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Nizan dans son élément :

Aspects de l’eau dans son oeuvre romanesque

« L’eau ainsi est le regard de la terre,


son appareil à regarder le temps… »
Paul Claudel, L’oiseau noir dans le Soleil levant.

Pascal Ory, dans sa préface au Cheval de Troie, qualifie ce roman de « matérialiste1 »,


dans le sens où la nature ne fait pas l’objet d’un simple décor, mais qu’elle joue bien au
contraire un rôle qui la rend « actant » au même niveau que les autres. Cela pourrait à notre
avis s’appliquer aux deux autres romans nizaniens. Les passages portant sur l’eau, loin de
constituer un simple complément descriptif ou un ancrage référentiel ont en effet pour but
de renforcer le message fondamental contenu dans les récits.
Sans doute y a-t-il un souci de vraisemblance dans la transcription de certains scénarios
qui ont comme toile de fond la Bretagne dans Antoine Bloyé, Bourg-en-Bresse dans Le
Cheval de Troie, ou les quartiers parisiens, les îles grecques ou le pays normand dans La
Conspiration. Mais puisque Amel Fakhfakh2 et Jacqueline Leiner3 se sont déjà arrêtées sur
le réalisme de Paul Nizan, nous nous en tiendrons à une dimension plus symbolique. Nous
tiendrons alors compte de la sémantique et du classement fournis par Gaston Bachelard qui
souligne à juste titre que l’association d’images poétiques chez un écrivain n’est pas la
simple conséquence de sa rêverie subjective mais qu’elle résulte aussi de son rapport avec
les substances de la physique qualitative. De même nous ferons appel aux thèses de Gilbert
Durand4 ou de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant5, riches en nuances à ce propos.
Dans L’eau et les rêves Bachelard invite le lecteur à reconnaître sous les représentations
aquatiques une série d’images plus profondes constituant une intimité particulière, distincte
de celle que pourraient évoquer d’autres éléments tels que la terre, le feu ou l’air. Telle
hypothèse lui permet de tracer les contours génériques de l’imagination prédestinée à l’eau
dans les termes suivants :
L’être voué à l’eau est un être en vertige. Il meurt à chaque minute, sans cesse
quelque chose de sa substance s’écroule. La mort quotidienne n’est pas la mort
exubérante du feu qui perce le ciel de ses flèches ; la mort quotidienne est la mort de
l’eau6.
Nizan lui-même semble renforcer les thèses du critique par les mots qu’il prête au
narrateur du Cheval de Troie dans le passage où Lange participe à la manifestation :
Il y a des lieux accordés à chaque homme : certains aiment les rivières, ou la mer,
ou la neige ; d’autres les grandes rues où ils peuvent coudoyer beaucoup d’êtres, se
mêler aux groupes qui se font …7
À partir de là une question se pose : quel est le lieu qu’il faut accorder à cet homme
dont la courte existence lui a toutefois permis de se promener en Arabie, en Espagne, en

1
Pascal Ory, «Préface », in Le Cheval de Troie [CT] (1935), Gallimard, 2005, p. 13.
2
Amel Fakhfakh, La lecture du réel dans l’oeuvre de Paul Nizan, Tunis, Alif, les Éditions de la Méditerranée
et Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis, 1996
3
Jacqueline Leiner, Le destin littéraire de Paul Nizan et ses étapes successives, Klincksieck, 1990
4
Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, 1990
5
Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Robert Laffont/Jupiter, 1982.
6
Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, Corti, 1987, p. 9.
7
CT, p. 122.
Russie… ? Nous suivrons les arguments d’Annie Cohen-Solal8 pour laquelle la Bretagne est
sa patrie par excellence qu’il conçoit en tant que mère symbolique et en laquelle il se
reconnaît. Nous n’insisterons pas sur cette identification, mais il est utile de rappeler que ce
sentiment d’appartenance dépasse la simple attache géographique. En revanche, il « pétrit »
une optique déterminée de la réalité, il bâtit une morale concrète puisqu’en cet endroit, « les
hommes eux-mêmes sont façonnés par la mer et le vent9».

