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Le Bruit et la fureur
Traduit de l’américain par Maurice Edgar Coindreau
adopte semble tout d’abord une négation de la temporalité, c’est que nous
confondons la temporalité avec la chronologie. C’est l’homme qui a inventé
les dates et les horloges : « Le fait de se demander constamment quelle peut
bien être la position d’aiguilles mécaniques sur un cadran arbitraire (est)
signe de fonction intellectuelle. Excrément comme la sueur. » Pour parvenir
au temps réel, il faut abandonner cette mesure inventée qui n’est mesure de
rien : « Le temps reste mort tant qu’il est rongé par le tic-tac des petites
roues. Il n’y a que lorsque le pendule s’arrête que le temps se remet à vivre
». Le geste de Quentin, qui brise sa montre, a donc une valeur symbolique :
il nous fait accéder au temps sans horloge. Sans horloge aussi, le temps de
Benjy, l’idiot, qui ne sait pas lire l’heure.
Ce qui se découvre alors, c’est le présent. Non pas la limite idéale dont la
place est sagement marquée entre le passé et l’avenir : le présent de
Faulkner est catastrophique par essence; c’est l’événement qui vient sur
nous comme un voleur, énorme, impensable, — qui vient sur nous et
disparaît. Par-delà ce présent il n’y a rien, puisque l’avenir n’est pas. Le
présent surgit on ne sait d’où, chassant un autre présent; c’est une somme
perpétuellement recommencée. « Et... et... et puis. » Comme Dos Pasos
mais beaucoup plus discrètement. Faulkner fait de son récit une addition :
les actions elles-mêmes, même lorsqu’elles sont vues par ceux qui les font,
en pénétrant dans le présent éclatent et s’éparpillent : « Je me suis dirigé
vers la commode et j’ai pris la montre toujours à l’envers. J’en ai frappé le
verre sur l’angle de la commode et j’ai mis les fragments dans ma main et je
les ai posés dans le cendrier et, tordant les aiguilles, je les ai arrachées et je
les ai posées dans le cendrier également. Le tic-tac continuait toujours »
L’autre caractère de ce présent, c’est l’enfoncement. J’use de ce mot, faute
de mieux, pour marquer une sorte de mouvement immobile de ce monstre
informe. Chez Faulkner il n’y a jamais de progression, rien qui vienne de
l’avenir. Le présent n’a pas été d’abord une possibilité future, comme
lorsque mon ami paraît enfin, après avoir été celui que j’attends. Non : être
présent, c’est paraître sans raison et s’enfoncer. Cet enfoncement n’est pas
une vue abstraite : c’est dans les choses mêmes que Faulkner le perçoit et
tente de le faire sentir : « Le train décrivit une courbe. La machine haletait à
petits coups puissants, et c’est ainsi qu’ils disparurent, doucement
enveloppés dans cet air de misère, de patience hors-temps, de sérénité
statique... » Et encore : « Sous l’affaissement du Coghei(52), les sabots, nets
et rapides comme les mouvements d’une brodeuse, diminuaient sans
progresser, comme quelqu’un qui, sur le tambour d’un théâtre, est
rapidement tiré dans les coulisses. » Il semble que Faulkner saisisse, au
cœur même des choses, une vitesse glacée : il est frôlé par des
jaillissements figés qui pâlissent, reculent et s’amenuisent sans bouger.
Pourtant cette immobilité fuyante et impensable peut être arrêtée et
pensée. Quentin peut dire : j’ai brisé ma montre. Seulement, quand il le
dira, son geste sera passé. Le passé se nomme, se raconte, se laisse — dans
une certaine mesure — fixer par des concepts ou reconnaître par le cœur.
Nous avions déjà noté, à propos de Sartoris, que Faulkner montrait toujours
les événements quand ils s’étaient accomplis. Dans Le Bruit et la Fureur
tout se passe dans les coulisses : rien n’arrive, tout est arrivé. C’est ce qui
permet de comprendre cette étrange formule d’un des héros : « Je ne suis
pas, j’étais. » En ce sens aussi, Faulkner peut faire de l’homme un total sans
avenir : « somme de ses expériences climatiques », « somme de ses
malheurs », « somme de ce qu’on a » : à chaque instant on tire un trait,
puisque le présent n’est rien qu’une rumeur sans loi, qu’un futur passé. Il
semble qu’on puisse comparer la vision du monde de Faulkner à celle d’un
homme assis dans une auto découverte et qui regarde en arrière. À chaque
instant des ombres informes surgissent à sa droite, à sa gauche,
papillotements, tremblements tamisés, confettis de lumière, qui ne
deviennent des arbres, des hommes, des voitures qu’un peu plus tard, avec
le recul. Le passé y gagne une sorte de surréalité : ses contours sont durs et
nets, immuables; le présent, innommable et fugitif, se défend mal contre lui;
il est plein de trous, et, par ces trous, les choses passées l’envahissent, fixes,
immobiles, silencieuses comme des juges ou comme des regards. Les
monologues de Faulkner font penser à des voyages en avion, remplis de
trous d’air; à chaque trou la conscience du héros « tombe au passé » et se
relève pour retomber. Le présent n’est pas, il devient; tout était. Dans
Sartoris, le passé s’appelait « les histoires », parce qu’il s’agissait de
souvenirs familiaux et construits, parce que Faulkner n’avait pas encore
trouvé sa technique. Dans Le Bruit et la Fureur, il est plus individuel et plus
indécis. Mais c’est une hantise si forte qu’il lui arrive parfois de masquer le
présent — et le présent chemine dans l’ombre, comme un fleuve souterrain,
et ne réapparaît que lorsqu’il est lui-même passé. Lorsque Quentin insulte
Blaid(53), il ne s’en rend même pas compte : il revit sa dispute avec Dalton
Ames. Et lorsque Blaid lui casse la figure, cette rixe est recouverte et
cachée par la rixe passée de Quentin avec Ames. Plus tard Shreve racontera
comment Blaid(54) a frappé Quentin : il racontera la scène parce qu’elle est
devenue histoire, — mais quand elle se déroulait au présent, elle n’était rien
qu’un glissement furtif sous des voiles. On m’a parlé d’un ancien censeur
devenu gâteux et dont la mémoire s’était arrêtée comme une montre brisée :
elle marquait perpétuellement quarante ans. Il en avait soixante, mais il ne
le savait pas : son dernier souvenir, c’était une cour de lycée et la
promenade en rond qu’il faisait chaque jour sous les préaux. Aussi
interprétait-il son présent à la faveur de ce passé ultime et tournait-il autour
de sa table, persuadé de surveiller des élèves en récréation. Tels sont les
personnages de Faulkner. Pires : leur passé, qui est en ordre, ne s’ordonne
pas en suivant la chronologie. Il s’agit en fait de constellations affectives.
