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ll. U. Edebiyat Falıültesi Dergisi. .3.1.1985

LA SYMBOLIQUE DE L'EAU ET DU FEU CHEl PAUL ELUARD

.'Hes I1wtssont fraternels maisje les veux meIes


Aux elements a l'origine au souffle pur
Poesie ininterrompue Kemal Özmen *

Une lecture globale et approfondie de la poesie de PaullEluardl revele un re-


seau organique de themes majeurs a I'interieur duquel s'ordonne et se deploie tout
un univers lpoetique. Ces themes aisement reperables par le critere de frequence au
derepetition forment des dominantes dont chacune merite teute une etude minu-
tieuse. Ainsi sont lesthemes du visage, des yeux, du mirair, du solcil, de'la lumiere,
du vegctal etceux des elements materiels (eau, feu, terre, air) avec toutes leurs rami-
fications qui se Hent a des dominantes esscntielles (mobil\te universellle, negation
je toute structure logique, destruction des limites du temps et de I'espace, meta-
morphose de I'homme et des choses) et qui demelent par consequent les constituan-
tes de la çosmogonie du poete. C'est bien donc dans ce contexte queıl10uSavans cssa-
y~ de fair~ valoir la symbolique de I'cau et du feu ayant une predominance incoh-
testable sur celle de I'air et deıla terre,eıtfments qui ne se revelent pas aussi signifi-
caifs dans.leur substance que les deux premiers.

Les themes de I'cau et du feu reviennent avec une friquance remarq:ıable des fes
premiers poemes datant des annces de ıa.premiı~reguerre mondiale. Leur presence
privilegiee s'affirme indeniablement a travers les dominantesprofondes de I'univers
poetique eluardien multiple en sesapparances, uniqı,ıeen sa realite. Ccs deux iMments
fondamentaux participent par leur dyriamiqueil la transfigurationde I'universen-
tier. Se faisant tres soovent I'echo de la conscience individuelleau coııective, ils sont
assoeib ~ des formes, des activites et des aspirations humaines. lls nous rendent sen-
sibles par I'exaltarite ~vocationdeleu rs diversesapparenceslı cet univers,anime d'une
2
exceptionnelle mobilit~ auquel se trouventegales I'aimee et I'amant, realite primor-

(*) Yrd. Doç., Dr. H.U. Fra.nsız Dili ve Edebiyatı Anabilim Dalı
(1) L '~dition de r4r4rence est Paul Eluard, Oeuvres completes, 2 vol., Gallimard,
"Bibliotheque de la P~iade, Paris,196S. Pour, ehaque eitation,nous avons indiqıı~
au bas des pages les titres des reeueils de poemes;le' ehiffre ı;omain est le nO du
tom e,dans lequel elle figure. il est suivi del'indieation de la page.

(2) II fi'est pas saM in~r&t de noter que la mobilİt~ unİverselle est ala base du sys-
poetes d'au-
te'me 'cosmogonique d'Ehwrd.Louis'Parrault(PaulEluard,) Col!., "
64 .
LA SYMBOLlQUE DEL'EAU
.
ETQU FEU CHEZ PAUL ELVARD

diale de la 'po6sie d',Eıuard3. Ces derniers s'y 6panouisşentet s'y accomplissentpar la


puissance fascinante de I'amour qui n'est pası seulement un lien entre les ~tres,mais
qui est une force fo'ndatriceet unificatrice qui permet de recreer le monde.

EAU ET FEU: COMPOSANTES PRIMORDlALES DE LA COSMOGONIE


i
ELUARDIENNE
1

La notion d'element ne represente,chezEluard, rien de fige-et ne se reduit nul.


lement 'a un principe inerte. Elle pr~sentedans la profondeur d6voilee de la matiere
une force gen~ree tant pat-Ie ~gne de l'inan1m~que par celui de l'anim6. Eluard
tro,uvedans la .~veriedec;es deux ~Iementsmateri~fsainsi cpe dans leursMriv6s'des
elıments dynamicpes et constants, et en fait les principes-fondamentauxeleson uni.
vers poetiq(ıe '(4). L'elemel1t licpide(eau) sous forme de goutte, de pluie, de so~rce,

jourd'hui"; P; S€ghers,Pan's, '1953,;p.126) indiqu 'eque le jeune Eluard 'aurait


~te marque par 1es philosophes mateıia!istes, 'et nc;>t8mmentpar HeracHte, phi-
losophe,grec (576'580 av. J. -C.). L~ cosmogonie ~ıuardienne se rapproche en
fait en beaucoup de points de celle d'H~raclite b~e sur l'~ternel devenir o~ les
eontrastas s'opposent ,et .s'unnissent toura tour, et dont le .pnncipe est un
('eu ~terneııement .vivant. Tout change con~mmant, tout ~'6croule et touı est
devenirJ Chez.Ehıard aussi,toutest enmouvement, Tput marche et nen ne de-
meure. "Pas un Jeude mots. Tout est cQmparable 'li 'tout, tout trouve son echo,
sa raison,sa ressemblance. son deve~ir. partout. Et ce. devenir est infini "D~nner
;}, voir, 1, }1.97)' .

.
"

(3) L'homme, ıe- pb'bte et l'amant (Elllılrd) y ~nnns6parablement unis ainsi que
la femme et l'aim~(Ga1a, Nusch, Dominique) dans les diverses parties de la vie
a
du p~te. lls Se substituent spontan~ment l'tın l'auf;re.
(4) Nous aurions aime chercher l'origine des empreintes mouvantes de l'eau et du
feu dans les detai1s!)iographiques du,p~te, et nomınment dan~ ses \ongs sejours
a Davos (Suisse) OÜ il etaitsoign~ dans un.sanatonum (1912-1914). Mais les in-
'suffisances des donn'es biographiques henous permetıent p.as ici de le faire.
Cetteville ch~mante l'aurait sans doute sensibili~ par ses paysages de Imonta-
gnes et par seschamps de neige. En effet, c'est la qu'Eluard, livrJ a ses reves, s'est
refugi~ dans la lectu~ Classique et moderne et c'est l}ı qu 'il a eu le go~t de la
r~verie et qu'il a connu la fasci~ante r6velation de ramour, qui restent deux
constantes de sa nature. "La guerre, disait.i1 en 1946,les deux guerres Qnt eu
sur moi une infliıenCe comme tout &Jnem~nt de ma vie, mais moins sans doute
que mon enfance, ma formation, mes amours "Poernes retrouvb.s, n, p. 873.)
KEMAL öZMEN 65

de rUisseau,de riviere, de fleuve, de mer, d'ocban, de neige, de sang, etc. - et i'~i~-


ment ign~ (feu)-sous celle d'ttincclle, de flamme, de soleil, de cendre, de foudre,
etc. opei'ent de maniere spectaculaire, car ils sont porteurs du dynamisme. Le carac-
tere actif de lelır substanee g~neratriceleur assure une placc\ de .choix parmi les au-
tres themes majeurs deil'Oeuvre. ' '

Et sur la teri'eune femme


Entant miroir oeil eau feu (5)

Mille liens les attachent aux ~tres et aux choses memes les plus disparates en appa-
renec, et mille rapportsmanifestes ousous-jaeents s'etablissent entre eux. lls pren-
nent place dans I'ordre des ~treset des choses entre lesqııelsil ıı'ya pas de djscontin~
ite,

C'~st I'oiseau
, .,ae'est I'enfant e'est le roe e'est Laplaine
. Qui se melent nous
L'or ~Iate de rire de se voir hors du gouffre
L'eaule feu se denudentpour une seule saison
II n'y a Pi\s d'eclipse au front de ('univers(6)

Ces elements-b(lSes. createurs et ordonnateurs et dooos de qualites de tı:ansparenee


et de pu rete

Diaph~esl'eau I'air et le feu 7

sont a I'origine detout dans I'univers Iimpide et lumineux (J.I'ils.animentd'un dyna-


misme heureux; iis le eolorent d'un mnouveau de fra~cheuret de lumiere et font
partie int6grante de la substanee pure et Itgeredont il semble ~trefait. lls sont tant
dans le ciel (J.Iedans la terre. "Le feuest du eiel, CM il monte, tandis Cfle l'eaLIest
de la terre, car elle descend en pluie. Elle est d'origine e~lesteet de destinee terrestre
tandis que le feu est G'origine terrestre, mais de destint!e c~leste"l!. L'eau, origine
et vehicule de toute vie ~traversun reseaude mi/le veines irrigueI'universet le nour-
rit. Elle est mere et matrice. Elle se lie de façon fondamentale aux realit~sanim6es
auissi bien qu'aux realiıes inanim6es;elles s'impregnent toutes les deux de sa subs-
tanee reconde et la transforment en 'nergie vitale.

L'eau dans la terre et dans le noir.


Au coeur de la terre et dans I'herbe
...................................
L 'eau dans I'aurort
Et sur les routesmolles
Du matin prenant feu '

(5) Cou.rs natu.rei,i I, p. 804.