L’eau, métaphore du quotidien

Ainsi, l’élément aquatique accomplit plusieurs fonctions dans les romans de Nizan.
Commençons d’abord par les moins transcendantes : à l’évidence, l’eau sert à établir des
métaphores ou des comparaisons qui fondent leur raison d’être sur les caractéristiques
attribuées à l’eau. Le groupe de jeunes étudiants de La Conspiration interprète la pluie
comme un échantillon de la banalité quotidienne qu’ils rejettent, épris comme ils sont de
l’extraordinaire que pourrait apporter la révolution10. Dans Antoine Bloyé, les machinistes
se laissent séduire par des femmes dont le corps est caché par des enjolivements dérisoires
qui en font le prototype de la femme artificielle. En revanche, ils délaissent celles portant
des « robes qui les couvrent comme une eau fidèle et nue »11. La transparence aquatique
mène ces employés à « vie provisoire », qui socialement se situent aux antipodes du
protagoniste, à se sentir plutôt attirés par le mystère féminin.
En réalité, Antoine – même à son insu – ne se trouve pas si loin de ses copains, envoûté
comme il l’est par Marcelle et moins passionné par Anne Guyader, une femme prévisible
dans toutes ses attitudes et qui, comme le souligne Ramon Usall, « no reviste para él el
carácter exclusivo que reviste para el hombre la mujer a la que realmente se ama» 12.
L’auteur emploie aussi l’eau en tant que vecteur référentiel pour indiquer soit le temps,
soit le lieu. Dans La Conspiration, le jardin des Rosenthal est marqué par cette matière, sa
présence est aussi notée dans la description de l’École Normale, où la manière dont le
narrateur décrit le bassin de poissons suggère aussi un certain emboîtement. Dans Antoine
Bloyé, le caractère aquatique de Nantes, en plus d’un repérage géographique, joue un rôle
symbolique:
Nantes est une ville où le commerce de mer, les banques, les usines, les faces
blanches des femmes dévotes, la mort et l’inquiétude sont les éléments mystérieux
d’une vie que nulle autre ville française n’impose à ses habitants. Les gens de
Nantes, accoutumés depuis leur enfance aux façons de leur ville, ne prennent plus
garde à l’air qu’on respire sur les deux rives de la Loire13.
Le narrateur met en relief les effets économiques d’une telle condition, mais ce sont
surtout les conséquences morales qu’il souligne. La ville devient le site de mort par
excellence, où Bloyé va trouver la décadence absolue et la fin de ses jours.
De même les protagonistes du Cheval de Troie semblent cernés par la présence de la
rivière qui devient à plusieurs reprises leur point de repère fondamental. L’incipit où
l’action démarre in medias res présente les jeunes couples éblouis dans leur répit de
l’activité journalière. Abrités par une nature qui cependant les importune de manière
récurrente, la rivière délimite dans un premier temps les confins de leur trêve face au
8
Annie Cohen-Solal, Paul Nizan communiste impossible, Grasset, 1980, p. 21-30.
9
Ibid., p. 23.
10
La Conspiration [Co] (19238), Gallimard, « Folio », 2003, p. 219, 242.
11
Antoine Bloyé [AB] (1933), Grasset, 2005, p. 93. Cf., pour cette même fonction : « une espèce d’inquiétude,
comme une mer trop vagissante et trop vaste pour eux » (Ibid. p. 93).
12
« elle n’a pas pour lui le caractère exclusif de toute femme vraiment aimée » (Ramon Usall, El amor y
la muerte en la obra de Paul Nizan, Barcelona, Publicacions i Edicions de la Universitat de Barcelona,
1984. p. 279).
13
AB, p. 299.
travail. C’est en elle que l’auteur condense les allusions à la vie ordinaire des ouvriers, à
leurs misères citadines.
De plus, la focalisation interne porte le lecteur à découvrir Villefranche par le regard de
l’autre côté du fleuve. Il ne s’agit pas d’une ville quelconque : sa forme apparentée à des «
massifs de corail qu’on aperçoit au fond d’une mer »14 fait écho à cette métaphore de
l’emboîtement qui plane sur le roman. Cette impression est renforcée dans plusieurs
passages du premier chapitre : le murmure du fleuve surenchérit sur cet aspect en évoquant
l’impression d’enfermement qui poursuit les jeunes gens15. Le Rhône, ayant perdu son
élément naturel à cause de la chaleur estivale, est borné à « brasser les galets de ses bancs
avec un bruit de triage »16. Nous sommes loin dans ce cas des « leçons de lyrisme » dont
parle Bachelard à l’égard de la rivière. La poésie, la fluidité du langage s’est
métamorphosée en un avertissement de leur mièvre situation : les étapes conformant
l’intrigue n’affrontent-elles pas les personnages à une sélection où les plus faibles,
Catherine et Paul, subissent le sort funèbre ? La nature même le subit, outragée par les
effets de la civilisation : «ils pensèrent à la pointe extrême de leur ville sur la rive droite de
la rivière qui entraînait jusqu’au fleuve les déjections de couleur des usines. »17 . Par ces
arguments, le monde semble succomber à ce nouveau système économique vorace qui
l’envahit sans cesse. Il a ainsi enfanté son propre monstre, son propre cheval de Troie. Les
allusions à la météorologie fournissent au lecteur un appui sur lequel il expliquera mieux la
conduite des personnages. L’eau peut aussi résumer l’essence de certaines périodes
historiques18 , mais c’est surtout comme substance héraclitéenne qu’elle apparaît consignée.
On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, comme l’éprouve Antoine : « Les
années passaient, comme des bateaux sans amarres qu’enlève le courant d’un fleuve » 19.

