer le triomphe des copies sur les simulacres, de
refouler les simulacres », le roman de Pelevin représente, en revanche, l’inversion d’une
conception classique de la littérature, fondée sur le concept platonicien de mimèsis
(mīmeisthai, « imiter »), selon laquelle l’art ne serait qu’une copie du réel. Au contraire, en
démontrant l’écart irréparable entre représentation et représenté, le texte révèle et met en
scène ce que Genette appelle le caractère « utopique et illusoire de la mimèsis4 ».

D’après Baudrillard, le passage de la copie au simulacre est un phénomène constitutif de


l’époque consumériste, caractérisée par une hyperréalité de la communication, dans laquelle
la réalité est remplacée par des systèmes de signes sans plus aucun référentiel 5. L’« ère de la
simulation6 » présuppose, alors, un changement dans le rapport entre réalité et fiction :

L’imaginaire était l’alibi du réel, dans un monde dominé par le principe de réalité. Aujourd’hui c’est
le réel qui est devenu l’alibi du modèle. Et c’est paradoxalement le réel qui est notre véritable utopie –
mais une utopie qui n’est plus de l’ordre du possible, celle on ne peut plus que rêver comme d’un
objet perdu7.

Nous ne saurions mieux illustrer l’expression de cette conception dans le roman, qu’en faisant
référence à un autre tableau de René Magritte, La condition humaine :

1
Sur le concept de simulacre dans l’œuvre de Pelevin, voir Липовецкий М., Паралогии. Трансформации
(пост)модернистского дискурса в русской культуре 1920–2000 годов, Москва, НЛО, 2008, pp. 427–437. En particulier,
Lipoveckij met en lumière le fait que ce qui plus intéresse Pelevin ce n’est pas de démasquer la réalité en démontrant sa
nature illusoire de simulacre, mais plutôt de montrer l’émergence de la réalité à partir du simulacre. Ainsi, dans le passage
que nous venons de citer Pelevin montre la façon dont la réalité du monde diégétique du roman émerge à partir du caractère
simulateur de l’écriture. Cf. également Бычкова О., Проблема симулякра в постмодернистской литературе (на
материале произведений А. Битова, Т. Толстой, В. Пелевина) (thèse), GOU VPO Université pédagogique d'État de
Tchouvachie, 2008, 201 p. Sur la virtualité du texte chez Pelevin, voir Мельникова А., Художественный мир В.
Пелевина; пространственно-временной аспект (thèse), Université d’Etat d’Ivanovo, 2012, p. 192.
2
G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, pp. 295-296.
3
Ibid., p. 295.
4
G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 259. L’opportunité de décrire la représentation littéraire en termes de mimèsis
a été également remise en cause par L. Doležel. Voir, L. Doležel, «Possible Worlds and Literary Fictions», in Possible
Worlds in Humanities, Arts and Sciences. Procedings of the Nobel Symposium 65, Berlin, de Gruyter, 1989, p. 226.
5
J. Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981, pp. 9-18.
6
Ibid., p. 11.
7
Ibid., p. 179. Figure 2 – René Magritte, La condition humaine,
1933, huile sur toile, 100 x 81 x 1.6 cm, National
Gallery of Art, Washington. 61
La mise en abyme permet à Magritte de développer dans son tableau une réflexion
analogue. Si le tableau dans le tableau semble vraisemblablement représenter ce qui se trouve
au-delà de la fenêtre, Magritte souligne l’artificialité de cette représentation, en introduisant
un écart physique entre intérieur et extérieur, constitué par la toile. Le lien entre représenté et
représentation est coupé à jamais : la représentation artistique n’est pas une copie du réel,
mais un simulacre, dont le lien avec le modèle est à jamais perdu.

Sur la plan narratologique, Doležel interprète ce phénomène comme une disqualification


consciente de l’acte d’authentification1 du monde narratif. Selon le critique tchèque, en effet,
la possibilité d’existence d’un monde narratif se fonde sur le respect de certaines conventions
littéraires, traditionnellement utilisées pour authentifier la fiction2. Il est toutefois, d’après lui,
des textes narratifs qui déjouent de façon explicite ces moyens d’authentification et mettent,
ainsi, à nu leur conventionalité. Doležel désigne ces récits d’un nom extrêmement suggestif
dans le cas de notre roman : self-voiding narrative3. Voici la définition que Doležel donne de
phénomène, dans son intervention de 1989 :

Self-voiding narratives are games with fictional existence. On the one hand, possible entities seem to
be brought into fictional existence since conventional authentication procedures are applied; on the
other hand, the status of this existence is made dubious because the very foundation of the
authenticating mechanism is undermined. Ultimately, it is impossible to decide what exists and what
does not exist in the fictional worlds constructed by self-voiding narratives 4.

En particulier, dans Čapaev i Pustota, Pelevin entretient avec ces conventions littéraires et
ces procédés d’authentification un rapport ludique et railleur. Le texte, nous venons de le voir,
s’amuse à mettre en scène sa propre artificialité. En particulier on pourrait rattacher le roman
de Pelevin à un type particulier de self-voiding narrative, que Doležel appelle self-disclosing
narrative, dans lequel ces conventions littéraires se vident de leur signification, par le fait
même d’être mises à nu5.

Le rêve n’est certainement pas le seul motif à être atteint par ce démantèlement railleur, qui
envahit le texte dans sa globalité. Considérons par exemple le tout début du roman. Celui-ci
1
A propos du concept d’authentification, il est important de rappeler que Todorov y fait lui-même référence dans sa théorie
du fantastique. Voir, Partie I, page 25.
2
«The theory of authentication assumes that the force of authentication is exercised differently in different literary text types
(genres). In the particular case of the narrative text type, the force of authentication is assigned to the speech acts which
originate with the so-called narrator. The narrator's authority to issue authenticating speech acts is given by the conventions
of the narrative genre.» L. Doležel, «Possible Worlds and Literary Fictions», in Possible Worlds in Humanities, Arts and
Sciences. Procedings of the Nobel Symposium 65, Berlin, de Gruyter, 1989, p. 237.
3
Ibid., p. 238. Sur ce meme concept, cf. U. Eco, Sei passeggiate nei boschi narrativi. Harvard University, Norton Lectures
1992-1993, La nave di Teseo, 2018, pp. 106-108.
4
L. Doležel, «Possible Worlds and Literary Fictions», in Possible Worlds in Humanities, Arts and Sciences. Procedings of
the Nobel Symposium 65, Berlin, de Gruyter, 1989, p. 238.
5
« In self-disclosing narrative ('metafiction') the authenticating act is voided by being 'laid bare'. All procedures of fiction-
making, and particularly the authentication of fictional worlds, are practiced overtly as literary conventions. » Ibid.

62
s’ouvre par une préface signée par un certain Džambon VII, président du Front Bouddhiste
pour la Pleine et Définitive Libération 1, qui se présente d’emblée comme un personnage
fictionnel2. Ainsi, la préface, qui est censée appartenir au paratexte, se configure alors à plein
titre comme appartenant au monde fictionnel.

Il est d’autant plus significatif de souligner cet aspect qu’il s’agit d’un moyen
traditionnellement employé pour authentifier le récit. La mention du manuscrit retrouvé, l’un
des topoï les plus exploités d’authentification de la fiction littéraire du Manuscrit retrouvé à
Saragosse3 jusqu’à Puškin4, est donc ici ouvertement utilisé comme une pure et simple
convention littéraire. L’ironie, la conventionalité affectée avec laquelle cette préface nie, en
même temps qu’elle l’affirme, l’authenticité du récit, nous semble bien traduire ce calembour
tout postmoderne avec lequel Eco ouvrait son roman le plus célèbre en 1981 : « naturalmente,
un manoscritto5 ».

3.5 Fantastique et « transfiction »

Celui du « manuscrit » n’est pas le seul cliché d’authentification que Pelevin déjoue dans
ce roman, au contraire, il ne s’agit que d’un épisode particulier d’un mouvement général de
démystification des conventions littéraires qui, ainsi que nous venons de le voir, mine
l’authenticité du texte dans sa globalité à travers la référence au motif du rêve.

Cette caractéristique du roman, nous appelle alors à réfléchir à la nature du fantastique et à


son rapport avec la mimèsis littéraire. De fait, d’après Todorov, il s’agit d’un trait déjà
typique de la littérature fantastique du XIXe siècle, qu’il appelle « fonction tautologique » :
« [Le fantastique] permet de décrire un univers fantastique, et cet univers n’a pas pour autant
une réalité en dehors du langage ; la description et le décrit ne sont pas de nature différente 6. »
Toutefois, force est de remarquer une différence fondamentale : si la littérature fantastique du
XIXe siècle joue de cette capacité du langage et l’exploite pour créer ses propres mondes
narratives, Pelevin déjoue cette propriété, la démasque et la met à nu.

1
«Председатель Буддийского Фронта Полного И Окончательного Освобождения». Пелевин В., Чапаев и Пустота:
роман, Москва, АСТ, 2019, p. 10.
2
Ce personnage évoque, d’ailleurs, d’autres personnages de l’univers fictionnel de l’auteur. Pensons notamment à son
homonyme et vraisemblablement « prédécesseur » Džambon I, guide spirituel du protagoniste du roman t. Voir, Пелевин В.,
Т: роман, Москва, Азбука, 2015, p. 327.
3
J. Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, Paris, GF Flammarion, 2008, p. 57.
4
Пушкин А., Повести Белкина, in Романы и повести, Волгоград, Нижне-Волжское книжное издательство, 1980, p.
37.
5
« Un manuscrit, naturellement ». U. Eco, Il Nome della rosa, Milan, Bompiani, 1980, p. 7.
6
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 98.

63
En réalité, Čapaev i Pustota est loin de constituer une exception. Le rapport particulier
entre la littérature fantastique et la réalité a fait l’objet d’une vaste réflexion dans la recherche
postérieure à la publication de l’Introduction à la littérature fantastique1. En particulier,
Renate Lachmann nous semble avoir brillamment saisi la nature du rapport conflictuel entre
fantastique et mimèsis.

Dans son article de 2003, elle défend que la littérature fantastique occupe une position
paradoxale par rapport à la réalité2. D’une part, en effet, tout texte fantastique refuse en
principe toute vraisemblable : introduire des éléments surnaturels dans le récit signifie rompre
avec toute représentation mimétique de la réalité. Toutefois, selon Lachmann, dans la
littérature fantastique du XIXe siècle nous ne registrons pas un refus net du principe de
mimèsis, mais plutôt son usurpation3.