(6) Imd, p. 800.
/
(7) Le lit la tableII,p. 1199.
(8) Dictionnaire des symboles, Ed.Robert Laffont, 1969, p. 350.
66 LA SYMBOLlQUE DE L'EAU ET DU FEU CHEZ PAUL ELVARD

L 'cau dam; Lapierre fransparcntc


9
Aux carrefours de la clard

~ant au feu, bleıncnt originel par excellence, il fait songer au feu heraclit6cn "6ter-
nellement vivant", çcntrc g6nerateur dc toute chose et de tou te vie. Ce gcrmc cr~a-
teur et illuminatcur qui anirnc tout ct aqui tout doit d'cxistercst ?ı"rcproduirc"
sans cesse dans son po ncipe vivant, et ilexige de tout ~tre une participation constan-
ı
te o
11 y a du feu sous roche
ıı
Pour qui eteint le feu

Invente perpetuellement le feu


L'air la.terre et I'eau
ı
Sont des enfants 2

. . i , / /.. / / I.
. i
Les attrıb uts ınherents a ces deux e iements, sooree de regeneratıon,preservent
I'ordrede I'univers de toute destruction.Par le potentfel rigoureux de leurforce, ils
sont le plus s~r garant de tout ce epi favorise la continuit6, la beaud et la puret6
lumineusede ('universp06tique. lls son1 incorruptibles et indestructibles.

Une Jtincelle rompt la mort


ı
Une goutte d'eau le d~sert 3

Principes de vie, ils prennent une telle forceei une telle densit6 <pe tout I'univers
semble ~tre affecte par leur puissa"ce benifique.La premierebrise la mort et sa nuit
par I'ardeur vitale ei la luminositequila caracterisenttandis que I'autre, subst;mceaqua.
tique concentree,forme des sa naissanceunmonde dos et epanoui en lui-m&ıe, et
prtfigure par'la suite une genese fulguıante dans cet espace hostile et st~rile~nI'ab-
reuvantet le remplissant d'une pl~nitude.

ii

~terminant le cours des choses et de I'existence, I'eau et lefeu .s'int6rp~netrent


avec des ~tres et des objets les plus lointains; ils entrent aveceux dans des rapports

(9) Voir, I, P. 175.


(10)"ı\ tou tes les forees de la nature, le p~te(ElUil1'd) eonseille de sortir de terre,
de vainere un ehaos, de fixer enfin le soleiL. Car toute vie veut la lumi~re t tout
dans la poJsie d'Eluard ,in
- '.'
~tre veut voir clair" (G. Baehelard,Genne etraison
"

Europe, Paul Eluard, numero special, Juillet-Aotıt 1953/Novembre-D~eembre


1962, Paris, p. 61.)
(ll)Lesyeux (erli/es, I,p. 497.
~12)Les mains libres, I, p. 627.
(13)Gr~ce ma rose de raisoıı, II, p. 284.
67
KEMAL öZMEN

inhabituels et fornıent des inıages qui deconcertent tr'es soovent parleur edat insoli-
te. Ces dernieres paraissent alors detach~es de tou t lien logique.
14
Plunıe d'eau daire pluie fragile
15
Ton exp~ıience'sur Ia-paillede I'equ
16
Les feux noy~sdu verre
ı?
Le feu du soir e"t un serpendı la tete fröide
Cependant, desimages surgies de ce rapprochenıent arbitraire cr~ent des rapports
vivants et sensi~les correspondant ala symboliq.ıe ~Iuardienne de latransfiguration,
d'ou ['aboUlion. des structures conventionnelles du monde. L'eau et le f~ n'y con-
naissentaucune barriere, aucune.linıite.lls s'apprqpıieht demanihe laplusimprevue
les attributs des choses, et r~ciproquenıent. lls accentuent la m~tanıorphose des ap-
parences; les formes, les couleurs et les sensadons se confondent.
.
Voici qJe .Iesgouttes de pJuie
iii
Deviennent les oiseau~

Cette averse est u'n feu de paille


19
La chaleu r va I'etooffer

Dans le renversenıent des normes traditionnelles de perception, l'univers fabu.leux


d'Eluard se trouve valorise par une ~uali#~ hydrique qu'est la {luidite. To.,t y est
mouvement, caracte.ıistiqJe del'~I~merıtliquide.

Le flot de la ıivihe
La croissance du ciel
Le vent la feuille I'aile
'Le regard la parole
Et le fait qJe je t'aime
20
Tout est en nıouvement

Par son soleil, principe menıe de La vie, et ses innombrables astres le ciel a substance
fluide. ii entre dans le cercle des choses immediatement tangibles.

21
Lourd le ciel coole il pk

(14)A toute ~preuve, i. p. 293


(15)La vie imm~diate, I,p. 364.
(16)D~fensede savoir, I,p. 222.
(17)Poesie ininterrompue, Il,p. 54,
(18)Le livre ouvert, I,p.lD9S.
(19)Les mains libres, I, p. 588.
(20)Le phenix, Il, p. 425.
(21)L'amour la po~sie, ı. p. 262
68 LA SYMBOLIQUE DE L'EAU ET DU FEU CHEZ PAUL ELVARD

Et des images comme "la mer du ciel", "la mer des ~toi1es", "Ies sources du soleil"
font appel ~ I'immensit~iIlimitee, a cette ~tendueinfiniment fuyante. Le soleil, feu
du ciel et signe de vitalit6, possede aussi fes attributs essentiels de I'eau. ii est evoquıf
comme une SQurce d~sal~rante, fratche et Iimpide dans une fusion cosmique du vege-
. .
tal et du celeste.

Un bel arbre
Ses branches sont des ruisseaux
Sous les feuilles
lls boivent aux sources du soleil 22

Le ciel et le soleil ne sont pas les seulsa se voir attribuer les caracteristiques de
leau, mais aussi les elcments-terrestres. Le v6g~tal,organiquement lil1 la terre et a
I'eau, est consid6n~comme un licJıide intime, doux etraffraichi.ssant.

L'air et I'eau couJent dans nos veines


Camme verdure en notre coeur 23

La terre en arriye m~e, dans sa masse lourde,a envahir le ciel 24qu'elle remplit de
ses eaux et de sa verdure.
C'est Lalune qui estau centre de la te~re
25
C'est laverdure qui couvre le ciel

Le ciel, peupl6 du v6'ge'tal, devient une prairie naissante que I'eau impregne agr~able-
.
ment.
Sous le poids du soleil vert
Les nuages disparaissent-
Dans leureau pure les betes
Fendent les arb res du. cie i 26

iii

L 'eau et le feu, principes antagonistes, outre qu'ils se melent aux choses et


qu'ils les metamorphosent, s'~quilibrent,

Et lesSaisons sont ~I'unnissori


Colorant de rteige et de feu 27

(22)La Rose pub1ique, I, p. 425.


(23)Poesie ininterrompue, II, p. 674.
(24)La leg~rete exaltante de l'univers eluardien libere di! tous les liensdu temps, de
l'espace et de toute 19i de la pesı.nteur conf~re aux et~set aux choses une .puis-
.
sance et une agilit~ fantastiques.
(25)Capitale de la douleur, I, P. 188
(26)Le 1it la table, I,p. 1218
(27)_Po~sieininterrompue, n, P. 1064

_._~--
KEMAL öZMEN 69

et fusionnent entre eux en d~pitde leur rivalit~universelle. En fait, I'union et Lacon-


ciliati-ondes contrairesse rtalisent suivant la transfiguration q.ıe ~bit I'universenti.
er.

Les seduissantes formeş de la decomposition des genres dan-


sent dans la nuit. i L'oiseau prend racine dans la femme,
I' homme dans un nid, avieille tee, fee Confuse qui m~les
innocemment toutes choses, les couleurs et les formes, les
rires et les larmes, les betes et les hommes, I'eauet le feu, le
del et la terre.2 ii

La {usian de l'eau "et du feu s'opere d'abord par I'echange de leurs propres qualites.
Le feu peut facilement se liqu'fier, et I'eau prendre feu.

Feu liquide d6luge du desir de vivre 29


je vois brtı er I'eau pure et I'herbe du
.
matin 3 o
Parfois, ils se trouvent gıroitemel1tunis I'una I'autre:
je m&le la neige et le feu 31
La pluie ajailli de la brÔlure 3 2
Et je serai de neig~ dans les .flammes 33
. Une goutte de feu se pose sur I'eau froide
Et chante le dernier cantiquede la brume 34
(28) Donner 1 uoir, I,p.929. GastonBachelard apporte encore phıs de precision
lı l'unite'fohdamentale des eıe'nients: L'imagination mat'rielle unit l'eau et la tene;
elle unit l'eau a son contrı-ire le feu; elle unit la tene et le feu; elle voit parfois dans
la vapeur et Ies brumes l'union de I'air et de I'eau. Mais jamais, dan"sıaucune image
. materielle, on ne voitse rea1iiıer la triple union materielle de l'eau de la terre et du
feu. Aucune image ne peut recevoir les quatre eıements (...) Toute union est mariage,
et il n'~ a pas de mariage ii trois (L 'eau et le, ,.eves, Jose Corti 1984, p. 129.)
(29)LePhenix, II,p.'436.
(30)Poesie ininterrompue, II, p. 42.En partant d'une formule balzacienne, "L'eau
est un corps brul~", Bachelard souligne que l'eau pure n'est qu 'un punch 'teint,
un.e veuve, une substance abim~e et qu 'il fau t une image ardentepour la ranimer,
pour faire daniıera. nouveau une fiamme surson miroir (V oir ,Gaston Bachelard,
op. i cit., p. 132). Cette image, e'est bien cene du soleil qui se I~vemıQestueuse-
ment au dessus dE!!l'eau;neau s'embrase Aoudainement.C'est le feu jailli de l'eau.
(31)Mldieuses, I, p. 907.
(32)Une leçon de morale, 11, p. 303.
(33)Leda, ll,p. 266.
(34)Le livre ouvert,1,p.1033

~
--
70 LA SYMBOLIQUE DE L'EAU ET DU FEU CH'EZ PAUL ELVARD

Dans la "goutte de feu", dans cette "flamme mouill~e" (Heradite), I'imagination


condense les deux matieres fondarnentales. Elles sont en parfait aceord par I'harmoni-
euse mise en valeur de -leurs CJlalit~s. Leurfusion intime ne se ~arepas du pur ~(an
CJli les attire I'un vers I'autre, et CJli les pousse en m~me temps vers une nouvelle
et impressionnante substance ~tineelante etp~rlante qu'est la "goutte de feu". Elle
traduit,a elle seule, admirablement I'ampleur que prend le dynamisme universel
et en eonfirme ı'imp~rieuse 6videnee.

