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Explication linéaire
Après la lecture du titre qui détonne a priori dans un recueil poétique (quoi de plus antipoétique qu’une charogne ?) ,
la première strophe ménage un coup de théâtre et repose sur une antithèse.
En effet, les deux premiers vers, en rupture avec le titre, programment une image harmonieuse : cadre bucolique +
tendresse amoureuse perceptible dans l’apostrophe « mon âme » et dans la douceur du « matin », laquelle semble
désigner la douceur de la relation du poète avec la femme aimée. Douceur confirmée par l’assonance en « ou »
constituant une rime intérieure : « vous », « nous », « doux ».
Or ce climat idyllique est brutalement rompu par l’apparition de la charogne, que le lecteur attend dès le titre. La
connotation péjorative du mot « charogne » est accentuée par l’adjectif hyperbolique « infâme », tandis que, par un
effet d’ironie sarcastique, la rime « mon âme »/ « infâme » rapproche d’emblée la femme aimée de l’horrible
« charogne »]
Modernité ici de la versification, puisque Baudelaire ne fait pas correspondre sa phrase aux limites de la strophe : il y a
un enjambement entre les deux strophes.
La description de la charogne sollicite non plus seulement le sens de la vue mais aussi celui de l’odorat (« suant les
poisons, exhalaisons ») souvent évoqué dans Les Fleurs du mal.
Goût de la provocation : la charogne est personnifiée pour la comparer à une prostituée, avec le vocabulaire du corps
« jambes, ventre », la posture érotique « en l’air, ouvrait », et le lexique de la sensualité « brûlant, exhalaisons,
lubrique, poisons, suant, nonchalant ». Baudelaire s’amuse à heurter le « bon goût » de son époque en développant
une comparaison surprenante, provocante, audacieuse et cynique. En même temps, il reprend une association entre
l’amour et la mort héritée de la mythologie antique (beaucoup de mythes grecs associent ainsi Eros – l’amour- et
Thanatos –la mort). + écho à un autre poème des FM « Les Deux Bonnes Sœurs ».
Le 1er vers de la strophe poursuit la méditation sur les grandes forces naturelles. Le ciel, personnifié, se mue en
observateur comme s’il était, avec le couple, le troisième spectateur de la scène. Baudelaire invite ainsi le lecteur à suivre
ce triple regard.
Or la strophe est à nouveau construite sur des dissonances : la charogne devient un objet esthétique, décrite à l’aide
d’oxymores et de comparaisons : elle est « superbe », et pareille à une « fleur » en pleine maturité « s’épanouir ».
Baudelaire transforme bien, en alchimiste, l’horreur en objet esthétique. Il désigne explicitement la charogne comme
une fleur du mal : ce poème souligne ainsi son projet d’extraire la beauté du mal.
La jonction des motifs de la mort et de « la fleur » rappelle la tradition poétique du « carpe diem » (= expression latine
signifiant « cueille le jour », profite de l’instant présent car l’avenir est incertain et la mort, inéluctable).
Nouvelles dissonances : alors que le ciel et le poète semblent en extase, la femme succombe. « La puanteur » permet à
Baudelaire de marquer une rupture violente avec le cliché qui lie le parfum aux fleurs ; mais surtout permet d’entrer dans
un réalisme aussi prosaïque, moderne que provocant.
Le contre-rejet « que sur l’herbe » rend bien sensible le désordre des sens, la révulsion du corps pour lequel la mort et ses
manifestations sont insupportables.
Le goût du contraste et de la dissonance se retrouve encore dans la rime entre « épanouir/évanoui » : il y a même ici un
jeu sur la paronomase.
Description réaliste, concrète et très visuelle de la charogne assaillie par les mouches et les vers.
Goût pour le macabre, le morbide, l’horreur, l’horrible, le laid, d’autant plus qu’un mot est mis en valeur par la
versification : le rejet « de larves ».
Sensations auditives, visuelles et tactiles (« bourdonnaient », « noirs », « épais », « haillons ») + insistance sur le
mouvement
Assonance en « i » : putride+ liquide : son aigre, désagréable, étroit.
« vivants haillons » : périphrase atroce.
Evocation du cycle naturel de la vie et de la mort : les verbes de mouvement « bourdonnaient », « sortaient »,
« coulaient »et l’adjectif « vivants » suggèrent que la mort génère la vie, comme si la mort fusionnait avec la vie.
Cette strophe amorce le travail de métamorphose de la charogne qui d’ailleurs n’est plus désigné ici par ce mot mais
par les termes très vagues « Tout cela » et « le corps ». Evocation positive et non plus négative de la charogne.
Métamorphose de la mort en vie (« vivait en se multipliant »), grâce à la vision du mouvement de la charogne engendré
par le grouillement des vers et des mouches : comparaison avec « une vague », verbes de mouvement antithétiques
« descendait / montait », « s’élançait en pétillant », « enflé d’un souffle vague ».
C’est le langage, apte aux comparaisons « on eût dit » qui permet cette métamorphose de la réalité, et c’est pourquoi le
poète se compare à un alchimiste.