Les œuvres fantastique, telles que les entend Todorov, présentent une tension constante
entre fiction et réalité, car tout en introduisant des événements invraisemblables, l’hésitation
sur laquelle elles fondent leur dynamique de lecture joue précisément sur la création d’une
illusion mimétique chez le lecteur. En effet, selon Todorov, dans les œuvres fantastiques le
lecteur et le personnage sont appelés à « décider si ce qu’ils perçoivent relève ou non de la
"réalité", telle qu’elle existe pour l’opinion commune4. » Le roman de Pelevin, en revanche,
engendre, au demeurant, une dynamique de lecture radicalement différente : « le lecteur
s’interroge non sur la nature des événements, mais sur celle du texte même qui les évoque5 ».

Si Todorov considérait cela comme l’un des périls qui menacent l’existence du fantastique,
cette dynamique de lecture s’est révélée, par la suite, considérablement productive. Dans son
essai Bibliothèque de l’Entre-Mondes Francis Berthelot recueille dans son anthologie un
grand nombre d’œuvres fantastiques du XXe siècle qui présente une utilisation semblable du
fantastique. Berthelot appelle ces œuvres « transfictions6  ». D’après l’auteur elles ne
constituent pas un genre à part entière, mais se situent plutôt à la frontière entre différents

1
Todorov lui-même, en effet, met en évidence, à la fin de son essai, un changement profond dans la vision occidentale du
monde, par rapport au XIXe siècle : « Le XIXe siècle vivait, il est vrai, dans une métaphysique du réel et de l’imaginaire, et la
littérature fantastique n’est rien d’autre que la mauvaise conscience du XIX e siècle positiviste. Mais aujourd’hui, on ne peut
plus croire à une réalité immuable, externe, ni à une littérature qui ne serait que la transcription de cette réalité. Les mots ont
gagné une autonomie que les choses ont perdue. » Ibid., p. 177.
2
Лахман Р., «Концепты фантастического в постриторическом дискурсе», Russian Literature LVI, 2003, pp. 227–239.
3
Ibid., pp. 234-235.
4
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 46. A ce propos, Todorov affirme ultérieurement :
« Le lecteur et le héros, nous l’avons vu, doivent décider si tel événement, tel phénomène appartient à la réalité ou à
l’imaginaire, s’il est réel ou non réel. » Ibid., p. 175.
5
Ibid., p. 63.
6
F. Berthelot, Bibliothèque de l’Entre-Mondes. Guide de lecture, les transfictions, Paris, Gallimard, 2005, 333 p.

64
genres codifiés et précisément entre ce qu’il appelle la « littérature générale », qui respecte les
limites imposées par la réalité, et la « littérature de l’imaginaire », qui les dépasse1. Selon
Berthelot ces œuvres se caractérisent par ce qu’elles transgressent une ou plusieurs
conventions de ces genres littéraires. En particulier, il identifie deux critères fondamentaux
pour pouvoir intégrer un récit à cette catégorie.

Premièrement, les transfictions jouent sur le rapport entre réel et imaginaire, dans la
mesure où elles « introduis[ent] dans l’histoire des éléments qui dépassent le monde où nous
vivons2. » Ce premier critère est commun à toute la littérature de l’imaginaire 3. Le deuxième,
en revanche, caractérise de manière toute particulière les transfictions, car elles se distinguent
précisément en ce qu’elles jouent sur le rapport entre réalité et fiction et donc
« déconstruis[ent] le discours par des stratagèmes qui exacerbent sa nature fictionnelle4. »

Au cours de notre analyse nous avons démontré que le roman Čapaev i Pustota, que
Berthelot lui-même mentionne en passant, dans son anthologie 5, remplit à la fois les deux
critères. Ainsi, il est possible d’affirmer que dans son roman Pelevin exploite et déjoue les
conventions littéraires du fantastique, pour réfléchir au rapport entre réalité et fiction, vérité et
littérature.

3.6 Langage et Vérité

Premièrement, cet écart entre la représentation littéraire et la réalité référentielle, que


l’auteur exacerbe et met à nu dans le roman, est indissolublement liée pour Pelevin à
l’impossibilité intrinsèque du langage à exprimer la vérité. Les personnages eux-mêmes
affirment cela à plusieurs reprises. Vers la fin du roman, fier d’avoir enfin compris
l’enseignement spirituel de son maître, Pёtr Pustota s’exclame : « Вы совершенно правы.
Знаете, есть такое выражение – “мысль изреченная есть ложь”. Чапаев, я вам скажу, что
мысль неизреченная – тоже ложь, потому что в любой мысли уже присутствует

1
Ibid., p. 14.
2
Ibid., p. 59.
3
Ibid., p. 15.
4
Ibid., p. 59.
5
Dans son « historique complet de la question à travers le monde », Berthelot fait brièvement mention de la Mitraillette
d’argile (sic.) de Viktor Pelevine. Ibid., p. 116.

65
изреченность6. » D’où l’importance accordée dans le roman à des formes de connaissance
non verbales ; et notamment à la musique, comme l’affirme Čapaev au chapitre 3 :

– Бесподобно, – сказал он. – Я никогда не понимал, зачем Богу было являться людям в
безобразном человеческом теле. По-моему, гораздо более подходящей формой была бы
совершенная мелодия – такая, которую можно было бы слушать и слушать без конца1.

Ainsi le langage est condamné à rester à jamais en deçà d’une révélation fondamentale : la
vérité, en revanche, se manifeste exclusivement dans le silence, et dans son équivalent
spatial : le vide. Cette idée est incarnée de manière saisissante par l’icône futuriste imaginaire
de David Burliuk que Kawabata montre à Serdiuk au chapitre 6 : le mot russe Bog (Dieu)
écrit au pochoir. Voici quelle est la signification que Kawabata attribue à cette icône :

Но здесь есть одна маленькая деталь, которая делает эту икону действительно гениальной,
которая ставит ее – я не боюсь этих слов – выше «Троицы» Рублева. Вы, конечно, понимаете, о
чем я говорю, но, прошу вас, дайте мне высказать это самому.
Кавабата сделал торжественную паузу.
– Я, конечно, имею в виду полоски пустоты, оставшиеся от трафарета. Их не составило бы
труда закрасить, но тогда эта работа не была бы тем, чем она является сейчас. Именно так.
Человек начинает глядеть на это слово, от видимости смысла переходит к видимой форме и
вдруг замечает пустоты, которые не заполнены ничем – и там-то, в этом нигде, единственно и
можно встретить то, на что тщатся указать эти огромные уродливые буквы, потому что слово
«Бог» указывает на то, на что указать нельзя23.

De la même manière, d’après Aleksandr Genis il est possible d’interpréter le roman dans sa
globalité, comme un texte qui parle de ce dont on ne peut pas parler 4. Ainsi, le roman

6
« Vous avez tout à fait raison. Vous savez, il y a un adage qui dit "la pensée exprimée est déjà un mensonge". Čapaev, moi
je vous dis que la pensée inexprimée elle aussi est déjà un mensonge, parce que dans toute pensée est déjà présente une
quelque forme d’expression. » Пелевин В., Чапаев и Пустота: роман, Москва, АСТ, 2019, pp. 375-376. Pour la
traduction de la citation de Tjutčev, nous avons fait référence à la traduction d’Eugène-Melchior de Vogüé, Regards
historiques et littéraires, Armand Colin et cie, 1900 (p. 315-316). Dans ce passage, de toute évidence, la citation de Tjutčev
est tournée en dérision et présentée comme un adage populaire. Toutefois, la nature parodique de ce passage n’empêche pas
de pouvoir l’interpréter comme le signe d’une réflexion de l’auteur sur ce thème, de même que la dimension ironique de la
figure de Čapaev ne nous empêche pas d’y apprécier la profonde influence de la philosophie bouddhiste dans le texte.
1
« – C’est exceptionnel, – dit-il. – Je n’ai jamais compris pourquoi Dieu a décidé de se montrer à l’humanité en s’incarnant
dans un affreux corps humain. A mon avis, cela aurait été bien mieux de prendre la forme d’une mélodie parfaite, d’une
mélodie qu’on pourrait écouter et réécouter sans jamais s’en lasser. » Пелевин В., Чапаев и Пустота: роман, Москва,
АСТ, 2019, p. 89.
2
« – Mais il y a encore ici un tout petit détail qui rend cette icône vraiment géniale, qui la rend supérieure – je ne crains pas
de prononcer ces mots – à la « Trinité » d’Andrej Rublёv. Vous comprenez sans doute de quoi je parle, mais je vous prie de
me laisser terminer.
Kawabata fit une pause solennelle.
– Je fais référence, bien sûr, à ces bandes vides, laissées par le pochoir. Il n’en fallait pas beaucoup pour les recouvrir, mais
dans ce cas cette œuvre ne serait pas ce qu’elle est maintenant. C’est précisément comme ça. L’homme commence à regarder
ce mot, de l’apparence du sens il passe à l’apparence de la forme et soudainement il remarque les espaces vides, qui ne sont
remplis de rien : et c’est exclusivement là-bas, dans ce nulle part, qu’on peut rencontrer ce que ces énormes lettres
monstrueuses ont la vanité d’indiquer, car le mot « Dieu » indique ce qu’on ne peut pas indiquer. » Ibid., pp. 213-214.
3
On peut lire dans ce passage une allusion à la célèbre dernière proposition du Tractatus logico-philosophicus de Ludwig
Wittgenstein : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. » L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus,
traduit de l’allemand par Gilles-Gaston Granger, Paris, Gallimard, p. 112.
4
Генис А., «Поле Чудес», Звезда, n° 12, 1997. Disponible sur : https://magazines.gorky.media/zvezda/1997/12/beseda-
desyataya-pole-chudes-viktor-pelevin.html

66
démontre constamment sa propre conventionnalité et se présente comme un discours au bord
du vide. Démontrer le vide qui sous-tend la narration devient alors un exercice esthétique et
conceptuel essentiel. A ceci correspond également, à notre avis, l’élément surnaturel par
excellence du récit, qui donne le nom à la traduction française du roman, la mitrailleuse
d’argile :

На самом деле это никакой не пулемет. Просто много тысячелетий назад, задолго до того, как
в мир пришли будда Дипанкара и будда Шакьямуни, жил будда Анагама. Он не тратил
времени на объяснения, а просто указывал на вещи мизинцем своей левой руки, и сразу же
после этого проявлялась их истинная природа. Когда он указывал на гору, она исчезала, когда
он указывал на реку, она тоже пропадала. Это долгая история – короче, кончилось все тем, что
он указал мизинцем на себя самого и после этого исчез1.

