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Commentaire composé : « Icebergs » d’Henri Michaux

Ecrivain et poète du XXème siècle, Henri Michaux a écrit de nombreux recueils qui mettent
en scène la parole poétique comme un voyage vers une quête de sens. Cette quête passe souvent
par la description de paysages extérieurs et de terres inconnues, mais elle ne prend tout son sens
que lorsque le lecteur admet que cette aventure est d’abord et avant tout une quête intérieure et
spirituelle. Dans l’œuvre de Michaux, le parcours et le déplacement jouent un rôle clef, en ce que son
œuvre est le miroir d’une quête insatiable, à laquelle la poésie n’a pu que répondre partiellement, ce
qui explique pourquoi l’auteur s’est tourné vers la peinture à partir des années 1950. Le poème
« Icebergs », paru dans le recueil La Nuit remue (1931), est écrit dans une période où l’auteur n’a pas
encore recours à la drogue (mescaline) pour prolonger ses voyages intérieurs. Il illustre
profondément la phrase que Michaux plaçait en exergue de son travail poétique : « J’écris pour me
parcourir. Peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie ». Ainsi, pour
Michaux, écrire de la poésie, c’est parcourir les zones inconscientes de l’être humain, dont les
icebergs sont ici la métaphore. Afin de voir en quoi ce poème, écrit en tercet et vers libres, illustre
cette phrase, nous l’étudierons, en observant comment il est à la fois le témoignage d’un voyage
géographique, mais aussi celui d’une exploration intérieure et surtout d’une aventure poétique.

Le poème se présente d’abord comme un voyage géographique et un parcours vers des zones
inexplorées : « mers incontemplées » (vers 8). Le poète parle d’une zone géographique précise
(« enrobés dans la calotte glaciaire de la planète Terre » vers 5, « dos du Nord Atlantique » vers 7) ;
ils sont englobés dans la calotte glaciaire, figés, immuables, comme les gardiens de l’éternité.

Ils constituent, par ailleurs, une zone inaccessible et un symbole de mort : seules les âmes des
« matelots morts » v.2 et la forme de « vieux cormorans abattus » v.1/2 habitent ce lieu. Cela donne
une dimension fantastique au texte et rappelle toutes les légendes qui évoquaient des zones
inatteignables par les navires, aux confins du monde réel et au début de l’au-delà. Cet espace
apparaît donc d’entrée de jeu comme hors du temps et du monde, celui où l’on peut prendre toute
une éternité pour entrer dans la contemplation ; cette image peut paraître lugubre, mais elle est
aussi chargée d’une surprenante beauté ; le fait que les fantômes s’accoudent alors que ce lieu ne
comporte aucun « garde-fou » v.1 donne une apparence un peu absurde à la scène, mais c’est aussi
de cette absence de rationalité que naît sa poésie. D’autre part, les icebergs ne sont pas seulement
reliés au monde de la mort mais aussi à celui de la naissance (v.11), ce qui atténue encore
l’impression lugubre qui se dégage de ces 1ers vers.

Enfin et surtout, le grand nord constitue un espace d’une beauté parfaite : blancheur absolue,
gel, pureté, scintillement : elle dégage quelque chose de magique, c’est un espace parfait qui ne peut
avoir été créé ni par l’homme, ni même la main de Dieu : « combien hauts, combien purs sont tes
bords enfantés par le froid » vers 6. Le poète éprouve de l’admiration pour cette beauté absolue : il
utilise un vocabulaire mélioratif et même admiratif : « les nuits enchanteresses de l’hyperboréal »
vers 3. Le substantif « hyperboréal » donne une connotation particulière au texte, souligne que nous
sommes projetés dans « l’ailleurs absolu », le bout du monde. L’adjectif « enchanteresses » nous
donne un sentiment d’ivresse et, paradoxalement étant donné le type de spectateurs, de vie. Il
semble se rapporter à son sens étymologique, celui qui évoque des enchantements et des charmes
magiques et donnent à penser que nous sommes déjà dans l’espace de la poésie. Il ne s’agit donc pas
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seulement de faire une description précise : le projet du poème est d’ajouter une dimension
imaginaire à la description pour donner ou trouver un sens au réel. En effet, les icebergs sont ici le
miroir de l’intériorité de l’esprit du poète.