EAUET FEU : INTERR.ELA TIONS A VEC L'HUMAIN

ii importe de souligııer CJle la m~tamorphosede I'univers ~ laquelle participent


activement I'eau et lefeu n'est pas du tout arbitraire. Elle tend dans sa visionlblou-
issante ~ re"velerle regne de I'humain. Les sch'm1eseondueteurs puissamment sug-
gestifs de ces ~I~mentss'ordonnent sur unm~me axe symbolique,~ savoir eelui des
deux protagonistes de I'~niversp~tique: l'aim6e et I'amant. Ces demiers n'etant pas
soumis aux r~gles de I'exi~tenceordinaire s'lmerveilleılt de eet univers qu'ils domi-
nent et qui leurıressemble.Tous les elements, tous les objets,qui y figurent ne font
qu'en fait r6~lerll'evidence, d~ leur r~ciprocit6er6atrice et glorifier leurlıx-6sence.
L'union qu'ils symbolisent estle modele apraposer au monde, 'a toute I'humanite.
A partirdu couple,I'amourse'tourneparla suiteversles autreset rejoindafraternit6 .
universelle.
ii m'a t~jours fallu un seul ~trepo~r
.
vivre
Pour exalter (esautres (35)

~ cours de ceUe ~volu1ion "de i 'horizoTl d'un homme ~1 'horizon de tous",


I'existenee du po~te et eelle de sa "capitale feminine" se lient indissoulublement~
. ,. i - i/'
celle de tous les hommes. Les rapports des amants a 1'unıvers metamorphose se re.
~Ient si profonds et si au1hentiques que ces derniers se trouvent sanscesse confron-
tes et identifi~s~ ses diversescomposantes, tels I'eau et le feu dont les manifesta-
tionsse rattachent ~ de multiples ph~nomenesde leur vie.

Oue je vive pour que I'arbre


. Neperde pas Sesfeuilles
Pour que le coeur de I'eau batte
e
Pour q.ıe le jour revienne 6)

Les elements dynamisent avec plus de foree q..ıe jamais la profonde e.ı douee intimite
q..ıi existe entre eux et (es amantsı symboles de l'humanit6 enti~re.

(35)Po{sie ininterrompue, II, p. 675.


(36)Le livre ouvert,l, p. 1080.

,
KEMAL öZMEN
71

Symbiose avec les amants

. "Pour vivre ici" compos~en 1918, au front, dans les conditions durcs de la guer-
re contient en genne la symbolique des ~16Olents en relation ~troite avec l'humain.En .
qu~te de quelque support contre la s6litude physique etmorale due aux privations
irnpos~es par la guerre, Eluard prend contact avec eux:
/
.
Je fis un feu I'azor m'ayant abandonne.
Un teu pourıtre son ~i
Un feu pour Ol'introduire dans la fluit d'hiver.
Un feu pourmieux vivre

Je lu i donnai ce que le jour m 'avait donnG .


Les for~ts les buissons leş champs de ble les vignes
[es nids et leurs oiseaux les Olaisons et leurs c\~s
Les insectes les fleurs les fourrures et les f~tes

Je vfcus au seul bruit des flarnOles cdpitantes


Au seul parfuOl de leur chaleur
J'~tais comme un bat~au coulant dans I'eau fenn~e
37
Comme un m ort je n'avais cp.ı'ununique ~Iem'ent

Dans les ruines morales et mat~riellesde laguerre, I'homme abandonn~,sansrecours,


coup~ de son "azur" lumineux fait du feu dans La nuit froide de I'hiver. Grace 1
ce feu alluOl'~ qui '{claire et~i rlchauffe, le contact du po'ete avec le monde reel
est constamment maintenu. ii r~inventele fcu; mais sachant cp.ı'il risque de s'etein-
dre, illui fait une offrande: ill'entretientpar les 61iments da la nature et I'anime par
cp.ıelquesr~miniscencesde sa vie intGrieure. Face'it la sensation bieııfaisante de la
chaleur et de la vive lumiere QUfeu assuıant une certaine securit~eUe bien~tre, il
s'isoledu monde exWrieuret s'enfenne par lasuite41ns une solitude mystique carac-
terisee par I'image stagnante des deux ~1~entS lourds -et dos cp.ıisubmergent et
recouvrent tout. t 'e~ et la terre, bien qu'elles soient originairementdes imagesma-
ternelles sont ~galement des images de mort. Toutef.ois, ici, plutot que d'aspirer ~
la mart, le poete se laisse doucement absomer par la contemplation du feu et s'as-
socie 1 sa p rofondeur dans laquelle il s'enfonce 'Ientement. C'est un~ descente en soi-
m~me. Le "bateau coulant dans I'eau ferm6e" seıait sans doute un retour aux sour-
ces pour renaıtre ~ la vie. L'immersion dans ('cau nous pa,..{;'t;si paradoxa1equ'elle
soit, r6g~n~ratrice.L'eau, priridpe receptif et matridel, op'ere,une renaissancedans
a .
le sens olı elle est la. fois mart et vie.i Mais, le p~te ainie mieux etre guid~par ce
..
feu rassurant, par cet espoir prometheı:n. Avec tout le rayonnement dont est ca-

(37)Ibid.p.1032
~ -_.~~.,
: ~-~-~.

72 LA SYMBOLIQUE DE L'EAU ET DU FEU CH EZ PAUL ELVARD

pable sa volont~ ferme, et constructrice, il se VoUc au feu qui devient le createur de


sa p,ropre vie, le compenSateu r de sa solitude et de son d~sartoi int~rieur. La pr6sen-
a
ce m ouvante et projctante de ce feu iIIumine, partir de ces ann~es terribles de la
guerre mondiale, les voies tenfbreuses et froicles vers lesquelles sa vie risquc de bascu-
ler, et indique la bonne direction qu'il doit prendre 3 ii

Fini de fuire j'avance et


Le m'anime
De la ~ve d'6n feu lucide 39

Ce "feu lucide"5C marıifestant sous le şigne d'un pur dynamisme r~veleau po~te la
'pr~sence d'un ~tre do~ d'un fascinant rayonnement: la decouverle du principe ri-
minin lui pennet de se d6livrer de I'existence solita.ireet de suımonter I'angoissede
1'6tendue d6serte, I'impuissance du vide int~rieur. L'aim6e joue au m&1e titre que
I'ea.! et le feu un rQle d'initiateur, et .wace it elle 'I'absence devient pr~nce et pl6-
nitude; C'est d~sormaisautour d'eux, "deux gouttes d'eau" qui se refl~tentet se fas-
cinent mutuellement, que leselements se juxtaposent, se combinent et se concen.
.
trent en une v6ritable ~ymbiose.

Apres ce premier contactavecl'eau et le feu qui redonne au PQete-soldat sa


force vitale et line pleineconsc~nce de sa condition d'homme, I'image exaltante
de la femme amoureuse remplit en tous. sens et de tous c&t~sI'universdu pOete par
sa çhaire expansive et radieuse.

Le vois.ses mains retrouver leur lumiere et ~ soulever com me


des fleurs ~pr~slapluie; les f1ammesde ses doigts cherchent
celles des cieuxet I'amour qu'elles engendrent sous lesfeuil-
\)les, sous la terre,dans bec des oiseaux, me rend~ moiof11~me,
ce que j'ai ete4 o
.
.

Non seulement elle le comble parsa presence, mais elle s'y assimileentib-ement. Le
sole~, "mere Confiance", est"la traduction la plus revelatrice et la pius heureuse de
c~tte identification totale; feu,*n~fique, ast-recentral provocateur de lumiere, de
maleur et de vie, ce grand ranimateur d'existence r~and ~profusion par son rayon-
nement vivifiant sonlnergie f~condantedans toutl'univers.
ı
Le suis ensoleill6 car elle est le soleiı4

(38)La remarque de Bachelard est nes significative 1 cepropos:"Eluard avait mis une
~tincene c~anteau centre detous ses pÖemes" (Germe et raison dans la ~o~s{e.
d:Eluard, in Europe, Paul Eluard, numero spedal,.p. 61.)
(39)Poesie ininteTTompue, ll, p: 672..
(40)Lesdessousd'unevie, ı,p.204.
(41) Une leçon de morale,lI, p. 320

--
KEMAL öZMEN 73

4 ~
Tu es le grand soleil.<pime monte ~ la t~te
Sans songer a
d'autres soleils
Que celui quibfille en mes bras 43
"La femme aim~e fait detout~tre Leprochain, son amour se diffuse en sympathie
universelle"44. "Re'vel~e a I'infini':, celle ': ci change perp6tuellement de forme, de
couleur et de visage. Peu de sensationsplus exaltantes ""e de yoir {JIe toutl'univers
setrouve humanisl et que I'aim~een devient un itemel pJincipe d 'identification.

