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Texte 1 :

Car j'aimais tant l'aube, déjà, que ma mère me l'accordait en récompense. J'obtenais qu'elle
m'éveillât à trois heures et demie, et je m'en allais, un panier vide à chaque bras, vers des
terres maraîchères qui se réfugiaient dans le pli étroit de la rivière, vers les fraises, les cassis et
les groseilles barbues.

À trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et confus, et quand je
descendais le chemin de sable, le brouillard retenu par son poids baignait d'abord mes jambes,
puis mon petit torse bien fait, atteignait mes lèvres, mes oreilles et mes narines plus sensibles
que tout le reste de mon corps... J'allais seule, ce pays mal pensant était sans dangers. C'est sur
ce chemin, c'est à cette heure que je prenais conscience de mon prix, d'un état de grâce
indicible et de ma connivence avec le premier souffle accouru, le premier oiseau, le soleil
encore ovale, déformé par son éclosion...
[…]
Je revenais à la cloche de la première messe. Mais pas avant d'avoir mangé mon soûl, pas
avant d'avoir, dans les bois, décrit un grand circuit de chien qui chasse seul, et goûté l'eau de
deux sources perdues, que je révérais. L'une se haussait hors de la terre par une convulsion
cristalline, une sorte de sanglot, et traçait elle-même son lit sableux. Elle se décourageait
aussitôt née et replongeait sous la terre. L'autre source, presque invisible, froissait l'herbe
comme un serpent, s'étalait secrète au centre d'un pré où des narcisses, fleuris en ronde,
attestaient seuls sa présence. La première avait goût de feuille de chêne, la seconde de fer et
de tige de jacinthe... Rien qu'à parler d'elles je souhaite que leur saveur m'emplisse la bouche
au moment de tout finir, et que j'emporte, avec moi, cette gorgée imaginaire...

Colette, Sido, 1930


Introduction
En 1930, Colette, âgée de 57 ans, publie Sido, récit autobiographique, qui poursuit le travail
de remémoration et d’hommage au monde de l’enfance entrepris en 1922 avec La Maison de
Claudine. Elle s’éloigne néanmoins du modèle en rompant avec la linéarité chronologique. Le
mouvement suit le fonctionnement aléatoire de la mémoire, selon un enchaînement souple
qui reconstitue la vie au fur et à mesure des voix, des gestes, des souvenirs et reconstruit sa
vie comme une constellation dont le centre est la mère. Colette renouvelle ce faisant le
traitement du thème de l’enfance. Dans cet extrait, elle décrit un moment privilégié, celui où
il lui est accordé d’observer l’aube.
Comment cet extrait célèbre-t-il le monde de l’enfance dans sa connivence avec la nature ?

1) A la rencontre sensuelle de l’aube l 1 à 11


a) Le départ vers l’aube
Le récit démarre avec la conjonction de coordination « car » l1 qui laisse supposer une
justification. Cette justification introduit un souvenir émanant d’une scène répétée, puisque
l’imparfait « j’aimais » est utilisé pour l’évocation de ce souvenir. De plus, l’emploi de la
première personne (en progression à thème constant, répété 3 fois dans le premier
paragraphe) montre que Colette sera le centre de ce souvenir, en dépit du titre qui laisserait
penser de prime abord à une biographie de sa mère Sido. Si l’on s’attache à la construction de
la première phrase, on repère la proposition principale « j’aimais tant l’aube » et une
proposition subordonnée conjonctive circonstancielle de conséquence « que ma mère me
l’accordait en récompense » construite en corrélation sur l’adverbe « tant ». Cette
construction grammaticale donne l’image d’une petite fille passionnée et hors du commun.
On sent la gratitude envers sa mère avec le verbe « accordait » qui montre également une
relation de confiance entre les deux. La mère apparait ici comme une sorte de déesse en
mesure d’accorder l’aube. Elle joue, en quelque sorte, le rôle d’initiatrice à l’éveil de la
nature. Le mot « récompense » l1 montre l’importance de ce moment pour la narratrice.