Le critique polonais Mateusz Jaworski a démontré de manière probante que ce rapport


moqueur et critique envers ces propres moyens d’expression constitue une constante de la
production romanesque de l’écrivain2. Toutefois, si Jaworski ne fait qu’une très courte
mention du roman Čapaev i Pustota, cet aspect n’avait pas manqué d’attirer l’attention de
Dmitrij Bykov qui, déjà le lendemain de la publication du roman, mettait ponctuellement en
évidence la profonde influence de la philosophie de Wittgenstein sur le romancier3.

3.7 Littérature et Vérité

Dans son Tractatus logico-philosophicus, le philosophe viennois, énonçait une conception


radicalement nouvelle de la fonction de sa propre pensée :

Mes propositions sont des éclaircissements en ceci que celui qui me comprend les reconnaît à la fin
comme dépourvues de sens, lorsque par leur moyen - en passant sur elles - il les a surmontées. (Il doit
pour ainsi dire jeter l'échelle après y être monté.) Il lui faut dépasser ces propositions pour voir
correctement le monde4.

1
« En réalité ce n’est pas du tout une mitrailleuse. En fait, il y a plusieurs milliers d’années, longtemps avant l’avènement du
bouddha Dipankara et du bouddha Shakyamuni, vivait le bouddha Anagama. Celui-ci ne perdait pas de temps en
explications, il se limitait tout simplement à pointer les choses du petit doigt de sa main gauche et, tout de suite après, leur
vraie nature se manifestait. Quand il pointait une montagne, celle-ci s’évanouissait, quand il indiquait une rivière, celle-ci
disparaissait. Bref, c’est une longue histoire : finalement, il pointa son petit doigt sur soi-même, après quoi, il disparut.
Seulement son petit doigt gauche resta intact et ses disciples le cachèrent dans un morceau d’argile. Voilà ce que c’est que
cette mitrailleuse : un morceau d’argile avec le petit doigt de Bouddha. » Пелевин В., Чапаев и Пустота: роман, Москва,
АСТ, 2019, pp. 380–381.
2
M. Jaworski, «Проблема автотеличности языка в романах Виктора Пелевина», Kultury wschodniosłowiańskie - oblicza
i dialog, n. 7, 2017, p. 68.
3
Басинский П., Быков Д., «Два мнения о романе Виктора Пелевина "Чапаев и Пустота"», Литературная газета,
n° 29, 1996, disponible en ligne sur le site officiel de Pelevin : http://pelevin.nov.ru/stati/o-dva/1.html.
4
L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, traduit de l’allemand par Gilles-Gaston Granger, Paris, Gallimard, p. 112.

67
Nous pensons pouvoir affirmer que l’œuvre de Pelevin et, en particulier, le roman qui fait
l’objet de notre étude défend une conception semblable de la fonction et du rôle de la création
littéraire. Lipoveckij considère cela comme un trait distinctif du postmodernisme post-
soviétique :

 In Soviet culture, the metanarratives deconstructed by postmodernists were predominantly those of
totalitarian/communist political mythology. In the post-Soviet period, the quasi-sacred metanarratives
were recognized in the grand tradition of Russian literature, which envisioned literature as a secular
religion and positioned writers as prophets engaged in transcendental quest for timeless (i.e.,
essentialist) truth and beauty1.

Si le langage est incapable d’atteindre la vérité, d’autant moins en est-il capable un texte
fictionnel : sa fonction devient alors celle de démontrer les limites de son propre langage. Par
conséquent, la démystification de la figure de Čapaev constitue un moment central. De fait,
Čapaev est une vraie figure mythologique de l’époque soviétique. Sa transformation en figure
légendaire a commencé avec la publication du roman éponyme de Furmanov en 1923. Dans
ce roman, le prototype réel du héros principal, Vasilij Čepaev changeait de nom, en devenant
un personnage presque homonyme : Vasilij Čapaev2. Au fur et à mesure que sa popularité
croissait, et notamment grâce au film éponyme des frères Vasil’ev 3, ce nom fictif a fini par
usurper la vraie identité de son prototype réel et par la remplacer 4. Puis, en s’incarnant
successivement dans une série innombrable d’anecdotes, le personnage fictionnel est entré de
plein droit dans le folklore et a accédé à un statut complètement autonome.

Le roman Čapaev i Pustota est alors une réécriture de ce mythe. Dès la préface, Džambon
VII présente le roman comme la vraie histoire de Čapaev que le pouvoir avait pendant
longtemps cherché à cacher avec sollicitude5. Toutefois, comme nous l’avons déjà observé,
cette vraie histoire a, dès le début, un statut fictionnel. Ainsi, par cette nouvelle mystification,
Pelevin démontre la propension de la littérature à la création mythologique, tout en la vidant
de son sens et en la tournant en parodie6.
1
A. Khan, M. Lipovetsky, I. Reyfman, S. Sandler, A History of Russian Literature, Oxford University Press, 2018, p. 693.
Voir aussi, E. Dobrenko, M. Lipovetsky, «The burden of freedom: Russian literature after communism», in E. Dobrenko
(éd.), M. Lipovetsky (éd.), Russian Literature since 1991, Cambridge University Press, 2017, pp. 3-19.
2
Des documents officiels avec la signature « V.I. Čepaev » ont été publié par l’agence de presse Красная Весна,
« Центральный музей ВС РФ показал личное дело комдива В.И. Чапаева », https://rossaprimavera.ru/news/b7bf4c25,
mis en ligne le 3 juin 2019, consulté le 6 juin 2021.
3
Чапаев (G. Vasil’ev, S. Vasil’ev, 1934)
4
E. Antonjuk, «Чапаев не утонул, а Анки никогда не было. Подлинная история красного командира», in Life,
https://life.ru/p/971435, mis en ligne le 9 février 2017, consulté le 6 juin 2021.
5
Пелевин В., Чапаев и Пустота: роман, Москва, АСТ, 2019, p. 9.
6
Selon Mark Lipoveckij, il s’agit d’une caractéristique constitutive d’un des deux tendances principales du postmodernisme
russe, le néobaroque (l’autre étant le conceptualisme). Les auteurs néobaroques cultivent expressément la création de
nouveaux mythes artificiels et fragmentaires. Concernant, en particulier, l’œuvre de Pelevin, il affirme : « Unlike Sorokin,
who desacralizes authoritative discourses, Pelevin mythologizes and ironizes the emptiness that follows the deconstruction of

68
Particulièrement significative à ce propos est la transformation du monument de Puškin
dans le dernier chapitre. Pёtr Pustota est enfin sorti de l’hôpital psychiatrique, il parcourt le
Tverskoj bul’var d’où l’histoire avait pris son essor. Il se regarde autour. Bien que près de
soixante-dix ans se soient désormais écoulés, il ne remarque aucun changement, ou presque :

Была, впрочем, и разница, которую я заметил, дойдя до конца бульвара. Бронзовый Пушкин
исчез, но зияние пустоты, возникшее в месте, где он стоял, странным образом казалось
лучшим из всех возможных памятников1.

3.8 Fantastique et virtualisation

Ce que nous venons de montrer dans cette dernière partie de notre travail, nous permet, à
notre avis, de comprendre le rapport particulier que le roman de Pelevin entretient avec le
genre de la littérature fantastique. Cela nous permet également de mieux comprendre
l’originalité du concept de virtualisation de la réalité. Dans notre Introduction nous avions
observé que d’après Nagornaja, la métaphore « la vie est un rêve » (typique, entre autres, du
genre fantastique) et le concept de « virtualisation de la réalité » étaient deux expressions
essentiellement synonymiques2. Pour Anastasia de La Fortelle, au contraire, la virtualisation
de la réalité rendait impossible l’intégration du roman au genre de la littérature fantastique3.

Ce que nous venons de montrer nous permet d’éclaircir cette contradiction. La


virtualisation de la réalité ne se traduit pas seulement par un effacement de la distinction entre
imaginaire et réel – car il n’est pas impossible de retrouver une dynamique semblable dans les
œuvres du genre fantastique – mais aussi par un rapport critique, ironique, railleur à ses
propres moyens d’expression. Cette caractéristique, qu’Epštein considère comme
intrinsèquement liée au phénomène de virtualisation, est fondamentale pour comprendre le
fonctionnement et la signification de ce phénomène. La virtualisation de la réalité

grand narratives. He extends the tradition of modernist mythmaking in highly imaginative ways. » A. Khan, M. Lipovetsky,
I. Reyfman, S. Sandler, A History of Russian Literature, Oxford University Press, 2018, p. 700. Pour une exposition plus
détaillée de cette idée, cf. Липовецкий М., Паралогии. Трансформации (пост)модернистского дискурса в русской
культуре 1920–2000 годов, Москва, НЛО, 2008, pp. 407–44.
1
« Il y avait tout de même une différence, que je remarquai une fois arrivé à la fin du boulevard. Le Puškin de bronze avait
disparu, mais le vide qui était apparu à l’endroit où jadis il s’élevait semblait être, de façon inattendue, le meilleur monument
possible. » Пелевин В., Чапаев и Пустота: роман, Москва, АСТ, 2019, p. 402. Sur l’importance de la figure de Puškin
dans le roman, nous renvoyons le lecteur à Воробьёва Е., «Мастер, Пушкин и Пустота», Культура и текст, 2005, n° 8,
pp. 184–188.
2
Нагорная Н., Онейросфера в русской прозе XX века: модернизм, постмодернизм (thèse), Université d’Etat Lomonosov
de Moscou 2004, p. 6.
3
A. de La Fortelle, « La quête bouddhiste et l’esthétique postmoderniste russe : le cas de Viktor Pelevin », Études de lettres,
n° 2-3, 2014, p. 369.

69
(virtualizacija real’nosti), que Epštein érige, dans son article « О виртуальной словесности
», comme le fondement de la poétique postmoderne, passe inévitablement par une mise à nu
de la conventionnalité de son propre langage :

И вот эта система неуклюжих движений, это осознание своей тщетности, пустоватости,
невосполнимой недостаточности, эта ирония и самоирония прохождения индивидуального
сообщения через сверхиндивидуальный канал и стала называться постмодернизмом1.