Je t'ai identifte!~ des ~tres dont seule la vari6t6 Justifait le


nom, touiours le m~me,le tien, dont ie voulais les "ommer,
des ~tres que ie transformais comme ie te transformais, en
pleine lumiere, comme on transforme I'eau d'une source en
.Ia prenant dans un verre, eomme ontransfonnait sa main en
la mettantdans une autre4 5.

ii

ii n'ya donc rien d"tonnant.~ ce <pe les 61~ments,eau et feu, se rattachent


ason intimite par leur substance suggeslive. L'eau alaquelle.correspondentl'emotivitç
et la sensbilite priYil6gieI'apparition rle la forme femininepar sesvertus ~n~trices
et la caracte'risedans ses aspectS lesplusfugitifs, les plus intMeurs et les plus :pı'o-
fonds.L 'aime'ec~lebr~ecomme "sacr~e" est entouree tOlljoursd'eau coriimeun lieu
.

de p€l~inage.
Ma foi est en toi si bitm entou..ee
De terre et d'eau si bien COllyerte
46
De soleil fraiset de nuit ci aire

Elle est assimu6e'it I'eau, ~ la f~minit6 de sa substance. Cette eau n'a pas deprofon-
deur; elle Ii'est autre qu'une puresurface, promesse dereflets. Le regard de I'amant
iouit infinimentde sasoomoce matricielle.L'eau feminis~eest lafemme .. liquefiee,
et elle est amoureusementconternplbe.

Tu te I~es I'eau se ~Iie


Tu te COlIchesl'eau s'lpanOllit
Tu es I'eaudt;toumte de sesabtmes 4 7
(42)LepMnix,ll,p.439.
(43)Le livreouverl, 1, p. 1016.
~
(44)Pierre Emmanuel, Le jeu universel de Paul Eluard in Le monde est inteneur,
Seuil,Paris, 1967,p. 156.
(45)La vie immMiate, 1, p. 374.
(46)Le liIJre ouIJert, iı p.1036,
(47)Facile, I; p. 459
74 LA SVMBOLIQUE DE L'EAU ET DU FEU CHEZ PAUL ELVARD

Le mouvement qui agite Lasurface de I'eau est suivitout de suite par un mouvement
inverse; la nappe d'eau retrouve sa forme initiaı'e; L'eau calme et sereine refl~tant
dans toute son 'etendue I'image rayonnante de l'ami6e participe des mouvements
corporels.Le parallelismeoriginel qui s'Mablit entre le corps feminin' et te deploiment
de I'eau apporte du charrlie, de la douccur et de la tendresse. Le troisim,e vers:ampli-
fie la vision, et I'union intime de I'eau et de "l'~temel {eminin" s'accentue par une
identification fondere. L 'eau apparait alors dans sa ~alite originelle et eıbnentaire,
massive,pro'fonde et froide; "Ses abfmes" 6voquent le chaos t~nebreuxdes origines.
Mais, la femme, initiatrice du monde, anrı.ıle tous les mysteres, 9.JpprimeI'invisible.
et les i"vestit de ses qualit~s.Elle en changele cours, i'adoucit, l'illumine,l'humanise
et la fJminise. C'est ~sormais dans les t'JUX douces, pures et claires que la femme
s'aftirmera comme veritabrema1tresse.

Mattresse de I'eau m/ıtresSe de I'air Je domine ma solitude4 ii

Par sa fonction "narcissi~e", I'eau est toute miroitante d'images; les @treset
les choses sont d~oubh~s ~cieusement ~ sa surface et leurs reflets lumineux s'y
cristallisent. Tout trouve sa pl~nituded'~tre dansun miroitement et dans la fratcheur
luisante de I'eau pure. Et le reflet de l'aim6e s'y re~le comme une evidence ravis-
.
sante.

Et mon visage dans I'eatı pure ie le vois


Chanter un sad arbre
Adoucir des caiiıoux
Refleter I'horizon
......................
Sur I'eau j'applaudis le soleilla p.luie
Et le vent serieux 49

Le rayonnement &nanant de I'aim~eest le m~me que celui de l'eau;princiPe univer-


sel de reflets. C'est sous re signe du reflet, fugon elementalre de I'eau et de la lumi-
~e, qu'est saisie comme valtur fondamentale I'imageg~cieuse de I'aimee.Cette derni-
'ere, tout comme I'eau,a le pouvoir de refleter les objets. On voit dairement id ce
que laremme doit au prineipe.de reflet dans son corps fragile et leger.
Le ciel remue et le lac de mo!:,corps
ReflMe un cygne des ntlages c:aime s
'II est massif sesplumes sont mouilleesso

Le visage de I'aimbe apparaissant com me une r~alit~ lumineuse devient soit un soleil
.
quieclaireet rechauffele monde,
,
Le soleil nu de ton visage 51

(48)M~dieuses, i. p. 901.
(49)Ibid, p. 899.
(50)Leda. II, p. 264.
(51 )Le livre ouvert. I, p. 1035.
KEMAL öZMEN 75

soit uneeau Iimpidequi le baigneet qui le reflechit.

Mon paysage est un bien grand bonhoor


Etmon visageun limpideunivers 52

Non soorement les yeox se renvoient la lumiere et se ~flechissent tendrement les uns
dans las autres, mais les I~vres, les paroles, les mains et

Tous les mots se refı'etent 53

aussi de la m~e maniere. L 'amant et l'aim6e se'font miroirs reciproquementet se


trouvcnt confondus dans l'unit6 harmQnioosedu cbuple.

Sa main tendue vers moi


Se reflete dans,la mienne 54

n'est d'autre chose que I'incamation heureuse du principe de reflet, de lasaisie du


ref1et aquatique. Ainsite vers suivant:
Tu es comme la mertu bercesles etoiles S-S
Parmi les quatre ~I~ments,il n'y a, en effet,que I'eau qui puisse bereer; elle nous
porte, nous beree,nousendort et nous rend notre m~re.

Et les f10is de la mer, et lesbras de ma mere


me portentet m'endorment 56.

L'indentification avec la mer se ~vtle interessante a plus d'un titre. Tout d'abord)a
mer, ('un des plus grands,des plus eonstants Symbolesmaternels,et la meresont, I'une
et I'au~e, rtceptacles et matrices de la vie. Elles sont conçues eanme element uni-
verseliement nutritif. Deplus, il n'y a pratiquement pas de'diffbe nce de valeurpho-
nique en.tre les deux substantifs. La mer, par les ondulations et les bruits rythmi-
ques de ses vagues argent~s semble balancer doucement lasreflets mouvants et
phosphorescents des etoilt!s comme u,nemm berçant son enfant dan'sses bras. Cette
image matemelle de I'eau ~voque~galementdeux de ses attributs essentiels: la pure~
et la limpidit~,qui deviennent en mQme-tempsceux de l'aim6e.

Toute petiteet delabrte,parfaite et pure .


Pareille~un verre d'eau <ıli sera toujoursbu 57

(52)M~diuses, I, p. 899.
(53)Po~sie ininterrompue, II, p. 27.
(54)Comme deux gouttes d'eau, I, p. 412.
(55 )Corps mlmorables, II, p. 134.
(56)Les sentiers etles rou tes de lo poesie,ll,p. 604.
(57)Le tempsdeborde, iı,p.114.
76 L.A $YMBOL.lQUE DE L.'EAU ET DU FEU CHEZ PAUL. EL.VARD

L'identite de substance, de forme et de couleur avec 1'~I~ent li~ide.. S'y ajoute


\
celle de caractere: "

Nousconduisons I'eau pure et touteperfectibn


Vers I'ttt diluvien "

Sur une mer qui a la forme et la couleur de ton corps


Ravie de ses tem~tes ~i lui font robe neuve
"

Capricieu se et chaude
Changeantecommemoi 58

Cette complicitt intime entre I'aimte etja mer prouve ~'eUes sont le produit de La
m~e substance vivante, dynami~e, r6ceptacle des passions violentes.

Parfois, chose rare, il se trouve que le..{eu, malgre son principe mdle, s'assimile
~elle. Dansce cas, il ne lui communi~e ~e son dynamisme et sa force regentratri.
ce. Comme le soleil par ses rayons, le foo par sesflammes symbolise I'action ficon-
dante, dirigeante et illuminatrice. L'aim~e, h-e,flamboyant sans la~elle la flamme
vive du monde s'~teindrait,est I'essencem&ne de ıicreation. Elle est

..I'~temelle jeunessede la flamme exacte


59
<ııi yoile la natu", en la reproduiSant

La femme flamme de nature


Tissant la trame du soleil
6o
Et s!exaltant:pou m'exalter ,

1\1

,
Detou~ les orgaı:ıesdu corps, l'oeil est le seuf ~i soit le plus inten~ment valo-
ri~ par Eluard suivant qu'iI se rattache aux diversattributs del'eau et du feu; il peut
i"se noyer' de I"-rmes" ou bien "lancer des €clairs" Ilıest, avant, toute choSfl, une
etendue d 'eaupure oil ~ miroite tendremeıittdut un monde de mouvements et de
lumiere. Vivifi6 par sa substance hydri~e, ii permei cette douce 'pen~tration de
! i' amour qui s'anime et $!irradiedans tout le corps. '

Dans I'amour la vie a encore


l! Eau pure de sesyeux<d'enfants 61

(5Ş) Facile, ı,p. 462.