Le poète décrit ainsi son parcours mental en soulignant sa proximité avec le paysage : il
tutoie les Icebergs. Il a le sentiment d’appartenir à leur famille (« comme vous m’êtes familiers… » v.
12). Il éprouve le bonheur d’être « chez lui ». Le tableau qu’il fait ne peut refléter que son imaginaire
puisqu’il précise bien que ce sont des : « mers incontemplées » v.8. C’est donc son univers mental qui
est projeté. Michaux les décrit comme des « Parents des îles » v.11 : les icebergs constituent son île
intérieure, qu’il a trouvée, celle qui correspond à son espace de méditation en application du
précepte de Bouddha (auquel les icebergs sont assimilés v.7) : « Tenez-vous bien dans votre île à
vous, collés à la méditation. »).

L’univers « hyperboréal » apparaît ainsi comme une contrée utopique. Son itinéraire le
mène vers un voyage dans l’au-delà, qui fait correspondre ce poème avec le « livre des morts » que
proposent plusieurs religions : la 1ère strophe évoque clairement un espace où viennent
« s’accouder » les âmes des défunts (« où de vieux cormorans/abattus et les âmes des matelots
morts récemment viennent s'accouder » vers 1 et 2, rythmés par une allitération en « m »). Plus loin,
cependant, les icebergs sont décrits comme les : « parents des sources » v.11. On peut y voir le
ressourcement du poète. Ce lieu génère la parole poétique, qui coule de source. Loin d’être un lieu
de mort, c’est finalement un lieu de ressourcement, celui d’une nouvelle vie.

Ce lieu tient aussi son caractère sacré du fait qu’il tient à distance le monde banal des
hommes, qui selon Michaux, surtout en Europe, a perdu le sens du sacré. Le poète s’identifie aux
Icebergs (sacralisés par la majuscule) qu’il décrit comme des « Solitaires sans besoin » v.10 : les
montagnes de glace et le poète ont en commun une totale indépendance, et le même mépris pour
les autres hommes qui laissent obscurcir leur horizon mental par des besoins purement matériels. De
plus « solitaires » est un terme qui sert aussi à désigner des moines qui choisissent de vivre dans le
recueillement monacal. On relève le recours à un vocabulaire méprisant vis-à-vis de l’autre monde :
les icebergs semblent s’écarter d’eux (« distants » v. 10), leur refuser tout accès (« bouchés » v. 10)
et affirme leur pureté face à ce monde corrompu (« libres de vermine » v.11). L’écriture permet au
poète se déplacement vers une zone pure, un territoire authentiquement poétique.

Ce poème affirme la nécessité d’être, d’exister, face à la crise et au vertige : « combien hauts,
combien purs sont tes bords enfantés par le froid. » v.6. On observe la beauté du vers, bâtie sur la
régularité du rythme (5 fois 3 syllabes) et le ton lyrique soutenu par l’anaphore de l’adjectif
exclamatif « combien » : le poète crie et scande son admiration. Les Icebergs sont des cathédrales,
d’« augustes Bouddhas » v.7 (on peut penser qu’il s’agit ici des statuettes) : leur caractère immuable
est souligné par cette assimilation à des objets de pierre et leur sacralisation par le fait que les objets
cités sont religieux. Leur vision permet de ressentir le caractère aléatoire et fragile de la condition
humaine. Elle permet d’accéder à un « grand secret », car elle permet l’accès illuminatoire (sens du
« scintillement » du phare) à la plénitude, ce que les adeptes du bouddhisme appellent « le
nirvanâ ». On comprend alors l’insistance mise sur le nécessaire chemin de la mort au vers 8 « Phares
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scintillants de la Mort sans issue » (v.8), dont l’aspect lugubre est soutenu par l’allitération en « s »,
une mort qui symbolise ici la fin d’un cycle qui attache les hommes à des contingences matérielles et
les prive de la recherche de la vérité et de la liberté, tant il est clair que pour Michaux, les deux
notions sont indissociables. ; la mort raisonne comme une délivrance, la seule réponse au « cri
éperdu du silence » v.9 qui serait alors celui du désespoir. Ce poème met donc en scène un voyage
spirituel vers le silence absolu, synonyme de paix de l’âme. Mais on peut considérer qu’il constitue
aussi un hommage de Michaux au rôle libérateur de la poésie.