Les personnages sous le signe de l’eau

Une troisième fonction plus transcendante fait de l’eau l’élément constitutif de certaines
créatures. Prenons comme exemple Antoine Bloyé. Si l’eau est présente, comme nous
venons de le montrer, dans la dernière période de sa vie, elle l’est aussi lors de son enfance :
les circonstances géographiques de Dirinon le situent dans une contrée dominée par la
présence aquatique. La description du pays rappelle la présence de la rade de Brest, le
Finistère, ainsi que l’abondance des fontaines miraculeuses autour desquelles ont été bâtis
des sanctuaires. La touche magique du contexte est incarnée par la mère d’Antoine, « petite
fille d’un sorcier20 » qui le fera participer du mystère contenu dans sa lignée à travers l’eau.
Le récit signale comment elle le fait boire « les eaux glaciales 21» et à quel point elle lui
transmet sa foi quand elle l’assoit sur ces pierres ayant voyagé « sur les eaux de la mer »22
afin de lui éviter le mal de Divy. Or, le narrateur ne doit pas oublier, comme le remarque
Bachelard, que « l’eau n’est plus une substance qu’on boit ; c’est une substance qui boit ;
14
CT, p. 43.
15
Ibid., p. 29.
16
Ibid., p. 53.
17
CT, p. 55. La manière dont Nizan aborde le thème de la mort a été l’un des motifs les plus remarqués de
la critique d’après l’étude de Maurice Arpin, « Lectures d’un roman : Le Cheval de Troie », Aden, nº 1,
décembre 2002, p. 63-88.
18
«… il y eut un moment où l’histoire de l’Europe parut étale comme la mer en temps de morte-eau » (CT, p.
66).
19
AB, p. 127.
20
Ibid., p. 52.
21
Ibid., p. 52.
22
Ibid. p. 52.
elle avale l’ombre comme un noir sirop »23 . Cette prétendue communion avec la nature,
l’entraînement à la vie paysanne n’aboutira pas à cause des successives trahisons
d’Antoine24 , car il sera lui-même en proie à sa liquidité. À ce détail se joint une nouvelle
connotation négative de l’élément aquatique lorsque le récit évoque l’étang de Rouazlé,
espace de jeu du futur anti-héros. La catégorisation bachelardienne nous amènerait à situer
cette eau sous l’épigraphe des eaux dormantes, eaux profondes à connotations négatives par
leur parenté avec la mort25 . Le procédé inscrit donc le personnage d’Antoine dans un
mouvement circulaire où les extrêmes se rejoignent : depuis sa naissance il est déterminé
par une liquidité trompeuse qui, en fait, devient la source de son trépas. Loin de rester deux
points isolés, le texte remarque en quelle mesure cette constitution pose problème au long
de sa vie : à trente-cinq ans son physique témoigne de cette qualité aqueuse puisqu’il est
décrit comme ayant une « peau sanguine »26. Mais c’est surtout son tempérament de «
nerveux sanguin »27, diagnostic scellé par l’autorité médicale du docteur et repris par sa
femme, qui justifie ses échecs moraux face aux opportunités avortées d’un poste en
Angleterre ou en Chine. Or, il n’est pas sans conséquence que toutes ses souffrances
physiques relèvent de cette même origine : l’artério-sclérose ou l’aortite le rendent esclave
redouble par le sobriquet que les ouvriers ont consacré à son chef, « le Pur-Sang»28. Gilbert
Durand rejoint les thèses bachelardiennes lorsqu’il évoque la nuance négative du sang :
Cette eau noire n’est finalement que le sang, que le mystère du sang qui fuit dans les
veines ou s’échappe avec la vie par la blessure […] Le sang est redoutable à la fois
parce qu’il est maître de la vie et de la mort, mais aussi parce qu’en sa féminité il est la
première horloge humaine, le premier signe humain corrélatif du drame lunaire29 .
En effet, on ne peut pas nier le malheur subi dans la famille Bloyé car Marie aussi doit
sa faiblesse à une constitution portant trace de sa liquidité :
Elle avait toutes les grâces fragiles des petites filles qui sont condamnées à mort ;
sous sa peau on voyait courir des réseaux de veines :"Maman, regarde les rivières",
disait-elle30 …
Dans ce réseau couve déjà la congestion cérébrale qui lui assènera le coup fatal…
Nizan utilise aussi les images aquatiques pour illustrer les sentiments des personnages.
La mer est le principe par lequel on montre le calme béat dans lequel Antoine se laisse
prendre pendant ses fiançailles31. La pluie orageuse préside aux instants difficiles qui
précèdent la Guerre en même temps qu’elle annonce la montée en rage des ouvriers32. Ce
procédé sera repris par l’écrivain avec un dessein identique dans Le cheval de Troie pour
montrer le germe de la révolte qui couve33 .
De ce point de vue, le lecteur ne sera pas étonné de voir se dérouler le côté le plus
héroïque du protagoniste d’Antoine Bloyé dans un milieu aquatique. Le passage où Antoine
relève la locomotive tombée dans la Creuse confirme ce lien étroit entre les deux : nouvelle
incarnation de Jean Valjean, l’expérience vécue constitue un des moments uniques où il

