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Objet d’étude 2/4 : Baudelaire, Les Fleurs du mal (1857) : l'alchimie poétique, la boue et l'or

OBJET D’ETUDE : La poésie du XIXe siècle au XXIe siècle.

PROBLEMATIQUE DE LA SEQUENCE : En quoi le poète est-il un alchimiste ? Comment


transforme-t-il la boue en or ? Comment se manifeste la métamorphose ?

SEANCE 1
OBJECTIFS : expliciter et définir le parcours → Alchimie poétique: la boue et l'or.
Pour commencer, voici une citation essentielle extraite de « Bribes », Appendices aux Fleurs du mal (1857) :
« J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or. »
On en trouve une variante dans l’Ébauche d’un épilogue pour la deuxième édition des Fleurs du Mal rédigée
par Baudelaire en 1861 :
« Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte.
Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,
Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or. »

Comment analyser cette si célèbre formule (un alexandrin) qu’elle en est devenue un art poétique
extrêmement synthétique, un manifeste provocateur ?

Demandons-nous d’abord à qui s’adresse Baudelaire :


 Dans cet épilogue, en fait, Baudelaire s’adresse à Paris en effet souvent décrite dans les Fleurs du
mal.
 Peut-on supposer que le pronom personnel « tu » renvoie à d’autres référents ?
A la femme aimée, au lecteur (« Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère! »), au poète lui-même
dans un élan de dédoublement. En tout cas, la 2 e personne du singulier implique une familiarité, une
connivence.
Que signifie l’expression « J’en ai fait » ?
Le passé composé marque l’accomplissement, l’achèvement, le bilan (Nous sommes dans l’épilogue rédigé
bien après le procès perdu, et à l’occasion de la 2e édition du recueil.)
Cette expression renvoie à l’acte poétique, opération de transformation, métamorphose, transfiguration,
transposition, substitution, transmutation, modification, dégradation, transmutation, sublimation,
amélioration, conversion…
Cette transformation de la boue en or renvoie à une forme d’alchimie :
Alchimie :
Pratiquée en Égypte alexandrine, puis dans le monde arabo-musulman à partir du I er siècle après Jésus-
Christ, l’alchimie est originellement une discipline technico-pratique, opérative, ayant pour but la
transmutation des métaux vils, comme le fer et le plomb, en métaux nobles, tels l’or et l’argent.
Or nous savons que Baudelaire a lu des traités hermétiques d’alchimie.
La poésie est de ce fait une sorte de pierre philosophale : la pierre philosophale est le moyen de réaliser la
conversion des métaux vils en or, mais aussi la médecine universelle, l'élixir de longue vie ou panacée, le
remède à tous les maux de tous les êtres dont la découverte constitue le second but de l'alchimie. La poésie
est donc un moyen de surmonter la douleur (le spleen).
L’acte poétique est donc une forme de magie ou de sorcellerie. Baudelaire parle de « sorcellerie évocatoire »
(« De la laideur et de la sottise, (le poète) le poète fera naître un nouveau genre d’enchantement. » L’Art
romantique)
Un exemple de célèbre alchimiste :
Nicolas Flamel est un poète, copiste et alchimiste français du XIVe siècle,
Un poème dans lequel Baudelaire cite le mot alchimie :
« Alchimie de la douleur »
« Hermès inconnu qui m'assistes
Et qui toujours m'intimidas,
Tu me rends l'égal de Midas,
Le plus triste des alchimistes ;
Par toi je change l'or en fer
Et le paradis en enfer. »
Commentaire : Ici l’« or » devient « boue ». Baudelaire est le grand gâcheur : il dilapide son temps aussi
bien que ses dons poétiques. Par ses sarcasmes et ses obsessions, sa poésie profane et corrompt tout ce
qu’elle touche.
Deux exemples de poèmes dans lesquels Baudelaire transforme l’or en boue :
L’étude des « Métamorphoses du vampire » montre l’échec de la poésie à transfigurer le réel. Une superbe
femme à la « bouche de fraise » devient une horrible « outre aux flancs gluants » et ne présente plus que des
« débris de squelettes ».
On analyserait de même « Spleen » : les « affreux hurlements » succèdent aux « longs ennuis », l’Angoisse
triomphe, et le poète échoue à transformer la boue en or.
Sauf si l’on considère que le simple fait que le poème existe est l’illustration de la transmutation en or.
L’œuvre d’art est bien là !
Le poète-alchimiste est une sorte de chiffonnier :
« Le Vin des chiffonniers »
« Souvent, à la clarté rouge d'un réverbère
Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre,
Au coeur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux
Où l'humanité grouille en ferments orageux,

On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête


Butant, et se cognant aux murs comme un poète,… »
Synonymes du mot boue : fange, bourbe.

