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Albert Camus, Noces, « 

Noces à Tipasa », 1939

Pour accompagner l’étude du texte :

L’eau, dit aussi La Baigneuse, Frantisek Kupka (1906-1909)


- Expliquez le sujet de cette toile à la lumière du parcours « la célébration du monde ».
La peinture représente une baigneuse qui s’immerge dans l’eau mais elle n’est pas le sujet principal de la
toile, comme l’indique le titre : l’élément naturel prédomine. A travers le motif de l’eau Kupka cerne une
nature en mouvement, l’onde se propage en cercles concentriques autour de la baigneuse, l’univers naturel
est accueillant et chaleureux. La palette est chaude avec des teintes de vert et de blond, elle illustre le
scintillement du soleil à la surface de l’eau et la vivacité de la lumière culmine dans le corps translucide de
la baigneuse. Les vibrations colorées de l’eau semblent émaner d’elle ainsi le peintre rend hommage à la
dissolution de l’être dans la nature.
- Trouvez dans Sido un passage de communion entre la narratrice et la nature.
p.49 l.302 à 313. L’enfant parcourt la campagne à l’aube, à mesure de son avancée dans le brouillard, son
corps s’immerge dans le brouillard et ce moment est vu comme un privilège.

Biographie Albert Camus (1913-1960) manuel MAGNARD Empreintes littéraires p. 610

* * *

Introduction :
A travers ses œuvres majeures Albert Camus a développé une philosophie de l’absurde : l’existence
n’a pas de sens et l’homme reste seul confronté à ses angoisses métaphysiques devant le silence et
l’indifférence du monde. Face à cette absurdité Camus évoque des réactions possibles négatives (il les
récuse) ou positives (il les encourage). Négatives : la religion (croyances irrationnelles) et le suicide /
positives : la révolte : entendre le fait d’être lucide sur l’existence et d’accepter le non-sens de notre vie, de
nos actions, de notre présence sur Terre. De cette lucidité découle la liberté, cesser le croire que l’existence
à un but et vivre avec passion.
Noces est un recueil de quatre textes à caractère biographique, dans lesquels Camus chante « les noces de
l’homme et de la terre ». Albert Camus a vécu une jeunesse pauvre en Algérie, dans ce texte il évoque le
pays où il a grandi en particulier la ville de Tipasa aux nombreux vestiges archéologiques, où les ruines se
mêlent à une nature baignée de soleil au bord de la méditerranée. La présence des vestiges d’une autre
civilisation invite à la réflexion l’homme n’est pas un dieu, il ne vit pas dans l’éternité et son destin est
tragique : naître est une condamnation à mourir. Comme il n’existait pas au passé et n’existera pas au futur,
il doit agir dans le présent, ici et maintenant. Dans les lignes précédentes l’auteur évoque la civilisation
antique dont il reste les traces à Tipasa et remet en cause les rites et croyances irrationnelles par lesquelles
on comprenait et célébrait le monde dans l’Antiquité, « Bien pauvres ceux qui ont besoin de mythes » écrit-
il cependant il invite le lecteur à un rite athée de célébration du monde dans lequel la contemplation et les
sensations jouent un rôle essentiel dans la communion avec la nature. Dans notre extrait il est question du
bonheur procuré par une baignade.

Problématique : Comment Albert Camus célèbre-t-il, dans ce texte évoquant une baignade, son bonheur
d’être au monde ?

Mouvements :
L. 1 à 11 : Un rite sensuel
L. 12 à 25 : Un art de vivre philosophique