(59)Facile, ı, p. 459
(60)Lamoralit~ du 8ol11meil, 1,1049.
(61)Le ph6nix, ll, p. 442

------
KEMAL öZMEN 77

Relevant de la symbolique de I'eau, le sang, notre liquide organicp..ıe,intimc et ar-


dent, et porteur de la seve amoureuse confere aux yeux,
.;
a"Ieurs regards" la chaleur
'/'
de son essen ce noble et genereuse.

Le monde entier d6pend de te.s yeu~ purs


Et tout mon sang coule dans I~rs regards6 2

L'oeil focalise, par son intensite rayonnante, le monde reel, favorise I'elan des for-
meset caractirise leur ividence.' ' '

L 'homme la plante le jet d'eau


Les flammes calmes certaines betes
Et I'implacable oiseau de nuit
Joignent tes yeux 63

Le po~te jouit de se conternpler et de contempler le monde d~s le miroir acp..ıati-


que, dans cette eau pure, douce et riantequ'est devenu pour lui I'oeil de I'aim~e.Ce-
luki apparait'alors comme un lieu etle moyen priYilegi~sd'echange d'une,Y6ritable
interiorisationdu monde dans un acte de puramaur. Le reflet du monde conternpl~
se charge o'un contenu luisantcomme il le faisait dans I'eau pureet ctalre. L'oeil
de I'aim~ n'est donc pas un miroir m~tallique~ourvude profondeur CJli nous
offre une reproducı;on statique de I'objet regarde. ii est/bien au contraire un espace
vivant, Yibrant, Sensible, f~rtiJe et ayant tout liquide 00 Jel images ,!iieconcretisent,
s'enrichissentct s'epanouissent danstout leur eelat.

Pour I'oeil qui devient Yisage 00, paysage


Et le sommeillui rend le ciel de sa couleur'64

Un nayiredanstes yeux
Se rendait maitre du vent 6 s

Q-Jand la vision cesse d',etre rkiproque, un climat de mon9tonie, d'obscurit', de st'-


rilit~commence 'a r~!JIer. Layaleurfondamentale de la we et du reflet est renver~e.
L'eaı perd sa luminosite, se temit, s'assombrit faisantplace ~ une eau lourde et dor-
mante qui submerge tout. La yisibilite disparait.La n6gatiyite s'installe.

66
J 00 rs des paupi~res closes ~I'horiion des mers

(62)Capitale de la douleur, 1, p. 196.


(63)Les nıainslibres, 1,p. 563
(64)~ 'amoutla p~sie, 1, p. 230.
(65)Les septpoemes d'anıour en gen-e, I, p.1183.
(66)Capitalede la douleur, 1, p. 18~. ·
78 LA SVMBOLIQUE DE L'EAU ET DU FEU CH EZ PAUL ELVARD

Et ta nuit met sous les paupieres


.,
De l'homme et de I'eau la rneme ombre 6

La nuit etant essenticllement extinction et inertil' est la mort de la lumi~resolaire


et du reflet aquatique.l'univers.se tait et ratentit sa course;t'espace lumineux se
reırecit et s'efface devant fes forces de I'ombre.' C'est le silence total; le silence,
I'ombre, le noir, le vone, c'est comme une malediction chez Eluard.

Revetınt une qualite hydrique, l'oeil se revele egalement de nature solaire et


iglHie, et le feu 1!n devient le principe generateur, le pouvoir fertilisant.

Le jour incame nOScouleurs


Et le fcu 1'105yeux
Et la mer notre union 6 ii

Dans son printipe suprfmement actif, le feu cherche toujours te douxfoyer de I'oeil
et d~sire ardemment le penetrer. C'est la qu'jf Mcouvre le ryid le plus sur, Le plus
fidele et le plus cammode, et c'est la qu'it pcut perpetuer sans cesse sa presence en
uneconcentration lumineuse. '

Devant tes yeux pctit! feu


Qui souteve tes paupieres
Et qu i passe et qui s'en va
Dans le soir Iimpide et frais 69

Le ~euanime, soutient et exalte la grandepassion de t'amour qui est un feu inrerieur.


Les yeux se te renvoient dans le mouvement continu d'un va-et-vient,et le feu devient
porteur devouc du desir amoure,uxen m~e ternps qu~iIest nouITide tous les sues
de 1'3mour. ii cree uneintime reciprodte entre lesamants plon~s dans la douee
magiede:sa substance suggestive.

Et le ehant d'un gra"d fcu reveur


Mu", entre nospaupieres"o

Le fcu eouvant dans I'oeil eonfere au refPrd une animation profonde et une foree
pas$ionnee.Chaque,oeil po~de sa propre flamme.

Comme un oeil SUr de sa flamme


.,
l'

Et chaque flamme ch.ercheson partenaireıeomme

(67)Poesie ininte7'l'Ompue, ll, p. 702.


(68)/bid, p.29.
(69)lbid, p. 69.
(70)Le livre ouvert. p.1081
(71)lbid, p. 1092.
KEMAL ÖZMEN
79

7z
L'amour choisit I'amour sans changer de visagc

Le regard de I'amant decouvre dans.les yeux de I'aimee son image et son reflet
a
lumineux. Tous deux sont reduits leurs "yeux liquides" et il~eurs"regards de feu"
qui s'illuminent I'un I'autre et tout I'univers. Les regards se font respectivementmi~
roirs d'ou jaillit une t1ammefertile, douce etdynamique face au voile epais de la nuit.

Et I'aZlır en tes yeux ravis


Contre la masse de la nuit
73.
Trouvait sa flamme dans mes yeux

LV

,II n'est done pas suprenant quela femme, ~tre erotique, se confondant cıtout dans
l'univers erotise toute vision. L'erotique eluardienne d'une remar~able franc:hiseet
librement ouverte aux "jeux du desir', de I'exıase amoureu.setrouve dans I'eau et le
feu deux composantes essentielles provo~ant un9 exaltation continue et lucide du
.,'. "-
desir.

Viens boire un baiser par ici


74
Cede au feu ~i te!desespere ,

-
"La voix, les yeux, les mains, les levres toutes choses ~i appartiennent il I'ordre'
de la biologie humaine. sont pour Eluard deselements.au meme titre que I'~u,
I'air ou le feu..75

je citerai pour commencer les elements


76
Ta voix tes yeux t~smainstes levres

Dan.s ce oouvel univers dont les CJJatre eıements sont familiers, I'amant se sent irre-
sistiblement attire par le "paysage feminio" debÔrdant devitalite et d'ardeur, et exal-
te I'amour camme une certitude pleinemeot aCCJJisc.

L 'eau si tendrement feminisee exceUe ci faire s'ipanouir Le corps de la (emme


dans sa seduisan"te beaute. Elle est Iimpide, daire etplacide CJJand elle est en repos;
. sa surface est !isse et douce comme la peau !em inine. Elle appelle la c:aresse.
77
Caressesau fil de la peau

(72)L 'amour la poesie, I, p. 229.


(73)Le dur desir de durer, n,p. 73.
(74 )Les yeux fertiles, I, p. 508.
(75 )Raymond Jean. Eluard par lui-meme, Ecrivains de toujours", Paris, 1968, p. 59.
-
(76)Le durdesirde durer.n. p. 68.
(17)L 'amourlapoesie,I, p. 230.
80 LA SYMBOLlQUE DE L'EAU ET DU FEU CHEZ PAUL ELVARD

Sa liquidi~ est tellement'dense qu'on ne peut I'abimer "-ı~d on la maltraite.

L 'eau te ile unepeau


Q.ıe nul ne peut blesser
Est caressee
Par I'homme et par le poisson 78

L'eau tranquille reagit cl la main caressante et commence ci r.ıyonner comme I'etre


aime caresse rayonne de bonheur. -La caresse est I'activite meme de "amour, et I'a-
mour, c'est luire d'une lumiere vive et inepuisable.

D'une seule caresse


Je tefais briUerde teut to!,!edat 79 .

