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Lecture analytique « L’Albatros », Les Fleurs du mal, Baudelaire

Introduction :
Troisième poème des Fleurs du mal. Les deux premiers se caractérisent par leur mise en valeur des thèmes
du poète et du lecteur qui se rejoignent dans celui de l’ennui, de la douleur, de la chute. Le poème
« L’Albatros » vient donc encore introduire certains thèmes principaux du recueil.
Poème de trois strophes à l'origine, « l’Albatros » fut peut-être composé en 1841 sur le bateau qui emmenait
Baudelaire à l'île Bourbon (la Réunion) et à la suite d'une scène vécue (Baudelaire serait intervenu avec
violence contre des matelots qui avait pris un albatros et lui brûlait les yeux avec leurs pipes) il fut publié
seulement en 1859 augmenté de la troisième strophe sur la suggestion d'un ami. L'albatros apparaît comme
une métaphore de la condition du poète.
Problématique : Quels sont les différents symboles que développe cette simple anecdote ?
I) Un univers maritime qui oppose deux espaces

a) un univers maritime

A la première lecture, « L’Albatros » se présente comme la narration d’une scène de la vie en mer.
→ rimes sémantiques v. 2 et 4 : « oiseaux de mers » / « gouffres amers » (rimes riches).
→ champ lexical maritime : « hommes d’équipage » (v. 1), « albatros » (v. 2) « oiseaux des mers » (v. 2), « le
navire » (v. 4), « les planches » v. 5, « avirons » v. 8, « tempête » (v. 14).
Mais cet univers est scindé en deux espaces fondamentalement opposés.

b) le sol = les marins

→ Peu décrits, accent mis sur le collectif « les hommes d’équipage » (v1). Indifférenciés « l’un …l’autre » (v.
11-12), « au milieu des huées » (v.15 on a l’impression qu’ils ne savent que crier et non pas parler.
Animalisation des marins quelque part).
→ Appartiennent au monde des « planches » v. 5, du « sol » v. 15.
→ Caractérisés par la pipe, avec un terme vulgaire « brûle-gueule » (v.11) cliché de notre manière de nous
représenter un marin.
Esquisse d’un monde trivial, grossier, enfermé, cloisonné.

c) le ciel = l’albatros

→ caractérisé par une succession de périphrases mélioratives : « vastes oiseaux des mers » v. 2,
« indolents compagnons de voyage » v. 3, « rois de l’azur » v. 6, « voyageur ailé » v. 9, « prince des nuées »
v. 13. Ces périphrases par leur longueur (pas moins de 4 syllabes) soulignent l’importance de l’albatros. Elles
connotent l’idée de majesté (« prince », « roi »), d’ouverture (« azur », « voyage ») et soulignent une symbiose
entre l’albatros et son milieu.
→ Rythme et sonorités contribuent à mettre en valeur l’harmonie du vol et son déploiement :
- effet d’allongement créé par la prononciation des « e » muets : « qui suivent » v. 3, « vas/tes oiseaux
des mers » v. 2, « le navi/re » v. 4,
- assonance en [en] et allitération en [v]/[f] « souvent » (v.1), « vastes » (v.2), « suivent » (v.3),
« indolents » (v.3) / « glissant » (v.4) (rimes internes à l’hémistiche), « voyage » (v.3), « gouffres »
(v.4), « planches » (v.5), « piteusement » « grandes » « blanches » (v.7) « avirons » (v.8),
« voyageur » (v.9), « veule » (v.9), « boitant » « volait » (v.12), « semblable » (v.13), « hante »
« tempête » (v.14), « géant » « l’empêchent » (v.16). Rappelle le vol, le fait de planer, la nonchalance
de l’albatros… allonge les sonorités, donne de l’ampleur au rythme.
- prédominance des consonnes continues : sifflantes (s/z) et surtout liquides (l/r) dont la souplesse
d’articulation souligne la fluidité de l’air et de l’eau.
Espace ouvert, infini, vertical.

II) Le récit d’une capture

a) Un emprisonnement de l’albatros par les marins.