Il ne s’agit pas, pour Pelevin, d’un refus paradoxal du langage et de la littérature, mais
plutôt de la création d’un univers diégétique qui démontre sa propre nature fictionnelle, où il
ne s’agit plus des aventures du représenté, mais de celles de la représentation. Ainsi, Pelevin
réinterprète le canon du genre fantastique, en mettant à nu la logique sur laquelle il fonde sa
dynamique de lecture et son discours narratif. Dans le roman Čapaev i Pustota, il n’est plus
seulement question d’une hésitation entre réalité et rêve, réalité et folie, mais cette hésitation
et cette illusion de réalité se produisent au sein d’un discours qui revendique sa non-
référentialité, qui révèle sa condamnation à rester toujours au bord du vide, c’est-à-dire
toujours en deçà d’une véritable compréhension.

1
« Et donc, ce système de mouvements maladroits, cette conscience de sa propre inanité, de sa propre vacuité, de son
irréparable insuffisance, cette ironie et auto-ironie de la transmission d’un message individuel à travers un canal
interindividuel, c’est ce qu’on appelle "postmodernisme". » Эпштейн М., «О виртуальной словесности», Русский
Журнал, 1998, http://old.russ.ru/journal/netcult/98-06-10/epstyn.htm, mis en ligne le 25 mai 1998, consulté le 8 juin 2021.

70
Conclusion

Dans notre travail, nous avons essayé de démontrer que le roman Čapaev i Pustota
présente une utilisation tout à fait originale du motif du rêve. La présence de ce motif dans
l’œuvre de l’écrivain est constante et fortement symbolique. Dès ses premiers récits,
l’effacement de la distinction entre rêve et veille constitue bien souvent le noyau conceptuel
de la narration. Rappelons, par exemple, les récits SSSR Tajšou Čžuan’. Kitajskaja narodnaja
skazka1 (1991), Spi2 (1991), Devjatyj son Very Pavlovny3 (1991), Ivan Kublaxanov4 (1994).
Le rêve demeure un motif central jusqu’à son dernier roman, Nepobedimoe Solnce (2020),
dans lequel l’auteur revient sur la parabole orientale de Tchouang Tseu et le papillon5.

Dans le roman Čapaev i Pustota, le rêve remplit une fonction typique de la poétique de
frontière de l’écrivain, dans la mesure où il permet le passage entre plusieurs réalités et plans
temporels différents6. Toutefois, nous avons vu que le roman ne se limite pas à brouiller la
frontière entre rêve et veille, en réalisant, au niveau de la diégèse, la métaphore « la vie est un
songe7 », mais il amène également le lecteur à réfléchir sur la nature même du texte qu’il est
en train de lire. Le rêve est alors également au centre d’une réflexion méta-narrative.

1
Пелевин В., Все рассказы (сборник), Москва, Эксмо, 2005, pp. 47–54
2
Ibid., pp. 7-16.
3
Ibid., pp. 28-39.
4
Ibid., pp. 153-157.
5
Пелевин В., Непобедимое Солнце, Москва, Эксмо, 2020, p. 681–682.
6
A propos de cette fonction du motif du rêve dans le roman, nous renvoyons le lecteur à la thèse de A.J. Mel’nikova
Художественный мир В. Пелевина; пространственно-временной аспект (thèse), Université d’Etat d’Ivanovo, 2012, 222
p. et id., «Образы-порталы в художественной виртуальности (на примере романа В. Пелевина Чапаев и Пустота)»,
Вестник Челябинского государственного университета, n° 22, 2010, pp. 74–76.
7
Cf. Нагорная Н., Онейросфера в русской прозе XX века: модернизм, постмодернизм (thèse), Université d’Etat
Lomonosov de Moscou, 2004, p. 330.

71
Traditionnellement employé pour faire pénétrer le lecteur dans la psychologie et dans
l’intériorité du personnage fictionnel1, le rêve est l’un des stratagèmes les plus exploités de la
rhétorique romanesque, et en particulier du genre de la littérature fantastique, dans lequel il
fournit le prétexte pour justifier, de façon réaliste, l’étrangeté des événements de la diégèse2.

En premier lieu, nous avons montré de nombreuses analogies thématiques et structurelles


entre le roman et la définition du genre formulée par Todorov, dans son Introduction à la
littérature fantastique. Nous avons observé que, d’une part, Pelevin joue sur la tension
typique de la littérature fantastique entre représentation et représenté, fiction et réalité3, mais
que, d’autre part, il ne se limite pas à introduire dans la diégèse des éléments inexplicables qui
dépassent les limites du monde réel : il déconstruit la narration et il met en lumière
l’artificialité et la conventionalité de toute représentation littéraire. Si l’effet fantastique,
codifié par Todorov, se fonde sur une usurpation de l’illusion de la mimèsis 4 (Partie III, page
67), Pelevin transgresse les codes du genre et met à nu l’écart entre représentation et réalité.

Dans la dernière partie de notre étude, nous avons observé que cette déconstruction de son
propre langage constitue une tendance fondamentale de la littérature des XX e et du XXIe
siècles que l’on a désignée, suivant le point de vue de la théorie de Doležel, self-voiding
narrative5 et que l’on peut rattacher, selon la formule d’Epstein, à la poétique toute
postmoderne de virtualisation de la réalité (virtalizacija real’nosti)6.

Nous rejoignons en cela l’avis d’un grand nombre de critiques, pour qui l’importance de ce
phénomène de virtualisation de la réalité chez Pelevin ne fait aucun doute7. Dans les œuvres
de l’écrivains, la réalité rivalise avec une multitude de réalités parallèles, se situant toutes sur
un même niveau de virtualité : le jeu vidéo, dans la povest’ Princ Gosplana8 ; la télévision,

1
Савельева В. Художественная гипнология и онейропоэтика русских писателей, Алматы, Жазушы, 2013, p. 83. Sur
la fonction rhétorique du motif du rêve en littérature, voir aussi R. Caillois, L’Incertezza dei sogni, traduit du français par
Angelica Tizzo, Milan, Sellerio, p. 83.
2
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 51.
3
Ibid., p. 29.
4
Ibid., p. 46.
5
L. Doležel, «Possible Worlds and Literary Fictions», in Possible Worlds in Humanities, Arts and Sciences. Procedings of
the Nobel Symposium 65, Berlin, de Gruyter, 1989, p. 238.
6
Эпштейн М., «О виртуальной словесности», Русский Журнал, 1998,
http://old.russ.ru/journal/netcult/98-06-10/epstyn.html, mis en ligne le 25 mai 1998, consulté le 8 juin 2021.
7
A propos du concept de virtualisation dans le roman Čapaev i Pustota, voir A. de La Fortelle, « La quête bouddhiste et
l’esthétique postmoderniste russe : le cas de Viktor Pelevin », Études de lettres, n° 2-3, 2014, pp. 367-378 ; et Нагорная Н.,
Онейросфера в русской прозе XX века: модернизм, постмодернизм (thèse), Université d’Etat Lomonosov de Moscou,
2004, p. 6.
8
Катаев Ф., «Семантика и функции компьютерного дискурса в прозе Виктора Пелевина», in Вестник Пермского
Университета, n° 2, 2011, pp. 160–168.

72
dans le roman Generation ,P’1  ; le jeu vidéo et le texte dans le roman t2. Nous avons constaté
que dans le roman Čapaev i Pustota, le rêve remplit, sans doute, une fonction analogue. De
plus, nous observé que cette poétique de virtualisation de la réalité ne se manifeste pas
seulement au niveau thématique, par la création de plusieurs réalités virtuelles, mais aussi
dans un rapport particulier à ses propres moyens d’expression et de création artistique.

Lui-même simulacre de la réalité, le rêve joue un rôle clé dans ce processus de mise à nu
de la conventionalité de la création littéraire. Tout comme le rêve, l’écriture donne au
simulacre une dimension réelle, crée chez le lecteur une illusion de réalité, l’amène à
s’identifier avec le héros et à identifier le monde de la diégèse avec le monde extralinguistique
et extradiégétique. Le roman de Pelevin démontre, alors, cette propriété, tout en la déjouant.
Le rêve apparaît, dans le roman, comme une réalité très fragile et impossible à transcrire, qui
révèle la nature simulatrice de l’écriture elle-même. Inapte, par sa même nature, à être
représenté dans une forme narrative et à travers un langage verbal 3 (Partie III, page 56), le
rêve devient, alors, le symbole d’une référentialité à jamais perdue.

Avec l’introduction dans la diégèse d’événements surnaturels et inexplicables, Pelevin ne


vise pas à faire hésiter le lecteur quant à leur explication – car cette dynamique de lecture
présuppose une identification du monde fictionnel avec le monde du sens commun 4 – mais
plutôt à cultiver son approche critique du texte, en le faisant douter, non pas de la nature des
événements diégétiques, mais de celle des outils littéraires employés pour les produire.

En enrichissant la définition de Todorov par d’autres réflexions postérieures sur le


fantastique, nous avons également constaté qu’un usage semblable du fantastique caractérise
un ensemble plutôt hétérogène d’œuvres que nous avons nommées, en empruntant le terme à
Francis Berthelot, transfictions5. En particulier, nous pensons que cette dernière définition
nous permet de mieux comprendre l’originalité du roman Čapaev i Pustota, par rapport au
contexte littéraire russe contemporain au moment de sa parution, en 1996. La réflexion de
Berthelot ne prend pas son origine exclusivement dans une distinction formelle entre la

1
Жовнерик С., «Языковые средства изображения виртуальной реальности в романе В. Пелевина Generation “П”», in
Русский язык: система и функционирование (к 80-летию профессора П. П. Шубы): материалы III Междунар. науч.
конф., Минск, 6–7 апр., Минск, РИВШ, 2006, pp. 85—88.
2
Мельникова А., Художественный мир В. Пелевина; пространственно-временной аспект (thèse), Université d’Etat
d’Ivanovo, 2012, pp. 192–203.
3
Sur ce point, cf. R. Caillois, L’Incertezza dei sogni, traduit du français par Angelica Tizzo, Milan, Sellerio, p. 83. Sur la
différence essentielle entre le rêve en tant que phénomène psychique et sa représentation en littérature, voir Савельева В.
Художественная гипнология и онейропоэтика русских писателей, Алматы, Жазушы, 2013, pp. 6-85.
4
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 46.
5
F. Berthelot, Bibliothèque de l’Entre-Mondes. Guide de lecture, les transfictions, Paris, Gallimard, 2005, 333 p.