La recondite symboıisee par les epis nutritifs se He directement ii la dite feminine


demmı~ quelesvaguesparleursondulations.
rai sousfamain 1anudite des vagues 81
La mainest Porgane de caresses; elle devient un. element tertile et createurJpour
I'erotique eluardienne,
Ta. main dooaisneuse del'eGW des caresses 82

ainsiqıe ,la ch~velure; denouee etondoyante sur les €paulesnues de "aimee, elle
enrichit toute-la symboiiquedes eaux claires doucement mouvementees, source de
toutes les ferveurs 83
(78)Les animaux et leurs hommes, I, p. 47.
(19)La rose publique, I, p. 418.
(M)Voir,n, p.181~-
(82)La vieimmediate, I, p. 371-
(83)Les mouvements de la chevemre, selon-I'expression de Bachelard, "excitent les
fremissements onduleux semblables aııx t10ts d'une mer phosphorescente"
(G.Bachelard, L 'eau et les reves, p. 117). Jean - Pjerre Richard en donne eneore
plus de pr4cision: "Tout en elle ondule: ses veternents ondoyants etnacr~s, ses
hanches qui roulent ayee I'harmonie .ryt1\mique d'un beau navire,sa peau qui
miroite comme une etoffe vacillante, sa chevelure qui d~roule sur le eou son
ocean de tresses" (J. -P.Rich'ard,Poesie et profondeur, Seuil, Points, 1976,
p.145.)
K EMAL öZMEN
81

Tes cheveux blonds m'ouvrent la barque de ton corps

La barque evoquant le desir de COhqueteet d'exploration glissesur I'eau et I'ef-


fleure doucement. Dans I'image aquatique de la houle vivante des cheveux blonds,
couleur solaire, la barque par sa forme creuse et son aspect de conque peut avoir une
valeur erotique. Les sein; rewtent aussi les qualftes de I'eau comme tous'les autre's
elements corporels. LLs s' assodent ala purete, la fraıcheur et la ıfecondite des sour-
ces ruisselantes. lls possedent un.€CL
at fasdnant et miraitant et crtent un cerde intime
autour d'eux
Des sources Qo tes seins
115
Font miroiter le jour

Le rapport symbolique demeure constant entre Jesdeux termes. ii suggerela dou-


reur, la fertilite et la sacralisation de leur substance purequi fait naitre'Ia vie et qui
fait erottre tous les vivants. Le sein, symboJe de maternite, de securite, deresSource, .
est lieau lait, naurriture premiere. Quant a la source, eau vierge naissantede la terre
et lait de la nature-Mere,elle est fmıinine. Elle feconde le sol et facil'te lagermina--
a
tion. C'est grace elle que J'eau, matiere matricielle,fait sa premi~remanifestatian
sur la terre. Elle symbolise done la matemite et I'origine de la vie.

Le feu, com me I'eau, recueille egalement en tui des valeurs sensue lles. Sasi~
gnification est Jiee d'at>ord a' ,son obtention parfrottement qui est une experience for-
.
tement erotisee. Les caresses sont, en fait, les frottements des deOx corps, et de ces
caresses na!t La fI<I!11meardente de I'amouf charnel. Obtenu par frottement, ce "feu
lucide" du desir s'empare des corps, des yeux et des coeurs. L 'ardeur, I'enthousi-
asme et la force virile proc~dent de luijsi I'homme est pJein de feu, c'est parce que
{JJelque chose brOle en lui.
.
Un feu d'homme.un seul feü d'homme
Un seul baiser
116
Et ce {JJi do it brOler brule

Le principe mascuilin du feu est un principe actifet soudaincoınme l'etincelle.Doue


du plus fondamental'dynamisme, le feu s'avere fecond stimulant pour l'ex1ase amou-
reuse. d'au1ant plus qu'n prend une structure dense et concentree. Car" "la force
demande cietre compaCte'et pre~e. L'on voit la force du feu €tretantiPıus Iforte
qu'elle est presseeet serree~7

Toujours en train de rire


Mon petit feu chamef
Toujourspret.e clchanter .
1111
Ma double I~re enflamme
(84)Voir, l1,p. 131.
(85)Lingereslegeres, II, p.n
(86)A 1'indrieur de lavue, II, p. 153. .
(87)Gııston Bachelard, Lapsychanalys du feu, Id~s/Gallimard,Paris, 1983, p. 84.
(88)Facile, I,p. 461.
..

82 LA SYMBOLIQUF OE L'EA.U ET DU FEU.cHEZ PAUL ELVARD


i

Le rire, symbole de la vitalite chamelle, bonheur et plaisir d'amour, ranime I'ardeur


am oureu se par sa libre spontaneite. Ce mouvement sonore et vifeclate sur les ıevres
et la bouche-zones erogenes - estintimement mSle ace "petit feu" sensuel infıni-
ment vivant. Le caractere irnfsistible des impulsions vitales et instinctives permet
.
aux
amoureux de consumervoluptueusement I'undans I'autre.

Je suis devant ce paysage fem inin


com me une branche dans le feu 89

"Apres le desir, il faut CJ.Ie La flamme aboutisse, il faut CJ.Iele feu s'acheve et CJ.Ieles
destins s'accomplissent" 90. Le des.ir amoureux trouve $On apaisement dansıles cen-
dres du feu chamel. Ce feu devarant laisse par saviye impression CJ.IelCJ.Iechose de
brulant, de corrosif, et il marCJ.Ie les ~x corps de $On empreinte {JJ'est lacendre,
residu de lacombustion; elle est essentiellement ce qui reste apres I'extinction du f~
vivant, I'empreinte des desirs assouvis.

Maintenant ie me leve car tu t'es levee


ı
Rose du feu sur les cendres du feu 9

Le feu charg6 du d6sir s'unit ason principe antagoniste, I'eau. Des CJ.I'ilse propa.
gea la chair feminine

Cern~e de plaisif"Comme un.feu 92


il devient

un feu rebelle un feu de veines


sous la vague uniCJ.Ie des levres 93

et se transforme en une "flamme mouillee", en une liCJ.Iiditeardente:


Notre seve s'enflamme dans notre miroir 94
La seve, vitale etliquide, esteau:Sous I'effet de I'impetuositi du desir et de
I'intimit€chaleureusede lamatiere,les substances corporelles prennet feu de I'interleur
et s'enflamment!amoureusement.

Ton corps prend la forme des flammes 9 s

(89)Poisie ininterrompue, II, p. 107.


(90) Gaşton Bachelard, La psychanalyse du feu, p .92
(91)Le phenix,II, p. 427.
(92) La rose pu blique.I, p. 446.
(93) lbid,p. 428.
(94) Le phinix, n, p. 430 .
(95) Les yeux fertilles,I, p. 503.

---------
KEMAL öZMEN
83

le desir passionne du contact donne naissance alors il une effusion chamelle. Le


feu se liquefie par les caresses des corps conıraires, sexes opposc~,comme les nuages
charges'd'electricite se transforment enpluies ftcondes. L'eau freine, modere et a-
doucit les ardeurs amoureuses et etanche cette soif ettimelle q.ıi vit en nous. Elle
prGservedone le feu de Sesteı:ıtationsalors q.ıe ce dernier I'enrichit de son energie.
96
Et ma foudre devient I'humidite feconde

La [oudre, ce feu celeste inc.andescent, d'une imense puissance et d'une redoutable


rapidite, est rendue inoffensive dans sa force destrut:trice. Elle traduit finaJement
au fond intime des ttres, un equilibre heureux du "see" et de \' ''humide, une "hu-
midite chaude" qui est ii la base de toutes les formes vivantes.

Principes unİversels du bİen et du mal

L'eau et le feu depassent largement par leur riche dynamisme et leur rythme
a
~a~diose les cadres restreints de I'amour. deux et finissent par acq.ıerir unesymboli-
que moralisante a travers les !fand's remous socio.politiq.ıes qui ont secoue vivement
la France et toı.ıte I;Europe, Eıuard, demeurant profondement sensiblecila miser~hu-
maine, ne se sep'arepas de la communaut~souffrante; il nourriten tout temps I'i-
dee d'espoir et de liberte et aftirmc atout instant sa tenace contiance en I'homme et
en I'avenir, tous deux symbolises freq.ıemmentpar I'eau et le feu, Ces demiers 9Jb -
stituent constamment auxforces malefıques his plaisirs d'une vie libre et fraternelle,
maintiennentde toute leurforce cet "empired'HüMME" en'proie unedestruction a
tragique et aident aconstruire un monde pacifıste ou il fa,it bon vivre.

Eluard ne cesse de chanter un hymne victorieux' ala solidarite des hommesqui


luttent nrolement contre les fQrces aveugles, contrela douleur et la m(rt, Et cet
hymne constant trouue dans la symboÜque des eılments des images tort suggestives.
L'eau se mele aI'espoir visible
97

des hommes et renforce, chez eux cette volonte de "resistance". Par sa vertLi,elle
efface toute "souillure" etcommunique sa purete a tous les corps, a tous les esprits
epris de liberte et de bonheur; elle guerit, rajeunit et conduit a une.nouvelle nais-
sance.

(96) dda, ll, p. 265


(97) Poesie ininterrompue. ll, p. 702.
84 LA SYMBOLIQUE DE L'EAU ET DU FEU CHEZ PAUL ELVARD

Leurs yeux sontlesrives


Du bon soleil et de I'air pur
Rives d'un peuple printanier
,................
ii
lls joi~ent I'eau pure et I'ivres~

Les grandes etendues d'eau comme la mer et l'o~an symbolişent constamment les
aspirations vers la liberte. Elles donnent it la we un grand elan, a I'espoir et a 1'01'.
timisme ulıe grande poussee que nur ne pourra brlser. La mer e'Staboutissement de
totıte eau, et par ce caracıere de receptade elle donne mouvement etvigueur c.e a
qu'eJle symbolise.
Nous fUmes a la source et Lamer n'est pas loin 99
ı 00
Au. grandair de la mer fIeur de fratemite

a
De la source cl la mer, de la mer I'ocean I'eau aspire toujours a une ~tendue plus
vasie~ Elle s'etend dans toutes les directions des qu'elle trOtM une pente~Ce pouvoir
im!sistiblement .c!manatoire de I'eau amplifie
. la vision et d~loie la certitude et
le rayonnement des jours a.venir.