→ la chute et l’emprisonnement de l’albatros se caractérise par un changement de lieu : on passe d’un plan
d’ensemble privilégiant la vision céleste (1er quatrain albatros suivant le navire) à un plan rapproché (2e
quatrain, albatros = sur les planches) ce changement manifeste l’emprisonnement au sol de l’albatros.
→ La capture s’accompagne d’une torture physique et morale :
- torture physique : bec brûlé par une pipe v. 11
- torture morale : moqueries cruelles des marins soulignée par les trois phrases exclamatives v. 9-, v.10 et
v.11-12.
→ l'oiseau, qui dominait par son envol le ciel, la mer et le navire, se transforme en victime. Les marins
deviennent les maîtres de la situation, comme l'indiquent les verbes de sens actif qui s'y rattachent — «
Prennent » (v. 2), « ont-ils déposés » (v. 5) — tandis que des verbes à valeur passive évoquent les albatros
qui « Laissent piteusement » (v. 7) — notons l'effet d'insistance créé par la longueur de l'adverbe — leurs ailes
« traîner à côté d'eux » (v. 8).
Le motif de cette capture, « pour s'amuser » (v.1), aussitôt précisé, témoigne de la légèreté mais aussi de la
cruauté des marins. Un registre pathétique permet au lecteur de ressentir la souffrance et de prendre parti
pour l’albatros.

b) un renversement de situation : la chute d’un oiseau majestueux.


→ On assiste alors à un renversement de situation : l’oiseau qui dominait le ciel se transforme en victime et
en être « maladroi[t] et honteux » (v.6), « gauche et veule » (v.9), « comique et laid » (v.10). Ces épithètes
coordonnées se trouvent en fin de vers (occupent même la deuxième moitié de chaque alexandrin (avec
« comme il est » et « qu’il est » v.9-10).
→ Ce renversement est mis en valeur par tout un jeu d’oppositions qui soulignent l’inadaptation tragique de
l’oiseau au monde ici-bas :
- Accent mis sur le caractère soudain de la transformation : « à peine les ont-ils déposés sur les planches »
(v.5).
- rythme binaire (positif puis négatif) des vers 6, 9 et 10.
- les « ailes » du vers 7 qualifiées des deux épithètes « grandes » et « blanches » puis comparées à des
« avirons » (vers 8). Les ailes sont encadrées par deux épithètes mélioratives, elles-mêmes encadrées par
des expressions péjoratives « piteusement » (v.7) et « traîner » (v.8).
- antithèses : « rois de l’azur »/ « maladroits et honteux » (v. 6), « beau » (à l’hémistiche) / « laid » (v. 10),
« voyageur ailé »/ « gauche et veule » (v. 9)
- oxymore : « infirme qui volait » (v. 12)
- Ce tragique est souligné par le jeu phonique à la césure et à la rime (« ailé », v. 9, « et laid », v. 10).
- Le mouvement des phrases : opposition entre :
- Une ample phrase, bien balancée pour présenter l'oiseau en vol dans la première strophe avec
enjambement (« les hommes d’équipage / prennent des albatros » v.1-2)
- dans la troisième strophe, une série de trois phrases exclamatives plus courtes, au rythme plus haché
pour traduire la souffrance de l'albatros ;
- le contraste des sonorités :
- strophe 3: accumulation de sonorités produit un effet désagréable avec l'assonance en "e", assonance
déjà présente dans la strophe précédente avec "eu" de "honteux" au vers 6, "piteusement" au vers 7,
"à coté d'eux" au vers 8 et l'allitération en "c" et en "gu" comme "gauche" au vers 9 et la cacophonie "
comique et laid " du vers 10.

→ Humilié par sa gaucherie — « maladroits et honteux » (v. 6), c'est-à-dire maladroits et par conséquent
honteux —, l'albatros se sent « veule » (v. 9), avili, dégradé. Le tragique de sa condition se lit constamment
dans le rappel de sa grandeur passée opposée à sa misère présente (v.10 : « Lui, naguère si beau, qu’il est
comique et laid »).

III) Un récit allégorique


a) l’identification de l’albatros au poète.

→ quatrième quatrain : analogie entre le poète et l'albatros donne en partie la clé du poème et nous invite à
interpréter la scène évoquée auparavant.
→ On s'aperçoit que le pittoresque est limité, qu'il n'y a pas d'éléments purement descriptifs dans ce poème :
les marins sont désignés par une périphrase, le bateau n’est pas décrit si ce n'est que par les matériaux «
planches » (v.5) et la capture elle-même est simplement esquissée par le verbe « Prennent » (v.2). On
n’insiste pas sur les faits, sur le récit. Le but est le symbole final.
Ce qui est important, c'est l'identification de l'albatros et du poète qui s'effectue par différents procédés :
→ Le passage du pluriel « des albatros » (v2), « les » (v.5) au singulier du titre « l’albatros », « Ce
voyageur ailé » (v.9), « au prince des nuées » (v.13), ce qui met l'accent sur la valeur générale et
symbolique de l'oiseau. De l’épisode concret au symbole abstrait (ce qu’est l’albatros en général, et non tel ou
tel albatros en particulier).
→ La personnification de l’oiseau : « indolents compagnons de voyage » v. 3, « voyageur ailé », «rois de
l'azur » et « infirme qui volait ». permet une identification au poète.
→ Inversement : identification du poète à l’oiseau par le motif de l’aile : « ses ailes de géants l’empêchent de
marcher » v. 16 (animalisation) qui fait écho à « leur grandes ailes blanches » v. 7, « voyageur ailé » v. 9,
« qui volait » v. 12.
Cette image assure à la fois l'unité du poème et le passage de l'anecdote au symbole. Cela nous incite alors à
un déchiffrement.