23
G. Bachelard, L’eau et les rêves, op. cit., p. 77.
24
Cf. à ce propos : P. Ory, Nizan. Destin d’un révolté, Ramsay, 1980 [réed. 2005], p. 147.
25
« Les eaux immobiles évoquent les morts parce que les eaux mortes sont des eaux dormantes » (G.
Bachelard, L’eau et les rêves, op. cit., p. 90)
26
AB, p. 145.
27
Ibid., p. 148.
28
Ibid., p. 145.
29
G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit., p. 122.
30
AB, p. 159.
31
« La paix la plus sournoise s’avançait vers lui, c’était comme une mer montante qui étale sur le sable
ses protoplasmes doucereux. » (Ibid., p. 118).
32
« Les jours où le temps se mettait à la pluie, les hommes pensaient à leurs pouvoirs d’électeurs menaçants,
pour se plaindre des mauvaises odeurs que répandait l’usine à gaz pauvre » (Ibid., p. 194).
33
« Dans cette ville pacifique […] un soupçon de menace montait : une vapeur sur le fleuve, une rumeur sous
le vent ». (CT, p. 146).
atteint la communion avec les hommes. Seulement le travail lui permet, comme le texte le
remarque, de s’amalgamer avec les équipes de sauvetage. Ce but noble, d’après ses
principes, le mène à braver les difficultés naturelles contenues dans la rivière, que ce soient
les vipères cachées ou la froideur des eaux. L’évocation à son fils de cette réussite, puisque
la machine est enfin remise à sa place, au-delà de la mise en valeur de sa capacité de
maîtriser de l’élément aquatique, souligne le foisonnement de circonstances qu’il faut
vaincre34. Par là le récit, loin de le consacrer comme un surhomme romantique montre un
individu déstabilisé par la société contemporaine.
Or, le monde naturel et complexe ne suffit pas à estomper les soucis de cet être en proie
au courroux. La trêve estivale de chaque année qu’il passe dans le Morbihan, où le scénario
est décrit à l’aide d’abondantes métaphores portant sur l’eau, fait de lui un marin par
excellence, capable de sillonner des mers imaginaires telles que la Beauce ou le trajet entre
Angers et Nantes pour faire preuve de son entrain par ce milieu. Certes, Bloyé tente de
contrefaire la routine de sa vie dans le Midi par la simple contemplation des bateaux
amarrés au port ou par des activités comme la pêche. Toutefois, il s’agit là d’une oasis
d’autant plus floue qu’à la quatrième semaine elle cesse de l’envoûter et cède sa place à
l’inquiétude faisant partie de sa vie ordinaire.
De plus le rapport entre liquide et nature n’atteint qu’Antoine. Dans ce même roman un
autre personnage est déterminé par son expérience de l’eau. M. Guyader reproduit un
schéma qui, par le parallélisme dressé entre lui et son gendre, renforce le sentiment d’échec
qui plane sur le récit. Comme le protagoniste, M. Guyader participe d’une expérience
aquatique avec laquelle il atteint le bonheur : les attaches à la mer sont issues de son
parcours professionnel. Membre de la marine impériale, c’est en sillonnant les océans dans
tous les azimuts qu’il atteint une position sociale et une reconnaissance écroulées sous le
régime républicain. L’insistance avec laquelle le narrateur s’attarde sur les prouesses de ce
mécanicien, la rêverie maritime à laquelle il s’abandonne lorsqu’il est réduit au travail de
bureau témoigne de son faible pour ce type de vie. Son sort n’a cependant pas été décidé
par la seule influence des événements politiques. Il y a eu l’influence de sa femme qui lui
avait imposé le choix entre ses exploits de marin et elle-même. Le résultat malheureux de
cette « longue et dure traversée » pourrait bien s’appliquer au parcours d’Antoine35, d’où
notre hypothèse qui estime ce personnage un ressort dramatique utilisé pour mieux
souligner la condition antihéroïque du personnage central.
Une nouvelle manifestation de l’eau comme auxiliaire des sentiments des êtres
s’incarne naturellement dans les larmes. Bachelard et Gheerbrant conviennent de les
considérer comme une manifestation de la tristesse36. Durand renforce cette idée en les
qualifiant de « matière du désespoir »37. Sans doute leur présence dévoile à l’autre le côté
intime des créatures, ce qui devient un moyen de mettre à nu la vraie nature des individus.
Une manifestation fort claire parvient de la main d’Antoine Bloyé et de sa femme :
l’enterrement de sa fille coupe la parole du père, les larmes témoignent de sa détresse,
montrent son impuissance, le rendent esclave des imperfections du pavé, évoquent en lui la
mort qui plane sur son entourage. En revanche, les pleurs d’Anne Guyader ne sont pas
décrits à cette occasion. Chez elle, les sanglots apparaissent à cause de la trahison dont elle
se sent victime. Sa conscience de malheur se déclenche lorsqu’elle constate le faux refuge

34
« Quel orgueil le jour où la machine avait été rétablie sur son remblai et sur ses rails : ils la regardaient tous
comme un astre, comme une personne, ils avaient vaincu la pesanteur, le courant, la masse du métal, la saison
» (AB, p. 218).
35
« Mais cet homme qui avait laissé échapper comme bien d’autres le seul avenir qui l’eût peut-être comblé,
n’était pas un homme heureux » (Ibid., p. 114).
36
G. Bachelard, L’eau et les rêves, op. cit., p.123 ; J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles,
op. cit., p. 563.
37
G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit., p. 106.
où son mari puise le réconfort, l’alcool. Anne, comparée par l’auteur à un insecte ou à un
oiseau, se place donc aux antipodes de cet être d’eau qu’est son époux.
Plusieurs autres passages enregistrent la présence des larmes non seulement pour indiquer
l’apitoiement des personnages, mais pour illustrer de façon explicite l’échec de leurs projets
: il est manifeste dans le cas d’Antoine, dont l’exemple rappelle celui des protagonistes des
romans suivants, car Nizan y insiste à propos de M. Rosenthal38. On contemple une façon
propre de pleurer suivant les sexes : pour Albert, dans Le Cheval de Troie, les larmes
versées à la mort de sa femme, en même temps qu’elles témoignent de sa douleur,
dénoncent les difficultés à changer la réalité aussi bien pour ce qui est des affaires sociales
que de celles intimes. Quant à Serge, dans La Conspiration, les larmes par lesquelles se clôt
le roman ne sont-elles pas une preuve de la faillite de cette double conspiration, politique et
sentimentale ? En revanche, les sanglots de Mme Rosenthal qui lui font « perdre la face39 »
mettent en lumière l’écroulement de tout son monde lorsqu’elle doit renoncer à exercer du
pouvoir sur Bernard, et sont aisément comparables à ceux d’Anne Bloyé.

