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Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle

Explication linéaire
• Albert Camus, Noces (1938)

Introduction
Albert Camus a passé son enfance et son adolescence en Algérie. Entre 1935 et 1936, il se
rend fréquemment à Tipasa, un village littoral à l’Ouest d’Alger avec en contrebas des ruines
romaines. Dans Noces, recueil composé de quatre textes autobiographiques, publié en 1938, il
exprime son enthousiasme pour ce lieu magique qui lui fait ressentir un amour profond pour
le monde. Dans cet extrait, le narrateur, Albert Camus, vient de prendre un bain de mer qui
provoque en lui un bonheur sensuel et une fierté pour sa condition d’homme.
Lecture à voix haute du texte
Projet de lecture : Comment Albert Camus exprime-t-il une ode sensuelle à l’existence dans
ce récit autobiographique ?

Premier mouvement (l. 1 à 4) : une appréhension sensuelle du monde


Comment le narrateur fait-il sentir le bien-être sensuel éprouvé après un bain de mer ?
Dans ce paragraphe, le narrateur vient juste de se baigner et il laisse tomber son corps dans
le sable. Le cadre spatio-temporel méditerranéen est clairement posé dans ce premier
paragraphe avec une isotopie qui renvoie à ce lieu : « rivage » (l. 1), « le sable » (l. 1), « soleil »
(l. 2), « flaque » (l. 3), « l’eau » (l. 4), « la poussière de sel » (l. 4). Le narrateur convoque
également les éléments naturels pour souligner sa présence au monde : l‘eau, le feu
(représenté symboliquement par le soleil), la terre (« le sable », « rentré dans ma pesanteur »).
Cette perception du cosmos est très sensuelle, puisque le narrateur se définit avant tout par
son corps qu’il commence par caractériser par une périphrase (« ma pesanteur de chair et
d’os » l. 2), puis par des parties de plus en plus petites : « mes bras » (l. 3), « le duvet blond »
(l. 4). Le sens du toucher domine avec l’évocation de la sensation de pesanteur éprouvée
après la légèreté du corps flottant dans l’eau de mer, sens également sollicité par la mention
du « glissement de l’eau » (l. 3-4) sur la peau. Albert Camus souligne la disparition de l’être
pensant qu’il est, puisqu’il se dit « abruti de soleil » (l. 2), sans que ce terme prenne vraiment
une connotation péjorative, si ce n’est celle d’un retour à l’état brut des sensations naturelles.
Le complément circonstanciel de manière « avec, de loin en loin » (l. 2) révèle aussi une
attitude relâchée et détendue. Le narrateur présente ainsi cet état comme un abandon au
monde, une sorte d’ouverture qui lui permet de percevoir tous les stimuli offerts par son
environnement. Il se laisse tomber dans le sable après son bain, mais il emploie un terme qui
normalement a une connotation négative : « c’est la chute dans le sable » (l. 1). Or dans ce
texte le terme « chute » est valorisé ; il est synonyme d’une adhésion sensuelle au monde
préférable à une élévation spirituelle détachée de la réalité. Cette longue première phrase
descriptive au présent dévoile donc l’état de bien-être presque animal que l’on peut ressentir
après un bain de mer.

Deuxième mouvement (l. 5 à 13) : une prise de conscience


Comment les noces du narrateur avec son environnement sont-elles exprimées ?
Après l’évocation de son abandon total au monde, le narrateur propose une approche plus
réflexive de son expérience sensuelle. Nous pouvons le voir avec des expressions qui

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révèlent cette prise de conscience : « Je comprends » (l. 5), « j’aurai conscience » (l. 9), « dans
un sens » (l. 10). L’emploi de l’indicatif présent ou futur, mode de la certitude, conforte
l’expression de ce qui apparaît comme une vérité. C’est bien ce moment et ce lieu particuliers
qui font prendre conscience au narrateur de sa valeur et de son bonheur de vivre. Cet
ancrage est souligné par l’emploi des déictiques « ici » (l. 5 et 11) et « maintenant (l. 12). Cet
endroit particulier devient en quelque sorte une allégorie de la gloire pour le narrateur, c’est-
à-dire une représentation concrète du sentiment d’amour pour le monde qui l’envahit. Le
narrateur précise ainsi sa définition avec une hyperbole et le lexique de l’amour : « ce qu’on
appelle la gloire : le droit d’aimer sans mesure » (l. 5). Il établit une analogie entre l’amour
charnel qui lie l’homme à la femme (« étreindre un corps de femme » l. 6) et la rencontre « du
ciel vers la mer » (l. 7). Cette étreinte amoureuse des deux corps ou de deux éléments
naturels entraîne « une joie étrange » (l. 7). Le narrateur imagine la suite de son après-midi
en utilisant le futur de l’indicatif : « Tout à l’heure, quand je me jetterai dans les absinthes
pour me faire entrer leur parfum dans le corps» (l. 7-8). Le verbe « jetterai » connote un
mouvement énergique et un élan vital. On a également l’impression d’assister cette fois-ci
aux noces du narrateur avec son milieu naturel grâce à cette métaphore poétique qui dit le
bonheur de respirer et de s’imprégner de l’odeur des absinthes. Ces noces sensuelles entre
l’homme et son environnement sont célébrées comme étant l’accomplissement de la vérité,
une vérité qui lie les éléments naturels et humains (« celle du soleil et sera aussi celle de ma
mort » l. 10). Une antithèse forte oppose « tous les préjugés » (l. 9) à la vérité qui émerge de
ce moment magique. En effet, le narrateur éprouve intensément le sentiment d’exister dans
ce cadre naturel magnifique. Il définit alors de manière lyrique son existence en convoquant
tous les sens qui lui permettent de s’unir à ce paysage méditerranéen. En effet, après le
parfum des absinthes, on a une belle synesthésie qui mêle le toucher et le goût (« une vie à
goût de pierres chaudes » l. 11), puis l’ouïe avec les « soupirs de la mer et des cigales qui
commencent à chanter » (l. 11-12). On note qu’au détour de cette énumération, le narrateur
personnifie la mer en lui attribuant des soupirs, ainsi que les cigales qui chantent. Ce passage
s’achève sur une brève phrase descriptive au présent qui se contente de proposer un dernier
constat sensuel sur ce paysage, constat qui se passe de tout commentaire, tant l’évidence du
bonheur est éclatante : « La brise est fraîche et le ciel bleu » (l. 13).