I.
Lignes 1 à 4 : préparatifs rituels
Texte écrit à la première personne : pronoms perso. et adj possessifs P1 = auteur lui-même, texte autobio.
Camus use du présent de l’énonciation pour faire un bilan de son existence. Il use l’adverbe spatial « ici »
pour montrer son ancrage dans ce lieu de jouissance : cadre spatio-temporel méditerranéen qui lui procure
du bonheur et le conduit à une réflexion philosophique où la communion de l’homme et de la nature est un
moyen d’accès à la connaissance. Pour parfaire cette fusion entre l’homme et son environnement, dite
« approche du monde », l’élément liquide va jouer un rôle central. Voir le rapport de logique implicite entre
les phrases 1 et 2. « Je sais que jamais assez » + « il me faut ». Demander aux élèves de reformuler
l’articulation :
Je sais que je ne m’approcherai jamais assez du monde si je ne me mets pas nu et que je ne plonge pas …
Je sais que je ne m’approcherai jamais assez du monde sans me mettre nu et plonger…
Phrase 2 : modalité de la nécessité « il me faut » pour conjurer l’écueil énoncé en Phrase 1 « Jamais je … »
= c’est dans le simple appareil « nu », les sens en éveil et entouré de la nature que l’homme peut vivre le
bonheur de s’unir à son environnement.
Cette union est une célébration au sens premier puisqu’il s’agit d’une cérémonie de mariage entre la mer (l.
2 et 4) et la terre (l.2 et 4) à laquelle l’homme participe suivant un protocole rituel : voir les verbes d’action à
l’infinitif (valeur d’ordre)  « être nu », « plonger », « laver » « nouer ». C’est comme si l’Homme conduisait
l’un des époux vers l’autre par le moyen de son corps : il en vient à incarner la terre : « plonger dans la mer,
encore tout parfumé des essences de la terre » (l.2).
Mer et terre se trouvent unies à travers l’emploi des mêmes pronoms démonstratifs pour les désigner « celle-
ci dans celle-là » l. 2 : elles prennent le même « nom », comme lors d’un acte de mariage + ci et là =
adverbes qui indiquent la proximité des deux éléments qui finissent par se fondre dans le bain rituel lustral
(qui purifie) par l’action du verbe « laver » (L.2).
 Champ lexical de l’union amoureuse : « nu » (l. 1) « nouer » (sens métaphorique), « peau »
« étreinte », « soupirent » « lèvres à lèvres » (l. 3).
 Parallélismes qui traduisent la fusion amoureuse : « celle-ci dans celle-là », « lèvres à lèvres », « la
terre et la mer » (paronomase).
 Dimension amoureuse de l’union de l’homme et de son environnement. Rite érotique qui passe par
le corps et les sensations.
Lignes 4 à 11 : union sensuelle
Expérience très concrète de l’union racontée du point de vue du corps. Toujours idée de noces mais ici c’est
une initiation du corps (voir Sido et la mariée de quatre jours p.41-42).
- champ lexical du corps : « oreilles », « nez », « bouche » soit le visage ; puis « bras »,  « muscles »,
« jambes » (l.6-7)  dans l’ordre du plongeon, du contact du corps avec l’eau ; enfin « pesanteur de chair et
d’os » (l.9) , « duvet blond » (l.10)
- importance réside surtout dans les sensations. Ce que le corps ressent lors de cette expérience qu’on
peut qualifier de sensuelle. Volonté de montrer, de faire ressentir que le corps se mélange aux éléments du
monde : fusion amoureuse. Plusieurs expressions disent le caractère érotique de ce bain que la suite du texte
confirmera :
 « Saisissement » (l.4) pour dire impression nouvelle et soudaine. / « montée » (l.4) / « torsion de tous
les muscles » (l.7) / « possession tumultueuse » (l . 7) / « chute », « abandonné » « abruti » idée
d’épuisement et de bestialité (l8 et 9).
 Sensations variées, toutes liées au corps, aux 5 sens :
- toucher : « froide », « coulant », « dorer dans le soleil » (chaleur), « l’eau sur mon corps »,
« pesanteur » « peau sèche » « poussière »
- ouïe : « bourdonnement »
- goût : « amère », « sel »
- vue : « dorer », « un regard », « blond »
- odorat plus haut dans le texte « tout parfumé des essences de la terre » (l.2)
 Célébration des noces de l’homme et de son environnement, noces de la terre et de la mer = rite sensuel,
fusion érotique, le bain engage le corps, il est décrit comme un acte d’amour physique par
l’intensité et l’abondance des sensations qui lui sont associées.