73
« littérature générale » et la « littérature de l’imaginaire », mais aussi dans une constatation
qui est plutôt liée à la perception de l’œuvre et à sa place dans le « marché ».

Selon Berthelot, les transfictions ne se situent pas seulement au croisement entre deux
conceptions de littérature opposées d’un point de vue formel et conceptuel, mais elles
transgressent également la ligne de démarcation entre la littérature savante et la littérature
populaire1.

En 1999, lorsque Pelevin venait d’écrire un de ses livres les plus célèbres, Generation ,P’,
le critique Aleksandr Genis réfléchissait sur la nature de ce qu’il appelait le « phénomène
Pelevin », alors à peine naissant2. Le critique observait que les livres de l’écrivain avaient
essuyé un sévère ostracisme de la part de la critique russe, malgré leur grand succès éditorial ;
ou plutôt, laissait entendre le critique, précisément en raison de ce dernier :

 Один из самых загадочных аспектов этого литературного явления – почти единодушная


реакция на него критиков: одни говорят о Пелевине сквозь зубы, другие – брызгая слюной.
[…] Мне никак не удается понять, что вызывает такую неприязнь. Неужели то и в самом деле
обидное обстоятельство, что Пелевина читают все больше, а, нас, критиков, все меньше3? 

En particulier, Genis constatait une différence considérable entre l’accueil réservé aux
romans de l’écrivains en Russie et à l’étranger. Alors que, en patrie, la critique s’approchait
avec dédain de l’œuvre de l’écrivain, en 1993 son premier recueil de récits, Sinij Fonar’,
recevait à Londres le prix Malyj Buker, grâce aussi à l’engagement personnel de Genis lui-
même4. Il en était de même pour Čapaev i Pustota. Alors que le roman, figurait, en 2001, dans
la short-list de l’un des prix internationaux les plus prestigieux, l’International IMPAC
Dublin Literary Award5, la critique russe le blâmait, en revanche, avec mépris6.

En particulier, il y avait une tendance à voir dans cette œuvre l’émergence d’une nouvelle
littérature fantaisiste et postiche, que l’on opposait à la grande tradition réaliste russe. L’un
des représentant de cette tendance et l’un des critiques les plus impitoyables de l’œuvre de

1
A côté de la distinction entre « littérature générale » et « littérature de l’imaginaire », fondée sur des caractéristiques
littéraires, Berthelot remarque qu’« un autre clivage est venu se superposer de manière fallacieuse au premier : l’opposition
entre littérature savante et littérature populaire. […] Tant et si bien qu’à présent, la frontière qui sépare les deux continents
correspond à des critères commerciaux bien arrêtés, plutôt qu’à une réflexion vivante sur les singularités de genre.  » Ibid., pp.
13-14.
2
Генис А., «Феномен Пелевина», Радио Свобода, mis en ligne le 24 avril 1999,
https://www.svoboda.org/a/24200556.html, , mis en ligne le 24 avril 1999, consulté le 7 juin 2021.
3
« L’un des aspects les plus énigmatiques de ce phénomène littéraire c’est la réaction presque unanime qu’il a produit chez
les critiques : certains parlent de Pelevin en grinçant les dents, d’autres сrachent sur son talent. J’ai vraiment du mal à
comprendre une telle hostilité. Est-ce que nous, les critiques, ne nous sentirions-nous pas offensés par le fait qu’on lit de plus
en plus les livres de Pelevin et de moins en moins nos articles ? » Ibid.
4
Ibid.
5
K. Donaghy, «Toibin nominated for book award», Independent.ie, mis en ligne le 6 Mars 2001, consulté le 6 Juin 2021.
6
Генис А., «Феномен Пелевина», Радио Свобода, https://www.svoboda.org/a/24200556.html, mis en ligne le 24 avril
1999, consulté le 7 juin 2021.

74
l’écrivain, Pavel Basinskij, commentait la sortie du roman en comparant l’essor de cette
nouvelle littérature à une floraison de cactus, plante aride et exotique : « Kакой-нибудь
глупый иностранец, верно, и поныне считает, что русская проза — это берьозка,
озимый овес и триста килограммов отборной духовности. Он ошибается, бедный!
Современная русская проза — это разведение кактусов1. »

Pour le critique russe il y avait donc, d’une part, une littérature sérieuse, réaliste,
spirituelle, nationale et une littérature naissante, désinvolte qui était reçue par le public de
masse avec un flagrant succès éditorial. Ainsi, la désignation de fantastika, que l’on attribuait
aux romans de l’écrivain, pourrait être sans doute vue comme un moyen pour reléguer au rang
de paralittérature des œuvres que la critique avait du mal à encadrer dans le canon d’une
littérature dite « savante ».

Certes, Čapaev i Pustota, ainsi que les deux premiers romans, Omon Ra et Zizn’
nasekomyx sont parus, avec succès2, dans les pages de la prestigieuse revue Znamja, à côté
des œuvres, jusque-là interdites, de Platonov, Bulgakov, Šalamov. Pourtant, Pelevin gardait
toujours un statut d’outsider. C’est ce qu’affirme Elena Xolmogorova, secrétaire de la
rédaction du journal à l’époque de la publication du roman : « Мы считали что он у нас
случайный человек, что он все-таки автор фантастики. До Чапаева и Пустоты не было
у нас ощущение, что перед нами писатель3. »

Quoique, selon Elena Xolmogorova, le roman ait marqué un point de rupture dans la
perception de ses œuvres, Pelevin n’avait pas cessé pour autant d’être considéré, avec un
certain mépris, comme un auteur de romans fantastiques. Il est particulièrement significatif,
dans ce sens, que Čapaev i Pustota n’a reçu, en Russie, qu’un prix mineur, le Strannik-97,
précisément consacré à la littérature fantastique4.

L’un des apports les plus originaux de Pelevin, à notre avis, a été justement celui d’avoir
transgressé la frontière nette qui sépare la littérature de masse de la littérature savante. Cette

1
« Il y a, sans doute, quelques naïfs étrangers qui croient encore aujourd’hui que la prose russe c’est des bouleaux, de
l’avoine enneigée, et trois cents kilogrammes de charmante spiritualité. Il se trompent, les pauvres ! La prose russe
contemporaine c’est un élevage de cactus. » Басинский П., Быков Д., «Два мнения о романе Виктора Пелевина "Чапаев
и Пустота"», Литературная газета, n° 29,1996, disponible en ligne sur le site officiel de Pelevin :
http://pelevin.nov.ru/stati/o-dva/1.html.
2
Пелевин В., Омон Ра: Повесть, Знамя, n° 5, 1992, pp.11-63. Et Пелевин В., Жизнь насекомых, Знамя, n° 4, pp. 6-65.
Pour ce dernier roman, Pelevin a reçu également le prix annuel de la revue en 1993.
3
« Nous considérions toujours sa présence chez nous comme provisoire, car il s’agissait tout de même d’un auteur de récits
fantastiques. Jusqu’à Čapaev i Pustota nous n’avions pas l’impression d’avoir affaire à un écrivain. » Elena Xolmogorova
interviewée dans le film documentaire : Писатель П. Попытка идентификации (Б. Караджев, 2013).
4
Nous renvoyons le lecteur à la page dédiée au roman de Pelevin sur le site officiel du prix littéraire Strannik :
http://www.rusf.ru/strannik/biograf/nom_p.html#pelev

75
transgression a une profonde signification symbolique : elle ne se traduit pas seulement, d’un
point de vue formel, par une transgression du canon littéraire mais, plus généralement, par une
remise en cause de la fonction de la création littéraire et du rôle de l’écrivain.

D’après Mark Lipoveckij, cette transgression démontre une caractéristique fondamentale


de la formation d’une poétique postmoderne dans la Russie post-soviétique 1. Ainsi que nous
l’avons montré au chapitre précédent, le postmodernisme de la période post-soviétique se
définit essentiellement par son rapport railleur à la grande tradition de la littérature russe. A la
différence de son homologue occidental, le postmodernisme russe, selon Lipoveckij, ne se
limite pas à déconstruire les idéologies de la modernité et à démasquer le logocentrisme sur
lequel elles fondent leur légitimité : étant donné la fonction sociale et le statut presque
religieux de la littérature en terrain russe (literaturocentrizm), le discours postmoderne éclot
au sein d’une conscience tragique de la responsabilité de la littérature elle-même dans la
formation du discours idéologique moderne2.

A notre avis, cela constitue un point clé de la poétique de Pelevin et la raison principale de
l’ostracisme initial de la critique à son égard. Son utilisation particulière du fantastique
constitue un mélange difficilement classifiable entre littérature savante et littérature populaire.
Cette transgression des limites du canon romanesque est présentée, chez Pelevin, d’une façon
très consciente et s’exprime au niveau textuel par une constante réflexion méta-narrative.

Cette réflexion méta-narrative est à notre avis un aspect fondamental non seulement du
roman Čapaev i Pustota, mais de la poétique de Viktor Pelevin en général, qui est pourtant
souvent passé au deuxième plan dans la critique. En cela, nous partageons l’avis de G.
Zalomkina qui, en 2018, a consacré un article à la présence d’une réflexion méta-narrative
(qu’elle appelle « méta-poétique ») dans le roman iPhuck103. Elle constate avec regret
l’absence d’une étude approfondie de cet aspect dans le roman Čapaev i Pustota, qui n’avait
fait l’objet que de quelques brèves allusions4.

1
A. Khan, M. Lipovetsky, I. Reyfman, S. Sandler, A History of Russian Literature, Oxford University Press, 2018, p. 693.
2
Липовецкий М., Паралогии. Трансформации (пост)модернистского дискурса в русской культуре 1920–2000 годов,
Москва, НЛО, 2008, pp. V-XXXIII. Voir aussi, E. Dobrenko, M. Lipovetsky, «The burden of freedom: Russian literature
after communism», in E. Dobrenko (éd.), M. Lipovetsky (éd.), Russian Literature since 1991, Cambridge University Press,
2017, pp. 3-19.
3
Заломкина Г., «Роман В. Пелевина iPhuck 10 как мета-поэтологический», Миргород, n° 1 (13), 2019, pp. 165–189.
4
Ibid., p. 168. Le seul article, à notre connaissance, où il est question de la dimension méta-narrative du roman Čapaev i
Pustota est celui de Воробьёва Е., «Мастер, Пушкин и Пустота », Культура и текст, 2005, n° 8, pp. 184–188.