Autour de quelques thèmes centraux (grossesse de Caddy, castration de
Benjy, suicide de Quentin) gravitent des masses innombrables et muettes.
De là cette absurdité de la chronologie, de la « ronde et stupide assertion de
l’horloge » : l’ordre du passé, c’est l’ordre du cœur. Il ne faudrait pas croire
que le présent, quand il passe, devient le plus proche de nos souvenirs. Sa
métamorphose peut le faire couler au fond de notre mémoire, comme aussi
bien le laisser à fleur d’eau; seules sa densité propre et la signification
dramatique de notre vie décident de son niveau.
André BLEIKASTEN
Université de Strasbourg II
BIBLIOGRAPHIE
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Rabaté, Dominique. Poétiques de la voix. Paris : Corti, 1999.
Sartre, Jean-Paul. « À propos de Le Bruit et la fureur : la temporalité chez Faulkner ». Situations
I. Paris : Gallimard, 1947 : 64-75.
Strong, L. A. G. “Fiction: Mr. Faulkner Again.” The Spect a tor (April 1934): 674.
1 Dans son roman, Eyeless in Gaza (paru, en français, sous le titre La
Paix des profondeurs), Aldous Huxley va plus loin encore que Faulkner
dans le bouleversement de la chronologie ; et il n’offre même pas à son
lecteur le secours des associations d’idées.
17 Voir Byron, Don Juan, chant VI, 27, où le héros souhaite « que toutes
les femmes n’aient qu’une seule bouche rose ». (N. T.)
18 Mot à mot : Saline française. French Lick est une station thermale
(eaux sulfureuses) dans l’Indiana.
La phrase suivante s’explique par le fait que les animaux sont tués en
abondance par les chasseurs aux abords des salines dont ils aiment lécher le
sel. Dans le cas présent, c’est un mari que Candace va chercher à French
Lick. (N. T.)
19 Woman’s Christian Temperance Union (Ligue antialcoolique). (N. T.)
22 Jeu de mot sur Herbert Head, qui signifie tête. (N. T.)
23 Allusion probable à l’inondation de Johnstown, Pennsylvanie, le 31
mai 1889. (N. T.)
24 Moulin (N. Pléiade)
48 Il est possible que l’auteur pense ici à des écrivains du Middle West
comme Cari Sandburg et surtout Sherwood Anderson, que Faulkner connut
à La Nouvelle-Orléans et qui, après avoir vécu à Paris, et ailleurs aux États-
Unis, s’installa en 1926 dans une ferme en Virginie.
51 Les renvois au texte de Faulkner ont été supprimés ; les citations sont
cependant extraites de la deuxième partie du roman « Deux juin 1910 ». (N.
copiste).
58 Ce que dit Faulkner de sa lecture/écriture n’est pas sans ressembler aux propos de Georges
Braque sur sa manière de « découvrir » ses toiles : « Quand je commence, il me semble que mon
tableau est de l’autre côté, seulement couvert de cette poussière blanche, la toile. Il me suffit
d’épousseter. J’ai une brosse à dégager le bleu, une autre le vert et le jaune : mes pinceaux. Lorsque
tout est nettoyé, le tableau est fini ». Cité par Aragon 129.
59 I was trying to say est répété trois fois dans la poignante scène de la rencontre inattendue de
Benjy avec deux écolières qui passent. Voir 33-34.
60 « He was a prologue like the gravedigger in the Elizabethan dramas. He serves his purpose
and is gone. » « Interview with Jean Stein Vanden Heuvel » (1956) (Meriwether 245).
61 J’emprunte cette expression (en anglais memory monologue) à Dorrit Cohn (183).
62 C’est ainsi que Faulkner le définit dans une de ses interviews : « Quentin is a dying man, he is
already out of life » (Faulkner 1959,18).
63 Expression de Roland Barthes. Voir sa lecture de « La vérité sur le cas de M. Valdemar » dans
« Analyse textuelle d’un conte d’Edgar Poe », L’Aventure sémiologique, 351. Voir également «
Énonciations d’outre tombe » dans Poétiques de la voix, beau livre de Dominique Rabaté.
Table of Contents
PREFACE
SEPT AVRIL 1928
DEUX JUIN 1910
SIX AVRIL 1928
HUIT AVRIL 1928
DOCUMENTS
Projets de Préface de W. Faulkner(44).
PREMIER PROJET [Version Courte]
DEUXIÈME PROJET [Version Longue]
Jean-Paul Sartre
À PROPOS DE «LE BRUIT ET LA
FUREUR»
André BLEIKASTEN
Lire The Sound and the Fury : la part de
l’indécidable(56)