A quoi renvoie « la boue » ? (significations concrètes et symboliques)


 C’est un élément matériel qui renvoie à un mélange de terre et d’eau.
Le terme est employé dans des contextes connotés négativement chez Baudelaire :
Elle est évoquée au vers 1 de « Brumes et pluies » : « printemps trempés de boue » et au vers 26 des « Sept
vieillards » : « Dans la neige et la boue, il allait s’empêtrant ».
 C’est un élément lié à l’humus (pensons au mot « humain »…) et à la décomposition des
corps :
Vers 1 du « Mort joyeux » : « Dans une terre grasse et pleine d’escargots »
 C’est l’ensemble des déchets produits par la ville, les ordures : « Vomissement confus de
l’énorme Paris », « Le Vin des chiffonniers » ou « Le Crépuscule du soir » : « la cité de fange »
 C’est la souillure morale, les péchés, les vices, la débauche. Cela renvoie à une humanité fautive,
celle d’après la chute : vers 3 de l »L’irrémédiable » : Une Idée, une Forme, un Être
Parti de l'azur et tombé
Dans un Styx bourbeux et plombé
Où nul oeil du Ciel ne pénètre ;
Baudelaire fait la liste des péchés dans « Au lecteur » et évoque à ce propos un « chemin
bourbeux ».
Dans « Abel et Cain », on trouve aussi cette évocation de la fange : « Race de Caïn, dans la fange/
Rampe et meurs misérablement. »
 C’est une souffrance physique et morale (le fameux spleen) : « Causerie » : Mais la tristesse en
moi monte comme la mer,
Et laisse, en refluant sur ma lèvre morose
Le souvenir cuisant de son limon amer.
Ou « Moesta et erranbunda » : « Ici la boue est faite de nos pleurs ! »

Quels sont les agents qui permettent de transformer la boue en or ?


 « Le Soleil » : Quand, ainsi qu'un poëte, il descend dans les villes, /
Il ennoblit le sort des choses les plus viles. »
Le soleil doré accomplit les promesses du prologue. Double du « poëte », il « ennoblit le sort des choses les
plus viles », il lave toutes les boues, aussi bien les maladies physiques (« chloroses ») que morales
(« soucis).
C’est aussi le cas dans « Une Charogne » : « Et le ciel regardait la carcasse superbe/ comme une fleur
s’épanouir. »
 Les paradis artificiels, le vin, donc l’ivresse qui modifie les perceptions, « Le Poison »
Le vin sait revêtir le plus sordide bouge
D'un luxe miraculeux,
Et fait surgir plus d'un portique fabuleux
Dans l'or de sa vapeur rouge,
Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux.

L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes,


Allonge l'illimité,
Approfondit le temps, creuse la volupté,
Et de plaisirs noirs et mornes
Remplit l'âme au-delà de sa capacité.

Tout cela ne vaut pas le poison qui découle


De tes yeux, de tes yeux verts,
Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers...
Mes songes viennent en foule
Pour se désaltérer à ces gouffres amers.
 La femme par sa beauté et sa sensualité : voir par exemple « parfum exotique ».
D’ailleurs la femme est souvent aussi associée à une froide minéralité qui rappelle l’or
Poème XXVII : « Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants. »
« Où tout n’est qu’or, acier, lumière et diamants. »
 Le poète lui-même par sa démarche poétique : « J’ai gardé la forme et l’essence divine/de mes
amours décomposés. », « Une Charogne »

En quoi le titre du recueil renvoie-t-il au même procédé de transfiguration ?