76
Cette réflexion méta-textuelle apparaît de manière particulièrement évidente dans le roman
t, qui a déjà fait l’objet de quelques études dans cette direction 1. La formulation la plus
significative de cette réflexion méta-textuelle apparaît, à notre sens, dans le court récit Zapis’
o poiske vetra2 paru dans le recueil DPP (NN) de 2003 et qui constitue, à notre avis, une vraie
déclaration de poétique de la part de l’écrivain.

Ce récit se présente sous la forme d’une lettre écrite par l’étudiant « Постепенность
Упорядочивания Хаоса3 » et adressée à monsieur « Изящество Мудрости4 ». Cette lettre
donnait la suite à une discussion entre l’élève et son maître où il s’agissait de la « médiocrité
de la littérature contemporaine par rapport aux grands livres du passé5 ». Dans ce court récit,
l’étudiant s’interroge sur la possibilité d’écrire un livre qui manifeste au lecteur la Vérité
(qu’il appelle Put’, voie). Il parvient, toutefois, à une amère constatation : « Посчитав сперва
эту задачу нетрудной, я по размышлении увидел, что к ней нет способа даже
подступиться6». Quoique le récit aboutisse à une conclusion aussi optimiste qu’énigmatique
(« Мое сердце знает, что повествование, о котором я говорю, существует. Вот только
прочесть его может лишь тот таинственный ветер, который листает страницы всех
существующих книг. Но, говоря между нами, разве есть в этом мире хоть что-нибудь,
кроме него7.»), la constatation de l’impossibilité d’exprimer la vérité par le langage demeure
une constante dans l’œuvre de l’écrivain.

C’est ce que démontre le critique polonais Mateusz Jaworski, dans un article publié en
2017 : quoique ce motif se présente sous des formes toujours différentes, il constitue un des
concepts fondamentaux de la poétique de l’écrivain 8. Au cours de notre analyse, nous croyons

1
Кабанова И., «Троица по Пелевину: автор-герой-читатель в романе t», Филологический класс, n° 25, 2011, pp. 15-21.
Voir aussi, Короткова А., «Классический треугольник «Автор-Герой-Читатель» в романе В. Пелевина t»,
communication au colloque «Литературный текст хх века (проблемы поэтики), посвящённой памяти Н.Л.
Лейдермана», Челябинск, mars 2011. Cf. Примочкина Н., «На фоне классики», НЛО, n° 5, 2010,
https://magazines.gorky.media/nlo/2010/5/na-fone-klassiki.html, mis en ligne en mai 2009, consulté le 6 juin 2021.
2
Пелевин В., ДПП (NN), Москва, Эксмо, 2010 (éd. originale, 2003), pp. 370–384.
3
« Gradualité de l’Ordonnancement du Chaos ». Ibid., p. 370.
4
« Elégance de la Sagesse ». Ibid.
5
«Ничтожество современных сочинений в сравнении с великими книгами древности». Ibid. p. 371.
6
« Tout en la considérant, au premier abord, comme une tâche plutôt simple, je me suis rendu compte, après réflexions, qu’il
n’y a même pas moyen de s’y essayer. » Ibid. p. 381.
7
« Mon cœur sait que cette narration, dont je parle, existe. Cependant, elle ne peut être lue que par ce vent mystérieux qui
tourne les pages de tous les livres qui existent. Mais, cela dit entre nous, est-ce qu’il y a autre chose que ce vent, dans ce
monde ? » Il n’est pas difficile de lire, dans ce passage, l’expression de l’idée postmoderne de bibliothèque, telle qu’on la
trouve, par exemple, chez J.L. Borges ou U. Eco. A propos de ce concept, dans l’œuvre de Pelevin, nous renvoyons le lecteur
à Мельникова А., Художественный мир В. Пелевина; пространственно-временной аспект (thèse), Université d’Etat
d’Ivanovo, 2012, pp. 192-203.
8
M. Jaworski, «Проблема автотеличности языка в романах Виктора Пелевина», Kultury wschodniosłowiańskie -
oblicza i dialog, n° 7, 2017, pp. 65-78

77
avoir clairement démontré la présence d’une conception analogue dans le roman Čapaev i
Pustota (Partie III, page 68).

Cette interprétation de l’œuvre de Pelevin nous permet d’approcher sa lecture sous un autre
angle. De fait, si certains critiques accusent l’écrivain d’écrire des bestsellers pour le public
de masse, d’autres l’accusent d’un excès d’intellectualisme. Parmi ces derniers nous signalons
notamment le critique Konstantin Frumkin. Celui-ci affirme que la prose de Pelevin est
saturée d’un excès de rationalisme, qui nuit, d’un point de vue littéraire, à l’originalité et à la
spontanéité de la narration. Celle-ci, dans les romans de Pelevin, serait exclusivement
finalisée pour montrer, voire démontrer, une idée ou une conception philosophique1.

Toutefois, la grande importance attribuée dans le texte à la réflexion philosophique


n’implique pas nécessairement que la diégèse soit subordonnée à la démonstration d’une
thèse. Ainsi, le fait que le texte communique au lecteur la présence d’un but théorique,
philosophique à atteindre, n’implique pas que cette démonstration aboutisse. Bien au
contraire, nous sommes de l’avis que le roman Čapaev i Pustota met en scène l’échec d’une
telle tentative démonstrative. Il y a plusieurs exemples de ce dénouement défaillant dans le
texte. Nous en donnons l’exemple le plus saisissant :

– Петр никак не хотел понимать, – ответил [Чапаев]. – Был момент, когда я решил, что мы
там и останемся.
– А теперь он понял? – спросила Анна. Чапаев поглядел на меня.
– Да ничего он не понял, – сказал он. – Просто там такая стрельба началась…
– Послушайте, Чапаев, – начал было я, но он остановил меня повелительным жестом.
– Все в порядке? – спросил он у Анны.
– Да, – сказала она, подавая ему рычаг. Я вдруг понял, что Чапаев, как всегда, прав: не было
ничего такого, про что можно было бы сказать, что я это понял2.

Ainsi, le roman de Pelevin est un roman de l’échec, un roman de formation qui amène à la
dissolution du personnage, comme le relève Lipoveckij : car la quête profonde de l’identité,
de la vérité, de la réalité est elle-même vouée à l’échec 3. L’utilité de l’écriture (et donc de la
littérature) réside donc précisément dans le fait de mettre en lumière sa propre insuffisance.

1
Фрумкин К., «Эпоха Пелевина», 1999 disponible en ligne sur le site consacré à l’œuvre de Viktor Pelevin:
http://pelevin.nov.ru/stati/o-frum/1.html, mis en ligne le 26 juillet 2009, consulté le 6 juin 2021.
2
« – Pёtr ne voulait pas du tout comprendre, – répondit [Čapaev]. – A un certain moment j’avais même décidé qu’on resterait
là-bas.
– Et maintenant il a compris ? – demanda Anna. Čapaev me jeta un regard.
– Il n’a rien compris du tout, – dit-il. – Juste, là-bas a commencé une telle fusillade…
– Ecoutez, Čapaev, – allais-je commencer, mais il m’arrêta avec un geste impérieux.
– Tout va bien ? – demanda-t-il à Anna.
– Oui, – répondit-elle en lui confiant le levier.
Soudain, je compris que Čapaev avait comme toujours raison : il n’y avait pas une seule chose, dont on pouvait dire que je
l’avais comprise. » Пелевин В., Чапаев и Пустота: роман, Москва, АСТ, 2019, p. 378.
3
A. Khan, M. Lipovetsky, I. Reyfman, S. Sandler, A History of Russian Literature, Oxford University Press, 2018, p. 700.

78
En raison de la tension entre représentation et représenté sur laquelle il fonde sa dynamique
de lecture et sa structure narratologique, le fantastique devient alors le moyen, pour Pelevin de
mettre à nu cet écart et de réfléchir au statut de la littérature.

Notre étude du motif du rêve et de l’utilisation de l’effet fantastique, dans le roman


Čapaev i Pustota, est loin néanmoins de pouvoir fournir une lecture systématique et globale
de la grande variété avec laquelle le fantastique se manifeste dans l’œuvre de l’écrivain et,
plus généralement dans la littérature russe de l’époque postsoviétique.

En effet, la littérature russe contemporaine est peuplée d’une pléthore d’êtres fantastiques
et étranges, traversée d’une multitude de phénomènes insolites et inexplicables. Nous pouvons
mentionner, à titre d’exemple, le roman très récent d’Aleksej Ivanov, Piščeblok (2018), dans
lequel un camp d’été soviétique (pionerskij lager’) devient le nid d’une colonie de vampires 1.
Déjà dans le récit Sinij Fonar’, le camp d’été était, pour Pelevin, le lieu de l’épouvante et de
l’étrange : chez lui, toutefois, les enfants étaient plutôt sur le point de se transformer en
zombies plutôt qu’en vampires. Ces derniers, en revanche, sont les protagonistes de son
roman de 2006, Empire V. Mais les vampires ne sont pas les seuls êtres fantastiques à peupler
ses textes : rappelons par exemple son roman Svjaščennaja kniga oborotnja, publié en 2004,
dont les deux héros principaux, Aleksandr Seryj et A Xuli, sont respectivement un loup-garou
et une femme-renarde2.

D’après l’historien et culturologue Aleksandr Etkind, Pelevin est sans aucun doute le chef
de file de la littérature postsoviétique de l’étrange 3. Toutefois, ses livres sont loin d’en
représenter le seul exemple, car Pelevin rejoint, en cela, une tendance plus générale, que
l’auteur appelle magical historicism4, et de laquelle relèvent, entre autres, les romans de
Dmitrij Bykov et ceux de Vladimir Sorokin 5. En analysant l’essor de la littérature fantastique
à partir des années 1960, Etkind rattache l’œuvre de Pelevin, à une lignée d’écrivains qui se
sont donné pour tâche d’explorer cette zone obscure de notre conscience : entre autres, Andrej

1
Иванов А., Пищеблок, Москва, АСТ, 2018, p. 414.
2
Il est possible d’interpréter ces êtres fantastiques comme une représentation du pouvoir, cf. I. Després, « Loup-garou,
Minotaure et vampires : quelques représentations du pouvoir dans la prose de Viktor Pelevine », in Anna Saignes, Agathe
Salha, Du Grand Inquisiteur à Big Brother, le pouvoir dans la littérature et les arts de la fin du XIX siècle à nos jours,
Garnier, 2013, pp. 261-276.
3
Эткинд А., Кривое горе, Москва, НЛО, 2018, p. 282.
4
Cf. A. Etkind, «Magical Historicism», in E. Dobrenko (éd.), M. Lipovetsky (éd.), Russian Literature since 1991, Cambridge
University Press, 2017, pp. 104-119.
5
Эткинд А., Кривое горе, Москва, НЛО, 2018, pp. 276–305.