Amorcée dans le quatrain précédent, la comparaison de la charogne à une œuvre d’art se poursuit ici, avec cette fois le
lexique de la peinture : « les formes », « une ébauche », « toile », « l’artiste ».
Ce quatrain détaille le processus de création artistique: formes et rêve ; ébauche ; travail et retouche (« lente à
venir ») ; achèvement par le souvenir.
La charogne perd en consistance : « les formes s’effaçaient, rêve, ébauche, souvenir »… elle n’est plus un corps
physique, mais une réalité mentale représentée dans une sorte de tableau abstrait, qui l’éloigne de sa réalité originelle.
Le tiret + l’adverbe adversatif « pourtant » soulignent l’organisation du poème. Le poète s’adresse directement à la
femme qui l’accompagne dans cette promenade macabre, et va tirer une leçon de la vue de la charogne.
Comparaison violente et cynique de la femme aimée à l’ « ordure » qu’est la charogne » : renversement sarcastique du
topos traditionnel de la poésie galante, amoureuse, qui habituellement compare la femme aimée à une fleur, une rose
notamment (cf l’ « Ode à Cassandre » de Ronsard : « Mignonne, allons voir si la rose … ») pour faire l’éloge de sa
beauté.
Ce sarcasme est sensible dans l’antithèse entre les mots très péjoratifs « ordure », « horrible infection » et les
métaphores qui sont des clichés de la poésie amoureuse pour désigner la femme aimée « Etoile de mes yeux », « soleil
de ma nature », « mon ange et ma passion » que Baudelaire tourne ouvertement en dérision.
Le verbe au futur « vous serez » exprime une certitude cynique : la femme aimée est vouée à devenir après sa mort
cette « charogne » qui l’horrifie.
Cette certitude est réitérée, amplifiée, dans ce dixième quatrain qui s’ouvre sur l’adverbe d’affirmation « oui » et
répète l’emploi du futur « vous serez », « vous irez » en un sarcasme assez sadique, comme pour faire bien
comprendre à la destinataire et au lecteur que leur déchéance est inéluctable.
Il s’agit d’affirmer la certitude de la transformation de la beauté sublime « reine des grâces » en cadavre voué au
pourrissement « moisir parmi les ossements ».
Le mot « ossements » participe également de la tradition macabre du « memento mori ».
Ce dernier quatrain constitue la chute ou la pointe du poème, où culmine aussi l’ironie triomphatrice du poète.
Celui-ci dicte à sa compagne les paroles qu’elle pourra adresser aux vers qui grouilleront sur son cadavre : « dites à
la vermine .. »
« vermine qui vous mangera de baisers » : on retrouve là le goût pour l’érotisme macabre, l’alliance entre Eros et
Thanatos qui traverse tout le recueil des Fleurs du mal, et qui n’est pas dénué d’ironie provocatrice. La métaphore
érotique « manger de baisers » est à entendre ici au sens propre, c’est—à-dire atrocement concret, du cadavre
dévoré par les vers !
Le verbe au passé composé et à la première personne « J’ai gardé » semble affirmer la supériorité du poète,
capable de perpétuer la vie, de « garder » et donc recomposer ce que la mort « décompose ». Baudelaire reprend
ici ironiquement le cliché poétique développé notamment par les poètes de la Renaissance tels que
Ronsard (relisez le sonnet « Quand vous serez bien vieille, Hélène »): l’idée selon laquelle un poète confère une
sorte d’immortalité à la femme qu’il célèbre dans ses vers, lui permettant de passer à la postérité, de n’être pas
oubliée.
L’expression « Essence divine » s’oppose à « ordure/infection »
Sarcasme triomphal : de même que le poète peut extraire la beauté de l’horrible, la beauté du mal, iI peut aussi
transformer la femme en une « Fleur du mal » célébrée dans un poème à la beauté paradoxale.
Ainsi, soit qu’il soit mis en échec par la femme qui le dédaigne ou l’humilie, soit qu’il rencontre l’horreur, le poète peut,
en Alchimiste, imposer sa supériorité, son génie, son art.
En conclusion : rappelez que, lors de la publication du recueil en 1857, ce poème a valu à Baudelaire d’être surnommé
« le Prince des charognes ». Il illustre de manière ironique le projet de l’alchimie poétique exprimé à la fin d’une
ébauche d’épilogue : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or ». On voit également comment la poésie moderne
consiste en une réécriture savamment décalée de thèmes traditionnels, ici le « memento mori » couplé au « carpe
diem » en une variation sur l’éternelle alliance d’Eros et de Thanatos. Puis comparez ce poème à un autre poème des
Fleurs du mal, « Un Voyage à Cythère » : à la différence de la charogne, la vision atroce du pendu déchiqueté par les
charognards n’est pas sublimée ni esthétisée mais présentée comme l’allégorie du poète maudit, sacrifié et torturé par
« le long fleuve de fiel des douleurs anciennes » (v. 48).