N ous etions la source et le fleuv~


ı Qı
Nousrevions d'~tre odan

les combattantspuisent leur force vitale ;} I'eau vive, pure etfecondante que r~an-
d~t\ 'les saurces, et le (leuve devient le symbole de leur puissance Invincible. Cet
ecouhiment c'ohtim des eaux .est donc lapromesse genereuse d'une ouverture vers
". valeur essentielle.
" de la liberte,
la conquete
Cercle apres cerde
Lesvagues oceaniquesde I',;tyenir
ı
Se dilateront s' agwanditont 02

l;es vagues animees sans cesse par l'espoir,1a forceet l'union fratemelle sont asso-
ciees cl la marche progressiye del'tıJmanite, a
son ascensiQnde telle sorte.-qu'elles
deviennent une immel1seet seulevague ch;ıl1tantet exaltant cl I'intini
. la lforce "Iu-
minatriceletuniticatrice de I'amour, de la fraterniteuniverseJle.

Moteur de la force generatrice, le feu e,t le ,upport primordial de l'upoir hu-


main. C'est grace ases pouvoirs liberateurs que I'homme survit atous les maux, ajtou.
tes les oppressions qui aceablent son existence. ii stimule continuellement I'espoir,
ı
Nous melerons le feu de I'espoir a nos cendres
03

(98)Grece ma rose de raison, n, p. 282


i '(99)Po~mes politiques, n, p. 282
(100) Ibid, p. 226
'(101) Gr~ce marose de raisan, n. p. 278
(102) Ibid, p. 292 .

(103)Au rendez-voU8 allemand, I, p. 1283


ı-<:EMAL. öZMEN 85

et I'enthousiasme "des combattants saignant le teu" dans leur merveilleuselutte


"pour le soleil", pour" la libert~ aux yeux fIambants". Esp~rer, c'est retrouver la
vitalite et la plt~nitudede ~tre. Rien n'accable I'espoir chez Eluard hante par le my-
the du phenix sanscesse renaissant.II sait que

messager du jour. Et de meme, en s'adressant il tous lesinfortunes, cl tous les mu til es


de la guerre, il evo~e ce feu, cette force d'espoir.

Exiles prissonniers
Vous nourrissez dans i'om bre
Unfeu quiporte I'aube
! 06
La fraicheur et la rosee

C'est le feu de Promethee, dont la possession suggerea I'homme la con(JJete d'un


monde libre, la conquete d'une nouvelle djgnite, d'une nouvelledimensionhumaine.
Devenu done instinct d,e libert~et force tenace, il faut lefaire coorir partout dans le
monde, de re9Prdil regard, de cooura coeur et de corps a corps. Son pouv~ir dedai.
gne "Ies' batisseurs de ruines''quisement çi et la les germes du mal et de la 'mrt .
Mobilisant I;energie potentielle qu'iI de'tient condensee en lui, ce feu annonce au
.contraire les germes de Lavie, le monde futur lib~e. ii est inclu dans tout ce qui
affranchit; il est salut et confiance, bonheur et plaisir; il est la joie coJlective.

Fe'u fertile desgrains des mains et desparoles


o7
Un feu de jôie s'allume et cha~e coour aichaud!

La lumiere, la chaleur, la tendresse, la liberte, I'amour; le bonheur, tousces "mots


fr;ıternels"soni des promesses et s'alimimtent de ce qu'apporte ce''feu sublime" et
createur. LaoU il ya amoor, le feu brille, rechauffe, ilumine.Symbole de puret~, il
brule d' amoor. Cependant, il a des ennemis achames (JJine cessent de comploter
contrelui: I'ombre,la nuit,le froid,la misere;la mort, fııJJresde lan'gationdufeu '

vital, de toutes les vertus dynami~es de la vie,le chassent, et alors descorrespondan-

(102) Ibid, p. 292


(103) Au rendez-IJous allemand, I, p. 1283
'

(104) Lephenix, II, p. 422


(105) Ibid,p. 422
(106) Poemes politiques, II, p. 220.
(107) Le IJisage de la paix,II, p. 406
86 LA SYMBOLIQUE DE L'EAU ET DU FEU CHEZ PAUL ELVARD

ces intimes se nouent entre fes emotions de la conscience mafheurooseet I'element


~i perd son edat, sa vivacite; il devient u'n "feu noir", "un feu mourant", "un feu
exsangue".

-
L 'arbre s'abat le foo s'eteint
Le pont se brise comme u n os 108

Toutefois, le feu ne s'eteint pas completernent; sa frustration n'est jamais definitive


Car,

Au dCclin de la force
Un feu tres sombre rleambule 109

ii couve effectivement "sous roche"" sous I'amas de sa propre cendre dont il tire
sa force. ii peut de nouveau recon~€rirsa vivacite, embraser fes coeurs et al}imer
,I'universde sa lumineusefecondite

Tout a ete plus dur plus obscur ~e jamais


Mais la nuit ne s'est pas m~leea notre sang 110

Le saJ'lgsymbolisant toutes les valeurs solidaires,du feu, de-la clarte et de la chaleur


possede cemme le feu I'essentielle vertu dynamique face aux forces du maL.Sa sıbs-
tance ardente et feconde renforce l'espoir,la foi dans la vie et dans sa contilJuite. Car,

Le sang repete le printemps 111

"Le Chant du feu Vain~eur du feu" illustrc de maniere sollenelle ce pouvoir extra.
ordinairement regenerateurdu feu etenfaitun hymneplein d'ardeur. ce feu atlume
sous l'Occupation, epoque de I' "ombre", de la "rIJit" et du malhet.ir. intensement
\.ecu, est le meme feu qu'allumaitfluard sur le fronten 1918, dans Lefroid glacial
d'une nuit d'hiver. Soncheminementdebu~ acette date se poursuit sans relache,
et le feu s'impose toujOUr5 comme une obsessfon de continuite. Le poete n'est pas
seulcette fois. Ses freres ont livre Un "combat sacrefl pourbCnirleur "sang reb~lIe"

(108) Le visage de la paix. II, p. 406.


(109)Cou/'S natureI, I, p: 815.
(110) Poemes politiques, II, p. 225
(111) lbid p.231.

-~
--------
87
KEMAL ÖZMEN

il toutes les forees aeeablantes du maL. ii saitq.ıe


ı ı
2

.M ort est clvainere ou bien e'est le desert


Mais heureusement que le feu est precisement i~ et que
ı ı
3
Tout s'aecomode du feu

Tous les mots s'ordonnenten rosaeesautourde sa foree potentielle et eommuniquent


avee lui des rapports vivants. Dans son ehant profond et vietorieux, le feu teur pro-
digue ge'nereusementsa foree regeneratriee, son dynamisme organisateuret son prin-
cipe lumineIİ5f.Noos n'hesitons pas de transcrire integralement ce glorieux "chant
du feu":

Ce feu prenai t dans laehair


Et I'aubeen etai t son,e'gale
Cefeu prenait dans lesmains
Dans le re~rddans la voix
ii mefaisaitavaneer
Etje brulais le desert
Et je earessais ce feu
Feu de tme et de terreur
Contre les terreu rs de la nuit
Contre les terreu rsde ta eendre
Un feu comme une H~e droite
Un feu fatal dans tes tenebres
Comme un pas dans la poussit~re
l)n feu vocal et; capital
Qui criait par dessus les-toiU
Au feu la m ort
Ce feu prenait dans la ehair
ce feu s'en prenait aux ehaines .
Aux ehaineset aux murs aux baHlons aux serrures
Auxaveugles aUX lannes
Aux naissanees infirmes
Ala mort q.ıe j'avais mechammentmise au monde
-
Aux aHes ehu es au x fleu rs fanees
U n feu q.ı i s'attaq.ıait aux ruines
U nfeu (pi reparai t les ~esastres 'du feu
Sans ambres san~victimes

(112) Po~mes politique~ n, p. 231.


(113) Le livre ouvert, I, p. 1034.
88 LA SVMBOLIQUE DE L'EAU ET DU FEU CHEZ PAUL ELVARD

Buis~on de sanget d'air


Moissons de cris sublimes
Et moissQn de rayons
Dans i~ fronde d'un hymne
Un feu sans createur

Demere lui la rosee


Derri"ere lui le printemps
Derriere lıli des enf.ınts
QJi font croire atous les hommes
A leurcoeur indivisible
A leur coeur immacule
Un foo clair jusq.ı 'a naissance
Des lueurs et des"cooleurs
Feu de vue etde parole
taresse perpet~ııe
Amour espoir de nature
Connaissance par I'espoir
Reve ou rien n'ejf invenıe
ıı
Reve entier vertu du foo. 4
ii
L 'eau et le feu peuuent reIJetir dansleurlJalorisation >l1egatiIJede diuerses facettes
du mal. Mais, leur freepence se rewle,en I'occurrence, beaucoup moins ~Ie~e. L 'eau",
el;ment matricielet matemel,se transforme en un acmt malefique epand elle
submerge, engloutit,

le ciella nıer la terre


M'ont englouti ıı
L 'homme m'a fait renaitre s

et dissout; fluide, sa tendance esİ-it LadissOlution.

j'aspire a ton neaotje vou4rais voirmon


ı ı front
Comme un bateau fondu dansi'eau 6

la cause du mal est done ici la manere elle-rnenıequi comporte une pulssancefatale.
l'eau, quand elle est. "close", "souple" fermee". "noire", "Iangoureuse", "mys-
terieuse", "\ivide", "deserte", i'immobile", morte, dQrrnante,profonde, insonda-

(114) Au rendez-IJOus allemand, I, p. 1264


(115)Poesie ininterrompue, II, p. 690.
. (116) Le temps d€borde. n, p. 114.