79
Sinjavskij avec Progulki c Puškinym, Julij Daniel’ avec Govorit Moskva et Jurij Mamleev
avec son roman, Šatuny1.

Pour expliquer la grande popularité de ce fantastique gore et horrifique, Aleksandr Etkind


propose alors une hypothèse suggestive : il est possible, selon lui, de lire ces œuvres comme
la réélaboration, dans la mémoire culturelle russe, du traumatisme social collectif lié à la
répression mise en place par le régime soviétique et à l’expérience du goulag2.

En particulier, le concept de répression, que l’auteur considère à la fois dans sa connotation


politique et freudienne3, semble rattacher pertinemment les considérations d’Etkind à la
réflexion de Todorov sur le fantastique comme moyen de contourner la censure et enfreindre
les tabous4.

Nous estimons que cette hypothèse mérite de faire l’objet d’une recherche ultérieure et
plus ample, qui nous permettrait, peut-être, d’élargir notre compréhension du fantastique dans
la littérature russe contemporaine. En nous concentrant sur l’étude du motif du rêve et de sa
fonction, dans la réinterprétation pélévinienne des codes du genre fantastique, nous espérons,
néanmoins, avoir fourni, avec notre travail, quelques indications utiles à une meilleure
compréhension de ce phénomène si vaste et multiforme.

1
Ibid. pp. 152-172, pp. 281-283.
2
Ibid., p. 176.
3
La pensée freudienne constitue le point de départ de la réflexion d’Etkind dans Кривое горе. Sur ce point, voir aussi A.
Etkind, «Magical Historicism», in E. Dobrenko (éd.), M. Lipovetsky (éd.), Russian Literature since 1991, Cambridge
University Press, 2017, pp. 107-108.
4
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, pp. 167-169.

80
Bibliographie

I. Corpus

ПЕЛЕВИН Виктор Олегович, Чапаев и Пустота: роман, Москва, АСТ, 2019 (éd.
originale,1997), 416 p.

Autres œuvres de Pelevin ponctuellement convoquées pour l’analyse

ПЕЛЕВИН Виктор Олегович, Зомбификация. Опыт сравнительной антропологии,


Mосква, ФТМ, 1990, 22 p.
ПЕЛЕВИН Виктор Олегович, Принц Госплана, Москва, Эксмо, 2016 (éd. originale,
1991), 320 p.
ПЕЛЕВИН Виктор Олегович, Жизнь насекомых, Москва, AСТ, 2019 (éd. originale,
1993), 288 p.
ПЕЛЕВИН Виктор Олегович, Genration «П», Москва, AСТ, 2015 (éd. originale, 1999),
352 p.
ПЕЛЕВИН Виктор Олегович, ДПП (NN), Москва, Эксмо, 2010 (éd. originale, 2003),
384 p.
ПЕЛЕВИН Виктор Олегович, Священная книга оборотня, Москва, Азбука, 2021 (éd.
originale, 2004), 384 p.
ПЕЛЕВИН Виктор Олегович, Все рассказы (сборник), Москва, Эксмо, 2005, 515 p.
ПЕЛЕВИН Виктор Олегович, Empire V, Москва, Азбука, 2021 (éd. originale, 2006), 416
p.

81
ПЕЛЕВИН Виктор Олегович, T: роман, Москва, Азбука, 2015 (éd. originale, 2009), 411
p.
ПЕЛЕВИН Виктор Олегович, «Икстлан — Петушки», disponible en ligne sur le site
officiel de l’écrivain : http://pelevin.nov.ru/rass/pe-ixt/1.html, mis en ligne le 28 août
2001, consulté le 6 juin 2021.
ПЕЛЕВИН Виктор Олегович, Непобедимое Солнце, Москва, Эксмо, 2020, 700 p.
ПЕЛЕВИН Виктор Олегович, Омон Ра, Москва, Эксмо, 2010 (éd. originale, 1992), 160 p.

Œuvres d’autres auteurs

En russe
НАБОКОВ Владимир Владимирович, Дар, Санкт-Петербург, Азбука, 2020 (éd originale
1938), 384 p.

En d’autres langes
BORGES Jorge Luis, Finzioni, traduction de Mellis A., Milan, Adelphi, 2019 (éd. originale,
1944), 186 p.
BORGES Jorge Luis, Libro di sogni, traduction de Scarano T., Milan, Adelphi, 2015 (éd.
Originale, 1976), 237 p.
BORGES Jorge Luis, « La Pesadilla », in Siete Noches, Fondo de Cultura Económica,
Argentina, 1980, pp. 13-20.
CASTANEDA Carlos, The art of dreaming, Princeton, N.J.: William Morrow & Co, 2005
(éd. originale, 1993), 260 p.

II. Articles sur l’œuvre de Pelevin

En russe
CHUDZIŃSKA-PARKOSADZE Anna, «Между историей и философией.
поэтика романа Чапаев и Пустота Виктора Пелевина», Studia Rossica Posnaniensia,
vol. XLI, 2016, pp. 15–28.
JAWORSKI Mateusz, «Проблема автотеличности языка в романах Виктора Пелевина»,
Kultury wschodniosłowiańskie - oblicza i dialog, n° 7, 2017, pp. 65-78.

82
VAJNGURT Julija, «Свой среди других: концепция читателя у Пелевина», traduit de
l’anglais par A. Moroz et K. Korčagin, HLO, n° 1, 2018, disponible sur :
https://magazines.gorky.media/nlo/2018/1/svoj-sredi-drugih-konczepcziya-chitatelya-u-
pelevina.html, mis en ligne en janvier 2018, consulté le 08 juin 2021.
БАСИНСКИЙ Павел Валерьевич, БЫКОВ Дмитрий Львович, «Два мнения о романе
Виктора Пелевина "Чапаев и Пустота"», Литературная газета, n° 29, 1996,
disponible en ligne sur le site officiel de Pelevin : http://pelevin.nov.ru/stati/o-dva/1.html,
mis en ligne le 29 mai 1996, consulté le 8 juin 2021.
ВОРОБЬЁВА Елена Петровна, «Мастер, Пушкин и Пустота», Культура и текст, 2005,
n° 8, pp. 184–188.
ГЕНИС Александр Александрович, « Поле Чудес », Звезда, n° 12, 1997,
https://magazines.gorky.media/zvezda/1997/12/beseda-desyataya-pole-chudes-viktor-
pelevin.html, mis en ligne en décembre 1997, consulté le 8 juin 2021.
ГЕНИС Александр Александрович, «Феномен Пелевина», Радио Свобода,
https://www.svoboda.org/a/24200556.html, mis en ligne le 24 avril 1999, consulté le 7 juin
2021.
ЖОВНЕРИК Снежана Леонидовна, «Языковые средства изображения виртуальной
реальности в романе В. Пелевина Generation “П”», in Русский язык: система и
функционирование (к 80-летию профессора П. П. Шубы): материалы III Междунар.
науч. конф., Минск, 6–7 апр., Минск, РИВШ, 2006, pp. 85—88.
ЗАЛОМКИНА Елена Вениаминовна, «Роман В. Пелевина iPhuck 10 как мета-
поэтологический», Миргород, n° 1 (13), 2019, pp. 165–189.
КАБАНОВА Ирина Валерьевна, «Троица по Пелевину: автор-герой-читатель в романе
t.», Филологический класс, n° 25, 2011, pp. 15–20.
КАТАЕВ Филипп Андреевич, «Семантика и функции компьютерного дискурса в прозе
Виктора Пелевина», Вестник Пермского Университета, n° 2, 2011, pp. 160–168.
КОРОТКОВА Анна Васильевна, «Классический треугольник «Автор-Герой-Читатель»
в романе В. Пелевина t», communication au colloque «Литературный текст хх века
(проблемы поэтики), посвящённой памяти Н.Л. Лейдермана», Челябинск, mars 2011.
МАРКОВА Татьяна Николаевна, «Онейрический текст в малой прозе И. С. Тургенева и
В. О. Пелевина», Филологический класс, n° 25, 2020, pp. 106–114.
МЕЛЬНИКОВА Арина Юрьевна, «Образы-порталы в художественной виртуальности
(на примере романа В. Пелевина Чапаев и Пустота)», Вестник Челябинского
государственного университета, n° 22, 2010, pp. 74–76.
ПРИМОЧКИНА Наталья Николаевна, «На фоне классики », НЛО, n° 5, 2010,
https://magazines.gorky.media/nlo/2010/5/na-fone-klassiki.html, mis en ligne en mai 2009,
consulté le 6 juin 2021.

83
ФРУМКИН Константин Григорьевич, «Эпоха Пелевина», 1999, disponible en ligne sur le
site officiel de Pelevin : http://pelevin.nov.ru/stati/o-frum/1.html, mis en ligne le 26 juillet
2009, consulté le 6 juin 2021.

En d’autres langues

BERLINA Alexandra, « Russian Magical Realism and Pelevin as Its Exponent », CCL Web :
Comparative Literature and Culture, vol. XI, 2009, pp. 1-9.

De LA FORTELLE Anastasia, « La quête bouddhiste et l’esthétique postmoderniste russe : le


cas de Viktor Pelevin », Études de lettres, n° 2-3, 2014, pp. 367-378, disponible sur :
http://journals.openedition.org/edl/787

DESPRES Isabelle, « Loup-garou, Minotaure et vampires : quelques représentations du


pouvoir dans la prose de Viktor Pelevine », in Anna Saignes, Agathe Salha, Du Grand
Inquisiteur à Big Brother, le pouvoir dans la littérature et les arts de la fin du XIX siècle à
nos jours, Garnier, 2013, pp. 261-276.