L’eau et la mort

Mais le rôle essentiel attribué à la matière aquatique va de pair avec une des
préoccupations nizaniennes fondamentales : la mort.
Tout d’abord parce que les scénarii où elle se montre sont liés à la fin des créatures : on
rend hommage au cadavre d’Antoine par ces gouttes d’eau bénite jetées sur le lit qui le
bercent dans son dernier sommeil et qui dénoncent, comme le dit Anne Mathieu, la «
pesanteur des conventions bourgeoises»40. De plus, la pluie héberge le cortège qui descend
jusqu’à la cathédrale, «jusqu’au fleuve invisible ». Dans La Conspiration, plusieurs facteurs
de cet ordre accompagnent le transfert des cendres de Jean Jaurès au Panthéon : la brume, la
Seine « singulièrement solitaire et noire », le boulevard qui opère une transformation
remarquable et passe d’« un lit de rivière à sec » à un « fleuve [qui] finalement s’était mis à
couler », à une « sève, à un fleuve, au cours du sang », bref, à une « artère41 » à cause de la
présence du cortège funèbre. Ce dernier, enfin, est comparé au torrent et justifie une
évocation du passage de la mer Rouge avec mention explicite de toutes ses composantes :
Moïse, le Pharaon et surtout pour ce qui est de notre sujet, « les deux murailles liquides qui
s’impatientaient d’être longtemps miraculeuses42 ». Sans entrer dans le tréfonds idéologique
de ce passage, une comparaison s’impose entre ces deux romans. Que ce soit dans Antoine
Bloyé ou La Conspiration, on assiste à la veillée d’un mort. La différence est pourtant
sensible : alors que le premier cas aborde une situation privée, sans de grandes
répercussions dans l’univers social, la magnitude du deuxième événement sert à mettre en
évidence la valeur politique de Jaurès, sujet sur lequel sont revenus plusieurs contemporains
de Nizan, parmi lesquels Roger Martin du Gard ou Jean-Richard Bloch.
Au-delà de ces constats extérieurs, l’eau apparaît solidement liée à l’essence de la mort.
Que l’on prenne le chapitre XX d’Antoine Bloyé : à commencer par le champ sémantique
utilisé, les termes relatifs au domaine aquatique abondent43 pour décrire la découverte et la
prise de conscience de son propre trépas :
Moi, je dois mourir ; ce n’était plus comme le récit d’un crime, d’un malheur […]
c’était un avertissement lancé des profondeurs remuantes et humides du corps. […]
Antoine était un homme corporel, il n’avait pas une conscience assez pure pour