Avec la seconde phrase, le cadre spatio-temporel est planté avec précision « trois heures et
demie » et « vers des terres maraîchères ». On a l’impression d’un voyage initiatique avec le
verbe « allais » l2 associé aux « panier vide »l2. Cette longue phrase va faire apparaître le
champ lexical de la nature « terres maraîchères » l3, « la rivière » l 3, « les fraises, les cassis
et les groseilles » l3-4. Avec ce champ lexical + la préposition « vers » on note que la
narratrice se déplace, il s’agit d’une sorte de voyage initiatique.

Dès cette seconde phrase, une sensation d’harmonie se dégage avec la personnification des
terres « qui se réfugiaient » dans la rivière l 3. Elle décrit l’éveil de cette nature comme
idyllique. L’accumulation finale l3-4, montre qu’elle s’approprie la nature qui lui donne à
manger. Ici le vocabulaire des sens apparaît peu à peu. Le goût est sous-entendu grâce à
l’accumulation des fruits rouges « les fraises, les cassis et les groseilles » l3-4.

b) La rencontre avec l’aube


Dans le second paragraphe la répétition de l’heure vient rappeler l’importance de ce moment
privilégié. La narratrice va nous décrire l’aube comme une expérience sensorielle grâce à la
métonymie « un bleu originel » qui suscite la vue. Le rythme ternaire « originel, humide et
confus »l5 transforme la nature en un paradis originel. La proposition subordonnée
conjonctive circonstancielle de temps « quand je descendais le chemin de sable » l 5-6 montre
l’importance de ce qu’il va arriver, elle se remémore avec précision, comme si elle retraçait
ses pas, sur l’évènement qui va suivre : l’expérience sensorielle totale de l’aube, « une
baignade » sensuelle avec le brouillard qui enveloppe son corps. Cette expérience qui évoque
le sens du toucher est décrite en détails avec le champ lexical du corps humain qui permet
d’évoquer les détails de cet enveloppement « jambes » l 5, « torse » l6, + accumulation
« lèvres, oreilles, narines ». La comparaison de supériorité « plus sensibles que tout le reste
mon corps » associée aux points de suspension l 8 renforce cette expérience sensorielle.

On retrouve ensuite la répétition du verbe aller l8, renforcée par l’adjectif « seule ». Ici, on
voit bien le caractère extraordinaire de cette expérience. L’expression « mal pensant »
montre qu’on lui donne la possibilité de ne pas être comme les autres, de se distinguer par le
privilège de cette expérience. Enfin le groupe nominal « sans dangers » loue encore une fois
ce monde naturel.

La répétition de la tournure emphatique « c’est » l 8-9 met en valeur l’importance du


moment, de ce qu’il va se passer : la prise de conscience du bonheur. Le mot « prix » rappelle
sans aucun doute le nom « récompense » de la ligne 1. Cela renforce la valeur de ce moment.
Colette emploie le vocabulaire religieux « état de grâce indicible » afin de montrer la
plénitude de son bonheur. Le mot « connivence » suggère une communion parfaite avec la
nature. L’idée de naissance, et d’origine est très présente dans ce paragraphe : l’adjectif
« originel » l 5 s’ajoute au GN « premier oiseau » l 10 et au nom « éclosion » l 1. Cela
s’explique par l’impression qu’elle a d’assister à l’aube en pionnière. Ce moment est
également mis en avant par l’allitération en [s] « conscience de mon prix, d'un état de grâce
indicible et de ma connivence avec le premier souffle accouru ». Ainsi, la métaphore du lever
de soleil passe par le thème de la naissance, donnant une fonction maternelle à cette nature.

2) Le retour et le détour par les sources l 12 à la fin


a)Le retour

Le second paragraphe s’appuie sur un autre verbe de mouvement « revenais » qui marque
un déplacement, un retour après l’instant de grâce qui est terminé par le son « de la cloche et
de la première messe » l 12. L’harmonie reste présente, c’est finalement le son du
recueillement et de la communion qui lui donne le signal de rentrer. La conjonction de
coordination « mais » montre que ce n’est pas un retour simple. Il y a des conditions
énoncées par l’anaphore « pas avant d’avoir » l 12 et 13. La première condition évoquée par
l’hyperbole « manger tout mon saoul » rappelle l’accumulation des lignes 3 et 4 et place la
nature comme maternelle, nourricière envers la narratrice. La seconde condition introduit la
comparaison de la narratrice à un chien l 13 « décrit un grand circuit de chien qui chasse
seul » ce qui témoigne de sa grande connivence avec la nature puisqu’elle s’associe à un
animal qui sait survivre et qui connaît très bien la forêt « qui décrit un grand circuit ».