En effet, le poème « Icebergs » est avant tout un voyage poétique. Sous formes de tercets, le
poème est écrit en vers libres, les vers n’ayant pas une longueur régulière, mais on peut noter que le
dernier de la strophe est souvent plus court (effet de « chute »). Le poète affirme sa liberté par cette
forme qui s’émancipe des règles très strictes et très régulières. Il s’agit de faire triompher une poésie
qui utilise le langage dans toute sa force évocatrice, son pouvoir de suggestion et d’entraînement
dans des zones insoupçonnées de notre imaginaire.

On peut ainsi considérer que c’est un poème en forme de chant quasi sacré qui permet de
sortir des liturgies existantes, vidées de leur sens et rendues inefficaces par la perte de spiritualité
« cathédrales sans religion » v.4, les Icebergs créent un nouveau lien avec le sacré qui ne passe plus
par celui de la religion traditionnelle. De nombreuses anaphores scandent le nom des icebergs,
comme dans une liturgie classique, ou bien scandent le dépouillement du lieu (anaphore de
l’adverbe « sans »). On relève la récurrence des allitérations qui, avec le jeu des rythmes ternaires,
donnent une musicalité expressive au texte : la consonne « s » est celle qui revient le plus
régulièrement, faisant écho au nom « iceberg », mimant le glissement de la glace à la surface de
l’eau, enrobant la parole poétique d’un murmure qui l’assourdit, comme la neige et la glace
assourdissent ce monde grandiose dans lequel l’expression de la peur du vide métaphysique trouve
sa forme dans le silence : « [le] cri éperdu du silence dure des siècles » qui est le seul alexandrin du
poème. Il comporte une assonance en « u » et une allitération en « d » : le poète traduit la condition
humaine et sa solitude en rythmes et en images qui reflètent des territoires psychiques.

La poésie apparaît ici comme un remède à l’insatisfaction de l’être. Elle exprime


l’inadéquation de Soi au monde ; ce déséquilibre génère une agitation intérieure de figures et de
désirs contradictoires et qui expliquent le recours fréquent du poète aux oxymores : « cathédrales
sans religion » vers v.4, « cri […] du silence » v.9. Ces oxymores constituent un champ de forces, un
espace « magnétique ». N’oublions pas que les pôles constituent aussi des pôles magnétiques sur la
« planète Terre » (v. 5). Ces champs magnétiques, comme les surréalistes l’avaient déjà dit,
constituent des espaces poétiques où les idées se déplacent, s’entrechoquent et créent du sens. Le
poème comporte aussi des images paradoxales : « phares scintillants de la Mort » v.8 : les phares
permettent normalement plutôt de rester en vie. Les icebergs sont, par cette métaphore, associés à
la mort mais plus loin, ils le sont à la vie (« parents » v.11). Ou bien encore, le poète parle de « mers
incontemplées » v.8 et souligne qu’il les regarde à la fin du poème, v.12 : « comme je vous vois »
(allitération en « v »). Ce dernier vers est d’autant plus remarquable qu’il est construit avec une
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structure exclamative et qu’il met directement en scène le poète, comme s’il s’étonnait et
s’émerveillait de la chance d’être l’Elu, celui qui « voit » (au sens rimbaldien du terme « voyant ») ce
que les yeux des autres hommes n’ont jamais pu voir. Exclamation et bonheur renouvelés dans la
dernière expression du texte « comme vous m’êtes familiers… » assortie de points de suspension
comme s’il avait voulu terminer son poème par une forme de doute et de stupéfaction devant ce
bonheur d’une quête poétique aboutie. Ces points de suspension semblent laisser entendre une
forme d’extase qui ne peut laisser place qu’au silence, un silence contemplatif qui semble seul
convenir à la solennité de l’instant. Le « cri du silence » raisonne encore, mais cette fois de bonheur,
et c’est un cri de triomphe.

Nous avons donc vu à quel point, dans ce poème, les icebergs, loin d’être uniquement posés
comme des objets matériels, sont au contraire sublimés par l’admiration du poète et magnifiés par le
travail sur les images et sur les rythmes. De par leur forme pure et inaltérable, ils sont la métaphore
parfaite de l’objet poétique, et le bonheur extatique du poète raisonne ici comme celui d’un
voyageur qui parvient au bout d’un parcours qui permet à sa quête, et plus encore à sa vie, de
prendre sens. Michaux apparaît ici à la fois comme un explorateur de champs nouveaux et comme
l’héritier d’une tradition poétique tournée vers la recherche de l’inconnu, initiée par la poésie
symboliste, et dont il continue la route.

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