b) la double condition du poète


1/ L’albatros : une figure de grandeur :
Le poète apparaît comme un être singulier en raison de sa grandeur physique et morale. Notons la présence
de la majuscule « Le Poëte » (v.13).
La signification symbolique du poème se lit d'abord dans l'image de l'oiseau : celui-ci est attaché à l’idée de
grandeur et à un sentiment de détachement par rapport au monde matériel : « indolent[s] » v. 3, rêveur, il
plane au-dessus du navire et des « gouffres amers » v. 4 image chez Baudelaire des abîmes de l’existence et
du temps, il « hante la tempête » et se moque des atteintes provenant de la terre : il « se rit de l’archer » v. 14.
La supériorité morale et spirituelle du poète vis-à-vis des hommes est donc liée à un univers aérien et
céleste (= Idéal), comme toujours chez Baudelaire (« Bénédiction », le poète « joue avec le vent, cause avec
le nuage » ; dans le poème « Élévation », son esprit s'envole « loin des miasmes morbides » et « va [se]
purifier dans l'air supérieur »).
Le poète est celui qui se complaît dans les sphères de l’Idéal.

2/ Une contrepartie douloureuse : un sentiment d’inadaptation et d’exclusion (figure du poète maudit)


- Les deux dernier vers de L’Albatros révèlent le revers douloureux du génie : l’incapacité de s’adapter
aux réalités de la vie ordinaire et un sentiment constant d’exclusion. La chute du géant est suggéré
stylistiquement par une anacoluthe (= rupture dans la construction syntaxique) : « Exilé sur le sol […]
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher » (v. 15-16) (« exilé » devrait se rapporter au poète, mais
le sujet de la phrase c’est « ses ailes ». C’est à la fois une figure de style et une faute qui accentue
l’idée d’inadaptation).
- Cette inadaptation à une existence où dominent la médiocrité, la vulgarité, l’utilitarisme et la bassesse
suscite la moquerie et le rejet des hommes qui le raillent et l’insultent: La prononciation du mot «
hu/ées », le hiatus provoqué par le h aspiré « des huées », la rime antithétique (« nuées », synonyme
de patrie, et « huées ») suggèrent un climat d'agression et de brutalité. Cette obsession de l'exil
réapparaît dans la figure du vieux saltimbanque « au bout, à l'extrême bout de la rangée de baraques,
comme si, honteux, il s'était exilé lui-même » (Petits Poèmes en prose).
- Rejeté par sa mère et maltraité par les hommes qui « font sur lui l'essai de leur férocité » («
Bénédiction »), Baudelaire se sent à la fois victime et paria. A l'image de l'albatros répond celle du
cygne, ainsi évoquée dans le poème du même nom (« Le Cygne », Tableaux parisiens, Les Fleurs du
mal).
« Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous. / Comme les exilés, ridicule et sublime »
« Ridicule et sublime », telle est l’alliance qui définit la grandeur du poète et sa chute, sa déchéance parmi les
hommes.

Conclusion :
Ce poème se présente donc comme une parabole dont le déchiffrement nous est livré en dernière strophe :
l’albatros est la représentation allégorique du poète : c'est un être supérieur et isolé, marginal, incompris et
méprisé qui n'est plus dans son élément lorsqu'il quitte les hautes sphères de l'inspiration et de l'idéalité. Il se
sent maudit et étranger dans une société qui ne le comprend plus. Mais l’albatros est aussi plus largement le
symptôme de la dualité de l'homme, cloué au sol embarrassé dans les contingences matérielles alors qu'il
aspire à l'infini, à l'idéal représenté par l'azur. Il illustre donc bien cette tension constante entre bien et mal,
entre élévation et chute, tension qui hante le poète et est au cœur de la section Spleen et Ideal.
Poème à rapprocher de celui qui le suit directement : « Elévation », c’est-à-dire l’esprit qui s’envole : « Envole-
toi bien loin de ces miasmes morbides ; / Va te purifier dans l’air supérieur ».

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