Analyse du titre du recueil : Les Fleurs du mal
Sur quels procédés d’écriture repose ce titre ?
Relevons d’abord antithèse voire oxymore et paradoxe. La poétique baudelairienne est une poétique du
contraste et repose sur une expérience esthétique du mal.
Baudelaire oppose des termes contraires (fleur/mal) par leurs connotations. Les fleurs en effet renvoient à la
beauté. Il mélange des systèmes de valeurs (beau/laid et bien/mal). L’article défini contracté du (de +le)
contient par la préposition « de » les significations d’extraction, d’origine et d’appartenance. L’article défini
généralise le mot « mal » et lui donne une valeur absolue. « Extraire la beauté du mal », c’est ainsi que
Baudelaire définit sa poésie dans un projet de préface. Les fleurs renvoient par métaphore aux poèmes
traditionnellement (voir les termes recueil, florilège et anthologie).
Il est donc bien question dans ce titre programmatique du procédé alchimique étudié : il s’agit de
transformer le mal en beauté et donc d’en faire des sujets de poésie. (Il n’est donc pas nécessaire de choisir
un sujet beau ou bon pour obtenir une belle œuvre d’art, ce qui peut être considéré comme choquant).
A quoi renvoie le mal ? Comme la boue, il peut désigner : une souffrance physique, morale, sociale, ou
métaphysique.
Le poète alchimiste est donc en quête d’une nouvelle forme de beau, d’une beauté nouvelle, en rupture
d’une tradition poétique, d’où la célèbre formule baudelairienne : « Le beau est toujours bizarre. », donc
insolite, impertinent, perturbant (Curiosités esthétiques, 1868)
Attention : les fleurs renvoient au beau, pas au bien.
« Je ne veux pas dire que la poésie n’ennoblisse pas les mœurs, — qu’on me comprenne bien, — que son
résultat final ne soit pas d’élever l’homme au-dessus du niveau des intérêts vulgaires ; ce serait évidemment
une absurdité. Je dis que, si le poète a poursuivi un but moral, il a diminué sa force poétique ; et il n’est pas
imprudent de parier que son œuvre sera mauvaise. La poésie ne peut pas, sous peine de mort ou de
défaillance, s’assimiler à la science ou à la morale ; elle n’a pas la Vérité pour objet, elle n’a qu’elle-
même. » Charles Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe, 1857
Recherche de problématiques associées à ce parcours et pouvant donner lieu à des sujets de
dissertation :
Le rôle de la poésie est-il de corriger la réalité ?
La poésie doit-elle produire de la beauté à tout prix ?
La poésie baudelairienne, est-elle transfiguration ou, au contraire, corruption ?
Un bel objet donnera-t-il immanquablement un beau poème ?
La poésie doit-elle décrire la réalité du monde ou la transfigurer ? ...
Conclusion : La poésie transforme donc les éléments du réel dont elle s’empare et les sublime en exprimant
leur beauté cachée. Le poète est capable d’opérer cette transfiguration grâce au regard qu’il pose sur le
monde et qui lui permet de voir ce que le lecteur ne perçoit pas. Ces éléments du réel qui subissent une
transformation poétique peuvent être de la boue certes, mais au fond aussi relever tout simplement du trivial,
du banal… C’est l’acte poétique qui les rend sublimes. Ils ne le sont pas par nature. Le poète dépasse donc
l’expérience ordinaire du monde pour en renouveler la perception. Le poète est voyant, comme le dira
Rimbaud après Baudelaire… Nous avons ainsi défini une fonction de la poésie. Mais ce n’est évidemment
pas la seule…

En prolongement : Recherchez ces textes et lisez-les. En quoi peuvent-ils approfondir notre


réflexion ? :
« La Vache », « J’aime l’araignée, et j’aime l’ortie », « Le mendiant », Victor Hugo
« Vénus anadyomène », Arthur Rimbaud
« Le Porc », Paul Claudel
« La terre est bleue comme une orange. », Paul Eluard
« Le papillon », Francis Ponge (Le mystère de la transformation de la chenille en papillon est une sorte de
métaphore de l’acte poétique.)
« Ode inachevée à la boue », Francis Ponge
« Le Crapaud », Tristan Corbière « La Limace », Raymond Queneau « Le Lombric », Jacques Roubaud :
« Le poète, vois-tu, est comme un ver de terre
Il laboure les mots, qui sont comme un grand champ
Où les hommes récoltent les denrées langagières. »
Une émission de radio à écouter : https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/
la-beaute-34-baudelaire-et-lesthetique-de-la-boue

A vous ! Relevez dans les Fleurs du mal des vers illustrant les fleurs/l’or/le beau et des vers illustrant le
mal/la boue

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