38
« Il fallut renvoyer avenue Mozart M. Rosenthal qui pleurait comme les hommes pleurent » (Co, p. 238).
39
Co, p.225.
40
Anne Mathieu, « Préface », in AB, p. 11.
41
Co, p. 55.
42
Ibid., p. 54.
43
« canaux de l’angoisse et du souvenir », « affluents », « source nouvelle », « inonde » (AB, p. 272).
qu’elle se désintéressât du corps qui la nourrissait et lui fournissait depuis tant
d’années, à chaque seconde, la preuve admirable de l’existence. La mort est le
cataclysme du corps44 .
La mort jaillit de son for intérieur pour détruire le corps qui l’a jusqu’alors hébergée.
Or, cet effet est tragique pour un écrivain qui surenchérit sur le fait qu’« il n’y a pas d’autre
vérité qu’un corps »45. Par sa qualité de victime de sa propre complexion, Antoine annonce
le message exposé dans le roman suivant où la mort de Catherine est provoquée par ce
qu’elle porte dans ses entrailles. Ce qui couve à l’intérieur de ses flancs devient pour la
femme son propre cheval de Troie tout comme les ouvriers constituent celui des
conventions bourgeoises. La liquidité représente un facteur dangereux contre lequel les
individus se battent sans réussir à le vaincre : dans Le Cheval de Troie Berthe assiste les
hommes dans leur complot et le jour de la manifestation elle s’efforce de les nourrir pour
contrefaire le péril46 qu’ils cèdent à une éventuelle dissolution. Nous ne nous attarderons pas
sur le fragment qui décrit le trépas de Catherine, commenté notamment par André Not qui
souligne la « porosité de l’être-Catherine »47. En effet, les termes qui résument son
hémorragie la dessinent en tant que proie d’une fluidité sans contenance puisque le sang
dépasse le corps, le lit et atteint le parquet même. À cette occasion le lecteur ne sera pas
étonné par l’allusion aux « méduses ». La métaphore est signifiante aussi bien d’un point de
vue réaliste que symbolique : cet animal prédateur pouvant devenir mortel pour l’homme
redouble ses méfaits par l’écho mythologique puisque la créature qui porte ce même nom
symbolisait « l’image déformée de soi »48. Choix de l’auteur compréhensible parce qu’il
doit montrer comment la perception de sa réalité est difforme à ce moment-là pour
Catherine. De plus, si le cas de celle-ci est lié à celui de Paul par le message idéologique, il
s’y rattache aussi pour ce qui est de la forme : comme elle, le manifestant se heurte aux
limitations de ses liquides. Sa fin débute par cet ongle retourné qui saigne pour en finir avec
une balle lui provoquant « perforation intestinale et la vessie traversée ». Pour en revenir
aux termes employés par Berthe, il « s’en est allé49 ». La crainte est enfin une réalité.
Bien que le trépas de Catherine aboutisse à un incident opposé à celui d’Antoine Bloyé
pour qui le fatal dénouement réside en ce que « aucun sang ne coula50», il existe une
coïncidence dans le message transmis par l’auteur. Par ce biais il postule qu’une mauvaise
distribution du liquide possède des conséquences funestes.
Dans ce même sens, le suicide de Bernard dans La Conspiration ne manque pas de
contenir aussi la présence de l’eau sous une formule métaphorique qui qualifie de « tempête
» ses derniers instants, alors que le gardénal le mène « dans les vases gluantes du sommeil51
». Nizan reprend dans cette dernière expression la figure du noyé, qu’il avait déjà introduite
dans ce même roman parmi les événements qui attirent l’attention de Philippe lors de sa
causerie avec Pauline52. Mais c’est dans Antoine Bloyé que l’auteur y a recours de façon
réitérée. Par exemple, le dénouement y fait appel par les termes « autour de lui la vie était
soudain étalée comme la mer53 ». Antoine est englouti par cette eau /vie qu’il ne peut plus
dompter et en fait, qu’il n’a jamais réussi à dompter car elle n’a jamais laissé de place à ses
particularités. Son image fait écho à celle par laquelle il nous a été présenté dans l’incipit
d’après les yeux de son fils Pierre :
44
Ibid., p. 272-273.
45
Co, p. 230.
46
«Il faut manger -les somme-t-elle-à présent : vous devez vous sentir vous en aller »(CT, p. 204).
47
André Not, « L’écriture du corps dans Le Cheval de Troie », Aden, nº 2, octobre 2003, p. 146-149.
48
J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op. cit., p. 482
49
CT, p. 204.
50
AB, p. 310.
51
Co, p. 237.
52
Ibid., p. 37.
53
AB, p. 310.
Cette ombre livide dans l’ombre montait comme la figure d’un noyé qui revient de
ses explorations profondes et Pierre écartait ses regards de l’eau immobile derrière
laquelle commençait le pays des morts54 .
La coïncidence entre les deux fragments devient manifeste et acquiert un plus profond
retentissement à cause de sa disposition structurale. La clôture rejoint le commencement :
tout le parcours du personnage central revient au point de départ, id est, la vie ne peut pas
éviter d’être gérée par la mort.
Un cercle fatal, en tant que sans issue, est ainsi fermé. Le narrateur avait en quelque
sorte prophétisé ce message dans l’ouverture du chapitre XIII quand il assimilait la vie d’un
homme au cours d’un fleuve qui se jette dans l’océan. L’élan vital contenu dans cette image
est mitigé, sinon réprimé par les propriétés de la mer qui avale sans jamais être assouvie, de
façon à ce que la définition du cours de l’existence apparaît comme indissociable de celle
de la mort55. Ce lien intime entre les deux actes fondateurs de l’être est souligné par le
paradoxe du fait que la vie se dégage à partir des liquides, comme il est noté par le narrateur
à l’occasion de l’accouchement d’Anne Guyader. C’est pourquoi la mère est identifiée à
une nageuse car, nous suivons toujours Bachelard, la nage comporte une expérience
d’énergie puisque le corps se mesure à l’eau56. Enfanter ce fils solidement lié à elle par le
récit d’une mort fait partie de son propre combat contre les ravages semés par le trépas de
sa fille et la tendance de son propre mari au néant. Comme il arrivera chez les protagonistes
du Cheval de Troie, Nizan entame ici la quête d’une philosophie pouvant donner un sens à
la mort individuelle qui hante l’homme de manière continue et éternelle, sans que cette
réflexion ne comporte nécessairement de justification de la vie.