b) Le détour par les sources

Enfin, la dernière condition introduit la symbolique de l’eau « l’eau de deux sources


perdues » l 13-14. L’eau est bien sûr un élément vital. Dans les religions, elle est souvent
utilisée pour les purifications. Le détour par les sources constitue donc une partie du rituel
païen célébrant le matin et qui remplace la messe. Le verbe goûter l 13, implique une
dégustation, et renforce le caractère sacré de l’eau. Il faut également s’arrêter sur l’emploi du
verbe « révérer », qui vient étymologiquement du latin vereor (« craindre, respecter ») qui est
lui-même fondé sur la racine indo-européenne wer(« faire attention »). Colette regarde les
sources comme des sortes de divinités, dans une vision panthéiste de l’univers. (Tout ce qui
existe est associé à Dieu). La nature devient son Dieu.

La phrase suivante introduit une personnification des sources, ce qui donne l’impression
d’une nature animée par une toute puissance, dans une sorte de panthéisme. On le voit tout
d’abord avec le nom « sanglot » l 15 apporte des sentiments humains à la nature, et les verbes
d’action « se haussait » l 14, « se décourageait » l 15, « replongeait » l 16 introduisent la
notion de mouvement et de volonté propre, enfin le participe passé« née » l 16 rappelle le
thème de la naissance déjà vu dans le premier paragraphe. De plus, la métaphore
« convulsion cristalline » l 14 renforce cette idée de mouvement et de vie. On a l’impression
d’une nature enchanteresse, pleine de vie, avec une volonté propre « traçait elle-même son lit
sableux ». Le groupe adjectival montre l’observation attentive de la narratrice « presque
invisible » l 16, et la métaphore « froissait l’herbe » l 16 associée à la comparaison « comme
un serpent » l 17 montre l’observation méticuleuse et attentive des choses. L’adjectif
« secrète » l 17, crée un effet de comme Colette était la confidente privilégiée de cette source.
Enfin, l’eau est associée à la fécondité (la source permet les narcisses l 17), c’est peut-être
encore le signe de la présence maternelle. On voit encore cette harmonie avec l’expansion du
nom « fleuris en ronde » l 17.
L’expérience sensorielle se poursuit. Ici, le goût est exacerbé, puisque les goûts évoqués ne
sont pas des goûts que n’importe qui est capable de connaître. Elle mentionne ainsi la
« feuille de chêne » l 18, le fer » l 18 et « la tige de jacinthe »l 1. Ce sont des goûts précis,
affutés, qui révèlent le fonctionnement sensoriel de la mémoire chez Colette : elle est capable
de faire ressusciter le goût des sources.
Jusqu’ici, le récit a été conduit à l’imparfait, ce qui montre l’habitude, la répétition de cette
communion, mais après une interruption marquée par les points de suspension, la dernière
phrase passe au présent de l’indicatif « je souhaite » : le « je » narrant de l’auteure adulte
revient au premier plan. L’emploi du subjonctif « m’emplisse » renforce cette idée de vœu,
montrant l’importance de ces sources. Ce qui est surprenant est qu’elle évoque sa future
mort avec l’euphémisme « au moment de tout finir » l 20. La « gorgée imaginaire » l 20 peut
alors faire songer l’obole(modeste offrande) que les morts devaient présenter en arrivant aux
Enfers, rituel funéraire grec.

Conclusion : Dans ce passage, Colette nous montre la puissance évocatrice de l'écriture,


l'autobiographie comme recherche du plaisir perdu, comme recréation et éternelle jeunesse.
Ce passage, véritable hymne à la vie n’est pas sans rappeler Les Rêveries du promeneur solitaire
de Rousseau, dans lesquelles l’auteur se remémore des souvenirs enchanteur de la nature
près de Robaila.

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