~-
KEMAL öZMEN .89

a
ble et tenı~breuse inspire Eluard une peur paralysante. Et lorsuque'elle a tendance
a s'obscurcir, elle ne peut .alors fusionneravec la lumiere solaire, et elle n'est plus
capab le de reflet, principe fondamental de la reciprocite u'liverselle. U ne fois (JJ 'elle
perd son pouvoir ref~echissant, elle devient lourde, impure et desehe, done receptıc-
de ouvert a tous les maux; elle devient une substance du mal dans laquelle la vie s'en
glue et s'asphyxie.1 1 7

Et l'hOlnme sombre au fond des eaUx


Pour le poisson ,

().ı pour la solitude amere


11 8
De I'eau souple et toujours close

L'eau-notammentI'eau de la mer -peut etre agitee o-u en fureur dans son etendue
massiye et lourde; impossible alors de ,.esister<!evantla puissance d~vastatricede sa
colere:
L 'eau se wottant !es mains aiguise des couteaux
Les gUerriers orit trouve leurs armes dans les flots
Et le bruit deleurs coups est semblablea celui
Des rochers d~fonçant dan's la nu it des bateaux 119

Le (eu aussi peut ~tre porteUL~'un. intension tres expressemerıt mal~fi(JJe.


ii e,St de sa nature de bruler, de ravager, de detruire, d'etouffer par sa fumee et de
faire fondre. lessubstances. La cendre, si~e de 'douleur,- n'est (JJ'une dissolution
.
des corps brUlespar lui.

Dans la clainere de tes yeux


Montrele~ ravages du foo ses oeuvres d'impire
E.t le parad is de sa cendre 12o

(117) La mort ehez Eluard n'est pas le sHenee eternel; elle est heraeliteenne, un
"devenir hydrique", undevenir mns eesse renouvele. Ap.res la mort de sa plus
grande inspiratriee, Nusch, la nuit silencieuse.de la mort l'envahit un moment,
mais sachant qu 'elle est pour ~tre dominee et vaineue, illa traverse lucidement
pour retrouver la lumiere, l'aurore,eette promesse du jour. Et illa trouve ehez
Doıninique; les reflets foisonnent 'de nouveau 11la surface des eaux; le feu se
ranime. C'est done le ret~ur de l'eau et lıuevanehe du feu SUrla mort.

(118) Les animawc et leurs hommes, I, p. 47.


(119) Mourir de ne pas maurir, I, p. 140.
.
(120) La vie immidiate, I, p. 367.
90 LA SYMBOLlQUE DE L'EAU ET DU FEU CHEZ PAUL ELVARD

ı
"Tous les c omptexe s lies au feu sont des complex~ douloureux~'( 2 ı),
ı 22
La brulure de toutes lesmetamorphoses

Car, par sa substance avide et effervescente "il suggere le desir de changer, de presser
ı
le temps, de porter toute i~ vie ason terme" 23. De ce point de vue, il est propre-
ment destructeur, et il symbolise les forces obscures qui bouillonnent en nous, la
ferocite elementaire de5 instincts cpi nousdevorent; la destruction peut s'appliquer
a
alors la violence, ala malfaisance, a
I'injustice, et lefeu devient un objet de degout,
de crainte,une torture.
ı 24
ii y a desfeux de terreurs dans ta nuit

Pourtant, il 'peut etre constructeur en detruisant en ce sens qu 'il symbolise le combat


pour le triomphe de la justice et de la liberte.
ı
2 5
Portes.y le feu de ta haine

Le feu de la "hainesainte", ce tel. impatient, irresistibleet colereux qui inspiretant


d'indignation au poote devient un feı.ı CJ.1i(hatie, et un feu qui construit finalement
lapaix et la justice.

CONCLUSION

Nous pouvons affirmer, au terme de cetteetude, qu' Eluard parvient, grace a


la toute-puissance desel~ents-eauet feu-qui opere finalement la transfıgurationde
a
I'universet de I'homme, rendre plusintimement perceptibles les rapportscaches qui
se tissententre les etres et les choses, Ceselements, principes constitutifs, apporterıt
I'offiande genereuse de leur substance aux composantes du ciel et de la terre avec
lesquelles iis entretiennent des affinites profondes, lls etablissent precisement un
centre de relations dynamiques.qui surmonte des oppositions et fraye le voie une a
significative harmaıie universelle; des conflits, des rivalitessont annult!s."Eliminant
absences: dissemblances et reticenees)ı le poete s'est anange, comme on dit, pour
vivre d'un bonheur sam nuages" 26. Conırnuniquant e~lement entre eux des
rapports intimes et animes, les elements ont ,,!us de fdrce suggestived'auta.ntplus
qu'ils se trouvent en conjonetion et qu'ils se comph~'tentmiJtuellement.Puisque"tout

(121) Gaston Bachelard, La psychaııalyse du feu, op. cil "p. 183.


(122) L'amourla poesie, I, p. 245,
(123) Gaston B achelerd, La psychanalyse du feu, op. cit., p. 115.
(124;) La vie immediate, I, p. 38ı.
(125) Cours noturel, L, p. 831. \
(126) Georges Poulet, Etudes sur le temps humain III, Ed. du Rocher, 1977, p. 115.

--------
,:,E:',1AL öZMEN 91

est comparable 'a touf et qtie "tout truuvc son ~cho, sa r.ıison, sa res5ı~lllbıance,
son devenir partout" 12\ ils proııvent 'lu'jls ne sont nullemen! inCCAl1patiblcs et
q,J' ils sont suscep ribles de fu sion entre eux oll avec les objets les plus varics de I'uni.
vers. ,Entre-tcıııps, si nombreux 'lur soient les autres termes intervenant dans 13 rela.
tion symbloique, ils contribucnt, chacıın asa m;ıniere, J ileur donner une color;ıtion
p3rticulicre q.ı i enrichit d;ıvantage leu r valeur symbolis3llte.

Ce nouvel ordre, cette nouvelle architecture de la cosıııogonie eluardienne at-


teint sa plenitude lorsque les amants, sJ,Jprcmes syrnboles de I'amour, s'ye associent de
façon totale et absolue; ils participent aJors de la nature et du dynamisme les uns des
autres dans une sorte de symbiosc. TransposCs sur le regne hurnain, les elements son-
dent et puis rev~lent les p-rofondeurs du "moi" du poete auxquelles ilsdonnent for-
me et fıgurc.lls lui font sentir qu'il n'estpas isole, perdu dans le vasıeenscmble
qui I'cntoure. Et I'aimcc, cc demiurgc fcminin e,n qui ils s'cpanouissent de tout leUr
eelat, s'affirme comme reine des clements, comme veritable maiıresse de I'univers.
Demeurant identiques dans leur essor, les elements et les amants sont animes, glorifi.
e's par un accord fraternel qui ~ ctablit entre eux; par leur substan'ce puissamment
suggestivc et plus particulierement charnelle, les premiers favorisent I' epanouisse-
ment des autres, \ibercs de tOlıtcs les limites de la condition humaine et vivant
dans une "lumiere cxelusivc", celle de I'amour; ils,suseltent un sentiment de commu-
nion intense, une sensıti on de precence debordante d'une infinie douceıır.Et ainsi,
la reciprocite amoureııse sc colore, s'cnrichit et se fortitie par leur chaleureııse et par-
faite intimite.
Ce "bonheur sans nuages" soutenu aV\'c ardaır par (es elements donne ii:la poesie
eluardienneun accent prestigieux de fratcheur, un ~ha"";e iııcomparable. Ceux~a
tendent il faire triompher, dans un elargissement progressif de la vision am oureu sC,ce
bonheur, ce ravissement du.-coeur partout dans le monde malgre-Ie mal qui ne cesse
d'etre menaçant. Fascines par la prtfsence famili~re des amants, iis sont compatisSants
ala peine des hommes; ils s'imposent avec plus de force encore et traduisent une
symbolique proprement moralisante en rapport direct avec I'humanisme confiant
du poete; E luard abouıi-! par la grace fecondante de I'amour a-Ia constiturlon d'une
morale OiI lebonhaır personnel se confond avec le bien commun.Son optimisme _

contribuant a justificr I'espoir, LaJiberte et la contiance en I'homme s'exprimc tou-


jurs par les traits deselements quiont un veritable destin de grandeur.

Le mondetout entier devient un nouveaumonde


Et I'hommeen ~5tla flamme et la source feconde
ı 28
D'ou peuvent na1trela rais'onet le bonheur

Poete de I'amour et de I'espoir,' de.laliberte et de la ju stice, Eluard est inspire plu s


par I'aspect' constructeu r et benefi quedes elemenu que par leur.aspect dcstructeu r
et malefique. Malgre cette bipolariti de le'ur symbolique. ils se reve1ent tres frequem-
ment com me generateurs d'images heureuses tout en glorifiant La certitude de
l'amOllr, de cet amour veritablement universel, de cet immortel empjre dans lequ~1
-
le couple, mythique ct grandiose, trouve son apotheose.
-(127) Donn~r «voir, p. 97 ı.
(128) Po~mes po ur toıı,., II, p. 647.

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