Mythologie nizanienne : L’eau et la (re)naissance

L’écriture nizanienne permet d’identifier ce que Bachelard baptise comme le complexe de


Caron d’après lequel la mort, loin d’être le dernier voyage, est le premier et le cercueil
devient sa barque57. D’un point de vue global Antoine Bloyé met en exergue cette thèse
puisque c’est le trépas du protagoniste qui ouvre le feu à la contemplation du déroulement
de son propre parcours, de son existence. De surcroît, cette manifestation se voit renforcée
par des anecdotes précises : lorsque la bière est descendue dans le caveau et que les
accompagnateurs du cortège présentent leurs condoléances à la veuve, celle-ci se rappelle
une question lointaine dans le temps à propos de la conservation des corps après les
enterrements. La réponse du gardien est éloquente à cet égard : « Il y a une nappe d’eau
souterraine… Les bières sont dans l’eau… ça conserve les gens tout à fait[…] »58. L’idée
permet à Anne de se rapporter à cette autre existence après la mort, à laquelle elle semble
croire, en des termes de « navigation immobile et glacée »59, dont les connotations ne font
pas de doute. Une image pareille est reprise dans la troisième partie de l’œuvre où il est
question des nuits d’insomnie d’Antoine. À ce moment-là son lit devient « barque des
ombres »60, et attiré par la tentation de suicide, il se sent séduit par les eaux de la Seine dont
l’apparence rappelle la mer…
Chez Nizan, l’eau liée à la mort n’est point une eau quelconque. Elle se représente sous
un liquide lourd, profond dont les effets ne comportent pas de renouveau. C’est en vertu de
ce principe que dans Le Cheval de Troie nous pouvons repérer une nouvelle manifestation

54
Ibid., p. 28.
55
AB, p. 179.
56
G. Bachelard, L’eau et les rêves, op. cit., p. 225.
57
Ibid., p. 100.
58
AB, p. 43.
59
Ibid., p. 43.
60
AB, p. 280.
des complexes – suivant la terminologie bachelardienne – attachés à la mort. On y devine le
complexe d’Ophélie qui témoigne du caractère féminin de la mort « jeune et belle, de la
mort fleurie »61. Quand Lange se trouve pris entre les manifestants et les orateurs, il se sent
emporté par sa propre rêverie de l’anéantissement incarné sous une figure féminine qui «
survolait un océan» 62. Nous n’allons pas insister sur les contours politiques63 que prend
l’incident en particulier. Force toutefois est de remarquer que cet épisode qui commence par
une descente aux enfers lui permet enfin de surmonter ses angoisses sexuelles et
d’envisager sans horreur sa propre fin au point qu’il ne se reconnaît plus. Ce sentiment de
totalité constitue, à notre sens, le complexe énoncé.
De même que l’eau, les métaphores portant allusion au royaume piscicole ont pour but
d’accentuer la présence de la mort. Dans Antoine Bloyé la grue qui intervient pendant le
déraillement pour récupérer les corps meurtris par l’accident devient un « grand poisson des
abîmes »64 ; Antoine reste, aux yeux de sa femme, un hareng dont l’attitude fait avorter la
possible ascension bourgeoise du ménage et tronque donc l’espoir de son épouse. Comme
conséquence à telle identité, Bloyé ne peut être soigné que par un neurologue dont la
maison ressemble à un aquarium65 et, par ailleurs, l’un des objets privilégiés parmi les
appartenances des vieux Bloyé reste la bulle où le paysage « se retournait comme un
poisson »66 .
Cette assimilation acquiert une emprise remarquable dans Le Cheval de Troie. Si dans
un geste très moderne l’écrivain interprète la sexualité des ouvriers, et surtout des femmes
de ce collectif, en tant que facteur d’assujettissement, le lecteur ne sera pas surpris de lire :
Dans un train, un jour, un homme qui avait dit être docteur racontait avoir vu à
l’hôpital une femme qui avait un poisson dans le ventre, une carpe, disait-il ; le
chirurgien, en sentant cette présence insolite et froide sous sa main, avait poussé un
cri67 .
Dans de nombreuses religions antiques le poisson symbolise la fécondité68. Nizan
reprend telle attribution pour dénoncer précisément les effets adverses qu’elle entraîne chez
les plus déshérités : le parallélisme entre l’histoire évoquée et celle de Catherine est
manifeste. Toutes les deux portent leur extinction dans leurs entrailles, d’où la froideur, la
crainte manifeste dans ce hurlement que provoque le contact. Lange aussi est travesti en
poisson lorsqu’il perd son chapeau pendant le combat…
Le reste de la flore marine contribue sans doute à appuyer cette impression
d’engloutissement : on a déjà cité la méduse par rapport à Catherine. Cette espèce
biologique revient peupler les ciels de Paris le jour où Rosenthal amène ses amis chez
Régnier ; dans Le Cheval de Troie, Bloyé se sert de l’analogie entre les habitants de la
vieille ville et les « vers marins »69 pour dénoncer l’attitude des commerçants
embourgeoisés contre lesquels il s’indigne ; dans La Conspiration un sens proche est
transmis par l’anémone de mer à travers laquelle Bernard ébauche la nature de sa famille70.