LE BLEIS Enora « Le monde fantastique de Viktor Pelevine », Chroniques slaves, n° 5,


Grenoble, 2009, pp. 131-145.
MELAT Hélène, « Entre passé soviétique et futur russe : les bulles de savon de Viktor
Pélévine », in Marc Weinstein (ed.), La geste russe. Comment les Russes écrivent-ils
l’histoire au XXe siècle ?, Publications de l’Université de Provence, 2002, pp. 305-314.
MELAT Hélène, « La Ligne et le cercle, la Flèche Jaune de Viktor Pelevin », in Diagonales
dostoïevskiennes mélanges en l’honneur de Jacques Catteau, Paris, Presses Universitaires
de la Sorbonne, 2002, pp. 301-314.
MELAT Hélène, « La Mercedes et la plume : la nouvelle réalité russe à l’assaut de la prose
postsoviétique », Chroniques slaves, n° 2, Grenoble, 2006, pp. 113-122.
MÉLAT Hélène, « PELEVINE VIKTOR (1962- ) », Encyclopædia Universalis,
https://www.universalis.fr/encyclopedie/viktor-pelevine/, mis en ligne en juin 2010,
consulté le 6 juin 2021.

III. Ouvrages consacrés à l’œuvre de Pelevin

En russe
БЫЧКОВА Ольга Анатольевна, Проблема симулякра в постмодернистской
литературе (на материале произведений А. Битова, Т. Толстой, В. Пелевина) (thèse),
sous la direction de Д. Д. Ивлев, GOU VPO Université pédagogique d'État de
Tchouvachie, 2008, 201 p.
84
ВОРОБЬЁВА Елена Петровна, Литературная рефлексия в русской
постмодернистской прозе: А. Битов, Саша Соколов, В. Пелевин (thèse), sous la
direction de Х. E. Петровна, GOU VPO Université pédagogique d'État de Barnaul, 2004,
157 p.
MEЛЬНИКОВА Арина Юрьевна, Художественный мир В. Пелевина;
пространственно-временной аспект (thèse), sous la direction de E. M. Tюленева,
Université d’Etat d’Ivanovo, 2012, 222 p.
НАГОРНАЯ Наталья Анатольевна, Онейросфера в русской прозе XX века:
модернизм, постмодернизм (thèse), sous la direction de Л. A. Колобаева, Université
d’Etat Lomonosov de Moscou, 2004, 414 p.

En d’autres langues

STAKUN Rebecca, Terror and Transcendence in the Void: Viktor Pelevin’s Philosophy of
Emptiness (thèse), sous la direction de V. Chernetsky, University of Kansas, 2017, 224 p.

IV. Rêve et littérature

En russe
ДАВЫДОВ Данила Михайлович, «Ночное искусство (Сон и фрагментарность прозы)»,
НЛО, n° 54, 2002, p. 246–250.
САВЕЛЬЕВА Вера Владимировна, Художественная гипнология и онейропоэтика
русских писателей, Алматы, Жазушы, 2013, 520 p.
ФЛОРЕНСКИЙ Павел Александрович, Иконостас, Санкт-Петербург, Мифрил, 1993,
365 p.

ШТЕЙНЕР Евгений Семёнович «Зыбкий мост сна: сны и сновидцы в японской


традиции», Русская антропологическая школа. Труды, n° 6, 2009, pp. 430–443.

En d’autres langues
BEGUIN Albert, L’Ame romantique et le rêve. Essai sur le romantisme allemand et la poésie
française, Pairs, José Corti, 1991, 569 p.
CAILLOIS Roger, L’Incertezza dei sogni, traduit du français par Angelica Tizzo, Milan,
Sellerio, 2014, 110 p. (édition originale : R. Caillois, L’Incertitude qui vient des rêves,
Paris, Gallimard, 1956).

85
FREUD Sigmund, L’Interprétation du rêve, traduction de Altounian J., Cotet P., Lainé R.,
Rauzy A. et Robert F., Paris, Quadrige/PUF, 2011, 768 p.

V. Etudes sur le fantastique

En russe
ЛАХМАН Ренате, «Концепты фантастического в постриторическом дискурсе», traduit
de l’allemand par N. Borisova, Russian Literature, vol. LVI, 2003, pp. 227–239.

En d’autres langues
BERTHELOT Francis, Bibliothèque de l’Entre-Mondes. Guide de lecture, les transfictions,
Paris, Gallimard, 2005, 333 p.
BERTHELOT Francis, « Genres et sous-genres dans les littératures de l’imaginaire »,
communication au Séminaire du CRAL « Narratologies contemporaines », Paris, 8
Novembre 2005.
LUGNANI Lucio, CESERANI Remo, GOCCI Gianluigi, BENEDETTI Carla, SCARANO
Emanuela, La narrazione fantastica, Pise, Nistri-Lischi, 1983, 750 p.
MESÀROVÀ Eva, « Discorso teorico-critico sul fantastico negli ultimi anni del novecento in
italia », Romanica Olomucensia, n° 26.1, 2014, pp. 77-84.
TODOROV Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, 187 p.

VI. Postmoderne et varia

En russe
КАРОВИН Валентин Иванович, История русской литературы XX — начала XXI века.
Часть III. 1991–2010-е годы, Москва, Гуманитарный издательский центр ВЛАДОС,
2014, 288 p.
ЛЕЙДЕРМАН Наум Лазаревич et ЛИПОВЕЦКИЙ Марк Наумович, Современная
русская литература: новый учебник по литературе; в 3-х книгах. 3: В конце века
(1986 - 1990-е годы), Москва, УРСС, 2001.
ЛИПОВЕЦКИЙ Марк Наумович, Паралогии. Трансформации (пост)модернистского
дискурса в русской культуре 1920–2000 годов, Москва, НЛО, 2008, V–XXXIII, 848 p.

86
ЛИПОВЕЦКИЙ Марк Наумович, «ПМС (постмодернизм сегодня)», Знамя, no 5, 2002,
https://znamlit.ru/publication.php?id=1737, mis en ligne en mai 2002, consulté le 8 juin
2021
ЛОТМАН Юрий Михайлович, Культура и взрыв, Москва, АСТ, 2018 (éd. originale :
1992), 256 p.
ЭПШТЕЙН Михаил Наумович, «О виртуальной словесности», Русский Журнал, 1998,
http://old.russ.ru/journal/netcult/98-06-10/epstyn.htm, mis en ligne le 25 mai 1998, consulté
le 8 juin 2021.
ЭТКИНД Александр Маркович, Кривое горе, traduit de l’anglais par V. Makarova,
Москва, НЛО, 2018, 324 p.

En d’autres langues
BAUDRILLARD Jean, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981, 235 p.
BUSWELL Robert E., Encyclopedia of Buddhism, vol. I-II, Thomson Gale, 2004, 981 p.
CALABRESE Omar, Il neobarocco: forma e dinamiche della cultura contemporanea,
Florence, La casa Usher, 2013, 460 p.
DELEUZE Gilles, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, 392 p.
DOBRENKO Evgeny (éd.), LIPOVETSKY Mark (éd.), Russian Literature since 1991,
Cambridge University Press, 2017, 318 p.
DOLEŽEL Lubomír, « Possible Worlds and Literary Fictions », in Possible Worlds in
Humanities, Arts and Sciences. Procedings of the Nobel Symposium 65, Berlin, de
Gruyter, 1989, pp. 221-241.
ECO Umberto, Lector in fabula: la cooperazione interpretativa nei testi narrativi, Milan,
Bompiani, 2010, 180 p.
ECO Umberto, Sei passeggiate nei boschi narrativi. Harvard University, Norton Lectures
1992-1993, La nave di Teseo, 2018, 190 p.
GENETTE Gérard, Figures III, Paris, Seuil, 1972, 380 p.
KHAN Andrew, LIPOVETSKY Mark, REYFMAN Irina, SANDLER Stephanie, A History of
Russian Literature, Oxford University Press, 2018, 960 p.
LYOTARD Jean-François, La Condition postmoderne, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979,
128 p.
MÉLAT Hélène (éd.), Le premier quinquennat de la prose russe du XXI e siècle, Paris, IES,
2006, 410 p.

87
Table des matières

Introduction..........................................................................................................................................4
Partie I.................................................................................................................................................16
1.1 Aspect sémantique.....................................................................................................................16
1.2 Les thèmes du Je........................................................................................................................17
1.3 Les « thèmes du regard » : la perception biaisée du héros-narrateur........................................19
1.4 Effacement de la frontière entre sujet et objet..........................................................................20
1.5 La Perception biaisée du héros-narrateur : drogue, folie, infantilisme.......................................21
1.6 Le fantastique entre merveilleux et étrange..............................................................................23
1.7 Première caractéristique structurelle : aspect syntaxique.........................................................24
1.8 Deuxième caractéristique structurelle : la narration à la première personne............................25
1.9 Troisième caractéristique structurelle : la réalisation de la métaphore « la vie est un songe ». 27
1.10 L’Hésitation du lecteur.............................................................................................................29
Partie II...............................................................................................................................................32
2.1 L’Hésitation et le « lecteur implicite »........................................................................................32
2.2 Les Limites temporelles du fantastique......................................................................................33
2.3 Dynamique onirique et « logika sna »........................................................................................35
2.4 La logique onirique.....................................................................................................................38
2.5 La représentation de l’hésitation dans le texte..........................................................................40
2.6 Deux explications rationnelles mutuellement exclusives...........................................................44
2.7 La logique du réveil.....................................................................................................................45

88
2.8 Les « solutions réalistes »...........................................................................................................47
2.9 La représentation du rêve dans la diégèse : portail entre les mondes.......................................48
2.10 Irrégularités et paralipses.........................................................................................................50
2.11 Fable, récit, référentialité.........................................................................................................51
Partie III..............................................................................................................................................54
3.1 La théorie de Čapaev..................................................................................................................54
3.2 Rêve et récit de rêve...................................................................................................................55
3.3. Récit de réveil............................................................................................................................58
3.4 Rêve, mimèsis et simulacre........................................................................................................61
3.5 Fantastique et « transfiction »....................................................................................................66
3.6 Langage et Vérité........................................................................................................................68
3.7 Littérature et Vérité....................................................................................................................70
3.8 Fantastique et virtualisation.......................................................................................................72
Conclusion...........................................................................................................................................74
Bibliographie......................................................................................................................................84

89

Vous aimerez peut-être aussi