II.
Lignes 12 à 18 : une déclaration d’amour

Albert Camus a une approche sensuelle du monde. Ce moment et ce lieu particulier font prendre conscience
au narrateur de sa valeur et de son bonheur de vivre. Cette fusion avec la nature le rend heureux et
orgueilleux de sa condition d’Homme (il ressemble en cela à Sido détachée du « commun des mortels » qui
admire la nature, voir en particulier les pages 61 et 62, anecdote du merle).
Après la description de l’expérience et la focalisation sur le corps, Camus tire réflexions de ce qu’il a vécu.
Le présent de vérité générale permet un passage à moment plus réflexif « Je comprends ici  ce qu’on
appelle… Il n’y a qu’un… » (l. 12) où le vocabulaire va devenir parfois plus abstrait et philosophique :
« gloire » (l.12), « amour » (l.13), « joie » (l. 13), « vérité » (l.16), « mort » (l.16) et « vie » (l.17). Le mot
« gloire » est à entendre comme splendeur  et  béatitude, il est généralement associé au divin, or chez Camus
il n’y a pas de transcendance, il faut comprendre que l’expérience du bain permet d’accéder à une
philosophie de l’amour exprimée comme vérité.
Albert Camus exprime une déclaration d’amour dans des tournures hyperboliques « Le droit d’aimer sans
mesure » (l.12), « il n’y a qu’un seul amour dans ce monde » (l.12 et 13). Il invite à saisir la beauté du « ciel
vers la mer » (l.14) en la comparant au plaisir sensuel « d’étreindre un corps de femme » (l.13). L’idée de
possession amoureuse, sensible au début de l’extrait se confirme lorsque le narrateur annonce au futur,
comme un fait certain (l.14) l’acte de se faire entrer dans le corps le parfum des absinthes (l. 15), exprimant
ainsi un désir d’union physique et charnelle avec la nature, l’élan vital de l’acte est ici transcrit pas l’emploi
du verbe « Je me jetterai » (l.14). L’Amour est à lire ici aussi comme expérience de la vie qui permet
d’accéder à une connaissance : « vérité » (l.16) et + loin dans le texte « science » (l.24) voir futur de
l’indicatif : mode de la certitude « j’aurai conscience » (l.15). Dans la suite du texte, on observe un
glissement de l’amour à la vie : « vérité du soleil… et de ma mort » l. 16, « ma vie que je joue » l. 17, « une
vie » l. 17. Aimer le monde = vivre. Pour lui vérité première, idée fondamentale « contre tous les
préjugés » : les autres ne pensent pas ça, ne pensent pas que la nature et l’amour de la nature soient
essentiels. Le narrateur éprouve intensément le sentiment d’exister dans ce cadre naturel magnifique.
- Il définit alors de manière lyrique son existence en convoquant à nouveau tous les sens qui lui permettent
de s’unir à ce paysage méditerranéen. Odorat : le parfum des absinthes, on a une synesthésie qui mêle le
toucher et le goût dans « une vie à goût de pierres chaudes » (l. 17), puis l’ouïe avec les « soupirs de la mer
et des cigales qui commencent à chanter » (l. 18).
- On note qu’au détour de cette énumération, le narrateur personnifie la mer en lui attribuant des soupirs. Ce
passage s’achève sur une brève phrase au présent sans ajout de description dans une simplicité qui a
l’évidence du bonheur.

 Ce qui constitue la vie (« c’est bien ma vie que je joue ici ») appartient aux sensations du corps et relève
d’une grande simplicité : exprimer l’idée que le bonheur, l’essentiel de la vie reposent sur des
choses très simples.