61
AB, p. 113.
62
CT, p. 188.
63
Cf. à cet égard : Jacques Lecarme, « Le crime de M. Lange. Sartre dans le texte de Nizan », Aden, nº 1,
décembre 2002, p. 89-103.
64
AB, p. 139.
65
Ibid., p. 285.
66
Ibid., p. 256.
67
CT, p. 98
68
Michel Cazenave, Encyclopédie des symboles, Librairie Générale Française, 2004. p. 543.
69
CT, p. 131.
70
« [une famille] C’est tranquille comme un corps, comme un organe qui bouge à peine […], comme une
anémone de mer au fond d’un pli de granit, tranquille, nonchalante, inconsciente comme une fleur, qui laisse
flotter ses tentacules gorge de pigeon, en attendant de les refermer sur un crabe, une crevette, une coquille qui
coule » (Co, p. 229).
Ce polype dont les tentacules servent à obtenir des proies, transpose sans conteste
l’étouffement du cercle familial sur le jeune fils.
En général, l’eau s’offre comme clé de lecture de l’emboîtement qui détermine l’existence
des créatures de l’œuvre nizanienne. Il n’est pas sans conséquences que dans Le cheval de
Troie les réunions préalables à la manifestation se déroulent sous la présidence de tableaux
ayant comme motif central l’eau.
L’eau et l’amour

Dans cette tentative de l’écrivain visant à donner un sens à la vie à partir de sa mort, la
matière aquatique joue un dernier – mais non moins substantiel – rôle. L’eau contient en
germe la révolte qui, à en croire Bernard Rosenthal, vient souvent par l’amour71 . Prenons
en guise d’exemple La Conspiration où l’affection incarne une force structurante qui
traverse le livre tout comme la mort teint les pages d’Antoine Bloyé. Sans trop insister sur
les détails que ce sujet comporte, nous nous en tiendrons à remarquer la convergence entre
ce message fondamental et la disposition aquatique. Souvent sous forme d’orage, cette
matière préside les scènes où il est question des élans purement sexuels72 ou des rapports
amoureux, tout comme la pluie préside l’arrestation de Carré. Le parallélisme est éloquent,
au point que le grief essentiel que Catherine reproche à son amant c’est l’« amour des
orages »73, car, on le sait, la révolte chez Nizan n’est jamais gratuite ; elle se paie, au
contraire, par la trahison ou la faiblesse.
Mais l’eau de La Conspiration est surtout représentée par le biais d’un personnage
féminin : Marie-Anne. La visite de Bernard à sa sœur est semée de références à la mer. Sans
doute l’influence géographique justifie ces allusions, toujours est-il que cet aspectlà est
soutenu par la capacité attribuée à la mer d’attirer la rêverie d’un ailleurs74. Le récit de cet
épisode fondé sur le souvenir du protagoniste permet de le comparer au paradis perdu. Le
bonheur que le jeune homme retrouve dans son périple aux Cyclades tient d’emblée aux
nuances mythiques que comporte l’Orient, mais à notre avis, il naît de ce que Bernard a
l’impression de pouvoir se réconcilier par ce séjour et avec ses amis et avec sa propre
famille. Le voyage acquiert une connotation initiatique dans le sens où le protagoniste jouit
d’une trêve pour endiguer le chemin à suivre dans sa vie. Les îles restent un endroit d’autant
plus favorable à ce but que Bachelard accorde à l’eau la faculté de révéler à l’homme sa
destinée75 . En effet, en compagnie de Marie-Anne, Bernard « découvrait enfin qu’il était
capable de se détendre : on ne l’avait jamais tant aimé76 ». En tant que composante de cet
éden, la matière aquatique contribue à la révélation de l’amour. Telle capacité explique sa
présence dans d’autres passages ultérieurs où le personnage poursuit sa quête auprès de
Catherine. C’est le cas du scénario qui abrite l’aventure avec sa belle-sœur : encadrée par
les falaises maritimes qui président le pays de Bray, la villa normande des Rosenthal se
transfigure et gagne une forme proche du milieu aquatique : « La Vicomté flottait au fond
de la nuit, tous feux allumés, comme un navire77 ». Dès lors elle peut devenir le berceau de
cet amour. Ce n’est pas la première fois que Nizan choisit le milieu aquatique comme cadre
qui permet à l’esprit de se recroqueviller sur son intimité : Paul, dans Le Cheval de Troie,
s’était aussi dirigé aux berges du fleuve pour trouver le refuge approprié et pouvoir penser à

71
« Il était d’une génération où l’on confondait presque toujours les succès de l’amour avec ceux d’une
insurrection […] Bernard était persuadé que l’amour est un acte de révolte » (Co, p. 223-224)
72
Nous pensons à Simon dont la découverte du sexe tient à la « filante salive d’argent » de Gladys.
73
Co, p. 229.
74
G. Bachelard L’eau et les rêves, op. cit., p. 190.
75
Ibid., p. 190.
76
Co, p. 149.
77
Ibid., p. 154.
l’amie qu’il avait dû quitter…
À notre avis, la présence de la matière aquatique dans l’œuvre romanesque de Paul
Nizan est loin d’être un élément fortuit. Echo de l’imagination78 de ce Prométhée-Enchaîné,
selon l’expression de Pascal Ory79, l’eau devient un vecteur structurant de l’écriture. Par
cette capacité l’univers liquide fonde une ontologie à la fois qu’il contribue à la cadence de
cette méditation philosophique à laquelle se livre l’auteur.

Carme Figuerola.

78
Nous nous en tenons au sens durandien de ce terme : « Et surtout l’imagination est le contrepoint
axiologique de l’action » (G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit., p. 500).
79
P. Ory, Nizan. Destin d’un révolté, op. cit., p. 260.

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