Troisième mouvement (l. 13 à 21) : une déclaration d’amour


Quelle est la leçon de vie formulée ici par Albert Camus ?
Le narrateur dans une démarche inductive élargit son propos. En effet, il a commencé en
relatant son bonheur sensuel à l’occasion d’un bain de mer pour finir dans ce dernier
mouvement par une déclaration d’amour à la vie : « J’aime cette vie avec abandon et veux en
parler avec liberté » (l. 13-14). Ce motif de l’abandon, ici associé à l’idée de liberté, était déjà
présent au début de l’extrait, quand le narrateur se qualifiait lui-même comme « abandonné
au monde » (l. 1). On le retrouve également à la fin du texte quand il déclare que dans ce lieu
où il se laisse aller à l’écoute de tous ses sens il reste « intact » (l. 19) et « n’abandonne rien de
[lui]-même » (l. 19). Ce dernier mouvement du texte est construit sur une antithèse entre une
vie où l’on est pleinement soi en accord avec le monde et de l’autre côté une vie répondant
aux exigences sociales du « savoir-vivre », mais qui implique de porter un masque (l. 19) et
de perdre une partie de son intégrité. Camus prend ses distances par rapport à ces tenants
du savoir-vivre. Il utilise le déterminant possessif de la troisième personne pour bien
signifier que c’est « leur savoir-vivre » (l. 21) et pas le sien. Il rapporte aussi leur propos en
les désignant par le pronom indéfini « on » : « on me l’a souvent dit : il n’y a pas de quoi être

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fier » (l. 15). La réponse d’Albert Camus est sans appel : « Si, il y a de quoi » (l. 15). Cette vie
est définie et caractérisée par un lexique mélioratif : « elle me donne l’orgueil de ma
condition d’homme » (l. 14), «bondissant de jeunesse » (l. 16), « l’immense décor » (l. 16-17),
« la tendresse et la gloire » (l. 17). L’évocation se fait lyrique dans la phrase ample qui s’étend
de la ligne 15 à 18 : Albert Camus y énumère tous les éléments qui se rencontrent : « ce soleil,
cette mer, mon cœur […], mon corps et l’immense décor ». On assiste ainsi véritablement aux
noces sensuelles du narrateur avec ce décor immense, qui n’est plus évoqué que par des
métonymies renvoyant à ses principales caractéristiques : « le jaune » (l. 17) (pour désigner le
soleil et le sable) et « le bleu » (l. 17) pour la mer et le ciel dans une sorte d’union cosmique de
tous les éléments. Albert Camus souligne son rejet des obligations, convenances sociales et
normes en reléguant le groupe nominal « leur savoir-vivre » (l. 21) en fin de phrase. À
l’opposé, il fait l’éloge de « la difficile science de vivre » (l. 20). Le nom « science » appartient
à la même famille de mots que « savoir », mais avec une nuance d’approfondissement et de
recherche. Paradoxalement, le plus difficile est donc de savoir s’abandonner au monde.
Albert Camus nous offre une très belle ode à la vie et un art de vivre : « c’est à conquérir cela
qu’il me faut appliquer ma force et mes ressources » (l. 18), « il me suffit d’apprendre
patiemment » (l. 20).

Conclusion
[Bilan] Dans ce texte, Albert Camus propose un art de vivre fondé sur l’amour de l’existence
et la fierté d’être humain. Cette gloire et cet orgueil ne peuvent être ressentis selon lui que
par une communion sensuelle avec le monde. Il relate ici un de ces moments de grâce où la
célébration du monde nous donne pleinement le sentiment de vivre. [Ouverture] Cette
approche sensuelle du monde l’élève au-dessus du commun des mortels qui se plie aux
convenances et normes sociales. En cela, il rappelle le portrait que fait Colette de sa mère,
Sido, lorsque celle-ci admire la beauté du petit merle picorant les cerises, au lieu de le chasser
comme on l’attendrait.

Question de grammaire
Repérez et analysez les propositions subordonnées présentes dans la phrase suivante :
« Dans un sens, c’est bien ma vie que je joue ici, une vie à goût de pierre chaude, pleine de
soupirs de la mer et des cigales qui commencent à chanter maintenant » (l. 10-12)
On peut repérer deux propositions subordonnées relatives dans cette phrase :
– « que je joue ici » est une proposition subordonnée relative qui complète l’antécédent
nominal « ma vie ». Elle est introduite par le pronom relatif « que », complément d’objet
direct dans cette proposition. Il reprend en effet le groupe nominal « ma vie » qui aurait la
fonction complément d’objet direct dans la proposition suivante : « je joue ma vie ».
– « qui commencent à chanter » est également une proposition subordonnée relative qui
complète l’antécédent nominal « les cigales ». Elle est introduite par le pronom relatif « qui ».
Il a une fonction sujet dans la proposition subordonnée relative.

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