Lignes 18 à 25 : le bonheur d’être homme


Le narrateur élargit son propos. En effet, il a commencé en relatant son bonheur sensuel à l’occasion
d’un bain de mer pour finir dans ce dernier mouvement par une déclaration d’amour à la vie : « J’aime cette
vie avec abandon et veux en parler avec liberté́ » (l. 19). Ce motif de l’abandon, ici associé à l’idée de
liberté, était déjà présent au début de l’extrait, quand le narrateur se qualifiait lui-même comme «
abandonné au monde » (l. 8). On le retrouve également à la fin du texte quand il déclare que dans ce lieu où
il se laisse aller à l’écoute de tous ses sens il reste « intact » (l. 23) et « n’abandonne rien de [lui]-même » (l.
24). Camus va contre le préjugé : autres hommes ne sont pas d’accord, jugent qu’être homme n’est pas
source de fierté. Affirmation d’une opinion contraire Enumère ensuite les raisons qu’il a d’être fier, d’aimer
sa condition : « Si, il y a de quoi » (l. 20).
Cette vie est définie et caractérisée par un lexique mélioratif : « elle me donne l’orgueil de ma
condition d’homme » (l. 19) par la beauté et l ‘énergie vitale : «bondissant de jeunesse » (l. 21), « l’immense
décor » (l. 21-22).
L’évocation se fait lyrique dans la phrase ample qui s’étend de la ligne 20 à 22 : Albert Camus y
énumère tous les éléments qui se rencontrent : « ce soleil, cette mer, mon cœur [...], mon corps et l’immense
décor ». On assiste ainsi aux noces sensuelles du narrateur avec ce décor « immense », qui n’est plus évoqué
que par des métonymies renvoyant à ses principales caractéristiques :
 couleurs primaires « le jaune » (l. 22) pour désigner le soleil et le sable (terre et feu) et « le bleu » (l.
22) pour la mer et le ciel (eau et air) dans une sorte d’union cosmique de tous les éléments.
 unité du corps et du cœur (l.21)
 rencontre de la « tendresse » et de la « gloire » soit du concret, sensuel, et de l’abstrait,
philosophique.
Grande simplicité d’expression qui n’exclut pas la richesse de la satiété qui est exprimée.
Camus prend ses distances par rapport aux tenants du savoir-vivre. Il utilise le déterminant possessif
de la troisième personne pour bien signifier que c’est « leur savoir-vivre » (l. 25) et pas le sien. Il rapportait
aussi leur propos en les désignant par le pronom indéfini « on » : « on me l’a souvent dit : il n’y a pas de
quoi être fier » (l. 20).
La fin du texte est construite sur une antithèse entre une vie où l’on est pleinement soi en accord avec
le monde et de l’autre côté une vie répondant aux exigences sociales du « savoir-vivre », mais qui implique
de porter un masque (l. 24) et de perdre une partie de son intégrité́ .
Nature s’oppose aux exigences de la vie sociale. Antithèse finale le dit :
• nature : science de vivre
• société : savoir-vivre
Albert Camus souligne son rejet des obligations, convenances sociales et normes en reléguant le
groupe nominal « leur savoir-vivre » (l. 25) en fin de phrase. A l’opposé, il fait l’éloge de « la difficile
science de vivre » (l. 20). Le nom « science » appartient à la même famille de mots que « savoir », mais avec
une nuance d’approfondissement et de recherche. Paradoxalement, le plus difficile est donc de savoir
s’abandonner au monde. Albert Camus nous offre une ode à la vie et un art de vivre : « c’est à conquérir cela
qu’il me faut appliquer ma force et mes ressources » (l. 23), « il me suffit d’apprendre patiemment » (l. 24)
 Camus choisit la liberté, l’authenticité. Expression ici de son choix de vie : en accord avec la nature et
sa beauté. Vivre pour aimer la nature et être en harmonie avec elle.
Conclusion
Dans ce texte, Albert Camus propose un art de vivre fondé sur l’amour de l’existence et la fierté d’être
humain. Cette gloire et cet orgueil ne peuvent être ressentis selon lui que par une communion sensuelle avec
le monde. Il relate ici un de ces moments de grâce où la célébration du monde nous donne pleinement le
sentiment de vivre. Camus se montre ici défenseur de la nature et dit et place centrale de la nature dans sa
philosophie. Camus proche en cela de Sido : comme elle, a une approche sensuelle du monde et ce qui le
rend heureux, c’est la fusion avec la nature loin des convenances sociales (voir l’épisode de la rose « cuisse-
de-nymphe-émue » offerte à un bébé de 10 mois ou le merle dans Sido. )

Question de grammaire
Repérez et analysez les propositions subordonnées présentes dans la phrase suivante :
« Dans un sens, c’est bien ma vie que je joue ici, une vie à goût de pierre chaude, pleine de soupirs de
la mer et des cigales qui commencent à chanter maintenant » (l. 16 à 18)
On peut repérer deux propositions subordonnées relatives dans cette phrase :
– « que je joue ici » est une proposition subordonnée relative qui complète l’antécédent nominal « ma vie ».
Elle est introduite par le pronom relatif « que », complément d’objet direct dans cette proposition. Il reprend
en effet le groupe nominal « ma vie » qui aurait la fonction complément d’objet direct dans la proposition
suivante : « je joue ma vie ».
– « qui commencent à chanter » est également une proposition subordonnée relative qui complète
l’antécédent nominal « les cigales ». Elle est introduite par le pronom relatif « qui ». Il a une fonction sujet
dans la proposition subordonnée relative.

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